Le Petit vieux des BatignollesE. Dentu (p. 257-272).

UNE DISPARITION

I

Il y a bien peu de temps de cela, c’était autant dire hier, un dimanche, sur les quatre heures du soir, tout le quartier du Marais était en émoi.

On racontait qu’un des plus honorables négociants de la rue du Roi-de-Sicile avait disparu et que toutes les recherches faites pour le retrouver restaient infructueuses.

Dans toutes les boutiques des environs, on commentait cet événement bizarre ; il y avait des groupes sur la porte de toutes les fruitières ; à chaque moment, quelque ménagère arrivait, effarée, apportant de nouveaux détails.

L’épicier du coin avait, ce jour-là, les meilleures et les plus fraîches nouvelles, les plus exactes aussi, les tenant de la propre bouche de la cuisinière de la maison.

— Donc, disait-il, c’était hier soir après le dîner, M. Jandidier, notre voisin, est descendu à sa cave pour chercher une bouteille de vin, et on ne l’a plus revu : disparu, évanoui, évaporé !

Il arrive comme cela, de temps à autre, qu’on entend parler de disparitions mystérieuses, le public s’émeut et les gens prudents achètent des cannes à épée.

La police entend ces bruits ridicules et elle hausse les épaules. C’est qu’elle connaît l’envers de ces canevas si bien brodés. Elle cherche, et elle trouve, au lieu de naïfs mensonges, la vérité ; au lieu de romans, de tristes histoires.

Cependant, jusqu’à un certain point, l’épicier de la rue Saint-Louis disait vrai.

En effet, depuis tantôt vingt-quatre heures, M. Jandidier, fabricant de bijoux faux, n’avait pas reparu à son domicile.

M. Théodore Jandidier était un homme de cinquante-huit ans, très-grand, très-chauve, d’assez bonnes manières, qui avait fait dans le commerce une fortune considérable. Il avait de côté, disait-on, en actions ou en rentes, une vingtaine de mille livres de revenu et sa maison lui rapportait bon an mal an cinquante mille francs. Il était aimé et estimé dans son quartier, et justement, sa probité était au-dessus du soupçon, ses mœurs étaient sévères. Marié tard avec une de ses parentes sans fortune, il l’avait rendue parfaitement heureuse. Il possédait une fille unique, jolie et gracieuse, nommée Thérèse, qu’il adorait. Elle avait dû épouser le fils aîné du banquier Schmidt, — de la maison Schmidt, Gubenheim et Worb, — M. Gustave ; mais ce mariage avait manqué sans qu’on sût pourquoi, car les jeunes gens s’aimaient éperdûment. On prétendait, dans le cercle des Jandidier, que le papa Schmidt, qui tondrait sur un œuf, c’est connu, avait exigé une dot bien au-dessus des moyens du négociant.

Prévenu par la rumeur publique, qui allait grossissant d’heure en heure, la commissaire de police dut se transporter au domicile de celui qu’on appelait déjà la victime, afin d’avoir des renseignements certains.

Il trouva madame et mademoiselle Jandidier plongées dans une telle douleur, qu’à grand’peine, il put recueillir la vérité. Enfin, voici ce qu’il apprit :

La veille, un samedi, M. Jandidier avait dîné comme d’ordinaire avec sa famille, sans grand appétit toutefois, ayant, disait-il, un assez violent mal de tête.

Après le dîner, il était descendu dans ses magasins, avait donné quelques ordres et s’était mis à son bureau.

À six heures et demie, il était remonté et avait annoncé à sa femme qu’il allait faire un tour de promenade.

Et il n’avait pas reparu !…

Ces détails notés soigneusement, le commissaire pria madame Jandidier de vouloir bien l’entendre seule quelques minutes. Elle fit un signe d’assentiment, mademoiselle Thérèse sortit.

— Vous me pardonnerez, madame, dit alors le commissaire de police, la question que je vais vous adresser. Savez-vous si votre mari n’avait pas, hors de chez lui… encore une fois, excusez-moi !… quelque liaison ?

Madame Jandidier se dressa tout d’une pièce, la colère séchait ses larmes.

— Il y a vingt-trois ans, monsieur, que je suis mariée ; mon mari n’est jamais rentré après dix heures.

— Votre mari, madame, reprit-il, avait-il l’habitude d’aller à quelque cercle, à quelque café ?

— Jamais, je ne l’aurais pas souffert.

— Portait-il ordinairement des valeurs sur lui ?

— Je ne sais, je m’occupais de mon ménage et non des affaires…

Impossible de rien tirer de plus de cette altière bourgeoise qu’égarait sa douleur.

Sa mission remplie, le commissaire crut devoir adresser à la pauvre femme quelques banales consolations.

Mais en se retirant, après une enquête dans la maison, il était fort inquiet et commençait à soupçonner un crime. Le soir même, le parquet était saisi de l’affaire, et un des plus adroits agents de la police de sûreté, Rétiveau, plus connu rue de Jérusalem sous le nom de maître Magloire, était lancé sur les traces de M. Jandidier, muni d’une excellente photographie du négociant.

II

Le lendemain même du jour où avait disparu M. Jandidier, maître Magloire se présentait au Palais de Justice afin de rendre compte de ses démarches au juge d’instruction chargé de l’affaire.

— Vous voilà, monsieur Magloire, dit le magistrat ; vous avez donc appris quelque chose ?

— Monsieur, je suis sur la piste.

— Parlez !

— Pour commencer, monsieur, ce n’est pas à six heures et demie que M. Jandidier est sorti de chez lui, mais bien à sept heures juste.

— Juste !

— Parfaitement. J’ai été renseigné par un horloger de la rue Saint-Denis, qui a une certitude, parce qu’en passant devant son magasin M. Jandidier a tiré sa montre pour voir si elle marchait exactement comme le cadran qui est au-dessus de la porte. Il avait à la bouche un cigare non allumé. Cette dernière circonstance connue, je me suis dit : Je le tiens ! il allumera bien son cigare quelque part. Je raisonnais juste ; il est entré prendre du feu chez une débitante du boulevard du Temple qui le connaît bien. Ce qui fixe les souvenirs de cette femme, c’est que lui qui fume toujours des cigares d’un sou, il a acheté des londrès.

— Quelle était son attitude ?

— Il avait l’air préoccupé, m’a dit la marchande. C’est par elle que j’ai su qu’il allait souvent au café Turc. J’y suis entré et on m’a affirmé l’y avoir vu samedi soir. Il a pris deux petits verres et s’est entretenu avec des amis. Il paraissait triste. Ces messieurs, m’a dit le garçon, ont causé tout le temps d’assurances sur la vie. À huit heures et demie, notre homme a quitté le café avec un de ses amis, négociant du quartier, M. Blandureau. Vite, je me suis transporté chez ce monsieur, qui m’a répondu avoir remonté le boulevard avec M. Jandidier, lequel l’a quitté au coin de la rue Richelieu, prétextant une affaire. Il n’était pas dans son assiette et semblait assiégé des plus tristes pressentiments.

— Jusqu’ici, très-bien ! murmura le juge.

— En quittant M. Blandureau, je suis allé rue du Roi-de-Sicile, pour savoir, de quelqu’un de la maison, si M. Jandidier n’a pas des clients, des amis, une maîtresse ; rue Richelieu, il n’y a que son tailleur. À tout hasard, je me suis présenté chez ce tailleur. Il a vu notre homme samedi. M. Jandidier est monté chez lui après neuf heures, pour se commander un pantalon. Pendant qu’on lui prenait mesure, il s’est aperçu qu’un des boutons de son gilet allait tomber, et il a demandé qu’on le recousit. Pour cette petite réparation, il a dû ôter son paletot, et comme en même temps il retirait ce qui se trouvait dans la poche de côté, le tailleur a distingué plusieurs billets de banque de cents francs.

— Ah ! voilà un indice ! Il avait une somme importante sur lui.

— Importante, non ; mais assez forte. Le tailleur l’évalue à douze ou quatorze cents francs.

— Poursuivez, fit le juge d’instruction.

— Pendant qu’on réparait son gilet, M. Jandidier s’est plaint d’une indisposition subite et a envoyé un petit garçon qui se trouvait là, chercher une voiture. Il avait, disait-il, à aller chez un de ses ouvriers qui demeurait fort loin, près de la halle aux vins. Malheureusement le petit bonhomme avait oublié le numéro de la voiture. Il se souvenait seulement qu’elle avait les roues jaunes et était attelée d’un grand cheval noir. Cela se retrouve. Une circulaire expédiée à tous les loueurs m’a remis sur la trace. J’ai su ce matin que la voiture portait le n° 6,007. Le cocher interrogé se souvient fort bien avoir été arrêté samedi soir, vers neuf heures, rue Richelieu, par un petit garçon et avoir attendu dix minutes devant la maison Gouin. Le signalement du bourgeois qui l’a pris est celui de notre homme et il a reconnu la photographie entre cinq différentes que je lui présentais.

Maître Magloire s’arrêta. Il voulait jouir de la satisfaction approbative qu’il lisait sur la figure du magistrat.

— M. Jandidier, reprit-il, s’est fait conduire en effet près de la halle au vins, rue d’Arras-Saint-Victor, 48. Dans cette maison demeure un ouvrier qui travaille pour M. Jandidier, un nommé Jules Tarot.

La façon dont maître Magloire prononça ce nom devait éveiller et éveilla l’attention du juge d’instruction.

— Vous avez des soupçons ? demanda-t-il.

— Pas précisément, mais enfin voilà la chose. M. Jandidier a renvoyé sa voiture rue d’Arras et est monté chez Tarot vers dix heures. À onze heures, le patron et l’ouvrier sont sortis ensemble. L’ouvrier n’est rentré qu’à minuit, et moi je perds ici la trace de mon homme. Naturellement je n’ai pas interrogé Tarot dans la crainte de le mettre sur ses gardes.

— Qu’est-ce que ce Jules Tarot ?

— Un ouvrier nacrier, c’est-à-dire, qui polit des coquilles à la meule pour leur donner une irisation parfaite. C’est un garçon habile, et aidé par sa femme, à laquelle il a appris son état, il peut gagner jusqu’à cent francs par semaine.

— Ce sont des ouvriers aisés, alors ?

— Eh ! non. Ils sont jeunes tous les deux, ils n’ont pas d’enfants, ils sont Parisiens, et dame ! ils s’amusent. Le lundi emporte régulièrement tout ce qu’apportent les autres jours.

III

Deux heures après le rapport de maître Magloire, la police se transportait chez Jules Tarot pour procéder à une perquisition.

À l’aspect des agents, l’ouvrier nacrier et sa femme devinrent plus pâles que des morts et furent pris d’un tremblement nerveux qui ne pouvait échapper à l’œil exercé de maître Magloire. Cependant les plus minutieuses recherches n’ayant rien fait découvrir de suspect, la police allait se retirer, lorsque l’agent de la sûreté surprit le regard de la femme Tarot arrêté plein d’anxiété sur une cage suspendue près de la fenêtre.

Ce fut un trait de lumière. En moins de rien Magloire eut décroché et démonté la cage. Entre les planches du fond se trouvaient douze billets de 100 francs.

Cette découverte parut atterrer l’ouvrier. Quant à sa femme, elle se mit à pousser des cris terribles, affirmant qu’elle et son mari étaient innocents.

Arrêtés et conduits au Dépôt, ils furent le jour même interrogés par le juge d’instruction. Leurs réponses furent absolument identiques.

Ils reconnaissaient avoir reçu dans la soirée de samedi la visite de leur patron. Il leur avait paru si souffrant qu’ils lui avaient offert de prendre quelque chose, ce qu’il avait refusé. Il était venu, leur dit-il, pour une commande importante, et pour proposer à Tarot de s’en charger seul, en prenant des ouvriers. Tarot et sa femme avaient répondu qu’ils ne le pouvaient faute d’avances. Alors le patron avait dit : — « Qu’à cela ne tienne, je vous fournirai de l’argent ; » — et aussitôt il avait déposé sur la table douze billets de cent francs.

À onze heures, M. Jandidier demanda à son ouvrier de le reconduire ; il devait se rendre, disait-il, au faubourg Saint-Antoine. Et, en effet, Tarot l’avait accompagné jusqu’à la place de la Bastille, en traversant la passerelle de Constantine et en longeant le canal.

Au mari comme à la femme, le juge d’instruction posa cette question si naturelle :

— Pourquoi aviez-vous caché cet argent ?

Ils eurent la même réponse.

Le lundi matin, ayant appris la disparition de M. Jandidier, ils avaient été saisis d’effroi. Tarot avait dit à sa femme :

— Si on sait que le patron est venu, que j’ai traversé la passerelle et suivi le bord du canal avec lui, je serai compromis. Si jamais on trouvait cet argent entre nos mains, nous serions perdus.

La femme alors avait voulu brûler les billets, mais Tarot s’y était opposé, se proposant de les rendre plus tard à la famille.

Cette explication était raisonnable et plausible, sinon probable, mais ce n’était qu’une explication. L’arrestation de Tarot et de sa femme fut maintenue.

IV

Huit jours plus tard, le juge d’instruction était dans les plus grandes perplexités. Trois nouveaux interrogatoires n’avaient pas formé sa conviction.

Tarot et sa femme étaient-ils innocents ? S’étaient-ils simplement merveilleusement entendus pour soutenir une fable probable ?

Le magistrat ne savait quel parti prendre, lorsqu’un matin un bruit étrange lui arriva. La maison Jandidier venait de suspendre ses payements. Un agent, mis en campagne, rapporta les plus singuliers renseignements.

M. Jandidier, qu’on croyait si riche, était ruiné, mais ruiné absolument, et depuis trois ans il ne soutenait son crédit qu’à force d’expédients. On n’avait pas trouvé mille francs chez lui, et son échéance de fin de mois s’élevait à soixante-sept mille cinq cents francs.

L’austère négociant jouait à la Bourse, le mari vertueux avait une maîtresse.

Le juge d’instruction achevait de prendre connaissance de ces détails, lorsque maître Magloire apparut, pâle, tout essoufflé :

— Vous savez, monsieur, cria-t-il dès le seuil.

— Tout !

— Tarot est innocent |

— Je le crois, et cependant, cette visite… comment expliquez-vous cette visite ? | Magloire hocha tristement la tête.

— Je ne suis qu’un sot, dit-il, et Lecoq vient de me le prouver. Au café Turc, M. Jandidier parlait d’assurances sur la vie. Là était le nœud de l’affaire. Jandidier était assuré pour 200,000 francs, et les compagnies, en France, ne payent pas après un suicide ; monsieur le juge comprend-il ?

V

Grâce à M. Gustave Schmidt, qui épousera le mois prochain mademoiselle Thérèse Jandidier, la maison Jandidier n’a pas été mise en faillite.

Tarot et sa femme, remis en liberté, ont été établis par le même M. Gustave, et ne font plus le lundi.

Mais qu’est donc devenu M. Jandidier ? Mille francs de récompense à qui donnera de ses nouvelles.