Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 43-54).


Le Chinois frétillait et grognait. (page 51)

CHAPITRE iv

VAN AH FUNG FAIT DES SIENNES


Le lendemain matin, les journaux de Saardam parurent avec un compte rendu détaillé de la séance de l’Académie des sciences, et le lendemain soir Jean Kerbiquet regagna Dunkerque, ainsi qu’il l’avait annoncé, dans l’intention de mettre son yacht en état pour une croisière dans le sud de l’Amérique méridionale.

Et dans l’intervalle, Van Ah Fung faillit mourir dix fois de rage concentrée ou de bile en excédent. Il ne sortit pas de la journée, et quand on le vit reparaître, il était plus jaune encore qu’à l’état normal.

La réapparition de Cornélius Van de Boot, dûment mort jusqu’à cette heure, c’était la ruine de toutes ses espépérances. Il ne fallait plus songer à remplacer à l’Académie de Saardamon homme qui n’avait pas définitivement péri, dont la fin n’était pas établie de manière indubitable. Et n’être pas membre de l’Académie des sciences, pour notre Hollandais-Chinois, prenait les aspects d’une catastrophe.

En sortant de chez lui, donc, à l’heure même où Jean Kerbiquet, suivi de Congo prenait place dans le train qui devait le reconduire en France, Van Ah Fung roulait des pensées qui ne brillaient ni par la gaieté, ni surtout par l’aménité vis-à-vis du jeune capitaine. Il l’aurait souhaité à cinq cent mille lieues de là ; il l’aurait voulu déambulant au fond des Océans ou dans les espaces interplanétaires, il aurait désiré de grand cœur n’en avoir jamais entendu parler.

Mais il avait mûri des plans, tout en donnant libre cours à sa mauvaise humeur extrême, et griffonné, avant de quitter son logis, une assez grande quantité de lignes pleines de ratures. Il les tenait pour bonnes, cependant, puisqu’il les porta telles quelles à un journal de la localité, connu pour son inimitié contre l’Académie des sciences, et qui ne manquait jamais une occasion de la ridiculiser, pour cette seule raison que son directeur y avait été blackboulé avec fracas, quelques années auparavant.

Ce directeur se nommait Van den Tromp. II avait inventé un appareil qui devait reproduire la gravitation des planètes et des astres dans l’espace infini, y compris, bien entendu, la perpétualité de leur mouvement. Le système, grand comme une petite maison, avait été soigneusement monté dans la cour de l’Académie des sciences, et au moment du solennel : « Lâchez tout ! », va te promener, pas une seule des sphères péniblement bariolées n’avait consenti à faire un pas en avant ou à tourner sur son axe.

Van den Tromp, furieux, avait donné deux ou trois grands coups de marteau dans sa machine, et n’avait jamais pardonné à l’Académie les sourires qui avaient accueilli l’expérience.

Ceci pour expliquer que Van Ah Fung fut reçu avec un certain empressement quand il se présenta muni de son petit papier. Il eut avec le directeur de l’Éclaireur Saardamois une assez longue et mystérieuse conférence, et le lendemain matin même parut la note suivante, à qui personne ne déniera une certaine virtuosité dans la perfidie :

Nous avons lu comme le demeurant de nos concitoyens le compte rendu de la dernière séance de l’Académie des sciences, et nous sentons véritablement très surpris de l’aisance avec laquelle ont été accueillies les fantastiques déclarations du capitaine au long cours Jean-Fabien, etc., etc., etc., Kerbiquet.

Nous imaginons même qu’aujourd’hui, où il a regagné la terre française, ce capitaine doit abondamment sourire en songeant à la confiance (disons confiance pour rester polis) avec laquelle on a écouté sa petite histoire. Il doit sourire plus abondamment encore, sans doute, en s’imaginant la tête que feront les Académiciens prêts à prendre passage sur le Pétrel, à Dunkerque, et qui n’y trouveront pas plus de Pétrel que sur la main.

Nous n’avons pas de conseils à donner aux membres de la très docte Assemblée en partance pour le cap Horn, et ils sont certes assez âgés pour savoir ce qu’ils ont à faire, mais si l’on nous avait conviés à la promenade extra-équatoriale qu’on leur propose, nous y regarderions probablement à deux fois avant de boucler nos valises.

L’aventure de l’infortuné Van de Boot nous paraît par trop extraordinaire ; les fameux singes géants et amphibies nous font tout à fait l’effet de canards ; les Français sont des gens très aimables, mais doués d’une imagination ardente, et qui ne dédaignent pas, à l’occasion, de mystifier leurs contemporains. Le capitaine Kerbiquet aurait voulu, comme on dit dans son pays, « s’offrir la tête » des Académiciens de Saardam que nous n’en serions pas davantage surpris. Et, sans doute, conviendrait-il à ceux-ci, avant de s’engager davantage, d’examiner s’ils ne sont pas en train d’exécuter un plongeon dans un océan de ridicule d’où ils ne se tireront jamais. Une quarantaine de profonds savants, bernés sans la moindre difficulté par un jeune fantaisiste, serait là un spectacle original pour la galerie, sans doute, mais peu fait pour rehausser le prestige d’une Assemblée qu’on accuse déjà d’être momifiée, ou fossilifiée, ou atteinte d’anémie cérébrale.

Nous croyons faire œuvre charitable en l’avertissant qu’il y a probablement des pièges à naïfs sur la route qu’elle se dispose à suivre.

Cet article ne tenait pas debout, très évidemment. Il suffisait de se rappeler que la note apportée par le capitaine Kerbiquet était de la main même de Cornélius Van de Boot — un indiscutable autographe — pour écarter de l’esprit du jeune marin toute suspicion d’irrespectueuse plaisanterie. Le zoologue avait écrit, donc il existait ; quant aux singes, s’il les avait tirés de son imagination (pourquoi faire ?) ou de son délire, le messager que lui avait donné le hasard n’en pouvait pas être rendu responsable.

L’Éclaireur de Saardam, avec son entrefilet habilement conçu, produisit néanmoins une certaine sensation. Établissez n’importe quelle discussion sur n’importe quelles bases, même erronées ou invraisemblables, et vous serez sûr de recueillir des partisans, tant l’esprit humain est faible et accessible à l’illusion. Et c’est ce qui permet aux gens de mauvaise foi de se pousser aisément dans le monde. Van Ah Fung avait compté là-dessus, et avec quelque raison, comme on put le constater. La ville se partagea en deux camps, ce qui n’avait qu’une importance relative, mais l’Académie des sciences se divisa nettement aussi, ce qui faillit devenir beaucoup plus grave et étouffer dans l’œuf les velléités d’expédition.

Parmi les savants, les uns refusèrent positivement tout crédit à la communication du capitaine Kerbiquet ; d’autres, sans nier catégoriquement son caractère d’authenticité, émirent l’avis qu’avant de s’embarquer pour le cap Horn, via Dunkerque, il faudrait prendre la précaution d’une enquête sur la personnalité du jeune marin, et savoir s’il n’était pas dans sa coutume, comme l’insinuait l’Éclaireur, de « s’offrir la tête » de ses contemporains !

Van Ah Fung poussait naturellement au doute par tous les moyens que lui suggérait son esprit fourbe et astucieux ; il travaillait ou faisait travailler personnellement les académiciens, cuisinait l’opinion publique en lui servant tous les matins des articles savamment dosés, se donnait enfin tout le mal imaginable pour mener à bien l’œuvre détestable qu’il avait entreprise.

Et il aurait réussi peut-être ; le document venu du cap Horn aurait été classé comme une mauvaise plaisanterie ; l’infortuné Van de Boot aurait été abandonné aux monstres qui s’étaient saisis de lui et des deux Anglaises, si un coup de théâtre ne se fût produit, qui remit instantanément les choses au point.

Trois jours avant celui qui avait été fixé pour le rendez-vous à Dunkerque, le capitaine Jean Kerbiquet reparut à Saardam, accompagné de son fidèle Congo.

Comment il avait été averti de ce qui se tramait, et de la discussion dont il était l’objet c’est ce dont personne ne se rendit exactement compte. On soupçonna seulement que Lhelma, dans son ardeur à sauver son parrain, n’était pas étrangère à la manœuvre.

Il se rendit tout droit aux bureaux de l’Éclaireur, pénétra jusqu’au cabinet de Van den Tromp, et y trouva celui-ci qui pâlit un peu en lisant sa carte de visite.

— Monsieur, lui dit-il, voici trois ou quatre jours que votre journal édite des choses destinées à nuire à mon prestige, auquel je tiens beaucoup. Voulez-vous me nommer l’auteur de ces articles ?

— C’est en dehors de nos usages, commençait Van den Tromp…

Mais Kerbiquet l’interrompit.

— Qu’à cela ne tienne, Monsieur ; je ne désire pas absolument châtier en personne cet insolent. Vous êtes son éditeur responsable ; vous me suffisez.

« L’opération va être courte et simple et je n’y prendrai qu’une part indirecte. Je me contenterai de garder la porte, et mon matelot, que vous voyez là, vous administrera votre raclée. Il a une certaine expérience. Je conviens que cela manque un peu d’élégance. Mais il est une chose certaine, c’est que les méchancetés de votre journal doivent être payées. Or, mes principes m’interdissent le duel, et j’ai horreur de mêler les tribunaux à mes affaires. Allons, Monsieur, décidez-vous. Et pressez-vous un peu, je vous prie : il faut que je sois rentré à Dunkerque ce soir.

Van den Tromp voulut crier.

— Monsieur, c’est intolérable !… On ne vient pas chez les gens pour les menacer de mort.

— Faites moins de bruit, cher Monsieur ; Congo n’aime pas qu’on me parle fort

Congo commençait, en effet, à rouler des yeux qui n’avaient rien d’aimable, et à serrer des poings qui auraient fait peur à un taureau.

Ces yeux et ces poings, ainsi que l’architecture du colosse, impressionnèrent probablement le directeur de l’Éclaireur de Saardam, car il revint très vite à des sentiments plus conciliants. Il changea, comme on dit familièrement, son fusil d’épaule.

— Monsieur, prononca-t-il, après y avoir réfléchi, je ne vois pas du tout pourquoi j’endosserais des responsabilités qui, normalement, appartiennent à un autre. Cet autre pourrait même vous dire qu’au moment où il m’a apporté son premier article j’étais disposé à admettre pour exacte l’aventure du professeur Van de Boot, et à refuser l’insertion. Je ne l’ai accordée ensuite que pour faire pièce à l’Académie des sciences de Saardam, et pas du tout pour vous nuire, puisque je n’en avais aucun motif. Je vais donc vous mettre en relation avec la personne dont je parle, et… et elle…

— Et elle se débrouillera comme elle l’entendra, conclut en riant Kerbiquet. Parfaitement. C’est ce qu’on appelle en Amérique le système de la self-protection. Traduction libre : « Protège toi toi-même et que les autres s’arrangent. » Quel est le nom du coupable ?

— Ah Fung.

— Mais c’est un nom chinois ?

— Van Ah Fung. Il est naturalisé Hollandais.

— Où demeure-t-il ?

— 21, rue de la Montagne-des-Légumes-Cuits.

— Merci. Viens, Congo.

Jean Kerbiquet partit. Cinq minutes plus tard il arrivait rue de la Montagne-des-Légumes-Cuits et rencontrait dans le couloir de sa maison Van Ah Fung lui-même qui filait vers l’extérieur avec toute l’agilité dont il était capable : Van den Tromp lui avait téléphoné dès le départ de Kerbiquet pour le mettre sur ses gardes, mais il n’avait pas pu obtenir la communication au moment même où il la demandait, et pendant les quelques minutes perdues, la voiture avait marché. Ce qui prouve, à défaut d’autre chose, qu’en Hollande les relations téléphoniques rencontrent parfois des obstacles, tout comme ailleurs.

La collision devait se produire ; elle se produisit.

Le petit homme jaune filait donc, son chapeau rabattu sur les yeux.

Le capitaine le reconnut toutefois à la forme orientale de son visage.

— Pardon, dit-il, j’ai à vous parler. Vous êtes Ah Fung ?

— Van Ah Fung, Monsieur. Et je crie au secours si vous m’approchez.

— Je ne vous approcherai pas, et vous pouvez crier au secours tant qu’il vous plaira. Congo, tu vas battre Monsieur. Quant à vous, je vous avertis que plus vous ferez de bruit et plus ça durera. En route, Congo, frotte ce Chinois. Ne l’abîme pas trop ; je veux lui donner une bonne leçon.

Congo, dans le couloir même de la maison, la porte d’entrée ayant été refermée, mit sous son bras Van Ah Fung, vert de rage impuissante, et commença de faire choir en cadence, sur les muscles ronds de son individu que nous ne désignerons pas davantage, d’énormes claques, qui sonnaient comme des coups de battoir de blanchisseuse. Le Chinois frétillait et grognait, mais il n’osait pas hurler, de peur d’allonger son supplice.

Jean Kerbiquet s’était adossé au mur, et, l’œil gouailleur, faisait un petit discours curieusement scandé par l’abaissement périodique de la gigantesque patte de Congo.

— Mon cher Monsieur… (pan !) quand on veut déblatérer sur les gens…(pan !) il faut au moins prendre la précaution… (pan !) de choisir des individus disposés à se laisser faire… (pan !) Moi. je ne sois pas disposé à me laisser faire… (pan !) J’ai l’exécrable habitude, quand on me frappe… (pan !) de rendre deux coups pour un… (pan !) S’il s’agit d’un de mes pairs, j’opère moi-même… (pan !) Mais si c’est d’un ancien coolie comme vous… (pan !) je le fais fustiger comme on vous fustige en ce moment… (pan !). Combien, Coogo ?

— Dix, cap’taine.

— Ça suffit. Lâche Monsieur. Au revoir, Monsieur Ah Fung. N’abusez pas du journalisme ; il ne vous réussirait pas.

L’Oriental, au moment précis où le nègre avait desserré sa formidable étreinte, s’était écroulé sur le carreau du couloir. Il se releva à demi, brandit le poing et cria, d’une voix étranglée par la fureur :

— Je vous tuerai.

— Prenez garde, lui répondit en se retournant Kerbiquet, qui avait déjà mis un pied dans la rue ; prenez garde ! Congo n’aime pas qu’on me menace.

Et il remonta en voiture.

Quelques instants plus tard, il entrait à l’Académie des sciences, où précisément on discutait ferme à son sujet, et demandait à présenter à l’assemblée un nouveau document

Il y était admis, et prenait la parole en ces termes :

— Messieurs, j’ai appris, étant tranquillement à Dunkerque, que certaines personnes répandaient ici sur mon compte des bruits malveillants. J’ai lu, même, les articles auxquels ces bruits avaient donné naissance. J’aurais pu m’en froisser et retirer la proposition que je vous ai faite d’emmener votre expédition sur le Pétrel, mais j’ai des raisons pour agir autrement. Et comme je ne veux pas qu’il puisse subsister un soupçon de ma sincérité, j’ai l’honneur de mettre sous vos yeux une attestation de l’amirauté de Dunkerque, constatant que mon navire est parfaitement dans le port, en armement pour une destination déterminée : le cap Horn et les environs.

« En outre, pour parer à toute insinuation ultérieure, j’offre d’emmener à Dunkerque, ce soir, deux personnes qui ne quitteront pas le jusqu’au départ, et qui pourront ainsi surveiller mes faits et gestes heure par heure.

« Enfin, je vous prie de considérer que si j’avais voulu vous mystifier en vous racontant l’extraordinaire histoire de Cornélius Van de Boot, je n’aurais pas pu le faire en vous apportant un manuscrit de sa main, et rédigé en hollandais, dont je ne comprends pas le premier mot.

« Et j’ajoute que l’organisateur de la campagne calomnieuse est déjà puni, et que vous la verrez cesser demain comme par enchantement. N’est-ce pas, Congo ?

— Oui, cap’taine.

À ce discours précis, rien ne répondit. Les académiciens gagnés à la cause de Van Ah Fung eurent, comme on dit, le nez dans le pupitre. Les autres triomphèrent assez bruyamment. Personne ne voulut donner au jeune capitaine une marque de défiance en l’accompagnant à Dunkerque. Il s’en alla donc seul avec Congo.

Le lendemain, comme par hasard, l’Éclaireur de Saardam se donnait pas on traître mot de l’affaire Van de Boot.

Van Ah Fung, par une étrange et mystérieuse coïncidence, devenait subitement introuvable dans la ville. Et, trois jours après, le Pétrel, doucement balancé sur ses amarres, dans le port de Dunkerque, recevait sa collection de passagers.