Une demande en mariage
- STÉPANE STÉPANOVITCH TCHÉBOUKOF, gentilhomme campagnard, veuf ;
- NATALIA STÉPANOVNA, sa fille, vingt-cinq ans ;
- IVAN VASSILIÉVITCH LOMOF, autre gentilhomme campagnard, voisin des précédents, trente-cinq ans, personnage débordant de santé.
Scène première
(Lomof entre : il est en frac et ganté de blanc.)
Enfin, le voici, ce cher Ivan Vassiliévitch ! Que je suis heureux ! (Il lui serre les deux mains.) C’est ce qui s’appelle une surprise, une charmante surprise. Comment allez-vous ?
Pas trop mal, merci. Et vous-même ?
Pas mal non plus, mon ange. Et sûrement, je le dois aux oraisons que vous multipliez en ma faveur. Asseyez-vous, mettez-vous à votre aise. Tout de même, ce n’est pas bien d’oublier ses voisins comme vous le faisiez, ma colombe. Mais, dites-moi, vous êtes sur votre trente et un. Habit, gants blancs… Vous allez à une réception, mon bijou ?
Alors, pourquoi diable ce frac ? Nous n’en sommes pas encore aux visites du premier de l’an.
Vous allez savoir de quoi il s’agit. (Il lui saisit le bras). Je me suis rendu ici, inestimable Stépane Stépanovitch, pour vous importuner d’une prière. À plusieurs reprises déjà, j’ai eu l’occasion de solliciter votre concours, ou plutôt de faire appel à votre obligeance, et toujours vous… en somme… pour ainsi dire… Excusez-moi, je me sens un peu agité… Il faut que j’avale un verre d’eau, inestimable Stépane Stépanovitch.
Il y a de l’emprunt dans l’air. Va, va, mon petit, tu n’auras pas un kopek. (Haut.) De quoi s’agit-il au juste, mon bel ami ?
Voici, inest… Stépanovitch, pardon, Stépane Stépanovitch… Oh !… Ho ! que je suis donc agité ! N’est-ce pas que je suis effroyablement agité ?… Bref, il n’y a que vous qui puissiez m’aider en l’occurrence, bien que, je l’avoue, je n’aie rien fait pour avoir droit à avoir, je veux dire à être…
Ne tergiversez pas de la sorte, malheureux ! Expliquez-vous une bonne fois. Allons !
Tout de suite. M’y voilà. (Précipitamment.) Je suis venu vous demander la main de votre fille Natalia Stépanovna.
Ô le plus délicieux des amis, répète ce que tu as proféré là, répète-le, car je crains d’avoir mal entendu.
J’ai l’honneur de vous demander…
Cher, très cher, vous me voyez transporté d’aise. (Il lui donne accolade sur accolade.) Aussi bien, il y a longtemps que je désirais cette union. Que dis-je, elle a toujours été mon rêve secret. Je vous ai toujours aimé comme un fils. Que le ciel vous accorde à tous deux… Bon ! qu’est-ce que je fais là, moi, à rester planté dans cette pièce, alors que… Ce n’est pourtant pas le moment de perdre la tête. Je cours chercher Natalia.
Inestimable Stépane Stépanovitch, pensez-vous que je puisse espérer d’elle une réponse favorable ?
Belle question ! Natalia éconduire un gaillard de votre prestance ! Je gagerais que déjà elle raffole de vous. Patientez un instant.
Scène II
J’ai froid. Je frissonne de la tête aux pieds, comme jadis à la veille d’un examen… Le principal, c’est de se décider. C’est dur, mais c’est urgent. À force de réfléchir, et de se consulter, et de discuter avec soi-même, et d’attendre son idéal et le grand amour, on n’arrive qu’à rester vieux garçon… C’est égal, j’ai joliment froid… Natalia Stépanovna est une parfaite femme d’intérieur, et puis elle n’est pas laide, elle a de l’esprit. Que puis-je souhaiter de mieux ?… D’agitation en agitation, j’en ai des bourdonnements plein les oreilles. (Il boit un verre d’eau.) Il faut absolument que je me range enfin. D’abord, j’ai trente-cinq ans, et c’est un âge critique entre tous. Ensuite, j’ai grand besoin d’une existence soigneusement réglée. J’ai une maladie de cœur, avec des palpitations à propos de tout et de rien. Je suis presque constamment agité. Ainsi, en ce moment, mes lèvres tremblent, et j’ai un battement de la paupière supérieure droite. Mais ce qu’il y a de plus atroce, c’est mon sommeil. Ou plutôt, mon insomnie quasi perpétuelle. À peine suis-je installé dans mon lit, à peine commencé-je à m’assoupir, et, tic ! un lancinement me prend dans le flanc droit, pour me remonter dans la tête en passant par l’épaule gauche. Je me lève comme un fou, je fais les cent pas. Au bout d’un quart d’heure, souvent davantage, quand je crois mes nerfs matés, brisés, écrasés, je me recouche… et, tic ! cette fois, c’est dans le flanc gauche, et cela me remonte dans la tête en passant par l’épaule droite. Et il y a des nuits où cela se renouvelle jusqu’à vingt fois de chaque côté !
Scène III
Ah ! c’est vous ? Et papa qui me dit : « Va au salon, tu y trouveras un négociant en je ne sais quoi, qui tient à t’offrir ses services. » Bonjour, Ivan Vassiliévitch.
Bonjour, inestimable Natalia Stépanovna.
Pardonnez-moi de me présenter en tablier. J’étais à écosser des petits pois. Pourquoi êtes-vous resté si longtemps sans nous rendre visite ? Asseyez-vous donc. Vous allez goûter avec nous, n’est-ce pas ?
Non, merci ; je ne pr… mmmmmmmm… entre mes repas.
Vous pouvez fumer, vous savez. Tenez, voici des allumettes. Le temps est splendide, aujourd’hui. Ce n’est pas comme hier. Il a plu tant et tant, que nos gens n’ont rien pu faire de la journée. Et chez vous, a-t-on eu beaucoup à faucher ? Moi, pendant qu’on y était, j’ai voulu que l’on couchât la prairie entière, et maintenant j’ai peur que le temps… Il eût peut-être mieux valu attendre. Mais, à propos, vous êtes en habit. Qu’arrive-t-il ? Vous allez au bal ? Soit dit en passant, vous êtes vraiment bien, ainsi.
Écoutez-moi, inestimable Natalia Stépanovna. Je voudrais que vous m’écoutiez, m’écoutassiez… Vous allez sûrement vous étonner, sans doute vous mettre en colère du même coup… Je… (À part.) Ho ! j’ai un froid !
Je vous écoute. (Un silence.) Eh bien ?
Je tâcherai d’être bref. Vous ne l’ignorez pas, inestimable Natalia Stépanovna, il y a longtemps, très longtemps, que j’ai l’honneur de connaître votre famille. Ma défunte tante et son mari, de qui, vous ne l’ignorez pas, j’ai hérité ma terre, professaient une estime singulière pour votre père et pour votre défunte mère. La lignée des Lomof et celle des Tchéboukof ont toujours entretenu les meilleures relations. Sans compter que ma terre est contiguë à la vôtre. Vous ne l’ignorez pas, j’ai un pré qui confine à votre bois de bouleaux.
Pardonnez si je vous interromps. Vous dites : « J’ai un pré qui… » Comment l’entendez-vous ?
Hé ! il me semble que…
Il vous semble peut-être, en effet. Seulement, ce pré est nôtre, et non pas vôtre.
Permettez, il est mien, inestimable Natalia Stépanovna.
Voilà du nouveau, par exemple ! Et depuis quand, s’il vous plaît, est-il à vous ?
Vous confondez, je crois. Il s’agit du pré qui s’enfonce comme un coin entre votre bois et le marais.
Eh bien ! oui, c’est cela. Ce pré est notre pré.
Je vous certifie, inestimable, que ce pré est mon pré.
Ivan Vassiliévitch, je fais appel à votre conscience. Rentrez en vous-même, et dites-moi depuis quand ce pré est à vous.
Hé ! il a toujours appartenu à ma famille.
C’est trop fort !
Des actes sont là pour l’établir. Je n’ignore pas que, dans le temps, il y a eu des histoires au sujet de ce pré ; mais à présent, tout le monde sait qu’il est à nous. Nulle contestation n’est admissible. Suivez-moi bien. La grand’mère de ma tante avait donné ce pré aux paysans du grand-père de votre père pour que le foin leur en servît à se faire des matelas. Les paysans du grand-père de votre père, ayant ainsi joui de ce pré durant une quarantaine d’années, s’étaient habitués à le considérer comme leur propriété, alors qu’il s’agissait d’un simple usufruit. Mais quand sonna l’heure de l’émancipation…
Cela ne s’est point du tout passé ainsi que vous le racontez. Non seulement mon grand-père, mais aussi mon arrière-grand-père, considéraient leur terre comme limitrophe du marais, et comme englobant, par conséquent, le pré en question. Il n’y a donc pas à discuter là-dessus, et je ne comprends pas que… C’est exaspérant, à la fin des fins !
Je vous produirai les actes, Natalia Stépanovna.
Avouez plutôt que vous vous moquez de moi, ou que vous mentez. Est-il possible ! Voilà trois cents ans, pour le moins, que nous sommes en possession de ce pré, et tout à coup on vient nous dire qu’il ne nous appartient pas ! Pardonnez-moi, Ivan Vassiliévitch, mais c’est à n’en pas croire ses oreilles. Ce n’est pas que j’y tienne, moi, à ce pré. Il n’y a là pas plus de cinq cents déciatines, et qui valent à peine trois cents roubles. Mais je ne saurais tolérer l’injustice. Vous direz ce que vous voudrez, je ne la tolérerai pas !
Écoutez-moi, je vous en supplie. Les paysans du grand-père de votre père, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous l’expliquer, confectionnaient des matelas pour la grand’mère de ma tante. Cette grand’mère, dans son désir de leur rendre service…
Grand-père, tante, grand’mère, c’est à n’y rien comprendre…, sinon que ce pré est à nous, et voilà tout.
À moi.
À nous. Vous pourriez passer là deux jours encore à tâcher de me le démontrer, vous pourriez endosser dix fracs, et ce pré n’en serait pas moins à nous, à nous, à nous, na ! Je n’en veux pas au bien d’autrui, mais j’entends aussi ne pas perdre un iota de ce qui est mien. Je suis comme ça, moi.
Au fait, Natalia Stépanovna, ce pré ne me tient pas à cœur, et je vous l’offre volontiers, s’il vous agrée tant. Ce que j’en disais n’était que pour le principe.
Ne vous gênez pas, disposez de ce qui ne vous appartient point, faites-moi cadeau d’une mienne propriété !… Tout cela est pour le moins étrange, Ivan Vassiliévitch. Jusqu’à ce jour, nous vous avions considéré comme un bon voisin. L’an dernier, nous vous avons prêté notre batteuse, et il en est résulté que notre blé a dû attendre novembre. Et en guise de remerciement, voilà que vous agissez avec nous en Tatar, oui, en vrai Tatar. Oh ! non, vous n’êtes pas un bon voisin !
Courage, traitez-moi d’imposteur, pendant que vous y êtes ! Sachez donc, mademoiselle, que de ma vie je ne me suis approprié les terres de mon prochain, et que jamais je ne permettrai à qui que ce soit de formuler contre moi une accusation qui… (Il se verse précipitamment un verre d’eau et l’avale d’un trait.) En un mot comme en mille, ce pré est à moi.
Ce n’est pas vrai, il est à nous.
À moi.
Ce n’est pas vrai, et je vous le prouverai. Aujourd’hui, et pas plus tard, je vais le faire faucher.
Qu’est-ce à dire ?
Oui, je vais y mettre mes faucheurs, et à l’instant même.
Je les chasserai.
Vous n’oserez.
J’oserai.
Veuillez ne pas crier ainsi, je vous prie. Si vous tenez à devenir enragé, que ce soit chez vous, au moins. Mais tant que vous serez ici, je vous invite à rester convenable.
Mademoiselle, si je n’avais en ce moment d’affreuses palpitations de cœur, si je n’éprouvais aux tempes des tambourinements prodigieux, je vous dirais certaines choses… (Criant soudain.) Je vous dirais que ce pré est à moi.
Et moi, je vous répondrais qu’il est à nous.
Scène IV
Qu’y a-t-il ? Qu’avez-vous à vociférer ainsi tous deux ?
Papa, explique, je te prie, à ce monsieur, à qui appartient le pré qui est entre le bois de bouleaux et le marais. Est-ce à lui ? Est-ce à nous ?
Hé ! ce pré est à nous, mon cher ami.
Permettez, Stépane Stépanovitch. Depuis quand est-il à vous ? Soyez raisonnable, vous, du moins. La grand’mère de ma tante a donné l’usufruit de ce pré aux paysans de votre grand-père. Ces paysans en ont joui pendant quarante ans comme s’il leur avait appartenu. Et puis…
Permettez à votre tour, mon cher. Vous oubliez que, si ces paysans ne payaient rien à votre grand’mère…
Pardon, à la gr…
Oui, je sais, à la tante de votre grand’mère…
Pard…
Vous aurez beau faire, je parlerai. Si ces paysans ne payaient rien à qui que ce fût, c’était précisément parce que ce pré se trouvait en litige. Mais maintenant, tout le monde sait qu’il est à nous. D’ailleurs, reportez-vous au cadastre.
Je vous démontrerai que ce pré est mien.
Je vous en défie bien, mon bijou.
Nous verrons.
En tout cas, ma colombe, ce n’est pas avec des cris comme ceux que vous poussiez tout à l’heure… Au reste, faites attention à ce que je vais vous dire. Si vous me contestez ce pré, je le donne aux paysans.
Il ferait beau voir que vous jouiez au généreux avec le bien d’autrui !
Ah ! mais, dites donc, jeune homme, je ne suis pas habitué à ce que l’on me parle sur ce ton. J’ai trente ans de plus que vous, et je vous somme d’avoir à vous comporter à mon égard avec déférence.
Hein, hein ? qu’avez-vous dit ?
À ta place, j’enverrais immédiatement faucher ce pré.
Qu’avez-vous dit, monsieur ?
Je dis que vous entendrez parler de moi. Il y a des juges à……
Il n’y en aura jamais ni nulle part pour vous attribuer ce pré. Mais je vous reconnais là. Vous n’attendez qu’un prétexte pour entamer une procédure quelconque. Ah ! vous êtes bien de votre famille !
Je vous défends d’insulter ma famille ! Tous mes ascendants étaient des gens intègres. Aucun d’eux n’a eu de liquidation judiciaire comme votre oncle.
N’empêche que tous étaient des aliénés.
Oui, tous, tous, tous !
Votre grand-père buvait comme le sable, et la cadette de vos tantes, Nastasia Mikhaïlovna, a pris la poudre d’escampette avec un commis d’architecte.
Vous êtes bien fier, vous, pour un fils de boiteuse ! (À part.) Oh ! ces palpitations !… et ces bourdonnements dans les oreilles ! (Haut.) De l’eau ! Un verre d’eau !
Voyez-moi ce fils de joueur, de libertin, de…
Et votre tante, cette vieille pimbêche, ah ! oui, parlons-en !
Je ne sens plus ma jambe gauche. (Haut.) Vous êtes un intrigant. Ce n’est un secret pour personne que, lorsqu’il s’est agi de… (À part.) Mes yeux se voilent, mon bras droit se… (Haut.) Mon chapeau, pour l’amour du ciel, mon chapeau !
Vous n’êtes qu’un faux bonhomme, et le plus astucieux des individus ! Oui, vous n’êtes qu’un individu ! Et je vous défends de remettre les pieds chez moi !
Allez au tribunal, allez ! Ah ! Ah ! Ah !
Scène V
Au diable, l’énergumène !
Quel scélérat ! Fiez-vous donc à vos voisins !
Le bandit ! Le monstre !
L’horreur ! Cela vous dévalise, et puis cela vous insulte par-dessus le marché !
Penser qu’un pareil fléau osait se présenter ici pour faire sa demande !
Sa… Quelle demande, Papa ?
Parbleu, une demande en mariage. Il voulait t’épouser, cet animal, ce…
Et cela porte un frac ! Ce marcassin !
Il voulait… m’épouser… lui… moi ? (Elle s’affaisse sur un fauteuil et se met à gémir.) Rappelle-le, rappelle-le ! Vite, vite !
Qui veux-tu que je rappelle ?
Lui, lui, Ivan Vassiliévitch. Ah ! je défaille ! Rappelle-le ! Je me sens m’en aller !
Malheureux que je suis ! Je devrais me pendre ! ou au moins me couper la gorge !
Je meurs ! Rappelle-le !
J’y cours, ne hurle pas comme ça !
Scène VI
Qu’avons-nous fait ? Reviendra-t-il ?
Scène VII
Le voici, et que le diable soit de lui ! Je te laisse avec lui, car moi je ne veux plus…
Où est-il, où est-il ?
Je te dis qu’il me suit. Ah ! c’est terrible d’avoir une fille à marier. Nous avons insulté cet homme, nous l’avons chassé, nous l’avons… et tout cela parce que tu l’as voulu.
Je l’ai voulu, moi ?
Bon ! faut-il que les torts soient de mon côté ? (La porte s’ouvre.) C’est lui, je file.
Scène VIII
Palpitations… Bourdonnements… Je n’en réchapperai pas.
Nous nous sommes un peu échauffés, Ivan Vassiliévitch. Pardonnez-moi, la mémoire m’est revenue. Ce pré est vraiment vôtre.
Ce pré, oui,… ce pré… (À part.) Et ce tic à la paupière supérieure gauche ! Voilà les deux yeux pincés, à présent !
Oui, ce pré est à vous, bien à vous. Asseyez-vous donc. Les torts sont de notre côté.
Mon Dieu, il n’y a là qu’une question de principe. Ce n’est pas à ce pré que je tiens, c’est au principe.
Entendu. Voulez-vous que nous parlions d’autre chose ?
Je vous aurais d’ailleurs apporté les actes établissant que la grand’mère de votre père, non, de ma tante, avait donné à votre père, non, à votre grand-père, c’est-à-dire…
Je compte aller chasser la gelinotte, inestimable Natalia Stépanovna, mais pas maintenant. J’attendrai la fin de la récolte. À propos, vous avez appris la nouvelle ? Mon Ougadaï, vous savez, Ougadaï, il est devenu boiteux !
Quel malheur ! Que lui est-il donc arrivé ?
Je l’ignore. Il se sera blessé, ou il aura été mordu par d’autres chiens. Une si bonne bête ! Et qui m’a coûté si cher ! Je l’ai payé à Miranof cent vingt-cinq roubles !
C’était trop, beaucoup trop, Ivan Vassiliévitch.
Il valait davantage, au contraire. Il n’a pas son pareil.
Mon père a acheté quatre-vingt-six roubles son Otkataï, et vous conviendrez qu’Otkataï est infiniment plus beau que votre Ougadaï.
Otkataï plus beau qu’Ougadaï ! Oh ! par exemple !
Certes. Il est encore un peu jeune, mais cela n’empêche pas qu’il ait des formes plus élégantes que votre chien.
On jurerait qu’il a eu la mâchoire inférieure rognée.
L’avez-vous mesurée, cette mâchoire, avant de la déclarer plus courte que celle d’Ougadaï ?
Je l’ai mesurée.
D’abord, notre Otkataï est de race. Son père était Iapriagaï, et sa mère, Stameska, tandis qu’on n’a jamais pu savoir qui étaient les parents de votre Ougadaï, ce vilain vieux je ne sais quoi.
Tout vieux qu’il est, je ne l’échangerais pas contre cinq Otkataï. C’est un chien, lui, au lieu que votre Otkataï n’est qu’une bête quelconque. Et puis, à quoi bon discuter ! Les Otkataï pullulent. Cela ne vaut pas plus de vingt-cinq roubles.
Décidément, Ivan Vassiliévitch, vous êtes tourmenté aujourd’hui par le besoin de contredire. Tout à l’heure, vous vous figuriez que ce pré était vôtre. À présent, vous prétendez qu’Ougadaï est supérieur à Otkataï. Je n’aime pas que l’on ne dise pas ce que l’on pense. Vous savez parfaitement qu’Otkataï vaut cent fois plus que votre espèce d’Ougadaï. Alors, pourquoi parler en sens contraire ?
Je vois, Natalia Stépanovna, que vous me prenez pour un être borné, que vous vous imaginez que j’ai la berlue. Mais, que diable, personne n’ignore que votre Otkataï n’a pas de flair.
Ce n’est pas vrai !
C’est légendaire.
Ce n’est pas vrai !
De grâce, ne vous emportez pas ainsi, mademoiselle.
Et vous, de grâce, ne continuez pas à dire des bêtises. C’est révoltant ! Oser comparer à Otkataï un chien qui n’est plus bon qu’à être abattu !
Excusez-moi, je ne puis discuter davantage, car mes palpitations me reprennent.
Mademoiselle, par pitié, cessez ! Mon cœur va éclater !
Je ne cesserai pas, ou bien, alors, avouez qu’Otkataï vaut cent fois plus qu’Ougadaï.
Cent fois moins. Qu’il crève donc, votre chien, votre sale chien ! Aïe ! la paupière !… Les tempes !… Le flanc !…
Ougadaï n’a pas à crever, lui ! C’est déjà une demi-charogne.
Au nom du ciel, un peu de silence ! Je vous dis que mon cœur va éclater !
Je ne me tairai pas !
Scène IX
Qu’y a-t-il encore ?
Papa, réponds-moi loyalement, selon ta conscience : quel chien est le meilleur, d’Otkataï ou d’Ougadaï ?
Stépane Stépanovitch, je vous en supplie, dites-moi un mot, un seul : Otkataï a-t-il, oui ou non, la mâchoire inférieure plus courte que celle d’Ougadaï ?
Et quand même elle serait plus courte, qu’est-ce que cela peut faire ? Otkataï n’en serait pas moins le meilleur chien du pays.
Après Ougadaï, n’est-ce pas ?
Ne vous agitez pas, mon ami, et écoutez-moi. Votre Ougadaï a beaucoup de qualités. Il est de race ; il a de la prestance, il séduit l’œil… Seulement, vous avouerez qu’il est vieux, et que ce défaut-là n’est pas négligeable.
Attendez une minute, je vous prie, car avec mes palpitations… Examinons de sang-froid des faits précis. Vous n’êtes point sans vous rappeler ce qui s’est passé à notre dernière chasse chez Miranof. Ougadaï allait de front avec le Ramsaï de notre hôte, alors qu’Otkataï était à une verste derrière eux.
Parbleu ! Le piqueur de Miranof lui avait donné une fouettée au moment du départ, et ledit piqueur suivait pas à pas son Ramsaï.
Admettons. Mais, qu’est-il arrivé ensuite ? La meute entière était lancée sur les foulées d’un renard, la meute entière sauf… Otkataï, qui courait après une brebis.
C’est faux, archifaux ! Tenez, ami, je sens la moutarde qui me monte au nez, il vaut mieux laisser là une pareille discussion. Aussi bien, si le piqueur avait fouetté mon chien, c’était par jalousie : tout le monde m’envie Otkataï. Oui, tout le monde, y compris vous… Je me souviens parfaitement que…
Moi aussi, il y a des choses dont je me souviens parfaitement, et si je ne me retenais…
Ne vous retenez donc pas. Allons, débitez vos histoires !
Je me retiendrai, parce que je ne sens plus ma jambe gauche, et que mon cœur est tout près d’éclater.
Ah ! oui, vos palpitations. Pauvre chasseur ! Votre place est dans un fauteuil à oreillettes, au coin du feu, avec de la tisane à votre portée. Pauvre chasseur !
C’est vrai, aussi, avec vos palpitations ! Si seulement vous étiez un vrai chasseur ! Mais vous chevauchez toujours à l’écart, afin de pouvoir contester chaque pièce et de gâter le travail des chiens d’autrui. Et puis, encore une fois, laissons là cette discussion. Vous n’êtes pas un vrai chasseur, voilà tout, et n’en parlons plus.
Et vous, vous prenez-vous donc pour un chasseur ? Si vous ne vous écartez pas de Miranof, c’est pour l’aduler, pour intriguer. Le mot est lâché : vous n’êtes qu’un intrigant !
Misérable, taisez-vous !
Oui, un intrigant !
Polisson !
Vieux rat !
Silence, ou je vous tords le cou comme à un poulet !
Personne n’ignore — oh ! mon cœur ! — que votre défunte femme — oh ! ma jambe ! — vous battait — oh ! je meurs !
Et toi, tu vis sous la savate de ta gouvernante !
Voilà, voilà, ça y est, mon cœur a éclaté, mon épaule se détache, je… je… Un médecin !
Hou, hou, le vilain pistolet !
Un médecin !… un mé…
Voyez-moi ce chasseur ! Serait-il même capable de se tenir encore en selle, je vous le demande ?… Papa, qu’est-ce qu’il a ?… Regarde-le, Papa… Ivan Vassiliévitch !… Il est mort !
J’étouffe !… De l’air !…
Il est mort ! (Elle le secoue par une manche.) Ivan Vassil… Ivan Vass… Qu’avons-nous fait ! Nous l’avons assassiné !
Qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que vous avez ?
Il meurt… Je meurs… Nous mourons…
De l’air ! De l’eau ! Des médecins ! (Il appuie un verre d’eau sur les lèvres de Lomof.) Buvez, saperlipopette ! Buvez donc ! Il ne boit pas. Lui qui aimait tant les verres d’eau ! Il ne boira plus. Malheureux que je suis ! Pourquoi ai-je attendu jusqu’à ce jour pour me pendre, m’égorger, m’étrangler, m’étouffer, me noyer, m’empoisonner avec le premier revolver venu ! Un poignard ! Qu’on me donne un poignard ! (Lomof remue.) Il ressuscite ! Tenez, buvez.
Où suis-je ? Qui vois-je ? Que deviens-je ?
Mariez-vous, et vite, et puis allez-vous-en tous les deux au diable ! (Il empoigne leurs quatre mains et les unit.) Elle consent. Je vous bénis. Et à présent, laissez-moi tranquille.
Hein ? Elle consent ? Qui ? À quoi ?
Il est vrai, je consens.
Ah çà, allez-vous vous embrasser, à la fin des fins ?
Vous êtes bien bon… Mais, de quoi s’agit-il ?… Aïe, mes tempes et mes jambes !… Oh ! je me rappelle, je comprends. Natalia Stép… Ah ! que je suis heureux !
Et moi aussi, je suis heureuse, Ivan Vassiliévitch. Seulement, convenez à présent qu’Ougadaï ne vaut pas Otkataï.
Permettez, il vaut mieux que votre chien.
Si l’on peut dire !
Continuez, mes enfants. Mais ne comptez plus que je m’en mêle. Ce sont là, désormais, des histoires conjugales. Qu’on nous apporte du champagne, pour trinquer à l’harmonie de vos caractères !
Ougadaï…
Otkataï…
Du champagne, du champagne !