Une expédition en Corée
Embarqué sur la corvette Primauguet, commandée par le capitaine de vaisseau Bochet, un digne, vaillant et infatigable officier que la marine a malheureusement perdu depuis, j’ai eu la bonne fortune, assez rare aujourd’hui, d’aborder à des côtes encore inexplorées et de visiter un peuple presque inconnu. Je me propose de raconter ici ce que j’ai vu pendant cette expédition.
Le lecteur me pardonnera de faire précéder mon récit d’un aperçu général de ce pays de Corée, qui a aussi joué son rôle dans l’histoire du monde et où l’on trouvera sans doute, par la suite, la clef de bien des problèmes.
La Corée est une vaste presqu’île comprise entre les parallèles trente-quatre et quarante-d’eux de latitude septentrionale, et les cent vingt-troisième et cent vingt-septième méridiens de longitude orientale.
Elle est limitée, au nord par le fleuve Hap-nok-Kang, qui la sépare de la province chinoise du Leao-Tong, et par un massif de montagnes nommé Paik-tou-san (mont au Sommet Blanc) ; à l’est et au sud par la mer du Japon, enfin à l’ouest par le golfe de Pet-tchi-li ou mer Jaune.
Une grande chaîne de montagnes d’où sortent cinq fleuves et une grande quantité de rivières généralement dirigées vers l’ouest court parallèlement et à peu de distance de la côte orientale, en donnant naissance à plusieurs ramifications importantes. Ces montagnes, dont plusieurs sont d’anciens volcans, ont une très-grande élévation et portent un manteau de neige pendant la plus grande partie de l’année. Voici, à ce sujet, comment un document indigène décrit la montagne Paik-tou-san :
« Il est impossible de mesurer la hauteur de la montagne Paik-tou-san. Un lac se trouve au sommet ; l’eau en est noire et l’on n’en peut mesurer la profondeur. Il y a de la neige et de la glace jusqu’à la quatrième lune (fin de mai). La blancheur s’en fait remarquer de loin et le sommet ressemble à un grand vase blanc. Il est déchiqueté comme un vase dont l’ouverture serait tournée vers le ciel. Le cratère est blanc à l’extérieur, et rouge avec des veines blanches à l’intérieur. Du côté du nord, il en sort un ruisseau de un mètre de profondeur qui tombe en cascade et forme la source du fleuve Heuk-yeung (Dragon Noir). À trois ou quatre lis (mille deux cents à mille six cents mètres) du sommet de la montagne, le Heuk-yeung se divise en deux branches, dont l’une est la source du fleuve Hap-nok-kang (Canard Vert). »
La superficie de la Corée est d’environ deux cent seize mille kilomètres carrés, et le nombre de ses habitants est évalué à huit ou neuf millions[1]. La population moyenne est donc à peu près de trente-six personnes par kilomètre carré, ou la moitié de ce qu’elle est en France. Mais cette population est, comme dans tous les pays de montagnes, très-inégalement répartie. Assez dense dans les grandes vallées, et surtout près de la côte occidentale, elle est rare à l’est et devient presque nulle dans les provinces du nord. Dans ces dernières, le manque d’habitants ne tient ni à la rigueur du climat, ni à l’ingratitude du sol qui est au contraire fertile, mais bien à un acte politique. En effet, le gouvernement coréen a dans cette région supprimé quatre villes et créé un désert frontière destiné à le protéger contre les invasions tartares. Cette barrière n’est ni plus efficace ni moins singulière que la grande muraille ; les deux se valent en fait d’absurdité.
Quoique comprise entre les mêmes parallèles que l’Asie Mineure, la Corée est loin de jouir d’un climat aussi doux. Ainsi que dans toutes les contrées avoisinantes, les températures sont extrêmes. L’été est chaud et très-pluvieux, tandis que l’hiver est sec et froid. C’est pendant cette saison que les vents du nord-est, qui ont passé sur les steppes glacés de la Mongolie, soufflent avec le plus de violence. Les plus beaux mois de l’année sont ceux de septembre, octobre, novembre et décembre.
La Corée est divisée actuellement en huit provinces, dont voici les noms :
- . Kieung-kei-to.
- . Tcheoung-tchieung-to.
- . Tjieun-lo-to.
- . Kieung-sang-to.
- . Kang-ouen-to.
- . Houng-hai-to.
- . Ham-kieung-to.
- . Pieung-an-to.
Chacune de ces provinces, très-inégales en importance, est administrée par un gouverneur, sorte de préfet, qui a sous ses ordres un nombre de mandarins proportionné à celui des villes de la province.
Le gouvernement de la Corée est la monarchie absolue héréditaire. Le conseil du roi est composé de trois ministres supérieurs, et de six ministres inférieurs chargés chacun d’un département répondant à peu près aux nôtres. Le roi reconnaît la suzeraineté du Fils du Ciel et lui paie ou doit lui payer un tribut. Chaque année, deux ambassades se rendent à Pékin. La première va chercher le calendrier, ce qui, soit dit en passant, ne fait pas honneur aux astronomes coréens ; la seconde, qui doit arriver dans la capitale de la Chine vers le premier jour de l’an chinois, porte à l’empereur les vœux et les présents de son vassal. Chaque année aussi, un grand marché se tient sur la frontière, dans le petit village de Foung-pien-men ; les Coréens y apportent de superbes fourrures, la fameuse racine de gen-seng, si recherchée des Chinois, et divers autres articles que l’on échange contre les produits industriels du Céleste-Empire. Un commerce sans importance se fait aussi avec le Japon. Ce sont là les seules relations que la Corée entretienne avec ses voisins. Il n’en a pas toujours été ainsi, et cet état de choses n’existe que depuis le dix-septième siècle ou même postérieurement. Il ne s’est établi qu’à la suite de très-constantes relations tantôt pacifiques, tantôt hostiles, avec la Chine et le Japon.
Ainsi la Corée, grâce à sa position géographique, a joué le rôle d’intermédiaire entre le Céleste-Empire et celui du Soleil levant ; elle ne semble pas en avoir suffisamment profité, car son état actuel de civilisation ne peut être mis au même rang que celui de ses voisins.
C’est au premier siècle avant Jésus-Christ que les Coréens se mirent en rapport avec les Japonais ; le fils même du roi de Sin-ra, qui régnait sur la partie méridionale de la péninsule, se rendit près du mikado. Dans les siècles suivants, les ambassades coréennes introduisirent successivement au Nippon les livres de la philosophie et des sciences chinoises, plusieurs industries et certains animaux, entre autres le cheval. Une guerre survint avec la Chine. En l’an 12 de notre ère, les Coréens furent défaits par l’empereur chinois Sin-wang, et leur prince fut déclaré déchu du trône ; mais vingt années plus tard la royauté fut rétablie par l’empereur Kouang-wou-ti. Les hostilités alors recommencèrent et à plusieurs reprises les Coréens ravagèrent le Leao-tong. Le troisième siècle fut plein de revers pour la péninsule. En l’an 200, pendant une guerre civile due à la rivalité de deux frères de race royale, l’impératrice japonaise Ziu-ko débarqua sur la côte du royaume de Sin-ra, battit les troupes chargées de l’arrêter et imposa un tribut. En 246, les Chinois, à leur tour, sont vainqueurs des Coréens, qui font leur soumission ; presque en même temps, les Japonais s’emparent de toute la partie méridionale de la presqu’île. Au siècle suivant, un homme appelé Kao, originaire du pays de Fou-yu, situé au nord-ouest de la péninsule, usurpe le pouvoir et fonde probablement l’unité du royaume de Tcho-sèn (Extrême Orient), qui prend alors le nom de Kao-li[2]. La possession du trône est disputée aux descendants de Kao, mais son petit-fils reste définitivement le maître. Le cinquième siècle n’est marqué par aucun événement d’une importance capitale. Pendant toute sa durée, les Coréens et les Japonais sont en relations tantôt amicales, tantôt hostiles, ils échangent fréquemment des ambassades. En 552, le bouddhisme est importé au Japon. Dix ans plus tard, les guerres recommencent et continuent pendant longtemps du côté de la Chine et du côté du Japon, avec des alternatives de succès et de revers. En 663, la Corée se débarrasse définitivement des Japonais, et depuis lors les relations entre les deux pays perdent considérablement de leur importance politique. Enfin en 637 la Corée est de nouveau envahie et soumise par les Chinois : depuis cette époque, ce pays s’est presque complètement séparé de ses voisins et n’entretient avec eux que les relations très-restreintes dont il a été parlé plus haut[3].
La Corée n’est encore connue des Européens que par les livres chinois, la relation d’un naufragé hollandais qui subit une année de captivité dans la capitale, et quelques courts récits de missionnaires et de navigateurs. C’est assez dire que ce pays, quand il sera accessible aux puissances maritimes de l’Occident, offrira un vaste champ aux investigations des savants et aux explorations des voyageurs. Malgré sa situation favorable au point de vue stratégique, malgré son climat salubre, la Corée est restée à l’abri des convoitises européennes et en dehors des combinaisons politiques. Au moment où une partie de l’Europe avait les yeux fixés sur la Chine et le Japon, qui venaient de s’ouvrir au commerce extérieur, le nom même de la péninsule n’était pas prononcé. Personne, sauf peut-être les Russes, ne songeait à s’introduire dans cette contrée mystérieuse, vierge du contact des barbares. Mais, si la diplomatie n’avait pas voulu s’en occuper, il n’en était pas de même de l’apostolat catholique, toujours à la recherche de pays nouveaux où il puisse répandre sa foi.
Les premiers missionnaires entrèrent en Corée vers l’an 1820, et y vécurent paisiblement jusqu’en 1839.
Cette dernière année fut dure, et pour le pays affligé d’une famine, et pour la mission, dont trois membres furent mis à mort. L’œuvre de propagande n’en continua pas moins avec assez de succès pour que, pendant les années suivantes, de nouvelles persécutions fussent ordonnées contre elle. En 1847, le gouvernement français résolut d’intervenir et envoya à cet effet en Corée la frégate la Gloire et la corvette la Victorieuse. Malheureusement, ces deux bâtiments, munis de renseignements insuffisants, firent naufrage. Les équipages, pourvus d’armes et de provisions, purent se réfugier sur un îlot de l’archipel Ko-Koun. Ils attendirent là les secours que deux courageux officiers étaient allés chercher à Shang-haï, et furent bientôt recueillis par les navires de la station anglaise.
En 1856, l’amiral Guérin, commandant la Virginie, fut plus heureux : il découvrit le golfe du Prince Jérôme et l’archipel du Prince Impérial, mais ses recherches pour trouver un chemin conduisant à la capitale coréenne restèrent sans résultat, et il dut quitter les côtes de la péninsule sans avoir rien obtenu des indigènes. J’ai pu constater moi-même combien il a fallu à l’amiral Guérin d’énergie et d’habileté pour faire cette expédition avec un bâtiment à voiles. Tout était rentré dans le calme et personne ne songeait plus à la Corée, quand, au mois de mars 1866, on apprit en Chine que, dans l’espace d’un mois, neuf missionnaires avaient été mis à mort. Cet événement succédait à une tentative des Russes pour fonder un établissement sur la côte orientale. Au dire des missionnaires survivants, le prince régent, qui est le père du jeune roi, fils adoptif de la reine Tso, avait, au moment de la venue des Russes, fait mander Mgr Berneux. Il voulait le consulter sur les mesures à prendre pour éloigner les barbares sans provoquer une guerre. Là-dessus, les Russes s’étaient spontanément retirés et le régent, complètement rassuré de ce côté et n’ayant plus besoin des conseils des missionnaires, avait aussi résolu de se débarrasser d’eux.
Le 6 mars, MM. Berneux, de Bretennières, Dorie et Beaulieu, eurent la tête tranchée ; le 11, ce fut le tour de MM. Petit-Nicolas et Bourthié ; enfin le 30, MM. Daveluy, Huin et Aumaître augmentèrent la liste des victimes européennes de cette persécution, qui s’exerça aussi, mais avec moins de rigueur, sur les indigènes convertis. Trois missionnaires, MM. Féron, Calais et Ridel, échappèrent à toutes les poursuites.
M. Ridel, qui parvint à gagner la côte de Chine à l’aide d’une frêle embarcation montée par onze néophytes, fit connaître les tristes nouvelles qu’on vient de lire. Dès que le commandant de la division navale des mers de Chine fut informé de ces faits, il résolut une expédition militaire. Mais une révolte en Cochinchine, qui nécessita le secours de la frégate amirale, retarda cette expédition jusqu’au mois de septembre. C’est de cette petite campagne dans l’un des pays les moins connus de l’Orient que je me propose d’entretenir les lecteurs. Je passerai légèrement sur les faits militaires, pour m’attacher plus particulièrement à la partie géographique et pittoresque.
Le 12 septembre 1866, la division navale des mers de Chine, commandée par le contre-amiral Roze, était réunie devant la petite île de Kung-Tung, située en face du port chinois de Tche-foo. On y déployait la plus grande activité pour compléter les approvisionnements et faire les derniers préparatifs. Le 18, trois bâtiments de la division, la corvette Primauguet, commandant Bochet, portant pavillon de contre-amiral, l’aviso Déroulède, capitaine Richy, et la canonnière Tardif, capitaine Chanoine, appareillaient et se dirigeaient vers la côte de Corée.
L’amiral, avant d’engager tous ses bâtiments dans les dangers d’une navigation incertaine, avait voulu se rendre un compte exact des difficultés qu’il y aurait à surmonter. Dès le lendemain à midi, on reconnut les îles Ferrières, déterminées par l’amiral Guérin, et le soir, après avoir heureusement franchi toutes les passes, on mouilla dans le fond du golfe du Prince Jérôme. Une petite île, aride et inhabitée, voisine du mouillage, reçut le nom de l’Impératrice et servit de point de départ à toutes les opérations maritimes postérieures.
Le jour suivant, le Déroulède, ayant à son bord le P. Ridel et quelques-uns des Coréens qui avaient accompagné le missionnaire en Chine, fut envoyé à la recherche de l’embouchure du Han-kang. Grâce aux indigènes, sa mission fut en peu d’heures parfaitement remplie. Il revint le 21 au soir, muni des plus précieux renseignements. Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de jeter un rapide coup d’œil sur la topographie de cette partie de la Corée.
Le fleuve Han-kang prend sa source dans les grandes montagnes de l’est et coule généralement dans la direction du nord-ouest. La capitale, Séoul, est située sur la rive droite, à dix lieues de l’embouchure. Avant de se jeter dans la mer, le fleuve est divisé en deux bras par l’île de Kang-hoa, dont la superficie est de quatre cents kilomètres carrés. L’un des bras, inaccessible aux navires européens, coule droit à l’ouest ; l’autre, que les indigènes nomment très-justement « Rivière Salée », puisque l’eau en est complètement saumâtre, est dirigé du nord au sud. Il débouche dans une série d’archipels qui, sur l’étendue de douze lieues séparant l’île de Kang-hoa du golfe du Prince Jérôme, ne comptent pas moins de cent quarante-deux îles ou îlots. Quand on saura que les courants de marée atteignent souvent dans ces parages la vitesse de sept milles à l’heure, on appréciera sans peine les difficultés qu’y rencontre la navigation. Heureusement, à marée basse, une grande quantité de ces îles sont reliées par d’immenses bancs de vase grise qui sont d’un aspect fort triste, mais qui permettent de deviner les passes. Grâce et ces dépôts du fleuve, on risque moins de se perdre dans cet effrayant labyrinthe maritime ; mais il est à craindre que l’accès du Han-kang devienne de plus en plus difficile pour les bâtiments d’un certain tonnage.
Le 22 septembre, les trois bâtiments, guidés par le Déroulède, s’engagèrent dans le chenal, en gouvernant au nord. De tous côtés les Coréens s’assemblaient au sommet des collines, et contemplaient sans doute avec un mélange d’admiration et de crainte ces puissants navires à vapeur, d’un aspect si nouveau pour eux, qui remontaient un courant contre lequel aucune jonque n’aurait osé lutter. Un peuple qui vit volontairement dans l’isolement et y puise une idée exagérée de sa valeur, doit faire de singulières réflexions quand une des merveilles de la science européenne se montre inopinément à lui.
La vue était assez monotone : à notre droite, les montagnes arides et brûlées de la côte se dessinaient sur un ciel d’une admirable pureté ; et notre gauche, un défilé ininterrompu d’îles laissait rarement entrevoir l’horizon. De temps en temps un bouquet d’arbres couronnait une colline ; les petits bois, sacrés aux yeux des Coréens, sont, suivant la légende, habités par les génies protecteurs du pays. Quelques hameaux, généralement situés à l’abri des vents de nord-ouest, qui soufflent furieusement en hiver, se trouvèrent sur notre route. Peu après avoir dépassé le dernier de ces hameaux et s’être engagé assez avant déjà dans la Rivière Salée, le Primauguet toucha sur un banc de roches et perdit sa fausse quille. Cet échouage, sans gravité d’ailleurs, interrompit l’exploration, qui fut reprise le lendemain, cette fois par les deux petits bâtiments seuls. La corvette resta au mouillage près d’un charmant îlot, boisé de la base au sommet.
Le Tardif et le Déroulède arrivèrent, le 25, devant le port de Séoul, sans avoir été sérieusement inquiétés par la population. On avait dû cependant surmonter de grands obstacles, et les échouages n’avaient pas fait défaut. Mais la récompense des efforts qu’il avait fallu faire et de l’énergie qui avait été dépensée était belle : pour la première fois, des bâtiments européens mouillaient devant la troisième capitale de l’Extrême Orient.
Quelques jonques, qu’il fallut disperser à coups de canon, tentèrent de s’opposer au passage de nos bâtiments au moment où ils touchaient au but. À la suite de cet événement, un mandarin qui s’intitulait « l’Ami du peuple » apporta à bord du Déroulède un message n’ayant aucun caractère officiel. Le tour de ce document nous parut assez caractéristique ; en voici la traduction :
« Maintenant que vous avez vu la rivière et les montagnes de ce petit royaume insignifiant, ayez la bonté de vous en aller. Tout le peuple en sera content. Toutefois, si, en jetant un dernier regard sur nous, vous vouliez éloigner tout soupçon, tout doute de nos cœurs, vous nous rendriez très-heureux. Nous osons, mille fois, dix mille fois, vous implorer, et nous espérons que vous vous rendrez à notre prière. »
Cette humble supplique dénotait, de la part de la population, et probablement du gouvernement, une grande terreur. On rassura le mandarin, et les bâtiments ne firent en cet endroit qu’un court séjour, pendant lequel on exécuta des levés et des sondages. Il fut impossible de voir de près la capitale, distante de la rive d’environ trois quarts de lieue. Mais, avec l’aide d’un plan qui nous tomba plus tard entre les mains, avec les récits des missionnaires et la vue de l’île et de la ville de Kang-hoa, il nous fut facile de nous figurer l’aspect de la cité capitale.
Séoul est bâtie au pied de montagnes élevées, qu’on aperçoit de très-loin en mer. Une muraille percée de neuf portes entoure complètement la ville, qui est traversée par un petit cours d’eau. Le quartier, de forme rectangulaire, occupé par le palais royal et les édifices du gouvernement est séparé du reste de la ville par un mur et un fossé. Là seulement se trouve un peu de luxe ; la cité proprement dite ne diffère des misérables villages coréens que par l’étendue.
Le Déroulède et le Tardif descendirent lentement la rivière, en continuant leurs opérations hydrographiques et en recueillant des observations de toute nature. Enfin, le 30 septembre, les deux bâtiments rejoignirent le Primauguet, après avoir essuyé une fusillade à la hauteur de Kang-Hoa.
Pendant ces quelques jours, la corvette, quoique immobile, avait eu aussi ses aventures. Le soir même de son mouillage en face de l’île boisée, elle se trouva échouée sur un banc de sable. Ne connaissant aucune des données relatives aux marées, on avait mouillé par un fond de quinze mètres à mer haute avec la persuasion qu’on était en parfaite sûreté. À mer basse, il n’y avait plus que quatre mètres d’eau. La mer avait donc marné de onze mètres, quantité énorme, même à l’équinoxe et la lune étant en conjonction, comme c’était le cas. Le danger était pressant. On manœuvra immédiatement, de manière à soutenir les flancs de la corvette ; les vergues furent rapidement installées en béquille, malgré la profonde obscurité qui rendait l’opération difficile et périlleuse, et prêtait à la scène un caractère assez dramatique. Grâce à l’activité que l’équipage, formé déjà par une longue campagne, déploya en cette circonstance, l’échouage n’eut pas de suites funestes. Le flot suivant permit à la corvette, qui avait assez triste mine avec son gréement haché et sa mâture dénudée, de changer de mouillage. On se promit pour l’avenir de ne jeter l’ancre qu’à bon escient.
Dès le 25, une grande jonque, de construction grossière et tout à fait dépourvue de l’élégante originalité qui caractérise les navires chinois, s’approcha du Primauguet. Elle était montée par un vieux mandarin tout cassé et par une quarantaine d’hommes du peuple. Comme on n’était pas encore en guerre ouverte, on permit à tout ce monde de grimper à bord, en prenant toutefois certaines précautions. Tandis que ces indigènes examinaient avec une curiosité naïve les canons, les cordages, les compas, et s’extasiaient devant la grosseur des mâts, le mandarin conversait avec notre commandant par l’intermédiaire d’un cuisinier chinois. Le fils du Céleste-Empire, habile à faire danser l’anse du panier, savait le français. Il pouvait donc traduire en sa propre langue les paroles de notre commandant et les faire comprendre au mandarin par l’écriture. Le caractère idéographique chinois est compris de presque tous les peuples de l’Extrême Orient. Grâce à ce système, cinq cents millions d’hommes, de races et de nationalités diverses, parlant des langues absolument différentes, peuvent pourtant se comprendre.
Je reviens au mandarin, qui, après les premiers compliments échangés, voulut absolument savoir pourquoi nous étions venus en Corée. On lui répondit qu’on avait uniquement en vue l’observation d’une éclipse de lune qui devait, en effet, se produire dans peu de jours. Il ne parut pas satisfait de cette réponse. On essaya en vain de le dérider en lui faisant visiter tout le bâtiment. La machine cependant excita son attention, et il demanda combien il fallait d“hommes pour la faire tourner ; on ne put, malgré de louables efforts, lui faire comprendre que la vapeur d’eau comprimée produit une force énorme, qui remplace avantageusement les bras humains. La science n’est pas toujours facile à vulgariser, même chez les mandarins.
Tous les jours suivants, les Coréens revinrent, et, voyant qu’on ne leur faisait point de mal, ils perdirent toute timidité, et dévoilèrent les nombreuses lacunes d’une éducation négligée. Leur manière d’être, en effet, est aussi éloignée de la digne et exquise politesse japonaise que de l’obséquiosité chinoise : ils sont grossiers, indiscrets et fort malpropres. Ils eurent cependant la bonne pensée de nous offrir des présents, entre autres de gigantesques éventails dignes de Gargantua, et un taureau que l’on eut toutes les peines du monde à hisser à bord. On voulut offrir de l’argent en échange de ces dons, mais on essuya un refus catégorique. C’est pendant ces quelques jours passés au mouillage que j’eus le mieux la facilité d’examiner nos futurs ennemis. Je les voyais chaque jour, tantôt à bord, tantôt à terre, où ils examinaient curieusement et contemplaient, avec un mélange de crainte et de convoitise, les instruments dont je faisais usage pour des levés hydrographiques.
Les Coréens forment un rameau particulier de la race mongolique. C’est aux Tartares qu’ils ressemblent le plus ; comme eux, ils ont le nez aplati, les pommettes saillantes, les yeux légèrement obliques, la peau jaune et les cheveux très-noirs. Ils sont généralement grands et très-vigoureux. Leur agilité est extrême, par suite de l’habitude qu’ils ont de courir dans les montagnes qu’ils affectionnent particulièrement, et sur le sommet desquelles ils se réunissent souvent. Nous avons eu plusieurs fois des preuves de cette agilité, dans les engagements qui eurent lieu plus tard. Leur caractère est doux et leur esprit peu cultivé, quoique presque tous sachent lire et écrire. Ils mènent une vie très-modeste ; ils se nourrissent principalement de riz, qu’ils cultivent en grande quantité, et de poisson salé et séché. Leur costume est, pour les hommes du peuple, uniformément composé d’un large pantalon attaché en bas au-dessus de la cheville, et d’une longue robe munie de manches à gigot et serrée à la ceinture. Ces vêtements sont en cotonnade blanche, fabriquée dans le pays. Les cheveux des hommes mariés, relevés sur le sommet de la tête, sont tordus en chignon et maintenus par un serre-tête en fils de bambou très-fins, semblables à du crin. Un large chapeau, également en fils de bambou, repose sur la tête, qui n’y peut entrer ; il est fixé au moyen d’un ruban qui s’attache sous le menton ; les jeunes célibataires se tressent une longue queue, comme les Chinois, mais il ne se rasent point la tête. Les chaussures sont tantôt en paille, tantôt en corde ; elles sont terminées sur le devant par un petit bec relevé, d’un aspect assez gracieux. Les mandarins et les nobles ont seuls le droit de porter des vêtements de couleur, et la soie leur est également réservée. Toutefois les femmes en usent aussi, surtout pour les courtes vestes à manches étroites qu’elles passent par-dessus les robes. Le beau sexe de Corée a le bon sens de ne pas se mutiler les pieds ; la coiffure qu’il a adoptée ne manque pas d’originalité : elle consiste à séparer par derrière les cheveux en deux grandes nattes roulées en turban autour de la tête ; des épingles, à tête d’or ou d’argent émaillé, fixent la coiffure en la décorant.
La condition des femmes est plus heureuse en Corée qu’en Chine : elles jouissent d’une certaine liberté, dont on prétend qu’elles abusent d’ailleurs volontiers.
Le bouddhisme est répandu en Corée ; mais les temples sont infiniment plus rares que dans les pays voisins. Pendant tout notre séjour, nous ne vîmes que deux pagodes, de très-simple apparence, tandis qu’en Chine et au Japon on ne peut faire un pas sans rencontrer un édifice du culte.
L’organisation sociale de la Corée semble être un mélange des institutions chinoises et des institutions japonaises. Une noblesse héréditaire y jouit de certains privilèges peu mérités, à ce qu’il paraît, et la hiérarchie administrative et militaire y est recrutée par voie d’examen. Nous ne savons pas comment ces deux institutions peuvent marcher côte à côte, mais il nous semble, à priori, que cet état de choses doit donner lieu à bien des conflits. La richesse ne se joint pas toujours à la noblesse ; on trouve, dit-on, plus d’un descendant d’antique et illustre race qui n’a d’autre ressource qu’une sorte de brigandage pour lequel on est très-indulgent : un travail manuel déshonorerait absolument un noble. Deux partis qui portent les noms de Sipaï et de Piok-paï, et correspondent dans un sens très-restreint, cela va sans dire, à nos partis libéraux et conservateurs, se disputent sans cesse l’influence. Dans les dernières années, les Piok-paï avaient le dessus.
Le 3 octobre au matin, les trois bâtiments détachés de l’escadre la rejoignaient à Tche-foo, après une exploration des plus hardies et des plus fructueuses. Huit jours plus tard, toute l’escadre, composée de sept bâtiments, se mit en route, et arriva le 3, sans accident, devant la petite île boisée dont il a été parlé plus haut. Là se firent les derniers préparatifs. Le lendemain, les quatre bâtiments légers, traînant à leur remorque des embarcations montées par les compagnies de débarquement, s’engagèrent dans la Rivière Salée. Pour la seconde fois, les Coréens aux robes blanches s’assemblèrent sur les collines ; une grande agitation régnait parmi eux, et il y avait bien de quoi. On ne s’arrêta que devant le village de Kak-Kodji, au port de Kang-hoa, situé tout près de l’endroit où le Han-Kang se divise.
La Rivière Salée a une largeur moyenne de mille mètres environ. Elle est semée de bancs et de rochers, et forme plusieurs coudes, dont l’un est assez accentué pour présenter de sérieuses difficultés à la navigation ; le courant y est généralement très-fort.
La rive occidentale, qui appartient à l’île de Kang-hoa, est garnie d’un bout à l’autre d’une muraille crénelée, flanquée de petits forts généralement construits sur les éminences. Bien défendu, ce passage serait très-difficile à forcer. D’ailleurs, par la suite, le grand nombre de fortifications, de poudrières et de magasins d’armes que nous vîmes dans l’île, nous prouva que celle-ci avait dû jouer un rôle considérable dans l’histoire militaire de la Corée. Le gouvernement du pays n’a nulle part été économe en ce qui concerne la défense. Ainsi la rive gauche du Hap-nok-kang est couverte de forts sur une étendue de cinquante lieues. Il en est de même de la côte sud-est qui fait face au Japon et qui a été pendant si longtemps le théâtre de nombreux et sanglants combats.
Un mandarin essaya en vain par ses gestes suppliants de conjurer le débarquement, qui s’opéra sans résistance de la part des Coréens. Ils prirent la fuite, abandonnant leurs habitations, leur bétail et la plus grande partie de leurs richesses. Peu après l’installation des marins dans le village de Kak-Kodji, un palanquin entouré d’une douzaine d’hommes se présenta aux avant-postes. On conduisit tout le cortége auprès de l’amiral. Un vieux chef sortit alors du palanquin et se répandit en récriminations ; il fallut le renvoyer presque de force. Je ne pus m’empêcher de rire en voyant la singulière coiffure adoptée par les hommes de l’escorte pour se préserver de la pluie qui tombait à torrents. Sur leur chapeau ordinaire s’appuyait un immense cône en papier huilé, sous lequel la tête disparaissait complètement. Si j’ai eu un moment de gaîté en face de cette mode si nouvelle pour moi, je n’entends pas la blâmer, car elle me semble très-pratique. Quand il fait beau, on tient son cône de papier plié dans une poche ; quand il pleut, on le déploie sur son chapeau sans plus s’en occuper. Ce système est certainement plus simple que le nôtre.
Les habitations, lorsque nous en prîmes possession, étaient d’une malpropreté inimaginable ; il fallut, pour les rendre à peu près habitables, un travail qui rappela à nos esprits classiques celui d’Hercule dans les écuries d’Augias. Mais on ne réussit pas du premier coup à chasser les nombreux, très-nombreux parasites qui vivent aux dépens des Coréens. Pendant les premières nuits que nous passâmes dans le village, ces insectes inexpugnables se chargèrent de venger leurs légitimes propriétaires.
Le village de Kak-Kodji occupe la base d’un petit massif de collines dont un des côtés, tourné vers la rivière, est couvert d’une très-belle forêt de pins. Au pied même de cette forêt, dans une situation des plus pittoresques, s’élève une pagode entourée de magasins qui, au moment de notre arrivée, contenaient de la poudre et une grande quantité d’armes. La pagode n’a extérieurement rien de remarquable et l’intérieur ne diffère guère de ce que l’on voit en Chine : même statue du Bouddha en bois doré, même autel surchargé d’ornements d’un goût douteux, mêmes vases garnis d’énormes fleurs artificielles, en un mot aucun indice qui puisse laisser supposer des différences essentielles dans le culte. Je trouvai cependant dans le temple un objet intéressant : c’était une grande peinture sur soie mesurant environ deux mètres cinquante centimètres de chaque côté. Au milieu était représenté un Bouddha assis à l’orientale sur la fleur de lotus ; une gloire entourait sa tête, d’un type très-pur ; un grand cercle s’arrondissait autour du corps, assez heureusement drapé dans un vêtement rouge qui laissait à découvert une partie de la poitrine et tout le bras droit. Autour de cette figure principale venaient se grouper symétriquement les bustes d’une quarantaine de personnages, également ornés de la gloire et sans doute célèbres dans les annales du bouddhisme. Les têtes, dont quelques-unes portaient une sorte de coiffure en forme de mitre, étaient peintes avec un soin minutieux et ne manquaient point de caractère. Leurs expressions très-variées allaient de l’extrême férocité à l’extrême douceur. En somme, cette peinture était une des plus remarquables que j’eusse vues dans l’Extrême Orient. Il eût été intéressant d’avoir une certitude à l’égard de sa provenance, car la rareté et la grossièreté des peintures et des sculptures en Corée donne lieu de penser que l’art est loin d’y avoir atteint le degré de perfection relative que l’on trouve dans les pays voisins. Non loin de la pagode, le mur de défense qui longe la rive est interrompu par une grande porte en maçonnerie, surmontée d’un pavillon de bois servant de corps-de-garde. Sur la terre ferme, juste en face, s’élève une construction semblable environnée de quelques chaumières. Ces deux portes livrent passage à la route qui relie Seoul à la ville de Kang-hoa. Sauf le tracé, qui laisse beaucoup à désirer en ce qu’il s’attaque trop franchement aux obstacles, cette route n’est pas mauvaise. Son bon état prouve que les relations entre les deux villes sont considérables, ce qui d’ailleurs s’explique par l’extrême fertilité de l’île.
Du haut de la colline de Kak-Kodji, que nous avions nommée « montagne du philosophe », parce qu’un indigène plus brave que les autres continuait d’y vivre malgré notre présence, la vue était magnifique, surtout le matin. Pendant que le cantonnement s’animait et que les fumées bleuâtres montaient droites dans l’air, de beaux champs de riz, de blé, de maïs et de raves, semés de bouquets d’arbres et de hameaux, sortaient peu à peu de l’ombre. Les séparations des champs, formées de petites digues bizarrement arrondies et enchevêtrées sans ordre, faisaient ressembler la plaine aux jeux de patience des enfants et lui ôtaient cette monotonie qu’engendrent nos lignes droites. Au bout de la plaine, on voyait les murs de Kang-hoa, en partie masqués par une saillie du terrain. Enfin, des montagnes aux formes accentuées et des vallées toutes brumeuses composaient le fond du tableau d’un ton chaud et réjouissant.
Kak-Kodji est environné de tombeaux ; la colline en est presque couverte. La plupart ne sont que des tumuli sans aucun ornement, mais dans l’intérieur des petits bois de chênes et de châtaigniers on découvre souvent des sépultures plus complètes, qui couvrent des restes de mandarins ou de nobles.
Les Coréens ont, comme leurs voisins du Céleste-Empire, un profond respect pour les tombes. Ce respect du repos des morts, qui à la longue absorbe beaucoup de terrain, est doublement méritoire chez un peuple aussi cultivateur. Les travaux des champs semblent en effet très en honneur chez les Coréens. Les fermes sont nombreuses et bien aménagées. J’en vis beaucoup et elles étaient presque toutes disposées de même. Quatre corps de logis en pisé couverts de chaume comprennent une cour carrée, quelquefois entourée d’une véranda sous laquelle des instruments de travail sont à l’abri. Du côté de la porte se trouvent la meule, les instruments d’agriculture et les étables, qui contiennent des bœufs, des ânes et des porcs de race particulière. Le corps de logis du fond est réservé aux maîtres. Il est divisé en deux ou trois pièces par des cloisons de fort papier tendu sur des châssis de bois. Les fenêtres, petites et basses, sont également tendues de papier. La cuisine est située au bout de ce bâtiment ; l’âtre, de grande dimension, est muni de vastes marmites de bronze ; la fumée, au lieu de s’échapper par une cheminée verticale, s’engage dans des conduits horizontaux qui passent sous le sol en terre durcie des appartements et sort par une petite cheminée élevée à l’autre bout du bâtiment. Cette disposition, qui se retrouve dans la province du Pe-tchi-li, constitue un moyen de chauffage économique et assez efficace. Nous eûmes beaucoup à nous en louer, car dès le mois d’octobre les froids atteignirent trois degrés.
Les corps de logis des côtés renferment les récoltes, des provisions et un atelier de tissage. Souvent, une seconde cour entourée d’un mur contient de très-grands vases de faïence remplis de diverses provisions, parmi lesquelles nous signalerons particulièrement des choux et des navets ayant subi un commencement de fermentation. Les Coréens, qui, comme la plupart des peuples orientaux, se nourrissent principalement de riz cuit à l’eau, éprouvent le besoin de relever cette nourriture fade par des aliments fermentés et des condiments très-forts ; le piment est l’objet d’une grande consommation. L’huile de colza, qui se trouve en abondance dans toutes les maisons, sert aussi bien à l’éclairage qu’à la préparation des mets, ce qui ne contribue pas à rendre la cuisine coréenne fort attrayante pour des Européens.
Le 16 octobre, la ville de Kang-hoa fut prise malgré les nombreux étendards aux couleurs éclatantes qui garnissaient les murailles et étaient destinés à nous remplir de terreur. Quelques soldats se firent tuer à leur poste, mais la plupart des habitants avaient pris la fuite et aucune femme n’était restée dans la ville. Seuls les vieillards, comptant avec raison sur le prestige de leurs cheveux blancs, ou peut-être incapables de fuir, demeuraient encore dans la cité terrifiée par l’approche des barbares. Le premier aspect de Kang-hoa me surprit et me charma par son originalité ; les toits de chaume lavés par la pluie brillaient au soleil comme de l’argent et contrastaient vivement avec les tons rouges des édifices publics et les couleurs des champs et des arbres ; des montagnes arides, mais fort belles de formes, se détachaient sur le ciel bleu en tons chauds et fins, et, d’un autre côté, apparaissait l’horizon foncé de la mer.
La ville compte de quinze à vingt mille âmes. Les murs, hauts de quatre à cinq mètres, s’étendent sur une longueur de huit kilomètres. Dans l’intérieur de l’enceinte se trouve, outre la ville, une assez vaste étendue de terrain cultivé qui permettrait aux habitants de se nourrir pendant un long siége. La partie septentrionale de l’enceinte, dont le terrain a une forte inclinaison, est occupée par le yamoun du gouverneur et les édifices du gouvernement.
Le yamoun domine tout : il se compose de plusieurs bâtiments indépendants les uns des autres et séparés par de véritables jardins anglais, ornés de petits pavillons. Les constructions sont élégantes et d’un aspect fort agréable ; les toits recourbés, faits de tuiles grises vernissées, remplacent le chaume des pauvres ; les boiseries, ornées et peintes en rouge, tiennent la place du pisé et les fondations sont en belles pierres de taille ; l’intérieur est décoré de peintures et de sculptures ; des nattes d’une extrême finesse et d’un travail exquis couvrent les planchers. Les meubles sont rares et ne répondent pas à ce que l’on s’attend à trouver dans un palais ; en revanche, nous remarquâmes une abondance d’objets et de vases du plus beau bronze. La propreté était ici sinon parfaite, du moins passable.
Au-dessous du yamoun, de longs bâtiments, dont les uns sont construits en pierre et les autres en bois, servent de magasins du gouvernement. Il serait impossible d’énumérer tout ce qu’ils contenaient au moment de la prise. Outre les armes en énormes quantité, canons se chargeant par la culasse, fusils à mèche, javelots, haches, arcs, armures ; outre la poudre, les bougies qui semblent être l’objet d’un monopole, les fers à repasser, etc., etc., on y trouva beaucoup de livres et d’immenses approvisionnements de papier. La plupart des livres, dont quelques-uns sont ornés de peintures remarquables, figurent aujourd’hui à la bibliothèque nationale de Paris. Ils sont presque tous écrits en caractères chinois, quoique la langue coréenne possède une notation propre, qui forme un véritable alphabet, particularité qui ne se rencontre dans aucun autre pays de l’Extrême Orient. Quant au papier de mûrier, qui sert, en Corée comme au Japon, à une infinité d’usages, il était d’une qualité extraordinairement belle et solide ; on pouvait, en tordant une petite bande, fabriquer une ficelle d’une grande résistance. L’immense quantité de choses nécessaires à la vie contenue dans ces magasins m’a fait penser que le gouvernement est le plus grand négociant du pays, ce qui n’est certes pas à l’avantage du peuple.
Au milieu de la ville s’ouvre une grande place au bout de laquelle s’élève une sorte de halle couverte. Un fouillis de petites rues bordées de cases uniformes s’étend tout autour de la place. Ce qui se remarque tout d’abord, c’est l’absence de boutiques. Point de ces écriteaux suspendus et vivement coloriés qui donnent aux rues chinoises un aspect si animé et si agréable, point de ces étoffes flottantes couvertes de gros caractères, comme on en voit au Japon. Ici tout est morne, une porte ressemble à la suivante, et l’étranger ne peut trouver un repère dans ce dédale. Toutes les habitations ont un air triste qui fait peine ; comme celles de la campagne, elles sont bâties en pisé et couvertes en chaume, mais elles sont plus délabrées et plus sales. La vie, qui a déserté la rue, s’est réfugiée dans l’intérieur : là, en effet, on trouve des magasins, des ateliers et des appartements d’un aspect agréable. Les pièces réservées aux femmes sont l’objet de soins particuliers ; quelques-unes sont de véritables boudoirs : on y voit des meubles de laque, des nattes fines, des paravents ornés de peintures, des chiffons, des pots de pommade et de fard, enfin, le dirons-nous ? des faux cheveux. Rien n’y manque pour prouver que la coquetterie féminine est florissante dans la presqu’île.
Un fait qu’on ne peut s’empêcher d’admirer dans tout l’Extrême Orient, et qui ne flatte pas notre amour-propre, c’est la présence des livres dans les habitations les plus pauvres. Ceux qui ne savent pas lire sont bien rares, et encourent le mépris de leurs concitoyens. Nous aurions bien du monde à mépriser en France si l’opinion y était aussi sévère contre les illettrés.
Kang-hoa est complètement dépourvue d’industrie sérieuse. Nous vîmes bien quelques métiers à tisser le coton, mais en nombre si restreint, qu’ils devaient à peine suffire aux besoins des habitants.
Au sud de la ville, une habitation de mandarin, bâtie sur une éminence, attira mon attention par sa jolie situation et le luxe de ses appartements. La soie, les fourrures, les laques, les bronzes, les porcelaines, en un mot tous les objets si recherchés des Européens, remplissaient cette demeure, dont la richesse contrastait péniblement avec la pauvreté uniforme des chaumières du peuple. Faut-il conclure de ce contraste que le simple mortel coréen n’a guère le droit, ou du moins le pouvoir d’arriver à la fortune ? Je suis d’autant plus tenté de le croire que les récits des missionnaires confirment cette supposition, et que ce qui se passe dans l’Empire du Milieu a beaucoup de chance de se produire aussi en Corée. La rapacité est le défaut dominant des mandarins.
Une immense quantité de vases en bronze, de la plus charmante couleur et d’une sonorité incomparable, était répandue dans la ville ; les plus misérables chaumières en possédaient. Ces vases, dont certains ont de très-grandes dimensions, ont presque tous la forme de bols, et servent à une infinité d’usages. La profusion d’une matière aussi rare indique que la Corée recèle de grandes richesses minérales. Pour qu’à l’aide seulement des procédés métallurgiques très-primitifs sans doute employés par les indigènes on puisse produire une pareille quantité de métal à des conditions aussi abordables pour tout le monde, il faut que le minerai soit prodigieusement riche et abondant. Aussi paraît-il certain que, dans les relations commerciales qui s’établiront forcément un jour entre les nations européennes et le peuple de la Corée, l’exportation des métaux tiendra un grande place.
Le 18 octobre, un haut mandarin de la cour de Seoul présenta au commandant en chef une lettre du roi. Je transcris la traduction de ce document, qui ne me semble pas absolument dépourvu de bon sens, mais où le roi se fait la part un peu trop belle :
« Quiconque renie la loi divine doit mourir.
« Quiconque renie la loi de son pays mérite d’être décapité.
« Le Ciel a créé les peuples pour qu’ils obéissent à la raison.
« Les pays sont séparés par des frontières et protégés par des lois.
« À qui doit-on obéir ? À la justice, sans aucune restriction. L’homme qui la viole ne mérite point de pardon. J’en conclus qu’on doit supprimer celui qui la renie, décapiter celui qui la viole.
« De tout temps, les relations avec les voisins et l’assistance donnée aux voyageurs ont été traditionnelles. Dans notre royaume, on montre encore plus de prévenance et de bonté. Il arrive souvent que des navigateurs ignorants de la situation et du nom du pays touchent à nos côtes. Alors les mandarins de nos villes reçoivent l’ordre de les accueillir avec prévenance. On leur demande s’ils viennent avec des intentions pacifiques ; on donne des vivres à ceux qui ont faim, des vêtements à ceux qui sont nus, et on soigne les malades. Telle est la règle qui a toujours été suivie dans notre royaume, sans subir aucune infraction. Aussi la Corée, aux yeux de tout le monde, est-elle le royaume de la justice et de la civilisation. Mais, s’il se trouve des hommes qui viennent pour séduire nos sujets, s’introduisent secrètement, changent leurs vêtements et étudient notre langue, des hommes qui démoralisent notre peuple et renversent nos mœurs, alors la vieille loi du monde veut qu’on les mette à mort. Telle est la règle pour tous les royaumes, pour tous les empires. Pourquoi alors vous formalisez-vous, puisque nous l’avons toujours observée ? N’est-il pas suffisant que nous ne vous demandions pas compte des raisons qui vous ont amenés ici des pays lointains ?
« Vous vous fixez sur notre sol comme si c’était le vôtre, et en cela vous violez la raison d’une façon abominable. Quand vos bâtiments, il y a peu de temps, remontaient la rivière impériale, ils n’étaient que deux ; les hommes qui les montaient n’étaient pas plus de mille. Si nous avions voulu les détruire, n’avions-nous pas des armes ? Mais, par bonté et à cause des égards que l’on doit aux étrangers, nous n’avons pas supporté qu’on leur fît du mal ou qu’on leur montrât de l’hostilité.
« C’est ainsi qu’en franchissant nos frontières, ils prenaient ou acceptaient comme ils le désiraient des bœufs ou des poules, qu’ils allaient et venaient dans des embarcations, qu’ils furent interrogés en termes polis. On leur fit des cadeaux, sans les inquiéter d’aucune façon. Par conséquent, vous vous montrez ingrats envers nous, tandis que je ne le suis pas envers vous. Ceci ne vous suffit pas ; il vous était nécessaire de vous éloigner ; votre retour est malséant. Cette fois, vous pillez mes villes, vous tuez mon peuple, vous détruisez mes biens et mes troupeaux. Jamais on ne vit le Ciel et les lois violés d’une manière plus grave. De plus, on a dit que vous voulez répandre votre religion dans mon royaume. Ceci est une faute. Les livres différents ont leurs sentences particulières qui présentent le vrai et le faux. En quoi nuit-il que je suive ma religion, vous la vôtre ? S’il est blâmable de renier ses ancêtres, pourquoi venez-vous nous enseigner d’abandonner les nôtres et d’en prendre d’étrangers ? Si on ne devait pas mettre à mort les hommes qui enseignent de telles choses, on ferait mieux de renier le Ciel.
« Je vous traite comme Yu et Tan traitèrent l’impie Kopey, et vous vous révoltez comme Nysean-yean envers Tcheou-ouen. Quoique je n’ose pas me comparer à ces rois célèbres, cependant on ne peut pas passer sous silence ma magnanimité.
« Tu te montres maintenant ici avec une armée nombreuse, comme si tu étais l’instrument de la justice céleste. Viens à la cour ; ayons une entrevue, et nous déciderons s’il sera nécessaire de réunir des troupes ou de les renvoyer, d’essayer de la victoire ou de la défaite. Ne fuis pas : incline-toi et obéis !
« La cinquième année du règne de Toung-tchy, la neuvième lune, le onzième jour. »
En écrivant cette lettre, le régent avait oublié les coups de fusil tirés contre le Tardif et le Déroulède ; il avait aussi oublié un fait beaucoup plus grave : le massacre de l’équipage d’une innocente goëlette américaine, qui avait eu lieu quelques mois auparavant.
Le porteur du message royal avait fort bonne tournure. Il était richement vêtu de soie ; un vaste chapeau de feutre, garni de plumes de paon et retenu par une sorte de chapelet en boules résineuses alternativement blanches et noires, couvrait sa tête : sa physionomie était assez distinguée. Des bottes en entonnoir, comme on en portait sous Louis XIII, et un grand sabre à longue poignée, complétaient ce costume, dont l’ensemble était vraiment fort élégant. La trop grande familiarité dont ce personnage usa envers un jeune matelot lui attira une très-vive correction, et nous prouva en même temps que la bonne éducation n’est décidément pas l’apanage du Coréen, même dans les classes élevées.
Après le départ du mandarin, qui rapportait à son maître une réponse défavorable, plusieurs engagements eurent lieu avec les troupes coréennes. Ces dernières se comportèrent bien, et firent preuve d’habileté militaire et d’une certaine bravoure. Nous pûmes constater, dans ces combats, que les arcs, les javelots et les casse-têtes, trouvés en si grande quantité dans les magasins de Kang-hoa, ne sont plus en usage, et ont complètement cédé la place aux fusils à mèche. Cette arme, terminée par une crosse trop petite pour permettre d’épauler, est d’un maniement difficile ; il faut au tireur un parapet, une embrasure, ou, en rase campagne, l’épaule d’un autre homme pour appuyer son arme et lui donner une direction convenable. Les canons coréens sont en vérité peu redoutables, et quand leurs projectiles atteignent le but, c’est tout à fait par accident. Quelques soldats étaient revêtus d’armures. Composées d’un casque de fer à panache rouge, de brassards et de cuissards en cotte de mailles, et enfin d’un grand vêtement doublé de plaques de cuir bouilli superposées et réunies par de gros clous, ces armures sont incapables de résister aux balles.
Le corps de débarquement occupa Kang-hoa et Kak-Kodji jusqu’au 11 novembre. Le temps de loisir que nous laissait le service était généralement consacré à la chasse. Le gibier est respecté par les indigènes, qui se soucient assez peu d’en manger ; il est, par suite, fort abondant. Les faisans, les oies, les canards sauvages, les sarcelles, les pluviers, les ramiers, etc., se succédaient sur nos tables, peu accoutumées à un pareil luxe. Le gibier de poil est, paraît-il, assez rare, et je ne sache pas que pendant tout notre séjour un seul lièvre ait été aperçu. Dans les montagnes de l’est on trouve des loups, des renards, des ours et des tigres dont les peaux sont fort célèbres en Chine. D’habiles chasseurs font, malgré l’imperfection de leurs armes, une guerre heureuse à ces animaux féroces, dont les dépouilles alimentent principalement le commerce d’exportation.
Je me souviendrai longtemps, avec plaisir, de ces excursions dans l’île de Kang-hoa. Il faisait toujours un temps superbe ; l’air était légèrement chargé de vapeur, et une magnifique lumière inondait les champs et les bois, dont la brise emportait les feuilles jaunies. Rien de bien nouveau ne s’offrait d’ailleurs à ma vue ; les cases se ressemblaient toutes, les habitants aussi, du moins à l’extérieur, et je n’avais pas le pouvoir de pénétrer leur caractère, qui semble doux. Ces pauvres gens, revenus de la première terreur qu’avait inspirée notre débarquement, reprenaient peu à peu leurs travaux agricoles ; quand nous les rencontrions, occupés à couper le riz ou à le réunir en grandes meules, ils se prosternaient sur notre passage ; arrivions-nous dans une maison habitée, vite on nous offrait des caquis[4] et d’excellente eau fraîche, avec les mêmes marques de profond, de trop profond respect. Il était bien facile de voir, en effet, que ces témoignages étaient dus à la peur. Tout en nous disant qu’il fallait faire la part des mœurs et ne pas être surpris de ces génuflexions prodiguées sans doute à tous les mandarins, nous ne pouvions nous empêcher d’être péniblement affectés par tant de servilité.
Le 22 novembre, l’escadre de Chine et du Japon quittait définitivement la côte de Corée et chaque bâtiment allait reprendre sa station particulière. Le résultat qu’on avait espéré de l’expédition n’avait point été obtenu ; un redoublement de persécutions contre les chrétiens avait coïncidé avec le départ de l’escadre, et le gouvernement coréen avait répandu un manifeste pour repousser et flétrir toute tentative de compromis avec l’envahissement européen. On le voit, nous n’avions pas eu le bonheur de nous faire aimer pendant notre séjour. Trop souvent l’Europe se montre pour la première fois aux peuples étrangers avec le caractère de la violence et des prétentions despotiques. Du moment qu’un pays n’a pas le bonheur de posséder des télégraphes électriques et que les principes de sa civilisation diffèrent des nôtres, nous nous croyons permis de violer à son détriment toutes les règles du droit des gens. Il est surtout pénible d’être amenés à verser le sang au nom des doctrines pures et élevées qui, par leur nature même, ne devraient jamais obliger de recourir à ce triste et douteux moyen de persuasion que l’on nomme « la force ».
Quoi qu’il en soit, dans l’état de choses actuel, la Corée ne peut tarder à s’ouvrir volontairement, ou sous l’empire de la contrainte, au commerce occidental. Sa position entre deux pays dont les relations s’étendent chaque jour davantage et qui semblent avoir définitivement renoncé au système d’exclusion lui en fait presque une nécessité. Il est difficile à ceux qui ont le sentiment délicat et le goût de l’art et de la variété de ne pas éprouver d’abord et avant toute réflexion un certain regret en voyant les influences européennes de toute espèce pénétrer partout. Assurément la civilisation et la science ont tout à y gagner, mais aussi les caractères des peuples s’effacent et leur originalité se perd. Les nobles Japonais ne s’affublent-ils pas déjà de nos pantalons et de nos redingotes !
Il reste sans doute encore bien du chemin à parcourir avant que l’uniformité règne sur la terre, et les contrées inexplorées sont encore assez nombreuses pour répondre à tous les désirs des voyageurs. Aussi laissons de côté les vains regrets des hommes d’imagination pour exprimer le vœu que la France, renonçant à son rôle trop désintéressé, prenne une plus large part au mouvement commercial européen qui tend chaque jour davantage à se répandre sur le monde entier.
- ↑ Un recensement datant de 1793 donne pour la population de la Corée le chiffre de 7 342 341. Les hommes étaient alors au nombre de 3 596 860 et les femmes au nombre de 3 745 481.
- ↑ D’où sans doute vient le nom de Corée adopté en Europe.
- ↑ Nous devons cet aperçu historique aux très-obligeantes communications de notre savant orientaliste M. Léon de Rosny.
- ↑ Fruit très-abondant au Japon et en Corée, et ayant le goût de la figue, avec l’apparence d’une petite pomme.