Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 215-233).


Une barque gisait sur le sable éventrée (page 217)

CHAPITRE xvi

LE DÉSERT


Tout était prêt enfin, et la caravane allait partir, lorsqu’on s’aperçut que Congo manquait. Où était-il ? Ou s’était-il fourré ? Kerbiquet, qui n’était pas fort patient, commençait à crier et à le donner à tous les diables, lorsqu’on vit accourir le grand nègre de très loin, faisant des gestes télégraphiques avec ses bras, paraissant hors d’haleine et excessivement ému.

— Que peut-il avoir ? se demandait-on.

Congo arriva enfin. Mais il avait couru si vite, qu’il ne pouvait pas parler. On le laissa reprendre sa respiration.

— Eh bien ! qu’y a-t-il ? lui demanda Kerbiquet.

— Hommes !… là-bas !… répondit le géant, haletant encore.

— Qu’est-ce que tu dis ?

Tout le monde avait frissonné à ce laconique rapport.

Des hommes !

Des hommes sous la terre ! Des hommes autres que ceux qu’y avait amenés le président ! Et au bord du désert ! La nouvelle était particulièrement grave.

— Ce sont peut-être des Kra-las ! suggéra Francken.

Mais Congo ne savait pas ce qu’étaient les Kra-las, bien qu’il en eut entendu parler plus de deux cents fois. Congo était un brave colosse de nègre à qui il ne fallait pas demander grand’chose, en dehors de son dévouement à son maître et de sa cuisine.

— Sais pas, déclara-t-il. Moi pas vu.

— Tu ne les as pas vus ?

— Non. Vu seulement pieds, dans le sable. Quatre pieds ; deux grands et deux petits. À côté, feu éteint. À côté, barque cassée. Pas bonne barque ; mal construite.

Nos amis s’y perdaient.

— Il faut aller voir, dit Kerbiquet. Congo est incapable de dire autre chose que ce qu’il a vu, et s’il s’agissait de Kra-las, il n’aurait trouvé ni cendres froides, ni barque brisée. Qu’en pensez-vous, Monsieur le Président ?

— Je suis tout à fait de votre avis ; il faut aller voir. Des hommes ici, en dehors de nous, vous m’en voyez tout bouleversé. La présence de ces hommes peut être, pour ce pauvre pays, l’annonce de malheurs sans nombre. Rendons-nous compte sans perdre un instant. Le départ attendra.

Ils se mirent en marche, guidés par Congo, et après avoir ordonné aux Sous-Terriens de les attendre.

— Mais, j’y songe, dit Wilhelmine, tandis qu’on longeait la grève, pourquoi ces traces ne seraient-elles pas celles de mon parrain Van de Boot et d’une des deux Anglaises, puisque c’est à leur recherche que nous allons ? N’auraient-ils pas pu s’échapper et venir au-devant de nous ?

— Je le souhaiterais de tout mon cœur, Mademoiselle, mais, en vérité, je n’ose pas l’espérer. S’échapper des mains du Kra-la n’est pas chose aisée, pour un vieillard et deux femmes. Mais, en supposant même qu’ils y aient réussi, comment auraient-ils fait pour traverser la mer antarctique et le désert ? Nous y arriverons, nous, et non sans difficultés, croyez-le bien, parce que nous sommes équipés et approvisionnés en prévision de toutes les aventures. Mais ces trois malheureux perdus dans l’immensité morte ! Oh ! que Dieu leur ait épargné cette terrible épreuve !

On approchait. Derrière un monticule sablonneux, assis sur des roches, et qui s’avançait dans la mer, les traces humaines apparurent. Il n’y avait pas à s’y tromper ; Congo avait bien vu.

Une barque, assez mal construite, en effet, et telle que des naufragés à demi outillés pourraient en établir une, gisait sur le sable, éventrée. Entre deux pierres, des cendres froides s’éparpillèrent et autour des débris traînaient : des arêtes de poissons, des ossements d’oiseaux marins, une boîte de conserves ouverte… Les Kra-las n’usent pas de toutes ces choses. Quant aux marques de pas, toute espèce d’hésitation était impossible ; c’étaient bien deux pieds d’hommes que nos voyageurs avaient sous les yeux. À cinq ou six mètres du bord de l’eau, les traces étaient à demi effacées par le vent ; mais près des flots, là où le sable reste humide par infiltration, les deux semelles étaient imprimées comme dans la terre glaise, avec une admirable netteté. L’une était plus grande que l’autre, mais la plus petite n’avait pas été posée par une femme. Congo, qui avait pour ces sortes d’examens une habileté de sauvage, le déclara sans hésiter. Les deux pieds étaient appuyés, assez lourds, les chaussures étaient carrées et garnies de gros clous.

Il s’agissait bien de deux hommes, et de deux hommes qui avaient débarqué là au lieu de s’y embarquer, comme ç’aurait été le cas s’il avait été question de Van de Boot. Une preuve encore, c’est que leurs traces s’enfonçaient vers l’intérieur du continent au lieu d’en venir.

Qui pouvaient être ces deux hommes, qui d’abord avaient trouvé le chemin pour traverser l’écorce terrestre, qui avaient franchi l’Océan moyen dans une barque rudimentaire, et qui, maintenant, osaient pénétrer dans le désert sans bornes, au risque de tous les périls ?

Kerbiquet songea un instant à Van Ah Fung et à un complice quelconque. Mais l’idée de ce poltron, s’engageant dans une aventure aussi dangereuse, lui parut tellement invraisemblable qu’il ne s’y arrêta pas.

Force fut enfin d’abandonner les traces inexorablement muettes, et de partir.

Le président de la République Sous-Terrienne déclara cependant :

— Si je puis arriver à m’emparer de ces deux hommes, ils ne reverront jamais la surface supérieure de la terre. J’ai horreur de tout ce qui est arbitraire ou violent, mais ils resteront ici prisonniers jusqu’à la fin de leurs jours. Je ne sais pas qui ils sont ; je ne comprends pas qu’ils aient pu arriver sous terre sans qu’on les voie. J’ai peur d’eux, moi qui, je vous l’assure, n’ai jamais eu peur de grand’chose. Qu’ils s’échappent s’ils peuvent et je le considérerai comme un grand malheur, mais qu’ils ne tombent pas entre mes mains, car ils y resteront, j’en fais le serment.

— Je vous approuve absolument, répondit Kerbiquet. Ces deux hommes constituent à eux seuls un grave danger pour votre République, et pour vos sujets qu’à présent j’ai appris à aimer. Qu’ils remontent avec de l’or et des pierres précieuses ; qu’ils commettent la moindre des indiscrétions, et le pillage, et le massacre, seront vite installés ici. Non seulement il faut les garder si vous les saisissez, mais encore il faut chercher à les saisir. Et j’offre de m’y employer, si vous voulez accepter mon concours.

— Ah ! mon cher ami, avec quelle joie !

— Voici donc ce que je compte faire. Tandis que vous suivrez votre route vers le Sud avec la caravane, je me guiderai, moi, avec trois ou quatre Sous-Terriens et un mastodonte, sur la trace qu’ils ont laissée. Et s’ils n’ont pas une trop grande avance, vous pouvez être tranquille, je les rattrapperai.

— Mais il faut qu’il soit bien entendu que vous m’attendrez à l’autre bout du désert, sur le bord de la mer antarctique, et que vous ne commencerez pas sans moi l’expédition contre les Kra-las. J’y tiens beaucoup, et je saurai vous retrouver, puisque je connais votre route, et que ma boussole me dira toujours si je suis à votre gauche ou à votre droite. En outre, il n’y a pas beaucoup d’inconvénient à ce que je vous fasse perdre quelques jours. Si les Kra-las ont laissé vivants les gens que nous voulons secourir, ils attendront un peu plus longtemps leur délivrance, mais le danger que court votre nation justifie le retard. Et s’ils ont été tués, hélas ! il importe peu que nous arrivions à un jour ou à l’autre.

Les choses, ainsi décidées, s’exécutèrent de point en point. Le président de la République Centrale, avec le gros de la caravane, s’enfonça résolument vers le Sud, et Jean Kerbiquet, emmenant un mastodonte, des armes, des munitions, des vivres, de l’eau et cinq hommes d’escorte, partit sur la trace récemment laissée par les humains mystérieux. Cette trace s’en allait d’abord droit vers le pôle antarctique, c’est-à-dire parallèlement à la direction suivie par l’expédition, de telle façon que les deux troupes purent s’observer pendant les premières heures de la marche. Puis elle inclina vers l’est, ou vers la gauche, par un angle aigu dont les côtés eurent tôt fait de s’écarter assez pour que Kerbiquet ne vît plus la caravane et pour que la caravane ne le vît plus, malgré la concavité du sol.

Kerblquet s’avançait sans prendre beaucoup de précautions. Les hommes qu’il poursuivait n’étaient que deux, mal équipés, et probablement si exténués par leur route en plein désert que la capture ne serait pas difficile. En outre, ils n’avaient pas dû aller bien vite sur ce terrain sablonneux où leurs pieds devaint s’enfoncer jusqu’à la cheville. Mais le capitaine eut, presque en quittant la grève, à quarante ou cinquante mètres du bord de la mer, une première et très désagréable surprise. Le sol s’était légèrement raffermi : il s’était nivelé aussi, et les traces de pas disparaissaient subitement pour faire place à des empreintes qu’on ne se serait pas attendu à trouver à cet endroit… des empreintes de roues ; le sillon très net de deux paires de roues. Les hommes mystérieux qu’il recherchait n’avaient pas traversé le désert à pied ; ils s’y étalent fait véhiculer. Ceci diminuait, sans doute, la chance qu’il pouvait y avoir de les rejoindre rapidement.

Ce qui surprenait le plus Kerbiquet, toutefois, c’est que s’il apercevait distinctement la trace du véhicule, il ne voyait pas du tout celle des animaux quelconques qui l’avaient traîné.

Quel pouvait bien être ce nouveau mystère ? Le jeune capitaine étudia ; il se promena le long de la piste, en avant et en arrière du point où il se trouvait. Enfin, l’idée lui vint de retourner jusqu’au rivage, et là, l’examen minutieux de la barque abandonnée lui donna la solution du problème.

Cette barque avait porté un mât, et le mât n’y était plus, elle avait porté une voile, et cette voile avait disparue ; les planches n’en avaient pas été disjointes par un choc sur la plage, comme on l’avait cru d’abord, mais dépecées méthodiquement. Les hommes qui étaient passés là avaient utilisé leurs agrès pour construire un chariot à voile, et c’est en cet équipage qu’ils avaient entrepris la traversée du désert, au risque, mille fois, de ne jamais arriver à l’autre bout.

Fixé sur ce point, Jean Kerbiquet regagna son mastodonte et son escorte, et se mit en route, résolument sur la double trace des roues.

Nous le laisserons à sa poursuite pour nous occuper des faits et gestes de la caravane, en marche directe vers le Sud.

Pendant cinq jours, sa route se passa sans incidents notables. Le désert s’étendait devant les voyageurs, interminable et vide, sablonneux ou rocheux, avec son sol cuit par un soleil immuable et sa sécheresse éternelle. On ne voyait jamais on végétal ni une bête fuyant dans un trou, ni un oiseau planant dans l’air. C’était la désolation absolue et définitive, l’empire du silence et de la mort.

Vers la fin de la sixième étape, pourtant, l’horizon, qui jusqu’alors avait été invariablement rouge, parut changer de nuance ; il tourna au gris, puis au bleu.

En approchant des touches vertes apparurent et bientôt le président des Sous-Terriens se convainquit qu’il approchait d’un oasis, que personne n’aurait soupçonné dans cette immensité aride.

Il ne fallait pas songer à l’atteindre le même soir. Si les plaines trompent aisément l’œil humain, à la surface supérieure de la terre, elles causent des déceptions plus cruelles encore sur la face interne, où l’horizon remontant laisse distinguer des objets beaucoup plus éloignés.

On campa donc comme à l’habitude, et le lendemain matin, dans une hâte de voir de la verdure et sans doute de l’eau, de rencontrer un peu de fraîcheur peut-être, les tentes furent pliées, les mastodeotes rechargés, la colonne s’éloigna rapidement et modifiant même légèrement sa route pour goûter un repos complet dont tout le monde commençait à sentir le besoin.

La verdure s’affirmait ; bientôt on distingua les palmes des fougères, et celles d’arbres beaucoup plus élevées, et qui montraient le tronc grêle et le bouquet sombre de nos cocotiers actuels. Au bout de huit heures de marche, qui n’avaient été interrompues que pour le repas principal de la journée, on approchait des premières vagues de buissons, tandis que le sol changeait de nature, et montrait la trace de quelque humidité. Le feuillage s’épaississait rapidement, et un kilomètre n’avait pas été parcouru que la caravane s’engageait dans une forêt vierge inextricable, et où il fallait se frayer un passage à la hache.

L’oasis, que les Sous-Terriens, leur président et les humains supérieurs venaient d’atteindre, faisait sur le désert une tache circulaire de quatre kilomètres de diamètre, avec un vide à son centre. Et ce vide était occupé par un énorme puits rocheux, descendant par cercles disposés en amphithéâtre, et au fond duquel dormait un lac aux eaux sombres et glacées.

La caravane s’installa dans une sorte de clairière ménagée entre les arbres, et dont le sol était couvert d’un gazon fin, coupé d’un ruisseau gazouillant. Cette fraîcheur et cette grâce, au sortir du désert effroyable et désolé, séduisaient tellement les voyageurs, et Wilhelmine en particulier, qu’on décida de passer deux journées en cet endroit délicieux. Le plaisir n’était, d’ailleurs, pas la seule raison de cette halte. Il fallait ménager les mastodontes, très chargés, forcément moins bien nourris qu’à l’île capitale, et qui deviendraient de plus en plus indispensables à mesure qu’on approcherait de la fin du voyage. En outre, on trouvait là l’occasion de remplacer l’eau qui avait été déjà consommée, et Dieu sait quand cette occasion se rencontrerait de nouveau, puisqu’on avançait en plein inconnu.

La nuit, ou plutôt ce qui servait de nuit, le temps du repos, se passa sans incidents.

Et au réveil, puisqu’on avait le temps, puisqu’on ne ferait pas d’étape ce jour-là, Francken proposa à Lhelma, et au petit Satrama, une excursion sous les feuillages. C’était un grand plaisir, après les longues journées passées sur le dos des mastodontes, dans une immobilité douloureuse. La jeune fille et l’enfant acceptèrent avec enthousiasme.

Le président surveillait en personne les travaux de la halte, et Congo y prenait une part active, transportant à lui seul des caisses d’eau que quatre Sous-Terriens n’auraient pas pu soulever.

Les éléphants antédiluviens avaient été amenés près du puits circulaire, et c’est là, à cinq cents mètres au moins du campement, que s’était concentrée l’activité de l’expédition.

Le chronomètre du Président sonnait midi, et le travail allait être interrompu pour le principal repas de la journée, quand un cri déchirant, aigu, empli d’une mortelle angoisse, retentit sous bois et parvint jusqu’aux oreilles des gens occupés au centre de l’oasis.

André de Haute-Lignée, Congo et les Sous-Terriens s’élancèrent. Les deux premiers, très grands, dépassèrent bientôt les autres ; l’énorme nègre fut lui-même rapidement en avance sur le Président. Il bondissait comme un tigre, et sur sa face noire se lisait une inquiétude profonde. Ce cri, qui l’avait tant bouleversé, ne pouvait être qu’un cri de femme ou qu’un cri d’enfant. Lhelma ou le petit Satrama l’avait poussé ; l’un ou l’autre était exposé en ce moment même à un grand danger. Telles étaient les réflexions qui traversaient, pendant qu’il courait, la cervelle simple de Congo, et, à ces réflexions, s’ajoutait l’appréhension de manquer à son devoir en n’arrivant pas à temps pour protéger Wilhelmine, de la sécurité de qui il était spécialement chargé.

Congo volait. Il déboucha enfin dans une petite clairière fermée par une grotte de roches sauvages, poussa un cri d’horreur et se jeta en avant. Un spectacle terrible avait frappé ses yeux. Deux animaux gigantesques, deux magnifiques spécimen de l’ours des cavernes préhistoriques, le mâle et la femelle, étaient debout devant la grotte, se balançant et grognant sans interruption. Leurs yeux luisaient de malice féroce, le mâle tenait dans ses bras puissants Wilhelmine évanouie, et la femelle berçait le petit Satrama, privé également de connaissance.

Francken, qui n’avait plus rien de ridicule, attaquait l’ours avec fureur, cherchant à attirer son attention et à détourner sur lui-même sa colère. Mais que pouvait-il faire, petit et faible, sans armes, contre le colossal plantigrade ? Celui-ci recevait ses coups sans paraître même s’en apercevoir. Il continuait à balancer Wilhelmine entre ses bras ; sa tête était levée vers le ciel, et ses pieds battaient le sol en cadence.

En voyant Congo qui s’élançait vers elle, la brute eut un cri de colère ; cet adversaire ne lui semblait pas négligeable. Elle hésita um instant puis se retourna pour rentrer dans la caverne, emportant son fardeau. Congo, cependant, touchait à présent de ses mains l’épaisse fourrure grise de l’ours. Il était sans armes ; il n’avait même pas un couteau. L’animal lui tournait le dos ; il lui entoura le col de ses deux bras d’athlète, et l’immobilisa. L’ours poussa un grognement de fureur et d’angoisse, les pattes embarrassées par le corps de Lhelma, qu’il ne voulait pas lâcher, il lui était impossible de se défendre. Il cherchait à se retourner pour faire face à son ennemi, l’attaquer de ses dents et de ses griffes de derrière, mais le nègre le serrait d’une si formidable étreinte que cette manœuvre lui était impossible.

Les choses restèrent ainsi pendant plusieurs secondes. Le monstre étranglait et ne respirait plus que par saccades, à longs intervalles ; sa langue sortait de sa gueule enflammée, ses yeux commençaient à se révulser. Congo, tous ses muscles tendus à rompre, la sueur sur le visage, les mâchoires contractées, serrait désespérément contre sa poitrine la gorge agonisante, lorsque la femelle lâcha le petit Satrama et vint au secours de son mâle.

À ce moment, André Phocas de Haute-Lignée apparaissait sur la clairière, un revolver à la main. Il s’élança. Mais il ne put pas arriver assez vite pour éviter au malheureux Congo un terrible et quintuple coup de griffe, qui, partant de son épaule droite, le laboura profondément jusqu’aux reins. Un fleuve de sang jaillit de l’affreuse blessure, sous l’empire de la douleur, le nègre tressaillit et relâcha son étreinte.

Ce fut d’ailleurs, tout le mal que put commettre la femelle de l’ours des cavernes. Le président était arrivé auprès d’elle, et deux coups de revolver l’avaient abattue.

Le mâle, cependant, près de suffoquer et sentant un répit dans la pression puissante qui lui écrasait le col, avait lâché Lhelma qui roula à terre, inerte, et d’un mouvement quasi convulsif s’était retourné dans les bras de Congo, qu’il saisît à son tour dans ses pattes énormes.

Une lutte effroyable commença, à laquelle il était impossible de mettre fin par un coup de feu, tant l’homme et la bête étaient mêlés ensemble et viraient rapidement. L’ours était affaibli par sa récente agonie, mais il respirait maintenant, et sa force musculaire était restée considérable. La pression de ses bras s’exerçaient sur la cage thoracique de Congo, tandis que celle des bras de l’homme pesait seulement sur son épaisse colonne vertébrale.

Les deux corps roulèrent à terre, sans se lâcher. Ils se serraient à en mourir, et l’effort était tel de part et d’autre, que la bête et l’homme grognaient de la même façon, d’un grognement qui ressemblait à une plainte. Le groupe forcené se débattit longuement sur les pierres sans que le président pût trouver l’occasion de placer une balle.

Enfin les lutteurs, car c’était bien à une lutte que ressemblait ce combat mortel, poussèrent ensemble un cri de fureur suprême, et on entendit un affreux bruit d’os broyés.

L’ours et Congo rendirent ensemble un long flot de sang. Leur étreinte s’abandonna, et ils demeurèrent immobiles, les yeux clos, aux bras l’un de l’autre

Le président, Francken, les Sous-Terriens, maintenant arrivés sur le lieu du drame, se précipitérent vers le groupe pantelant encore. On désunit les deux corps gigantesques, et qui paraissaient s’étreindre encore avec fureur.

Hélas ! Congo n’était plus qu’un cadavre. Il avait sauvé Lhelma ; il l’avait tirée, comme il s’y était engagé, du plus effroyable des périls, mais c’était au prix de sa vie. Dans l’effort suprême qu’il avait fait pour vaincre son redoutable adversaire, effort musculaire prodigieux et qui avait brisé net la massive colonne vertébrale du monstre, le nègre avait fait éclater une de ses propres artères, voisine du cœur, et son existence s’en était allée subitement, avec son sang généreux d’athlète.

Mais, dans la mort même, le géant gardait l’air doux et candide qu’on lui avait toujours connu, et si quelque expression se pouvait lire sur son visage noir et désormais immobile, c’était celle d’une dernière satisfaction, d’un contentement suprême pour avoir fait son devoir jusqu’au bout, pour n’avoir jamais menti au dévouement qu’il avait promis à son maître, et qu’il avait reporté sur la jeune fille confiée à sa protection.

La caravane, assemblée autour des cadavres, demeurait désolée et immobile. Après le vacarme et l’extraordinaire animation du combat, un silence douloureux était tombé, et il y eut quelques secondes de désarroi, pendant lesquelles tous ces braves gens se regardaient, incapables de penser ou d’agir.

Phocas de Haute-Lignée et Francken reprirent les premiers leur sang-froid. Tous deux songèrent ensemble que Lhelma et le petit Satrama, encore privés de connaissance, avaient besoin de soins immédiats. On les emporta jusqu’aux bords du lac, où étaient restés les mastodontes, afin qu’en ouvrant les yeux leurs regards ne tombassent point sur les résultats de la scène de massacre à peine dénouée, et bientôt, sous la surveillance anxieuse du petit docteur et du président, la nièce de Van Tratter et le jeune Sous-Terrien revenaient à la vie, dans un état de faiblesse assez facile à concevoir, après les terribles émotions par lesquelles ils venaient de passer.

Par un hasard à peu près miraculeux, ni l’un ni l’autre n’avaient eu à souffrir de l’étreinte subie entre les bras de l’ours des cavernes et de sa femelle. Les monstres, qui les auraient certainement massacrés sans l’intervention de leurs défenseurs, n’avaient pas eu le temps de leur faire de mal, et Francken s’assura bientôt que le drame passé n’aurait pour eux aucune suite fâcheuse, en dehors du profond ébranlement nerveux qu’ils avaient subi.

On les rapporta au camp, et une garde armée fut laissée auprès d’eux, tandis que les membres de l’expédition retournaient au centre de l’oasis, les uns pour inhumer Congo, les autres pour dépouiller les ours dont la fourrure serait donnée au capitaine Kerbiquet comme un triste souvenir de la perte de son serviteur, et les autres enfin pour compléter le chargement des mastodontes.

Car l’accident, qui avait transformé ce jour de repos en un jour de deuil, ne devait pas faire oublier le but de l’expédition commencée et si avancée déjà que tout le monde aurait considéré comme un crime d’y renoncer et de revenir en arrière. Il fallait retrouver, si c’était possible, Van de Boot et les deux Anglaises ; il fallait, surtout, ne pas manquer au rendez-vous donné au capitaine Kerbiquet, qui, en ce moment même, traversait à peu près seul le désert, au risque de tous les dangers, pour suivre, et saisir si c’était possible, les humains mystérieux qui avaient trouvé le chemin de la surface inférieure, et qui s’y étaient aventurés avec des intention inconnues, et par là même inquiétantes.

Le petit docteur Francken voulut, à tout prix, faire partie de la garde laissée au camp. Il s’arma jusqu’aux dents ; il avait complètement changé d’allures. Son intarissable gaieté avait fait place à une gravité jusqu’alors inobservée en lui. Ce n’était plus l’éternel bavard qui animait à lui seul l’existence monotone de la caravane ; il ne parlait presque plus, et ce qu’il disait dénotait une tristesse profonde, et, jusqu’à un certain point, du remords.

— J’ai l’habitude, affirmait-il au président, qui cherchait à le ramener à un état d’esprit moins sombre, de me traiter selon mes mérites et de ne pas me ménager quand je sens que j’ai mal agi. Or, ma conscience me reproche de porter toute la responsabilité de ce qui s’est passé ici, et surtout de la mort de ce malheureux Congo, due à ma légèreté détestable.

— Oh ! vous exagérez, docteur ! Comment pouviez-vous prévoir ?…

— Justement je pouvais prévoir, et j’aurais dû le faire. Quand j’ai vu, moi docteur, moi naturaliste, moi savant, que la végétation préhistorique reparaissait contre toutes les prévisions au milieu d’un désert aussi aride que celui-ci, ce m’était une indication suffisante pour deviner que la vie animale, absente partout ailleurs, pouvait avoir constitué une réserve au même endroit. Si j’y avais songé, si je n’avais pas été, avec toute ma science le plus coupable des étourdis, je n’aurais pas entraîné Lhelma et Satrama dans une promenade pouvant donner de telles surprises. Ou si cette excursion m’avait séduit malgré ses dangers, du moins me serais-je fait accompagner d’hommes armés et bons pour nous défendre. À nous trois, Monsieur le Président, nous n’avions même pas un canif. Quand j’y songe, voyez-vous, quand je pense surtout que mon imprudence a coûté la vie de ce brase Congo… Oh ! je suis impardonnable et inconsolable !… Que dirai-je au capitaine Kerbiquet, quand il me demandera compte de l’existence de son serviteur ?

— Le capitaine Kerbiquet ne vous accusera pas de la mort de Congo, mon cher docteur, pour cette raison que personne ne pouvait l’empêcher. L’ai-je empêchée, moi qui avais des armes dans les mains ?… Quant à votre scrupule de savant, il est exagéré, croyez-moi. Nul être humain, sous la terre, ne soupçonnait avant ce jour que des animaux puissent avoir subsisté dans cet asile de la mort. Et l’existence de ceux-ci, constatée à nos dépens, hélas ! est encore pour moi un mystère. Comment vivent-ils ? De quoi vivent-ils ?… J’aurais affirmé, il y a deux heures, que l’hypothèse de cette existence était impossible et ridicule. À présent, j’avoue que nous ne savons pas tout, que nous ne comprenons pas tout, et que Dieu a toujours en réserve, pour nous, les leçons les plus inattendues. J’accepte celle-ci, je déplore qu’elle nous ait coûté aussi cher, mais après avoir donné à ce brave garçon le tribut d’admiration que vaut son dévouement extraordinaire, je la considère comme un avertissement d’avoir à nous mieux garder à l’avenir. Nous ne nous croyions pas encore entrés dans la période des dangers ; nous ne redoutions que la faim, la soif, ta fatigue et la chaleur, la mort de Congo nous apprend qu’il faut craindre autre chose, et qu’il est périlleux de s’endormir dans la quiétude au moment où l’on s’avance en plein inconnu. Je vous conseille, mon cher docteur, d’envisager de la même façon le drame qui vient de nous attrister. Il porte en soi son enseignement, comme tout ce qui nous arrive sur ou sous ta terre, et les hommes, vraiment dignes de ce nom, sont ceux qui ne se laissent pas asservir par le malheur, mais qui se relèvent et font preuve de plus d’énergie à mesure que la malchance les poursuit.

Le lendemain même, Wilhelmine et le petit Satrama se sentaient suffisamment remis pour reprendre la route vers le Sud. Il avait fallu leur apprendre, bien qu’on eût retardé autant que possible cette confidence, la mort de Congo, et tous deux voulurent s’arrêter longuement à sa tombe, avant de remonter sur les éléphants antédiluviens.

Devant la grotte ouverte sous les roches mille fois séculaires, une fosse avait été creusée. Le corps gigantesque du nègre y avait été placé, dans un cercueil fait à la hâte du bois que produisait l’oasis, et un amas de roches, dans un pittoresque désordre, couvrait la tombe, tant pour la protéger de l’attaque des fauves maintenant redoutés que pour marquer, dans l’avenir, la place où dormait de son dernier sommeil celui qui en avait été le héros.

Une croix de bois, très simple naturellement et massive, surmontait le tumulus, et c’est au pied de cette croix que Lhelma, gravement émue et les lames aux yeux, donna son dernier souvenir et sa dernière prière à celui dont l’abnégation, sublime en sa simplicité, avait été jusqu’à sacrifier sa vie pour sauvegarder la sienne.

La caravane, reformée, reprit ensuite sa marche vers le pôle sud, intérieur de la terre, à la rencontre, sans doute, de nouveaux mystères et de nouveaux dangers.

Mais il y avait quelque chose de changé, sinon dans son apparence générale, du moins dans l’état d’esprit de ceux qui la composaient

Les mastodontes, en sortant de l’oasis de verdure, avaient repris sur la terre éternellement brûlée des feux du soleil central leur allure à la fois lourde et rapide, ils portaient toujours l’étrange réunion de poutres, d’armes, de munitions, de provisions et d’hommes, qui en faisait un troupeau si extraordinaire.

Mais on n’entendait plus, coupant à tout instant l’imposant silence du désert, les grands éclats de rire du petit docteur Francken. Et les longues conversations que tenaient encore le Président de la République Centrale et Lhelma, l’un cherchant à distraire l’autre, et l’autre souriant d’un sourire mélancolique, avaient lieu à voix presque basse, et comme si tous deux eussent craint de troubler la paix nécessaire au récent et douloureux souvenir.

L’escorte des Sous-Terriens elle-même prenait part à la tristesse générale, et c’est en silence qu’elle vaquait à ses occupations durant l’étape, préparait le campement à l’arrivée, déchargeait et rechargeait les mastodontes, et leur donnait leur provende.

La région aride avait repris toute sa sauvagerie et toute son horreur. Le sol, rougeâtre, pierreux, sans aucun indice de végétation, réfléchissait une chaleur invariable et une lumière cruelle, et les voyageurs n’avaient même pas pour se reposer ce qui fait les deux tiers de notre repos : la nuit. Ils allaient devant eux, sur un mamelonnement monotone et cuit depuis l’origine du globe, sans que jamais un changement de teinte ou d’aspect vint les distraire, et il leur fallait toute leur force d’âme pour persévérer, pour ne pas céder à l’illusion d’une route sans but et sans fin, pour ne pas s’arrêter et revenir en arrière.

Huit jours s’étaient écoulés depuis le passage à l’oasis témoin de la mort de Congo, lorsque deux mastodontes tombèrent en même temps, abattus, malgré leur force de résistance prodigieuse, par la fatigue et la chaleur.