Une demi douzaine de lettres inédites adressées par des hommes célèbres au maréchal de Gramont/4


IV


Monsieur,

On ne peut avoir plus de joie que je n’ay receu du voiage que vous avés faict, qui est asseurément le plus beau et le plus illustre qu’homme du monde puisse faire[1]. Je vous asseure sans caiolerie que tous vos amis et serviteurs ont eu une satisfaction toute particulière de veoir l’applaudissement public que tout le monde a donné au choix que l’on a faict de vous, par dessus tous les aultres, pour une si grande et si magnifique action. Car il n’y a personne qui n’ait esté persuadé, avant mesme que vous soies parti, qu’on ne pouvoit confier la dignité d’une telle ambassade à aulcun aultre suject qui s’en peut si bien acquiter que vous. Les choses ont tellement réussi et vous y avés si parfaitement gardé toutes les mesures de la majesté de la couronne et de la galanterie d’un prince amoureux, qu’en vérité il ne se peut rien souhaiter de plus accompli. Aussi tout le monde convient que jamais l’Hespagne n’a faict tant d’honneur à aulcun homme que vous y en avés receu et qu’il semble que son roy et ses peuples aient contesté à qui vous en rendroit davantage. Mais, Monsieur, les qualités admirables de cette princesse que vous nous estes allé quérir vous doivent encor satisfaire plus que tout le reste. J’en estois desja bien persuadé par tout ce qu’on en a tousjours dict ; mais ce que vous me faites l’honneur de m’en escrire augmente encor l’idée que j’en avois. Il ne reste plus que l’impatience de la posséder et je vous assure qu’en mon particulier ceste impatience est double, parceque je n’espère pas avoir l’honneur de vous voir qu’avec elle et que je souhaite cest honneur avec autant de passion que je suis,

Monsieur,
Vostre tres humble et tres acquis serviteur.
De La Moignon.

À Paris, ce 9 décembre [1659][2].

  1. Le voyage d’Espagne fait par le maréchal (octobre 1659) en qualité d’ambassadeur extraordinaire de {Louis XIV, au nom duquel il alla demander la main de Marie-Thérèse. Voir les détails donnés sur le voyage et le séjour à Madrid de l’ambassadeur dans les Mémoires du maréchal de Gramont, duc et pair de France, commandeur des Ordres du roy, gouverneur de Navarre et de Bearn, donnez au public par le duc de Gramont, son fils, pair de France (Paris, 1716. t. ii, p. 174-230).
  2. Guillaume de Lamoignon avait été nommé premier président du parlement de Paris, l’année précédente (octobre 1658). On ne manque jamais de rappeler, à cette occasion, que Louis XIV dit au jeune magistrat en lui remettant le brevet de premier président « Si j’avais connu un plus homme de bien, un plus digne sujet, je l’aurais choisi. » Le compliment, comme M A. Bazin l’a constaté en vain (Histoire de France sous Louis XIII et sous le ministère du cardinal Mazarin (seconde édition, Paris, 1846, t. iv, p. 413) ne fut pas fait par lui, mais par le ministre « Ce fut (ainsi s’exprime l’historien), ce fut, sans aucun doute, le cardinal Mazarin qui lui dit ce mot si souvent cité à sa gloire comme venant de Louis XIV : Si le roi avait pu trouver un plus homme de bien que vous dans le royaume, vous n’auriez pas eu cet emploi. » On consultera avec profit sur le grand magistrat l’excellente thèse pour le doctorat ès-lettres de M. Dejob sur le P. René Rapin, le grand ami des Lamoignon, de Renato Rapino (Paris, 1881).