Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/30

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 54-69).


CHAPITRE XXX.

révolte des esclaves.


Il se passait, en effet, à la paroisse St. Charles, des choses qui commençaient à prendre une tournure sérieuse. Les planteurs qui, dans les commencements avaient traité la découverte avec indifférence, ne furent pas longtemps à s’apercevoir, aux proportions menaçantes que prenaient les désertions parmi les nègres, que le danger était grand et imminent.

Deux magasins avaient été enfoncés durant la nuit. Cinquante fusils, plusieurs barils de poudre, une quantité de haches et de faulx avaient été enlevés, la nouvelle s’en répandit avec la rapidité de l’éclair, et l’alarme devint générale.

Pour première mesure de sûreté, les femmes et les enfants furent expédiés à la Nouvelle-Orléans, où des exprès furent envoyés pour demander du secours, pendant que tous les esclaves suspects furent mis aux fers et enfermés dans les sucreries, aux portes desquelles des gardes furent placés.

Une assemblée des habitants de la côte fut immédiatement convoquée, pour délibérer sur ce qu’il y avait à faire, dans les circonstances alarmantes où ils se trouvaient. Il fut décidé de diviser en patrouille de vingt personnes tous ceux qui étaient en état de porter les armes. Toutes ces petites compagnies, organisées à la hâte, devaient agir séparément, mais obéissant néanmoins toutes à un chef commun qui dirigeait les opérations.

Dans la seule paroisse de St. Charles, d’après le relevé qui fut fait dans chaque habitation, il se trouva qu’il manquait cinq cent esclaves ! Trente-cinq étaient partis de l’habitation du capitaine Pierre. Ce nombre était formidable et les probabilités étaient que les nègres révoltés pouvaient se trouver au nombre de près d’un mille. Le secret avait été si bien tenu, que ce n’était que de la veille que le complot avait été découvert ; et encore ignorait-on le lieu du rendez-vous des nègres et le temps où ils commenceraient leur œuvre de pillage et de désolation. Toute la jeunesse créole était allègrement accourue s’enrôler dans les patrouilles, et caracollait sur ses chevaux, en attendant le moment où l’ordre leur serait donné d’aller attaquer l’ennemi. Les paroisses voisines avaient été averties dès le matin, et les mesures les plus promptes avaient été prises partout.

Plusieurs patrouilles furent envoyées dans les bois, et le long du fleuve ; des partis à pied parcoururent les cyprières. Toutes les recherches furent inutiles, on ne put trouver aucun indice qui indiquât le lieu du rendez-vous des nègres ; quoique partout dans les bois on eut découvert des traces évidentes de leur passage.

Vers les cinq heures de l’après-midi, lorsque toutes les patrouilles eurent fait leur rapport, l’opinion la plus générale fut que leur rendez-vous devait être quelque part derrière l’habitation de feu M. Meunier. Cette opinion fut bientôt confirmée par le rapport d’un parti de chasseurs, qui avait découvert une dizaine de vieux fusils soigneusement cachés au pied du Grand Chêne Vert, dont nous connaîtrons bientôt la situation.

Il fut proposé de faire une battue générale dans les bois en arrière de l’habitation de feu M. Meunier, maintenant la propriété du capitaine Pierre. Mais comme la nuit s’avançait rapidement, on craignit de s’aventurer dans les cyprières où il était si difficile d’éviter de tomber dans les embuscades que les nègres pourraient leur tendre. Il fut résolu qu’on demeurerait sous les armes pendant toute la nuit, plaçant des gardes à chaque plantation, et conservant quelques patrouilles à cheval, dont le devoir serait de parcourir la paroisse d’un bout à l’autre, en suivant autant que possible la lisière des bois.

Aussitôt que la nouvelle fut arrivée à la Nouvelle-Orléans de l’insurrection des nègres sur la rive gauche du fleuve, le gouverneur donna les ordres pour faire partir immédiatement deux compagnies du corps des carabiniers, et trois compagnies du régiment louisianais.

Le capitaine Pierre, informé par un émissaire que lui avait expédié l’économe, de ce qui se passait sur son habitation de la paroisse St. Charles, fit à la hâte ses préparatifs ; il alla choisir cinquante des meilleurs matelots du Zéphyr et s’embarqua avec eux à bord du vapeur, que le gouverneur expédiait avec les milices. Il aurait bien voulu avoir Trim avec lui ; mais comme il n’était pas encore arrivé, il avait laissé l’ordre de le faire partir aussitôt qu’il serait de retour.

Pendant que ce secours se rendait à la paroisse St. Charles, nous profiterons de ce temps pour dire un mot de l’organisation de la révolte.

Elle avait pour chef un nègre du nom de Sambo, frère de Trim, qui, avec deux compagnons, s’était enfui de chez son maître M. Meunier. Après avoir erré pendant quelque temps dans les prairies flottantes, ils avaient fini par trouver un asile sur les bords de la rivière Sabine, sur le territoire mexicain. De temps en temps ils faisaient des excursions qu’ils poussaient jusqu’aux Atacapas, recrutant à chaque voyage quelques nègres marrons. Au bout de quelques mois, Sambo et une dizaine de ses compagnons partirent pour aller faire une visite à l’habitation St. Charles, où il avait une vengeance à assouvir. Ils y arrivèrent durant la nuit, sans avoir été découverts, et mirent le feu à la sucrerie.

L’économe et quelques-uns des planteurs voisins, qu’avait attirés l’incendie, se mirent à la poursuite de Sambo et de ses compagnons qui se réfugièrent dans les bois. L’économe s’étant imprudemment trop approché des nègres marrons, reçut une balle dans le bras, dont il fut obligé de se faire faire l’amputation quelques jours après.

Pendant près d’une année, Sambo continua à demeurer sur les bords de la Sabine, cultivant la terre avec ses compagnons, dont le nombre grossissait tous les jours, et faisant souvent des visites aux Atacapas ainsi qu’aux Oppelousas.

Quand il vit que le nombre de ses compagnons avait atteint le chiffre de cent, il pensa sérieusement à faire révolter tous les nègres de la Louisiane contre leurs maîtres. Du moment qu’il eut résolu de travailler à l’émancipation de ses frères, il fit part de ses plans à ses compagnons qu’il assembla à cet effet. Tous ses projets furent vivement approuvés. De ce moment tout fut mis en œuvre pour hâter l’exécution de son entreprise. Il envoya des nègres dans toutes les paroisses du sud du Mississipi, qui s’introduisaient la nuit dans les habitations où les esclaves les cachaient dans leurs cases. Mais l’œuvre était difficile et dangereuse, et plusieurs années se passèrent avant qu’ils eussent pu parvenir à infuser dans l’esprit des nègres cet esprit d’indépendance qui fait mépriser la mort pour obtenir la liberté.

Enfin, à force de persévérance, Sambo avait tout préparé, et le moment de frapper le coup décisif ôtait arrivé. Il avait décidé de commencer à la paroisse St. Charles, et la torche de l’incendie, qu’il allait allumer à l’ancienne habitation de ses maîtres, devait être le signal d’un soulèvement général le long du fleuve.

Sambo commandait à tous les nègres révoltés, dont le nombre se montait à près de huit cents ; tous hommes forts, robustes et animés des sentiments les plus invétérés de haine et de vengeance contre les blancs.

Pitre, un des anciens compagnons de fuite de Sambo, avait été expédié, avec un parti, au bayou Lafourche, pour y seconder le soulèvement qui devait se faire la même nuit.

Le rendez-vous général des nègres était à l’Ile perdue. Ce rendez-vous avait été judicieusement choisi, Ceux qui en connaissaient les approches, pouvaient y arriver et du côté de la mer et du côté de la terre, en même temps qu’elle offrait une sûre retraite. Du haut des bananiers, on pouvait voir au loin dans les prairies, ce qui aurait donné le temps de se retirer au cas où il y aurait eu danger. Toute surprise était impossible, excepté qu’ils eussent été dans la plus coupable négligence ; mais sur ce point Sambo n’était pas homme à se trouver en défaut. Il y avait toujours un homme en sentinelle sur l’arbre le plus élevé de l’île.

Depuis une semaine, tous les nègres brûlaient d’impatience d’aller attaquer les habitations. Tout était prêt, les armes, les provisions, les embarcations.

On n’attendait plus que le jour qui avait été fixé au quatre novembre.

Le trois, Sambo envoya quinze nègres, en éclaireurs, qui devaient s’approcher autant que possible des habitations avec stricte injonction de ne pas donner la moindre alarme.

Les nègres, que Sambo avait envoyés à la découverte, exécutèrent les ordres qu’ils avaient reçus. Ils visitèrent durant la nuit un grand nombre de cases de nègres, desquels ils apprirent que les blancs ne se doutaient pas de l’attaque. Après avoir parcouru la plupart des principales plantations, et avoir averti leurs complices de se tenir prêts pour le lendemain soir, ils s’en retournèrent au bayou bleu, où Sambo devait se rendre.

Tout allait à merveille pour les nègres, et une partie de la Louisiane fut sans doute tombée en leurs mains, si ces quinze émissaires de Sambo se fussent contentés d’exécuter ses ordres. Mais en s’en retournant ils passèrent auprès d’un magasin, où ils savaient qu’il y avait des armes. Ils l’enfoncèrent et en enlevèrent tout ce qui leur tomba sous la main, sans qu’ils eussent été aperçus. Une demi-lieue plus loin, ils défoncèrent encore un autre magasin et en enlevèrent les armes et autres choses ; mais cette fois ils furent découverts ; et quoiqu’ils eussent le temps de gagner les bois, l’alarme fut bientôt donnée. Ils se rendirent à l’embouchure du bayou bleu, et là attendirent l’arrivée de Sambo, qui, vers les quatre heures du soir, fit son apparition, suivi de tout son monde.

C’était une chose curieuse et en même temps formidable, que de voir tous ces nègres débarquant de leurs pirogues, armés de Bowie knives et de pistolets à leurs ceintures de cuir, et portant gauchement sur leurs épaules de longs mousquets espagnols. Sambo, en apprenant que ceux qu’il avait expédiés la nuit précédente avaient été découverts, entra dans une grande fureur, qu’il sut néanmoins contenir, se promettant bien de les punir sévèrement plus tard de leur désobéissance. Il sentit que cette imprudence de leur part pouvait compromettre le succès de l’entreprise, et il résolut de ne faire aucun mouvement ce soir là, préférant ne commencer son œuvre de vengeance et de désolation qu’après le milieu de la nuit. Il fit immédiatement préparer à souper pour ses gens, après quoi il donna l’ordre de se coucher. Il ne leur fallait pas de grands préparatifs à cet effet, dix minutes après tout le monde dormait.

Vers les dix heures de la nuit, Sambo, après avoir fait placer des sentinelles dans tous les lieux par où il pouvait craindre une surprise, choisit une vingtaine de ses meilleurs hommes et partit avec eux, pour aller voir par lui-même ce qui se passait aux habitations. Quand il fut arrivé à la source du bayou bleu, il laissa dix hommes à la garde des pirogues et après être convenu avec eux de certains signaux, il poussa droit vers un grand Sycomore qui se trouvait sur le bord du hayou-chêne, à peu de distance des premiers défrichements. Il s’y rendit sans que rien eut retardé sa marche ; mais quand il fut rendu là, il entendit comme un grand bourdonnement que la brise apportait des bords du Mississipi. C’était l’arrivée des milices, qui débarquaient à l’habitation de Pierre de St. Luc.

Au bout d’un quart d’heure, ce bourdonnement s’était peu à peu calmé, mais malgré toute son attention, Sambo ne distinguait plus rien que le murmure ordinaire de l’habitation durant la nuit.

Les milices avaient été casernées dans l’immense sucrerie et autres bâtiments de l’habitation.

Sambo savait que l’alarme avait été donnée, et que les planteurs étaient sur leurs gardes, mais il était loin de se douter du renfort qui venait de leur arriver. Il n’osa pas avancer plus loin, dans la crainte que les chiens ne donnassent l’éveil ; il avait pensé que ce grand bruit n’était que les adieux du soir que les planteurs s’étaient donnés, avant d’aller se reposer pour la nuit de l’alerte de la journée.

11 donna sans bruit l’ordre de retourner au bayou bleu. Mais au moment de partir il entendit des pas vers la direction du chêne vert. Il écouta. Le bruit semblait augmenter. Il fit coucher tous ses gens dans l’herbe. Peu de temps après une troupe, d’une cinquantaine de nègres, passait à quelque distance du grand Sycomore. Ils parlaient à voix basse. Sambo reconnut la voix de quelques-uns des esclaves de l’habitation St. Charles, qu’il savait être initiés à la révolte.

En effet c’était les nègres qui étaient désertés dans la matinée, de l’habitation et qui, après s’être recrutés des nègres marrons des plantations voisines, se rendaient au bayou bleu.

Ils eurent bientôt fraternisé.

Sambo, voyant son parti inopinément renforcé de cinquante hommes hardis et déterminés, résolut de les laisser au grand Sycomore, avec la formelle injonction d’éviter de se faire voir, au cas où quelque patrouille viendrait de leur côté. Il partit seul pour le bayou bleu.

Quand il arriva, tout était dans le plus profond silence. Le mugissement sourd des joncs, qu’agitait la brise, se mêlait et couvrait le ronflement solennel de sept cents nègres plongés dans un léthargique sommeil. Tout dormait ; les soldats au repos, comme les sentinelles en faction ! Sambo ne put s’empêcher de remarquer combien peu il pouvait compter sur la vigilance de gens qui n’avaient aucune discipline.

Cependant comme il savait, qu’au moment de l’action, il pouvait se reposer sur leur courage, il n’osa témoigner son mécontentement autrement que par quelques reproches qu’il fit aux chefs.

Il pouvait être onze heures de la nuit. Tous les nègres furent bientôt sur pied, Sambo les fit former en compagnies de vingt, ayant chacun leur chef, après quoi il fit distribuer des provisions froides et un verre de rum à chacun. Sambo était inquiet ; il hésita même un instant, et eut envie de remettre l’attaque à un jour ultérieur ; mais quand il réfléchit que dans toutes les habitations les nègres s’attendaient à un soulèvement cette nuit même, il sentit que les choses étaient trop avancées pour qu’il luifut permis de reculer.

— Le sort en est jeté, dit-il en se dirigeant vers un groupe qui s’était assis près des pirogues : Allons, mes amis, nous avons assez attendu ; il est temps de partir.

Et toute cette foule sombre et sinistre se leva sans bruit, et, s’étant divisée sous la conduite de leurs chefs respectifs, s’embarqua dans les pirogues. Une à une les pirogues poussèrent au large, et, comme un long serpent, elles glissèrent silencieusement sur le bayou bleu ; la tête touchant bientôt au lieu du débarquement, que les anneaux de sa gigantesque queue ondulaient encore au loin sur les eaux.

Sambo fut le premier à sauter à terre ; à mesure que les nègres débarquaient, il veillait lui-même à ce qu’ils fussent immédiatement formés en escouades régulières, les faisant de suite défiler vers le grand Sycomore, dont chacun des chefs connaissait parfaitement la situation. La nuit était calme ; la brise qui s’était levée au coucher du soleil s’était peu à peu perdue en un léger zéphyr, qui soulevait à peine les feuilles de la forêt de son souffle tiède et humide. Ces nègres accoutumés à la vie des bois se mouvaient à travers les cyprières, sans s’arrêter un instant pour chercher leur route. Pas un mot ne se faisait entendre, pas le moindre bruit pour rompre le silence de la nuit. On eut dit une troupe de sept cents Faunes, parcourant silencieusement les domaines soumis à leur surveillance.

Sambo s’était placé à la tête de la colonne. Déjà ils avaient franchi plus des trois quarts de la distance qui sépare le bayou chêne, quand tout à coup une décharge dé fusil se fit entendre dans la direction du grand Sycomore. Sambo fit aussitôt entendre le sifflement d’un serpent, et ce signal, répété par chacun des chefs jusqu’au bout de la colonne, les amena sur le champ à une halte. Après avoir donné quelques ordres à voix basse à l’un des chefs, il prit avec lui la première compagnie et se porta en avant, vivement mais sans bruit.

Quand il arriva, il vit un homme qui se défendait vigoureusement contre cinq à six nègres ; un peu plus loin, il en vit un autre qui était prisonnier, et qu’on avait garotlé.

Voici ce qui était survenu :

Pierre de St. Luc, auprès de l’habitation duquel les milices étaient débarquées, voulant faire les honneurs de sa maison aux officiers, les avait invités à un réveillon qu’il fit préparer à la hâte. Tout ce que la cour et la basse cour offraient de ressources fut mis à contribution. Il avait été décidé, comme nous l’avons déjà dit, d’attendre au lendemain pour faire une battue générale dans les bois ; et les officiers, qui ne demandaient pas mieux, se livraient en attendant à la dégustation des vins de l’économe.

Cependant le capitaine Pierre, ayant eu l’occasion de sortir un instant, remarqua que les chiens paraissaient singulièrement agités ; humant l’air, courant dans tous les sens, et faisant entendre un sourd hurlement. D’abord il crut que l’arrivée des milices pouvait avoir causé cette agitation chez les chiens, mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il y avait autre chose ; les chiens allaient en dehors des cours du côté du bois ; humaient l’air dans cette direction, écoutaient, puis revenaient en courant vers la maison, comme s’ils eussent voulu donner à entendre qu’il y avait quelque chose qui n’était pas ordinaire du côté de la forêt.

Pierre de St. Luc fit appeler l’économe, auquel il fit part de ses remarques ; lui signifiant en même temps le désir qu’il avait d’aller en sa compagnie examiner ce qui se passait dans les bois. L’idée d’aller seul avec M. de St. Luc, ne souriait pas fort à l’économe ; mais comme il n’y avait, pas à reculer, à moins de passer pour un lâche, il accepta. Cependant, il eut la précaution de prévenir les matelots du Zéphyr avec ordre de suivre à distance sous la conduite d’un nègre fidèle qu’il leur donna pour guide.

Après s’être tous deux armés, le capitaine s’étant préalablement excusé auprès des officiers, ils se dirigèrent vers la forêt en faisant un circuit assez considérable. Ils n’eurent aucune difficulté tant qu’ils furent en plein champ ; mais quand ils furent arrivés à la lisière du bois, il leur fallut avancer avec la plus grande précaution. Tout semblait aller assez bien. Le capitaine s’arrêta un instant, quand il se crut à peu près vis-à-vis du sentier qui conduisait au bayou chêne, il se trouvait alors justement auprès du grand Sycomore.

— Trouxillo, dit-il, je veux aller jusqu’au bayou bleu.

— Capitaine, c’est une imprudence, répondit l’économe,

— Trouxillo, si vous avez peur, restez ici, j’irai seul.

— Mordiou ! peur ! moi ? Capitaine vous ne pensez pas ?

— Je ne dis pas que vous avez peur, mais que si vous avez peur…

— C’est bien, capitaine, je vous suis.

Ce petit dialogue, que le capitaine et l’économe croyaient n’avoir été entendu que d’eux seuls, avait néanmoins été entendu par une dizaine d’oreilles avides, qui cachées au milieu des ronces autour du grand Sycomore, n’osaient se montrer, de peur d’enfreindre les ordres positifs que leur avait donnés Sambo.

Ils laisseront donc passer le capitaine et son compagnon, quoique plus d’un nègre eut mis la main à son poignard pour se venger sur le champ des outrages de l’économe.

Le capitaine poussa jusqu’au bayou bleu ; et, n’ayant rien découvert, s’en revenait vers l’habitation, où il se serait sans doute rendu sans accident si un des chiens ne se fut échappé. Ce chien, prenant la piste de l’économe, arrivait au grand Sycomore au moment où le capitaine y arrivait aussi à son retour du bayou bleu. Le chien ne tarda pas à s’élancer sur l’un des déserteurs, qu’il saisit à la jambe. Le nègre lâcha un cri de douleur, et l’économe, qui reconnut la voix d’un des esclaves, s’élança, le pistolet à la main, pour le faire prisonnier. En un instant vingt têtes se levèrent ; toute retraite fut coupée ; l’économe déchargea ses deux pistolets et le capitaine son fusil à deux coups. Mais la partie était inégale ; l’économe fut bientôt terrassé et garotté. Le capitaine, qui n’avait point encore repris toutes ses forces, se défendait néanmoins avec vigueur, quand Sambo arriva. La lune, qui peu à peu s’était élevée au dessus de la forêt, laissait tomber, à travers la chevelure des arbres, ses rayons qui jetaient une lumière incertaine sur la scène qui se jouait au pied du grand Sycomore.

Sambo s’élança, avec quelques-uns des siens, sur le capitaine qui, accablé par le nombre, fut bientôt fait prisonnier.

— Mort aux blancs ! cria une voix.

— Mort au tyran ! cria Sambo, qui venait de reconnaître l’économe dans le premier prisonnier.

Saisissant une hache, il s’élança sur l’économe et d’un coup lui fendit le crâne. Puis se dirigeant vers le capitaine, brandissant au-dessus de sa tête sa hache toute fumante de sang, il hurla :

— Mort aux blancs I

Mais, par un de ces revirements presque incroyables, une dizaine de ses esclaves, qui l’avaient reconnu, et desquels il devait attendre le plus de cruauté et de vengeance, l’entourèrent pour le protéger contre la fureur de Sambo.

Le capitaine, qui avait conservé tout son sang-froid, profitant de cette disposition, offrit le pardon à tous ceux de ses esclaves qui se rangeraient de son côté. Mais sa voix fut étouffée par les hurlements de tous les autres nègres qui se précipitèrent, Sambo à leur tête, sur la faible troupe qui défendait le capitaine. Des torches avaient été promptement allumées et jetaient une vive lumière, ne considérant pas que leurs cris et leurs torches pouvaient donner l’alarme à l’habitation, sinon attirer sur eux toutes les forces de la côte.

Un autre que Sambo avait entendu les coups de fusil et le cri que lâcha le capitaine au moment de l’attaque ; et cet autre, auquel le capitaine ne pensait pas, accourait à son secours.

Cependant, Sambo n’eut pas de peine à se faire jour jusqu’au capitaine, et de la main gauche le saisissant aux cheveux il agita sa hache au-dessus de sa tête, se préparant à l’ensevelir dans sa cervelle ; quand tout à coup un cri, comme le rugissement d’un lion, retentit dans la forêt ; puis d’un bond, comme le bond d’un tigre qui fond sur sa proie, un homme s’élança sur Sambo et, saisissant sa hache d’une main puissante, lui cria à l’oreille : « Sambo ! »

— Trim ! murmura Sambo, en reconnaissant son frère, et baissant la vue malgré lui sous le feu de sa prunelle ardente.

— Trim ! répétèrent presque d’une voix tous les esclaves du capitaine.

— Mes amis ! cria Trim, qu’avez-vous fait, que voulez-vous faire ? vous êtes tous perdus. Rendez-vous, ou vous êtes tous morts ; les milices de la Nouvelle-Orléans sont arrivées.

— Pardon à tous ceux qui mettront bas les armes, répéta le capitaine, s’ils n’ont pas versé de sang.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel Trim, se penchant à l’oreille de Sambo, lui dit : « Sauves-toi ; tu as tué, il n’y a pas de pardon pour toi ! »

En ce moment arrivaient les matelots du Zéphyr ; et, à quelque distance en arrière, on entendait retentir la plaine sou» la chute cadencée des pas des milices, qui s’avançaient au pas accéléré.

Sambo, abandonnant sa hache aux mains de Trim, se retourna vers ceux qui l’avaient accompagnés depuis l’Île perdue, et saisissant une carabine il leur cria : « En avant ! suivez-moi. Mourons libres plutôt que de vivre esclaves ! »

Il alluma alors une fusée bleue, qu’il lança dans les airs. C’était le signal aux colonnes qu’il avait laissées en arrière, de se presser en avant. Il suivit un instant de l’œil Ia fusée qui s’éleva en droite ligne au-dessus de la forêt, et éclata dans les airs en faisant une forte détonation.

— Maintenant, marchons ! Et il se précipita aveuglément sur la compagnie des Zéphyrs qui accouraient au secours de leur capitaine.

À la première décharge, Sambo tomba frappé d’une balle au cœur ; deux des siens furent blessés, et le reste tourna le dos, jetant le désordre parmi les colonnes de nègres, qui se hâtaient d’arriver, et les entraînèrent dans leur fuite.

Tous les esclaves du capitaine Pierre, qui étaient restés près de lui, hésitant sur ce qu’ils devaient faire, se jetèrent à ses genoux, pour implorer son pardon, aussitôt qu’ils virent la fuite des compagnons de Sambo.

— Retournez tous chacun dans vos cases, leur dit le capitaine, je ne connais aucun d’entre vous et demain, je ne saurai distinguer entre ceux qui sont restés fidèles et ceux qui s’étaient révoltés.

Les nègres du capitaine ne se firent pas prier, puis prenant un détour dans le bois pour ne pas tomber aux mains des patrouilles, ils se rendirent à leurs cases. Les autres se dispersèrent.

Ainsi se termina, sans plus d’effusion de sang, une des plus menaçantes insurrections qu’ait vues la Louisiane. Les nombreuses arrestations qui furent faîtes, sur plusieurs points de l’État, firent voir avec quelle vigueur la trame avait été ourdie et quelles vastes ramifications elle avait.