Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/38

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 165-176).

CHAPITRE XXXVIII.

sollicitudes d’une mère.


L’indisposition de Madame de St. Dizier n’était pas grave. La chaleur de la salle et certaines émotions qu’elle avait éprouvées en étaient la cause.

Elle n’était pas riche ; son époux avait éprouvé des malheurs et subi des pertes avec la Compagnie du Nord-Ouest. Après avoir réglé ses affaires et payé ses dettes, il se considéra très-heureux de placer ce qui lui restait en une rente viagère de quatre cents louis, ou seize cents piastres, par année, durant sa vie et celle de sa femme ; la rente diminuant de moitié à la mort de l’un des deux, et s’éteignant à la mort du dernier vivant. Ainsi Madame de St. Dizier n’avait pour vivre depuis la mort de son mari, que la modique somme de huit cent piastres par année ; et malgré la plus grande économie, elle ne pouvait rien mettre de côté ; encore était-ce bien juste si sa rente pouvait toujours lui suffire.

Elle, aurait bien pu, il est vrai, louer la maison qu’elle occupait, dont elle avait l’usufruit, et en prendre une plus modeste ; mais elle ne pouvait se résoudre à priver ses chères filles du bonheur qu’elles éprouvaient dans cette demeure, où elles avaient passé tout le temps depuis qu’elle demeurait à Québec. De plus, certaines exigences de société la forçait, dans l’intérêt de ses enfants, de tenir un certain ton. On savait bien qu’elle n’était pas riche, mais elle était si bonne, si charitable, si respectable ; ses filles étaient si aimables, si agréables en société, qu’elles étaient invitées partout, sans que l’on s’attendit à ce que Madame de St. Dizier rendit les soirées qui lui étaient données.

Souvent il y avait des petites réunions de jeunes personnes chez elle, pour faire de la musique et du chant ; et, après s’être bien amusé, peut-être plus amusé qu’à un bal, on se séparait heureux et content, sans qu’il en eut coûté autre chose qu’une grande dépense de gaieté et de chansons. Elle était heureuse du bonheur de ses enfants, quand elle les voyait s’amuser ; mais souvent, et surtout depuis près d’un an, elle éprouvait de grandes inquiétudes sur le sort de ses bien aimées filles. Elle sentait sa santé affaiblir, et l’idée qu’avec elle finirait également la rente qu’elle retirait, et l’usufruit de la maison qu’elle habitait, la rendait bien malheureuse. Ces réflexions, sans doute, lui étaient venues en voyant toute cette jeunesse, appartenant à des familles riches et à l’aise, et en comparant leur avenir avec celui qui attendait ses pauvres enfants, auxquelles elle n’osait pas dire la situation précaire de leur fortune. À quoi aurait-il servi de les affliger par une si triste perspective ? à quoi aurait servi de flétrir ainsi leurs innocentes joies et les amusements de leur âge, pensait cette tendre mère. Ses enfants eussent elles été plus affectionnées, plus obéissantes, plus empressées à satisfaire les moindres désirs de leur mère ?

Ces tristes pensées minaient sourdement sa santé. Elle était souvent atteinte de profondes mélancolies, et versait en secret des pleurs amères, qu’elle cherchait à cacher à ses enfants. Mais ses yeux rougis trahissaient ce qu’elle aurait voulu cacher, et affligeaient ses filles, qui s’en apercevaient mais n’osaient lui en parler, de peur de l’attrister davantage. Cette bonne mère leur disait alors que lorsqu’elle avait ses maux de têtes, les pleurs la soulageaient.

Ce n’est pas que des offres avantageuses n’eussent été faites aux demoiselles St. Dizier ; de brillants partis mêmes s’étaient présentés ; mais jusqu’ici Asile n’avait point éprouvé de sentiments profonds ; elle avait bien eu quelques préférences passagères, mais aucun amour sérieux. Hermine disait qu’elle ne voulait pas se marier parcequ’il lui faudrait quitter sa bonne maman et sa chère sœur.

Madame de St. Dizier avait fait donner une bonne éducation à ses enfants, et avait cultivé leurs talents pour la musique et le chant, pour lesquels elles avaient montré, toutes jeunes encore, une disposition remarquable. Elle savait qu’au besoin ces qualités pourraient être une ressource pour ses enfants. Bonne musicienne elle-même, elle savait l’influence de la musique sur le caractère, elle savait aussi quelles sources d’agrément ces qualités pouvaient procurer pour rendre les soirées agréables en famille. Mais tout en cultivant chez ses filles les qualités d’agrément, elle n’avait pas oublié les qualités domestiques. Aussi les demoiselles de St. Dizier étaient-elles très-industrieuses ; elles aidaient leur mère dans tous les soins du ménage, et contribuaient par leur travail et leur économie à supporter dignement leur position dans le monde, sans luxe mais aussi sans trop de privations. À ces vertus se joignaient les plus strictes notions de morale et de piété ; leur mère leur avait enseigné que c’est dans une conduite irréprochable que se trouve la plus grande satisfaction du cœur ; et qu’une piété sincère, sans pruderie, est la plus grande consolation aux jours de peine et de chagrin.

Aussi était-ce pour elle un plaisir, comme une douce habitude, de monter tous les soirs, à l’heure du coucher, dans la fraîche et coquette chambre de ses enfants, et là, en ayant une à chaque côté, de faire la prière en commun. Ce devoir, rien ne pouvait le changer, qu’il y eut soirée, ou qu’elles eussent passé seules leur temps à la maison ; elles ne se couchaient pas qu’ellos n’eussent remercié ensemble le bon Dieu de leur avoir accordé une journée de bonheur. La prière faite, Madame de St. Dizier ne quittait ses deux enfants qu’après les avoir vues toutes deux reposant leurs belles têtes sur le même oreiller, les bras enlacés l’un dans l’autre, et lui souriant un bonsoir en réponse du baiser qu’elle déposait sur leur front pur et virginal.

Quelquefois c’était dans la chambre à coucher de leur mère, voisine de la leur, qu’elles faisaient ensemble la prière ; alors, elles lui disaient toutes les impressions qu’elles avaient éprouvées durant la journée ou la soirée ; car elles n’avaient rien de caché pour elle. En effet, dans quel cœur pouvaient-elles mieux confier leurs pensées, même les plus intimes, que dans le cœur d’une mère ? Elle était ainsi mieux à même de guider leur jeune inexpérience, et de leur faire éviter les écueils auxquels elles pouvaient si souvent se trouver exposées.

Au retour du bal qu’avait donné le Gouverneur, Madame de St. Dizier s’était trouvée mieux en respirant le grand air pur et froid.

— Eh bien ! comment te trouves-tu maintenant, ma bonne maman, dit Asile en prenant les mains de sa mère et s’asseyant sur le bord de son lit, tandis qu’Hermine se penchait à son chevet.

— Je suis bien, mes enfants ; et vous autres êtes-vous fatiguées ?

— Ta demande n’est pas sérieuse, maman, reprit Hermine ; tu sais bien que je n’ai presque pas dansé ; je suis restée avec mademoiselle Gosford une partie du temps, et l’autre je l’ai passé avec M. de St. Luc.

— Comment le trouves-tu, M. de St. Luc ?

— Dis-nous d’abord comment tu le trouves toi-même et je te dirai ensuite ce que j’en pense.

— Mais je le trouve bien, très bien. J’aime sa physionomie franche et ouverte.

— Eh ! bien, moi aussi je le trouve très-bien ; il m’a fait un petit compliment, j’ai cru que c’était par flatterie, mais comme il l’adressait plus particulièrement à Asile, je lui ai pardonné.

— Comment, mais je ne lui ai pas dit dix mots de la soirée, reprit Asile, et je ne lui ai parlé que quand j’ai été te chercher.

— Justement, il ne te l’a pas dit à toi, mais il me l’a dit en parlant de toi, et comme il m’a ajouté que nous nous ressemblons beaucoup, il s’ensuit qu’il nous a fait un compliment à toutes les deux.

— Mais qu’a-t-il donc dit ? Asile demanda.

— Que tu étais bien jolie et bien belle.

— Mais c’est un flatteur, n’est-ce pas, maman ?

Madame de St. Dizier sourit.

— Mais ça dépend, mes enfants ; s’il était sincère, ce n’était pas flatterie.

— C’est ce que je crois, reprit Hermine, car d’après ce qu’il m’a dit ensuite, je ne pense pas qu’il l’ait fait par flatterie.

— Que t’a-t-il donc dit, demanda Asile en mettant sa tête sur l’oreiller de sa mère.

— D’abord, il m’a parlé de la belle réunion de la soirée, il m’a dit qu’il trouvait que les anglaises étaient très-belles, avaient en général un teint plus frais et de plus belles couleurs ; ce qui n’était pas très-flatteur, comme tu vois ; mais il a ajouté qu’il préférait le teint plus chaud et plus animé des canadiennes, leurs yeux plus brillants, leur expression plus spirituelle, leur gaieté plus vive et plus naturelle. Je lui ai demandé quelles étaient celles qu’il trouvait les mieux mises. Il m’a répondu qu’il trouvait les anglaises plus richement mais les canadiennes plus élégamment habillées, montrant plus de goût et plus de fraîcheur dans leurs toilettes. Je crois qu’il est observateur, car il m’a fait certaines remarques sur des personnes que nous connaissons et qui étaient parfaitement vraies. Dites-moi, lui ai-je demandé, quelle est celle que vous trouvez la plus jolie dans le bal et qui vous plaît d’avantage.

— Tu n’aurais pas dû lui faire une telle question, lui dit Asile.

— C’était pour voir ce qu’il dirait, et connaître son goût il m’a regardé en souriant, j’ai cru qu’il allait me dire une flatterie, mais non.

— Que t’a-t-il dit ?

— Il m’a dit, reprit Hermine, qu’il ne m’avait pas encore vue danser. Mais des danseuses, lui dis-je ? il leva lentement les yeux sur les miens et me répondît : je ne veux pas vous le dire ce soir. Il me conduisit ensuite prendre des rafraîchissements, et nous causâmes longtemps de choses indifférentes. Il me parla de ses voyages, de l’objet qu’il l’amenait au Canada.

— Il t’a dit quel était l’objet de sa visite au Canada ? demanda Asile.

— Pas tont-à-fait, mais à peu près. C’est bien ce que nous écrit Elmire L…, il m’a dit qu’il cherchait quelqu’un. Quelqu’une, lui ai-je dit sans réflexion : il m’a encore regardée avec attention, je me sentais gênée ; puis il a répondu d’une voix qui m’a paru un peu tremblante : « Peut-être. »

— Tu n’aurais pas dû lui dire cela, Hermine.

— Je le sais, maman, et je me le suis reproché tout de suite ; mais malgré cela je ne sais ce qui m’a poussé à lui dire : « Si vous venez passer la veillée chez nous demain soir, vous verrez celle que vous cherchez. »

— Mais, ma pauvre Hermine, où avais-tu la tête ? Comment ! tu as osé faire une telle démarche sans en parler à maman ?

— Maman l’avait invité, elle-même, à venir, ainsi que Miss Gosford faire de la musique sans cérémonie demain soir, ou plutôt ce soir ; et c’est pareeque j’ai cru m’apercevoir qu’il y avait un sentiment plus profond que la simple amitié entre Miss Gosford et lui, que je lui ai dit qu’il verrait celle qu’il cherchait.

— Tu as eu tort tout de même, ma sœur.

— J’en conviens ; et je t’assure que ce que je venais de dire, ainsi que l’expression de sa voix quand il dit « peut-être, » me mirent dans un bien grand trouble, surtout quand il ajouta : « Savez-vous, Mademoiselle, que la première fois que je vous ai vues, vous et votre sœur, à bord du bâteau, en descendant de Montréal, j’ai éprouvé un indicible bonheur en contemplant votre figure, qui… » Je n’ai pu entendre ce qu’il a ajouté, tant j’étais troublée. Il est bien heureux que tu sois arrivée à cet instant pour me chercher ; car tu m’as tirée d’un grand embarras.

Madame de St. Dizier sourit de tout ce caquetage, et après quelques observations affectueuses, elle les congédia doucement.

Le lendemain, Asile et Hermine firent visite à Miss Clarisse Gosford, qui se préparait à sortir en voiture quand ils arrivèrent. Comme elles étaient allées à pied, Miss Gosford insista pour qu’elles acceptassent la voiture pour s’en retourner.

Pendant leur absence, St. Luc était allé de son côté, présenter ses respects à Madame de St. Dizier. Celle-ci, pressentant sans doute, avec un instinct de mère, que ce jeune homme aurait une grande influence sur le bonheur ou le malheur de ses enfants, soit qu’elle eut découvert en elles un amour naissant et encore ignoré, ou soit tout autre sentiment, se promit bien de profiter de la circonstance pour l’étudier. Il fit une longue visite, parla du Canada, de ses impressions, de la société, avec tant de tact, de justesse, de goût, de délicatesse, que Madame de St. Dizier se forma la meilleure opinion de son caractère et de ses qualités.

Pauvre mère, elle aurait tant craint d’exposer ses deux anges aux séductions de l’opulence, jointe aux attraits d’un esprit brillant, de manières distinguées et d’une mâle beauté, qu’elle fut au comble de la joie de pouvoir admirer en M. de St. Luc un jugement solide et une franchise aimable dans un cœur droit et noble. Mais si d’un côté elle éprouvait un vif entrainement pour de si belles qualités, de l’autre, son âme de mère s’effrayait à l’idée des conséquences qui pouvaient résulter des visites de M. de St. Luc ; car elle voyait bien qu’à l’enthousiasme avec lequel il avait parlé de ses filles, de leur esprit et de leurs grâces, il deviendrait un des visiteurs de la maison. Elle se sentait, en même temps, comme entraînée malgré elle vers ce jeune homme ; elle n’eut pas voulu qu’il fut demeuré étranger à sa famille ; elle eut voulu qu’il les visitât souvent et devint intime. Elle ne comprenait pas ces contradictions dans son esprit ; rêvait-elle, pauvre mère, un brillant mariage pour l’une de ses filles ? Ah ! elle était bien excusable de penser à trouver un protecteur pour ses deux anges aimés.

— Dieu, dit-elle, quand il fut parti, en promettant de venir passer la soirée, le bon Dieu décidera. Que sa volonté soit faite !

Le soir, il y eut une petite réunion de jeunes personnes toutes intimes entr’elles que les demoiselles de St. Dizier avaient invitées. Sir Arthur y accompagna sa fille et M. de St. Luc. On fit de la musique et du chant. St. Luc admira le chant de Mademoiselle Asile, dont la voix si douce, si pleine de suave harmonie dans les cantilènes, qu’elle chantait de préférence, lui causait de délicieuses émotions.

Le lendemain et les jours suivants, St. Luc, qui en avait obtenu la permission, passa les soirées chez Madame de St. Dizier. Peu à peu son intimité devint plus grande dans la famille. Madame de St. Dizier remarqua que l’âme sensible d’Asile s’ouvrait à des sentiments nouveaux, tandis qu’Hermine, tout en paraissant se plaire autant et peut-être même plus que sa sœur dans la compagnie de St. Luc, conservait son humeur gaie et folâtre. Madame de St. Dizier s’aperçut aussi que M. de St. Luc semblait montrer une certaine préférence pour Asile. Il lui demandait plus souvent de chanter, il était plus sérieux en conversant avec elle, tandis qu’il riait et badinait avec Hermine. La bonne mère, quoique nullement inquiète, suivait avec intérêt le développement de ces sentiments. Asile lui confiait ses impressions, avec une candeur et une naïveté qui la rassuraient. Jusqu’ici Madame de St. Dizier n’avait qu’à se louer de la conduite de M. de St. Luc, qui venait presque tous les soirs. Miss Clarisse Gosford était aussi devenue très-intime dans la famille, venant souvent prendre le thé sans cérémonie, et s’en retournant avec M. de St. Luc dans la voiture du Gouverneur.

Quand M. de St. Luc ne venait pas, Madame de St. Dizier et ses filles ressentaient comme un vide, comme si quelque chose manquait à leur intimité de famille. Madame de St. Dizier ne s’était pas trompé à l’attachement qui se formait entre lui et ses filles ; mais il n’y avait rien qui fit pressentir de l’amour chez aucune de ses enfants ; c’était plutôt une douce et confiante amitié de part et d’autre. Elle avait même cru s’apercevoir que s’il y avait de l’amour quelque part c’était plutôt entre Miss Gosford et M. de St. Luc.

Un jour que Miss Clarisse avait passé l’après-midi chez Madame de St. Dizier, on proposa pour le lendemain une promenade à la Nouvelle-Lorette.

— Oh ! oui, dit Miss Clarisse ; quelle fête d’aller à la campagne. Et puis M. de St. Luc m’a dit souvent qu’il aimerait à voir les sauvages.

— Mais nous ne l’emmènerons pas, dit Hermine en jetant un coup d’œil espiègle à Miss Clarisse ; croyez-vous vraiment, ma chère, qu’il nous remercierait si nous le demandions ? il serait trop poli pour nous refuser, mais je suis bien certaine que, dans le fond du cœur, il nous en voudrait. Qu’en pensez-vous ?

Miss Clarisse rougit un peu et répondit en riant : — Cela dépend de celle qui le demanderait ; si c’était vous ou Asile, je crois qu’il accepterait avec plaisir.

— Le mieux, dit Asile, c’est de ne pas le demander ; mais comme je pense qu’il viendra ce soir, nous pourrons lui dire que nous allons demain à Lorette ; s’il est galant, il s’offrira de nous accompagner.

Le soir vint, mais M. de St. Luc ne parut point, il fut néanmoins convenu qu’elles iraient seules à la campagne.

— Je n’en suis que plus contente, dit Asile, un peu piquée d’avoir attendu en vain toute la soirée.

— Nous serons moins gênées, nous courrons les champs cueillant des fleurs ; j’aime tant les fleurs.

— Mais il n’y a pas de fleurs dans les champs à cette saison, dit Hermine.

— C’est égal, nous courrons, nous sauterons et nous nous amuserons sur l’herbe des prairies, reprit Miss Clarisse, comme de véritables villageoises.