Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/40

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 191-211).

CHAPITRE XL.

de sorel à st. denis


La nouvelle s’était répandue à Québec, que le district de Montréal était en pleine révolte ; que le Dr. Davignon et P. P. Desmarais avaient été forcément enlevés aux autorités, sur le chemin de Chambly. Qu’après l’emprisonnement d’André Ouimet, George B. de Boucherville, F. Tavernier, Côme S. Cherrier, L. M. Viger, A. Simard et plusieurs autres pour haute trahison, les chefs des Fils de la Liberté, qui n’avaient point été arrêtes, s’étaient réunis dans le village de St. Denis, et se préparaient à marcher sur Montréal.

Pendant que St. Luc était à lire les journaux, tranquillement à l’hôtel, après son déjeûner, on vint lui apporter une lettre, marquée au timbre de la poste de St. Denis. Il s’empressa de l’ouvrir et lut :

« Mon cher M. de St. Luc,

« Vous avez sans doute appris par les journaux, qu’un mandat d’arrêt a été lancé contre les chefs des Fils de la Liberté, pour haute trahison. J’ai été obligé de fuir de Montréal pour n’être point arrêté. Je suis arrivé ici ce matin, où j’ai rejoint plusieurs de mes amis de Montréal, impliqués comme moi, dans l’affaire des Fils de la Liberté où, Dieu merci, nous avons rossé le Doric Club d’importance.

« Nous pensons gagner les États-Unis ; le Dr. Nelson et quelques autres disent : “qu’ils n’ont point commis d’acte de trahison, qu’ils resteront, mais ne se laisseront point arrêter, parce qu’ils ne sont point coupables.” Si nous étions certains d’avoir un jury juste et consciencieux, nous n’hésiterions pas un instant à nous rendre ; mais avec l’animosité qui anime les autorités contre nous, il n’y a pas de justice à attendre. Ainsi il faut ou passer les lignes ou se battre, si l’on nous attaque. Si mes amis restent, je resterai ; sinon je partirai avec eux. Nous avons été obligés de nous cacher pendant trois jours avant de nous rendre ici.

« Vous comprendrez maintenant pourquoi je ne puis aller vous rejoindre à Québec, comme vous me le demandiez dans votre note du 15 courant, que j’ai reçue juste au moment où je partais de Montréal. Je viens de voir Meunier, qui doit partir cette après-midi pour Maska ; il me dit qu’il est sûr que Madame Rivan vit encore ; qu’elle a été vue à Montréal, il y a une couple de mois, prenant passage pour descendre à Sorel. Il croit qu’elle demeure en quelque part sur la rivière Chambly ou à Maska. J’ai examiné tous les noms inscrits sur les feuilles de route de bateaux qui vont à Sorel, et n’ai pu découvrir aucun nom qui correspondit au sien.

« Meunier dit qu’il est sûr que c’était elle, d’après ses renseignements. Dans tous les cas il est certainement dans l’erreur en disant que c’est une grande dame, et riche, car j’ai pris toutes les informations possibles auprès de mes amis et des dames de mes connaissances à Montréal ; et aucune ne se rappelle avoir connu une dame de ce nom là. Ainsi si elle a demeuré à Montréal, comme le dit Meunier, elle devait vivre fort retirée. Mais encore, je crois que j’en aurais entendu parler.

« Je vous en écrirai d’avantage, si j’apprends quelque chose de nouveau.

« Tout à vous,
« Rodolphe DesRivières. »

« Je l’ouvre ma lettre pour vous dire que Meunier est à mes côtés, et me dit qu’il vient d’avoir des informations positives que Madame Rivan, connue sous le nom de Madame Rives, demeure à Maska. J’aurais voulu l’envoyer de suite, mais il ne peut partir avant deux ou trois jours. Vous feriez bien de venir vous-même. Le temps est détestable et les chemins affreux. Prenez un bon cheval à Sorel.

R. D.


St. Luc, après la lecture de cette lettre, monta à sa chambre pour préparer ses malles, résolu de partir par le prochain bateau-à-vapeur.

Il se rendit ensuite chez le Gouverneur pour lui présenter ses respects ainsi qu’à Sir Arthur, et leur annoncer son départ.

— Eh bien ! M. de St. Luc, lui dit le Gouverneur, vous avez appris sans doute que le district de Montréal est en insurrection ; et que les autorités y sont ouvertement bravées.

— Je crains, Milord, que ce ne soit malheureusement que trop vrai.

— Les rebelles se sont retranchés à St. Denis et à St. Charles. Aujourd’hui même les troupes sont expédiées de Montréal pour les réduire. Le John Bull doit partir dans une demi-heure avec un régiment que j’envoye à Montréal.

— Milord, je désirerais partir au plus tôt ; des nouvelles de la plus haute importance viennent de m’arriver par la malle. Je suis à la recherche de ma mère, comme Sir Arthur vous en a informé ; et j’apprends qu’elle vit et qu’elle demeure dans un village appelé Maska. Pourrais-je monter à bord du John Bull ?

— Certainement ; je serai heureux de vous féliciter sur le succès de votre voyage en Canada ; cependant ne vous flattez pas trop d’avance. À propos, vous dites qu’on vous informe qu’elle vit Maska, autrement appelé St. Hyacinthe ; mais c’est justement dans le foyer de l’insurrection ! Il sera difficile de vous y rendre sans vous exposer à être arrêté et peut-être maltraité par les rebelles.

— Je ne crains pas cela, Milord ; je craindrais davantage les autorités militaires ; et c’est pour éviter ces désagréments que je vous demanderai un permis de passer.

— Avec le plus grand plaisir. Je vous l’enverrai porter à bord du bateau-à-vapeur, avec ordre de vous recevoir et de vous débarquer soit Montréal, soit à Sorel, si vous l’aimez mieux.

— Merci, Milord. Permettez-moi, Sir Arthur, de vous prier de présenter mes amitiés à Miss Clarisse. Je vous quitte pour quelque temps seulement ; et j’espère que sous peu de jours vous me reverrez le plus heureux des hommes comme le plus affectueux des fils. Adieu, Milord ; adieu, Sir Arthur.

— Au revoir ; soyez prudent, et écrivez-moi, dit Sir Arthur.

Le temps est froid et désagréable. Un fort vent du Nord-Est, accompagné de pluie, soufflait depuis le matin. St. Luc chaussé de grandes bottes à la Suwaroiv portait une casquette en drap bien ouattée et couvert d’une toile cirée, et un gros surtout d’étoffe de pilot noire boutonné haut. Il se promenait à grands pas pour se réchauffer, sur le pont du John Bull.

Il était huit heures du soir quand il débarqua à Sorel. Trim tenait par la bride un cheval anglais, brun, aux jambes fines, sèches et musculeuses, que son maître avait acheté à Québec.

La pluie qui était tombée par torrent depuis l’après-midi, s’était changée en une espèce de neige mouillée. St. Luc se rendit chez le père Toin.

Le village de Sorel était dans la plus grande agitation ; six cents hommes des 66e et 32e régiments, commandés par le colonel Gore, étaient arrivés de Montréal, avec une pièce de campagne et un détachement de cavalerie. L’on ne savait pas si les troupes partiraient pour St. Denis durant la nuit, ou si elles attendraient le jour.

St. Luc demanda une chambre, ôta son surtout, et se jeta tout habillé sur un lit. Il avait recommandé à Trim de voir à ce que son cheval fut bien soigné ; et donna ordre qu’on le réveillât aussitôt que les troupes se mettraient en marche, à quelqu’heure de la nuit que ce fut. Il désirait arriver avant elles à St. Denis. Il avait prié Toin de lui trouver un guide au cas où il partirait durant la nuit. S’il n’eût consulté que ses aises, il eût attendu le jour ; mais il craignait qu’une fois les troupes à St. Denis, il ne lui fut pas possible d’entrer dans le village, où il y aurait certainement un combat dans lequel DesRivières et Meunier pourraient bien se faire tuer ; et il voulait absolument les voir.

Son sommeil fut agité, plusieurs fois il fut réveillé en sursaut par le bruit que faisaient des personnes qui, dans l’étage inférieur, parlaient haut, ouvraient et fermaient les portes avec violence. Une fois il crut entendre la voix de Trim dans la cour, sur laquelle donnait sa chambre où il était couché. Il écouta ; c’était bien Trim. Il se leva, regarda par la fenêtre, à travers les vitres ; mais il ne put rien distinguer, si ce n’est la lumière d’un fanal. En même temps, il entendit le bruit de plusieurs voix menaçantes. Il ouvrit la fenêtre, appela Trim qui, armé d’une fourche, défendait l’entrée de l’écurie contre trois à quatre hommes qui semblaient vouloir y pénétrer de force.

— Qu’y a-t-il, Trim ?

— Voulé prendre cheval à li.

St. Luc descendit promptement. Au bas de l’escalier il rencontra le père Toin, que l’on venait de réveiller, et qui montait avec une chandelle.

— Mossieu, dit-il, en voyant St. Luc, on veut presser votre jval.

— Comment, presser ?

— Oui, Mossieu, c’est l’colonel qui a donné l’ordre de prendre l’meilleur jval, qu’on pourrait trouver, pour un officier, qu’y a une dépêche ; y arrive d’la ville, et le s’ien est morfondu. J’allais vous avertir.

— Où est cet officier ?

— Dans la bar.

La bar, salle où l’on débitait les boissons, était pleine de monde. Une personne sans aucune marque dans son habillement qui dénotât qu’il fut militaire, séchait ses hardes auprès d’un grand poêle en fonte, dans lequel brûlait de gros quartiers d’érable. St. Luc, en l’apercevant, reconnut le lieutenant Weir, qu’il avait rencontré à Montréal au bal de Madame de M… et auquel il avait été présenté. Il alla droit à lui et, lui tendant la main :

— Comment vous portez-vous, lieutenant ? lui dit-il.

— Chut ! ne m’appelez pas lieutenant ; je ne voudrais pas être connu ici. Voyez toutes ces tuques bleues.

— Vous êtes déjà connu. L’on vient de me prévenir qu’un officier, chargé de dépêches, veut prendre mon cheval. Je suppose que c’est vous qui cherchez un cheval ?

— Oui, c’est moi. J’arrive de Montréal par terre, mon cheval est sur les dents, et il faut de toute nécessité que je voye le colonel au plus têt. Le colonel Gore est parti avec les troupes, il y a près de deux heures ; je n’ai pas de temps à perdre.

— Je vous prêterais volontiers mon cheval, mais il faut aussi que je parte à l’instant même.

— Où allez vous donc ? si ce n’est point une indiscrétion de vous le demander.

— Pas du tout ; je vais à St. Denis.

— Je vais dans la même direction, nous ferons route ensemble, jusqu’à ce que j’aie rejoint les troupes, elles ne doivent point être rendues bien loin, à une lieue ou une lieue et demie tout au plus ; le temps est mauvais et les chemins doivent être affreux.

— S’il n’y a que deux heures qu’elles sont parties, nous les aurons bientôt trouvées. Votre cheval a eu le temps de se reposer, il pourra vous porter facilement.

Dix minutes après, St. Luc et le lieutenant Weir étaient en selle et galopaient sur la route de St. Ours en suivant la rivière.

Le vent avait changé dans le cours de la nuit et soufflait du sud, de manière qu’ils l’avaient dans la figure. Une neige, mêlée de pluie, les empêchait de distinguer à dix pas devant eux.

En quittant Sorel, le terrain sablonneux avait permis à leur monture de prendre une allure assez vive. St. Luc pensait au bonheur de retrouver sa mère ; le lieutenant était inquiet, prêtant l’oreille au moindre bruit et cherchant à pénétrer l’obscurité pour voir s’il n’apercevrait pas les traces du passage des troupes.

— Nous devons avoir fait du chemin depuis que nous sommes partis ; je crains que nous n’ayions manqué la route. Nous eussions dû rejoindre les troupes avant ce moment-ci. Connaissez-vous la route, M. de St. Luc ?

— Je la connais jusqu’à St. Ours ; nous ne l’avons pas manquée ; voilà la rivière ; j’entends le bruit des lames.

— Mais on ne voit pas de traces du passage des troupes.

— La neige les couvre. Poussons encore, nous ne devons pas tarder à les rejoindre.

Et ils se remirent au galop. Le terrain devenait de plus en plus difficile ; les chevaux avaient de la peine à continuer une course aussi rapide. Celui du lieutenant avait butté deux ou trois fois.

— Mon cheval n’en peut plus, dit le lieutenant, il faut que je le mette au pas.

— J’aperçois une lumière ; nous allons entrer. Pendant que nous prendrons des renseignements, nous laisserons souffler nos chevaux. Qu’en dites-vous ?

— Je n’ose entrer. Je crains d’être reconnu.

— Et qui voulez-vous qui vous reconnaisse ici ? vous dites que vous n’y êtes jamais passé.

— Les habitants viennent souvent à Montréal, ils m’ont probablement vu. Dans ce moment-ci, tout étranger leur est suspect.

— Et ne suis-je pas étranger aussi ?

— C’est vrai ; mais vous parlez le français, et vous n’avez pas de mission importante et pressée ; je pourrais être arrêté.

— Vous avez peut-être raison. Attendez, je vais entrer seul ; s’il n’y a pas de danger, je vous appellerai ; s’il y en a, je vous avertirai.

— Je vais rester à cheval au milieu du chemin.

St. Luc s’approcha de la maison, attacha son cheval, par la longe de son licou, à un poteau qui était près de la porte et entra.

Un homme d’un certain âge, en chemise de laine, tuque bleue sur la tête, pantalons gris d’étoffe du pays, était assis sur un petit banc de bois au-devant de la porte du poêle, et fumait dans une vieille pipe courte et noire.

— Me permettez vous d’entrer un instant, pour me réchauffer, monsieur ? dit St. Luc.

— Certainement, certainement ; répondit l’habitant en se levant et approchant une chaise. Y fait une mauvaise nuit ; chauffez-vous.

St. Luc, voyant que cet homme était seul, appela le lieutenant.

— Otez-donc vos capots, pour secouer la neige, dit l’homme à la tuque bleue en s’adressant au lieutenant et apportant une seconde chaise. J’suis bien curieux, mais y’ou allez-vous donc de c’pas là ?

— Parler pas français ; répondit le lieutenant.

— Ah ! Mossieu est anglais ! very gout, very gout ; c’est vous prendre whisky ? bonne pour di estomac ! en prendrez-vous, Mossieu, dit-il, en se retournant, vers St. Luc et lui présentant un verre et un flacon, qu’il avait pris sur un buffet.

— Ça ne se refuse pas, répondit celui-ci. À votre santé.

— À la vote. J’suis bein curieux ; mais y’ou allez-vous donc ?

— Monsieur va à St. Ours ; et moi, je me rends jusqu’à St. Denis. À propos y a-t-il longtemps que les troupes sont passées ?

— Les troupes ! quelles troupes ?

— Des troupes qui vont à St. Ours.

— J’n’en ai pas vu. À moins qu’elles aient passé pendant qu’j’e dormais, car j’viens de m’lever.

— Y a-t-il un autre chemin pour aller à St. Ours ?

— Non, c’est l’bon ; vous y arrivez ; n’y a pu qu’anne p’tite demi-lieue. Mais les troupes vont-elles jusqu’à St. Denis, pou prendre Papineau et Nelson ?

— Je n’en sais rien ; je suis arrivé de Québec cette nuit même.

— Ah ! et Mossieu ?

— Je l’ai rencontré à Sorel.

— Dites donc, voulez-vous que j’fasse donner une portion d’avoine à vos chevaux ? Ces pauvres bêtes vont avoir frette à la porte.

— Merci, nous arrêterons à St. Ours.

— Vous n’trouverez pas d’auberge d’ouverte à c’t’heure ci. On va toujours les mettre sous la r’mise. Allons ! pti gas, continua l’homme à la tuque bleue, en secouant un grand garçon de dix-sept à dix-huit ans qui dormait dans un banc-lit, lève toué !

Le jeune homme se leva lentement, en baillant et se frottant les yeux.

— As-tu entendu passer les troupes ? Ces Mossieux disent qu’elles sont gagnées St. Ours.

— Je n’ai rien z’entendu.

— Tu vas aller mettre les chevaux d’ces Mossieux sous la r’mise ; tu leu donn’ras anne poignée d’foin. T’entends ?

St. Luc avait ôté son surtout imbibé, l’avait placé sur une chaise. Le lieutenant Weir séchait ses chaussons, ayant ôté ses bottes, remplies d’eau. Tout-à-coup ils entendirent le galop de chevaux dans le chemin. Weir courut à la porte et regarda à travers les vitres ; mais il ne put rien voir.

— Pourvu que ce ne soit pas nos chevaux qui se soient échappés, dit-il en anglais.

— Quels sont ces chevaux ? demanda St. Luc au garçon qui entrait.

— C’est trois hommes à jval qui vont comme si l’diable les emportait.

St. Luc, ayant interprété à Weir ce que le garçon venait de dire, celui-ci regarda à sa montre :

— Il est deux heures moins un quart, partons. Je crains que ce ne soit quelques cavaliers que l’on envoie pour m’arrêter au village de St. Ours. Il faut ou rejoindre les troupes, ou du moins passer le village avant que l’alarme ne soit donnée. Il y a quelque chose que je ne comprends pas.

— Je ne comprends pas trop, non plus. Si vous voulez partir je suis prêt.

— Vous feriez bien mieux d’attendre l’jour, reprit l’habitant.

— Merci, mon brave homme, dit St. Luc ; ce Monsieur veut partir de suite ; et j’aime autant continuer. Nos chevaux sont un peu reposés. Je vous remercie de votre obligeance. Combien vous devons nous ?

— Comment ?

— Combien vous devons-nous, pour nos chevaux et ce que nous avons pris ?

— Mais rien ! Et si vous voulez, rester, vous êtes les bienv’nus.

— Merci bien des fois. Adieu.

— Que le bon Dieu vous conduise. Vas avec l’fanal, les éclairer, p’ti gas.

Quand ils furent sortis, Weir dit à St. Luc d’interroger le garçon pour tâcher de savoir quelles étaient les personnes qui venaient de passer. St Luc ne put rien obtenir, sinon qu’elles étaient au nombre de trois et qu’elles allaient très-vite.

Ils sautèrent en selle et prirent le galop. Ils n’eurent pas fait une couple d’arpents qu’ils entendirent à leur gauche, de l’autre côté de la clôture, le bêlement d’un mouton. Weir rêna subitement son cheval.

— Qu’est-ce que cela ? dit-il.

— C’est un mouton ! dit St. Luc, venez donc.

En ce moment ils entendirent distinctement le galop de chevaux, à cinq ou six arpents en avant ; le vent leur apportait le bruit de leurs pieds dans la boue.

— Tenons-nous à cette distance d’eux, dit Weir ; quand ils entreront dans le village, nous passerons aussi vite que possible, si les troupes n’y sont pas.

Ils prêtèrent l’oreille attentivement ; mais bientôt ils n’entendirent plus le galop des chevaux.

— Ils se sont mis au pas, dit Weir ; mettons nous au pas aussi.

— Poursuivons, poursuivons, dit St. Luc ; ils ne sont que trois, je ne crois pas qu’ils cherchent à nous arrêter. Je ne vois aucun signe de révolte, dans cette partie de la paroisse du moins ; tout dort.

Ils continuèrent au trot pendant quelques minutes, arrivèrent en face d’une grande maison, à leur droite ; quelqu’un cognait à une porte et des chiens aboyaient.

— Je crois qu’ils sont arrêtés ici, dit Weir ; Il me semble entendre parler. Ecoutez…

— Oui, j’entends. C’est ici le Manoir.

— Le Manoir Seigneurial de M. de St. Ours ?

— Oui.

— Alors, nous n’avons plus que quelques arpents d’ici l’église. Si les troupes sont arrivées, elles doivent être là. Mais voyez donc, il y a une illumination dans le village. Galopons !

Le village était en effet éclairé. À chaque maison il y avait des chandelles dans les fenêtres, mais le village était tranquille ; toutes les portes des maisons étaient fermées ; on n’entendait pas d’autre bruit que le sifflement du vent et le hurlement de quelques chiens ; on ne voyait personne dans les rues. Ils passèrent devant l’église ; ils traversèrent le village, rien.

Ils firent encore environ deux lieues, quand tout-à-coup le cheval de St. Luc se cabra, fit un saut, et celui de Weir tomba ; au même instant ils entendirent un bêlement, comme si le bruit qu’avait fait le cheval eût effrayé quelques moutons.

— Vous êtes-vous fait mal ? demanda St. Luc qui était descendu de cheval pour aider son compagnon à se relever.

— Non, mais je crains que mon cheval ne soit blessé. Voyez-donc, c’est un petit pont qui traversait le chemin et dont on a enlevé les planches.

— Votre cheval n’a pas de mal ; remontez et continuons.

— Ce pont m’inquiète.

— Comment ça ?

— Il a été défait par malice ; on nous guette ; je crains une embûche. Les troupes ne sont pas passées par ce chemin ; il doit y en avoir un autre.

— Je crois aussi. Qu’allez-vous faire ?

— Et vous ?

— Moi, je continue. Je n’ai rien à faire avec les troupes ; vous, c’est différent.

— J’ai envie de retourner. Mais, pourtant à quoi bon ? Je ne pourrais les retrouver. Mes ordres sont de donner mes dépêches et d’aller jusqu’à St. Denis, ou elles doivent se rendre ; et elles s’y rendront, si ce n’est par ce chemin ce sera par un autre : ainsi, tout bien considéré, je continue. Seulement, comme nous ne devons pas être loin du village, et qu’il n’est guère plus de trois heures et demie, je vais continuer au pas. Quant à vous, M. de St. Luc, il est inutile que vous m’attendiez : votre cheval ne parait pas trop fatigué, vous pouvez prendre les devants. Si vous rejoignez le régiment, veuillez prier le colonel d’envoyer quelqu’un au-devant de moi.

— Je ne désire pas vous laisser. Si vous retourniez, je continuerais vers St. Denis, parce qu’il faut que je m’y rende ; mais puisque nous faisons route du même côté, j’aime autant aller le pas avec vous.

— Que ce ne soit pas pour moi ; car, à vous dire le vrai, je n’aimerais pas trop approcher du village. Si vous preniez les devants, je pourrais à peu près calculer le temps qu’il vous faudrait pour y arriver ; et si je ne voyais personne venir au-devant de moi, ça serait un signe que le régiment ne s’y est pas rendu. Dans ce cas, au lieu d’avancer je retournerais sur mes pas ; ce qui vaudrait bien mieux que d’aller me jeter dans la gueule du loup.

— Si vous le préférez, je prendrai les devants.

— Je le préfère.

St. Luc partit au galop. Au même instant, on entendit encore le bêlement d’un mouton qui, cette fois fut répété de distance en distance, à mesure que St. Luc avançait.

Quand il arriva dans le village de St. Denis, il remarqua une grande agitation ; dans presque toutes les maisons il y avait des lumières, et du monde debout. Il y avait plusieurs personnes dans les rues qui parlaient un instant et disparaissaient pour aller un peu plus loin. Il demanda à un homme qui portait un fanal, s’il pourrait trouver un logement et une bonne écurie pour son cheval.

— À l’autre bout du village, lui répondit-on.

Après assez de difficultés, il trouva enfin ce qu’il cherchait.

Il apprit bientôt que l’on savait que les troupes étaient en marche sur le village, et qu’on se préparait à leur résister. Il s’aperçut aussi que plusieurs personnes le regardaient d’un œil soupçonneux et même malveillant, surtout quand il eut dit qu’il venait de Sorel, et qu’il avait marché toute la nuit. Il s’était fait donner une chambre afin d’éviter les questions que chacun venait lui faire sur la marche des troupes, leurs desseins, leur nombre.

Il y avait à peine dix minutes qu’il était dans sa chambre, lorsqu’il entendit frapper doucement à sa porte, il ouvrit à une jeune fille qui lui dit bien bas :

— Monsieur, on parle de vous arrêter comme espion ; sauvez-vous.

— Merci, ma belle, dit St. Luc ; dites-moi donc qui est-ce qui commande dans le village.

— C’est le docteur Nelson.

— C’est bon, ne t’occupes pas, je vais aller le voir ; y a-t-il ici quelqu’un pour me conduire ?

— Oui, mon frère ira avec vous.

— Dis-lui de se tenir prêt, je vais descendre.

Quand on apprit que le Monsieur voulait voir le docteur Nelson, ceux qui désiraient l’arrêter dirent qu’ils ne seraient satisfaits que quand ils l’auraient vu entrer chez le docteur ; mais qu’ils l’y suivraient.

St. Luc parut bientôt, et demanda si quelqu’un voulait bien lui montrer la maison du docteur Nelson.

— Nous allons aller avec vous, répondirent plusieurs personnes.

Rendu chez le docteur, il fut introduit dans une salle où deux à trois habitants, en capots d’étoffe et en tuques bleues, attendaient. Bientôt le docteur Nelson entra. C’était un homme d’une haute taille, d’une figure sévère, mais franche et loyale, où se peignaient la hardiesse et la décision.

— Bonjour, M. de St. Luc, dit-il en lui présentant la main.

St. Luc fut surpris de voir qu’il était connu du docteur, qu’il n’avait jamais vu. Comment savait-il son nom ?

— Vous avez eu une mauvaise nuit, continua le docteur, et de vilains chemins de Sorel ici. Quelles nouvelles apportez-vous de Québec ? Je crois que vous êtes monté hier, dans le John Bull ? Savait-on à Québec que les troupes marcheraient sur St. Denis cette nuit ?

— Je crois que l’on s’y attendait, répondit St. Luc, qui regardait le docteur fort étonné.

— Ah !… Et l’on espère nous réduire sans difficulté sans doute ?

— Je ne sais, mais l’on dit à Québec que tout le district de Montréal est en insurrection.

— Pas tout-à-fait ; mais si on use de violence nous résisterons ; et je crois que c’est là l’intention des autorités militaires, à moins que les dépêches qu’apporte le lieutenant Weir ne comportent des instructions différentes.

St. Luc était de plus en plus surpris.

— Pourtant, c’est peut-être heureux qu’il n’ait pu rejoindre les troupes, qui, au lieu de prendre la route la plus courte, celle que vous avez prise vous avec le lieutenant Weir, sont passées par le Pot-au-beurre : vous étiez en mauvaise compagnie pour venir au milieu des rebelles.

— Mais, docteur, vraiment vous m’étonnez, comment savez-vous tout cela ?

— J’en sais bien d’autres ! Je sais aussi que vous avez un permis de passer, de la part de Son Excellence, signé de sa main et contresigné par son secrétaire privé.

— Ceci me surpasse. Je pensais que personne autre que moi ne savait cela. C’est vrai, j’ai un sauf-conduit que j’ai demandé au Gouverneur avant de partir en cas d’accident, parceque je voulais venir dans ces endroits, pour affaires privées ; et je craignais d’être inquiété par les autorités, si elles apprenaient mes excursions dans une partie du pays révolté.

— Vous avez bien fait ; je sais les raisons qui vous amènent dans nos endroits. Mais vous ferez bien d’avoir soin de vos papiers.

— Ils sont dans mon portefeuille, dans ma poche d’habit… Ah ! s’écria St. Luc, en mettant la main à la poche de son habit, j’ai perdu mon portefeuille. C’est curieux, je ne me suis pas déshabillé depuis que je suis parti de Québec, hier matin.

— N’avez-vous pas logé, chez un nommé Toin, à Sorel ?

— Oui.

— Vous en êtes parti vers minuit, avec le lieutenant Weir.

— Oui.

— N’êtes-vous pas arrêté chez un habitant à une demie-lieue avant d’arriver au village de St. Ours ; et, au moment où vous en partiez, n’avez-vous pas entendu le galop de trois chevaux qui gagnaient du côté de St. Ours.

— C’est vrai.

— Savez-vous qui étaient ces trois personnes ?

— Non.

— Eh bien ! c’étaient M. Juchereau Duchesnay, Député-Shérif chargé d’un warrant contre moi pour haute trahison, et de onze autres warrants pour arrêter Messieurs L. J. Papineau, 0. Perreault, G. E. Cartier, E. E. Rodier, Dr. Kimber, T. S. Brown, R. DesRivières, aussi pour haute trahison. L’un de ceux qui accompagnaient le Député-Shérif était P. E. Leclerc, magistrat de Montréal ; et l’autre était un M. Ragg. Ils se sont arrêtés à la maison de M. de St. Ours, où vous les avez passés.

— C’est comme vous dites.

— N’avez vous pas continué votre route ensemble, le lieutenant Weir et vous, environ une couple de lieues ; le cheval du lieutenant ne s’est-il pas abattu près d’un petit pont, dont quelques planches avaient été enlevées, et n’avez-vous pas alors poursuivi votre route seul jusqu’ici, sans être inquiété ?

— Oui, je n’ai vu personne si ce n’est dans le village. Tout me semblait plongé dans le plus profond sommeil ; et j’étais surpris de cet état de sécurité, quand les troupes étaient en chemin ; à moins qu’on n’en fut parfaitement ignorant.

— Vous voyez que nous n’ignorons pas ce qui se passait d’ici à Sorel. Les troupes sont parties vers dix heures hier soir ; elles sont au nombre d’à peu près huit cents hommes, avec de l’artillerie et de la cavalerie ; elles ne sont plus qu’a deux lieues d’ici. Puis se tournant vers un des habitants qui était dans la salle au moment où St. Luc y était entré : n’est-ce pas, Stinéon, dit-il, en s’adressant à l’un d’eux, que c’était près du pont de l’Amiotte que les troupes étaient ?

— Oui, mon général, répondit l’habitant sans quitter sa place.

— Vous voyez bien, M. de St. Luc, que nous sommes au fait de tout ce qui se passe.

— Vous êtes admirablement bien informés. Mais veuillez bien me dire comment vous connaissez mon nom, et comment vous savez que j’avais un sauf-conduit de la main du gouverneur.

— Oh ! c’est bien simple. D’abord M. R. DesRivières, que je viens d’envoyer chercher, m’a dit qu’il vous attendait ; puis la lettre qu’il vous a écrite ainsi que le sauf-conduit du gouverneur étaient dans votre portefeuille que l’on m’a apporté et que voici, dit-il en le lui présentant. Vous me pardonnerez d’en avoir usé ainsi ; sans cela, ignorant qui vous étiez, je n’aurais pu donner les ordres de vous laisser passer ; et vous eussiez été exposé à des désagréments, comme l’officier qui vous accompagnait et que l’on amène prisonnier à cet instant.

— Le lieutenant Weir est prisonnier ?

— Il a voulu faire des menaces, ils ont dû l’arrêter ; s’il n’en eut pas fait et s’il eut livré ses papiers, on ne lui eut rien fait. Mais, M. de St. Luc, examinez votre portefeuille pour voir s’il ne manque rien ; j’ai compté mille piastres en billets de la banque de Montréal et cinq pièces d’or.

St. Luc regarda pour voir s’il ne manquait aucun papier, puis remit le portefeuille dans sa poche.

— Vous ne comptez pas l’argent ?

— Vous l’avez compté ; — ça suffit.

— Mais en quel endroit avais-je donc pu perdre ce portefeuille ?

— Vous l’avez laissé tomber chez cet habitant, où vous vous êtes arrêté cette nuit ; n’avez-vous pas remarqué le signe qu’échangèrent le père et le fils au moment où celui-ci sortit.

— Docteur, je vous suis très-reconnaissant. J’ai un service à vous demander : je suis venu pour vous prier de me donner un permis, qui puisse me mettre à l’abri de dangers d’arrestation ou de violences ; car à l’auberge, où je suis descendu, il était question de m’arrêter.

— Bien volontiers, vous n’avez rien à craindre. Le docteur prit un morceau de papier et écrivit : « Laissez passer le porteur, M. de St. Luc ; aidez-le au besoin. »

« N. »

Il prit ensuite un bouton de cuivre, dont la partie intérieure ôtait creuse, y fit couler un peu de cire rouge et y appliqua le cachet d’un anneau qu’il portait au doigt.

— Tenez, dit-il en présentant le papier et le bouton à St. Luc, quand le papier ne suffira pas, vous montrerez le bouton.