Une entreprise maritime internationale au XIXe siècle/01
Il est un chef général d’accusation sous lequel on se plaît trop souvent, chez nous, à ranger toutes les choses ayant trait à la marine, — le peu de popularité qu’elles rencontrent dans le pays. Cette accusation est injuste, car s’il est vrai que l’esprit public en France va peu de son propre mouvement aux informations sur cette matière, au moins doit-on reconnaître qu’il a rarement accueilli avec indifférence ces informations, lorsqu’elles se présentaient à lui. Il serait plus exact de dire que nos populations de l’intérieur, et je ne parle ici que des classes éclairées, sont peu familiarisées avec les élémens divers qui constituent une marine. Non-seulement la partie technique leur en est absolument étrangère, ce qui n’est pas étonnant, et le langage nautique leur paraît à bon droit aussi bizarre qu’inintelligible, mais, ce qui est moins excusable, elles ignorent jusqu’aux plus essentiels de ces intérêts maritimes si intimement liés à la prospérité d’une nation de premier ordre, — tandis qu’à côté de nous, en Angleterre, nous voyons les rouages de la puissance navale qui fait la grandeur du pays être connus de tout le monde, tandis que chacun s’y intéresse aux perfectionnemens possibles, et que de nombreuses publications spéciales ne semblent qu’un tribut naturel payé à la curiosité publique.
Un savant distingué a plusieurs fois déjà insisté dans ce recueil sur la remarquable proportion de progrès industriels qui ont signalé la première moitié du xixe siècle. Je ne crains pas d’avancer que, de tous ces progrès, il en est peu qui aient plus complètement métamorphosé l’état préexistant que ceux accomplis dans la marine, et certes ce serait un sujet dont l’intérêt n’a pas besoin de commentaires que de suivre les diverses transformations au moyen desquelles l’humble caravelle d’un peu plus de cent tonneaux, sur laquelle Colomb franchissait l’Atlantique, est aujourd’hui devenue ce colossal Leviathan aux 23,000 tonneaux et aux 10,000 passagers. D’autre part, ce serait également une étude curieuse que de montrer, dans un passé encore près de nous, la révolution introduite par la navigation à vapeur, car l’on ne sait généralement pas assez, et je parle ici au point de vue du marin, dans quelles conditions toutes spéciales cette révolution s’est opérée : on se figure volontiers que la tendance actuelle de la marine est de généraliser l’emploi du steamer, et d’abandonner la voile pour la vapeur. Rien n’est plus faux, et l’entreprise du lieutenant Maury nous fournira l’occasion de présenter les nouveaux perfectionnemens de la navigation sous leur véritable jour.
Nous ne nous proposons pas d’envisager ici dans son ensemble l’immense progrès maritime de notre époque. Notre but est moins ambitieux et mieux défini : nous voulons montrer comment de nos jours la solution du grand problème de la navigation est double, comment la marine à voiles, loin de disparaître devant la marine à vapeur, s’est au contraire développée et perfectionnée depuis l’introduction de ce nouvel élément, et comment ses progrès se sont traduits par une entreprise à laquelle concourent aujourd’hui toutes les nations civilisées. Chose étrange, et qui ne fait que trop ressortir l’infériorité de notre esprit maritime en face de l’Angleterre et des États-Unis, cette entreprise, populaire chez les deux branches de la grande famille anglo-saxonne, est relativement encore peu connue en France ; à peine venons-nous d’apprendre le nom du lieutenant Maury, nom pourtant désormais célèbre dans les annales de la science et de la navigation, nom dont les Américains sont fiers à bon droit, et que les Anglais savent apprécier comme il le mérite. Combien peu de personnes savent chez nous qu’un homme, qu’un simple officier d’une marine étrangère, par la seule force de sa volonté, unie à la plus infatigable persévérance, est parvenu à enrôler sous une même bannière toutes les marines de la chrétienté, que les résultats obtenus par lui réalisent journellement pour le commerce de l’Océan des économies dont la valeur se compte par millions de francs, et qu’enfin, non content de ce progrès matériel, il lui a associé un progrès scientifique assez remarquable pour que l’illustre Humboldt y ait vu la création d’une nouvelle branche de la science ! C’est cette entreprise que nous nous proposons de faire connaître, en l’envisageant successivement sous ses deux faces, industrielle et scientifique.
Les progrès de la navigation sont loin de remonter aussi haut qu’on le croit communément, et peu de personnes, même parmi les marins, se font une idée exacte de ce qu’était encore un voyage en mer dans le courant du siècle dernier par exemple. Imperfection de l’architecture navale, incertitude presque constante de la position du navire, défaut d’exactitude dans la construction des cartes, mépris de toutes les lois hygiéniques de la vie de bord, tout concourait à multiplier les dangers naturels de la mer, et l’on est moins étonné, en se plaçant à ce point de vue, qu’un écrivain de l’époque hésite gravement à décider s’il classera les marins parmi les vivans ou les morts. L’æs triplex d’Horace nous fait sourire aujourd’hui que la vapeur permet de franchir l’Atlantique en quinze jours ; il y a cent ans, la phrase du poète était peut-être encore aussi exacte pour les immenses traversées que l’on ne craignait pas d’entreprendre qu’elle l’était du temps d’Auguste pour les quelques lieues qui séparent l’Italie de la Grèce. J’irai même plus loin : je suppose que l’on place un marin d’aujourd’hui en présence d’un navire comme le commerce en construisait en 1757, lourd, ventru, s’élevant massivement sur les flots de la hauteur monumentale de son château d’arrière, en un mot dépourvu de toutes les qualités nautiques qui permettent ou de braver un coup de vent ou de s’écarter d’une côte dangereuse ; je suppose qu’on lui donne pour tout atlas destiné à lui servir de guide le Grand et nouveau Miroir de la Mer, ou Colonne flamboyante de la navigation, qui faisait alors autorité ; que pour fixer sa position au milieu de l’Océan, au lieu de nos chronomètres et de nos instrumens à réflexion, on le condamne à une estime incertaine, sans autre contrôle que l’usage de la grossière arbalète ou du quartier anglais, dont les mérites pour mesurer la hauteur des astres lui seront complaisamment détaillés par son Flambeau de la Mer: non-seulement notre marin du xixe siècle hésitera, mais très probablement il reculera devant les dangers que lui offrirait une traversée entreprise dans de semblables conditions. Indiquons donc rapidement, pour mieux faire ressortir les progrès de l’état actuel, ce que pouvaient être en 1757 les principaux élémens d’un voyage de quelque étendue sur mer.
Les cartes hydrographiques, sans lesquelles on ne conçoit guère aujourd’hui de navigation possible, sont relativement d’une origine assez récente dans l’histoire de la marine, et tant que la mission des navires se réduisit à suivre le contour des côtes, on put se contenter des croquis informes et sans proportions dont les manuscrits de nos bibliothèques nous ont conservé de curieux échantillons. Lorsque le progrès des découvertes donna aux traversées un développement inconnu jusque-là, l’on sentit le besoin de figurer plus exactement sur le papier les nouvelles régions parcourues, et, sans entrer dans des détails trop techniques, on conçoit qu’un artifice quelconque fût nécessaire pour représenter sur la surface plane d’une carte une portion considérable de la surface sphérique de notre globe. Un premier essai dans cette voie nous donna les cartes plates que l’on fait remonter à l’infant de Portugal dom Henri, dans le xve siècle. L’honneur de cette initiative revenait en effet au peuple qui inaugura la grande période de découvertes maritimes, mais ce premier résultat était loin d’être satisfaisant : l’impossibilité de rapporter toutes les distances de la carte à une même échelle obligeait à recourir à des tableaux de distances et de routes indiquant la direction à suivre et le chemin à faire pour se rendre de tel point à tel autre ; le plus souvent les longitudes n’étaient pas données par ces cartes, et parfois même les latitudes y étaient inexactement reproduites[1]. Cependant, malgré tous ces inconvéniens, malgré ces erreurs sans nombre, les cartes plates furent longtemps en usage, et même, exemple remarquable de la puissance qu’avait alors la routine nautique, elles servirent encore de longues années après la découverte des cartes réduites qui les ont remplacées, et qui sont aujourd’hui les seules employées. Ainsi ces dernières, connues sous le nom de cartes de Mercator, attribuées aussi à l’Anglais Wright, qui en aurait fait connaître la construction en 1599, étaient encore extrêmement peu répandues à l’époque où nous nous plaçons, tandis que le Pilote anglais, par exemple, ne renfermait guère que de ces cartes plates si inexactes[2], et que la Colonne flamboyante de la Navigation de van Keulen, ouvrage un peu antérieur il est vrai, ne se composait que de ces autres cartes informes, dites par routes et distances, « publiées, remarque avec indignation l’Encyclopédie, sur un mauvais papier gris, encore trop bon pour elles. »
Si, des cartes sur lesquelles le navigateur d’il y a cent ans traçait sa route, nous passons aux moyens dont il disposait pour fixer sa position sur cette route, nous retrouverons la même imperfection, la même incertitude. C’est assurément un des plus beaux titres de gloire de l’esprit humain que d’être parvenu à connaître le point où se trouve un vaisseau isolé au milieu de l’Océan, sans autres moyens que ceux que lui fournit l’astronomie pour déterminer la latitude et la longitude de ce vaisseau ; mais beaucoup de personnes ignorent que de ces deux élémens également essentiels, le premier est d’une détermination infiniment plus facile que l’autre. Or, à l’époque dont nous parlons, on savait trouver sa latitude au moyen d’instrumens grossiers, il est vrai, mais à la rigueur suffisans : c’étaient ou des instrumens à suspension, incessamment dérangés par les mouvemens du navire, comme l’astrolabe et l’anneau astronomique, ou l’arbalète et le quartier anglais, que nous avons déjà nommés[3]. Quant à la longitude, nul moyen n’existait de la connaître à la mer[4] ; depuis que l’illustre Newton avait montré la solution du problème dans la construction de chronomètres suffisamment exacts, les esprits s’étaient avidement tournés de ce côté, et le parlement anglais avait même, par un acte de 1728, offert un prix de 20,000 livres sterling à qui parviendrait à donner, après une traversée de six semaines, une longitude exacte à un demi-degré près ; mais rien n’avait encore été trouvé, et le seul mode de navigation en usage consistait à mesurer, au moyen de la vitesse du sillage, la distance parcourue par le navire, en contrôlant cette mesure par la connaissance de la latitude. Dans un procédé aussi complètement approximatif et inexact, les erreurs s’accumulaient nécessairement d’un jour à l’autre, et atteignaient des chiffres qui semblent fabuleux aujourd’hui ; aussi n’était-il pas rare alors de voir un navire se trouver, à son insu, sur une côte, alors que ses calculs le mettaient encore à 80, 100 et même 120 lieues[5] au large. Souvent ces erreurs d’atterrissage se manifestaient après des traversées relativement assez courtes : ainsi l’on partait de nos ports de l’Atlantique pour se rendre aux Canaries, et l’on ne s’étonnait nullement d’arriver sur la côte de Barbarie aux environs du cap Bon, au lieu de se trouver sous Ténériffe ; c’était pourtant une différence de 80 lieues. Nous avons dit que les constructeurs de cartes apportaient dans leur travail des causes d’erreur dignes en tout point de rivaliser avec celles que nous venons de signaler dans l’estime des routes. Que l’on se figure les chances de danger d’un navire réunissant dans le même sens ces deux erreurs différentes, de manière à former un écart total si monstrueux qu’aujourd’hui on a peine à croire qu’il ait jamais été possible ! Mieux eût valu une ignorance absolue de sa position.
C’est avec intention que j’insiste sur ces détails si importans, et pourtant généralement peu connus, même des personnes que la lecture des relations de découvertes a familiarisées avec certains détails des voyages de mer. Et que l’on ne croie pas que je charge le tableau à plaisir, ou que ces traits ne s’appliquent qu’aux plus arriérés des navigateurs d’alors : c’était le cas général pour tous les marins, même les plus distingués. Nous voyons, par exemple, Bougainville donner comme suffisamment exacte une longitude de Taïti qu’il avait déterminée par la moyenne de onze observations de la lune, bien que les résultats extrêmes différassent entre eux de 7 ou 8 degrés ! Un des officiers les plus distingués de la marine a dit avec raison que dans ces campagnes de plusieurs années d’une navigation pénible et continuelle, comme nos bâtimens de guerre en accomplissent incessamment dans les mers lointaines de la Chine ou du Pacifique, un capitaine, si habile, si prudent qu’il fût, ne s’en trouvait pas moins nécessairement plus d’une fois en danger sérieux. Ce qui aujourd’hui est encore quelquefois vrai l’était toujours il y a cent ans, l’était pour ainsi dire à chaque heure d’une traversée, et cela à tel point qu’en présence des moyens dont nous disposons actuellement, nous avons peine à comprendre qu’il pût se trouver alors des hommes assez téméraires pour exposer leur vie dans de pareilles conditions.
Reste enfin le troisième élément du voyage, l’agent du transport, le vaisseau. Relativement moins imparfait que les cartes ou les moyens d’observation, il était pourtant bien loin de ressembler à ces clippers si fins, si élancés, et cependant si vastes, que nous pouvons admirer aujourd’hui dans nos ports. Lourds, mauvais marcheurs, évoluant difficilement, les navires de commerce en usage au milieu du siècle dernier étaient hors d’état de refouler un courant même médiocre, ou de s’élever au vent par une brise un peu fraîche, de manière à pouvoir doubler un de ces dangers sur lesquels on vient de voir qu’il leur était si facile de se trouver amenés à leur insu. Du reste, rien ne fera mieux ressortir cette infériorité que la comparaison des vitesses de sillage de cette époque et de la nôtre. Le nœud, au moyen duquel on mesure le chemin parcouru par un vaisseau, correspond à la minute de l’équateur, c’est-à-dire à 1,852 mètres, ou au mille marin. Or aujourd’hui un navire de marche médiocre, placé dans des circonstances favorables de vent et d’allure, doit filer au moins 8 nœuds par heure ; un bon navire dans les mêmes conditions filera 10, 11, et même quelquefois 12 nœuds ; je ne parle pas ici des vitesses exceptionnelles, et peut-être discutables, de certains clippers que l’on prétend avoir atteint 15, 16 et même 17 nœuds. En présence de ces chiffres, on est presque tenté de récuser les témoignages que nous ont transmis les marins du xviiie siècle, et pourtant tous s’accordent à indiquer que dans les convois de navires marchands, alors si fréquens sur mer, une vitesse de 4 nœuds était considérée comme très satisfaisante ! On voit un spécimen de ce genre de traversée dans le journal de bord[6] d’un bâtiment de commerce anglais, la Celia, se rendant en 1740 de la Jamaïque à Bristol : pendant une traversée de cinquante-sept jours, l’on n’y trouve presque continuellement que des vitesses de 1, 2, 3 et 4 nœuds ; seuls, quelques lochs (sillages) rares et privilégiés atteignent 5 nœuds. Aussi les journées varient-elles de 50 à 60 milles, c’est-à-dire qu’elles sont presque toujours inférieures à 20 lieues marines. Les lourdes pataches, les coches antiques qui voituraient péniblement nos aïeux sur leurs routes fangeuses, eussent rougi d’une semblable allure. Et qu’ici encore l’on ne se figure pas que cet exemple est un cas particulier : la Celia était évidemment un navire au moins ordinaire, et peut-être même assez bon marcheur pour le temps, si nous en jugeons par l’accent de triomphe avec lequel son journal nous apprend qu’elle est de temps à autre en tête du convoi dont elle fait partie ; il est vrai qu’elle file alors à 4 nœuds ! Une seule fois sa vitesse s’élève à 6 nœuds, mais c’est par un véritable coup de vent dont elle nous transmet le détail.
Avec de semblables navires, les voyages de mer étaient nécessairement d’une longueur extrême, et c’est ainsi, pour continuer à choisir nos exemples à peu près vers la même époque, que nous voyons Warren Hastings, si célèbre par ses concussions et son procès, mettre, en 1769, dix mois à se rendre d’Angleterre aux Indes, traversée qui peut prendre aujourd’hui de trois à quatre mois. Il faut dire d’ailleurs que la durée du voyage devenait une considération secondaire, lorsque la simple réussite en était si complètement hypothétique, et lorsque les chances d’une perte absolue se présentaient sous tant de formes variées et redoutables. Aussi n’était-il pas rare de voir un navire sacrifier à des relâches un temps souvent plus considérable que celui de sa traversée. Se rendant aux États-Unis, était-il accueilli sur cette côte par une de ces tempêtes de neige si fréquentes en hiver, on le voyait immédiatement se rejeter sur les Antilles et y attendre deux mois, trois mois, et plus s’il était nécessaire, le retour de la belle saison. Le célèbre axiome de la valeur du temps, time is money, n’était pas encore inventé, et, l’eût-il même été, l’application n’en eût pas été plus possible alors.
Les conditions dans lesquelles s’opérait un voyage sur mer il y a un siècle, et dont nous venons de faire un rapide exposé, ne tardèrent pas à se modifier, car on était alors à la veille de la découverte des chronomètres, qui devait opérer une véritable révolution dans l’art de la navigation. En général, il est rare que les progrès de l’esprit humain ne se fassent pas insensiblement et comme par une suite de transformations ; ici il en fut autrement, ou, pour parler plus exactement, il eût pu en être autrement, comme on va le voir, si la routine abdiquait jamais ses droits, surtout en marine. J’ai dit comment le problème de la navigation renfermait deux inconnues, la latitude et la longitude du bâtiment, comment la latitude était d’une détermination relativement facile, et comment au contraire on n’avait aucun moyen de connaître exactement la longitude. On savait, il est vrai, trouver l’heure du méridien sur lequel était le vaisseau ; mais il eût fallu de plus avoir au même moment celle du méridien duquel ce vaisseau était parti, et pour cela parvenir à construire des montres assez parfaites pour conserver pendant plusieurs mois l’heure d’un lieu donné. La gloire de cette découverte, car la construction d’instrumens aussi précieux mérite d’être ainsi baptisée, était réservée à l’Anglais Harrison et à notre compatriote Berthoud. La première proposition de ce dernier au gouvernement français remonte à 1754, et en 1768 l’excellence du procédé était officiellement constatée par M. de Fleurieu dans un voyage entrepris à cet effet par ordre du ministère de la marine. Le problème était dès lors définitivement résolu, et si l’emploi des chronomètres tarda encore de longues années à se généraliser sur mer, ce ne fut que par suite du prix, d’abord assez élevé, de ces instrumens, et aussi, nous le répétons, à cause de cette puissance opiniâtre de la routine qu’on retrouve luttant contre chaque nouveau progrès introduit. Nous voyons chaque jour autour de nous des retardataires obstinés se refuser à l’évidence des faits les plus parfaitement établis ; on voyait de même alors nombre de marins ne pas croire aux chronomètres, et Kerguelen par exemple, navigateur des plus distingués, manquait en 1771 le cap de Bonne-Espérance de plus de 8 degrés, plutôt que d’admettre la longitude que l’astronome Rochon lui donnait d’après ses montres !
L’introduction des chronomètres obtenus par le génie des Berthoud et des Leroi fut promptement suivie d’autres progrès importans, qui achevèrent de transformer l’art de la navigation pour l’amener à la perfection relative qu’il a atteinte aujourd’hui. Les cartes plates, dont nous avons indiqué la complète inexactitude, furent définitivement remplacées par les cartes réduites, seules en usage aujourd’hui. Les instrumens à réflexion, dus à Hadley et au célèbre Borda, succédèrent à l’astrolabe et à l’arbalète, annulèrent les causes d’erreur inhérentes à la mobilité du navire, et dotèrent les observations de mer d’une précision que l’on ne peut guère espérer de voir dépasser. Enfin l’architecture navale modifia les formes des vaisseaux, augmenta leurs vitesses, et si elle ne se mit pas d’abord à toute la hauteur des perfectionnemens que nous venons de signaler, du moins entra-t-elle dans une voie de progrès d’où elle ne devait plus sortir. Au commencement de notre siècle, six mois sont, par exemple, une durée ordinaire pour la traversée d’Angleterre aux Indes, qui n’employait pas moins de dix mois cinquante ans auparavant.
Il n’entre pas dans le plan de cette étude de suivre dans ses diverses phases la transformation que nous venons d’indiquer[7]. Franchissons donc un siècle, et voyons dans quelles conditions le marin d’aujourd’hui accomplit ses traversées : grâce à ses montres, devenues par leur bas prix d’un usage général, il connaît à tout moment sa longitude, et, quelles que soient les agitations du vaisseau, quelles que soient les variations de température des climats extrêmes qu’il traverse, ces précieux garde-temps (comme on les avait heureusement nommés dans le principe) ne lui en conservent pas moins invariablement l’heure de son premier méridien. Les grossiers instrumens dont se servaient ses pères dans leurs observations ne lui sont munie pas connus de nom, et c’est à quelques secondes près qu’il mesure les hauteurs et les distances des astres qui fixent sa position. En même temps les progrès de l’astronomie ont fait disparaître de ses éphémérides nautiques les nombreuses erreurs que dans le siècle dernier Lacaille lui-même reconnaissait encore comme inévitables. Voilà déjà notre marin rassuré sur ce point capital, la détermination du lieu où se trouve son vaisseau ; l’incertitude à cet égard ne lui sera plus permise que lorsque les circonstances atmosphériques s’opposeront à ses observations, ce qui rarement se produira d’une manière assez persistante pour que l’erreur s’élève à plus d’une quinzaine de lieues. Il s’approchera donc de terre sans crainte, et à cette période délicate de sa traversée des cartes, souvent minutieuses et toujours au moins suffisantes pour les besoins de sa navigation, l’avertiront du voisinage des moindres dangers. Enfin le navire qu’il montera ne sera plus cette masse lourde et informe qui traçait péniblement un sillage paresseux : ce sera, pour me servir d’une belle expression anglaise, a noble ship, un noble vaisseau, obéissant docilement à la volonté qui le dirige, et prêt à braver victorieusement les efforts combinés de la mer et des vents. En un mot, la navigation proprement dite, c’est-à-dire envisagée comme instrument, est aujourd’hui aussi perfectionnée qu’on peut l’espérer d’après les progrès des diverses sciences dont elle dépend. Il faut maintenant rechercher si l’on a employé cet instrument de la manière la plus avantageuse.
L’emploi dont je veux parler est le choix de la route à suivre pour les diverses traversées qui se présentent, et quelques explications feront aisément comprendre l’importance de cette question. Pour se rendre en mer d’un point à un autre, il est extrêmement rare que l’on puisse suivre la ligne directe, dont vous écartent incessamment des vents plus ou moins contraires et les courans. Le plus souvent la distance ainsi parcourue se trouve dépasser considérablement l’intervalle réel qui sépare les deux points, et, vu la marge offerte par l’immensité de l’Océan, vu la facilité avec laquelle le caprice des capitaines, aidé de l’inconstance des vents, peut faire varier à l’infini les sinuosités du trajet, il semblerait qu’il dut y avoir autant de routes distinctes que de navires à les parcourir. C’est pourtant ce qui n’a point lieu, et l’auteur de l’entreprise qui va nous occuper, Maury, dit avec raison qu’il est curieux de voir comment, en mainte occasion, les traditions des navigateurs du xvie et du xviie siècle se sont perpétuées jusqu’à nos jours. Celui qui était à cette époque le premier à tenter une traversée quelconque indiquait au retour la route qu’il avait suivie, la seule qu’il pût connaître ; le second suivait naturellement les traces du premier, et ainsi de suite, — de sorte qu’insensiblement cette route, que le hasard seul avait tracée, finissait par acquérir une autorité en quelque sorte absolue. Les instructions nautiques la recommandaient expressément, et si un capitaine s’en écartait, ce n’était qu’à ses risques et périls, c’est-à-dire qu’il s’exposait à être au retour congédié par son armateur, ou, en cas d’avarie, à se voir refuser toute indemnité par les compagnies d’assurance. On conçoit aisément tout ce qu’avaient de primitif de semblables routes, et combien peu elles étaient à la hauteur des divers perfectionnemens qui s’étaient introduits dans l’art nautique. En somme, on peut dire que la navigation était devenue un admirable instrument dont on ignorait la manière de se servir.
Ce n’est pas que nombre d’esprits ne sentissent vivement le vice radical de cet état de choses, mais il était la conséquence naturelle de l’ignorance des lois qui régissent le système des vents. En effet, pour que le navigateur pût déterminer en connaissance de cause la route la plus avantageuse d’un point à un autre, il lui fallait nécessairement connaître, pour tous les points de l’Océan situés dans les régions à parcourir, les proportions probables de vents favorables et contraires, afin d’éviter les seconds et de rechercher les premiers. De cette façon, ne se préoccupant que secondairement du surcroît de la distance, on eût été sûr de rencontrer, selon toutes probabilités, la plus grande somme possible de bons vents, et par suite de donner à la traversée son minimum de durée. Mais quelle expérience individuelle, si vaste qu’elle fût, pouvait prétendre à une telle universalité, et fournir, pour chaque point de l’immensité des mers, des renseignemens sur ces vents que l’esprit humain est depuis si longtemps habitué à prendre pour type du changement ?
Il faut le dire, on était à cet égard singulièrement en arrière. De temps immémorial, les observations météorologiques recueillies par un navire pendant sa traversée étaient, après le voyage, dispersées et perdues sans profit, ou ensevelies par les plus soigneux dans le poudreux oubli de quelque grenier. Ce sera la gloire du lieutenant Maury d’avoir mis un terme à cet état de choses, grâce à la réalisation d’une idée aussi simple que féconde. Coordonner les journaux des innombrables vaisseaux qui sillonnent incessamment les mers du globe dans toutes les directions ; restituer à ces observations éparses, et par ce seul fait inutiles, la valeur qui leur appartient dans l’ensemble ; conclure de là une méthode aussi certaine que facile pour déterminer la route qui doit réduire chaque traversée à son minimum de durée ; en un mot, donner à chacun l’expérience de tous, telle fut cette idée première, si simple, je le répète, que bien des personnes ne seront frappées que des mérites de l’application. Ajoutons qu’en pareil cas l’exécution est tout, et du reste l’on peut juger de la patiente sagacité, de la pénétration nécessaires pour faire jaillir la lumière de cet amas de faits confus et sans ordre, par le petit nombre d’esprits d’élite qui réussissent dans ces tâches exceptionnelles. On verra tout à l’heure quels furent les admirables résultats de cette heureuse idée ; montrons d’abord Maury à l’œuvre.
Simple officier d’une marine dans laquelle l’ancienneté seule détermine l’avancement, les premières années de sa carrière n’avaient assez naturellement été signalées par aucun événement remarquable[8]. Pourtant dès lors on pouvait voir poindre chez lui l’esprit d’observation qui devait un jour porter de si magnifiques fruits ; c’est ainsi qu’en 1831, doublant le cap Horn sur le Falmouth, dans le grade modeste de passed midshipman, les curieux phénomènes barométriques de ces parages lui avaient fourni la matière d’un mémoire extrêmement intéressant que publia dans son xxvie volume l’American Journal of arts and sciences. Quelques années plus tard, une chute, dont les suites le forcèrent à renoncer à la vie de bord, lui créa des loisirs que n’eût pas comportés une navigation active, et peut-être est-ce à cette circonstance que nous sommes redevables de l’œuvre à laquelle il a attaché son nom. Quoi qu’il en soit, comme rien dans ses ouvrages n’autorise même une conjecture sur l’époque à laquelle a commencé à germer en lui l’idée mère de l’entreprise, comme en même temps jamais auteur n’a plus soigneusement effacé de ses écrits toute trace de personnalité, nous ne prendrons Maury qu’à ses débuts officiels dans sa nouvelle voie.
Sa première démarche auprès du gouvernement des États-Unis remonte à 1842. Le résultat fut une circulaire adressée par le commodore Crane, chef du bureau hydrographique, aux capitaines américains, pour obtenir d’eux la communication des renseignemens nécessaires à la construction des cartes de vents et de courans projetées. Ce premier appel resta sans réponse, on pouvait s’y attendre ; mais, loin de se décourager, Maury s’adressa aux principaux savans et aux diverses institutions scientifiques du pays, ne négligea rien pour s’assurer leur appui, pour les faire entrer dans ses vues ; puis, à défaut du concours de la marine marchande, il se mit à réunir les journaux, en nombre malheureusement trop restreint, que pouvaient lui offrir les navires de guerre. Aussi en 1845 se crut-il à la tête d’une quantité de matériaux suffisante pour reprendre sur de nouveaux frais la construction de ses cartes, interrompue faute de données. Il en livra quelques-unes à la publicité dès 1848 ; mais ce n’était là qu’un premier pas, car Maury sentait l’importance d’éveiller l’attention publique par un résultat pratique, s’adressant, avec l’irrécusable autorité du fait accompli, à l’esprit si positif de ses compatriotes. Il choisit à cet effet la traversée des États-Unis à Rio-Janeiro, pour laquelle les données qu’il possédait lui permirent de déterminer une route singulièrement plus courte et plus avantageuse que celle suivie jusqu’alors par la masse des navigateurs. Restait enfin à se procurer l’indispensable sanction de l’expérience : ce fut le navire W. H. D. C. Wright, capitaine Jackson, de Baltimore, qui eut l’honneur de la donner, et d’ouvrir, en parcourant le premier la nouvelle route, la liste, aujourd’hui si longue, des collaborateurs maritimes de Maury. Parti le 9 février 1848 de Baltimore, ce navire coupait la ligne au bout de vingt-quatre jours, traversée dont la moyenne était auparavant de quarante et un jours !
Un résultat aussi remarquable, promptement suivi de plusieurs autres, ne pouvait manquer de frapper vivement l’esprit de tous les navigateurs américains ; aussi le succès de l’entreprise fut-il dès lors définitivement assuré, et les progrès si rapides, que bientôt le concours de la presque totalité de la marine des États-Unis lui devint acquis. Maury cependant rêvait pour son œuvre une extension bien autrement vaste ; elle lui paraissait avec raison avoir un caractère essentiellement universel, et, fort désormais tant de l’appui de ses concitoyens que de l’importance des résultats obtenus, il engagea le gouvernement des États-Unis à proposer à toutes les nations maritimes l’adoption d’un plan uniforme d’observations nautiques. Cet appel fut entendu, et le mois d’août 1853 vit se réunir à Bruxelles un congrès véritablement international, composé des délégués de tous les principaux états européens, congrès dans lequel, malgré les graves préoccupations politiques du moment, les représentans de la France et de l’Angleterre étaient venus s’asseoir à côté de ceux de la Russie. Maury y représentait naturellement son gouvernement[9].
Sans entrer dans le détail des séances de cette conférence maritime, il nous suffira de dire qu’elle atteignit le but que Maury se proposait, et qu’elle rendit universel le plan d’observations dont il attendait tant de résultats[10]. Revenu aux États-Unis avec la satisfaction d’avoir pleinement recueilli le prix de sa rare persévérance, il put définitivement asseoir son œuvre sur les larges bases qu’il avait adoptées. Les matériaux lui arrivèrent en foule, son atlas se compléta, les cartes qui le composaient se répandirent à profusion, les éditions de son livre se succédèrent rapidement, et son cadre agrandi permit à l’auteur d’y développer, à côté de considérations purement nautiques, nombre de questions physiques du plus haut intérêt.
De toutes les marines étrangères, celle d’Angleterre devait être des premières à s’enrôler dans l’entreprise, et c’est ce qui eut effectivement lieu. Lors de son passage par ce pays, en se rendant au congrès de Bruxelles, Maury avait reçu dans les grands centres maritimes l’accueil le plus chaleureux, et il n’avait pas négligé cette occasion de se mettre en contact direct avec les principaux représentans d’une population dont le concours lui était doublement précieux, tant à cause de la conformité du langage qu’à cause de la haute position commerciale de la nation. Déjà du reste la Hollande avait aussi répondu à l’appel des États-Unis, et Maury y avait trouvé dans le lieutenant Jansen, officier de marine, un collaborateur non moins actif qu’intelligent. Puis étaient venus le Danemark, la Suède, les villes anséatiques, puis d’autres, si bien qu’aujourd’hui, c’est-à-dire quinze ans seulement après l’éclosion de la pensée-mère, l’entreprise dans laquelle s’est traduite cette pensée réunit le concours actif, avoué et protecteur de tous les gouvernemens civilisés de notre globe.
De leur côté, les chiffres confirmaient le succès de l’entreprise par la plus significative de toutes les éloquences : en moins de dix ans, les cartes de Maury s’étaient répandues au nombre de 140,000. Chaque année apportait une nouvelle édition du livre destinée à enregistrer les progrès de l’œuvre et les résultats obtenus, et chaque année des milliers d’exemplaires étaient enlevés par un public impatient. Comment expliquer un semblable succès ? Comment, en un temps relativement aussi court, un résultat si important et si complet avait-il pu être atteint ? C’est que l’idée de Maury répondait à un besoin universellement senti par les marins. On comprenait que si la navigation était arrivée à un haut point de perfection, on était loin de l’utiliser de la manière la plus avantageuse, et l’on comprenait aussi que le temps est un élément commercial aussi positif, aussi tangible, aussi matériel que le prix d’une cargaison. On appréciait d’autant plus vivement ces considérations, que la marine à vapeur, atteignant des traversées de plus en plus longues, introduisait de nouveaux élémens dans la question, et stimulait par une active rivalité l’indolence hors de saison dans laquelle se complaisait depuis trop longtemps la marine à voiles. Certes il ne venait à l’idée de personne d’abandonner cette antique dominatrice de l’Océan ; nul esprit sensé n’eût pu songer à substituer un agent coûteux et exceptionnel au moteur le plus économique et le plus libéralement mis à nos ordres par la nature, et le problème était assez nettement posé pour qu’on y vît deux solutions distinctes, se manifestant par les perfectionnemens indépendans de la voile et de la vapeur. C’est là ce que comprit Maury, et c’est ce qu’il put faire comprendre aux marins de toutes les nations, parce que tous sentaient la nécessité de mettre la navigation à voiles à la hauteur du siècle, en lui faisant produire son maximum d’utilisation.
Il serait injuste de ne pas mentionner ici le concours large et éclairé que Maury a rencontré chez son gouvernement, à partir du moment où l’entreprise revêtit un caractère officiel. Non-seulement le livre des Sailing Directions et l’atlas des Wind and Current Charts furent édités aux frais du gouvernement de l’Union avec un véritable luxe, mais de plus tous les marins américains qui s’enrôlaient parmi les coopérateurs de l’œuvre recevaient en échange ces publications à titre gratuit. Plus tard, cette mesure, déjà si libérale, fut en quelque sorte rendue universelle, et toutes les nations civilisées furent invitées à participer à ces avantages. Enfin chaque année, par une décision du congrès, trois navires durent être armés avec la mission toute spéciale de se consacrer aux recherches que nécessitait la construction des cartes de Maury, et certes c’est là une mesure qui mérite d’être particulièrement signalée, aujourd’hui que les expéditions purement scientifiques deviennent relativement si rares chez les autres nations. En somme, par un ensemble d’actes aussi bien entendus, le gouvernement des États-Unis montrait qu’il savait dignement comprendre la gloire que devait faire rejaillir une œuvre aussi grandiose et aussi féconde sur le pays qui lui avait donné naissance.
Nous nous sommes plu à signaler cette action du gouvernement de Washington, nous avons également fait ressortir le concours que l’esprit public avait prêté au succès de l’œuvre ; mais l’efficacité de ce double appui ne diminue en rien le mérite de celui qui est l’âme de cette entreprise, de celui à qui nous en devons la puissante initiative et le labeur opiniâtre, le lieutenant Maury. Pour apprécier à sa juste valeur le rôle joué par cet homme éminent, que l’on se figure chez nous un officier relégué comme lui dans l’obscurité d’un grade inférieur, voulant mettre à exécution un plan qui nécessite la coopération, non-seulement de l’administration dont il dépend, mais aussi de tous les navigateurs indépendans qui constituent une marine de commerce ; que l’on se représente ce que pourraient être dans de semblables conditions les débuts d’une entreprise obligée avant tout de s’assurer un concours efficace pour pouvoir présenter des résultats garans de son importance, et l’on aura une idée de l’admiration que doivent inspirer l’énergie de volonté et la persévérance infatigable déployées par Maury dans la poursuite de son but. Je l’avoue, lorsque je cherche par quel secret un homme a pu, à lui seul, réaliser en son entier une œuvre internationale aussi universelle, je me rappelle involontairement la réponse de Newton, à qui l’on demandait comment il avait trouvé le système d’attraction qui fait sa gloire, et je me dis que c’est non-seulement en y pensant toujours que Maury a touché le but, mais en y pensant et en y travaillant toujours.
Avant d’exposer les admirables résultats de l’entreprise que nous étudions, il est nécessaire de montrer combien puissamment les progrès de l’architecture navale lui sont venus en aide, grâce à la création de ces merveilleux clippers, lancés d’abord sur l’Océan par l’aventureux esprit des enfans de l’Union, et devenus depuis si nombreux chez toutes les grandes nations commerçantes du globe. Ce nous sera en même temps une occasion d’indiquer nettement les rôles distincts de la voile et de la vapeur dans la navigation commerciale.
Un trait curieux à observer dans l’histoire maritime est que les progrès introduits dans la construction des vaisseaux de guerre et des vaisseaux marchands ont été loin d’être aussi solidaires les uns des autres qu’on pourrait le croire. Que l’initiative en pareille matière vînt de la marine militaire[11], c’est ce qui se conçoit sans peine ; mais le commerce ne la suivait dans cette voie qu’à de longs intervalles. Pendant longtemps la seule qualité prisée dans un navire destiné au transport des marchandises fut d’en admettre le plus possible, et l’on sacrifiait par suite presque complètement la marche au tonnage. Les Américains furent les premiers à saisir le vice de cet état de choses, et, comprenant qu’il était aussi important de transporter vite que de transporter beaucoup, ils se mirent à chercher dans quelle proportion ces deux qualités pouvaient être le plus avantageusement réunies sur le même vaisseau. Nos bâtimens de commerce en étaient encore à leurs formes carrées, si contraires à la marche, que, depuis plusieurs années déjà, nos rivaux transatlantiques avaient affiné leurs carènes et notablement accéléré leurs traversées ; mais c’est surtout dans la construction des clippers que se manifestèrent victorieusement tous les avantages que la navigation devait retirer du nouveau système.
Pour concilier la vitesse du navire avec les exigences spéciales du commerce, on avait promptement reconnu la nécessité d’un tonnage considérable ; aussi les anciens trois-mâts de 1,200 tonneaux, si longtemps à la tête de la marine marchande, ne tardèrent-ils pas à être dépassés et supplantés par des clippers de 2,000, 3,000 et même 4,000 tonneaux. Toutefois ce ne furent pas tant ces dimensions inusitées qui éveillèrent l’attention du monde maritime que les vitesses atteintes par ces nouveaux navires, vitesses si extraordinaires que nombre de marins s’y montrèrent d’abord incrédules. Rappelons d’abord ce que nous avons dit plus haut, qu’un sillage de huit à dix milles nautiques par heure était considéré comme une moyenne de marche satisfaisante, et qu’il était rare de voir un bâtiment de commerce dépasser onze milles, même dans de bonnes conditions : que l’on juge de l’étonnement avec lequel les marins durent accueillir l’annonce de vitesses, non-seulement de douze, mais de quatorze, de quinze milles à l’heure, et même plus ! Du reste on ne saurait à cet égard mieux faire que de citer un ou deux exemples, choisis de préférence dans la navigation du Pacifique, l’océan le plus favorable aux grandes traversées : ainsi nous y voyons en mars 1853 le clipper américain Sovereign of the Seas, se rendant des îles Sandwich à New-York, franchir en dix jours une distance de 5,823 kilomètres, et cela dans des conditions désavantageuses, c’est-à-dire privé d’une partie de son équipage et de sa mâture. Dans cette même traversée, en vingt-deux autres jours, il ne parcourt pas moins de 11,566 kilomètres, c’est-à-dire plus du quart de la circonférence du globe terrestre. Enfin, en cent trente-cinq heures consécutives, il fait 3,089 kilomètres, ce qui lui donne par heure une moyenne de près de 23 kilomètres. Mais voici un autre exemple plus remarquable encore, et peut-être même le plus remarquable que l’on puisse citer, celui du Flying Cloud, qui, dans une traversée des États-Unis en Californie, atteignait pendant vingt-quatre heures consécutives la vitesse de 28,86 kilomètres (15,6 nœuds)[12], ce qui lui donnait pour cette journée sans précédens dans les annales de la navigation un parcours de 374 milles marins ou 692,65 kilomètres !
Quelle modification cette rapidité inconnue introduisait-elle dans la solution économique du problème ? Quel chiffre pouvaient atteindre les bénéfices ainsi obtenus ? Pour en donner une idée, je ne prendrai pas les cas exceptionnels que je viens de citer, mais un clipper de tonnage moyen et de vitesse ordinaire. Le Kate Hooper par exemple, que je vis à San Francisco en 1854, réunissait ces conditions : il n’était que de 1,400 tonneaux, et la plus belle journée qu’il pût citer était de 310 milles marins, c’est-à-dire de près de 13 nœuds à l’heure. Or il n’avait encore fait à cette époque que trois voyages, l’un de Boston à Liverpool, l’autre de Liverpool à New-York, et le dernier de New-York à San-Francisco, et en moins d’un an des 80,000 dollars qu’avait coûté sa construction, 40,000 avaient déjà été remboursés aux armateurs par ces trois voyages !
De semblables résultats justifient pleinement l’ardeur avec laquelle les Américains se sont lancés dans cette voie, ardeur telle qu’aujourd’hui leur marine de long cours n’est presque uniquement composée que de ces clippers. Ce peuple essentiellement pratique a compris que les progrès de la navigation à vapeur, si rapides qu’ils fussent, n’auraient nullement pour effet de faire abandonner la voile, mais au contraire de perfectionner les trajets de mer, quel qu’en fût le moteur, par l’influence d’une concurrence salutaire. Ce qui a lieu sur l’Océan n’est pas sans analogie avec ce que nous voyons sur terre, où la création des chemins de fer n’a nullement tué la navigation intérieure des canaux par exemple ; chaque mode de transport continue à s’opérer dans les conditions économiques qui lui sont propres, et le seul résultat est d’augmenter le mouvement général de la circulation[13]. Posons nettement les faits : dans l’état actuel de la question, pour l’envoi de marchandises à des pays lointains comme l’Australie ou la Californie, l’emploi exclusif de la vapeur est inadmissible au point de vue économique, et cela est si vrai que le Leviathan, cet essai gigantesque dont nous dirons tout à l’heure quelques mots, se propose avant tout le transport des émigrans. Pour d’aussi longues traversées, un steamer est plusieurs fois obligé de renouveler sur la route son approvisionnement de charbon ; de là perte d’argent par le haut prix du combustible en pays étranger, et surtout perte de temps par les relâches et les détours qu’elles imposent, de sorte que la traversée totale du clipper n’est en somme guère plus longue que celle du vapeur[14], tandis que nulle comparaison ne peut être établie entre les deux prix de fret. J’irai plus loin, et je dirai que, lorsque nous verrons à l’œuvre un progrès destiné à se réaliser dans un avenir très prochain, la voile se sera assuré pour de longues années le monopole du transport des marchandises, c’est-à-dire le véritable monopole commercial de la mer, car le mouvement des passagers, si nombreux qu’ils soient, ne sera jamais qu’une faible fraction et comme l’appoint du mouvement des denrées de toute espèce. Le progrès dont je veux parler est l’introduction de la navigation mixte, c’est-à-dire de celle que pratiquent les bâtimens à voiles pourvus d’une hélice, seulement comme moteur auxiliaire. Dans ces navires, la machine, d’une faible puissance, n’occupe qu’un espace restreint, le charbon de même, et ce n’est que pendant une minime portion de la traversée que l’on a recours à cet agent, — lorsque le vent fait défaut, pour franchir une zone de calmes constans, par exemple. Avec de semblables navires, dont l’emploi ne peut tarder à se répandre, tout porte à croire que l’on atteindra la plus heureuse combinaison possible de vitesse et d’économie ; la traversée d’Australie par exemple pourra être ainsi ramenée de soixante-cinq à cinquante jours, peut-être à moins, résultat qui permettra de braver longtemps encore la concurrence des navires obligés d’employer la vapeur pendant la durée entière du trajet.
C’est dans des conditions tout exceptionnelles du reste qu’on a cru possible cette dernière solution du problème, et il convient d’exposer en peu de mots le gigantesque essai tenté par les Anglais dans la construction du Leviathan. L’expérience de la navigation à vapeur semble avoir déterminé un rapport assez simple entre les dimensions du navire et la longueur de la traversée qu’il est appelé à faire sans relâcher : ce rapport est celui d’un tonneau de capacité par mille nautique, de sorte qu’un vapeur de 3,000 tonneaux, par exemple, pourra opérer directement un trajet de 3,000 milles marins. Or, la compagnie décidée à tenter l’expérience ayant choisi la ligne d’Australie à cause de l’immense et rapide développement assuré à cette colonie, on voulut du premier coup, afin de bénéficier autant que possible du bas prix de la houille en Angleterre, réaliser un navire assez grand pour embarquer au départ tout le charbon nécessaire, non-seulement à l’aller, mais aussi au retour. L’ensemble des deux traversées était pour l’Australie de 22,500 milles ; ce fut donc l’énorme tonnage de 22,500 tonneaux que l’on résolut de donner au bâtiment projeté[15] ! Il est impossible de rien préjuger sur une tentative aussi extraordinaire, — alors que le navire est à peine à flot, après un lancement dont chacun a encore présentes à l’esprit les longues et dispendieuses péripéties : l’expérience seule peut prononcer en pareil cas ; mais, vînt-elle même confirmer toutes les espérances de la compagnie, il est permis de penser que l’immense perfectionnement ainsi apporté à la navigation à vapeur n’aurait nullement pour effet de ruiner la marine à voiles, ou de lui enlever le transport des marchandises, dont elle a aux neuf dixièmes le monopole. Le Leviathan n’est en effet guère destiné qu’aux passagers, qu’il cherche à nourrir le moins longtemps possible en abrégeant la traversée par la puissance de ses moteurs, au point de ne mettre que trente-six jours d’Angleterre en Australie : c’est là une spéculation que les frais considérables de ces moteurs rendraient illusoire, si on l’appliquait à des marchandises ; or, répétons-le, les passagers, émigrans ou autres, ne formeront jamais qu’une fraction restreinte d’un grand mouvement maritime. La moitié de ce tonnage prodigieux est d’ailleurs à elle seule employée par le combustible. Enfin qu’on n’oublie pas que ce colosse aura coûté 15 millions, ce qui, avec l’intérêt de cette somme pendant le temps de la construction, portera à 18 millions de francs le total des dépenses ; ces frais sont complètement couverts par un clipper en moins de deux ans : en sera-t-il de même ici ? Nous ne croyons pas que l’importance actuelle de l’émigration australienne permette de l’affirmer.
Il est impossible, en parlant du Leviathan, de ne pas rappeler que c’est à un ingénieur d’origine française, M. Brunel, qu’en est due la conception. Sans reproduire ici le détail si souvent donné de ses principales dimensions, nous nous bornerons à dire que ce géant des mers n’a pas moins de 204 mètres de longueur, ce qui ne fait par exemple que 30 mètres de moins que le Pont-Neuf. Les 30,000 plaques qui forment sa carène, entièrement construite en fer, sont réunies entre elles par des rivets d’un pouce de diamètre, au nombre de trois millions ! Enfin deux machines, l’une à aube, l’autre à hélice, doivent lui assurer une vitesse constante de 28 kilomètres à l’heure, et les roues mises en mouvement par la première de ces machines auront près de 56 mètres de circonférence, c’est-à-dire un diamètre égal à la hauteur de façade des maisons les plus élevées de nos boulevards !
Les considérations qui viennent d’être exposées sur l’avenir réservé à la marine à voiles, et sur son importance trop méconnue, vont nous permettre de mieux apprécier, par l’étude des résultats, l’immense portée commerciale de l’entreprise de Maury. On sait déjà que ces résultats consistent à abréger les traversées en traçant pour chacune d’elles la route sur laquelle les chances de bons vents sont le plus considérables, et nous avons dit que les routes ainsi obtenues, d’après l’expérience de milliers de navigateurs, s’appuyaient sur la masse d’observations la plus imposante qui eût jamais été réunie. Aucune d’elles ne démentit les espérances de l’inventeur ; sur toutes les grandes voies maritimes, la durée des voyages fut diminuée, et les divers centres commerciaux des deux hémisphères furent rapprochés les uns des autres aussi effectivement que si l’on avait diminué les distances qui les séparent.
La première étude de ce genre faite par Maury avait eu pour objet la route des États-Unis à l’Équateur, route d’autant plus importante qu’elle était commune à tous les navires se rendant dans l’hémisphère austral, que leur destination définitive fût le Pacifique, la mer des Indes ou l’Atlantique. De quarante et un jours, cette traversée avait été du premier coup ramenée à vingt-quatre ; elle fut ensuite faite en vingt jours, puis en dix-huit, et certains capitaines croient même pouvoir la faire en quinze ; mais, en nous bornant à la moyenne infiniment plus modeste de trente et un jours[16], ce n’en est pas moins un gain de temps de 25 pour 100. D’autres résultats non moins brillans vinrent rapidement s’ajouter au premier. Ainsi la traversée des États-Unis en Californie exigeait en moyenne plus de cent quatre-vingts jours ; à partir du moment où Maury en fit l’objet de ses études, cette moyenne annuelle fut ramenée d’abord à cent trente-cinq jours ; puis ce résultat lui-même se perfectionna à son tour, si bien qu’aujourd’hui nombre de clippers sont arrivés à un chiffre de cent jours, et même l’un d’eux, le Flying-Fish, venant de New-York, a mouillé le quatre-vingt-douzième jour sur rade de San Francisco. Il serait aisé de multiplier ces exemples, dont nous nous bornerons à citer le plus remarquable, la traversée d’Australie. D’Angleterre à Sydney, un navire, guidé par les anciennes instructions de navigation, ne mettait naguère encore pas moins de cent vingt-cinq jours. C’était la moyenne ordinaire de l’année. Le retour était d’une durée à peu près égale, de sorte que le voyage total était d’environ deux cent cinquante jours. Lorsque Maury passa en Angleterre lors du congrès de Bruxelles, il promit aux marins et aux négocians anglais, pour prix de leur concours à son entreprise, de diminuer d’au moins un mois la traversée d’Australie, et d’apporter une réduction encore plus considérable à la traversée de retour. C’eût été tout simplement supprimer le quart de la distance qui séparait le royaume-uni de sa riche colonie. Un peu plus tard, ses notions sur cette route s’étant complétées, il signala hautement aux marins l’immense avantage qu’il y avait à faire du voyage d’Australie une véritable circumnavigation du globe, c’est-à-dire à doubler le cap de Bonne-Espérance en venant d’Europe, pour opérer ensuite son retour par le cap Horn. L’ensemble de ces deux traversées, ce tour du monde, disait-il, s’effectuerait en cent trente jours, et même moins, au lieu des deux cent cinquante jours nécessaires auparavant. Effectivement, peu après, sa prédiction accomplie ne tarda pas à montrer des navires se rendant en vingt jours de Port-Philip au méridien du cap Horn, puis, en quarante ou quarante-cinq jours, de là aux États-Unis. Ici le bénéfice en temps était de 50 pour 100, et Maury avait de plus la gloire de l’avoir prévu et prédit.
Évaluons maintenant en argent cette économie de temps. Il faut pour cela connaître dans les grands voyages de mer le prix moyen du fret par tonneau et par jour, et le prendre naturellement pour les durées des traversées avant qu’elles n’aient subi les réductions qui viennent d’être indiquées. Or, d’après Maury, entre l’Europe et les États-Unis, le fret moyen du tonneau, tant pour l’aller que pour le retour, est d’environ 5 dollars (27 fr. 10 cent.), ce qui, pour l’ancienne traversée de quarante jours, donnerait le prix de 68 centimes par tonneau et par jour. Des États-Unis à Rio-Janeiro, le tonneau revient à peu près à 8 dollars pour l’ancienne moyenne de quarante-cinq jours, et par suite à 96 centimes par jour. Des États-Unis et d’Europe en Australie, nous avons vu les navires qui ne se guidaient pas par les méthodes de Maury mettre cent vingt-cinq jours environ, ce qui, avec un fret de 25 dollars ou 135 francs, donne par tonneau et par jour 1 fr. 8 cent. Enfin la traversée de Californie, la plus longue de celles que nous avons citées, était en moyenne de cent trente-trois jours par l’ancienne route ; le tonneau y revenait à 25 ou 30 dollars, de sorte que le prix par jour variait de 1 franc à 1 fr. 20 cent.
Voici donc quatre prix, pour des traversées placées dans des conditions différentes, qui nous montrent que le fret moyen par tonneau et par jour est d’autant plus élevé que la longueur ou la durée du voyage est plus considérable. Ces données nous permettent d’asseoir une évaluation suffisante pour le but que nous nous proposons. Prenons, par exemple, la traversée d’Australie, admettons que le tonnage moyen des navires engagés dans cette ligne soit de 500 tonneaux (il est en réalité d’environ 700); ne prenons de même que 1 franc par tonneau et par jour pour prix du fret, au lieu de 1 fr. 8 cent. ; enfin, pour rester partout en-deçà de la vérité, ne faisons entrer en ligne de compte qu’une réduction de vingt jours sur la traversée : il résultera de là que chaque navire aura réalisé, dans sa seule traversée d’aller, une économie nette de 10,000 francs. Partant de ce chiffre, si nous estimons, avec Maury, à dix-huit cents, sans distinction de pavillon, le nombre des navires se rendant annuellement des ports de l’Atlantique septentrional en Australie, nous aurons à la fin de l’année pour ce commerce un bénéfice évident de 18 millions de francs.
Ne considérons maintenant que la marine des États-Unis. Son tonnage total, d’après les documens officiels, est de 4,803,000 tonneaux. Ce n’est probablement pas exagérer que de supposer 2 millions de ces tonneaux employés à des voyages de long cours, et par suite en position de bénéficier des méthodes de Maury. La moyenne des quatre frets que nous avons cités par tonneau et par jour est de 95 centimes ; qu’on la réduise même à 80 centimes ; enfin supposons l’économie en temps du voyage moyen de dix jours, chiffre considérablement au-dessous de la vérité, et doublons cette économie tenir compte des traversées d’aller et de retour : nous n’aurons ainsi pas moins de 32 millions de francs, gagnés par le seul effet pour des perfectionnemens dus aux travaux de Maury.
Des résultats qui peuvent se traduire par de tels chiffres n’ont besoin d’aucun commentaire. Pourtant l’entreprise qui les a produits n’en est encore, on peut le dire, qu’à ses débuts, et, bien que ne remontant effectivement pas à plus de dix années, déjà elle est parvenue à réunir le concours de toutes les nations maritimes du monde civilisé. On a vu par quel prodige de volonté Maury avait réussi au-delà de toutes les espérances, mais ce ne lui fut pas un moindre mérite que d’avoir compris combien l’opportunité viendrait en aide à son succès, et c’est ce qu’il importe de bien indiquer. S’il est en effet quelque chose de constant à toutes les époques, ce sont certes les tribulations proverbiales par lesquelles sont condamnés à passer les inventeurs. Qu’une idée quelconque finisse par conquérir victorieusement sa place dans le monde de l’intelligence et à doter l’humanité du bienfait de ses applications pratiques, chaque fois l’histoire de son laborieux enfantement nous présentera les mêmes phases presque invariablement identiques : indifférence de l’esprit public, négation des résultats, délais sans fin, importance contestée, expériences défigurées, il semble qu’on répète les phrases stéréotypées d’un formulaire, et toujours, au premier rang de ces obstacles sans nombre, se retrouve cette tendance naturelle à l’homme de s’attacher à ce qui est, tendance qui constitue le pouvoir à la fois si vague et si tenace de la routine. La remarquable exception à laquelle Maury dut, au moins en partie, d’être exempté de ces épreuves qui forment trop souvent le lot amer de l’inventeur mérite d’être hautement signalée, car l’on ne saurait donner de démonstration plus évidente de l’importance et de l’utilité de son entreprise.
Nous n’avons indiqué encore qu’une des faces de l’œuvre de Maury, celle qui s’adresse au public spécial des navigateurs. Il en est une autre, d’un caractère différent et d’un intérêt plus général, dans laquelle l’auteur américain se révèle avec toutes les qualités d’un savant de premier ordre unies aux inspirations philosophiques les plus élevées ; ces nouveaux résultats, non moins grandioses dans le domaine de l’intelligence que ceux qui viennent de nous occuper dans le domaine de l’industrie, seront l’objet d’une prochaine étude.
- ↑ Cette inexactitude était volontaire, et le motif en est curieux, car c’était pour compenser la variation de l’aiguille aimantée que l’on altérait ainsi les latitudes, ce qui donnait une sorte de carte magnétique singulièrement bizarre et compliquée.
- ↑ Le célèbre atlas de Daprès de Mannevilette lui-même en renferme encore quelques-unes.
- ↑ Ces instrumens étaient non-seulement inexacts, mais de plus singulièrement incommodes ; ainsi l’astrolabe était un cercle gradué suspendu verticalement entre les mains de l’observateur, et l’angle du diamètre horizontal avec le diamètre suivant lequel on visait l’astre donnait la hauteur de ce dernier, de sorte que le poids de l’instrument était une garantie de son exactitude, ou, en d’autres termes, qu’il était d’autant meilleur qu’il était moins maniable. Une astrolabe pesait de 6 à 7 kilogrammes ; un cercle à réflexion actuel pèse de 4 à 500 grammes. Quant à l’arbalète, jamais nom métaphorique ne fut mieux justifié par une forme et par des dimensions exagérées (1m, 1m30, et même plus) dont s’amuseraient fort nos marins d’aujourd’hui.
- ↑ La théorie de la lune eût pu, avant l’invention des chronomètres, fournir un moyen de déterminer les longitudes, et c’est même un des procédés en usage aujourd’hui ; mais les mouvemens de cet astre étaient alors si imparfaitement connus, que bien plus tard Bouguer (dans son édition de 1792, revue par Lacaille et Lalande) dit que l’on ne doit pas se flatter de pouvoir ainsi déterminer sa longitude à plus de deux ou trois degrés près.
- ↑ Je parle ici de lieues marines de 5556m, et non de la lieue ordinaire de 4000m.
- ↑ Cité par Maury dans ses Sailing Directions.
- ↑ Nous passons nécessairement sous silence bien des détails curieux, qui, tout en rentrant indirectement dans notre sujet, nous entraîneraient au-delà des limites que nous nous sommes imposées. L’éclairage des phares est dans ce cas : les puissans réflecteurs que chacun a pu admirer à la dernière exposition universelle sont, on le sait, d’une date assez récente, et la découverte de ces précieux appareils est une de celles qui font le plus honneur à notre pays ; mais on ne sait pas assez combien était misérable ce qui a précédé l’état actuel. Le marin qui franchit de nuit cette Manche, aujourd’hui si splendidement illuminée par la prévoyance de deux gouvernemens, ignore que dans le siècle dernier ces feux étaient d’une si faible portée, que les ordonnances de nos ports obligeaient les habitans dont les fenêtres donnaient sur la mer à fermer leurs volets le soir, s’ils allumaient une chandelle, afin que les navires ne confondissent point le phare avec la chandelle. En 1780, une pétition de la ville de Dieppe cite plusieurs méprises de ce genre, et parle, entre autres, d’un navire jeté à la côte pour avoir ainsi confondu avec le feu de la jetée une simple lanterne portée par une femme.
- ↑ Maury est Virginien, et nous citons ce fait, en apparence insignifiant, parce que les Américains ont remarqué que l’état de Virginie avait donné naissance à la plupart de leurs hommes supérieurs.
- ↑ Les autres membres de ce congrès étaient : Belgique, MM. Quetelet, directeur de l’observatoire royal, et Lahure, capitaine de vaisseau ; Danemark, M. Rothe, capitaine-lieutenant de la marine royale ; France, M. Delamarche, ingénieur hydrographe de la marine impériale ; Grande-Bretagne, MM. Beechey, capitaine de la marine royale, et James, capitaine au corps royal du génie ; Norvège, M. Nils Ihlen, lieutenant de la marine royale ; Pays-Bas, M. Jansen, lieutenant de la marine royale ; Russie, M. Gorkovenko, capitaine-lieutenant de la marine impériale ; Suède, M. Pettersson, premier lieutenant de la marine royale.
- ↑ L’esprit élevé qui a présidé aux délibérations de Bruxelles se révèle dans les paroles suivantes, que l’on est heureux de pouvoir citer : « La conférence croirait manquer à ses devoirs si elle terminait ce rapport sans tâcher d’assurer à ces observations une protection qui les mette à l’abri des chances de la guerre, et telle que la science doit en attendre de toute nation éclairée. Elle demande pour ces documens les privilèges accordés en temps de guerre aux bâtimens qui font des voyages de découvertes ou des campagnes scientifiques. Elle espère que les ardeurs de la guerre n’interrompront pas ces relations scientifiques, jusqu’à ce que l’Océan soit tout entier tombé dans le domaine des recherches philosophiques, et qu’un système d’investigations soit étendu comme un réseau sur toute sa surface, au bénéfice du commerce et de la navigation, ainsi que de la science et de l’humanité. »
- ↑ On ne sait pas assez que pendant longtemps les perfectionnemens de l’architecture navale militaire sont partis de France, et que dans le siècle dernier ceux de nos vaisseaux que les hasards de la guerre faisaient tomber entre les mains des Anglais étaient immédiatement copiés par eux. Il en a été ainsi par exemple du 74 l’Invincible, pris en 1747, du 84 le Foudroyant, pris en 1758 ; même plus tard, dans les guerres de la révolution et de l’empire, nous les voyons reproduire également la Pomone, prise en 1794, et le Tonnant, resté en leur pouvoir après le combat d’Aboukir. (History of naval architecture, by John Fincham, London, 1851.)
- ↑ La vitesse des trains de marchandises sur nos chemins de fer est de 26 kilomètres à l’heure.
- ↑ La lutte des chemins de fer et des canaux formerait dans l’histoire industrielle de notre temps un chapitre aussi intéressant que fécond en enseignemens économiques. Au point de vue qui nous occupe, cette lutte présente avec la rivalité de la voile et de la vapeur sur mer un point de ressemblance qu’il importe de signaler. De même que l’apparition du steamer a forcé l’ancien trois-mâts à se régénérer, de même la création des voies ferrées a obligé les administrations de canaux à perfectionner leurs modes de transport, à transformer leur matériel et à le mettre en harmonie avec les divers progrès de l’industrie. C’est ainsi que certains canaux du nord par exemple, sur lesquels l’emploi des remorqueurs à vapeur s’est généralisé, nous offrent un accroissement de mouvement inconnu aux canaux restés fidèles à l’antique bélandre traînée par des chevaux. Voici du reste, pour la dernière période décennale commençant à 1846, la valeur des droits perçus par le gouvernement français sur la navigation intérieure ; on y verra, ainsi que nous l’avons avancé, que la concurrence des chemins de fer, loin d’anéantir la circulation des canaux, ne l’a par le fait en rien diminuée :
1846 9,144,401 fr. 1852 10,359,563 fr. 1847 9,678,166 1853 10,683,407 1848 6,866,236 1854 9,557,488 1849 8,030,253 1855 10,400,400 1850 9,224,337 1856 11,008,679 1851 9,388,144 Nul doute que cette importante navigation ne prenne un bien autre développement le jour où l’on accordera les réductions de tarifs si impérieusement réclamées par les circonstances actuelles.
- ↑ Tout dernièrement encore nous avons pu voir en Angleterre, lors de l’envoi des troupes destinées à comprimer l’insurrection de l’Inde, de nombreux paris engagés dans tout le royaume sur les traversées des clippers comparées à celles des vapeurs.
- ↑ Les Anglais ont toujours aimé les interprétations positives des textes sacrés ; aussi n’est-on pas étonné de voir l’illustre Newton calculer gravement les dimensions de l’arche de Noé, et lui donner un tonnage du 18,531 tonneaux. Un autre commentateur, l’évêque Wilkins, arrive au chiffre de 21,761 tonneaux. Certains journaux anglais ont signalé complaisamment la supériorité des dimensions de l’arche du xixe siècle.
- ↑ C’était celle des premiers temps de la nouvelle route, alors que la navigation n’en était pas suffisamment connue ; aujourd’hui ce chiffre est certainement trop fort.