Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/28

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 5-34).

UNE DE PERDUE
DEUX DE TROUVÉES

CHAPITRE XXVIII.

cabrera.


Sir Arthur Gosford, après avoir fait tous les préparatifs nécessaires, n’attendait plus que Lauriot et ses hommes, pour se mettre à la poursuite de Cabrera.

Sir Arthur, de temps en temps, regardait du côté de la rue Canal, puis reportait, impatienté, ses regards sur sa montre, dont l’aiguille marquait quatre heures. Deux voitures de louage attendaient devant la porte de l’hôtel St. Charles ; Trim était assis auprès du cocher, et Tom s’étendait complaisamment sur les coussins de l’une d’elles, ayant à côté de lui deux carabines, dont l’une, remarquable par sa longueur et l’épaisseur de son canon, était un présent que le capitaine avait fait à Trim.

— Enfin ! les voilà, s’écria Sir Arthur, en prenant une caisse de pistolets et un superbe fusil à deux coups qu’il déposa dans le cabriolet à deux places, qu’il s’était réservé pour lui et Lauriot. En effet c’était Lauriot qui arrivait, accompagné de huit hommes de choix, armés de carabines et de pistolets.

— Monter dans ma voiture, M. Lauriot ; placez vos hommes dans celle-là, et parlons, dit Sir Arthur.

— Allons, vous autres, montez vite ! nous sommes un peu en retard, nous n’avons pas de temps à perdre, cria Lauriot à ses hommes, tout en prenant son siège à côté de Sir Arthur.

— En route maintenant et fouette cocher.

Le léger cabriolet de Sir Arthur partit au grand trot de son cheval, tandis que la voiture attelée de quatre vigoureux chevaux qui suivait par derrière, ébranlait le pavé sous le poids de ses roues.

La distance qui sépare la Nouvelle-Orléans de Carolton fut bientôt franchie.

— Qu’allous-nous faire maintenant, M. Lauriot ? lui dit Sir Arthur, aussitôt qu’ils eurent renvoyé les voitures.

— D’abord, nous allons acheter des provisions et quelques ustensiles, pendant que quelqu’un ira faire préparer une embarcation, et nous traverserons aussitôt que possible.

— C’est bien, M. Lauriot, vous êtes le chef de l’expédition, et nous suivrons tous vos ordres, répondit Sir Arthur. Voici de l’argent pour acheter tout ce qu’il faudra. Je vais aller voir à l’embarcation.

Les emplettes furent bientôt faites, et vingt minutes après, ces douze hommes débarquaient sur la rive opposée du Mississipi. Jusque là, les difficultés n’avaient pas été grandes, mais ici elles commençaient. Ils ignoraient la route que pouvait avoir pris Cabrera, quoique tous fussent d’opinion qu’il était probable qu’il avait gagné les prairies. Il pouvait dans ce cas être passé par le bayou Latreille, qui prenait dans les cyprières, à deux lieues plus bas de l’endroit où ils étaient débarqués ; peut-être par le bayou Goglu ; ou bien avait-il poussé plus haut, pour prendre le bayou Tigyon près de la paroisse St. Bernard. Tous ces bayous sortaient des cyprières, qui se trouvaient en arrière de la deuxième ou troisième concession des terres sur le bord du Mississipi. Il était extrêmement difficile de pouvoir trouver la source de ces bayous à travers les bois et les cyprières, à moins de connaître parfaitement les sentiers qui y conduisaient. Lauriot connaissait assez bien le chemin qui menait au bayou Goglu, qui se trouvait presque en face de l’endroit où ils étaient débarqués, mais il ne connaissait pas les autres bayous. Ces trois bayous aboutissaient bien tous à la baie Barataria, mais il était de toute nécessité qu’ils sussent au juste, si Cabrera s’était bien embarqué pour les prairies. Il n’était pas impossible qu’il eut monté jusqu’au bayou Lafourche.

Lauriot, ayant communiqué ces réllexions à Sir Arthur, appela ses gens pour avoir une consultation. La plupart étaient d’avis de se rendre de suite au bayou Goglu, qui n’était pas plus d’une lieue de là.

— Et toi, Trim, qu’en penses-tu ? lui demanda Sir Arthur.

— Moué pensé, y étez mieux de diviser nous en deux moqués, moqué pou bayou Latreille, moqué pou bayou Goglu. Moué conné bayou Latreille ; moué savé y avé piroques là, et au bayou Goglu itou.

— C’est bon, je crois que tu as raison, Trim, lui dit Lauriot : tu vas aller au bayou Latreille, et si là tu découvres quelque chose, tu viendras nous chercher, car je ne connais pas ces chemins entre les deux bayous. Si tu ne penses pas que Cabrera soit passé par là, tu viendras nous rejoindre avec les hommes qui vont t’accompagner.

Trim, Tom et quatre hommes partirent pour le bayou Latreille. Ils portaient tous à leur ceinture une paire de pistolets, un Bowie Knîfe, et une carahine sur l’épaule. Sir Arthur, Lauriot et les autres prirent le sentier qui conduisait au bayou Goglu.

Le soleil était depuis quelque temps descendu sous l’horizon, et les ombres de la nuit commençaient à se répandre sur la campagne. Trim se mit à la tête de son parti, et le conduisit, en suivant la rive du Mississipi, jusqu’à près d’une lieue plus bas que l’endroit où ils avaient débarqué ; de là il prit à travers les champs et alla droit au grand bois. Quand ils arrivèrent au bois, la nuit était tout à fait tombée, et l’obscurité de la forêt était si profonde, qu’ils avaient de la peine à distinguer à deux pieds en avant. Trim s’arrêta un instant, jeta un coup d’œil rapide sur les différents arbres qui bordaient la lisière de la forêt, et satisfait de son examen, il s’enfonça dans le bois. Il n’y avait ni sentier, ni aucune marque qui semblât pouvoir lui indiquer son chemin ; cependant il marchait avec rapidité, droit en avant, sans dévier à droite ni à gauche ! Tom le suivait de près, et les autres étaient obligés de courir, pour ne pas s’en éloigner. Ils gardaient tous un profond silence. Après une quarantaine de minutes de marche dans la forêt, Trim s’arrêta, prit une allumette chimique, et, la frottant contre la manche de son gilet, l’alluma. Il fit un feu de branches sèches qui, en quelques instants, jeta une assez vive lumière sur les arbres d’alentour.

— Que veux-tu faire, Trim ? lui demanda Tom.

— Moué voulé trouvé fourche des sentiers ; lui répondit Trim à demi voix, en lui faisant en même temps signe de parler moins haut.

Trim, après avoir attentivement examiné le terrain, prit un tison et, éteignant les restes du feu avec son pied, fit signe aux hommes de le suivre. Il marchait en tenant près de terre le bout allumé de son tison. Chacun suivait en silence, sans trop savoir ce que Trim voulait faire. Ils ne tardèrent pas à arriver à un endroit où le sentier qu’ils avaient suivi depuis quelques instants, s’élargissait tout à coup et se trouvait coupé par un autre sentier à angle droit. Trim avançait lentement, examinant attentivement toutes les empreintes de souliers et de pieds nus, qui se trouvaient encore fraîches sur la terre humide. Après s’être assuré qu’aucune trace récente ne gagnait dans le sentier transversal, il fit signe à Tom de se baisser, pour examiner deux traces de bottes, dont l’une était beaucoup plus large que l’autre, venant du nouveau sentier.

— Je vois bien deux traces, mais ce, sont celles de deux hommes, il n’y a pas le pied d’une fille là, dit Tom.

— Non, pas fille ; mais vois-ti cti pied là ? y l’été pu petit que l’autre, pourquoi l’y été plus enfoncé ? L’y portait qué chose, peut-être mamselle Sara ?

— C’est possible, Trim, mais c’est pas sûr ; qu’allons-nous faire ?

— Nous va allé droite à la cabane du vieux Laté ; son la cabane y l’été sur bord du bayou Latreille.

Ce vieux Laté était un pêcheur qui avait fixé sa demeure à l’entrée du bayou Latreille. Il avait toujours quatre à cinq pirogues à l’usage des chasseurs et des jeunes gens qui venaient passer quelques jours en parties de pêche, desquels il était généreusement payé pour l’hospitalité qu’il leur donnait ou pour les pirogues qu’il leur prêtait. Trim savait bien cela, et c’est ce qui lui causait quelques doutes, à l’égard des marques de bottes qu’il avait découvertes ; elles pouvaient être celles de quelques chasseurs ou pêcheurs, qui auraient récemment visité le vieux Laté.

— Nous n’avons pas besoin de tant nous embarrasser de ces empreintes de pieds, dit Tom ; nous n’avons qu’à nous informer du vieux Laté, il nous dira s’il a vu passer par ici un homme et une jeune fille.

— Vieux Laté, pas dire rien, reprit Trim ; lui conné comment gardé son langue, quand payé pou pas parlé !

— Eh bien, nous le payerons pour qu’il parle.

— Whist ! continua Trim en clignant un œil, vieux Laté fin renard. Lui pas disé si Cabrera l’été passé ; non, moi conné trop ben vieux Laté, lui l’été un contrebandier.

— Dans ce cas, en avant et marchons, nous prendrons d’autres moyens.

Bientôt Trim, qui avait pris le devant et marchait au pas accéléré, s’arrêta pour donner le temps à ceux qui le suivaient d’approcher.

— Voyez-vous ti c’te lumière à travers le bois ? c’est là été cabane du vieux Laté.

— Voici ce que nous allons faire, dit Tom à voix basse : Trim et moi nous irons droit à la cabane, dans laquelle nous entrerons ; vous autres, vous vous placerez de manière à ne laisser personne sortir de la cabane ou en approcher, sans que vous puissiez examiner leurs mouvements.

— C’est bon ça, continua Trim, surtout faut li veiller à tes pirogues, pou que personue emmené li. Les pirogues li l’été sur bord du bayou, à la porte de la cabane.

Tom et Trim prirent ensemble les devants, marchant avec précaution pour ne pas faire craquer les branches sous leurs pieds ; les quatre autres suivaient à une douzaine de pas par derrière. Quand ils débouchèrent du bois, la cabane n’était qu’à un demi-arpent, dans une espèce de défriché ; on pouvait la distinguer à la demi-clarté que répandaient les étoiles, qui brillaient sur un ciel pur et serein.

— Ah ! dit Tom, on peut voir ici au moins ; ce n’est pas comme dans ce maudit bois, où il fallait tâter son chemin pour ne pas se briser la tête sur les arbres.

— Chut ! pas parlé si fort ! il été bon nous voyé par la fenêtre si y avé beaucoup personne, dedans cabane.

Trim regarda quelques instants par la fenêtre, et après s’être assuré qu’il n’y avait que le vieux Laté et sa femme, tous deux assis auprès d’un bon feu de cheminée, il dit à Tom : « entrons. »

— Bonjour, M. Laté ; bonjour, madame.

— Bonjour, monsieur. Tiens, c’est toi, Trim ! et où vas-tu donc ? Asseyez-vous, monsieur, dit Laté, en présentant un banc à Tom, et montrant à Trim un quartier de bois au coin de la cheminée.

— Nous allons faire un tour à la chasse, monsieur, continua Tom ; on dit qu’il y a bien des canards ?

— Mais oui, pas mal.

— Avez-vous eu beaucoup de visites dernièrement ?

Le vieux Laté jeta un coup d’un coup d’œill rapide sur Tom et Trim et répondit avec assurance :

— Non, nous n’avons eu personne depuis une dizaine de jours.

— Mais si fait, ajouta la vieille avec cette indiscrétion si particulière au sexe ; tu oublies ces deux messieurs qui sont venus ce matin, avec cette jeune…

Le vieux Laté lança à sa femme un regard qui l’arrêta tout court.

La vieille reconnut qu’elle avait fait une bétise, et croyant la réparer, elle ajouta :

— Ah ! c’est vrai, c’était la semaine passée !

Tom regarda Trim, qui lui fit un clin-d’œil.

— Mais, s’il n’est venu personne depuis plusieurs jours, continua Tom, comment se fait-il qu’il y ait tout près de la cabane, des marques de bottes encore fraîches ?

— De bottes ?

— Oui, de bottes ! Il y en avait deux bien distinctes, l’une plus petite que l’autre.

— Vous me surprenez, répondit le vieux Laté avec une indifférence assez bien jouée ; il faudrait qu’il fût venu quelqu’un pendant que nous étions allé à la pêche, ma femme et moi ; car je vous assure que je n’ai pas vu une âme depuis plus d’une semaine.

— Quand donc êtes-vous revenu de la pêche ?

— Ce soir tout tard. À propos, vous me faites penser à aller chercher le poisson, que j’ai laissé dans la pirogue ; excusez-moi un instant.

En disant ces mots, le vieux Laté se leva pour sortir. Trim tisonna le feu dans la cheminée, et y jeta quelques branches sèches. Trim, qui soupçonnait quelque chose dans la sortie du vieux Laté, le suivit presqu’aussitôt qu’il fut hors de la cabane. Il remarqua qu’il avait pris un bout de planche, qu’il traînait après lui. L’idée vint à Trim que le vieux cherchait à effacer quelque chose, à la manière particulière dont il dirigeait la planche, et rentrant aussitôt dans la cabane, il en ressortit avec un tison allumé. En deux pas il fut auprès des pirogues ; promenant son tison en l’agitant pour lui faire donner plus de clarté, il put distinguer l’empreinte toute fraîche encore d’un petit soulier de femme.

— Ah ! Ah ! M. Laté, dit Tom qui avait suivi Trim, et qui avait aussi remarqué l’empreinte du petit soulier, à côté de celles dos bottes, voici les mêmes traces que nous avons vues dans le bois, seulement qu’il y a aussi celles d’une femme ou d’une fille ! Pourquoi nous avez vous dit qu’il n’était venu personne ?

— Je vous assure que je n’en ai pas vues ! et ces traces, je ne les avais pas remarquées.

— Vraiment ! allons, pourquoi faire tant de mystère ? est-ce que par hasard vous auriez intérêt à cacher leur visite ? Allons donc ! ne dirait-on pas que ce sont des criminels qui se sauvent, plutôt que d’honnêtes personnes qui s’en vont à la chasse ou à la pêche ? Serait-ce même des pirates, ils ne prendraient pas plus de précautions pour se cacher.

Tom, en prononçant ces dernières paroles d’un ton indifférent, n’en avait pas moins suivi attentivement sur la physionomie du vieux Laté, dont la figure était éclairée par le tison allumé que Trim tenait élevé, l’impression de surprise et d’anxiété qu’elles y causèrent.

— Ma foi, je ne sais ce que vous voulez dire ; croyez-moi si vous voulez, mais je vous jure que je n’ai vu aucun étranger depuis plus d’une semaine ; répondit le vieux Laté avec assez d’aplomb.

— Ne jurez pas, M. Laté, ne jurez pas… Sont-ce là toutes vos embarcations ? je n’en vois que trois, je croyais que vous en aviez quatre ou cinq.

— Qui vous a dit cela ?

— C’est Trim.

— Oui ! j’en avais quatre cette automne, mais j’en ai détruit une qui était trop vieille ; vous en voyez encore les restes là, sur la côte.

Trim s’approcha et dit quelques mots à l’oreille de Tom, et partit en courant, dans la direction du bois, par où ils étaient venus.

Le vieux Laté suivit quelque temps Trim des yeux, mais ne fit aucune question.

— Vous nous prêterez bien vos embarcations, M. Laté, continua Tom.

— Impossible !

— Comment, impossible ?

— Elles sont toutes engagées. Elles sont louées à des messieurs que j’attends demain.

— Mais nous reviendrons demain.

— Impossible, je vous assure. J’en suis vraiment fâché. Si vous voulez attendre jusqu’après demain matin, vous pourrez en avoir une.

— Il sera trop tard !

— Trop tard ? et pourquoi ? vous ne pensez pas que tous les canards partiront demain ?

— Qu’ils partent ou ne partent pas, j’ai besoin de ces embarcations cette nuit même, vous ne me les refuserez pas, j’espère ; vous ferez votre prix et je vous payerai.

— Je vous ai dit déjà que c’était impossible.

— Oui dà ! Nous verrons puis élevant la voix de manière à être entendu par les hommes de police qui s’étaient couchés à plat ventre dans l’herbe, « je vous dis que j’ai besoin de ces embarcations et qu’il ne faut pas que personne les touche avant moi. »

Le vieux Laté ne répondit rien d’abord, il pensa en lui-même aux moyens d’empêcher Tom de s’emparer des embarcations sans user de violence, sentant d’ailleurs qu’il n’était pas en mesure de résister à Tom, dont la taille annonçait une force non commune. Après quelques instants de réflexion, pendant lesquels il avait arrangé ses plans pour priver Tom de l’usage de ses embarcations, il lui dit avec un ton d’assez bonne humeur :

— Eh ! bien, monsieur, s’il vous en faut absolument une, nous allons en parler à ma vieille ; et ce qu’elle dira, décidera la question.

— À la bonne heure, M. Laté, j’aime à vous entendre parler raison comme ça.

— Vous voyez bien que ce n’est pas par mauvaise volonté. Si vous voulez entrer et fumer une pape auprès du feu, vous pourrez en parler à ma femme. Tenez, emportez cette brochetée de dorade, et je vous suis avec le reste.

En ce moment, la marée, qui se faisait sentir jusque là, baissait depuis quelque temps, faisant un courant assez sensible dans le bayou. Tom n’eut pas plutôt tourné le dos pour regagner la cabane, que le vieux Laté poussa à la hâte chacune des embarcations dans le courant, et ne tarda pas à retourner à sa cabane, où il arriva avant que Tom se fut assis auprès d’un bon feu, qui pétillait dans la cheminée.

Quand le vieux Laté entra, sa physionomie dénotait la satisfaction qu’il éprouvait à la réussite de son stratagème.

— Tiens, ma femme, dit-il, voilà le poisson ; que dis-tu si tu nous en faisait cuire quelques-uns, je me sens de l’appétit ; peut-être aussi que monsieur en mangerait ?

— Pas d’objection, répondit Tom.

— À propos, mais où est allé Trim ?

— Oh ! pas loin, au bayou Goglu. Y a-t-il loin d’ici au bayou Goglu ?

— Pas absolument ; à peu près une demie-lieue, pour celui qui connait le raccourci. Mais qu’est-il allé faire au bayou Goglu ?

— Chercher mes compagnons ; et si vous n’avez pas d’objection à préparer à souper pour douze personnes, nous serons fort aise de profiler de votre hospitalité.

— Douze ! Mais vous n’allez pas à la chasse, sûrement ?

— Oui, à la chasse ; et à la chasse d’un fameux canard encore !

Le vieux Laté et la vieille échangèrent un regard rapide.

Pendant que le souper se préparait, Tom fumait tranquillement sa pipe, certain que les embarcations étaient en sûreté sous la surveillance de ses hommes ; tandis que de son côté le vieux Laté n’était pas moins sûr que le courant en prendrait soin. Ainsi tous deux restèrent à fumer près de la cheminée.

Trim ne fut pas longtemps à se rendre au bayou Goglu, où Sir Arthur attendait, avec ses hommes de police, qu’il vint les rejoindre. Ils n’avaient rien vu, à l’exception d’une vieille cabane en ruine, que son propriétaire avait abandonnée depuis longtemps. Trim leur eut bientôt appris le résultat de la visite au bayou Latreille, vers lequel ils se mirent tous en route à la suite du nègre, qui leur servit de guide.

En arrivant au bayou Latreille, Trim ayant remarqué à Lauriot que les hommes, stationnés autour de la cabane du vieux Laté, étaient encore à leur poste, et entendant la voix de Tom qui chantait une chanson de matelot, ils marchèrent tout droit à la porte et entrèrent sans plus de cérémonie.

— Bonjour le maître et la maîtresse, dit Lauriot, en déposant sa carabine dans un coin auprès de celle de Tom et de Trim ; ce qu’imitèrent ceux qui le suivaient. Ah ! M. Tom, je vois que vous nous avez fait préparer un bon souper ; ce n’est pas à dédaigner, surtout quand on n’a pas mangé depuis midi. À propos, quelles nouvelles depuis que Trim vous a quitté ?

— Ma foi rien, si ce n’est que M. Laté a consenti, après bien des difficultés, à nous laisser avoir ses embarcations.

— Trim nous a dit que vous aviez découvert une empreinte de soulier de femme, continua Lauriot ; n’aimeriez-vous pas à l’examiner, Sir Arthur ?

— Oui ! oui ! allons voir.

— Allons, Trim, viens nous éclairer.

Le vieux Laté, qui craignait que le courant n’eut peut-être pas encore entraîné les pirogues assez loin, s’écria :

— À table, à table, messieurs, pendant que c’est chaud ! et où sont donc les autres, vous disiez que vous seriez douze ?

— Ils sont à la porte, dit Tom, je vais les appeler.

Tom appela les hommes et ils entrèrent tous pour prendre leur souper.

La vieille profita de l’instant de confusion, que l’entrée des nouveaux venus causa dans la cabane pour s’esquiver.

— Où allez-vous donc, messieurs, si ce n’est pas indiscret ? dit le père Laté ; vous n’allez sûrement pas à la chasse aux canards avec des carabines ; car, je vois que vous en avez tous des carabines !

— Cela vous intéresse-t-il beaucoup, père ? répondit Lauriot, en fixant sur lui ses yeux perçants. Tenez, ne faites pas l’ignorant, vous le savez aussi bien que nous.

— Moi !

— Oui, vous !

— Je vous persuade…

— Vous ne nous persuaderez pas. Vous en savez plus long que vous ne jugez à propos d’en dire. Il y a des pistes tout autour de votre cabane et vous ne les avez pas vues ; elles sont toutes fraîches et vous avez voulu les effacer de devant votre porte ; votre femme a dit qu’il était venu deux hommes et une fille ce matin ; vous lui avez fait les gros yeux, et s’apercevant qu’elle avait fait une bêtise, elle a voulu la réparer par une plus grosse encore. Et cette jeune fille a aussi laissé l’empreinte de son soulier auprès de l’embarcation ; celle-là aussi, vous eussiez bien voulu l’effacer, mais vous n’en avez pas eu le temps. Tenez, père, soyez franc, dites-nous les choses telles qu’elles sont, si vous ne voulez pas vous faire une vilaine affaire.

— Comment ! une vilaine affaire !

— Oui, une vilaine affaire ! Ecoutez : ces deux hommes qui sont venus ce matin sont deux criminels, et la jeune fille est la victime de leur plus criminel enlèvement ! Comprenez-vous maintenant ? Savez-vous que si vous persistez à cacher leur fuite, nous croirons que vous êtes leur complice ; tandis qu’au contraire si vous nous dites la vérité, nous croirons tout naturellement que vous avez été payé pour ne rien dire et que vous l’avez promis, sans savoir qui ils étaient. Entendez-vous ?

Le vieux Laté se sentit dans une mauvaise passe, et il crut qu’il valait mieux pour lui d’avouer, croyant Cabrera hors de danger, que de nier et de passer pour complice.

— Eh ! bien, dit-il, avec une répugnance marquée, c’est vrai : il est venu ce matin deux messieurs et une jeune femme, qui se sont écartés cette nuit dans le bois. Ils ont acheté une de mes embarcations et m’ont fait promettre de ne pas dire qu’ils étaient venus. Mais je vous assure que je ne savais pas qui ils étaient ; je ne le leur ai pas demandé, car ce n’était pas de mes affaires.

— Comment était habillée la jeune fille ?

— Je ne sais pas si c’était une fille ou une femme, mais elle avait une robe à raies bleus, un chapeau de paille, avec un voile vert.

— C’est ma fille ! ma Sara ! s’écria Sir Arthur. Partons, M. Lauriot.

— À quelle heure sont ils partis ? continua Lauriot.

— Vers le lever du soleil.

— Quelle espèce d’embarcation ont-ils pris ?

— Mon grand canot, car je n’avais à la côte que ce canot et mon grand esquif.

— Partons ! partons ! répéta Sir Arthur. Ils ont bien de l’avance sur nous…

— Mangeons d’abord comme il faut, Sir Arthur ; car nous aurons à faire route toute la nuit et une partie de la journée demain, sans manger.

Le reste du repas fut pris en silence ; chacun sentant l’importance de l’avis de Lauriot.

Quand ils eurent pris un bon sepas, Lauriot leur dit :

— Maintenant, mes amis, chargez vos carabines ; mais ayez soin de ne pas mettre de capsules, en cas d’accident.

Pendant que ces hommes chargeaient avec précaution leurs armes à feu, Totn, qui était sorti pour examiner les embarcations, rentra tout effaré en criant : « Les pirogues sont disparues ! »

— Malédiction ! Si vous ne nous dites pas où elles sont, s’écria Lauriot en saisissant le vieux Laté au collet, je vous mène en prison comme complice de ceux que nous poursuivons.

— Où est la vieille ? où est la vieille ? crièrent plusieurs voix à la fois.

— Oui, c’est elle, la vieille maudite, qui a enlevé les embarcations ! s’écria Tom ; je l’ai vue sortir de la cabane, au moment où nous nous mettions à table.

— Holà ! mes gens, apportez-moi une corde, une ceinture, quelque chose, pour que j’attache cet homme, pendant que nous allons aller à la recherche des pirogues.

Trim avait couru au bayou et ayant trempé sa main dans l’eau du bayou pour s’assurer de la direction du courant, rentra bientôt dans la cabane. Sir Arthur, qui l’avait observé, lui demanda ce qu’il pensait qu’il y eut de mieux à faire :

— Voici ce que moué penser ; la marée y li baissé, courant très fort, moué croyé piroques gagné par en bas. Moué sûr le vieille femme pas capable pou mené li contre courant ; si vieille femme emmené li, l’été par en bas. Il été bon préné torches allumées et couri le long du bayou, peut-être nous trouvé li.

— Voici ce que vous allez faire, mes gens, cria Lauriot après avoir écouté le rapport de Trim ; armez vos carabines et tirez à fleur d’eau dans la direction du courant ; tirez aussi à travers les joncs le long du bord de l’eau, à demie hauteur d’homme.

Tom et Trim allumèrent à la cheminée deux paquets de lattes de cyprès, et ils s’élancèrent dans la direction du bas du bayou, en agitant leurs torches, qui répandaient une grande lueur sur les eaux et au dessus des joncs. Au même instant la décharge de sept à huit carabines, vint assurer le vieux Laté que les ordres de Lauriot étaient sérieusement mis à exécution. Comme il ne savait pas au juste, où pouvait se trouver sa femme en ce moment, il eut peur qu’elle ne fut atteinte par les balles si elle était allée, comme il avait toute raison de le croire, le long du bayou pour amarrer les pirogues au fond de l’étang, formé par l’un des coudes du bayou, et dans lequel un remou entraînait toujours les pirogues, chaque fois que, par accident ou autrement, elles étaient détachées du rivage. Ces réflexions, jointes à la menace de Lauriot de le faire prisonnier, le déterminèrent à découvrir où devaient se trouver les embarcations.

Ajoutons ici néanmoins, afin de ne pas laisser le lecteur sous l’impression que Lauriot aurait voulu exposer ainsi sans raison la vie de la femme du vieux Laté, qui pouvait n’être pas coupable de complicité, qu’il avait recommandé tout bas à Sir Arthur, de faire tirer en l’air. Le vieux Laté, qui ignorait cette recommandation, avait véritablement cru que le feu était dirigé de manière à frapper toute personne qui pourrait se trouver soit sur les bords du bayou ou dans quelqu’embarcation sur l’eau ; et il était dans de cruelles transes, s’attendant, après la décharge, à quelque tragique événement.

— Mais vous n’êtes pas sérieux, monsieur, sûrement ! Savez-vous que si vous n’arrêtez pas vos gens, vous vous exposez à tuer ma femme, qui sera peut-être allé voir si elle ne trouverait pas les embarcations que le courant a peut-être détachées du rivage !

— Comment, vieux coquin, vous dites cela comme si vous vouliez me faire croire que vous ignoriez qu’elles fussent ou dussent être mises hors de notre pouvoir ! — Votre empressement à nous faire souper s’explique assez maintenant.

— Véritablement, je ne vous comprends pas, monsieur ; mais, si vous voulez dire à vos gens de ne plus tirer et si vous me relâchez, je vous aiderai à chercher les embarcations.

Lauriot, qui sentait qu’il n’y avait pas à perdre un temps précieux dans une recherche peut-être infructueuse, détacha le vieux Laté, et ayant crié à ses gens de les attendre, il se fit précéder par le pêcheur, qui, après bien des tours et des détours, finit enfin par les mener à l’endroit où les eaux du bayou formaient un assez grand remou avant de se diviser, une partie pour se jeter dans une espèce de petit lac ou d’étang, et l’autre pour reprendre son cours vers la mer.

— Je ne serais pas surpris, dit-il enfin, que ce remou aurait entraîné les embarcations dans cet étang.

— Oui ! oui ! cria Trim, qui tenait toujours sa torche allumée au-dessus de sa tête, moué voyé piroques là bas et vieille femme itou !

En effet, la vieille, qui savait l’endroit où le courant porterait les embarcations, s’y était rendue et cherchait à les tirer dans les joncs, afin de les cacher aux regards, si les recherches se portaient jusque-là ; mais avant qu’elle eut pu accomplir son dessein, Trim l’avait aperçue.

— Je vous le disais bien, que je n’aurais pas été surpris que ma vieille serait allé pour les chercher, dit le vieux Laté en affectant un ton et un air satisfaits ; si l’on eut attendu encore quelques minutes, on l’aurait vu arriver à la cabane avec une ou deux des pirogues.

— Vieux canard, lui répondit Lauriot en riant, vous feriez mieux de ne rien dire, car on ne vous croit pas. Les embarcations sont trouvées, c’est le principal.

Quelques instants après, Trim et quelques hommes qui avaient fait le tour de l’étang, arrivaient avec les trois pirogues, au fond desquelles ils avaient trouvé deux avirons. Ils ne furent pas longtemps à attendre Tom, qui revenait de la cabane, portant d’une main le sac aux vivres et de l’autre une dizaine d’avirons, qu’il avait trouvées près d’une talle de framboisiers à quelques pas de la cabane ; il apportait aussi une large bombe pour bouillir l’eau et quelques écuelles de fer blanc. Lauriot, en voyant tout ce que Tom apportait, ne put s’empêcher de rire de sa prévoyance, et s’approchant du vieux Laté, il lui dit en lui frappant amicalement sur l’épaule :

— Vous n’avez pas d’objection de nous prêter tout ça, nous vous rapporterons tout, et nous payerons par-dessus le marché.

— Emportez, répondit le vieux, emportez, je ne demande pas de payement.

— À la bonne heure ! C’est parler comme il faut au moins ça.

— Tenez, dit Sir Arthur en lui mettant un billet de cinq piastres dans les mains, prenez toujours ceci en attendant.

Deux des pirogues étaient assez grandes pour contenir cinq à six personnes chacune ; la troisième était longue, étroite et très basse des bords, extrêmement légère, ronde par dessous, ce qui la rendait très versante, mais admirablement construite pour la course dans des eaux calmes ; elle aurait pu contenir trois personnes au besoin, quoiqu’il n’y eut que deux sièges.

— Tom, vous allez embarquer avec Trim dans cette petite pirogue, et vous battrez la marche, dit Lauriot ; et vous, Sir Arthur, préférez-vous embarquer avec moi dans celle-ci, ou bien prendre le commandement de l’autre.

— Je prendrai l’autre.

— Comme vous voudrez.

Aussitôt qu’ils eurent embarqué les provisions et arrangé les armes, de manière à ce qu’elles ne fussent pas exposées à être mouillées, Lauriot prit le gouvernail d’une des pirogues dans laquelle il fit embarquer quatre de ses gens, et les quatre autres se mirent avec Sir Arthur. Tom et Trim attendaient que les autres fussent prêts ; Tom était au gouvernail, et Trim à l’avant.

— Au large ! cria Lauriot.

Les trois embarcations partirent à la fois, Trim prenant les devants, Lauriot à sa suite et Sir Arthur par derrière.

Ils nagèrent vigoureusement pendant plusieurs heures, gardant le plus profond silence, sans rien rencontrer qui put fixer leur attention. Vers les trois heures du matin ils débouchèrent dans le lac Barataria. La nuit, sans être très sombre, ne permettait pas néanmoins de distinguer les longues pointes qui s’avançaient dans le lac, et qu’il s’agissait de couper, afin d’éviter le long circuit des baies. Tom cessa de nager pour donner du temps aux autres embarcations d’arriver, afin de se consulter sur ce qu’il y avait de mieux à faire.

— Qu’est-ce qu’il y a, demanda Lauriot à voix basse, en arrivant tranquillement près de la pirogue où était Tom ? Avez-vous vu quelque chose ?

— Non, répondit Tom ; mais nous ne savons pas si nous devons faire le tour des baies ou bien piquer droit.

— Qu’en pensez-vous, Sir Arthur, ferions-nous mieux de traverser ou de côtoyer le bord des joncs ?

— Je n’en sais rien, qu’en dis-tu, Trim ?

Trim regarda le ciel quelques instants.

— Moué sé pas ; nuages caché étoiles, pas sûr si vient vent ; si couri le long du bord, beaucoup temps perdu, beaucoup chemin pou rien. Moué pensé pi-être il été mieux pour campé ici, dormi un peu, pis mangé un peu, pou partir au jour.

— Crois-tu que nous aurons du vent demain ? demanda Lauriot.

— Sé pas, mais cré pas.

— À terre, mes gens ! nous allons toujours fumer un cigare, et nous reposer quelques instants, dit Lauriot, en poussant sa pirogue sur une pointe de sable, que la marée avait laissée à sec. Tout le monde fut bientôt autour d’un bon feu que Trim alluma.

— Tu fais trop de feu, Trim, lui dit un des hommes, ça jettera une trop grande flamme.

— Qué ça fait. Vous chauffé li mieux, y a pas danger pour flamme été voyée ; la pointe caché li.

Après avoir fumé quelque temps, plusieurs se disposèrent pour dormir ; et Lauriot, après avoir nommé les hommes qui devaient faire la sentinelle et se relever d’heure en heure avec ordre de réveiller tout le monde la première lueur de l’aurore, alla se jeter dans une des pirogues pour se livrer au sommeil, dont il commençait à sentir le besoin. Le silence de la nuit n’était interrompu que parle ronflement sonore des dormeurs, entre lesquels se distinguait principalement le gros Tom qui, étendu sur le dos les pieds vers le feu, avait été un des premiers à profiter de l’occasion. De temps en temps on entendait bien le bruit que faisait quelque caïman en plongeant ! parfois, le croassement de quelque wawaron solitaire venait ajouter son puissant accompagnement à l’harmonieuse mélodie des ronfleurs.

Le temps du sommeil s’était écoulé avec rapidité, et Trim avait été éveillé pour faire sentinelle durant la dernière heure. Il avait commencé par jeter quelque bois sec sur le feu pour l’attiser, afin de réchauffer ses membres que le sommeil et la fraîcheur humide de l’atmosphère avaient engourdis. Après s’être chauffé quelque temps, il alla se laver la tête et la figure et revint s’asseoir auprès du feu. Il tira de la poche de sa vareuse une vieille pipe culottée et une torquette de tabac de la Virginie. Après avoir haché son tabac avec précaution et l’avoir frotté dans ses mains, il en chargea sa pipe, avec une satisfaction qui se peignait dans son gros œil blanc, qu’il clignait, et sur ses lèvres qui souriaient. Il piqua un tison avec la pointe de son couteau et alluma sa pipe, s’enveloppant littéralement dans un nuage de fumée.

— Ah ! il été bon fumer son petit la pipe, quand il été froid comme à c’t’heure ! dit-il, en tisonnant le feu ; sé pas si l’été plus froid qu’ça au Cana, Cana, Canda, sé pas comment il appelé c’pays y où mon maître y va l’allée, y disé moué y va gelé ! sé pas si moué va gelé, mais sé ben moué y va l’allée avec mon piti maître.

Trim, tout en tirant d’immenses bouffées de sa pipe, se préoccupait vivement du voyage que son maître lui avait dit qu’il devait faire au Canada ; et ce qui l’occupait par dessus toute chose c’était de savoir jusqu’à quel point il y faisait froid. Soit que le sujet qui occupait son esprit lui fit vraiment croire qu’il se trouvait actuellement au milieu des glaces, ou que le temps fut réellement assez froid, toujours est-il qu’il était assis presque dans le feu, dans lequel il avait jeté une énorme quantité de bois sec. Le feu devint bientôt si intense que Tom, dont les pieds nus se trouvaient près du brasier, commença à en sentir l’influence. Son ronflement avait cessé, il se frotta les pieds les uns sur les autres, sans toutefois se réveiller. L’action trop directe de la chaleur sur la plante de ses pieds le réveilla bientôt néanmoins.

— Quelle est cette f… bête, qui veut nous rôtir tout en vie, avec ce feu d’enfer là ? grommela t-il en se mettant sur son séant. Tiens, Trim, c’est toi ! je ne te croyais pas si bête !

— A ti trop chaud ?

— Belle demande ! quand il nous brûle les pieds ! Tu feras bien mieux de faire bouillir l’eau pour le café, quand on se lèvera ; car je pense qu’il va bientôt faire jour. En attendant, je vais encore continuer mon somme.

Et il alla se coucher un peu plus loin du feu.

Trim ne s’était nullement formalisé de l’apostrophe de Tom ; au contraire il s’était mis à rire à l’idée que son ami avait eu trop chaud, tandis que lui avait froid. Il mit le canard au feu, et aussitôt que l’eau eut bouilli, il prépara le café dans une espèce de chaudière de ferblanc. Après avoir arrangé les provisions, il crut qu’il était temps de réveiller les gens, s’ils voulaient être prêts à partir au point du jour.

Ils furent bientôt tous sur pieds, et ayant pris un bon repas et après avoir allumé leurs cigares, ils se rembarquèrent tous dans l’ordre qu’ils avaient suivi la veille.

Le jour était assez avancé pour permettre à Trim de distinguer les différentes pointes qu’il devait couper, pour éviter les nombreuses dentelures du lac. Ils nagèrent ainsi toute la journée, sans avoir rien rencontré, qui put leur donner aucun indice du passage de Cabrera ; ne s’arrêtant que pour manger à la hâte un peu de provisions et boire le café, cette indispensable liqueur de tout repas à la Louisiane.

À mesure que le soleil baissait dans l’occident, Lauriot devenait de-plus en plus pensif. Ils avaient déjà marché presqu’un jour et une nuit et il n’y avait pas encore de signes qu’ils approchassent de la baie Barataria, du fond de laquelle il y avait au moins une trentaine de milles avant d’arriver à la Grande Ile, où il était probable que Cabrera s’était rendu. De temps en temps Lauriot secouait la tête, d’un air de désappointement. Trim et Tom gardaient toujours leur distance, à cinq à six arpents en avant, poursuivant leur route tout droit sans être arrêtés un seul instant par les nombreux bayous perdus, qui se croisaient en tous sens. Seulement, quand un bayou un peu large croisait leur route, Trim, sans cesser de nager, jetait un coup d’œil rapide sur la pointe que formait leur embranchement, pour voir s’il n’y apercevrait pas quelques signes de débarquement, puis ayant plongé sa main à l’eau pour mesurer la rapidité du courant et s’assurer de la direction de la plus grande masse d’eau, il se mettait à nager avec une nouvelle vigueur.

Tom ne faisait jamais de question à Trim, tant il était assuré de sa parfaite connaissance des prairies ; mais Lauriot, qui n’avait pas une confiance aussi grande en Trim, commanda à ses gens de modérer un peu pour donner le temps à la pirogue de Sir Arthur d’arriver.

— Que pensez-vous de Trim, Sir Arthur, lui dit-il quand son embarcation arriva à côté de la sienne ; je commence à craindre qu’il n’ait manqué la route.

— Quant à la route, je ne puis rien en dire, mais je ne crois pas que Trim se trompe ; s’il n’était pas sûr, il nous l’aurait dit, et serait arrêté pour vous consulter. D’ailleurs le capitaine de St. Luc m’a dit que je pouvais me reposer entièrement sur Trim pour les prairies.

— C’est bien bon tout ça, répondit Lauriot, mais regardez le soleil, il n’a pas plus qu’une demie-heure de haut, et nous ne sommes pas encore arrivés à la baie. Savez-vous que de la baie à la Grande Ile il y a près d’une trentaine de milles. Nous ne pouvons pas y arriver avant demain au grand jour.

— Ce serait un grand malheur, sans doute ; car pour bien faire il aurait fallu arriver de nuit, avant la nuit même s’il eut été possible… Mais regardez donc, il me semble qu’ils ont fait un signal.

Trim en effet agitait son aviron de droite à gauche au dessus de sa tête, tandis que Tom dirigeait à grands coups de pagaie sa pirogue, qui bientôt disparut dans les grands joncs qui bordaient le bayou.

— Vite, vite, Sir Arthur, allez vous cacher de ce côté-là, tandis que je vais enfoncer ma pirogue dans les joncs de ce côté-ci.

Ils eurent à peine le temps de se mettre à l’abri des joncs, qu’ils entendirent distinctement le bruit cadencé des rames sur les tolets d’un esquif, qui ne tarda pas à détourner le coude que faisait le bayou, à quelques arpents au-delà de l’endroit où Tom s’était caché. Il y avait cinq personnes dans cet esquif, en chemise de coton blanc, qui chantaient les mots d’une chanson, alors assez en vogue :

Nous n’irons plus ensemble
Voir l’Équateur en feu,
Mexique où le sol tremble.
Et l’Espagne au ciel bleu.


Ils passèrent sans apercevoir la pirogue de Tom ; quand ils eurent avancé encore deux à trois arpents, Lauriot, qui avait donné à ses gens l’ordre de se tenir prêts, fit signe à Sir Arthur de le suivre, et il poussa droit au devant de l’esquif, qu’ils approchèrent chacun de leur côté. L’œil exercé du chef de police n’eut pas de difficulté à reconnaître à leur costume et à leur physionomio ouverte et joyeuse, que c’était des jeunes gens qui revenaient d’une partie de chasse et de pêche. Ils avaient tous des fusils de chasse à deux coups, avec leurs poires à poudre et leurs sacs à plomb ; d’ailleurs la quantité de canards et de gibiers de toutes sortes dont leur esquif était rempli, annonçait assez qu’ils revenaient de la chasse et d’une assez heureuse chasse encore, — Holà ! mes amis, cria l’un d’eux, d’un ton jovial, prenez donc garde ; on dirait que vous voulez nous prendre à l’abordage. Est-ce que par hasard nous aurions l’air de pirates d’eau douce ?

— Non, pas tout à fait, messieurs, répondit Lauriot en riant ; mais nous voudrions savoir si nous avons encore loin pour arriver à la baie Barataria, et combien de lieues de là à la Grande Ile ?

— La baie ? mais vous l’avez laissée à votre gauche, il y a longtemps. Quant à la Grande Ile vous arrivez ; avancez encore sept à huit arpents, et, quand vous aurez détourné la pointe où vous nous avez vuslà-bas, vous aurez droit devant vous la Grande Ile, à trois milles au large.

— Quoi ! si près, s’écria Lauriot.

— Mais oui ! est-ce que vous ne connaissiez pas la route ? et où allez-vous donc, si la question n’est pas indiscrète ?

— À la Grande Ile.

— Dans ce cas, adieu, et bonne santé ! nous aimons mieux que vous y alliez que nous.

— Comment ça ? demanda Sir Arthur.

— Parceque voyez-vous, monsieur, répondit le jeune homme, il y a là une quinzaine de personnes, dont la société n’aurait pour nous aucun attrait pour le quart-d’heure.

— Que voulez-vous dire ? reprit Lauriot.

— Ce qu’on veut dire, c’est qu’ils nous ont tous l’air de véritables forbans ; armés jusqu’aux dents, et faisant entendre des jurements qui feraient peur au diable lui-même, s’il ne les avait inventés.

— Vous nous surprenez, vraiment ! mais encore qu’est-ce qui vous fait croire que ce sont des forbans ?

— D’abord, voici : Nous étions sur la Grande Ile nous-mêmes ce matin ; il y avait quatre à cinq de ces hommes campés au bout de l’Ile. Vers deux heures cette après midi, il est arrivé une pirogue, du fond de la haie, dans laquelle il y avait deux hommes et une femme…

— Une jeune fille ? s’écria Sir Arthur.

— Je ne sais, continua le jeune homme, mais toujours est-il qu’elle avait l’air bien triste ! Elle pleurait, et elle refusa absolument de manger. Mais, pour revenir à nos gens, aussitôt qu’ils furent débarqués et qu’ils eurent échangé des poignées de mains avec ceux qui étaient terre, ceux-ci hissèrent un pavillon blanc, au-dessus de leur cabane. C’était un signal à un navire qui louvoyait dans le large. Peu de temps après, on distingua une chaloupe pleine d’hommes qui venait à terre ; elle était partie du navire, qui ne tarda pas à déferler toutes ses voiles les unes après les autres et à gagner vers la pleine mer. Savez-vous ce qui le faisait déguerpir ainsi ?

— Non, non, répondirent plusieurs à la fois, excités qu’ils étaient tous par le récit du jeune homme.

— Eh bien ! nous ne le savions pas non plus ; mais bientôt nous eûmes le mot de l’énigme dans l’apparition subite, au détour de la pointe pelée, d’un cutter américain.

— Un cutter ?

— Oui ! qui se mit de suite à ses trousses ! c’est ce qui nous a décidés à plier bagage, et à partir tambour battant mèche allumée, avant que la chaloupe fut arrivée au rivage.

— Peut-être sont-ils partis maintenant ? demanda Lauriot.

— Pas encore, nous nous sommes arrêtes justement au détour du bayou là bas, d’où nous pouvions les voir sur la pointe de l’île. Vous n’avez qu’à avancer jusque là et vous les verrez tout à clair. Quant à nous, nous nous en retournons. Adieu, messieurs.

— Adieu ! merci, répondirent Sir Arthur et Lauriot en faisant place à l’esquif, qui continua sa route.