Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/35

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 118-139).

CHAPITRE XXXV.

une nuit orageuse.


L’excitation des esprits à Montréal était devenue telle qu’il était dangereux de sortir le soir, surtout dans les faubourgs. La police était tout à fait insuffisante pour réprimer les désordres. Les hommes du guet faisaient acte d’apparition par intervalles, plutôt par forme que pour faire acte d’autorité. Heureusement qu’il était rare que l’on fit usage d’armes meurtrières ; on se servait de bâtons, quelquefois de garcettes, mais presque jamais de pistolets ou de poignards. — Mais si d’un côté il n’y eut point d’assassinats, il y avait presque tous les soirs de nombreuses contusions d’infligées, souvent à des personnes fort inoffensives. Une haine de race s’était insensiblement accrue entre une partie de la population anglaise et canadienne. La jeunesse des deux nationalités, surtout, était fort exaltée. Leur antipathie ne se déclarait pas encore ouvertement, en plein jour ; mais dans les rencontres particulières, le soir, ils en venaient presque toujours aux voies de fait. Des deux côtés ils se recherchaient ; les Canadiens n’étaient presque jamais les agresseurs, mais une fois la lutte engagée, ils en sortaient presque toujours à leur avantage ; à moins qu’ils ne fussent forcés de succomber sous le nombre.

Le Coin Flambant était devenu célèbre par les rixes dont il était le théâtre presque toutes les nuits. Trois à quatre maisons, tenues par des personnes d’une réputation plus que douteuse sous le rapport de la morale, attiraient beaucoup de jeunes gens. Un cabaret, où l’on débitait de la liqueur d’assez bonne qualité et où l’on tenait plusieurs tables de jeux, se trouvait juste en face d’une maison peinturée en rouge, qui lui avait fait donner le nom de Coin Flambant que portait le quartier. Cette auberge, d’assez modeste apparence au dehors, était souvent le théâtre de terribles orgies. C’était là que se rencontraient assez fréquemment les plus turbulents et les plus exaltés des deux partis ; mais comme il avait été convenu, d’un tacite et commun accord, de regarder ce lieu comme un terrain neutre, on n’y parlait jamais politique ; ce qui n’empêchait pas que sous d’autres prétextes on n’élevât des querelles dont les haines de races était la cause. Une enseigne au dessus de la porte, portait ces mots ambitieux « Hôtel St. Laurent. »

Un peu plus bas, en descendant la rue St. Constant vers le Champ de Mars, il y avait une maison, à deux étages, en bois ; on y montait par un perron de cinq à six marches. C’était une taverne où l’on vendait sans licence de la boisson frelatée aux habitués. Cette maison était le rendez vous de ce que la ville renfermait de plus infime dans sa population ; c’était là que s’organisaient les vols, les incendies et les bris de maison qui, à cette époque, augmentaient d’une manière alarmante. Là, la nuit, on apercevait des figures que l’on ne rencontrait nulle part le jour ; vers dix heures du soir, on commençait à les voir arriver une à une ; quelquefois, mais rarement, deux ou trois ensemble. Quelquefois on y voyait des gens des cages qui demeuraient dans le faubourg ; ceux-là n’y venaient pas pour y faire du mal, ou y rencontrer les malfaiteurs dont nous venons de parler ; mais parce que la boisson y était vendue à meilleur marché. Les hommes de cage ou les voyageurs, comme on les appelle, qui visitaient cette espèce de tapis franc, étaient pour la plupart des boutés, qui ne reconnaissaient d’autre mérite que celui de la vigueur physique et de la force brutale.

On nous pardonnera de conduire nos lecteurs dans ces lieux que l’exigence de notre récit nous oblige de visiter.

Un samedi d’été, vers neuf heures et demie, deux hommes marchaient rapidement, en remontant la grande rue du faubourg St. Laurent ; rendus à la rue Lagauchetière, ils tournèrent à droite. À une trentaine de pas, en arrière, suivait une autre personne qui, de temps en temps, frappait légèrement le pavé avec une canne, comme pour les avertir qu’il les suivait.

— Connaissez-vous bien la place ? disait l’un de ces hommes à son compagnon.

— Parfaitement. Mais je crois qu’il est un peu trop de bonne heure, pour l’y trouver.

À mesure qu’ils avançaient, les fanaux devenaient de plus en plus rares, et bientôt ils furent dans une obscurité complète. La nuit était noire et chaude, l’atmosphère lourd.

Quand ils furent arrivés à la taverne qu’ils cherchaient, ils s’arrêtèrent un instant et écoutèrent. N’entendant rien, l’un d’eux frappa un coup, avec sa canne, sur le pavé ; deux coups secs, partis des environs du Coin Flambant, répondirent au signal.

— Entrons maintenant, dirent-ils en montant avec précaution le perron qui menaçait de s’effronder sous leurs pieds.

C’était une salle assez grande ; elle occupait tout le premier étage (rez-de-chaussée) ; elle était basse ; le plafond noir de fumée, n’était pas à plus de sept pieds de hauteur. Dans le fond, en face de la porte, il y avait un comptoir. Quelques barils peinturés en jaune annonçaient, en lettres rouges, qu’ils devaient contenir du rum, du whisky, du gin, de la bière et du cidre. Sur une tablette, au-dessus de la rangée de barils, on voyait plusieurs bouteilles recouvertes d’inscriptions prétentieuses de liqueurs dont elles étaient veuves depuis longtemps.

Dans un des coins de la salle une table longue en planches de pin, entourée de bancs, servait à ceux qui voulaient manger ou boire en conversant. Il n’y avait pas de chaises ; les bancs servaient en même temps de sièges et de lits à ceux qui en avaient besoin.

Une seule chandelle de suif sur le comptoir éclairait l’appartement. Malgré la chaleur, les châssis et contrevents étaient fermés. Une épaisse atmosphère de fumée enveloppait la table de manière à plonger dans une demie obscurité trois personnes qui l’occupaient, et qui cessèrent de parler à l’entrée des deux nouveaux venus.

Le propriétaire, qui dormait derrière le comptoir, sur une vieille chaise empaillée, ouvrit machinalement les yeux sans se déranger ; mais quand il vit que ceux qui s’avancaient vers lui, n’étaient point de la classe de ceux qui fréquentaient sa taverne, il se leva et moucha, avec ses doigts, la chandelle, dont le long lumignon attestait que cet homme dormait depuis assez longtemps.

— Bonsoir, messieurs, que puis-je faire pour votre service ? leur dit-il en les regardant avec défiance.

— Nous cherchons un nommé Meunier, homme de cage ; on nous a dit que nous le trouverions ici.

— C’est ici qu’il vient généralement tous les samedis ; mais il n’est pas encore venu cette semaine.

— Pensez-vous qu’il viendra ce soir ? nous avons besoin de le voir pour des choses importantes.

— Je crois qu’il viendra, s’il est en ville. Mais il ne sera pas ici avant dix ou onze heures. Si vous désirez l’attendre, asseyez-vous ; ou plutôt, si vous aimez mieux repasser, je lui dirai de vous attendre, s’il vient.

— Merci, nous reviendrons plutôt.

— Peut-être le trouveriez-vous à l’hôtel St. Laurent il y va quelquefois ; mais rarement, parce qu’il n’y a que les richards qui vont là.

À peine furent-ils sortis, qu’une des trois personnes qui étaient assises près de la table se leva et dit tout bas : « Restez ici, je vais les suivre. »

— Tu perds ton temps, P’tit loup ; je connais le mince ; c’est un commis de la Banque du Peuple ; ça n’a jamais le sou ; l’autre je ne sais pas.

Celui qu’ils appelaient P’tit loup était un dangereux et audacieux voleur, nouvellement sorti de prison. Il revint bientôt auprès de ses compagnons, et leur dit qu’il les avait vus entrer à l’hôtel St. Laurent.

L’auberge dans laquelle venaient d’entrer St. Luc et DesRivières, avait une apparence tout à fait aristocratique auprès de la taverne qu’ils venaient de quitter.

— C’est mieux ici, remarqua St. Luc, nous attendrons jusque vers onze heures ; qu’allons-nous faire ?

— Je vais d’abord m’informer si Meunier n’est point venu, et donner ordre de nous avertir s’il vient ; puis nous fumerons un cigare dans la salle voisine, où du moins nous aurons des chaises.

— Et du vin, si vous désirez traiter, M. DesRivières, dit un homme en anglais, qui s’avançat du milieu d’un groupe de trois à quatre personnes debout près d’une fenêtre.

DesRivières jeta un coup d’œil rapide sur St. Luc, et lui fit un signe.

St. Luc, sans se préoccuper de ce qui venait d’arriver, passa dans la seconde chambre, et s’assit sur un vieux sofa près d’une table, pendant que DesRivières allait parler au comptoir.

— Qu’allez-vous prendre, dit celui-ci à St. Luc, en revenant avec le garçon qui apportait des cigares.

— Je préférerais ne rien prendre pour le moment.

— Je l’aime autant, et mieux même ; car je crois que l’on va me chercher querelle. Ce sont tous des L. P. S. qui sont dans l’autre chambre. Et ce soir, nous avons autre chose à faire que de nous battre. Je serais fâché que, par rapport à moi, vous fussiez entraîné dans une difficulté, qui pourrait être sérieuse.

— Portent-ils des armes ? demanda St. Luc.

— Non ; mais ils ont des garcettes dans leurs poches, je pense.

— C’est bon, c’est bon ; ne nous en occupons pas, dit St. Luc avec la plus parfaite indifférence. S’ils viennent, nous les recevrons. En attendant, garçon, une bouteille de champagne et deux verres !

— Pourquoi pas trois, dit celui qui avait déjà adressé la parole, en entrant dans la salle suivi de ses compagnons.

— Monsieur, je ne vous connais pas, lui dit St. Luc… garçon, deux verres ! Et il alluma tranquillement son cigare.

— Monsieur S…, lui dit DesRivières en se levant, est-ce que vous venez pour insulter un étranger ? Si c’est à moi que vous en voulez, remettons la partie à un autre jour. Pour ce soir je vous prie de ne pas nous chercher querelle.

— Eh ! bien, payez donc une traite.

— Si vous n’avez pas d’argent, je vais vous en prêter ; mais vous m’excuserez de ne pas boire avec vous.

— Tonnerre ! tu nous insultes, Desrivières, en nous offrant de l’argent ; tu me connais, et tu sais que j’en ai de l’argent, dit un des amis de S… en mettant la main dans sa poche et en retirant cinq à six piastres. Tu ne veux pas traiter ; et bien, voici ce que je propose : Nous prendrons les gants tour à tour, et celui qui restera vainqueur le dernier fera payer la traite au parti vaincu.

— Et vous êtes sérieux ? dit St. Luc, en riant.

— Mais oui.

— Comment ; vous êtes cinq, et nous sommes que deux, et vous croyez que la proposition est juste.

— Eh ! bien je vous prendrai, vous Si vous me battez, je paierai la traite ; si je vous bats, vous la paierez.

— J’accepterai, à une condition, répondit St. Luc ; c’est qu’après la traite prise, vous nous laisserez tranquilles.

— Accepté, accepté ! crièrent-ils de bonne humeur en détachant de la cloison deux paires de gants de boxe.

— Voulez-vous me laisser prendre les gants à votre place, dit tout bas DesRivières à St. Luc en s’approchant de lui. Celui avec qui vous allez vous prendre est un fort boxeur. C’est le Dr. J… ; je lui dois un compte pour une affaire que nous avons eue au théâtre.

— Laissez faire ; je connais passablement l’escrime et un peu la boxe, aussi, moi ; je veux voir si je n’ai pas oublié.

Quand St. Luc eut ôté son habit et relevé les manches de sa chemise, montrant ses bras, nerveux et l’épaisseur de ses muscles, qui se gonflaient rigides et durs au moindre mouvement, DesRivières ne fit plus d’objection.

Les deux adversaires se placèrent au milieu de la salle, en face l’un de l’autre ; les spectateurs faisaient cercle. St. Luc, bien appuyé sur ses solides hanches les bras repliés en avant, portant haut la tête, attendit l’attaque avec calme. Son adversaire avança le premier et fit une feinte, puis un pas en arrière. St. Luc ne bougea pas, il voulait étudier son attaque et sa manière de parer. Celui-ci avança de nouveau, fit une feinte large de la gauche, pour provoquer une parade développée ; mais St. Luc devina l’intention, para serré ; puis au moment où le Dr. allongeait un coup à fond de la droite, il riposta vivement et frappa en plein visage. Le Dr. un peu étourdi, fit deux à trois pas en arrière.

Dès ce moment St. Luc sentit que son adversaire n’était point un homme de sa force, et qu’il le tenait à sa discrétion.

Au bout de deux à trois minutes, le Dr. revint à l’attaque, fort excité. St. Luc était parfaitement calme, il resta encore sur la défensive. Le Dr. avait soin de ne plus s’exposer en attaquant ; et St. Luc le laissait s’essouffler, par un jeu habile et serré. Le Dr. n’avait pas une seule fois atteint St. Luc. Il est vrai aussi que le Dr. n’avait reçu encore que deux coups de poing ; le premier dans le visage et le second dans la poitrine.

L’excitation et l’intérêt étaient des plus vifs, mais personne ne parlait, ni ne faisait de démonstration qui pût gêner les combattants.

Deux nouveaux arrivés se tenaient debout dans la porte.

Au bout d’une dizaine de minutes de feintes et de parades, de voltes et de contre-voltes, St. Luc, voyant que le Dr. était très essoufflé, crut qu’il était temps de lui donner une petite leçon. D’abord il le presse, fait deux à trois feintes rapides puis lui allonge un coup de poing sur l’œil gauche. Le Dr. retraite ; St. Luc le presse, fait une feinte, puis se découvrant à dessein, pare vivement une molle allonge de son adversaire et lui plante sur le front, un coup qui le fit caracoler, comme un homme ivre, jusqu’à la cloison, à laquelle il fut obligé de s’appuyer pour ne pas tomber.

— Assez, assez ! crièrent plusieurs voix, le Dr. est battu !

By G…, no ! cria le Dr. furieux, en jetant ses gants et s’avançant sur St. Luc, les poings fermés.

Fair play ! Fair play ! cria un des nouveaux arrivés en s’avançant vers le Dr. pour l’arrêter.

— Laissez faire, dit St. Luc, je vais lui apprendre à fausser les règles d’une lutte courtoise.

St. Luc garda ses gants, parant avec calme les coups que son adversaire cherchait à lui porter avec ses poings nus. Ce dernier était blême de colère, de rage et de confusion de voir que St. Luc ne se dégantait pas. Celui-ci ne frappait plus ; il faisait des feintes et rompait afin d’obliger son adversaire à s’élancer. Le Dr. pensant que St. Luc ne rompait, que parce qu’il était intimidé, crut devoir profiter d’un moment où il s’était découvert, pour se jeter vivement en avant en allongeant un coup à fond. C’était le moment qu’attendait St. Luc ; il fit une volte rapide à droite ; le Dr, perdit l’équilibre et alla tomber à plat ventre sous la table.

— Enterré ! enterré ! crièrent à la fois les deux personnes arrivées les dernières, qui s’étaient tenues à l’entrée de la porte, et qui s’avancèrent alors vers DesRivières en lui tendant la main. Faites-nous donc le plaisir, lui dirent-ils, de nous présenter à votre ami.

— Volontiers. Permettez-moi, M. de St. Luc, de vous présenter deux de mes amis, messieurs C. D… et A. de S…

À peine la présentation était-elle faite, et les poignées de main échangées entre St. Luc et ses nouvelles connaissances, que le Dr. se relevait de dessous la table. D’abord on crut qu’il se jetterait sur St. Luc, et DesRivières se mit en avant ; mais au contraire, le Dr. tendit franchement la main à son adversaire, lui demandant excuse de son emportement et lui offrant cordialement son amitié.

— Je n’ai pas d’objection, dit St. Luc qui n’avait pas perdu son sang-froid un seul instant ; parce que j’aime mieux faire des amis que d’avoir des ennemis, dans un pays où j’arrive.

— Eh ! bien, maintenant que vous m’avez donné ce que je méritais, je vais payer la traite à la compagnie.

— C’est votre droit, dit St. Luc, en riant.

Le renfort qui était arrivé, l’issue de la lutte et son dénouement avaient complètement calmé l’humeur provocatrice des L. P. S. ; aussi passèrent-ils ensemble un plus agréable quart d’heure que celui que semblait leur promettre leur entrée dans l’auberge.

— Nous sommes très heureux d’avoir fait votre connaissance, M. de St. Luc, dit C. D… ; c’est un hasard si nous sommes entrés ici, mais c’est un hasard que je remercie ; nous passions en calèche, nous rendant chez Privât, quand nous entendîmes du bruit dans la maison et vîmes un gros nègre qui, de la rue, regardait par la fenêtre. Nous lui demandâmes ce qu’il y avait dans la maison. Il nous répondit que c’était son maître qui allait faire la boxe. Nous sautâmes de voiture et nous voici.

— Messieurs, voulez-vous accepter notre voiture ? dit A. de S… en s’adressant à St. Luc et à DesRivières, nous avons un souper aux huîtres et au champagne chez Privât ; vous êtes les bienvenus, je vous invite.

— Non, merci, dit St. Luc, en se levant et boulonnant son habit jusque sous le menton, nous avons affaire dans les environs. Il est méme temps que nous partions.

— Au revoir, donc. Si vous terminez vos affaires, venez nous rejoindre, nous ferons une partie de billard.

Quelques instants après, St. Luc et DesRivières entraient dans la taverne, où ils espéraient trouver l’homme qu’ils cherchaient.

Le nombre des habitués s’était augmenté d’une dizaine de personnes, à mines basses et sournoises ; les uns fumant et buvant, d’autres chantant ; quelques-uns parlant bas, par groupes, dans les coins obscurs. St. Luc jeta un coup d’œil rapide autour de la salle enfumée, et s’avançant au comptoir demanda si celui qu’il cherchait était arrivé.

— C’est lui qui chante là-bas tout seul. Vous voyez ce gros courtaud, barbe noire.

— Oui, merci ; répondit St. Luc en s’avançant vers celui qu’on lui avait désigné.

— Excusez, lui dit-il ; êtes-vous monsieur Meunier ?

— Pas monsieur ! Meunier, tout court.

— Je voudrais vous parler.

— Vous l’avez en belle ; parlez. Qu’y a-t-il pour votre service, continua-t-il, en se levant.

— N’êtes-vous pas de la paroisse St. Ours.

— Oui.

— Y a-t-il longtemps que vous en êtes parti ?

Meunier regarda St. Luc quelques temps, avec attention, avant de répondre, puis se tournant vers DesRivières, dont la physionomie ne lui était pas inconnue, il leur dit :

— Etes-vous les deux messieurs qui êtes allés dernièrement à Sorel, chez le père Toin ?

— Oui. Nous sommes allés à St. Ours pour vous chercher. C’est le père Toin qui nous a dit que nous vous trouverions ici.

— Alors, que me voulez-vous ?

— Vous allez le savoir. Dites-nous depuis combien de temps vous avez quitté la paroisse St. Ours.

— Vingt cinq à vingt-six ans.

— Avez-vous connu un M. Alphonse Meunier, de St. Ours ?

— Le matelot, qui s’est noyé en mer ?

— C’est ce que l’on a dit du moins.

— Oui, je l’ai connu très-bien.

— Avez-vous connu sa femme ? — Je crois bien que je l’ai connue ! C’était une bonne femme celle-là ; et belle, et généreuse, et pas fière ! Allez ; on l’aimait tous à la maison. Elle a été bien malheureuse ! C’était une sainte, celle-là ! St. Luc se détourna pour essuyer une larme, qui tremblait à sa paupière.

Meunier, qui avait remarqué l’émotion de celui qui l’interrogeait, lui dit :

— Mais vous l’avez donc connue que vous me faites tant de questions ?

— Non, mais j’ai des raisons de la connaître ; je la cherche, et c’est pour cela que je voulais vous voir. Vit-elle encore ?

— Pour ça je ne puis pas dire au juste. Elle n’était pas morte l’été passé ; car je l’ai vue passer dans un beau carrosse, dans la rue Notre-Dame. C’est une grande dame et riche ; mais je l’ai bien reconnue tout de même ; quoiqu’elle ne m’ait pas reconnu, elle. Je suis si changé, et il y avait si longtemps que l’on s’était vu. Depuis que le p’tit Pierriche a été emmené de cheux nous : ou plutôt depuis que nous sommes partis de St. Ours, on ne s’est plus revu. Elle avait perdu nos traces.

— Quel p’tit Pierriche ?

— Pierriche Meunier ; le fils à Alphonse et à elle ! qu’elle avait placé en nourrice chez nous, après que son père l’eut forcée de se remarier à M. Rivan ; un gros seigneur.

— Vous rappelez-vous bien le petit Pierriche ?

— Dame, je crois bien. Un petit grichou, pas plus haut que ça ; fin comme un renard, et pas malin. Ah ! oui, malin, pas pour faire du mal par exemple, mais pour faire des tours. Tiens, il me semble le voir, quand il montait à poil sur la grand grise à José… Mais ça, ça ne vous intéresse pas ; excusez-moi je l’aimais bien le p’tit, et j’aimerais bien à le revoir. Je crois pourtant que je le reverrai jamais, il doit être mort depuis longtemps.

— Il n’est pas mort ; et c’est justement pour vous dire cela, afin que vous l’aidiez à retrouver sa mère, que je suis venu vous trouver.

— Il vit mon p’tit Pierriche ! vous le connaissez, monsieur, dites-moi donc où il est, que j’aille le voir. Tenez, Je ne suis pas riche, mais je donnerais cinq piastres, oui, dix, pour le voir, quand on ne serait qu’une minute.

— Vous le verrez dans quelques jours d’ici ; en attendant, voulez-lui rendre un service.

— Un service ! pas un ; dix. Je vous l’ai dit, je ne suis pas riche ; je n’ai pas de famille, je suis garçon ; je n’ai que ma mère et ma p’tite sœur Florence. S’il veut venir demeurer cheux nous, ça nous fera plaisir, et à ma mère itou, allez ! C’est de bon cœur que je lui offre ma maison. Tiens, quéqu’j’dis donc là ? Ma maison, mais il ne voudrait pas y demeurer, il aurait honte de moi, car voyez-vous, je suis une canaille ; je n’ai pas honte de venir ici, boire l’argent que je gagne, au lieu de la donner à ma mère et retirer Florence d’où elle est.

DesRivières, en entendant prononcer le nom de Florence avait redoublé d’attention.

— Oui, continua Meunier, c’est ça qui me fait damner.

— Où est elle donc, Florence ? demanda DesRivières.

— Où elle est ? Elle est cheux ce gredin de Malo, qui tient l’hôtel St. Laurent, un peu plus haut qu’ici. Vous en d’venez ; est-ce que vous ne l’avez pas vue ; elle sert souvent à la bar. Une belle place pour une p’tite jeunesse, qui n’a pas encore seize ans. Et pourtant c’est de ma faute, si elle s’est engagée là. Entendre des jurements, des blasphèmes ! voir des choses d’ivrognerie ! tenez, je m’en veux d’être venu demeurer dans ces quartiers ci ; mais je ne connaissais pas mieux. Dieu merci, on n’y demeure pu ; j’en sommes partis depuis huit jours, et j’ai hâte que Florence aie fini son mois, pour l’emmener cheu nous.

— Pourquoi ne l’en faites-vous pas sortir de suite, dit St. Luc, qui admirait dans cet homme les sentiments affectueux qu’il portait au petit Meunier, et la sollicitude qu’il éprouvait pour sa jeune sœur.

— C’est bien plus aisé à dire qu’à faire. Car voyez-vous ce s… Malo, continua Meunier, en accompagnant son jurement d’un violent coup de poing sur la table, ne veut pas qu’elle quitte, avant qu’elle lui aie payé dix piastres, qu’il dit lui avoir prêtées pour s’acheter des pendants d’oreilles et un collier. Comme si elle avait besoin de pendants d’oreilles ! Ah ! vous voyez bien qu’ils vont lui faire perdre la tête, pauvre p’tite.

— J’admire vos sentiments, ils sont d’un bon frère et d’un cœur généreux. Si vous lui payiez ses dix piastres, la laisserait-il partir ?

— Oui, il me l’a encore dit ce soir.

— Eh ! bien, écoutez ; nous arrangerons cela tout à l’heure. Votre petit ami Pierriche, comme vous l’appelez, et comme vous le dites, sans vous en douter, est très riche ; il veut retrouver sa mère et c’est vous qu’il veut employer pour la chercher. Vous allez vous mettre de suite en recherches ; vous viendrez tous les matins, à neuf heures, à l’hôtel Rasco me dire ce que vous aurez pu apprendre. Si vous pensez qu’elle puisse ne pas demeurer à Montréal, vous chercherez à la campagne, à Québec, partout ; et vous me tiendrez au courant de vos découvertes, bonnes ou mauvaises ; entendez-vous ?

— Oui, monsieu.

— Et comme vous ne pouvez pas perdre votre temps pour rien, je vais vous donner un peu d’argent ; pas trop, car vous pourriez la boire et la perdre. Quand vous n’en aurez plus, venez me voir, et je vous eu donnerai. Ceci n’est pas pour payer votre trouble, mais seulement vos dépenses. Quand vos recherches seront terminées, vous aurez votre récompense, car, croyez-moi, votre petit Pierriche n’a pas oublié ce qu’il doit à votre mère, que j’irai voir demain, de sa part ; si vous voulez bien me dire où elle demeure maintenant.

Fort Tuyau, monsieur, troisième maison à droite. Mais, monsieur, vous me donnez trop d’argent là ; continua Meunier, en regardant dans le creux de sa main les trois pièces d’or, que St. Luc y avait glissées.

P’tit loup, qui avait vu les fauves reflets du métal dans la bourse de St. Luc et dans la main de Meunier, poussa du genou sous la table son compagnon de gauche, et échangea un regard rapide avec une autre personne, qui se trouvait à l’autre bout de la table.

— Vous ferez bien de faire sortir votre sœur dès ce soir, dit DesRivières.

— J’y pense, Monsieur ; mais cet argent n’est pas à moi, reprit-il, en le faisant sauter dans le creux de sa main, qu’il tenait toujours ouverte ; je n’ai pas le droit de l’employer à autre chose qu’à chercher madame Rivau.

— Si fait, mon ami, dit St. Luc : employez-le comme vous voudrez, pourvu que vous ne le dépensiez pas en boisson, inutilement : quand vous n’en aurez plus, je vous en donnerai encore.

— Merci, bien des fois, Monsieur ; vous faites là une meilleure action que vous ne pensez peut-être. Et je vous jure que pas un sou de cet or ne sera dépensé pour la boisson, jusqu’à ce que j’ai trouvé mame Rivau, si elle vit. Vous me croirez si vous voulez, mais j’avais promis que passé ce soir, je ne mettrais pu les pieds dans c’te maudite baraque, où j étais venu pour me rapprocher de ma p’tite Florence, et veiller sur elle d’ici, car je n’ose pas rester à l’hôtel St. Laurent ; ç’a m’enrage. Et je veux que le bon Dieu me punisse si j’y reviens jamais, après que je l’aurai emmenée.

St. Luc se préparait à partir, quand tout à coup la porte de dehors s’ouvrit avec fracas, et un homme bondit plutôt qu’il n’entra, en hurlanL et en blasphémant.

— Où est-il, ce Meunier, que je l’étripaille et que je l’éventraille, s’écria-t-il en jurant, et en même temps, sans regarder ni à droite, ni à gauche, il se battit les cuisses de ses deux mains, chanta le coq, et fit un saut en envoyant ses deux pieds, chaussés de souliers de chevreuil, au profond de la salle, avec la souplesse d’un chat-tigre.

— Bill Collins ! dit DesRivières, en se penchant à l’oreille de St. Luc.

Celui-ci jeta un coup-d’œil sur Meunier qui baissait la tête.

— Qu’allez-vous faire ? lui dit St. Luc.

— Me battre, répondit Meunier en rougissant, ou passer pour un lâche ; et pourtant je ne voudrais pas me battre ce soir. Voyez les conséquences de la mauvaise compagnie que je fréquente.

— Eh ! bien, vous ne vous battrez pas.

— Comment faire ? il est à moitié soûl. C’est un diable.

— Tant mieux ; il n’en sera que plus facile à arrêter. Asseyez-vous et restez tranquille, je réponds de tout.

St. Luc jeta un coup-d’œil du côté de la porte qui était restée ouverte et vit Trim, dont les grands yeux blancs brillaient dans l’obscurité. Il lui fit un signe. Trim entra et resta debout au-devant de la porte qu’il referma. Personne ne parut avoir fait attention l’entrée de Trim ; les yeux de tout le monde étant fixés sur Bill Coliins qui, ayant aperçu Meunier, prenait son élan pour fondre sur lui.

Meunier s’était assis sur le banc, comme St. Luc l’en avait prié, adossé au mur. Avant que St. Luc eut le temps de se placer en avant, Bill Collins fit deux sauts et lança ses pieds à la tête de Meunier ; celui-ci esquiva vivement le coup, en se jetant de côté. Un grand morceau du crépit se détacha et tomba de la muraille. Un frisson courut dans les veines de St. Luc, qui saisit le bandit par le bras et le repoussa rudement.

— Vous avez manqué votre coup ; c’est bien heureux pour vous.

— Comment pour moi ? Est-ce que, par hasard, vous voudriez vous mêler de ce qui ne vous regarde pas, blanc bec que vous êtes ? Allons lâchez-moi, ou je vous éventraiile à votre tour.

P’tit Loup et deux ou trois personnes se levèrent, et se rapprochèrent de Bill Coliins.

L’affaire va être chaude, pensa DesRivières, en retroussant les manches de son habit. Trim restait denout sans bouger, à la même place, sachant qu’il ne devait rien dire ni rien faire sans un ordre de son maître, dont il comprenait le moindre signe ; il ne paraissait pas du tout inquiet. Meunier s’était levé, et se tenait à la gauche de St. Luc.

— Me lâcherez-vous ? dit Bill Collins eu hurlant.

En même temps il chercha à frapper St. Luc à la figure Mais celui-ci avait prévenu le coup en le saisissant au poignet, lui tenant ainsi les deux bras pressés comme dans un étau.

— Lâchez-moi donc ; encore une fois, je vous le dis.

— Je te lâcherai, si tu veux promettre de ne pas attaquer cet homme ; une autre fois, tu feras ce que tu voudras, mais ce soir, non.

— Tonnerre d’un nom ! je ferai ce que je voudrai, il n’y a pas un homme pour m’empêcher ici. Voulez-vous me lâcher, oui ou non ?

— Prenez garde, il va vous mordre, dit Meunier.

— Il ne me mordra pas ; répondit St. Luc, dont le sang commençait un peu à lui monter à la tête, et il repoussa Bill Collins avec violence.

— Kokorikô ! chanta Bill Collins, en s’élançant sur St. Luc, pour le saisir à la gorge. Mais il s’était mal adressé en changeant d’adversaire. St. Luc fit un demi-pas en avant, et lui asséna au milieu du front un coup de poing si rapide, si raide, que Bill Collins tomba tout de son long, comme un bœuf assommé.

DesRivières n’avait pu s’empêcher de tressaillir en voyant l’éclair des yeux de St. Luc, à l’instant où celui-ci levait le bras pour frapper.

— Je crois qu’il en a assez, dit DesRivières ; nous ferons mieux de partir, maintenant ; et vous aussi, Meunier. Nous n’avons plus rien à faire ici.

— Oui, je m’en vas chercher ma petite sœur et l’amener chez moi.

Ils sortirent ensemble ; Meunier gagna du côté de l’hôtel St. Laurent, pendant que St. Luc et DesRivières descendirent la rue vers le Champ-de-Mars, Trim suivant toujours à quelque distance.

— Mâtin ! quel coup de poing ! M. de St. Luc. Comme vous l’avez assommé ! il est tombé comme un sac de farine. Où avez-vous donc pris des leçons de boxe ?

— À la Nouvelle-Orléans, je ne faisais que cela, quand j’étais jeune. J’ai aussi pris des leçons à Londres de James Sawyer.

— Êtes-vous fort au fleuret ?

— Un peu. J’ai pris des leçons de Fontau à Paris, et de Latour à la Nouvelle-Orléans.

— J’en suis bien aise ; nous avons ici un maître de boxe, nommé O’Rourke, je voudrais bien vous voir prendre les gants avec, lui ; il se vante. Je crois que vous êtes plus fort que lui ; j’ai vu cela à la manière dont vous parez, encore mieux que dans celle de votre attaque, car au deuxième tour j’ai bien compris que vous ménagiez le Dr…, votre adversaire de tantôt. Il n’est pas du tout de votre force. Aimeriez-vous à prendre les gants avec O’Rourke ?

— Je n’y tiens pas ; mais si je vais à la salle, je n’aurai pas d’objection. J’aime cependant mieux les armes.

— Oui ! eh ! bien, nous avons Hury, un français qui donne des leçons. On le dit très-fort et je le crois très-capable, quoique je ne sois pas grand connaisseur.

— C’est bien, nous irons le voir ; j’aimerais à me refaire la main un peu. Où allons-nous maintenant ? je me sens en veine d’excitation, ce soir ; je n’ai pas la moindre envie d’aller me coucher.

— Allons chez Privat ; nous rencontrerons nos amis.

— Je le veux bien. D’autant plus que j’aimerai ! à faire plus ample connaissance avec eux ; surtout avec le plus gros des deux, le blond. J’aime cette figure là. Il y a là quelque chose de bon, de brave, de généreux et d’intellectuel en même temps.

— Vous ne vous trompez pas ; c’est un de nos bons canadiens, descendant d’une des plus braves familles du pays.