Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/49

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 322-329).

CHAPITRE XLIX.

renseignements.


Depuis plus de dix semaines, St. Luc n’avait pas eu de nouvelles de Meunier, qui lui avait écrit ou fait écrire de Québec « qu’il se croyait sur les traces de madame Rivan. »

Il y avait près de quinze jours qu’Henriette était partie. St. Luc avait pris des informations sur le prétendant à la main de la sœur de son ami, et s’était fait présenter. Il n’eut pas de peine à reconnaître que celui qu’elle avait choisi pour devenir son époux était digne d’elle. Dès ce moment, il résolut sérieusement de combattre un amour sans espoir, et il y réussit plus facilement qu’il n’avait osé l’espérer. Les racines en étaient peu profondes sans doute ; peut-être aussi était-ce parce que son amour-propre en avait souffert, peut-être encore, et c’est ce qui était plus probable, ce qu’il avait pris pour un amour réel n’était-il qu’un de ces sentiments éphémères où les appétits des sens ont plus de part que l’âme. Cependant, s’il ne ressentait plus d’amour, il éprouvait pour Henriette un profond sentiment d’admiration, et un vif désir de la connaître plus intimement.

Il avait un excellent prétexte de lui écrire, d’abord pour lui donner des nouvelles de son frère, puis pour en obtenir sur la santé de madame de St. Dizier. Il écrivit donc une lettre à Henriette, dont il attendit la réponse avant de se décider à descendre à Québec. Quelques jours après, deux lettres lui furent remises, portant le timbre de la poste de Québec ; l’une ne contenait que ces mots : “ Meunier a vu madame Rivan il y a un mois, mais il ne l’a pas revue depuis. ”

L’autre était de Henriette. St. Luc la lut avec calme et se sentit tout fier de voir que cette écriture ne lui causait qu’une douce impression de joie, bien différente de la violente palpitation que la première lui avait fait éprouver.

Il fit appeler Trim, auquel il donna ordre de préparer immédiatement ses malles, avec injonction de ne pas s’absenter. S’étant informé de la résidence de M. Toussaint Peltier, avocat, il se rendit à son bureau, à l’encoignure de la petite rue St. Jacques et de la rue St. Gabriel.

Comme St. Luc n’avait pas mis la lettre dans sa valise, et qu’elle était restée toute ouverte sur sa table, nous ne croyons pas commettre une indiscrétion en la lisant, d’autant plus qu’elle était très-courte et qu’elle peut expliquer la raison qui conduisait St. Luc au bureau de M. Peltier :

« Monsieur de St Luc,

« J’ai reçu ce matin votre bonne lettre ; elle m’a fait un plaisir bien grand, peut-être pLus encore par son ton amical que par les bonnes paroles que vous me dites. Je suis heureuse que vous « soyez sorti vainqueur d’une lutte impossible, » comme vous le dites. Je me sens maintenant beaucoup plus à l’aise vis-à-vis de vous je n’aurais pas osé vous écrire, et je n’aurais pu sans contrainte me trouver encore en votre compagnie. Mais comme vous m’assurez que vous n’avez plus que des sentiments « d’estime et d’amitié, » je me sens libre de vous dire aussi combien je vous estime et vous aime. Merci pour ce que vous avez encore fait pour mon frère. Je vois que je me laisserais entraîner à vous écrire une longue lettre, mais comme je dois, pour le moment, vous parler d’affaire qui concernent madame de St. Dizier, je réserverai tout ce que j’ai à vous dire pour bientôt, si toutefois vous ne descendez pas à Québec, comme ma tante le désirerait.

“ Je dois vous dire que ma pauvre tante n’a pas longtemps à vivre. Les médecins l’ont condamnée, et chaque jour qu’elle vit est un jour de grâce. Ce qui la désole en mourant, c’est de laisser ses deux filles dans l’indigence ; la petite rente qu’elle recevait ainsi que la jouissance de la maison qu’elle occupe, s’éteignant à sa mort. Son seul espoir était dans une réclamation qu’elle a contre la compagnie du Nord-Ouest, et qui est en procès depuis la mort de M. de St. Dizier. La cause est entre les mains de M. Toussaint Peltier, avocat à Montréal. Ma tante consentirait à vendre ses droits pour une bien modique somme ; elle accepterait l’offre de trois cents louis que quelqu’un lui a fait faire par l’entremise de M. Peltier, il y a deux à trois ans ; elle accepterait même cent louis.

« Puis-je espérer que, pour madame de St. Dizier, vous voudriez bien aller voir M. Peltier et lui parler de cette affaire ?

« Asile et Hermine sont bien tristes ; Miss Gosford qui vient voir ma tante presque tous les jours, a voué une amitié toute particulière à Asile ; et si je ne craignais de flatter trop votre amour-propre, je vous dirais qu’il est bien souvent question de vous dans leurs conversations. Adieu.

« Votre amie bien dévouée,
« Henriette D… »

« P. S. — Je rouvre ma lettre pour vous annoncer que ma tante vient d’avoir une crise sérieuse. Nous avons cru qu’elle allait mourir ; elle est un peu mieux maintenant, mais extrêmement faible. Elle voudrait vous voir au plus tôt ; venez de suite si vous le pouvez. Voici ce qui a donné lieu à la crise de ma tante : Le père de la petite Florence se trouvant dans la cuisine, Hermine l’a prié de monter à la chambre de la malade pour aider à changer un meuble de place. En apercevant ma tante, il l’a regardé d’un air étonné pendant plus d’une demi-minute, puis tout-à-coup il s’est écrié : « Quoi ! c’est vous, madame Rivan ! Et votre fils, le petit Pierriche Meunier, qui vous cherche depuis plus de trois mois ! » Ma tante lâcha un cri, et est tombée sans connaissance. Asile et Hermine ont interrogé le père de Florence, qui leur a dit qu’un M. St. Luc avait assuré que le petit Pierriche Meunier vivait ; Florence, qui vous a vu ici, dit que vous êtes la personne qui avez été chez sa mère au Fort Tuyau, à Montréal, dans le mois de septembre dernier. Asile ayant répété à sa mère tout ce que cet homme avait dit, elle vous demande instamment. Vous ne devez pas être surpris si je vous prie en son nom de vouloir bien venir à Québec sans perdre de temps. Il parait y avoir quelque mystère que je ne comprends pas trop bien encore. Madame de St. Dizier est si faible que le médecin a défendu de lui parler d’aucun sujet qui puisse l’affecter. »

« H. D. »

St. Luc trouva M. Peltier à son bureau. Il lui communiqua le but de sa visite.

— En effet, répondit l’avocat, j’ai une vieille cause de M. Rivan de St. Dizier, contre la compagnie du Nord-Ouest, avec reprise d’instance par Éléonore de Montour, sa veuve.

— Que dites-vous ? Éléonore de Montour ?

— Mais oui. Éléonore de Montour avait épousé en secondes noces M. Rivan de St. Dizier.

— Pardon, monsieur, ce que vous dites là m’intéresse à un si haut degré, que je désirerais vous faire quelques questions.

— Faites, monsieur, faites ; je vous donnerai tous les renseignements que je pourrai avoir.

— Vous dites qu’elle s’appelle Éléonore de Montour et qu’elle avait épousé M. Rivan de St. Dizier en seconde noce.

— Oui, monsieur.

— Pourriez-vous me dire avec qui elle s’était mariée en première noce ?

— Son premier mari était un nommé Alphonse Meunier.

St. Luc fut si saisi qu’il fut obligé de prendre un siège, et de demander un verre d’eau.

— Qu’avez-vous donc ? lui demanda M. Peltier.

— Pardon, répondit St. Luc ; pouvez-vous me dire où est mort son premier mari.

— Je ne pourrais vous répondre au juste sur ce point ; j’ai entendu dire qu’il était mort en mer, dans un naufrage.

— Connaissez vous madame Rivan de St. Dizier ?

— Oh ! oui ; très-bien ; et ses deux jolies filles aussi, mesdemoiselles Asile et Hermine. Si vous me le permettez, je vais chercher le dossier de la cause.

Pendant que M. Peltier cherchait le dossier, St. Luc demeura plongé dans une profonde méditation, la tête penchée sur sa poitrine. Il allait enfin retrouver sa mère, mais mourante.

— Voici le dossier, dit M. Peltier ; voulez-vous en prendre connaissance ?

— Ce n’est pas nécessaire, répondit St. Luc ; veuillez me dire le montant de la réclamation et s’il y a chance de succès.

— L’action est pour un montant considérable, dix mille louis ; je crois l’action bien fondée, mais malheureusement que des pièces importantes, absolument nécessaires, manquent.

— Pensez-vous pouvoir trouver quelqu’un qui voulût acheter la créance ?

— Il y a quelques années on avait offert trois cents louis pour la réclamation ; mais les offres ont été retirées depuis.

— Avez-vous quelqu’espoir de gagner le procès avec les preuves que vous possédez ?

— Elles sont insuffisantes.

— C’est bien ! maintenant je vais vous confier ce que j’ai dessein de faire. Je porte à madame St. Dizier et aux demoiselles de St. Dizier un bien grand intérêt ; je vais donner cinq mille louis pour leurs droits et prétention dans ce procès. Je veux assurer aux filles, après la mort de leur mère, les restes de la fortune de leur père qui reposait sur ce procès. Je désire rester inconnu dans cette transaction.

— Vous m’étonnez, monsieur, reprit l’avocat ; vous ne paraissez ne pas bien connaître cette famille, et cependant vous offrez une si forte somme pour une réclamation que l’on peut considérer perdue.

— Comment ! une famille que je ne parais connaître ! que voulez-vous dire ?

— Certainement. Vous dites que madame St. Dizier se meurt, et vous voulez acheter la réclamation pour l’avantage des jeunes demoiselles ; mais ne savez-vous donc pas que d’après le testament de M. Rivan de St. Dizier il n’a laissé que l’usufruit de ses biens à sa femme, et qu’à sa mort la propriété en retourne à ses proches parents !

— Eh bien ! ses filles, les demoiselles Rivan de St. Dizier, ne sont-elles pas ses héritières ?

— Elles ne sont pas les demoiselles Rivan de St. Dizier ; leur père était Alphonse Meunier.

— Alphonse Meunier ! s’écria St. Luc, au comble de l’étonnement.

— Oui ! elles sont sœurs jumelles. J’ai leur extrait de naissance.

St. Luc fit un grand effort pour comprimer, devant un étranger, les émotions que lui causaient ces découvertes ; il remercia M. Peltier des précieux renseignements qu’il venait de lui donner, et qui modifiaient ses plans.

St. Luc alla à la banque, et de là regagna à son hôtel.

Il avait résolu de prendre la malle-poste ; mais comme elle ne partait que le lendemain matin, il

changea d’avis ; il envoya Trim lui chercher une voiture avec deux bons et vigoureux chevaux. Deux heures après la réception de la lettre de Henriette D… il était en route pour Québec.