Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 244-254).


On avait dû les abandonner. (page 248)

CHAPITRE xviii

ARRIVÉE AUX RIVAGES KRA-LAS


Ici, la mer a changé d’aspect, elle n’est plus rougeâtre, et balancée d’une éternelle houle comme dans la région inter-tropicale du monde inférieur. Ses eaux ont pris une teinte bleu verdâtre rappelant celle des lacs retenus aux cuvettes des montagnes, et elle brise incessamment, par flots courts et moutonneux qui paraissent venir du Pôle Sud et se diriger vers le Nord. En outre, elle n’est pas peuplée d’îles destinées à se souder et à se transformer en continents, comme l’Océan équatorial. Elle est complètement vide et libre. Aussi loin que, du rivage, les lunettes marines puissent porter, et si des terres brisent encore la monotonie de sa surface, ce ne peut être que beaucoup plus loin, vers le Pôle même, là où vivent les Kra-las monstrueux, ravisseurs de Van de Boot et des deux Anglaises.

La température a varié aussi ; contrairement à ce qui se passe à la surface supérieure de la Terre, la chaleur a sensiblement augmenté. Et cela se conçoit si l’on veut considérer l’aplatissement du globe aux deux points où il est traversé par son axe. Pour le monde inférieur, ces deux points sont plus près du soleil central que les autres, et ils en reçoivent plus de lumière et de chaleur. Tout paraît étrange et anormal dans cet univers que des Terriens supérieurs explorent pour la première fois.

Voilà quinze jours, environ, deux hommes, venant du plein Nord, sont arrivés sur ce rivage en un équipage assez étrange. Ils étaient couchés sur une sorte de plate-forme à quatre roues, munie d’un mât, et pourvue d’une voile en écorce de rotin tressée, qui tombait en lambeaux et où le vent prenait à peine. Ces deux hommes paraissaient avoir beaucoup souffert ; ils étaient maigres, hâves et sombres. Ils étaient silencieux, aussi, et n’échangeaient que de brèves paroles, quand il leur était impossible de faire autrement.

Ils étaient exténués ; ils avaient donné leur dernier effort pour arriver aux rivages de l’Océan polaire. Le soleil immuable du centre avait desséché leur chair sur leurs os.

L’un d’eux, un petit homme à teint jaune, la face imberbe et ridée, les yeux tirés vers les tempes, dit d’une voix faible :

— J’ai soif.

— Moi aussi, j’ai soif, lui répondit un grand gaillard au regard glacial : mais je cherche.

Il était debout depuis quelques instants, en effet, et se promenant sur la plage, à la découverte d’un filet d’eau douce. Mais il n’en trouvait pas. La grève était sableuse, imbibée d’eau salée jusqu’à une assez grande distance des flots, et coupée d’amas de rochers gris, cuits depuis des siècles et des siècles par l’immobile et puissant soleil central. Et, de toute évidence, les deux voyageurs subissaient en ce moment, et depuis longtemps sans doute, l’intolérable supplice de la soif, plus douloureux mille fois que la torture de la faim, que n’oubliant jamais ceux qui l’ont enduré, et qui conduit rapidement à la folie, puis à la mort.

Et c’est ce qui arriva ; ils marchèrent encore longtemps, mais ne trouvèrent pas le filet d’eau désiré ; puis, abandonnés à leur triste sort, ils moururent sans avoir pu satisfaire leurs désirs de vengeance. Personne ne les avait vus et personne n’en parla…

La grève, pendant environ deux de nos semaines terrestres, resta vide et déserte, devant le clapotement de la mer et sous les rayons d’un implacable soleil. C’était, d’une part, l’étendue sinistre et morte, où il semblait qu’aucun mouvement et aucun bruit ne pussent jamais se produire, et c’était de l’autre l’éternelle agitation des flots, renfermant des myriades d’êtres vivants, en course incessante à la poursuite de leur subsistance. Au-dessus de ce paysage étrange, et dont le trait principal était un contraste saisissant, un globe incandescent rougeoyait, immobile, envoyant de toutes parts une lumière dure et une accablante chaleur. Dans l’atmosphère, des oiseaux à large envergure planaient, ayant bien soin de rester au-dessus de la mer, et de ne jamais franchir la frontière, au delà de laquelle l’air montait à une véritable température de fournaise.

Un matin, ce désert parut s’animer. Un observateur, placé sur la grève de la mer antarctique, aurait pu voir les brumes de l’horizon, dans la direction du plein Nord, perdre leur immobilité normale, et se laisser traverser par une masse basse, grisâtre, avançant avec lenteur. Cette masse grossit peu à peu ; ses contours se précisèrent, et elle se divisa en cinq ou six petits îlots mouvants, progressant d’un mouvement uniforme sur le sable rouge et sur les roches torréfiées.

Enfin, lorsque une heure eut passé, ces îlots eux-mêmes prirent des formes connues et se transformèrent en mastodontes gigantesques, chargés de tout un bagage extraordinaire, et d’êtres humains immobiles sur leurs énormes dos.

C’était l’expédition lancée à l’attaque des Kra-las qui parvenait enfin, au bout de la région désertique, et qui s’approchait de la mer longtemps disparue, et sans le voisinage de laquelle il est impossible de vivre, sous Terre.

Hélas ! elle était bien réduite en effectif et en importance, cette caravane que nous avons vue partir si forte et si pleine d’entrain. Vingt éléphants antédiluviens avaient été mis en route, et six seulement arrivaient à la fin du voyage, affreusement las, flageollant sur leurs jambes épaisses, et prêts à succomber comme les autres. Il avait fallu l’approche de l’Océan polaire, pour les faire résister à l’impérieux désir de se coucher, de s’abandonner, de mourir… de se reposer, enfin

Ah ! c’est que la traversée du désert, sous un soleil de feu, avait été plus effroyable encore qu’on ne l’aurait attendu. C’avait été un supplice de toutes les heures, et Phocas de Haute-Lignée avouait au docteur Francken, quand il voyait dans son palanquin Lhelma muette et abattue par la fièvre, qu’il ne l’aurait pas entreprise s’il avait pu prévoir jusqu’où irait la cruauté de l’épreuve.

À partir de l’oasis où Congo, se dévouant pour la jeune fille, avait si dramatiquement trouvé la mort, jamais plus un brin d’herbe ne s’était montré, sur la plaine interminable, ni une goutte d’eau, ni rien qui put faire espérer la moindre fraîcheur ou la moindre humidité. Du soleil central, une chaleur croissante était descendue sans un instant de trêve, et la lumière avait augmenté continuellement, réverbérée par un sol séché depuis le commencement des âges, cuisant les yeux des voyageurs, et ajoutant une douleur physique aiguë à la préoccupation morale qui les étreignait en n’apercevant jamais l’indice du but, l’espoir de la halte, la certitude du repos.

Bientôt les mastodontes, très chargés, mal nourris et mal abreuvés, avaient donné des signes de lassitude grave, puis d’alarmante détresse. Bientôt certains d’entre eux s’étaient couchés et rien n’avait pu les relever. On avait dû les abandonner, bornes sinistres jetées à l’immensité du désert.

Les mastodontes, cependant, n’avaient pas subi le plus cruel martyre. Ceux qui l’avaient enduré, c’étaient les Sous-Terriens, dont l’effectif avait diminué, aussi, hélas ! dans de larges proportions. Si les humains supérieurs avaient asses bien résisté à la température plus qu’équatoriale à eux imposée pendant de longues semaines, il n’en avait pas été de même des sujets de Phocas de Haute-Lignée. Ceux-ci, habitués à passer les deux tiers de leur existence dans l’eau, avaient rapidement ressenti les effets de la cruelle sécheresse. En arrivant à l’oasis, certains d’entre eux étaient déjà rudement éprouvés. Le chef de l’expédition leur avait offert de retourner à la capitale, dans la crainte inavouée de ne les voir pas résister jusqu’au bout. Mais aucun d’eux n’avait accepté ; tous avaient voulu persévérer dans l’abnégation, dans le courage, et participer au dénouement de l’aventure pour laquelle ils s’étaient volontairement proposés.

Le sentiment, auquel ils obéissaient en agissant ainsi, était complexe : il y entrait pour une part leur haine séculaire contre les Kra-las, et leur désir de venger les offenses passées ; il y entrait aussi l’amour que tous ressentaient pour le Président de la République Centrale. Il y entrait surtout la séduction qu’avait exercée sur eux tous Lhelma, si jolie, si douce, si brave, si sérieuse, et qui leur témoignait une si adorable sympathie.

On n’avait pas quitté l’oasis depuis huit jours que certains faiblissaient, saisis d’ardents accès de fièvre. Francken les soignait avec dévouement et intelligence, il se prodiguait à leur service, oubliant sa lassitude personnelle, et s’ingéniait à atténuer leur malaise. Mais son art et sa science, mal secondés par les conditions dans lesquelles se trouvait l’expédition, ne triomphaient pas à chaque expérience, et de même que les bêtes de somme emmenées de l’île capitale avaient jalonné de leurs monstrueux cadavres la route lugubre, de même des tombes y avaient été laissées de loin en loin, marquant les étapes de l’épreuve, et l’accroissement de la détresse.

Wilhelmine supporta vaillamment les fatigues de la route. Son âme était forte, et son jeune corps robuste. Elle aida le docteur dans sa tâche incessante auprès des malades, et plus d’une, parmi ces victimes de la plus pure abnégation, mourut dans un sourire, parce qu’il avait sur le front la main blanche de la jeune fille, et sur les yeux, le charme pur de son regard. Mais l’épreuve dura trop longtemps pour sa bravoure, et, vers les dernier jours, elle s’alanguissait sous les attaques d’une fièvre lente.

Le petit Satrama faiblit à peu près en même temps, et l’expédition n’était pas loin de sombrer, de s’arrêter, ce qui signifiait pour elle l’anéantissement définitif, la mort planait au-dessus de tous ces êtres voués à la souffrance ; elle les guettait comme une proie assurée, lorsqu’un miracle se produisit.

Les mastodontes, qui marchaient d’une allure traînante et affaissée, relevèrent le pas et se mirent ensemble à barrir vigoureusement. Chacun s’étonna de cette manifestation inattendue, car le désert n’avait pas changé d’aspect, le sable et les roches continuaient jusqu’où la vue pouvait s’étendre, et le paysage restait aussi morne et désolé. Mais quelques heures plus tard, à l’instant ou la caravane allait s’arrêter pour la halte quotidienne, un Sous-Terrien s’écriait, du haut de l’amas de poutres où il était juché :

— La mer !

Ce seul cri mit la colonne en révolution. Les hommes inférieurs s’agitèrent ; ils tendirent passionnément les narines dans la direction du Sud, et tous répétèrent bientôt, à voix éclatante :

— La mer !… La mer !…

Ils dégringolèrent de leurs montures, et se mirent à préparer le campement habituel avec une animation joyeuse qu’on ne leur voyait plus depuis longtemps.

La mer ! c’était la vie ; c’était la fin des privations et souffrances. C’était le but !

Le président et Francken, cependant, debout sur la tête de leur mastodonte, et la jumelle marine aux yeux, inspectaient l’horizon. La ligne des brumes était rougeâtre et fuligineuse comme de coutume ; rien n’y dénotait un changement de teinte prochain, et la plaine qui s’étendait devant les voyageurs, dans sa concavité montant jusqu’à ce que nous appelons ici le ciel, était aussi nue, aussi vide, aussi brûlée que celle déjà parcourue par l’expédition.

— Voyez-vous quelque chose ? demanda le président au petit docteur.

— Absolument rien. Est-ce que nos compagnons seraient subitement devenus fous ?

Ce fut Satrama, maintenant assez accoutumé à la langue française, qui donna l’explication.

— Nous ne voyons pas la mer, dit-il, nous la sentons.

Et c’était la vérité. Bien qu’on fut encore à trois étapes de la plaine liquide, les mastodontes l’avaient devinée parce que l’instinct des animaux est un instrument merveilleux, et les Sous-Terriens l’avaient pressentie par cette intuition que nous possédons tous, et qui nous fait reconnaître le parfum subtil et particulier de l’air natal, même si nous n’y sommes pas encore, et si la brise ne nous en apporte que des émanations extrêmement vagues. Or, pour les sujets de Phocas de Haute-Lignée, l’air natal, c’est l’atmosphère marine.

À dater de cet instant l’aspect entier de l’expédition changea. Le silence morne, qui régnait depuis longtemps déjà sur la marche quotidienne, fit place à un bourdonnement incessant de voix, que perçaient des exclamations joyeuses. Les Sous-Terriens ayant affirmé qu’on trouverait de l’eau douce au rivage, on cessa de rationner le précieux liquide et la provende des animaux, et la marche reprit, plus alerte, plus courageuse, plus rapide.

Quand nous sommes arrivés à la dernière détresse, et près de la désespérance, la moindre amélioration de notre sort, nous produit l’effet d’un miraculeux baume, nous donne l’heureux oubli des épreuves subies, et ouvre notre âme à la vision confiante de l’avenir.

Et cependant l’expédition lancée vers le Pôle Sud n’était pas au bout de ses peines. Elle le savait. Le rivage de la mer atteint, l’inconnu restait béant devant elle, avec tous ses pièges et tous ses dangers.

Quarante-huit ou cinquante heures plus tard, ainsi que l’avaient annoncé les Sous-Terriens guidés par leur flair subtil et par l’instinct de la conservation, l’horizon changeait de nuance sous les yeux des voyageurs ravis. De l’ocre crue qui fatiguait si douloureusement leur vue, il passait insensiblement au fur et à mesure de la marche, au bleu sombre, et bientôt son immobilité désespérante se ponctuait de mouvements, et de reflets légers, indiquant qu’on allait sortir de la région morte pour entrer à nouveau dans celle qui pouvait créer et conserver la vie.

— La mer ! s’écriaient à nouveau les humains supérieurs dans un ardent élan de soulagement et de gratitude.

Lhelma, devinant la brise marine, se redressait sur sa couche. Phocas de Haute-Lignée et Francken se jetaient dans les bras l’un de l’autre, et le petit docteur, qui était resté suffisamment sombre et muet depuis l’aventure de l’oasis, retrouvait tout à coup son bavardage et son rire.

— Nous en sortons, s’écriait-il, dansant sur la tête de son mastodonte, nous en sortons, enfin, de cet affreux désert ! Nous allons pouvoir respirer, et ne plus cuire. Lhelma, je te prédis que tu seras guérie demain, et plus solide que jamais aussitôt que tu auras respiré pendant vingt-quatre heures cet air merveilleux, dont il nous arrive déjà des bouffées. Je me sens revivre. Et si nous avons la chance, comme je l’espère, de retrouver vivants ton parrain et ses compagnes, j’entreprendrai, sans hésiter, le voyage du retour. Quand on a fait ce que nous venons de faire, mon enfant, on va partout et on en revient. Vive la République Sous-Terrestre ! Et vive son président !

Il s’arrêta net car une gambade plus accentuée que les autres avait failli le précipiter du haut de son observatoire.

Pour les humains inférieurs, ils ne tenaient plus en place. Une agitation fiévreuse s’était emparée d’eux, depuis qu’ils avaient aperçu à l’horizon la bande bleuâtre et qu’arrivaient à leurs narines les effluves salés.

Quand le mouvement des flots devint apparent, quand il n’y eut plus que quelques milliers de mètres entre eux et la plaine liquide, ils glissèrent de leurs montures, et se mirent à courir vers cette eau qui, pour eux, représentait le salut et la vie. Et tandis que s’avançait majestueusement la troupe des six mastodontes, on les vit se plonger dans les flots où ils disparurent en poussant de grands cris.

— Trouverons-nous, au rendez-vous, le capitaine Kerbiquet ? demandait Lhelma.

— C’est bien peu probable, lui répondit le président de la République Centrale. Le capitaine s’est éloigné de nous pour suivre une route à gauche de la nôtre. Il doit, après son arrivée au rivage, nous rejoindre en côtoyant le bord de la mer. Il doit donc parcourir deux côtés d’un triangle dont nous n’aurons longé qu’un côté. Et comme, en définitive, nous avons perdu très peu de temps, malgré les épreuves de la route, il n’a pas dû aller plus vite que nous. Je pense que c’est nous qui aurons à l’attendre.

Et de fait, lorsque la caravane s’arrêta sur la plage, elle était morne et déserte. Jean Kerbiquet n’était pas là, peut-être côtoyait-il la mer pour rejoindre l’expédition ; peut-être était-il encore engagé dans les sables et dans les roches calcinées du désert ; peut-être…

Mais personne n’osait aller plus loin dans ses suppositions, de peur d’attrister la première heure de bien-être rencontrée depuis le départ. À présent qu’on l’avait traversée, cette région inhabitée du monde inférieur, chacun se rendait compte de la témérité dont avait fait preuve le commandant du Pétrel en s’y aventurant presque seul, et sans le dire, chacun s’avouait qu’il suffisait d’un accident pour mettre le vaillant marin et ses compagnons dans l’absolue impossibilité d’atteindre leur but.