Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 293-297).


Ils avaient perdu le souvenir de leurs ennemis. (page 293)

CHAPITRE xxii

COMBAT NAVAL


Une grêle de balles s’abattit sur les radeaux. Des cris de douleur retentirent, et les humains supérieurs se turent instinctivement. Ils avaient totalement perdu le souvenir de leurs ennemis et de l’état de guerre où ils se trouvaient. Les mastodontes et les voiles, cependant, reçurent la plus grosse part de la volée. Les premiers se secouèrent comme s’ils avaient été chatouillés par des mouches, et les secondes prirent l’aspect d’écumoires. Cette manifestation eut cependant le pouvoir de remettre les choses au point, et rendre à chacun le sens exact de la situation.

— Tout le monde à son poste de combat ! commanda Kerbiquet.

L’ordre fut traduit par Phocas de Haute-Lignée ; les Sous-Terriens saisirent leurs armes, et gagnèrent les places qui leur avaient été assignées autour des radeaux. Wilhelmine et Margaret, ainsi que le petit Satrama, durent rentrer dans l’abri. Francken monta vers son artillerie ; il y fut porté, plutôt, car sa blessure ne lui permettait aucune gymnastique, et il se disposa, l’âme joyeuse, à faire enfin parler les canons.

Mais ceux-ci ne devaient décidément pas, au cours de cette campagne, faire entendre leur grosse voix.

La fusillade n’avait, en effet, duré que quelques secondes. Puis on avait entendu une véritable tempête de cris forcenés, et les gens de la flottille avaient pu voir les Kra-las jeter leurs armes et se lancer à la mer, leur élément.

Les monstres avaient enfin compris de quelle façon Van de Boot et sa compagne s’étaient joués d’eux, et la fureur avait empli tout à coup leurs âmes bestiales.

Ils arrivaient par milliers à la poursuite des radeaux, et c’était un combat féroce qui se préparait, au cours duquel les brutes n’auraient plus de fusils, sans doute, mais où elles auraient le nombre, et leur force musculaire à peu près inépuisable.

Et si l’on pouvait espérer qu’elles ne gagneraient pas de vitesse la flottille, il fallut rapidement renoncer à cet espoir. Les gorilles amphibies filaient dans les flots avec une vélocité surprenante. Leurs mouvements de nage les poussaient en avant par bond de quinze mètres, et il fut bientôt certain que le corps à corps ne serait pas évité.

Kerbiquet commanda des feux de salve dans le troupeau, puis un feu à volonté plus meurtrier encore. De grands corps verdâtres flottèrent sur les eaux ensanglantées, des rugissements de douleur s’entendirent, mais rien n’interrompit l’élan des monstres, à présent dominés par la rage, et en qui réapparaissait l’ancien appétit de carnage, depuis si longtemps inassouvi.

Aucun des Kra-las ne savait exactement pourquoi il se ruait vers l’ennemi ; la possession de Van de Boot et de sa fille adoptive n’avait plus rien qui les intêressât, puisque les humains supérieurs avaient donné ce qu’ils en prétendaient tirer. Mais leur intelligence était assez développée pour qu’ils sentissent la honte d’avoir été pris pour dupes, et un furieux désir de vengeance les poussait, ainsi que leur vieille haine contre les habitants des Républiques Centrales.

Et le contact eut lieu. Il fut d’une violence extrême, et couvrit en quelques instants la mer de cadavres. Les Sous-Terriens, en voyant approcher leurs ennemis, avaient jeté derrière eux leurs carabines, et s’étaient mis à plat ventre, les poignards empoisonnés à la main. Et aussitôt qu’apparaissaient un bras, une rangée de griffes, une piqûre immobilisait un monstre. Mais il en arrivait toujours, et les terribles dagues ne faisaient plus que s’élever et s’abattre, ayant à peine le temps de frapper tout ce qui venait quêter la mort.

Les flots présentaient un grouillement affreux. Les Kra-las vivants se jetaient à l’attaque en glissant contre ceux qui ne l’étaient plus. Bientôt, le nombre des cadavres fut tel qu’ils formèrent une couche, un terrain solide, une île véritable entourant les radeaux, et sur laquelle les assaillants pouvaient marcher sans l’enfoncer. C’était hideux et effrayant. Kerbiquet, le président, Francken et Van de Boot, qui, de temps en temps plaçaient une balle de revolver, contemplaient cette inqualifiable boucherie sans pouvoir parler, et l’horreur dans les yeux, bien qu’ils se fussent attendus à toutes les monstruosités.

Tout à coup, la ruée gigantesque cessa. La couche des corps étendus sur l’eau perdit le glissement affreux qu’elle gardait depuis le commencement de la bataille, et qui lui donnait l’aspect d’un amas de reptiles en fureur.

Sur les radeaux, tout le monde se regardait avec surprise. Quel piège cachait cette immobilité soudaine, succédant à une invraisemblable folie de mouvement ?

On le sut bientôt.

Malgré le poids de ses poutres assemblées, malgré le poids des hommes qu’il portait, malgré l’effroyable pesanteur du mastodonte campé au centre, le radeau des humains supérieurs fut soulevé d’un bout, tandis que le bord opposé s’enfonçait dans la mer et faillit chavirer.

Les Sous-Terriens plongèrent d’un seul mouvement, leur poignard à la main, et le massacre, interrompu un instant, reprit avec une violence nouvelle, sous l’eau, cette fois, et sans que les chefs de l’expédition pussent intervenir.

Mais alors, au lieu d’attendre leurs ennemis et de les frapper à coup sûr, les sujets de Phocas de Haute-Lignée durent se jeter dans les masses compactes formées sous les flots par les Kra-las, et chacun d’eux lutta contre dix adversaires. Et l’on périt des deux parts, parce qu’il leur était absolument impossible de tout frapper à la fois, et que certains d’entre eux furent immobilisés dans les mains puissantes des monstres.

La tuerie dura une heure encore ; la couche des cadavres sur l’eau verte prit l’épaisseur et la solidité de la terre ferme. Enfin, des mouvements étranges se produisirent aux bords de l’île morte, et l’on vit les gorilles polaires qui s’enfuyaient vers le rivage, à grandes brasses, et poursuivis par les impitoyables petits Sous-Terriens.

— Nous sommes vainqueurs ! s’écria Francken.

— Oui, mais à quel prix ! soupira le président.

Ses hommes remontaient aux radeaux, exténués. Ils étaient partis cent vingt ; ils rentraient quatre-vingts à peine, et certains d’entre eux si malmenés, si déchirés qu’ils ne survivraient certainement pas.

— Mon Dieu ! s’écria Van de Boot, mon existence valait-elle la perte de tous ces braves gens !

Il fallut dégager les radeaux de la chair immobile où ils étaient emprisonnés comme peut l’être un paquebot dans les glaces du pôle. Il fallut organiser toute une manœuvre. L’épaisseur des cadavres était telle, que les voiles gonflées à craquer ne faisaient pas avancer la flottille. La mer, heureusement, aidait au travail en disséminant peu à peu les corps à sa surface ; l’île monstrueuse s’élargissait insensiblement. C’était, sous le soleil de feu du monde inférieur, un spectacle grandiose et tragique, et que ne devaient jamais oublier ceux à qui il était donné de le voir.