Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/Texte entier

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. titre-375).


UNE DE PERDUE
DEUX DE TROUVÉES.













UNE DE PERDUE


DEUX DE TROUVÉES


PAR


GEORGE de BOUCHERVILLE.





TOME PREMIER.



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Séparateur


MONTRÉAL :
EUSÈBE SENÉCAL, IMPRIMEUR-ÉDITEUR,
Rue St. Vincent, 6, 8 et 10.



1874


Enregistré, conformément à l’acte du Parlement du Canada en l’année mil huit cent soixante-et-quatorze, par Eusèbe Senécal, au Bureau du Ministre de l’Agriculture.

AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR.



C’est presqu’un événement que de voir reparaître dans notre jeune pays une œuvre littéraire quelconque, car il est admis que grand nombre de bons écrits n’ont jamais eu les honneurs de la réimpression, et il est aussi reconnu que moins un peuple est enclin à la lecture, plus il est difficile à satisfaire sur le choix et la valeur réels de ses lectures. Il n’est donc que juste de reconnaître que celui qui a eu le mérite de concevoir une œuvre littéraire qui a obtenu un accueil aussi légitime que le Roman Canadien « une de perdue deux de trouvées, » a le droit de s’enorgueillir ou du moins de se considérer comme un auteur privilégié parmi tant d’autres écrivains qui n’ont rencontré qu’indifférence et découragement dès leur début dans la carrière des lettres.

Il n’en a pas été ainsi du Roman de M. de Boucherville, qui a eu le mérite bien rare d’éveiller l’attention des lecteurs les plus indifférents, qui n’ont cessé avec les amateurs de saine littérature de demander cet ouvrage véritablement populaire, depuis sa première apparition.

Ainsi c’est après avoir cédé aux pressantes sollicitations des nombreux amis de notre littérature que je me suis décidé à publier une édition en deux volumes in-12 de cet intéressant Roman, « une de perdue deux de trouvées. »

Cette nouvelle publication si impatiemment attendue des souscripteurs, sera favorablement accueillie du public en général, j’en ai l’intime conviction.

D’après les premiers calculs, chaque volume devait avoir 300 pages, mais au contraire l’ouvrage complet aura 760 pages, sans augmentation de prix qui est fixé à une piastre les deux volumes pour les souscripteurs.

Le public comprendra qu’à ce bas prix, pour un tirage limité à 3000 exemplaires, que j’ai dû compter sur un prompt débit et être animé du désir de poursuivre le but que je me suis proposé de publier, une série de livres de littérature canadienne et je puis obtenir dans cette entreprise le même encouragement que je me flatte d’avoir rencontré jusqu’à présent.

Eusèbe Senécal,
Éditeur Propriétaire de la « Revue Canadienne. »

Montréal, Avril 1874.

UNE DE PERDUE
DEUX DE TROUVÉES

CHAPITRE I.

le testament.


C’est le 25 octobre 1836. Il est onze heures du matin. Les croisées de la maison No 141, rue Royale, Nouvelle-Orléans, sont tendues de noir. Un crêpe est attaché au marteau de la porte d’entrée. Deux nègres en deuil, tête nue, se tiennent de chaque côté du vestibule. La foule se presse dans la rue et peu à peu envahit les avenues, malgré les efforts de la police pour maintenir l’ordre.

Un grand événement doit avoir lieu ; c’est l’ouverture du testament de Sieur Alphonse Meunier, l’un des plus riches négociants de la Nouvelle-Orléans, décédé le 15 septembre 1836, sans enfant ni parents.

Midi est l’heure fixée par le juge de la Cour des Preuves, pour procéder aux actes préliminaires des vérifications, avant la lecture des dernières volontés du défunt. Le public a droit d’entrer.

Une grande salle, au rez-de-chaussée, est éclairée par de nombreuses bougies : les volets sont fermés. Une table ronde, couverte d’un tapis noir, est au fond de la salle. Le juge de la Cour des Preuves est assis dans un fauteuil faisant face au public ; de chaque côté de lui sont assis des juges de paix. Le notaire qui doit faire la lecture du testament, comme dépositaire, est debout auprès de la table, presqu’en face du juge. Quelques amis du défunt se tiennent à quelque distance conversant par groupe à voix basse. On entend le sourd murmure de la foule curieuse qui désire entrer.

Les portes ne doivent s’ouvrir qu’à midi moins cinq minutes et les procédés commencer à midi précis. Chacun est impatient de savoir ce que le défunt a prétendu faire de l’immense fortune qu’il s’était acquise par ses entreprises commerciales, si grandes et toujours si heureuses. Peut-être un petit sentiment d’intérêt personnel attirait-il plusieurs des personnes présentes. On ne pouvait s’imaginer ce qu’allait advenir de tous ces trésors amassés ; et dans son ardente imagination, plus d’un s’imagina que le défunt pouvait bien s’être rappelé tel ou tel léger service qu’il lui avait rendu. Le contenu du testament était un secret qui intéressait vivement toute cette foule, quelque fut le motif qui les y eut rassemblés, soit intérêt soit simple curiosité.

L’aiguille du cadran de la Bourse, en face, marque midi moins cinq minutes. Un huissier paraît à la porte de la maison et crie à haute voix : « Que ceux qui ont intérêt à entendre lecture du testament de feu le Sieur Meunier entrent, les procédés vont commencer. » Et toute la foule entra, car pas un n’avait pas d’intérêt. Tous les bancs destinés au public sont bientôt envahis ; les officiers de police placés près de la balustrade temporaire, élevée pour partager la salle en deux et protéger les officiers en loi, s’efforcent de contenir cette masse de curieux. Un coup de marteau a raisonné sur le timbre d’airain qui est au fond de la salle, au-dessus du siége du juge. Tous les yeux sont tournés de ce côté. Un profond silence règne dans toute la salle ; on entendrait la chute d’une épingle. Douze coups ont résonné, c’est midi.

Le juge de la Cour des Preuves se lève et dit d’une voix solennelle : « Nous allons, Messieurs, procéder à la vérification des écritures et aux actes préliminaires, avant d’ouvrir le testament de feu le Sieur Alphonse Meunier, décédé le 15 septembre 1836 sans enfants ni héritiers légitimes connus. »

Le Juge. — M. le notaire, feu Alphonse Meunier vous a-t-il remis lui-même, et quand, cette petite valise qui est devant vous sur cette table ?

Le Notaire. — Le 1er septembre 1836, M. Alphonse Meunier m’ayant fait appeler chez lui, dans cette maison, me remit de ses mains cette petite valise, en me disant qu’elle contenait ses dispositions de dernière volonté et qu’elle contenait aussi une petite cassette rouge, scellée, dont il réglait dans son testament la disposition qu’on en devait faire. La petite valise a été scellée par M. Alphonse Meunier en ma présence, et en présence de deux témoins que voici, qui ont apposé leurs signatures sur les cachets. La valise est telle qu’on me l’a remise. Nous ne savons ce qu’elle contient.

Les deux témoins approchent et identifient la valise et les scellés.

M. le Juge. — C’est bien. M. le notaire, brisez les scellés et mettez sur la table, les objets qui sont dans la valise.

Le notaire brisa les scellés, ouvrit la valise, en retira une cassette de maroquin rouge, à clous jaunes, et la plaça devant le juge. Elle était aussi scellée avec des rubans et cire noire. On lisait sur le couvercle :

« No 1. La personne désignée dans mon testament a seul le droit d’ouvrir. »

Le notaire retira aussi un petit paquet cacheté. La suscription contenait ces mots :

« Mon Testament.
« Mon TestAlphonse Meunier. »

— Y a-t-il encore quelque chose dans la valise ? demanda le juge au notaire.

— Non, Monsieur.

Et le notaire tourna la valise le dessus dessous.

Toute cette foule attentive, silencieuse, impatiente, semblait dévorer du regard ce paquet que le juge tenait dans sa main, en l’élevant à la hauteur de son front et le montrant aux spectateurs.

— Si quelqu’un, demanda le juge, désire faire quelqu’opposition à l’ouverture de ce papier, qu’il fasse valoir ses raisons, sans quoi nous allons passer outre et rompre les cachets.

Un instant un murmure sourd courut par la salle à travers cette foule ; puis tout fut silence.

— Ouvrez ce paquet, M. le notaire, dit le juge et veuillez avoir la bonté de lire à haute voix les dispositions qu’il contient.

Le notaire commença :

« Me sentant attaqué d’une maladie incurable, je profite des instants de calme qu’elle me laisse pour écrire mes dernières volontés.

« Je recommande mon âme à Dieu.

« Je suis natif de la Province du Canada, paroisse St. Ours, dans le District de Montréal.

« Je ne dois à personne, ayant réglé avec tous mes créanciers dans le cours de mars dernier.

« Tous mes comptes ont été réglés par bons billets et titres authentiques déposés chez Sieur Legros, Notaire, No 4, rue St. Charles, où mon exécuteur testamentaire pourra les prendre, ce dont une liste détaillée accompagne ces présentes.

« Je constitue pour mon héritier et légataire universel Pierre de St. Luc, capitaine actuellement à bord du brick « Le Zéphyr » en expédition au Brézil pour mon compte.

« Je nomme pour mon exécuteur testamentaire le dit Pierre de St. Luc, auquel le juge de la Cour des Preuves de la cité de la Nouvelle-Orléans voudra bien faire parvenir copie du présent testament aussitôt possible.

« Je prie M. le juge de la dite Cour des Preuves de garder par devers lui, en sûreté, la petite cassette rouge jusqu’à ce que le dit Pierre de St. Luc la lui réclame en personne. La dite cassette ne devra être remise à aucun autre ; dans le cas où le dit Pierre de St. Luc ne la réclamerait pas dans les douze mois qui suivront l’ouverture du présent testament, je désire que la dite cassette et son contenu soient brûlés, en présence des témoins et qu’un procès-verbal en soit dressé et déposé dans les archives de la dite Cour des Preuves.

« En reconnaissance de la fidélité et des bons services que m’ont rendus mes esclaves Pierrot et Jacques, je leur donne la liberté avec chacun une somme de cinq cents dollars.

« Je donne aussi la liberté à Henri, Paul, Clara et Céleste, esclaves attachés au service de ma maison, avec chacun une somme de deux cents dollars.

« Je lègue à la bibliothèque publique de l’État, mes livres reliés, se montant à 4000 volumes.

« Je lègue à Dame veuve Regnaud, en reconnaissance des soins et des attentions qu’elle a eus pour moi, l’usufruit de ma maison No 7, rue Bienville ; j’en donne la nue propriété à son intéressante et aimable fille, Mathilde.

« Je lègue à mon médecin Léon Rivard, la somme de trois mille dollars en payement de tous comptes.

« N’ayant pas au Canada de parents que je puisse avouer, mon père et ma mère étant morts sans autres enfants que moi, je veux et désire que mon légataire universel et exécuteur testamentaire Pierre de St. Luc, soit saisi de plein droit, après ma mort, de la pleine et entière propriété de tous mes biens meubles et immeubles, papiers, billets, titres, cédules, enfin de toutes choses généralement quelconques dont je n’ai pas autrement disposé par ces présentes.

« De graves et puissantes raisons m’empêchant de manifester plus amplement mes intentions ultérieures, j’ai rédigé un mémoire que j’ai renfermé dans la petite cassette rouge, dont le dit Pierre de St. Luc seul pourra prendre connaissance, et que je le prie de vouloir prendre en considération pour se guider dans les recherches qui lui sont importantes.

« Au cas où le dit Pierre de St. Luc décéderait avant d’avoir pris communication du présent testament, je prie M. le juge de la Cour des Preuves de vouloir nommer un autre exécuteur de mes dernières volontés, en présence duquel devra être brûlée la dite cassette rouge sans qu’on en brise les scellés. Dans ce dernier cas, je désire que tous mes autres esclaves, au nombre de 387, soient mis en liberté, avec chacun une somme de deux cents dollars ; qu’une somme de huit cent mille piastres soit transmise aux messieurs du Séminaire de St. Sulpice, à Montréal, au Canada, pour être employée à l’encouragement de l’éducation élémentaire dans les campagnes du District de Montréal ; enfin que le reste de mes biens soit donné aux pauvres et aux institutions de charité de la Nouvelle-Orléans.

« Voici la liste et évaluation des biens que je laisse à mon légataire universel Pierre de St. Luc :

  
A. Legros, N. P., Titre authentique hypothécaire, 25 mai 1819 
$10,000
  
A. Legros, N. P., Titre authentique hypothécaire, 8 mars, 1820 
17,000
  
A. Legros, N. P., Titre authentique hypothécaire, 12 mars 1820 
11,000
  
A. Legros, N. P., Titre authentique hypothécaire, 13 déc. 1824 
20,000
  
A. Legros, N. P., Titre authentique hypothécaire, 19 déc. 1824 
2,000
  
A. Legros, N. P., Titre authentique hypothécaire, 7 août 1827 
10,000
  
A. Legros, N. P., Titre authentique hypothécaire, 10 août 1827 
15,300
  
Philipps, N. P., Titre authentique hypothécaire, 14 oct. 1827 
27,630
  
Philipps, N. P., Titre authentique hypothécaire, 14 oct. 1827 
33,420
  
Magne, N. P., Titre authentique hypothécaire, 20 mars 1831 
77,000

Tous ces litres et créances portent intérêt à raison de dix par cent par an ; aucun intérêt n’a été payé sur iceux, excepté sur celui du dix août 1827, Legros, N. P., ainsi qu’il appert à l’original.

  
Billets promissoires endossés et portant hypothèque devenant hypothèque — Échus et numérotés de 1 à 27 
194,327
  
Billets promissoires endossés et portant hypothèque devenant échus le 1er mars 1838 
214,722
  
Billets endossés non hypothécaires 
47,920
  
Biets enossés n n hyp thécaires non échus 
31,047
  
Billets non endossés non hypothécaires non échus 
42,903
  
La propriété No 141, rue Royale, Nouvelle-Orléans 
10,000
  
La propriété No 42, rue St. Louis, Nouvelle Orléans 
15,000
  
La propriété No 7, rue Perdide, Nouvelle-Orléans 
2,900
  
La propriété No 4, rue Mignonne, Nouvelle-Orléans 
3,000
  
La propriété No 8, rue Chartres, Nouvelle-Orléans 
37,000
  
L’habitation, paroisse St Charles, 500 acres 
100,000
  
100 nègres à $500 
50,000
  
L’habitation, paroisse d’Iberville 
75,000
  
xxx87 nègres à $500 
43,500
  
L’habitation, paroisse St. Jacques 
100,000
  
xxx100 nègres à $500 
50,000
  
L’habitation, paroisse St. Martin 
130,000
  
xxx100 nègres à $500 
50,000
  
Actions à la Banque de l’Union pour 
10,000
  
Acti"ons à la Ba"quedes Citoyens 
5,000
  
Acti"ons à la Ba"queConsolidée 
22,000
  
Acti"ons à la Ba"quedes Améliorations 
250,000
  
Mon argenterie, chevaux, meubles, linges 
20,000
  
Le navire trois mâts « Le Sauveur, » 800 tonneaux 
20,000
  
xxxSa cargaison probable, assurée pour 
200,000
  
Le brick fin voilier « Le Zéphyr » 
20,000
  
xxxSa cargaison probable, assurée pour 
60,000
  
Constitut sur la bourse St. Louis (payant rente 10 par 100) 
5,000
  
Constitut sur le théâtre St. Charles 
2,500
  
Constitut sur le carré de l’hôtel St. Charles 
3,200
  
Constitut sur la propriété No 8, rue Bienville 
2,000
  
Cons" titut"ur la pro"rité No10 ru"Bie"nville 
1,500
  
Cons" titut"ur la pro"rité No12 ru"Bie"nville 
1,500
  
Cons" titut"ur la pro"rité No14 ru"Bie"nville 
1,500
  
Cons" titut"   L’Arcade, rue du Camp 
1,500
  
Cons" titut"   propriété No. 22, rue Chartres 
1,500
  
Cons" titut"ur la pro"rité No24 ru"Bie"nville 
3,500
  
Cons" titut"ur la pro"rité No26 ru"Bie"nville 
3,500
  
Cons" titut"ur la pro"rité No28 ru"Bie"nville 
5,000
  
Cons" titut"ur la pro"rité No8 ru" Continville 
8,000
  
Cons" titut"ur la pro"rité No31 ru"Bie"nville 
5,000
  
Cons" titut"ur la pro"rité No33 ru"Bie"nville 
5,000

« En laissant à mon héritier et légataire universel Pierre de St. Luc une fortune aussi considérable, se montant à cinq millions de piastres y compris les constituts et les intérêts, je n’hésite pas à dire que je suis satisfait d’avance de l’usage qu’il en fera. La connaissance intime que j’ai de son caractère et de son généreux naturel me garantit du dépôt que je fais en ses mains des biens que j’ai si péniblement acquis.

« Que Dieu lui soit en aide et lui donne sa bénédiction comme je lui donne la mienne. Amen.

Alphonse Meunier.

« 1er Septembre 1836.

« P. S. — Le mémoire que je laisse dans la petite cassette rouge pourra guider mon légataire universel dans les recherches que je le prie de faire de certaines personnes auxquelles je porte un profond intérêt, et qui doivent se trouver en quelque part au Canada. »

A. M.


Le notaire ayant fini la lecture du testament, le plia et le remit au juge de la Cour des Preuves, qui le parapha.

Tout ce monde ébahi, regardait avec de grands yeux ce papier qui contenait le détail d’une fortune si colossale ; plus d’une personne se trouva désappointée de ne s’être pas entendue nommer dans les dispositions du défunt. Quand la première émotion d’étonnement fut passée, un murmure confus circula à travers les rangs de cette foule qui encombrait la salle et les passages.

— Silence, silence, Messieurs, cria un huissier.

— Si quelqu’un, dit le juge, désire faire quelqu’opposition à l’enrégistrement du testament de feu Sieur Alphonse Meunier, si quelqu’un a quelque réclamation à faire contre sa succession, il est tenu de présenter ses réclamations et oppositions au greffe de la Cour des Preuves dans la quinzaine, après lequel temps le dit testament sera enrégistré et toutes réclamations fore closes.

« M. le greffier, veuillez prendre soin de ces papiers et cassette, continua le juge, et les déposer dans les voûtes du greffe de la Cour des Preuves. Ils sont sous votre responsabilité.

« Messieurs, la séance est levée. »

Et la foule se mit à défiler, sans bruit, sans désordre, la tête basse et réfléchissant aux destinées de la vie humaine, si extraordinaires, si variées et parfois si bizarres.

Un homme riche hier, aujourd’hui un cadavre !

Les journaux du soir annoncèrent le grand événement du jour. Quelque temps le public s’en occupa, puis cet incident, comme tant d’autres, alla s’ensevelir dans le gouffre des spéculations et des extravagances de cette nouvelle Babylone !


CHAPITRE II.

le zéphyr.


Depuis quelques jours un brick avait jeté l’ancre dans la rade de Matanzas. L’arrivée de ce navire dans ce port de l’île de Cuba n’avait causé aucune émotion d’abord. Il y en arrive tant tous les jours et de tous les pavillons et de toutes les formes.

Cependant, le troisième jour, lorsque le bon peuple de la ville vit que le navire ne faisait pas mine d’accoster, on commença à faire des conjectures. Puis la forme si élancée de sa proue ; sa coque si longue et si étroite, toute noire ; la hardiesse de sa mâture inclinée en arrière ; ses immenses voiles qu’il déployait au vent quand il entra dans le port, et maintenant ferlées ; ses douze sabords ouverts qui montraient les dents, comme des dogues en colère, tout cela excita fort les soupçons des habitants paisibles de la bonne ville de Matance.

— Mais dites-donc, demanda un signor à son voisin qui se trouvait près de lui sur la jetée, que pensez-vous de ce vaisseau tout noir, là-bas à l’ancre ? On n’aperçoit personne à bord. Ne dirait-on pas qu’ils craignent de se montrer ?

— Je suis aussi ignorant que vous sur le compte de cet étrange navire. Quelques-uns pensent que c’est un écumeur de mer, d’autres disent que c’est un négrier qui arrive de la côte d’Afrique.

— Les autorités n’ont-elles pas envoyé reconnaître ? C’est drôle tout d’même ; il me semble que l’on y devrait faire attention. Si ce sont des pirates, faut être sur nos gardes.

— Je crois que les autorités sont informées, car ce matin on dit que le canot de ce brick est venu à terre, deux hommes en sont sortis et se sont dirigés du côté du Consulat Américain. À peine s’il était jour et l’un d’eux était enveloppé dans un léger manteau de soie cirée. Au bout d’une demi-heure on les a vus sortir du Consulat Américain, entrer au bureau de la douane d’où ils sont repartis pour leur navire. Depuis ce temps on ne sait plus rien.

— Il ne serait pas mauvais, tout d’même, de veiller cette nuit sur leurs mouvements.

— Ils sont suspects, je sais que ce matin un caboteur ayant voulu approcher du navire avec son squif chargé d’oranges, un gros nègre armé d’une immense fourchette de cuisine lui a crié que, s’il ne s’en allait pas de suite, il tirerait sur lui à coup de carabine. Le caboteur dit qu’il croit avoir aperçu sur l’un des plis du pavillon, que nous voyons roulé et attaché à mi-mât, une tête de mort avec deux os en croix. — C’est un pirate, prenons garde.

— Je suis de votre avis.

Ces deux personnes se séparèrent pour aller rapporter dans leurs familles les conjectures qu’elles avaient faites, sur le compte du prétendu pirate. Avant la nuit toute la ville était en rumeur. Plus d’une jeune signora passa une partie de la nuit agenouillée aux pieds de sa Madone ; plus d’une vieille fille s’effraya des excès que l’on devait s’attendre à voir commettre par ces bandits, si les autorités ne doublaient pas les gardes. Et pourtant les autorités ne doublèrent pas les gardes, et la nuit se passa comme les autres sans désordres ; et les vieilles et les jeunes filles se levèrent le lendemain matin comme à l’ordinaire, les yeux pourtant un peu caves et les joues un peu blêmes de peur et d’insomnie.

Quoique les frayeurs de ces bonnes gens ne fussent nullement fondées à l’endroit du joli brick qui balançait si coquettement ses mâtures effilées, il faut aussi leur rendre cette justice de dire que quelques semaines auparavant on avait signalé dans ces parages un véritable pirate, dont la description correspondait assez avec celle du navire qui, à cette heure, reposait bien innocemment sur ses ancres dans la rade.

De bien bonne heure, ce matin là, il y avait un grand nombre de personnes rassemblées sur les quais, examinant avec des longues-vues le vaisseau suspect. À bord, tout semblait dans la plus grande solitude. Les voiles ferlées n’annonçaient pas un prochain départ. Un homme, un seul homme, en chemise rouge avec un chapeau de toile cirée noire, se promenait lentement sur le gaillard d’avant, fumant tranquillement un cigare, pur havane, dont les bouffées, lancées à pleine bouche, s’élevaient en décrivant des ronds qui allaient en s’élargissant jusqu’à ce qu’ils se perdissent dans l’espace. Pas un souffle de vent ne dérangeait la symétrie des ondulations que formait la fumée en giroyant dans les airs. De temps en temps il regardait le ciel, puis la lisière du ruban rouge qui pendait au haut de la flèche du mât d’artimon, comme pour découvrir de quel côté viendrait la brise du matin au lever du soleil. Le ciel était pur et sans nuage ; aucun souffle n’agitait la surface des eaux ; la houle de la mer, qui se faisait sentir dans la rade où elle venait mourir, balançait seul et lentement les vaisseaux qui y reposaient sur leurs ancres.

Longtemps les curieux attendirent et ne virent rien qui put rompre la monotonie du vaisseau suspect.

Vers huit heures, un pavillon blanc fut hissé au-dessus du consulat anglais, édifice gothique à côté de la maison de douane, qui dominait l’un des bassins du quai où se tenait rassemblée par groupe cette foulé de signors inquiets et curieux.

— Tiens, regardez donc vous autres, cria un des curieux, voici un signal que fait le consul anglais au vaisseau noir en rade. Ce ne serait donc pas un pirate ; c’est peut-être une croisière anglaise ?

— Non, il vient de hisser son pavillon. C’est le pavillon américain, je le reconnais bien avec ses étoiles d’or sur un fond bleu à longues raies rouges.

— Il montre aussi un pavillon marchand, cria un troisième. Mais c’est tout d’même étonnant qu’un vaisseau marchand ait autant de sabords et si bien garnis !

— Je vois des matelots monter comme des singes dans les mâts, dit un quatrième personnage qui, une longue-vue braquée sur le brick, en examinait les mouvements. Ils déferlent les voiles. Voilà qu’on descend la chaloupe. Elle vient à terre ; nous allons savoir ce que tout cela veut dire.

— Quatre bras vigoureux dirigeaient en effet une chaloupe vers les quais du consulat anglais. Un jeune homme tenait le gouvernail. Son teint hâlé par le soleil des tropiques annonçait une nature endurcie aux rudes travaux de la mer. Ses mains, un peu blanches pour un marin, n’accusaient pas un homme accoutumé aux durs exercices de la manœuvre. Des pantalons de toile blanche, une cravate de soie noire négligemment nouée au col sur une chemise de toile fine de Hollande, un gilet bleu ciel, un chapeau rond de paille de Panama retenu à la boutonnière de son gilet par un ruban, tel était le costume de celui qui guidait la chaloupe.

En touchant terre le jeune homme sauta lestement sur le quai, dit quelques mots à voix basse aux deux matelots, et se dirigea vers le consulat anglais où il entra. Les deux matelots restèrent dans l’embarcation.

Ce jeune homme qui venait d’entrer chez le consul anglais, c’était Pierre de St. Luc, ou comme les matelots du Zéphyr l’appelaient, le capitaine Pierre.

Le rôle que le capitaine Pierre joue dans cette histoire est assez important pour qu’on nous permette d’en dire un mot.

Pierre n’avait jamais connu son père ni sa mère. Tout ce qu’il savait de sa naissance, c’est qu’il était né au Canada, dans quelqu’une des seigneuries du District de Montréal. Amené à la Nouvelle-Orléans, à l’âge de six ans, par Alphonse Meunier, Pierre ne connaissait de son pays natal que le nom ; et quoiqu’il eut plus d’une fois questionné le père Meunier sur sa famille et sa patrie, celui-ci avait toujours évité de lui répondre directement. Tout ce qu’il en avait pu savoir, « c’est qu’un jour il lui fournirait les moyens de découvrir ses parents, que, pour le moment, de puissantes raisons le forçait de tenir ignorés. »

Du reste le père Meunier aimait le jeune Pierre avec une tendresse toute paternelle. Doué des plus excellentes qualités du cœur et de l’esprit, Pierre, tout jeune encore, savait apprécier la tendresse du père Meunier qui, comme il le pensait, n’était que son père adoptif.

Les maîtres les plus renommés pour les armes, la danse, la gymnastique et tous les exercices qui peuvent former un jeune homme, furent donnés au jeune Pierre. Il sut si bien profiter de ces leçons, qu’à l’âge de dix-huit ans il était le meilleur valseur de la Nouvelle-Orléans et le plus intrépide cavalier qu’on eut vu depuis longtemps, soit aux chasses au renard soit aux courses au clocher.

Mais si ces exercices avaient développé chez le jeune Pierre la force de ses muscles, ils avaient aussi un peu trop excité chez lui la disposition à la dissipation. Sans être querelleur par caractère, il trouvait une sorte de jouissance dans l’excitation fiévreuse que procurent l’orgie et les rixes qui presque toujours à la Nouvelle-Orléans, les accompagnaient : il s’y livrait avec trop d’ardeur.

Il était reconnu le meilleur boxeur des cercles du café qu’il fréquentait. Dans un assaut aux coups de poings, il avait fait demander quartier au premier maître de boxe de la cité. Un soir, à la sortie d’une représentation au théâtre d’Orléans, ayant lancé une pierre à travers les vitres d’une lanterne, deux watchmen s’élancèrent sur lui pour l’arrêter : d’un coup de pied il rompit trois côtes à l’un d’eux et d’un coup de poings brisa la mâchoire à l’autre, fit un bond en arrière et en un instant il avait disparu, sans que personne eut pu l’arrêter. Quoique son jeune âge ne fût pas une excuse pour ses escapades, qui devenaient un peu fréquentes, nous devons ajouter néanmoins à sa louange, qu’ayant appris que l’un de ceux qu’il avait blessés était un pauvre homme, père de famille, qu’il venait de priver pour quelque temps des moyens de gagner sa vie, il lui envoya porter sa bourse avec tout ce qu’il y restait d’argent pour ses menus plaisirs de la semaine.

Enfin, une affaire sérieuse que s’était faite le jeune Pierre, à l’occasion d’une affaire d’amour à la guinguette, le força de se cacher pendant plusieurs jours. Il avait eu le malheur de tuer son adversaire dans un duel qui eut lieu à la carabine avec un Créole Louisianais. Le père Meunier fut obligé, pour le soustraire aux recherches de la police, de le faire embarquer secrètement à bord d’un navire qui partait pour le Hâvre.

Ce premier voyage de Pierre, à l’âge de dix-neuf ans, détermina son goût pour la mer.

C’était son plus grand plaisir de monter dans les mâts, de courir sur les vergues, de monter par les haubans du mât d’artimon et de descendre par le beaupré, en se laissant glisser par les étais du hunier de la misaine.

Pierre passa deux ans à Paris, visita les principales villes du Continent, et après avoir fait un séjour de six mois à Londres, revint à la Nouvelle-Orléans, où son goût pour la marine se réveilla avec tant de force, que le père Meunier ne crut pouvoir mieux faire, que de le remettre sous les soins du capitaine Frémont, pour lui faire faire son apprentissage de marin.

Au moment où nous parlons, Pierre avait vingt-sept ans, et il était capitaine du Zéphyr depuis trois ans.

Un grand changement s’était opéré dans son caractère et son comportement, depuis qu’il s’était vu maître absolu à bord d’un vaisseau, ayant sous sa responsabilité la vie des matelots et des passagers, les biens de son armateur, l’honneur de son pavillon et sa réputation de marin.

Un peu brusque dans ses façons, il savait néanmoins plaire par ses manières pleines d’aisance et de noblesse. Naturellement vif et bouillant, il s’étudiait à conserver son sang-froid et à rester calme au milieu des scènes les plus excitantes. Poli, affable et gai, il était l’âme et l’agrément des sociétés où il se trouvait. Franc et ouvert, il attirait la confiance. Brave jusqu’à la témérité, mais sans fanfaronnade, généreux jusqu’à la prodigalité, il eut beaucoup d’amis et encore plus d’envieux. Ses matelots l’aimaient comme on aime un père ; il était bien leur père par l’attention et les égards qu’il avait pour eux. Les preuves qu’il leur avait données de son habileté comme marin, dans les plus périlleuses situations, lui avaient acquis leur plus entière confiance.

Les exercices de la mer et une vie pleine d’activité et de dangers avaient développé avantageusement toutes ses qualités corporelles et intellectuelles ; son front haut annonçait l’intelligence. Son œil noir et brillant semblait percer jusqu’au fond de la pensée. Sa bouche petite, ses dents régulières et blanches, ses lèvres vermeilles, semblaient inviter le plaisir quand il souriait. Sa haute stature, ses épaules musculaires et charnues, ses bras nerveux, sa taille souple, tout annonçait chez le capitaine Pierre, une force et une activité extraordinaires. Mais s’il était grand, robuste et vigoureux, toute cette vigueur était gracieuse, parce qu’elle était symétrique sans avoir rien de roide ni de gêné. Plus noble tête ne se balança peut-être jamais plus gracieusement sur d’aussi larges épaules et une aussi vaste poitrine.

Tel était le capitaine Pierre ou ce « gueux de Pierre », comme l’appelait feu M. Alphonse Meunier.

Laissons-le avec Monsieur le Consul Anglais et retournons un instant à la chaloupe, que nous avons laissée au port.

Les divers groupes de Signors cubains s’étaient rapprochés peu à peu de l’endroit où se tenaient les deux matelots, que le capitaine Pierre avait laissés en soin de l’embarcation. L’un des curieux s’adressant aux matelots leur avait demandé quel était le vaisseau auquel ils appartenaient.

— Qu’est-ce que cela vous fait, que nous filions les écoutes sous un pavillon Français ou Américain, Russe ou Danois ? N’en avez-vous donc jamais vu de vaisseaux dans votre trou de port ? lui répondit le plus gros des deux matelots d’une voix rude et rauque comme le tuyau d’un orgue en désaccord.

Un homme de haute taille, revêtu d’une blouse grise et d’un large feutre blanc, voyant que c’était parti pris de ne pas donner de renseignements sur le navire (lui qui avait ses raisons d’en connaître quelque chose,) crut qu’un bon moyen de les faire parler serait de leur faire une querelle et de remuer un peu leur irascibilité. Aussi, s’avançant avec un air de matadore :

— Ah ça, l’ami, vous êtes un polisson, un manant, de répondre aussi grossièrement à ceux qui vous parlent poliment. Nous en voyons souvent des vaisseaux, mais ils n’ont pas peur de se faire voir, comme vous autres, pirates que vous êtes. Vous devriez tous être pendus, c’est ce que vous méritez ; et je ne sais ce qui me tient de te frotter un peu toi, ainsi que ce mijauré qui est assis à tes, côtés, et qui ne prend pas même la peine de nous regarder.

— Tronc de Diou ! je voudrais bien vous voir, l’ami, essayer de me frotter, c’est une partie qui se joue à deux, celle-là.

— Tom, Tom, lui dit l’autre matelot en se retournant, ne va pas faire de tapage ; tu sais que le capitaine nous a expressément ordonné de ne nous occuper en rien du tout de ce qu’on pourrait nous dire.

— C’est donc votre capitaine, cette espèce de tourlourou, qui vous donne de ces sortes d’ordres, répliqua le matadore. Eh bien ! moi je vous ordonne de me répondre, entendez-vous ; quel est le nom de votre capitaine et celui de son vaisseau ?

Les deux matelots haussèrent les épaules ; l’un d’eux se mit à siffler et le gros Tom se gratifia d’une énorme chique, qu’il fit violemment naviguer de tribord à bâbord de sa large bouche, en jetant un coup d’œil de travers sur cet insolent interlocuteur, qu’il avait fort envie de frotter, comme il disait. Mais les ordres du capitaine étaient précis et sans réplique. Nul abord n’eut osé désobéir.

Les esprits commençaient à s’échauffer et les affaires semblaient prendre une tournure à la guerre ; il s’en serait peut-être suivi quelque violence, si en ce moment quelqu’un n’eut crié :

— « Voici la garde du maître du Hâvre ! »

En effet, le maître du Hâvre à cheval, accompagné de sa garde de service, arrivait au grand trot. Après avoir fait rapidement l’inspection des bassins il descendit à l’Hôtel d’Angleterre.

En ce moment le capitaine Pierre sortait du consulat, accompagné de deux jeunes demoiselles auxquelles il offrit galamment le bras. À quelques pas en arrière suivait un monsieur d’une cinquantaine d’années, qui parlait avec animation au consul anglais.

Cependant le matadore, qui voyait avec peine échapper l’occasion d’apprendre ce qu’il désirait et qui avait ses raisons de ne pas se faire remarquer du consul anglais, se retira en arrière et se confondit dans la foule ; mais non sans avoir jeté une malédiction au gros Tom et lui avoir promis « qu’ils se reverraient peut-être plus tôt qu’il ne pensait. »

— Tant mieux, et nous nous frotterons ; avait répondu Tom.

Un instant après, cette bande de curieux s’ouvrit pour laisser passer le capitaine Pierre et les jeunes demoiselles.

— Je vous recommande bien ma chère Sara, Sir Gosford, disait le consul au monsieur anglais, elle est nerveuse ; j’espère que vous la rassurerez et que vous lui tiendrez lieu de père.

— Soyez tranquille, aussitôt arrivé à la Nouvelle-Orléans, je vous écrirai le résultat de notre traversée. Elle ne sera pas longue, six jours tout au plus.

Sara et son amie embrassèrent le consul, qui, ayant échangé un salut d’adieu avec Sir Gosford, tendit la main au capitaine en lui recommandant sa fille.

Les passagers étant tous embarqués dans la chaloupe, les matelots poussèrent au large.

— M. de St. Luc ! cria le consul, pardon, j’oubliais de vous donner cette lettre pour Monsieur Meunier.

— Oui, oui, monsieur.

— Adieu mon père, cria Sara ; et la chaloupe s’élança vers le vaisseau qui, ayant levé l’ancre, louvoyait dans le port en courant de petites bordées sous son petit hunier, et son grand foc.

En entendant prononcer le nom de St. Luc, l’homme au feutre blanc et à la blouse grise, fit un mouvement de surprise, regarda le consul anglais, puis examina attentivement le capitaine Pierre.

— Bon ! se dit-il à lui-même, je suis bien aise de m’être trouvé ici à temps pour avoir le mot de l’énigme. Ce vaisseau, c’est le Zéphyr ; ce capitaine, c’est le fameux capitaine Pierre ; nous avons déjà fait connaissance, nous la renouvellerons encore, c’est curieux que je ne l’aie pas reconnu ; le Zéphyr porte la remise que doit faire la maison Munoz & Cie., de Rio, à la maison Meunier de la Nouvelle-Orléans. Un million !… Tout ça, c’est bon à savoir. Voyez donc, moi qui n’attendais le Zéphyr que dans une quinzaine de jours, au plus tôt !

Et cet homme qui avait deviné tant de choses par le seul nom de St. Luc, s’élança sur un superbe cheval barbe, qu’un nègre tenait par la bride à quelques pas en arrière, et partit au grand galop. Nous le reverrons plus tard.

Maintenant nous prendrons la liberté de suivre les passagers de la chaloupe et de monter avec eux à bord du Zéphyr.

La première chose qui frappait, en montant sur le pont, c’était la propreté et l’ordre admirable qui régnaient partout.

Le capitaine Pierre aimait son Zéphyr. Tout son orgueil c’était de le parer ; tout son plaisir de l’embellir. Tout était du goût le plus exquis ; la mâture, les gréements, les voiles, tout était calculé, taillé avec la plus minutieuse exactitude pour la plus grande force et la plus grande vélocité.

La cabine du capitaine était un véritable petit boudoir ; tapis de Turquie, divans, fauteuils, glace de Venise, rien n’y manquait. Elle avait plutôt l’air de la maison d’une petite maîtresse que de la chambre d’un matelot ; mais si cette cabine avait l’apparence d’un temple de Vénus, il y avait bien aussi quelque chose qui trahissait la présence du dieu Mars. Des pistolets, des sabres, des haches d’abordage, des piques, des couteaux de chasse, symétriquement arrangés, formaient sur la cloison des ronds, des carrés, des losanges, des soleils et diverses autres figures. Et aussi, si vous souleviez les coussins de velours cramoisi qui recouvraient deux espèces de faux buffets, vous aperceviez les culasses de deux énormes pièces de trente-six, qui, appuyant leurs museaux sur les sabords percés à la poupe, semblaient dormir en attendant leur quart. Les escaliers et les planchers, en bois de chêne, étaient frottés et cirés tous les matins ; les cuivres étaient polis et luisants.

Par courtoisie, le capitaine avait cédé sa cabine à ses deux jeunes passagères.

En avant de cette cabine se trouvait la salle à dîner, qui servait en même temps de salon, le jour, et de chambre à coucher, la nuit. Une table ronde occupait le milieu de la salle : de chaque côté s’élevaient des lits en étagères, que cachait des rideaux de serge rouge.

Sur le pont huit canons de dix-huit, quatre à tribord et quatre à babord, montraient leur nez à travers autant de sabords. Deux longues et immenses pièces de quarante huit, fixées sur des pivots sur le gaillard d’avant, pouvaient se mouvoir facilement en tout sens. Le capitaine Pierre les avait baptisées des noms tant soit peu classiques, de Démosthène et de Cicéron. En effet, c’était deux fameux parleurs quand ils s’y mettaient !

Ce qu’il y avait encore de remarquable à bord du Zéphyr c’était l’immense bordure de ses voiles et de sa brigantine, dont le gui dépassait les bastingages, des deux tiers de sa longueur. Aussi la marche du Zéphyr était-elle supérieure. Il n’y avait dans toute la marine américaine qu’une seule frégate qui put lui disputer le prix de la marche quand il ventait bon frais, et pas un navire pouvait l’approcher quand il s’agissait de naviguer au plus près.

Le Zéphyr avait été originairement construit à Baltimore pour une compagnie de marchands Brésiliens et destiné à la traite des nègres sur les côtes d’Afrique. Le père Meunier en avait fait l’acquisition sur les instances réitérées de son « gueux de Pierre, » quelque temps après que l’un de ses navires fut devenu la proie des pirates dans le golfe du Mexique. Cette acquisition avait été faite plutôt dans la vue de satisfaire le désir de Pierre que par spéculation, les dépenses de chaque voyage se montant à beaucoup plus que les profits.

L’équipage était considérable et toujours au grand complet, sur le pied de guerre ; car ses ennemis au Zéphyr, c’étaient les forbans qui infestaient, à cette époque, toutes les mers par où il devait passer. C’était un équipage choisi, composé d’hommes forts, vigoureux et d’une bravoure éprouvée.

Nous remarquerons, en passant, le gros Tom, que nous connaissons déjà un peu. Il faisait à bord les fonctions de Bosseman, veillait au détail des ancres, des câbles, des orins, et exerçait son commandement sur le gaillard d’avant. D’une force prodigieuse, il disait qu’il n’y avait que le Docteur Trim qui put le renverser à la lutte, et que le capitaine Pierre qui put le battre à coups de poings.

Un autre personnage qui, quoiqu’exerçant à bord une fonction inférieure, n’en était pas moins d’une grande importance, c’était le Coq, cuisinier en chef et seigneur de la Cambuse. Son nom était Trim ; les matelots l’avaient honoré du titre de Docteur. Le Docteur Trim donc était un nègre, du plus bel ébène, à la tête de bœuf, au nez écrasé, aux lèvres en bourrelets, avec un col où les nerfs se dessinaient comme des cordes, des épaules d’une gigantesque envergure, des bras et des poings comme des massues, des cuisses énormes, des jambes tellement bombées en dehors, qu’elles pouvaient sans difficulté, quand elles étaient rapprochées, donner passage à un boulet de quarante-huit.

Trim était l’esclave du capitaine Pierre. Je dis esclave, oui, esclave bien plus par la volonté que par la loi. Vingt fois le capitaine lui avait offert la liberté et vingt fois Trim l’avait refusée. Trim n’aurait pu vivre loin de son maître ; il l’avait accompagné en France, en Angleterre et partout. Depuis quinze ans qu’il lui appartenait corps et âme, il ne l’avait pas quitté deux jours de suite. Trim lui était attaché de cet attachement qui ne s’explique pas, mais qui existe ; c’était l’attachement du chien pour son maître ! Trim aimait autant les coups que son maître lui aurait donnés, que les caresses ou les amitiés qu’un autre lui aurait faites. Non pas que Trim fut insensible aux bons traitements, ou que son maître le maltraita jamais ; au contraire, jamais maître ne traita mieux son serviteur. Le capitaine aurait dit à Trim : « jette-toi au feu, » et Trim s’y fut jeté sans hésiter, sans même chercher à savoir pourquoi son maître lui donnait cet ordre. Trim avait les organes de la vue et de l’ouïe développées à un point extraordinaire. De plus, Trim était doué d’une rare intelligence et d’une exquise finesse, ce que l’on aurait été bien loin de s’attendre à trouver sous une si rude enveloppe. Trim était un homme précieux ; aussi le capitaine savait-il l’apprécier à toute sa valeur.

En attendant, jetons un coup-d’œil sur les passagers du Zéphyr, nous retournerons ensuite à terre, où nous trouverons d’autres choses pour nous occuper.

D’abord il y avait mademoiselle Sara Thornbull, la fille du consul anglais à Matanzas. C’était une jolie blonde de vingt ans, un peu nerveuse et mélancolique.

Sa compagne, Clarisse Gosford, était bien la plus gentille et la plus aimable jeune fille que l’on put voir de son âge. Elle n’avait que seize ans. De beaux cheveux noirs s’échappaient en boucles de dessous son chapeau rond de paille. Ses grands yeux noirs et vifs, son teint frais, ses lèvres d’un vermeil de bouton de rose, une certaine expression mutine, lui donnait l’air le plus coquettement espiègle et agaçant que l’on peut imaginer. Une robe de mousseline blanche et une ceinture de ruban bleu emprisonnait sa légère taille. Ses petits pieds étaient enfermés dans deux souliers de maroquin noir.

À côté de Clarisse, était son père, sir Arthur Gosford, cousin de lord Gosford, Gouverneur des Provinces de l’Amérique Britannique. D’un caractère grave, d’un cœur sensible et plein de philantropie, il revenait d’une visite qu’il avait faite dans les possessions anglaises, à la suite de l’acte d’émancipation, pour y examiner le sort des nègres, dans le but d’améliorer leur sort.

Enfin, venait le comte d’Alcantara, noble Brésilien d’origine Portugaise. C’était un vieux garçon d’une cinquantaine d’années. D’une taille au-dessous de la moyenne, il portait d’immenses talons de bottes pour se grandir. D’un teint de pomme cuite et avec un nez en virgule, il avait encore des prétentions à la beauté. C’était un galant de première volée. Il prétendait à de grandes connaissances militaires, du moins il ne parlait que guerres et batailles. De plus il se croyait marin !

Déjà le Zéphyr était sorti de la rade et la brise du large, qui commençait à enfler ses voiles, le faisait gracieusement incliner à babord. Léger comme une hirondelle, il semblait courir sur les vagues, qu’il rasait de ses vergues immenses.

Laissons-le poursuivre sa route et retournons au rivage pour suivre l’homme au feutre blanc, qui s’était élancé ventre à terre, à travers les bois d’orangers et de bananiers qui bordent les alentours de la ville de Matance ou Matanzas, comme les Espagnols l’appellent.


CHAPITRE III.

le rendez-vous des pirates.


On appelle esterre, dans les Îles d’Amérique, une espèce d’enfoncement de la mer dans les terres, le long des côtes.

Quiconque est allé à l’île de Cuba et a visité la ville de Matance, a dû remarquer une longue langue de terre, au côté nord-ouest de la baie, qui s’avance dans la mer en décrivant une espèce de courbe vers l’est-nord-est. À partir de la ville jusqu’à l’extrémité de cette langue de terre, la distance est de cinq lieues ; tandis que près de la baie sa largeur n’est que de deux petites lieues.

Ainsi l’on comprendra qu’un vaisseau, qui est obligé de doubler cette pointe pour aller vers la Havane ou dans l’ouest, est obligé de faire un circuit de près de deux lieues, que lui aurait évité un canal coupé à travers la base de cette langue de terre.

Une chaîne de hautes montagnes escarpées venait se perdre au rivage à l’ouest de la base de cette langue de terre, en diminuant graduellement jusqu’à ce qu’elle se confondit avec le sol au niveau de la mer. Cette chaîne formait une espèce de croissant dont les cornes aboutissaient à la mer à l’est et à l’ouest, en décrivant une demie lune assez considérable dans les terres. Une autre chaîne de roches, formait un filtre croissant qui se trouvait comme inscrit dans le premier.

Ces deux chaînes étaient séparées l’une de l’autre par des fondrières impraticables, à travers lesquelles coulait une eau bourbeuse et verdâtre. À l’extrémité nord-est de cette chaîne, un rocher, couvert d’arbres rabougris, s’élevait à une hauteur considérable, et dominait l’affaissement que subissait vers la pointe, le plus grand croissant, de manière que, du haut de ce rocher, on pouvait facilement distinguer la ville de Matance et toute la baie, suivre de l’œil tous les vaisseaux qui en sortaient, et apercevoir, au loin dans la mer, ceux qui passaient au large ou se dirigeaient vers la terre.

En dedans de ce croissant intérieur, la chaîne de roches se divisait et revenait sur elle-même de manière à laisser un enfoncement en forme de fer à cheval, où la mer formait une esterre ou cul-de-sac, assez grand pour contenir six à sept vaisseaux qui se trouvaient complètement cachés et du côté de terre et du côté de la mer.

L’entrée de cette esterre était si étroite et tellement encombrée de joncs et de plantes marines, qu’il eut été impossible de soupçonner qu’elle existât, à moins que par accident quelque canot pêcheur ne se fut adonné dans le tortueux chenal qui après avoir serpenté à travers ces prairies flottantes, aboutissait à un magnifique bassin d’eau. Ce qui était d’autant plus improbable, qu’aucun canot pêcheur ne s’éloignait autant de la baie ou de la ville de Matance, ne dépassant jamais l’extrémité de la langue de terre, dont la pointe était connue sous le nom de la Pointe aux Cormorans, ainsi appelée en raison des milliers de Cormorans qui y faisaient leur séjour. Le chenal qui était presque caché à son embouchure, allait en s’élargissant, et était, ainsi que l’esterre, assez profond pour laisser flotter aisément un vaisseau qui aurait tiré douze à quinze pieds d’eau.

Une plage de sable blanc et fin bordait l’intérieur de l’esterre, et offrait comme une lisière blanche tout autour, ayant une couple d’arpents de profondeur, qui allait en s’élevant jusqu’aux pieds des rochers qui semblaient surplomber, à une hauteur de plusieurs centaines de pieds, le bassin d’eau qui gisait à leurs pieds. Du haut du rocher on ne pouvait apercevoir la lisière de sable qui se trouvait au bas, et l’on eût cru qu’en laissant tomber une pierre, elle eut dû tomber dans l’eau.

Des hangars spacieux, contruits en pierre sur la plage, servaient de dépôts aux trésors et aux richesses de toutes sortes, que, depuis nombre d’années, y avaient accumulés ceux qui fréquentaient cette esterre. De grosses et massives portes, renforcées de barres de fer, des meurtrières pratiquées à l’étage supérieur de ces hangars et garnies de couleuvrines placées de manière à balayer l’esterre, en faisaient autant de forteresses. Une dizaine de maisons longues et larges, couvertes en lataniers à triple rangs, servaient de demeure à cinq ou six cents personnes de toutes couleurs, de toutes langues et de toutes nations. L’air sinistre et sombrement féroce de la plupart de ces personnes, leurs bizarres costumes, leurs occupations, leurs jurements, tout annonçait que cette société ne devait pas être fort scrupuleuse à l’endroit de la morale.

En effet, cette esterre était le rendez-vous de tous les pirates, qui depuis plusieurs années, infestaient le golfe du Mexique et les mers adjacentes. Ils portaient leurs déprédations aux Antilles, dans les mers Caraïbes et jusque sur les côtes du Brézil, où plus d’une fois leur audacieuse férocité avait laissé des traces et des souvenirs sanglants de leur passage.

Cette esterre avait été choisie par le fameux Lafitte, comme étant l’endroit le plus central et étant en même temps le plus sûr. Sa proximité de la ville de Matance, qui aurait semblé en faire un voisinage dangereux, était au contraire la cause de sa plus grande sécurité. Qui eut imaginé en effet que les pirates eussent eu la folle audace de venir se livrer ainsi pieds et mains liés, aux frégates espagnoles qui croisaient sans cesse autour de l’île de Cuba ? Attaqués par mer, ils se trouvaient bloqués, et ne pouvaient plus sortir ! Les conjectures de Lafitte et ses prévisions s’étaient cependant vérifiées. Depuis plus de vingt-cinq ans, les pirates allaient et venaient sans que jusqu’alors on eut pu découvrir leur retraite. On s’était longtemps imaginé que le rendez-vous était à l’île de Los Pinos, au sud-ouest de l’île de Cuba, ou bien encore dans les îles et les langues de la Baie de Barataria, à la Louisiane.

Le fameux Lafitte n’existait plus depuis longtemps, mais il avait laissé à sa place, avec le titre de général, son lieutenant Antonio Cabrera, qui ne lui cédait ni en bravoure ni en audace.

Cabrera était le chef et le maître de tous ces pirates. Deux à trois actes de vigueur lui avaient valu l’obéissance la plus passive de leur part. Il avait reçu dans sa jeunesse une éducation distinguée, et était le fils cadet d’une illustre famille de Cadix. D’un caractère emporté, il avait été obligé de fuir sa patrie, afin d’éviter les rigueurs de la loi pour un duel dans lequel son adversaire fut tué. Après s’être longtemps caché dans les bois, il s’était joint à une bande de brigands, et enfin avait trouvé dans les vaisseaux de Lafitte le théâtre où il put déployer toute l’énergie de son caractère.

Remarqué par Lafitte pour son courage et par les pirates pour son audace, il remplaça bientôt le lieutenant de Lafitte, qui avait été tué en montant à l’abordage d’un navire marchand.

Quand Lafitte abandonna la vie de pirate et le siège de ses exploits, Cabrera fut unanimement choisi pour chef par tous ceux qui avaient partagé ses périls et admiré son courage, son sang-froid et son admirable présence d’esprit dans les plus désespérées conjonctures. Féroce jusqu’à la frénésie durant le combat, il avait souvent montré après la victoire, de ces élans généreux qui quelquefois caractérisent la vie de certains pirates. Ses compagnons l’aimaient pour son impartiale justice ; jamais il ne voulut prendre plus que la part d’un simple matelot, quand il s’était agi de partager le butin pris en course. Sévère pour la discipline, aucune faute ne trouvait grâce devant lui ; d’une rigueur outrée dans le service, il se fit bientôt des ennemis ; mais sa vigueur sut bientôt mettre fin à tous les murmures. Un jour que l’un de ses matelots refusait d’accomplir un ordre qu’il lui avait donné, il lui creva la poitrine d’un coup de pistolet. Une couple d’exemples de cette nature eurent bientôt convaincu les mécontents qu’ils avaient trouvé dans Cabrera un autre Lafitte, et tout fut fini.

Quatre vaisseaux étaient mouillés dans l’esterre : une polacre et une corvette, armées chacune sur le pont de seize caronades et d’un canon de chasse de gros calibre sur l’avant ; et deux petits sloops, montés chacun de six canons. Leurs coques longues et effilées, pincées à l’avant, leurs grandes voiles et la prodigieuse hauteur de leur mâture, annonçaient que tous ces vaisseaux étaient faits pour la course bien plus que pour le transport.

Les divers groupes nonchalamment étendus à l’ombre, savouraient le parfum de leurs cigares ; les uns racontaient les aventures de leur jeune âge, les autres dormaient, ceux-ci s’amusaient à boire, ceux là à des jeux de cartes, de quino et de rouge et noir.

Cette vie d’oisive inactivité que les pirates menaient dans l’esterre depuis plus d’une semaine, commençait à les ennuyer.

— Je voudrais bien savoir si le général prétend nous tenir ici encore bien longtemps, demandait un tout jeune homme encore, à un mulâtre d’une taille colossale.

— Piétro, ne t’impatiente pas ; tu en auras bien assez ! Dans dix ou douze jours nous pourrons commencer à nous préparer.

— Quoi ! faut-il attendre encore tout ce temps-là ! Ne pourrions-nous pas aller faire une toute petite visite aux environs de la Havane, par exemple, pour voir si nous ne rencontrerions pas quelques-uns de nos bons amis messieurs les Anglais ? S’ils ne sont pas toujours riches en or, ils ont souvent de certaines gentilles petites créatures, comme celle qui est prisonnière dans la case du général, et qui, depuis une semaine, est assez bête pour se laisser mourir de faim et se dessécher à force de pleurer, plutôt que de…

— Chut ! ne parle pas de la Française ; le général en est fou d’amour, il en est jaloux comme un tigre, et ce qui me surprend, c’est qu’il me semble, foi d’honnête homme, trembler comme s’il avait peur, quand il lui parle.

— Eh bien, parlons d’autre chose, ça vaudra peut-être mieux en effet. Pourquoi le général n’est-il pas venu nous voir depuis deux jours ? Il me semble qu’il ne faut pas tant de temps pour aller à Matance ? et sa Française, s’il l’aimait tant… Ah ! c’est vrai j’oubliais, il n’en faut pas parler ! Mais après tout, nom d’un tonnerre, pourquoi n’en parlerais-je pas moi ? Qui est-ce qui m’empêchera ici ?

— D’abord la prudence ; en second lieu le respect pour le sexe ; en troisième lieu, et le mulâtre regarda fixement Piétro dans les yeux.

— Et en troisième lieu, quoi ?

— Et en troisième lieu, parce que, entends-tu, je ne veux pas qu’on fasse de réflexions sur la prisonnière du général.

Piétro se mordit les lèvres. Il ne savait que penser du mulâtre. Était-ce obéissance et respect pour Cabrera, ou amour pour la Française qui portait le mulâtre à en agir ainsi. Piétro n’aimait pas Cabrera et encore moins le mulâtre ; il eut donné beaucoup pour connaître les motifs de sa conduite en cette circonstance.

— Mais il me semble, mon cher Burnouf, reprit Piétro après un instant de silence, que le général ne devrait pas être si particulier sur sa Française ; car après tout, ce n’est pas lui qui l’a fait prisonnière ! En bon droit et en stricte justice elle doit t’appartenir à toi, Burnouf, car c’est toi avec ta polacre qui as attaqué l’anglais, et quoique Cabrera soit arrivé avec sa corvette quelques minutes après que tu fus monté à l’abordage, c’était encore un de tes gens qui avait empoigné la Française ; Cabrera n’avait pas le droit de s’en emparer.

Piétro, en prononçant ces paroles d’un air presque indifférent, n’en avait pas moins suivi avec attention l’expression de la physionomie du mulâtre, dont les épais sourcils s’étaient contractés à mesure que Piétro parlait.

— Les roches entendent, répondit le mulâtre en baissant la voix ; éloignons-nous un peu d’ici.

Et le mulâtre et Piétro allèrent à quelque distance, ce dernier tressaillant involontairement de l’expression féroce du mulâtre.

— Tu penses donc que j’ai droit à la Française ?

— Mais sans doute. Et nous avons été tous surpris de voir que tu te soumettais si bonassement à te la laisser enlever par le général.

— Oui, mais sais-tu que ç’aurait été une lutte à mort, entre le général et moi ?

— Tu as donc eu peur, toi Burnouf ; toi qu’on désigne pour notre prochain général, au cas où Antonio Cabrera viendrait à mourir ou à nous abandonner ?

— Peur, nom d’un cratère ! peur, moi, Jean Burnouf !

— Dame, aussi, pourquoi ne l’as-tu pas disputée au général ?

— Je vais te dire : c’est que je n’étais pas trop sûr que j’eusse le droit de mon côté ; car vois-tu, sans l’arrivée opportune de la corvette, la polacre et son équipage, et moi par dessus le marché, étions tous flambés. Je craignais que nos gens ne se déclarassent en faveur du général ; ce qui, sans m’avancer, m’aurait rendu tout au moins suspect, pour ne pas dire plus ; et avec le général il ne fait pas bon de s’y frotter, à moins qu’on ne soit bien sûr de son coup. J’ai mes plans ; je t’en parlerai plus tard. En attendant, il serait à propos d’avoir l’opinion de nos gens.

En ce moment un coup de sifflet se fit entendre sur le roc au-dessus, et se renouvella par trois fois. C’était le signal de l’arrivée de quelqu’un de la bande.

Aussitôt une échelle de corde fut hissée par le moyen de palans. Cinq minutes après, un homme, revêtu d’une blouse grise et couvert d’un large feutre blanc, parut au milieu des pirates, qui s’étaient tous levés pour le recevoir. Cet homme c’était Antonio Cabrera.

— Allons, mes enfants, bonne nouvelle ! nous avons assez fainéantisé pendant ces huit derniers jours. En avant, et alerte. Il y a un million de pesos duros que la providence nous envoie.

— Houzza ! houzza ! Vive le général Antonio Cabrera ! crièrent tous d’une voix les pirates, en agitant leurs chapeaux dans les airs.

— Il me faut trois cent hommes. Toi, Burnouf, prends cinquante hommes, que tu embarqueras avec l’équipage de la polacre. Je vais en choisir cinquante que j’ajouterai à mon équipage, et nous partirons.

— Oui, oui, général, répondit Burnouf ; et il s’élança pour exécuter ses ordres.

— Piétro, continua Cabrera, tu vas rester dans l’esterre ; c’est à toi que je remets le commandement en mon absence. Tu tiendras constamment un homme en sentinelle sur le cap, et les sloops parés à faire voile au premier signal.

— Oui, mon général.

— Attends, j’ai encore quelque chose à te recommander ; et Cabrera se penchant à l’oreille de Piétro lui dit quelque chose qui sembla faire grand plaisir à ce dernier, car sa figure s’épanouit.

— Oui, oui, mon général ; comptez sur moi, je n’y manquerai pas.

— C’est bon. Maintenant, mes enfants, pressez l’appareil, je vais monter sur le cap pour jeter un dernier coup d’œil et voir si la mer est claire pour sortir.

Cabrera en un clin d’œil fut sur le cap, d’où il put voir, à l’est de la langue de terre, le Zéphyr qui s’avançait vers la pointe aux Cormorans. Il n’y avait pas de temps à perdre ; dans moins d’une demi-heure le Zéphyr l’aurait doublée, et il eut été imprudent de sortir de l’esterre à la vue d’un vaisseau. Un malheur pouvait faire découvrir la retraite des pirates, qu’il leur importait tant de tenir cachée.

Cabrera descendit avec précipitation, pour hâter par sa présence et presser l’appareillage.

Un homme placé en vedette au haut du cap, suivait les mouvements du Zéphyr et avait ordre d’en donner avis par des signaux, aussitôt qu’il serait arrivé à la pointe aux Cormorans.

Malgré les efforts inouïs que firent ces hommes altérés d’or, de sang et de carnage ; malgré l’activité déployée par Cabrera et tous les chefs qui se multipliaient pour presser les opérations, il était évident que le Zéphyr doublerait la pointe avant que les pirates pussent mettre en mer. Il leur fallait touer à travers le chenal la polacre et la corvette. Déjà les vaisseaux étaient prêts ; déjà trois cent hommes forts et robustes, jetés dans une vingtaine de canots et de chaloupes, remorquaient à leur suite la polacre et la corvette.

Cabrera, pour une dernière fois, courut au cap pour juger par lui-même du temps qu’il lui restait. D’un coup d’œil il vit qu’il était trop tard. Déjà le Zéphyr, semblable au coursier qui, impatient du mors qui le retient, agite sa crinière et encense de sa tête en sollicitant les rênes, commençait à plonger dans les vagues plus profondes au milieu desquelles sa proue se relevait en secouant les flots d’écume qui l’inondaient.

— Malédiction ! murmura Cabrera, il est trop tard ! Et cet homme osa maudire la providence de ce qu’elle ne lui permettait pas d’accomplir un crime !

— Ronaldo, cria-t-il à l’homme qui avait été posé en vedette sur le cap, et qui se trouvait à quelques pas de lui, descends vite, avertir nos gens d’arrêter et de demeurer chacun dans la position où il se trouve, la rame au bras. Cours et alerte ! tu remonteras quand je t’en donnerai le signal.

Cabrera, appuyé sur le tronc vermoulu d’un vieux chêne, semblait visiblement contrarié. Pendant quelques instants il suivit avec découragement le Zéphyr, qui fuyait comme une mouette en courant la bouline.

Tout à coup Cabrera se redressa, détacha sa cravate et l’étendit au vent. Un sourire de satisfaction vint agiter ses lèvres ; son front se dérida. La cravate flotta en s’agitant du côté de Matance.

— Enfin, s’écria Cabrera, enfin, je les tiens, ils ne pourront m’échapper cette fois. Le vent a sauté au nord nord-ouest. Le Zéphyr ne peut poursuivre sa route sans virer de bord ; et s’il vire de bord, nous pourrons sortir de l’esterre sans danger. Et alors nous verrons. À moi le Zéphyr, à moi le million, à moi la vengeance !

En effet ce qu’avait prévu Cabrera arriva. Le Zéphyr fut obligé de virer de bord et de courir une bordée en s’éloignant en ligne droite de la pointe aux Cormorans. Cabrera suivit encore quelques instants le Zéphyr, et après s’être assuré que la pointe aux Cormorans masquait complètement la sortie de l’esterre à la vue du Zéphyr, il donna à Ronaldo le signal de remonter et descendit à la hâte. Arrivé sur la plage, il envoya un de ses gens dire à Burnouf de faire sortir, aussitôt qu’il le pourrait, les deux vaisseaux de l’esterre, de ne pas l’attendre, qu’il les rejoindrait avant qu’ils fussent hors du chenal. Après avoir donné quelques ordres à ceux qui devaient rester à terre durant son absence, Cabrera se dirigea rapidement vers sa case, où il n’avait pas mis les pieds depuis deux jours. Il ne put réprimer les battements de son cœur, en approchant de sa demeure où la Française était tenue prisonnière. À mesure qu’il approchait, il sentait sa résolution s’affaiblir, son pas se ralentir malgré lui, un léger froncement vint contracter ses sourcils. — Je n’irai pas, se dit-il à lui-même : à quoi bon ? encore des pleurs, des pleurs, toujours des pleurs ! Je devrais l’étrangler, et cependant je ne sais ce qu’il y a dans son grand œil noir qui m’étonne, qui me désarme, qui me brûle à travers ses paupières humides. Je ne me connais plus. Cabrera s’émouvoir devant une femme ! Et il s’était arrêté irrésolu. — Non, je n’irai pas ; à la guerre, au feu, à la mort d’abord, et après… après nous verrons qui l’emportera de nous deux ! Et il s’élança vers un petit canot qui était sur le bord de l’eau, saisit l’aviron et en peu de temps il eut rejoint sa corvette qui, ainsi que la polacre, débouquait du chenal tortueux de l’esterre.

Dix minutes après, les deux navires pirates étaient en pleine chasse, et couraient, toutes voiles dehors, à la poursuite du Zéphyr.

Piétro était resté à terre chargé du commandement en l’absence de Cabrera, avec les plus pressantes recommandations de sa part de veiller sur la Française, et de lui procurer tout le comfort dont elle pourrait avoir besoin.

CHAPITRE IV.

le docteur léon rivard.


Pendant que les scènes que nous avons racontées dans le chapitre précédent se passaient aux environs de Matance, il se préparait, à la Nouvelle-Orléans, un complot, dans le but de priver le capitaine Pierre de St. Luc de la succession de feu Alphonse Meunier.

Le No 7, rue des Bons Enfants, dans la troisième municipalité de la Nouvelle-Orléans, faubourg Marigny, était une maison basse, à un étage, en briques. Des persiennes vertes, aux croisées, étaient constamment fermées. Cette maison se trouvait entourée de jardins qui l’isolaient des maisons voisines. Sur la porte d’entrée une vieille plaque de cuivre jaune portait pour inscription « Le Docteur Rivard. » La poussière et les fils d’araignée semblaient avoir été laissés sur les persiennes afin d’en protéger les peintures contre les injures du temps. Un certain air d’antique négligence régnait autour de cette habitation.

En entrant dans cette maison, une espèce d’antichambre servait d’étude à une couple de clercs en médecine, en même temps que de salle d’attente aux nombreux patients qui composaient la clientèle du Dr Rivard. De l’antichambre on passait dans la salle des consultations et de cette dernière dans le cabinet du docteur.

De vieux meubles à la Louis XIII, rares et usés, une table quarrée recouverte d’un tapis qui une fois fut vert et dont la couleur tirait actuellement sur celle du tabac, un large fauteuil rembourré en maroquin jadis rouge, quelques papiers épars sur la table, tel était le cabinet où nous devons entrer, pour assister à la scène qui s’y passa le 28 octobre 1836, trois jours après la publication du testament dont nous avons parlé dans le premier chapitre de cette histoire.

Un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, mais qui paraît en avoir soixante, aux cheveux courts et grisonnants, que recouvre une petite calotte dont l’étoffe se perd sous une épaisse couche graisseuse, est assis dans le fauteuil. Les deux coudes appuyés sur sa table et la tête encaissée entre ses deux mains, il semble absorbé dans la lecture d’un document qui se trouve devant lui. Deux bougies jettent leur vive clarté sur le document ; l’espèce d’ombre que ses mains projettent sur sa figure, empêche de distinguer la contraction de ses lèvres et les plis qui sillonnent son front chauve et aplati, fuyant en arrière comme une tête de serpent.

De temps en temps, il regarde à une pendule en bois qui est au fond de son étude, puis il se remet à lire le document que, pour la dixième fois, il a déjà parcouru.

— Il est en règle, s’écrie-t-il à haute voix et se parlant à lui-même, il est en règle ! Comment faire ? Cinq millions en biens fonds et en bel et bon argent !… Et le docteur Rivard, car c’était lui, s’était levé, et après avoir parcouru deux à trois fois d’un pas rapide l’étude où il était, s’arrêta devant l’horloge.

— Neuf-heures trente-cinq minutes ! mais que peut-il donc faire ? Je ne comprends pas ce retard. Il aurait être ici à neuf heures précises. Je vais attendre encore dix minutes, et s’il ne vient pas, j’irai voir moi-même où il peut être allé et ce qui peut le retenir.

Il se mit encore à parcourir son étude à pas longs et rapides, en allant de son fauteuil à l’horloge et de l’horloge au fauteuil. À chaque tour, il regardait au document et jetait en retournant un coup d’œil impatient sur l’horloge. Enfin n’y pouvant plus tenir, il agita avec violence le cordon d’une clochette, qui se trouvait près du fauteuil et qui communiquait à la cuisine.

Une vieille négresse accourut, s’essuyant les mains à son tablier de coton blanc.

— M. Pluchon n’est-il pas encore arrivé, Marie ? n’est-il venu personne me demander ?

— Non, mon maître.

— Marie, tu connais M. Pluchon ?

— Oui, mon maître.

— Eh bien ! aussitôt qu’il viendra, tu le feras entrer. Je ne suis à la maison pour personne d’autre, entends-tu, Marie ?

— Oui, mon maître.

— Quel temps fait-il ?

— Li mouillé, à gros lorage ; la pli y tombé comme une soupe.

— C’est bon, Marie, tu vas te mettre sur le perron de la porte et attendre là, jusqu’à ce que M. Pluchon arrive, et tu le feras entrer, mais pas d’autres, entends-tu ?

— Mais, mon maître, moué y fais le souper pou li, mon la marmite y es au feu, personne pou veillé li.

— Au diable ta marmite et toi aussi. Va où je te dis.

Et la négresse s’en alla en grommelant entre ses dents : — Mé qué y a donc, le docteur, y fâché contre son lorloge, contre le soupé, contre moué, contre tout l’y monde, gros la tempête y va vinir ! Moué attrapé les coups, ça sûr, si n’a pas son le soupé ; et ça sûr aussi y aura pas soupé, car mon la marmite va renversé, si personne pou veillé li, et ça sûr personne pou veillé li, si moué pas là. Sapré mossié Plicho !

Ce n’était pas le temps qui inquiétait la négresse, quoiqu’une pluie froide tombât avec abondance ; le vent soufflait par raffales, la nuit était noire, la rue déserte et obscure, à peine éclairée à de longs intervalles par des lanternes dont les vitres brisées avaient, dans plus d’un endroit, laissé le vent éteindre les lumières. Quelques lanternes intactes conservaient encore cependant leur lumière pâle et lugubre et luttaient, en se balançant, contre les efforts du vent.

— Sapré M. Plicho ! murmurait la négresse, pourquoi y pas vinir tout suite ? y va été cause mon la marmite va renverser, et mon maître baté moué, si moué donné pas li son le soupé, sapré mossié Plicho ! La pli y tombe comme tout ; mais ça, c’est égal, moué pas fondre comme sucre, moué coutumé !

Et la vieille Marie, stoïquement assise sur le perron de la porte, plongeait de son œil unique à travers l’obscurité de la rue. — Il lui sembla entrevoir dans la distance une ombre indistincte qui passait sous la réflection d’une lanterne.

— Qué qu’un vini, ça c’est sûr, murmura-t-elle.

Et elle se baissa presque jusqu’à terre pour mieux voir. À mesure qu’elle regardait, il lui semblait que l’obscurité augmentait ; elle ne distinguait plus rien, mais bientôt elle put entendre les pas précipités d’un homme qui accourait. Cette fois elle ne s’était pas trompée. Un petit homme, armé d’un immense parapluie de coton, s’arrêta devant la négresse.

— Oh ! c’est vous, mossié Plicho. Encore un peu vous fesez renversé mon la marmite. Entri, mossié Plicho, mon maître attendé li depuis tantôt longtemps.

En effet, cet homme, c’était M. Pluchon, qui sans faire attention à ce que lui disait la négresse, entra dans la maison et se rendit jusqu’au cabinet du Dr Rivard, qu’il trouva dans l’acte de prendre son chapeau et sa canne pour sortir.

— Bonsoir, M. Pluchon.

— Bonsoir, docteur.

— Mais qui est-ce qui vous a donc retenu si longtemps ? j’allais justement sortir, pour savoir ce qui vous était arrivé.

— Asseyons-nous d’abord, je n’en puis plus de fatigue, je suis tout essoufflé et mouillé jusqu’aux os. Ne pourriez-vous me donner un petit verre de cognac ?

— Avec plaisir. Prenez haleine, et racontez-moi ce qu’il y a de nouveau. Avez-vous vu M. Jacques, le greffier de la Cour des Preuves ?

— Attendez un peu. J’en ai bien d’autres à vous conter.

Et M Pluchon ayant ôté sa redingote, qu’il plaça sur le dos d’une chaise, après avoir mis son large parapluie dans un coin, se servit un énorme verre de cognac qu’il avala d’un trait, en regardant avec ses petits yeux de furêt la figure inquiète du Dr. Rivard.

— Qu’y a-t-il donc, mon cher M. Pluchon ?

— Mauvaise nouvelle.

— M. Jacques se douterait-il de quelque chose ?

— Pas le moins du monde. Au contraire il m’a pressé ce soir d’accepter son offre et de commencer, dès demain à huit heures du matin, à mettre en ordre toutes les vieilles paperasses qui se trouvent dans les voûtes du greffe de la Cour des Preuves. Après avoir fait semblant de disputer sur le salaire, j’ai fini par accepter.

— Mais tout va pour le mieux ! Il ne vous sera pas difficile d’enlever la petite cassette de maroquin ronge, à clous jaunes. Vous la connaissez bien, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, je la connais bien ; je l’ai encore vue ce matin, quand je suis allé avec M. Jacques dans les voûtes du greffe, sous prétexte d’examiner la besogne que j’aurais à faire.

— Qu’est-ce qui peut donc vous agiter ainsi ? Il n’y avait que M. Jacques à craindre.

— Le navire à trois mâts, le Sauveur, est arrivé !

— Le Sauveur est arrivé !

— Arrivé ; oui, ce soir à cinq heures ; il est maintenant amarré au quai, au pied de la rue Conti !

— Et le Zéphyr ?

— Le Zéphyr est attendu d’un jour à l’autre. Peut-être cette nuit, peut-être demain. Le capitaine du Sauveur, que je reconnus, par un pur hasard, au café de la bourse St. Louis, m’a dit qu’ils avaient fait route ensemble depuis Rio jusque par les 23 degrés de latitude nord, où il avait laissé le Zéphyr qui devait relâcher à Matance, dans l’île de Cuba. C’est la rencontre du capitaine qui m’a retenu si longtemps.

À mesure que M. Pluchon parlait, une pâleur livide envahissait toute la figure maigre et osseuse du Dr. Rivard. Une sueur froide couvrait son front plat et écrasé. Il sut néanmoins contenir son émotion, et se servant un coup de cognac qu’il mêla d’un peu d’eau, il fit signe à M. Pluchon d’en faire autant.

Ces deux hommes gardèrent le silence pendant quelque temps. Tous les deux pensaient ; mais leurs pensées étaient bien différentes.

M. Pluchon, lui, pensait que tout était perdu, et que les trente-cinq mille dollars que lui avait promis le Dr. Rivard, en cas de réussite, étaient aussi perdus. Fin, rusé, adroit pour exécuter les ordres qu’un autre lui aurait donnés, il manquait de cette intelligence et de cette énergie qui ne se rebutent de rien, et qui s’aiguillonnent et se développent au contact des difficultés et des obstacles. Sous une figure passablement insignifiante, à l’exception de ses yeux de furêt et de son nez pincé, il cachait l’âme la plus noire. Il avait reçu une certaine éducation dans un collège et exerçait, par forme, les fonctions de huissier. D’un caractère profondément dégradé, il ne reculait devant aucune bassesse. D’une sordide avarice, un crime, quelqu’atroce qu’il fut, ne lui répugnait pas, pourvu qu’il fût bien payé pour le commettre. Il avait la main toujours prête, mais il fallait une tête pour la diriger.

Il en était tout autrement du Dr. Léon Rivard. Ce contre-temps l’avait fortement contrarié, mais nullement découragé. Sa résolution était inébranlable, seulement il voyait ses plans dérangés. D’abord il ne s’était proposé que d’user de ruses et d’intrigues, maintenant il voyait qu’il lui faudrait ajouter un crime de plus à ceux qu’il allait commettre ; peut-être un assassinat serait-il nécessaire. Il tenait dans ses mains les fils d’une trame qu’il avait ourdie avec soin, pour s’emparer de la succession d’Alphonse Meunier ; et l’arrivée subite de Pierre de St. Luc pouvait tout détruire ; il connaissait parfaitement son homme. M. Pluchon était dans ses mains un agent actif et sûr, qu’il faisait mouvoir à son gré ; il était d’ailleurs certain de sa discrétion, ayant toujours eu le soin de ne pas se compromettre directement lui-même, et tenant en main les preuves suffisantes pour faire condamner Pluchon pour deux ou trois crimes, dont un seul lui eut valu la potence. Le Dr. Rivard agissait d’autant plus sûrement, qu’il passait dans le monde pour un parfait honnête homme, pieux, dévot et fréquentant régulièrement les églises.

— Eh bien ! qu’en pensez-vous M. Pluchon ? Qu’allons-nous faire ?

— Ma foi, je n’en sais rien. Je crois que tout est perdu, fors l’honneur, comme on dit.

Dans toute autre circonstance, le Dr. Rivard n’eut pu s’empêcher de rire d’entendre Pluchon parler d’honneur, mais d’autres choses l’occupaient en ce moment.

— Non, tout n’est pas perdu, seulement il faudra un peu plus d’activité, peut-être un peu plus d’argent, voilà tout. Pour l’activité, je crois que vous n’en manquez pas ; quant à l’argent, nous en avons assez, Dieu merci !

— Que faut-il faire ?

— Écoutez et retenez bien ce que je vais vous dire : d’abord, avant tout, il faut que demain à neuf heures du matin j’aie ici en ma possession la petite cassette de maroquin rouge, où sont enfermés les papiers de feu M. Meunier.

— Vous l’aurez.

— Ensuite, il faut qu’en sortant d’ici vous alliez trouver Édouard Phaneuf, le pilote, et lui dire que, coûte que coûte, il est nécessaire que le capitaine Pierre n’arrive pas à la ville avant que vous en ayez été averti. Vous arrangerez vos plans ensemble pour cela. Voici cinquante piastres que vous lui donnerez en à-compte. Qu’il parte de suite et se tienne à l’embouchure du fleuve, ou croise en vue jusqu’à l’arrivée du Zéphyr.

— Je le verrai.

— Aussitôt que vous aurez donné vos instructions à Édouard Phaneuf, vous irez trouver la mère Coco-Letard, et vous la préviendrez que, d’un instant à l’autre, vous pourrez avoir besoin de sa maison, qu’elle appelle « son habitation des champs, » vous savez ?

— Oui.

— Vous lui direz qu’un certain monsieur aura besoin d’y être conduit ; et qu’une fois rendu dans son habitation des champs, il faudra le saisir et l’attacher : ses trois grands garçons pourront suffire et vous en donner avis en toute hâte. Vous vous arrangerez avec elle pour lui désigner le capitaine Pierre. Voici vingt-cinq…

Le Dr. Rivard et M. Pluchon se retournèrent vivement du côté de la porte du cabinet. Un léger bruit semblable aux pas de quelqu’un qui se retire, s’était fait entendre dans la pièce voisine. Le Docteur, effrayé, courut à la porte qu’il ouvrit, il ne vit personne ; il alla à la seconde qu’il ouvrit aussi, il n’y avait personne. Après avoir donné un tour de clef, il revint s’asseoir à son fauteuil dans son cabinet. — Ce n’est rien, dit-il, c’est le vent qui souffle à travers les persiennes. — Prenons un coup de vin. Le Docteur prit un peu de vin rouge, et M. Pluchon se servit un plein verre de cognac, qu’il vida d’un trait.

— Je vous disais donc que vous donnerez ces vingt-cinq dollars à la mère Coco-Letard ; vous lui direz qu’elle en aura autant pour chaque jour qu’elle gardera le monsieur chez elle ; qu’elle n’ait pas d’inquiétude pour la nourriture, et que moins elle lui en donnera, sera le mieux pour sa santé ; enfin que si, par accident, le monsieur venait à mourir au bout d’une semaine et pas avant, vous entendez, eh bien ! ça sera un accident et non pas sa faute ; dans ce dernier cas elle aura 100 dollars pour les frais d’enterrement, vous comprenez ? Surtout prenez bien vos précautions pour qu’elle ne laisse pas échapper le capitaine Pierre aussitôt qu’il mettra le pied sur la levée, s’il y met jamais les pieds !

— Soyez tranquille.

— Maintenant partez. Voici ma bourse, elle contient cent dollars pour vous. Venez ici demain matin à six heures, vous me direz le résultat de vos démarches. N’oubliez pas que, quelque chose qui arrive, il me faut ici la petite cassette à neuf heures demain matin.

— Vous pouvez compter sur moi.

M. Pluchon remit sa redingote, prit son chapeau et son parapluie, et sortit.

Le lendemain matin à six heures, M. Pluchon annonçait au Dr. Rivard que le Zéphyr n’était pas encore arrivé, que le pilote Édouard Phaneuf était parti pour l’embouchure du fleuve, et que la mère Coco-Letard était en sentinelle sur la levée, plus bas que le couvent des Ursulines, d’où elle pouvait apercevoir de loin et suivre de la vue le Zéphyr quand il arriverait.

Le docteur Rivard demeura enfermé dans son cabinet jusqu’à huit heures avec M. Pluchon, lui donnant ses instructions ultérieures au cas où le capitaine Pierre arriverait.

À huit heures M. Pluchon partit pour se rendre au greffe de la Cour des Preuves, où l’attendait M. Jacques.

À neuf heures, M. Pluchon arrivait chez le Dr. Rivard, tenant quelque chose enveloppé dans un foulard, sous son bras.

La porte était fermée. Il sonna. La vieille Marie courut à la porte et l’ouvrit. En voyant M. Pluchon elle fit une grimace, que celui-ci ne remarqua point, tant cette grimace pouvait être prise pour une simple contraction des muscles dans la figure de la négresse.

— Vous pas pouvé voir mon maître ; mon maître li couché, li passé toute la nuit à écri, et a di pas réveillé li.

— Va réveiller, ton maître, vieille sorcière, ou je t’enfonce ; dis-lui que c’est M. Pluchon qui lui apporte ce qu’il lui a promis.

La négresse s’en alla réveiller son maître, en murmurant entre ses dents « sapré Mossié Plicho ! »

Mais le docteur qui s’était jeté sur un lit de sangle tout habillé et qui ne dormait pas, avait entendu M. Pluchon, et il venait pour le faire entrer.

M. Pluchon lui remit le paquet qu’il avait sous le bras.

Le docteur, après l’avoir congédié sans façon, entra dans son cabinet où il s’enferma, détacha le foulard, et un sourire de suprême satisfaction vint errer sur ses lèvres et se répandit sur sa figure… Il tenait en sa possession la petite cassette de maroquin rouge !


CHAPITRE V.

une scène à bord.


Depuis que le Zéphyr était sorti de la baie de Matance, le vent avait été variable, sautant subitement d’un point à l’autre du compas, de manière à parcourir la rose des vents dans toutes ses directions. Toute la journée, de gros nuages sombres étaient restés suspendus à la voûte du firmament ; l’atmosphère était lourd et pesant ; le thermomètre, vers les cinq heures de l’après-midi, était tombé considérablement. Tout présageait l’orage pour la nuit.

Le capitaine Pierre se promenait sur le pont, regardant de temps en temps le petit hunier, qui fasiait au vent.

— Babord un peu la barre, cria le capitaine au timonier.

— Babord un peu la barre, répéta le timonier.

— Où le vaisseau a-t-il le cap ?

— Nord, quart nord-ouest.

— Holà, en avant là, des hommes à la hune de misaine, pour prendre deux ris dans le petit hunier.

Cinq à six matelots s’élancèrent par les haubans du mât de misaine, et en un instant furent sur son hunier.

— Amène le petit perroquet !

— Oui, oui, capitaine.

— Brasse sous le vent la grand’voile et le grand hunier ! — Des hommes à l’artimon pour serrer la perruche ! Un peu vite, mes enfants. — Borde roide la brigantine ! C’est bien. — Amarre partout.

Le capitaine, après avoir donné successivement ses ordres qui furent exécutés vivement par les gens du quart, fit trois à quatre tours sur le pont, puis revenant à l’arrière :

— Timonier, gagnons-nous sur la route ?

— Oui, capitaine.

— Combien ?

— Deux points.

— Babord encore la barre un peu !

— Babord la barre un peu, répéta le timonier.

— C’est bon là, droit la barre maintenant !

Et le Zéphyr, donnant à la bande sur tribord, fendait l’onde qui s’ouvrait en bouillonnant sous sa proue et laissant loin derrière lui une trace écumeuse.

Sir Arthur Gosford était assis sur le pont ayant d’un côté sa fille Clarisse, et de l’autre Miss Thornbull. Tous trois gardaient le silence, suivant des yeux les différentes manœuvres qu’exécutaient les matelots, et écoutant les ordres du capitaine.

Il y a quelque chose de si neuf dans ce langage de mer, si brusque, si rude, si court, que l’on semble involontairement l’admirer comme une expression d’un monde inconnu. Et, à la veille d’un orage, sur l’immensité des mers où l’on ne voit que des flots mugissant, s’entre-choquant, écumant, à droite, à gauche, à l’avant, à l’arrière et partout, l’âme est si impressionnable, qu’un rire, un accident de tous les jours, l’agite et la transporte !

Sir Arthur Gosford admirait la sublimité du spectacle qui se déroulait dans cet immense horizon. Miss Thornbull éprouvait une certaine crainte vague et indéfinissable ; et Clarisse, malgré sa vive gaieté, était sérieuse ; elle regardait furtivement le capitaine Pierre, admirant sa belle figure si noble, et sa voix sonore si mâle. Il était en ce moment appuyé sur le bastingage de tribord, regardant fixement à l’arrière, comme s’il eut cru entrevoir quelque chose. On n’entendait que le bruit des pas des matelots sur le pont, et le sifflement des vents dans les cordages.

— Quelqu’un là, ma longue-vue ! cria le capitaine.

— La voici, capitaine, dit Sir Arthur Gosford en se levant pour la lui donner.

— Pardon, merci, monsieur.

Le capitaine regarda quelque temps, balayant l’horizon de sa longue-vue et lui faisant décrire un cercle assez considérable.

— Rien, dit-il, en enfonçant avec la paume de sa main droite les tuyaux de la longue-vue les uns dans les autres ; j’avais cru apercevoir quelque chose.

— Hola, ho ! En avant là, un homme au haut du mât.

Un matelot monta dans le grand mât, et en quelques instants fut au grand cacatoës,

— Y a-t-il quelque chose en vue ?

— Non, capitaine.

Un instant après cependant, on entendit du haut du grand mât une voix qui criait :

— Deux voiles à l’arrière à nous.

— De quel côté ? demanda le capitaine.

— Babord à nous.

— À quelle distance ?

— Une trentaine de milles.

— Quelle route ?

— Sur nos traces.

— C’est bien. Tu peux descendre maintenant.

À peine le mot « deux voiles à l’arrière à nous » eut-il retenti sur le pont, qu’un homme dans la cabine se jetait à bas de son lit, à moitié mort de frayeur, passant à la hâte un pantalon, chaussant ses savates ; et s’enveloppant d’une vaste robe de chambre de flanelle blanche. Son immense bonnet de coton blanc et les traces visibles du mal de mer lui donnaient l’apparence d’un revenant.

— Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? criait notre malade du haut de sa voix nazillarde et tremblante.

À la vue de cette apparition, si grotesquement comique, qui, dans son trouble, au lieu de monter par l’escalier, avait sauté sur la table et débouchait par le grand hublot de la cabine, Clarisse Gosford ne put réprimer un éclat de rire si vrai, si franc, que, malgré la solennité du moment, chacun fut saisi de la contagion ; le capitaine lui-même, ne put s’empêcher de faire chorus. Il n’y eut que Miss Thornbull qui n’éclata pas.

— Mais ma chère, lui dit à voix basse Clarisse, qui était venu se mettre à ses côtés, as-tu jamais vu semblable figure ? on dirait du dernier des Mohicans, sortant de la tombe de ses pères pour réclamer le patrimoine de ses ancêtres !

Le capitaine, qui avait entendu la remarque de Clarisse Gosford à son amie, ne put s’empêcher de lui dire, en se penchant à son oreille et en souriant :

— Vous êtes une petite méchante !

— Vous croyez ! lui répondit-elle, sur le même ton, en faisant une petite moue pleine de coquette gentillesse ; puis élevant la voix :

— Oh ! monseigneur le comte d’Alcantara, que nous sommes heureuses de vous voir arriver. Si vous saviez comme ma pauvre Sara est effrayée ! Elle qui a si peur d’un orage sur terre, que sera-ce donc d’une tempête sur mer ? Croyez-vous que nous allons avoir une tempête ? vous qui êtes marin, vous connaissez cela.

— Mais cela dépend, répondit le comte, qui ne s’était pas aperçu que les éclats de rire avaient été dirigés à son adresse ; qu’en pensez-vous, capitaine ?

— Je ne crois pas que nous ayions de tempête, peut-être un peu de vent cette nuit, mais pas trop fort.

— C’est aussi mon opinion, à moins cependant… hem ! Et il regarda Miss Thornbull, en se drapant dans sa longue robe de chambre et en prenant un air connaisseur.

— À moins cependant ? reprit Clarisse.

— À moins qu’il n’y ait… qu’il n’y ait… une tempête, continua-t-il.

— Oh ! c’est juste. Vois donc, ma chère Sara, comme nous devons être heureuses d’avoir avec nous un homme d’une aussi grande expérience. Savez-vous, monseigneur, que mon amie me disait, il n’y a encore que quelques minutes, que, sans vous à bord, elle mourrait de frayeur, surtout si nous avions le malheur de faire la rencontre de quelques navires suspects. Croyez-vous qu’il y ait quelque danger ?

— Mais cela dépend, mademoiselle, répliqua le comte en se dressant au moins un demi pouce sur ses talons de savates (ses savates aussi avaient des talons,) se croisant les bras, à la Marius, après avoir placé son bonnet de coton à la militaire sur le coin de sa tête, et se donnant l’air le plus capable ; mais cela dépend.

Sara était devenue rouge comme une cerise et était toute honteuse. Elle jeta un coup d’œil suppliant à Clarisse ; mais celle-ci, la gaie et la gâtée enfant qu’elle était, n’y fit pas attention et continua :

— Vous protégerez ma chère Sara, n’est-ce pas, monseigneur, elle a tant confiance en vous ! quant à moi, je suis brave, je suis la fille d’un officier ; j’ai mon père et peut-être aussi que M. le capitaine ne m’abandonnerait pas dans un danger ; mais comme Sara est peureuse, j’aime mieux qu’elle soit sous votre protection.

— C’est juste, la moins brave doit avoir le meilleur protecteur ; et quoique je n’aie pas la présomption de me croire plus puissant que votre père et le capitaine réunis, j’ose au moins espérer que, dans la circonstance, Mlle Sara n’aura pas occasion de se repentir de l’honneur qu’elle me fait de me choisir pour son défenseur. Qu’en pensez-vous, capitaine ?

Et le comte sembla se grandir encore d’un demi-pouce, tant il étirait les muscles de son col par en haut.

En ce moment son bonnet de nuit de coton tomba, et comme il avait oublié sa perruque, il laissa voir à nu son crâne nouvellement râsé. Dans son excitation, le comte ne s’était pas aperçu de la perte de son bonnet.

Cette nouvelle exhibition vint mettre le comble à l’hilarité des spectateurs.

— Oh mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Clarisse, et elle se roula sur son banc, se tenant le côté avec ses deux mains, — oh ! mon Dieu ! je vais mourir !…

— Qu’est-ce que c’est, ma chère demoiselle, s’écria le comte, en faisant un pas et étendant les bras pour soutenir Clarisse ; permettez…

— Oh ! n’approchez pas, n’approchez pas ; ce n’est rien, un point de côté… et se levant elle alla en courant s’enfermer dans la cabine, que leur avait cédée le capitaine.

Sara profita du départ de Clarisse pour la suivre et descendre avec elle dans la cabine.

— C’est extraordinaire, comme elle est nerveuse, votre fille, Sir Gosford ! est-elle souvent sujette à ces points de côtés ? s’informa le comte d’un air tout à fait intéressé.

— Oh ! mais non, répondit Sir Gosford, qui avait de la peine à tenir son sérieux.

— Vous feriez bien d’y veiller ; j’ai connu une jeune personne, qui, par parenthèse, était une de mes nièces, si sujette à des attaques de nerfs, qu’elle finit par devenir toute perclue par les rhumatismes.

— Vraiment.

— Bien sûr, ceci est arrivé… attendez donc… je me rappelle bien de la date pourtant… C’était… oh ! c’est un peu ancien, c’est vrai, c’était deux ans avant que j’eusse l’âge de raison.

— Et depuis combien de temps l’avez-vous votre âge de raison ? demanda une agaçante petite voix, qui semblait venir de l’escalier de la cabine.

— Oh ! mademoiselle Clarisse, est-ce vous ? comment vous trouvez-vous ?

Sir Arthur fit un signe sévère à sa fille, qui supprima sur ses vermeilles petites lèvres, quelque sarcastique remarque prête à s’échapper.

— Mais mieux, bien mieux, merci. Et vous, comment vous sentez-vous du mal de mer ?

— Le grand air me fait du bien, et d’ailleurs l’espèce d’imperceptible émotion que m’a causée, par rapport à vous et à mademoiselle Sara, l’annonce de deux voiles étrangères, m’a complètement guéri.

— Vous êtes bien bon, monseigneur, de vous inquiéter ainsi de nous.

— Au contraire, voyez-vous, nous autres militaires, nous sommes les protecteurs nés du sexe le plus faible.

Le mot Don Quichotte vint trembler sur les lèvres de Clarisse.

— Mais, à propos, continua le comte, où sont-elles ces voiles étrangères ? j’ai beau regarder partout, je ne vois que le ciel et l’eau.

— On ne les voit pas encore, répondit Clarisse en jetant un coup d’œil au capitaine, il commence à faire sombre, mais du haut du mât, on a parfaitement pu distinguer que c’était deux vaisseaux pirates. Il est tout probable que demain nous serons attaqués !

Clarisse Gosford et tous les autres étaient loin de penser que ce qu’elle disait là, par esprit d’innocente malice, pouvait bien être la vérité.

— Pas possible. Qu’en pensez-vous, capitaine ?

— Ce que j’en pense, répondit le capitaine, c’est que ce sont deux bons vaisseaux marchands, qui vont probablement à la Nouvelle-Orléans ou à la Mobile et que demain nous aurons complètement perdus de vue et laissés bien loin derrière nous.

En ce moment la clochette du souper se fit entendre, et le comte, passant cette fois par l’escalier, alla réparer sa toilette pour se mettre à la table, où le capitaine et tous les passagers s’assirent.

Le repas fut gai, comme le sont tous les repas en mer lorsqu’il ne fait pas de tempête.

Le comte rassuré par le capitaine, à l’endroit des deux voiles à l’arrière, fut d’une excessive jovialité.

Après le souper, on monta sur le pont ; le capitaine et Sir Gosford se promenèrent ensemble ; Clarisse et son amie, appuyées sur le bord du navire, regardaient les bouillons phosphorescents qui semblaient courir le long du navire, en faisant un bruit semblable à celui d’un bâton mouillé avec lequel on brasserait des cendres rouges. Le comte lui, alla se coucher pour prévenir l’effet du tangage, qui commençait un peu, disait-il, à lui remuer les vivres sur l’estomac, qu’il avait affaibli par de copieux tributs journellement répétés.

Le vent avait un peu renforcé, mais le ciel s’était éclairci ; les nuages s’étaient dispersés ; et le firmament d’un bleu si pur sous les tropiques étincelait des feux des milliards d’étoiles dont il était parsemé.

Les deux jeunes filles continuèrent longtemps à garder le silence, chacune emportée par ses pensées dans des songes bien différents. Clarisse songeait à la Nouvelle-Orléans et à New-York, aux théâtres, aux bals et aux plaisirs de toutes sortes qui allaient éclore sous ses pas. Sara, elle, pensait à sa vieille mère et à son père ; et aussi elle avait bien regret pour quelqu’autre personne ; un beau jeune homme qu’elle laissait derrière elle à Matance. Ce beau jeune homme, au teint brun, à la moustache légère, à la taille si souple, si, brave, si galant et si amoureux, elle le quittait, et peut-être pour ne plus le revoir ? Son nom venait involontairement mourir sur ses lèvres. Pauvre Sara, elle pensait à son amant. Son cœur était gonflé et ses lèvres entr’ouvertes semblaient murmurer le nom d’Antonio, mais si faible, mais si bas qu’il n’y eut que son âme qui l’entendit ; sa pauvre âme si triste ! une larme vint briller à sa paupière et un soupir s’échappa de sa poitrine.

— Clarisse, je vais me coucher, vas-tu venir avec moi ?

— Attends donc encore un peu, il fait si beau, l’air est si pur, le vent si frais.

— Je ne me sens pas bien, je crois que j’ai un peu la fièvre, ma tête est lourde.

— Oui ! ma chère ; eh bien ! allons. Et toutes deux, après avoir embrassé Sir Gosford et souhaité le bonsoir au capitaine, descendirent à leur cabine.

Quelque temps après, un matelot piqua huit coups sur la cloche, et carillonna ; c’était la fin du quart. Une voix se fit entendre sur l’avant qui criait :

— Tribord au quart !

Et le quart de tribord monta sur le pont pour remplacer les babordais, qui allèrent à leur tour se reposer, en attendant qu’un nouveau quart vint les rappeler à la manœuvre.

Le capitaine Pierre fit prendre un ris dans la grande voile et border. Après s’être assuré que tout était en ordre il alla se coucher, en recommandant qu’on le fit éveiller s’il survenait quelque chose d’inusité. Quand le capitaine descendit, il ventait une forte brise.

Tout était tranquille à bord. Les gens de quart, étendus sur le gaillard d’avant, fumaient leurs cigares.

De demi-heure en demi-heure, un matelot piquait la cloche, et criait d’une voix monotone :

« À l’autre et bon quart ! brise réglée ! »

Chaque fois que ce cri se faisait entendre, un homme faisait un soubresaut dans la cabine, et se couvrait de son drap par dessus la tête dans son lit.

Cet homme, laissons-le reposer ; il a le mal de mer : nous le retrouverons demain.


CHAPITRE VI.

la chasse.


Durant la nuit, les deux vaisseaux, dont le haut des mâts était à peine visible à l’horizon au coucher du soleil, s’étaient tellement rapprochés qu’au point du jour l’un d’eux se trouvait par le travers du Zéphyr du côté du vent, à une portée de canon. C’était une polacre, sous toutes ses voiles, et offrant au vent tous les chiffons de toile qu’elle pouvait porter. À cinq ou six milles en arrière, une corvette, qui elle aussi charriait de la voile autant qu’elle en pouvait porter, faisait tous ses efforts pour gagner au vent du Zéphyr.

La polacre semblait attendre la corvette, car elle commença à rentrer ses bonnettes et à amener ses perroquets volants.

L’officier de quart crut qu’il était à propos de réveiller le capitaine, et il descendit dans la cabine.

— Capitaine, deux voiles en vue !

— Et après ?

— Je n’aime pas leurs manœuvres !

— À quelle distance ?

— L’une par notre travers, au vent ; et l’autre à cinq ou six milles en arrière.

— Quelle espèce de navires ?

— Le plus près est un trois-mâts. Je n’ai pas pu bien distinguer, mais j’ai cru entrevoir des sabords. Le second est à peine visible.

Le capitaine sauta à bas de son hamac, saisit sa longue-vue et monta sur le pont.

L’aurore commençait à poindre ; une lueur pâle et faible semblait sortir des flots vers l’Orient ; de gros nuages noirs, poussés par la brise, semblaient courir au dessus des mâts.

D’un coup d’œil le capitaine reconnut que c’était une polacre, armée en guerre. Il ne pouvait encore reconnaître le vaisseau qui était à l’arrière, et qui apparaissait comme une masse noire, s’avançant en roulant sur les ondes, comme le génie des tombeaux.

— En haut, tout le monde sur le pont ! cria le capitaine.

Cet ordre fut répété par l’officier de quart, et en un instant tout l’équipage fut debout.

— Largue les ris du petit hunier !

— Oui, oui, capitaine.

Et cinq à six matelots s’élancèrent dans les haubans du mât de misaine.

— Borde le grand foc, en avant là !

— Timonier, veille à la risée !

— Oui. oui, capitaine.

— Lof à la risée !

— Lof, répéta le timonier.

— Laurin, cria le capitaine en s’adressant au maître canonnier, vieux loup de mer à la moustache grise, chargez moi un canon à poudre pour assurer notre pavillon. Ce vaisseau ne montre pas ses couleurs, nous allons lui montrer les nôtres.

— Oui, oui, capitaine.

Un instant après, le pavillon américain montait au haut du mât le long de sa drisse, son battant flottant au vent et déployant ses couleurs nationales. Un coup de canon, tiré à poudre, vint ébranler le Zéphyr jusqu’au fond de sa cale.

Frappé comme par un coup d’électricité, un homme bondit comme une balle dans la cabine et retomba sur ses pieds en dehors de son lit. La première impulsion de cet homme fut de se fourrer sous la table, mais la vue de Sir Arthur Gosford, qui s’habillait à la hâte, modifia considérablement l’évolution qu’il allait exécuter.

— Oh ! mon cher monsieur, qu’est-ce que ça veut dire ? nous avons été surpris par des pirates ! je crois les entendre qui montent à l’abordage ; ils nous ont tiré une bordée à bout touchant ! Entendez-vous ? quel piétinement sur le pont !

— J’espère que ce n’est rien, répondit Sir Gosford, d’une voix calme. Peut-être quelque signal. Montons sur le pont pour nous en informer.

— Oui, c’est ça, montez ; vous descendrez ensuite me dire ce que c’est. Pendant ce temps là, je vais m’habiller et charger mes pistolets.

— Oh ! comte, vous n’avez pas besoin de vos pistolets, je vous en garantis.

— C’est toujours plus prudent, qui sait ?

Quand Sir Gosford fut monté sur le pont, il vit le capitaine Pierre, sa longue-vue à la main, examinant de dessus la hune d’artimon où il était monté, le vaisseau qui ne se trouvait plus qu’à une petite portée de canon et qui s’avançait vers le Zéphyr.

La moitié de l’équipage était distribuée dans les mâts et sur les vergues déferlant toutes les voiles ; l’autre moitié de l’équipage, rangée par file à tribord, se tenait prête à exécuter les moindres ordres.

Le capitaine ayant terminé son examen, redescendit sur le pont.

— Que pensez-vous de ce vaisseau ? demanda Sir Gosford, en s’approchant du capitaine.

— Ma foi, je n’en sais trop rien. Nous avons montré nos couleurs ; il ne montre pas les siennes, j’ai envie de lui demander pourquoi. Après, nous saurons à quoi nous en tenir sur son compte. Et le capitaine se tournant vers maître Laurin :

— Un coup de canon à boulet à l’avant de ce navire !

Et un canon tonna, son boulet allant ricocher à l’avant de la polacre.

— Ah ! ah ! s’écria le capitaine, il montre ses couleurs ! c’est un pavillon Hollandais. Et la polacre s’avançait toujours, en maintenant sa position par le travers du Zéphyr.

— Babord la barre !

— Babord la barre, répéta le timonier.

Au mouvement du gouvernail, le Zéphyr, arrivant un peu, prit plus de vent dans ses voiles et s’élançait gracieusement en s’éloignant graduellement de la polacre, qui serrait au plus près afin de ne pas dépasser le Zéphyr, qui était sous le vent à elle.

La polacre exécuta la même manœuvre que le Zéphyr et fit une semblable arrivée.

— Capitaine, ce vaisseau manœuvre comme nous que prétend il faire ?

— Je n’en sais rien, répondit celui-ci en secouant la tête ; je n’aime pas son apparence ; et j’aime encore moins celle de cette corvette, qui charrie de la voile, plus qu’il n’en faut pour marcher décemment.

Il faisait alors grand jour et l’on pouvait facilement distinguer la corvette, qui n’était guère plus qu’à quatre à cinq milles, et gagnait à chaque instant sur le Zéphyr qui n’avait pas encore toutes ses voiles dehors.

En ce moment, Trim, le gros nègre, qui regardait attentivement la polacre, appuyé sur le bastingage de bâbord, fit signe à Tom de venir près de lui.

— Tom, lui dit-il quand il fut arrivé, je ne sais si je me trompe, mais ce vaisseau m’a tout l’air d’une certaine polacre que nous avons rencontrée aux environs du Cap Frio, il y a un mois, lorsque nous allions à Rio, et que nous avons alors reconnue pour un de ces maudits pirates, qui infestaient les côtes du Brésil a cette époque.

— Trim, tu as raison.

— Tiens, Tom, regarde sa voile de misaine ; vois-tu cette pièce de toile ronde au milieu, et cette autre, un peu au-dessous ? oh ! je suis bien sûr maintenant.

— Moi aussi je la reconnais maintenant, c’est bien la même polacre. Nous allons danser tout à l’heure au son du canon. Si encore nous n’avions pas à nos trousses cette maudite corvette, que je n’aime pas du tout, je me moquerais bien de la polacre ; nous lui ferions bien vite prendre le large comme nous le lui avons déjà fait prendre !

— Capitaine, cria un matelot, placé en vigie au mât d’artimon, la corvette fait des signaux à la polacre.

Le capitaine dirigea un instant sa longue-vue sur la corvette.

— Courez vite en bas, Sir Gosford, pour rassurer votre fille et mademoiselle Thornbull. Vous les ferez passer dans la grande cabine. — Nous allons bientôt essuyer une bordée et peut-être aussi aurons-nous besoin des canons de poupe qui sont dans ma cabine. Dans tous les cas, soyez tranquille, je tâcherai d’éviter le combat et ferai force de voiles pour leur échapper, si, comme je le crois, ce sont des ennemis. Si une fois je puis virer de bord, je me moque bien d’eux. Allez, allez vite.

À peine Sir Gosford fut-il descendu, que les flancs de la polacre s’embrasèrent, un nuage de fumée l’enveloppa toute entière, et trois à quatre gros boulets vinrent mourir à une demi encâblure du Zéphyr. Au-dessus de la fumée on vit un pavillon noir, sur lequel se dessinait en blanc une tête de mort et au-dessous deux os en croix, monter le long de sa drisse et se fixer à la tête du grand mât.

— Oh ! oh ! murmura le capitaine Pierre, il parait qu’on ne fait plus de mystère maintenant ; ils ont eu tort de même de commencer le bal à cette distance, avec des caronades qui importent qu’à moitié chemin.

Puis se tournant vers son équipage :

— Allons, mes enfants, pointez dans la voilure !

— Oui, oui, capitaine.

— Attention ! feu !

Et les quatre canons de bâbord, qui éclatèrent en même temps, firent trembler le Zéphyr dans toute sa membrure. Le capitaine suivit de l’œil l’effet de sa bordée dans la voilure de la polacre.

— C’est bien, mes enfants, donnez-moi des dix-huit à cette distance : ça parle au moins.

— Holà en avant là, nettoyez le gaillard d’avant ! c’est au tour de Cicéron à parler maintenant, il aura peut-être quelque chose à dire !

En un instant tout fut prêt.

Le capitaine se rendit lui-même sur le gaillard d’avant, et là, de sa voix qui dominait le bruit du combat et les clameurs du pont, il fit entendre les ordres suivants, de l’exécution vive et prompte desquels dépendait peut-être le salut du Zéphyr.

— Pare à virer !

Tous ceux de l’équipage destinés à la manœuvre coururent se placer à leur poste, le timonier amena un peu pour faire poster les voiles.

— Adieu-va !

Aussitôt on brassa l’ourse d’artimon tout à fait sous le vent et le timonier mit la barre sous le vent.

— Largue le lof !

En un clin d’œil les écoutes des focs et des voiles d’étai ainsi que l’amarre de la grande voile, furent larguées.

Le capitaine profita de l’instant où l’on exécutait cette manœuvre, pour pointer lui-même son canon favori, son Cicéron. Aussitôt que la proue du Zéphyr arriva en droite ligne avec le flanc de la polacre :

— Feu ! cria le capitaine.

Et sans prendre le temps de regarder l’effet que pouvait avoir produit l’éloquence de son prince des orateurs à la parole de fer, il cria à l’équipage d’une voix sonore et retentissante :

— Décharge derrière !

Et au moment où la proue du Zéphyr, obéissant à cette manœuvre, commençait à dépasser le lit du vent, encore une fois la voix du capitaine retentit et fit entendre l’ordre de :

— Décharge devant !

À ce commandement, les vergues des voiles de misaine furent vivement brasseyées et orientées sur le côté opposé ; et le Zéphyr, ayant viré de bord vent de vent, s’élança en bondissant à travers les flots comme un coursier qui, un instant retenu par le mors, se sent enfin libre sous les rênes qu’on lui abandonne, tressaille, secoue sa crinière et dévore l’espace. Le Zéphyr frissonnait dans sa membrure sous l’effet du vent qui sifflait dans ses voiles, en ce moment toutes dehors ; sa proue, en fendant l’onde, faisait jaillir à l’avant des tourbillons d’écume, qui s’enlevaient et se dispersaient en vapeur emportée par la brise.

— Hourra ! hourra ! crièrent spontanément tous les matelots du Zéphyr, en le voyant si gracieusement franchir les lames écumantes.

Mais la manœuvre si hardie de virer de bord vent de vent sur un vaisseau ennemi, n’avait pu s’exécuter sans approcher le Zéphyr à la portée des canons de la polacre, qui envoya sa bordée en plein dans ses voiles, emportant le grand perroquet et la perruche, causant plusieurs avaries assez importantes dans ses cordages, et blessant légèrement deux gabiers dans les huniers.

Quant à la polacre, elle avait bien plus considérablement souffert dans sa mâture, ayant eu son mât de misaine brisé, un peu au-dessous de son hunier, entraînant dans sa chute une partie des cordages du grand mât, déchirant du haut en bas le grand hunier et la grand’voile.

Trim, qui durant tout ce temps s’était tenu campé au-dessus de la cambuse, avait suivi de l’œil l’effet de la décharge de Cicéron. Au moment où le coup partit, il se dressa sur ses genoux, et quand il vit le mât de misaine de la polacre tomber, il jeta un cri de triomphe, lança sa casquette pleine de graisse dans les airs et sautant sur le pont, il se mit à crier à tue-tête, en gesticulant et cabriolant comme un fou :

— Hi ! hi ! hi ! Bonjou la polacre, en voulez-vous encore ? hi ! hi ! hi ! Bien visé ça, mon petit maître ! hourra pour mossiê Céron ! Cré mâtin ça que mossié Céron ! il est temps moué couri faire le déjeuner ! Cré matin ça que mossié Céron ! hourra ! hourra !

Et le pauvre Trim, ivre de joie, entra dans la cambuse où il tisonna vigoureusement le feu et brassa ses chaudrons. Puis un instant après, ressortant sur le pont quand la bordée de la polacre vint causer les avaries dont nous avons parlé, dans la voilure du Zéphyr, il agita son poing vers la polacre, en lâchant un énorme juron, et s’étonnant que le capitaine ne lui courut pas sus, pour la punir de sa témérité. Mais le capitaine ne pensait pas ainsi, et d’ailleurs il avait bien d’autres choses à faire.

Le Zéphyr qui, sous sa nouvelle bordée, courait grand largue, fut bientôt hors de la portée des caronades de la polacre ; mais comme il avait perdu deux de ses mâts et souffert de graves avaries dans son gréement, il était évident que la corvette gagnait considérablement sur lui.

Le capitaine Pierre appela le maître d’équipage, et lui recommanda de faire servir à ses gens une double ration de rum et un bon déjeuner.

Après avoir fait l’inspection de la mâture, examiné les avaries, s’être assuré que les blessures de ses matelots étaient légères et avoir assisté à leur pansement, il donna quelques ordres au contre-maître et descendit dans la cabine, où il crut qu’il était temps de se rendre.

Sir Arthur Gosford était assis sur un sofa tenant une des mains de Sara, qui sanglottait et pleurait à chaudes larmes, et qu’il s’efforçait de rassurer ; Clarisse, calme et tranquille, était assise près de son père, sa tête appuyée sur son épaule.

À l’arrivée du capitaine, tous trois se levèrent à la fois, et d’une seule voix lui demandèrent où en étaient les choses sur le pont.

— Tout est clair maintenant. Pas d’accident sérieux, quelques voiles et quelques gréements endommagés. Voilà tout.

— Pas de blessés ? demanda Sara d’un air timide.

— Pas pour en parler, deux hommes égratignés.

— Et la polacre ? demanda Sir Gosford.

— La polacre ! oh ! nous lui en avons donné assez pour aujourd’hui. Je ne crois pas qu’elle y revienne une seconde fois… Mais à propos où est donc M. le comte d’Alcantara ?

— Le comte d’Alcantara ? répétèrent Clarisse et Sara d’une voix.

— Oui, je ne le vois nulle part ; il ne s’est pas montré sur le pont, il doit être resté dans la cabine, continua le capitaine.

— Il était ici quand la canonnade a commencé, lisant dans ce livre à l’autre bout de la table. Je suis sorti un instant pour aller chercher mes deux enfans, et quand je suis rentré il n’y était plus.

— Vous êtes bien certain ?

— Bien certain.

Le capitaine s’avança pour voir par curiosité quel était ce livre qui pouvait avoir assez intéressé le comte, au milieu de la confusion de la canonnade.

C’était un livre d’heures, ouvert à la prière des agonisants.

— Comte d’Alcantara, cria le capitaine à haute voix, où êtes-vous ?

Personne ne répondit.

Le capitaine appela le maître d’hôtel, et lui ordonna d’aller sur le pont voir si le comte d’Alcantara y était, et s’il ne l’y trouvait pas, de s’informer et de le chercher partout.

On appela, on chercha, mais en vain.

— Écoutez, s’écria Clarisse, il me semble avoir entendu quelque chose au fond de la salle, écoutez !

Le capitaine, Sir Gosford, Clarisse et Sara coururent à l’endroit d’où semblait venir un son faible et étouffé. On écouta encore, puis on entendit une voix qui criait : « au secours. » La voix venait de la soute aux vivres. Le capitaine voulut ouvrir la porte, mais elle était fermée en dedans ; sans perdre de temps, il l’enfonça d’un coup de pied et entra. Personne !

C’est pourtant bien d’ici que venait cette voix, dit Clarisse.

— Oui, oui, répondit une voix, qui semblait venir de l’autre monde.

— Où ?

— Ici.

— Où, ici ?

— Ici, ici, j’étouffe, dans le baril à fleur ; vite, vite, j’étouffe !

Le capitaine en un instant comprit tout, il débarrassa un baril à fleur qui se trouvait couvert de sacs, de boîtes et d’autres choses ; et au même instant on vit le couvercle se soulever, puis une tête et une figure, toutes blanches, sortir de dedans un baril à demi plein de farine, soufflant et éternuant comme un marsouin.

Une explosion d’éclats de rire vint saluer cette grotesque apparition. Étrange combinaison des facultés humaines. Tout à l’heure des pleurs, maintenant des rires ! Tant il est vrai que souvent les extrêmes se touchent. Le sublime et la mort à un bout, le ridicule et la folie à l’autre ; la bravoure sur le pont et la peur dans un baril de farine ! quels contrastes, et quels rapprochements !

— Ne riez pas de mon malheur, je vous en prie, cria le comte, en essuyant sa figure du revers de sa main. Je vais vous raconter comment cet accident m’est arrivé ; attendez.

Et en ce disant, il passa dans la cabine du maître d’hôtel, où il se lava et fit sa toilette.

— Allons sur le pont, mes enfants, dit Sir Gosford à Clarisse et à Sara, pour prendre l’air un peu, et examiner ce qui se passe au dehors.

Sur le pont, tout se ressentait des effets de la dernière escarmouche. Des bouts de cordage coupés, des tronçons de mâts, des épars, des vergues brisées qu’on était activement occupés à réparer. À l’arrière du Zéphyr, la corvette qui avançait toujours, et qui avait regagné le chemin que la manœuvre si heureuse et si hardie du Zéphyr lui avait fait perdre. Plus loin dans la distance, la polacre qui avait abandonné la chasse pour le moment, et réparait ses avaries.

Ce spectacle avait quelque chose d’effrayant, aussi Sir Gosford eut-il regret d’être venu sur le pont avec ses deux jeunes filles. Il fut bien aise de redescendre dans la cabine quelque temps après, quand la cloche du maître d’hôtel vint annoncer que le déjeûner était servi.

— Allez déjeûner, Sir Gosford, lui dit le capitaine, ne m’attendez pas ; j’irai vous rejoindre dans un instant.

Le capitaine donna les ordres nécessaires pour se préparer à l’abordage, car il vit bien qu’il n’y aurait pas moyen de l’éviter. Après avoir jeté encore un coup d’œil sur la corvette qui s’avançait toujours, il recommanda qu’on vint l’avertir aussitôt qu’elle commencerait à arriver à la portée de ses deux pièces de retraite, qui étaient dans sa cabine ; et il descendit prendre sa place à la table du déjeuner.

Le silence le plus profond régnait dans la cabine. Les figures étaient sérieuses ; celle du comte d’Alcantara trahissait une certaine confusion qu’il s’efforçait de surmonter. Le capitaine, qui voulait prolonger le repas, et faire diversion aux sombres pensées qui occupaient l’esprit de ses convives, s’adressa au comte d’Alcantara et le pria, en s’efforçant de supprimer un sourire, de leur raconter la cause de l’accident qui lui était arrivé.

— C’est une vraie fatalité, répondit le comte, imaginez que voulant monter à la hâte sur le pont, pour aller me mêler aux combattants, je pris le chemin de cette chambre croyant y arriver plus tôt. Je cherchais à mettre le pied sur un baril pour sortir par l’écoutille, quand, fatalité ! le couvercle s’enfonça sous mes pieds et voulant me soutenir sur une espèce de tablette, la planche manqua et je fus précipité dans le baril, entraînant avec moi sacs, boîtes et tout ce qui se trouvait sur la tablette.

— Mais, c’est un terrible accident, vous pouviez, étouffer.

— Dans toute autre circonstance, continua le comte en reprenant tout son aplomb, ce n’eut été rien ; mais vous pouvez juger des tortures que j’endurai, quand je vis qu’il m’était impossible de soulever l’énorme poids qui était tombé sur le baril, surtout quand je réfléchis, que peut-être ma présence sur le pont pouvait être de quelque secours !

— L’effronté et impudent bavard ! pensèrent tous les passagers. Le capitaine se moucha, Sir Gosford toussa, Clarisse avala une énorme gorgée de thé au risque de se brûler, et Sara sourit tristement. Cependant à mesure qu’il parlait, l’idée de la scène du comte sortant de la farine, vint peu à peu prendre la place des idées plus sombres, que la vue du spectacle sur le pont avait réveillées dans leur esprit.

Déjà le déjeuner avait duré quelque temps, quand un coup de canon se fit entendre. Tous se levèrent à la fois. Le capitaine s’élança sur le pont.


CHAPITRE VII.

l’abordage.


Le reste des passagers se hâta de suivre le capitaine. Celui-ci vit que dans deux heures, tout au plus, la corvette les aurait rejoints, et qu’il était inutile à lui de songer à réparer les avaries qu’avaient éprouvées les mâtures et les cordages de son navire. Sa figure, de gaie et souriante qu’elle était au déjeuner, était devenue sérieuse et sombre. C’était une bien critique situation que celle dans laquelle il se trouvait. Sa vie qu’il allait risquer, il n’y songea pas un seul instant ; ce n’était pas ce qui l’occupait ; il pensait au sort bien plus effrayant que la mort qui attendait ses deux jeunes passagères, dont l’une était si aimable dans sa gaieté et l’autre si intéressante dans sa timide mélancolie, si les pirates parvenaient à s’emparer de son navire. Cet homme si fort eut un instant un indicible sentiment de crainte ; mais il sentit instinctivement qu’à ce moment tout le monde avait les yeux sur lui, et il fit violence à l’émotion qui commençait à le dominer.

— Faites venir ici le maître d’équipage ! cria-t-il.

En un instant le maître d’équipage fut auprès de lui.

— Débarrassez-moi le pont de tous ces bouts de cables, d’épaves, de voiles ; serrez-moi tout ça dans les soutes !

— Oui, oui, mon capitaine.

Et le capitaine, qui venait de donner cet ordre bien plus pour rendre à sa physionomie son expression de calme ordinaire, que pour l’urgence de la chose, se tourna vers Sir Gosford auquel il fit signe de s’approcher.

— Passons ensemble sur le gaillard d’avant, j’ai quelque chose à vous dire et je n’aimerais pas à être entendu de vos enfants, lui dit tout bas le capitaine.

Et ils passèrent tous les deux à l’avant du navire.

— Sir Gosford, lui dit le capitaine, je n’ai pas besoin de vous le cacher, vous le voyez aussi bien que moi, nous allons bientôt avoir un combat à mort avec cette corvette, qui nous poursuit avec acharnement. Dans deux heures elle nous aura rejoints. Dans deux heures nous serons peut-être forcés d’en venir à l’abordage.

— Et croyez-vous qu’il n’y a pas moyen de l’éviter ?

— Oh ! si mon Zéphyr avait toutes ses voiles, mais n’en parlons pas ; s’il les a perdues, c’est galamment au moins ! Non, Sir Gosford, je ne crois pas qu’on puisse l’éviter. Et ce qui me fait le plus de peine, croyez-moi, c’est d’avoir à bord vos deux intéressantes jeunes filles. Si elles n’étaient pas à bord, ah ! morbleu, je ne les aurais pas laissés courir si longtemps, ces pirates, et je leur aurais au moins sauvé la moitié du chemin. Ce n’est pas la première fois que mon bon Zéphyr s’est trouvé bord à bord d’un forban. J’ai un équipage, Sir Gosford, comme vous n’en trouverez peut-être pas un autre semblable. Mais, vous savez, il ne faut qu’un accident, une chose qu’on ne peut prévoir, un rien, pour tourner les chances, et je crains pour vos enfants, seulement pour elles.

— Et si mes enfants n’étaient pas à bord !

— Oh ! alors ce serait bien autre chose. Vous rappelez-vous, il y a dix huit mois, avoir vu sur tous les journaux des États-Unis la destruction d’un nid de pirates et la prise de trente-cinq forbans qui furent jugés et exécutés à la Nouvelle-Orléans ?

— Oui, je m’en rappelle.

— Eh ! bien, ces trente-cinq forbans faisaient partie d’un équipage de soixante-dix, qui montaient un navire de plus grande force que cette corvette qui nous suit à l’arrière ; et c’est mon Zéphyr avec mon équipage qui ont attaqué et pris ces pirates, après avoir tué la plus grande partie de leur monde et avoir vu périr le reste avec leur vaisseau dans les flammes.

— Et n’aviez-vous pas un plus nombreux équipage ?

— Non, le même nombre, et tous les mêmes hommes, à l’exception de sept qui furent tués dans le combat, et que j’ai remplacés depuis.

— Eh bien, capitaine, voici ce que j’ai à vous dire : je suis le père de l’une de ces jeunes filles et l’autre est sous ma protection, vous sentez que leur vie et leur honneur me sont aussi précieuses que ma propre vie.

— Sir Gosford, vous êtes un noble père, lui dit le capitaine ; vous veillerez sur vos filles dans la cabine.

— Non, capitaine. Je me battrai sur le pont avec vous.

— Et pourquoi faire ? Ne serez-vous pas bien mieux auprès de vos enfants pour les rassurer et veiller sur elles ? Retournez maintenant les trouver et le plus tôt vous pourrez descendre sera le mieux. Surtout donnez-leur à entendre que la corvette est un vaisseau de guerre et non un pirate.

— Croyez-vous qu’il y ait actuellement quelque danger ?

— Non, pas encore, leurs boulets ne pourront pas nous atteindre de quelque temps. Allez et je vous dirai encore un mot avant le combat.

Pendant que le maître d’équipage faisait exécuter les ordres du capitaine, celui-ci, un bras passé par dessus l’étai de misaine, réfléchissait à la terrible responsabilité qui en ce moment pesait sur lui. Il se figurait les atrocités que commettraient les pirates s’ils s’emparaient de son navire, son cœur se serrait dans sa poitrine et il tressaillait involontairement. « Oh ! non, se dit-il à lui-même, oh ! non, avant que cela arrive, ils me marcheront sur le corps ou je ferai sauter mon vaisseau. On peut mourir avec honneur, cela n’arrive qu’une fois ; mais vivre pour voir un tel spectacle, oh ! jamais ! » Sa figure s’était animée, son œil brillait, ses narines se dilataient comme s’il eut respiré le carnage.

— Holà ! mes enfants, nettoyez-moi ce pont bien net, leur dit-il en se retournant vers son équipage ; si ces messieurs veulent nous faire une petite visite, qu’on les reçoive au moins proprement !

— Et moi, mon maître, interposa Trim en riant de son gros rire de nègre, j’ai envie de leur préparer une ratatouille de ma façon accompagnée d’un gombo filé, ce qu’on appelle filé, mais tel qu’ils n’en mangent pas souvent.

— Bravo ! cria l’équipage.

Le capitaine sourit et s’assit sur l’affût d’un des canons du gaillard d’avant. Il ne put s’empêcher d’éprouver un sentiment d’orgueilleuse satisfaction de se voir à la tête d’aussi braves marins. En effet, il aurait été difficile de trouver soixante hommes, y compris Trim, aussi braves, aussi robustes, aussi actifs, aussi expérimentés, aussi obéissants. Il sentait qu’il fallait qu’ils mourussent tous, jusqu’au dernier, avant que les pirates pussent se dire maîtres du vaisseau, et que tant qu’il y en aurait un, un seul, celui-là ferait plutôt sauter le navire que de se rendre. Cette idée était bien une consolation sans doute, mais elle n’en était pas moins une preuve que, dans l’opinion du capitaine au moins, l’engagement qui se préparait allait être acharné, et que les chances étaient douteuses.

Quand le pont eut été nettoyé, le capitaine fit distribuer à chacun les armes suivant son occupation, il fit ouvrir les soutes aux poudres et apporter aux pieds des mâts tout ce qui pouvait servir à l’abordage. Les gabiers avec leurs carabines montèrent dans les hunes, les canonniers se rangèrent près de leurs pièces, la mousqueterie se distribua le long des passe-avants ; les grapins, les piques, les grenades, tout fut disposé en son lieu et place.

Les passagers, sans en excepter l’intrépide comte d’Alcantara, étaient dans une inquiétude facile à imaginer ; Sir Gosford seul conservait son calme et son sang-froid habituel. Quant au capitaine, sa résolution était prise, se battre jusqu’à la mort, et à la dernière extrémité faire sauter le navire. Sa résolution était extrême, mais enfin mieux valait la mort que le déshonneur.

Clarisse Gosford ôtait restée sur le pont, examinant tous ces préparatifs de défense et de destruction. En vain son père lui avait conseillé de descendre et de suivre sa jeune amie dans la cabine. Clarisse avait suivi avec une anxieuse curiosité toutes ces dispositions ordonnées avec calme par le capitaine, et exécutées tranquillement, sans confusion, sans bruit, mais promptement, par les gens de l’équipage, dont la figure impassible et sévère ne trahissait pas le moindre signe de crainte, quoiqu’elle exprimât en même temps la gravité avec laquelle ils considéraient la présente conjoncture.

Le capitaine, qui avait évité de se trouver près de Clarisse, ayant été obligé de se rendre, pour surveiller une manœuvre, sur le gaillard d’arrière, où elle était avec son père, elle alla droit à lui et lui demanda d’un ton ferme :

— M. le capitaine, je sais que nous allons avoir une bataille, vous n’avez pas besoin de me le cacher, je le vois bien ; je n’ai pas peur, ainsi ne craignez pas de me dire la vérité. Croyez-vous que vous ne pourrez éviter l’abordage ?

La question était directe. Il n’y avait pas moyen d’éluder la réponse. Dire ce qu’il ne pensait pas, pouvait avoir de funestes résultats, au cas où ses plus sérieuses craintes se réaliseraient ; dire ce qu’il pensait, pouvait lui causer un choc dangereux. Le capitaine se trouvait plus embarrassé qu’il ne l’aurait été, s’il eut eu à répondre à dix brigands qui lui auraient demandé la bourse ou la vie, le pistolet sur la gorge.

— Vous ne répondez pas, capitaine.

— Pardon, mademoiselle, mais je ne sais pas… peut-être… voyez-vous… ça dépend.

— Tenez, capitaine, je vais vous dire : je vous comprends, c’est assez. Vous croyez qu’un abordage est inévitable, et vous n’osez me le dire. C’est bien bon à vous, capitaine, mais ne vous inquiétez pas par rapport à moi, j’ai ici de quoi me défendre, et elle lui montra deux petits pistolets en miniature, damasquinés et montés en bois d’acajou.

— Mais que feriez-vous avec cela, faible et courageuse enfant que vous êtes ?

— L’un pour le premier qui osera me toucher ; l’autre pour moi, plutôt que de tomber vivante entre leurs mains !

— Vous exagérez notre position ; quand même nous serions vaincus, ce qui n’est pas encore accompli, nous en serions quittes pour être faits prisonniers de guerre et être relâchés quelque temps après, aussitôt qu’ils auront reconnu que nous sommes citoyens américains, naviguant sous le pavillon américain.

— Mais ce navire n’est donc pas un vaisseau pirate ?

— Pirate ? mais non ; ne voyez-vous pas le pavillon anglais qui flotte au haut de son mât ? C’est un vaisseau de guerre qui nous prend pour quelqu’ennemi portant de fausses couleurs.

— Oui, c’est vrai ; je vois bien le pavillon anglais. Ainsi vous croyez donc que ce ne sont pas des pirates, comme nous l’a dit le comte d’Alcantara ?

— Le comte ? Mais comment peut-il vous avoir dit une semblable folie ? À moins qu’il ne soit troublé, il aurait dû voir, comme vous et moi, que c’est un vaisseau de guerre anglais. Demandez à votre père, il vous dira comme moi.

— Holà, Sir Gosford, n’est-ce pas que ce vaisseau porte le pavillon…

— De la Grande Bretagne, répondit Sir Gosford qui venait d’entendre ce que le capitaine avait dit. En ce moment un éclair brilla à l’avant de la corvette, une légère fumée s’éleva à sa proue et une détonation se fit entendre.

— Un coup de canon ! dit Clarisse, en tressaillant malgré tous ses efforts pour rester calme.

— Oui, mademoiselle, répondit le capitaine. Le boulet est venu s’ensevelir dans une lame à deux ou trois encablures de nous ; vous feriez bien d’aller rejoindre votre amie, qui n’est pas aussi courageuse que vous. Aussi bien j’ai un mot à dire à votre père, qui ira bientôt vous retrouver.

— Sir Gosford, dit-il aussitôt que Clarisse fut partie, voici ce que j’avais à vous dire : mon parti est pris, je n’attendrai pas que les pirates viennent à l’abordage ; j’irai, moi, les trouver chez eux. Aussitôt que je verrai la corvette assez près, je virerai de bord sur elle, et ce sera sur le pont de la corvette que se décidera la bataille. Si nous sommes vaincus, vous ne me reverrez plus, car je serai mort. Dans ce cas, il ne vous restera plus qu’une chose faire, et ce sera bien mieux que de tomber aux mains des pirates : vous ferez sauter le Zéphyr. Vous connaissez l’écoutille qui communique à la soute aux poudres ; un tison ou un coup de pistolet, et l’affaire est faite ! J’ai confiance toutefois que vous n’en serez pas réduit à cette extrémité. Je vous connais et je ne crains pas d’imprudence de votre part. Je vais faire boucher et clouer le grand hublot de la cabine et fermer toutes les issues. Il n’y aura que l’escalier à garder, dans lequel il ne peut descendre qu’un homme à la fois. Vous fermerez la porte et je vais vous donner trois hommes, en outre de mon nègre Trim, sur lesquels vous pouvez compter comme sur vous-même. Je réponds que tant que Trim ne tombera pas, il n’y a pas de danger. Il tiendra son poste jusqu’à la mort. D’ailleurs j’aurai moi-même un œil à la cabine, et comme la scène sera transportée sur le pont de la corvette, il n’y aura pas de danger, j’espère.

— Capitaine, mais n’est-ce pas un grand risque que vous faites-là ? Il serait, ce me semble, plus prudent d’attendre l’ennemi que d’aller chez lui. Il peut vous préparer quelques embûches.

— C’est vrai ; mais cependant comme il ne s’attend certainement pas à ce que nous l’abordions, il sera surpris ; et en profitant du premier instant d’étonnement, nous en viendrons peut-être à bout plus facilement. Dans tous les cas telle est ma décision pour le moment, et à moins qu’il ne survienne quelque chose pour déranger mes plans, je l’aborderai.

— Je sens que c’est par rapport à mes enfants que vous en êtes venu à cette détermination ; merci, capitaine !

Une larme de reconnaissance vint un instant trembler à la paupière de Sir Gosford ; il pressa la main de Pierre dans les siennes, et le quitta pour aller rejoindre ses enfants, en lui jetant un de ces regards qui veulent dire : « J’ai foi en vous, vous êtes le plus noble et le plus généreux des hommes. » Une amitié vive et profonde venait de se former entre ces deux hommes qu’un simple hasard avait rapprochés.

— Timonier, comment est la barre ?

— Ouest quart nord-ouest, capitaine. Le vent mollit.

— Jetez le loch.

— Oui, oui, répondirent deux matelots, qui s’élancèrent pour jeter le loch à la mer ; ils comptèrent.

— Combien de nœuds ?

— Cinq, capitaine.

Le vent avait molli tout d’un coup. Il ne ventait plus que par petites risées inégales, et le vaisseau ne filait plus que cinq nœuds. Les voiles étaient à peine enflées, et par moment battaient sur les mâts quand le Zéphyr revenait, en se soulevant sur la lame. Le capitaine fit border la brigantine et orienter toutes les voiles au plus près. Sous cette nouvelle allure, le Zéphyr faisait autant de route que la corvette ; il se tint ainsi à la même distance, hors de la portée de canon, pendant plus d’une demi-heure.

Quand il ne venta plus qu’une brise légère, le capitaine donna l’ordre aux gabiers de descendre, fit déposer les armes aux pieds des mâts, et commanda tout le monde à la réparation des manœuvres. Deux vigies furent placées dans les hunes pour surveiller les mouvements de la corvette. Au bout d’une heure le temps était à peu près calme ; le navire cependant continuait à plonger à la lame, et tanguait considérablement.

En un instant toutes les soutes aux cordages, aux voiles, aux mâts de rechanges, furent ouvertes. La plus grande activité régnait sur le pont, qui avait changé son apparence de guerre pour celle d’un vaste atelier où cent bras étaient activement employés.

Le capitaine, qui se sentait soulagé d’une immense responsabilité, descendit à la cabine.

— Eh bien ! capitaine, quelle nouvelle ?

— Le vent est tombé. Si le calme peut durer vers les trois heures de l’après-midi, nous aurons réparé nos avaries, jumelé les mâts, remplacé nos voiles, et après cela qu’il souffle tant qu’il voudra, nous sommes sauvés.

— Et vous croyez que le calme tiendra ?

— Il y a toute apparence.

Cette nouvelle fut reçue comme une bénédiction du ciel, puis chacun s’empressa de monter encore une fois sur le pont, où un spectacle bien différent de celui qu’ils y avaient vu une heure auparavant, vint frapper leurs regards. À l’arrière, la corvette, un peu en dehors de la portée de canon, se balançait lourdement et s’élevait sur les lames, ayant toutes ses voiles dehors. Le Zéphyr aussi portait ses voiles, qui clapotaient sur les mâts à chaque roulis du vaisseau.

Le temps était chaud, le soleil dardant à pic ses rayons brûlants ; quelques nuages gris restaient stationnaires au firmament, et semblaient contempler ces deux vaisseaux prêts à s’entre-détruire, et qui n’attendaient qu’un souffle de vent pour commencer leur œuvre de destruction et de carnage.

À mesure que le calme durait, la sérénité prenait dans l’âme de tout le monde la place des sentiments si naturels d’appréhension et de crainte, que l’on éprouve à la veille d’une bataille et surtout d’une bataille sur mer, où il n’y a pas de retraite possible. Sur mer, la mort vous environne de tous côtés ; sur le vaisseau le fer, le feu, les balles ; hors du vaisseau la mer et ses abîmes. La mort, partout la mort !

Les heures s’écoulèrent ainsi, chacun parlait peu mais pensait beaucoup, jusqu’à ce que la clochette du maître d’hôtel, encore une fois, vint annoncer que le dîner était servi. *

Sur les quatre heures de l’après-midi, la mer était tout à fait calme ; les avaries du Zéphyr était complètement réparées ; des mâts de rechange avaient été substitués à ceux qui avaient été brisés, de nouvelles voiles avaient remplacé celles qui manquaient. Quand le dernier cordage eut été fixé dans les poulies, un hourra s’échappa simultanément de la poitrine de tout l’équipage, et à bord tout sembla rentrer dans les habitudes de routine journalière. Il semblait que la corvette n’était plus là, à leurs talons. Le Zéphyr avait toutes ses voiles maintenant et pouvait se jouer de la corvette ! À la profonde sollicitude avait succédé une espèce de folle et insouciante sécurité. Les tribordais descendirent dans la batterie, et les babordais faisaient nonchalamment leur quart.

Le reste de la journée se passa ainsi et le soleil descendit dans la mer où il s’engloutit lentement comme un globe de feu.

Après le souper, l’atmosphère était lourde et le temps bas et sombre. Aucun souffle de vent ne ridait la surface des eaux. Le timonier avait quitté la barre et regardait, par-dessus le couronnement de poupe, la mer qui phosphoresçait lorsque quelque poisson venait soudre à la surface de l’eau. Les gens de quart, assis par groupes, conversaient entre eux et fumaient.

Il n’y avait pas d’apparence de vent. Tout annonçait une nuit tranquille. Peu-à-peu les passagers descendirent à leurs cabines et se couchèrent.

Le capitaine Pierre fit le tour du navire, examina soigneusement toutes choses, fit mettre les canons en serre, après quoi il appela l’officier de quart.

— Vous aurez soin, lui dit-il, de tenir constamment une vigie à la hune d’artimon, et de veiller strictement les mouvements de la corvette à l’arrière. Au moindre signe de brise, faites-moi éveiller. Surtout, veillez la corvette.

— Oui, mon capitaine.

Le capitaine Pierre descendit se coucher, non sans quelqu’inquiétude à l’endroit des pirates.

Quatre coups viennent d’être piqués sur la cloche. Les passagers dorment profondément ; le capitaine ronfle ; le Zéphyr est immobile, comme une sentinelle des horse-guards à Londres ; le matelot qui vient de piquer la cloche fait entendre son monotone refrain « à l’autre bon quart ! Tout repose à bord du Zéphyr. »

Cependant tout ne reposait pas à bord de la corvette. Qui eut pu voir ce qui s’y passait et entendre ce qui s’y disait, eut entendu beaucoup de choses et vu beaucoup de mouvements et d’activité. Il eut vu des canots, des chaloupes et toutes les embarcations de la corvette descendre tranquillement à l’eau ; il les eut vues remplies de figures féroces ; il eut vu des pistolets et des poignards à leurs ceintures, et il eut lu dans leur physionomie « mort et carnage ; » il eut vu les embarcations glisser rapidement et sans bruit sur la surface liquide et se diriger vers le Zéphyr.

Parmi l’un des groupes qui causaient nonchalamment et fumaient à bord du Zéphyr, il y avait un homme qui n’était pas de quart, mais qui veillait parce qu’il ne pouvait pas dormir. Cet homme c’était le docteur Trim. Le docteur était très-aimé des matelots pour ses contes, qui les amusaient, et ses chansons de nègre, qui les faisaient rire. Or Trim leur racontait, en ce moment, une des plus intéressantes histoires de nègres marrons, et il en était à une scène qui les faisait rire à cœur-joie, quand tout à coup Trim se redressa, fit un signe du doigt et leur cria « chut. » Il écouta encore de toutes ses oreilles.

— C’est rien, dit-il, moué cru entendi qué chose.

— Qu’as-tu entendu ?

— Moué sé pas, pit-être la brise, pit-être la lame li clapoté, pit-être rien.

— Allons, continue.

Trim continua son histoire, la reprenant où il l’avait laissée. Il eut à peine dit quelques paroles, qu’il s’arrêta tout court.

— Chut ! moué enten’di qué chose, c’est sûr, C’est pas la lame, c’est pas la brise. Allons voir par dessus le bord.

Tout le groupe alla avec Trim ; ils regardèrent mais ils ne virent rien.

— Écoutez, dit Trim, entendez-vous ? moué entendi qué chose ; moué sé pas quoué, mais entendi toujou.

Ils prêtèrent l’oreille et n’entendirent rien.

— Tu rêves, Trim, viens nous rachever ton histoire ou bien vas-t-en rêver dans ton hamac.

— Non, moué pas rêve : dans tout cas moué va aller rêver comme vous di, non pas dans mon l’hamac, mais dans la zune.

Trim monta dans la hune d’artimon à côté de la vigie qui s’était endormie, et qui se réveilla en entendant monter dans les haubans.

— Trim, est-ce toi ? que viens-tu faire ici ?

— Y fairi trop chaud en bas, et moué vini prendre l’air en haut ; et pis encore moué cri avoir entendi qué chose, sé pas quoué, comme le bruit des rames sourdes, écoutons, regardons. Ah ! moué entendi encore.

Le matelot en vigie mit sa grosse main goudronnée derrière son oreille, en forme de cornet acoustique, et écouta.

— Je n’entends rien, rien du tout.

— Eh bien, moué entendi bien à c’t’heure ; Ah ! tiens, regarde du côté de l’arrière, là bas, vois t’y qué chose qui brille sur l’eau ?

— Sur l’eau, non ; ah ; oui, arrête ; mais ce n’est rien ; quelques gros poissons qui dorment à la surface, et qui agitent l’onde et la font étinceler avec leurs nageoires.

Trim regarda et écouta encore quelques instants, et quand il eut été satisfait de son examen :

— Vois ti et entends-ti maintenant ?

— Je n’entends rien, et je ne vois rien, si ce n’est de temps en temps l’eau qui étincelle, quand quelque poisson vient l’agiter.

— Oh non, n’est pas poisson qui agite l’eau, trop régulier pour ça ; moué voyé bien longue trace continuelle et de chaque côté itou des étincelles comme des rames qui plongent. Tiens, regarde, y a un, deux, trois, quatre embarcations. Moué sûr, moué descendi avertir officier de quart.

— Eh bien, va ; je vais veiller de mon côté.

Trim descendit et alla faire part à l’officier de quart de ses soupçons. L’officier de quart, après s’être satisfait par lui-même qu’en effet il y avait quelque chose qui remuait et faisait étinceler l’eau à une grande distance encore dans la direction de la corvette, descendit réveiller le capitaine.

— Capitaine, capitaine.

— Eh bien, qu’y a-t-il ?

— Je ne sais trop, on aperçoit au loin, à l’arrière du navire, la mer qui étincelle comme si elle était frappée par quelque chose comme le mouvement régulier de rames. Le docteur Trim m’assure qu’il entend le bruit de rames.

— Trim dit-il qu’il entend le bruit de rames ?

— Distinctement.

— C’est bien, retournez ; dans un instant je vous suis.

Le capitaine à la hâte s’habilla et monta sur le pont. Les divers groupes de matelots s’étaient levés et regardaient par dessus les bastingages. Trim était remonté à la hune d’artimon où le capitaine le suivit, tenant à la main sa longue-vue de nuit.

— Eh bien, Trim, que vois-tu ?

— Cinq chaloupes, mon maître, là-bas.

Et il étendit la main dans la direction de la corvette.

— Et entends-tu quelque chose ?

— Oui, mon maître, la plonge régulière de rames dans l’eau et leurs contrecoups contre les tolets.

— Es-tu sûr ?

— Bien sûr.

Le capitaine, qui connaissait l’extraordinaire développement des organes visuels et acoustiques de son nègre, crut qu’il était prudent de prendre ses précautions, quoique lui-même ne put rien entendre, et qu’avec sa longue-vue il put à peine distinguer la phosphorescence, régulièrement interrompue et renouvelée de la mer, dans la direction que Trim lui avait désignée. Il fit en conséquence appeler tout l’équipage sur le pont, fit carguer toutes les basses voiles et les focs, et recommanda le plus grand silence et la plus stricte attention. Il fit placer au pied du mât de misaine un chaudron qu’il remplit de combustible et d’alcool, afin de donner de la lumière sur l’avant en cas de besoin, Un baril de goudron fut défoncé et placé auprès afin d’alimenter la flamme, s’il était nécessaire. Les armes furent distribués, deux canons furent tirés de leurs embrasures, chargés à mitraille et placés sur le gaillard d’arrière à tribord et à bâbord, de manière à enfiler le pont de bout en bout. La plus grande obscurité régnait sur le pont ; le capitaine fit éteindre tous les fanaux, un seul fut allumé et suspendu au beaupré. Il fit soigneusement enlever et retirer toutes les amarres qui pendaient le long du navire, excepté celles qui pendaient au beaupré. Puis quand toutes ces opérations furent terminées, il alla à l’arrière du vaisseau. Appuyé sur le couronnement de poupe il pouvait alors clairement distinguer les chaloupes par leur sillage phosphorescent. Il entendait aussi le bruit sourd que faisaient les rames rembourrées sur leurs tolets. Il n’y avait point à s’y tromper, quoique les chaloupes et les pirates fussent enveloppés dans la plus profonde obscurité. Grâce à l’extrême finesse de l’ouïe du docteur Trim, une surprise n’était plus possible de la part des pirates. Les écoutilles furent fermées, le grand hublot de la cabine cloué, trois hommes et Trim, furent placés au pied de l’escalier de la cabine, armés de pistolets et de sabres. Trim avait préféré s’armer d’une énorme barre de fer quarrée, qui semblait en ses puissantes mains comme une baguette légère. Les gabiers de combat étaient placés sur les hunes avec leurs carabines et des provisions de grenades ; tout le long des passe-avants se tenaient cachés ces hardis marins du Zéphyr, dont le capitaine avait raison d’être si fier. Le capitaine était partout, examinant et ordonnant tout par lui-même. Son pas léger et actif, sa parole vive et animée, ses manières posées et assurées, tout annonçait chez lui la plus grande confiance dans les dispositions qu’il avait prises pour recevoir ses nouveaux hôtes. À chacun il adressait un mot bienveillant et une parole d’encouragement.

— Remercions la providence, mes enfants, leur disait-il, de ce que nous avons été avertis à temps pour pouvoir faire à ces gens-là une réception digne de leur visite. Ils ont cru nous prendre à l’improviste et nous trouver plongés dans les bras du sommeil ; ils pensaient nous surprendre, et ils vont être bien surpris à leur tour. Les choses sont arrangées pour leur faciliter l’abordage par l’avant ; nous leur avons allumé un fanal et tendu des amarres ; c’est par là qu’ils monteront et nous saurons où les prendre. Silence, mes enfants, et attention. Quand je vous donnerai le signal, vous vous jetterez tous à plat-ventre et nous essayerons sur eux l’effet de ces deux canons à mitraille, que nous avons braqués à l’arrière.

En ce moment une figure montait de la cabine. Cette figure c’était celle du comte d’Alcantara, qui, ayant entendu tous ces préparatifs et voyant quatre hommes armés dans la cabine, ne put résister à son envie d’aller sur le pont voir ce qui s’y passait. Par précaution il s’était armé de deux pistolets à six coups chaque, espèce de revolvers nouvellement en usage, qu’il mit dans les poches de son paletot. En arrivant sur le pont, son premier soin fut de regarder tout autour de lui, puis ne voyant rien, n’entendant rien, il s’assura que la brise dormait et qu’il n’y avait pas de vaisseau à craindre, alors il se hasarda à faire un pas en avant. Ayant appris que le capitaine était en ce moment près du mât d’artimon, il passa à l’avant. À mesure qu’il avançait sa résolution et son assurance faiblissaient en voyant tous ces hommes silencieux, qui se baissaient pour ne pas se montrer au-dessus des bastingages.

— Mais, est-ce que je rêve, se dit-il en se frottant les yeux et les écarquillant ? Sont-ce des hommes ou des spectres ? Et il allongea la main pour juger par lui-même si c’était une réalité ou une illusion. Il eut peur, et il retourna à la cabine. La porte était fermée.

— On n’entre pas, lui dit une voix sourde et gutturale.

Il se retourna vers un matelot et lui demanda ce que tout cela signifiait.

— Silence, répondit la sentinelle, on ne parle pas ici…

— Allons, se dit-il à lui-même, décidément je ne comprends plus rien. Il paraît que je joue le rôle de Télémaque, descendant sur la rive de l’Achéron, et ne rencontrant sur ses pas que les ombres de guerriers muets. Si on ne parle pas, on marche du moins ; et encore une fois il se dirigea vers le gaillard d’avant.

À peine fut-il arrivé vis-à-vis le mât d’artimon qu’un cliquetis, comme celui de fusils que l’on arme, se fit entendre sur toute la longueur des passe-avants. Le premier mouvement du comte fut de se sauver à la cabine, mais il se souvint que la porte en était fermée et gardée, et il s’élança dans les haubans du mât d’artimon. Il ne put parvenir sur la hune, craignant de se hasarder dans les haubans de revers ; il se blottit du mieux qu’il put, n’osant ni descendre ni monter.

En ce moment les pirates arrivaient ; nageant sans bruit et lentement ; ils firent le tour du vaisseau et passèrent à la proue. Tout était dans le plus profond silence et la plus grande obscurité, seul le fanal du beaupré jetait une faible lueur sur le gaillard d’avant. Bientôt on vit une tête s’élever au-dessus du coltis et regarder avec précaution, puis un homme se hissa sur le beaupré et fit un signe. En un instant vingt pirates grimpèrent par les amarres, tenant leurs sabres entre les dents. De leurs deux mains ils ont saisi le beaupré ; déjà leurs pieds touchent les bastingages, la lame de leurs sabres brille au reflet de la lumière du fanal, ils se baissent pour sauter sur le pont, quand tout à coup on entend une voix qui crie :

— Feu !

Et la détonation d’une trentaine de mousquets retentit dans le silence de la nuit ; les balles sifflent et cinq à six pirates culbutent à la mer, frappés à mort ; d’autres tombent blessés sur le pont.

— Dieu, mes enfants, cria le capitaine, en avant maintenant !

Les marins du Zéphyr s’élancent sur le gaillard ; le capitaine ordonne de mettre le feu au chaudron, et une immense flamme s’élance et répand au loin sa lumière sur les eaux. Ce fut alors une horrible mêlée. Les pirates montent par les amarres, se hissent les uns sur les autres ; ils lancent leurs grapins dans les cordages et grimpent dans toutes les directions. Une voix retentit qui les encourage. C’est Cabrera, Antonio Cabrera leur chef. Il est sur le gaillard d’avant avec une dizaine des siens, repoussant l’attaque et favorisant l’abordage des pirates. Le tumulte est à son comble. Tout est confusion. Pirates et Zéphyr sont confondus. C’est une lutte acharnée, homme à homme ; tout se culbute et se relève pour rouler et se culbuter encore. Les fusils ne servent plus ; les pistolets sont déchargés. Le sang ruisselle et rend le pont glissant. Tous les pirates sont maintenant montés, Le gaillard d’avant est trop petit pour les contenir. Les Zéphyrs semblent céder sous les efforts prodigieux de Cabrera et de ses gens. La flamme bleuâtre de l’alcool et des combustibles, qui brûlent dans le chaudron, répand une lueur blafarde sur leurs figures, couvertes de poudre et de sang. Ils sont serrés en masse compacte et pressent devant eux les Zéphyrs qui reculent pied à pied, mais en ordre.

Le capitaine Pierre n’est pas avec eux, il est à l’arrière, debout sur son banc de quart, son porte-voix à la main ; il suit avec sang-froid la lutte qui rugit à l’avant du navire. Il voit ses Zéphyrs qui cèdent peu à peu ; il ne craint rien, car il sait que c’est une manœuvre qu’ils exécutent afin d’amener les pirates sous la portée de ses deux canons. Arrivés près du mât d’artimon, les Zéphyrs déchargent leurs derniers coups de pistolet ; les pirates hésitent, s’arrêtent et se pressent en masse serrée.

— Ventre à terre ! cria le capitaine à travers son porte-voix.

— Feu !

Et les deux canons partent ensemble, enfilant le pont de bout en bout, à la hauteur de poitrine d’homme ; la mitraille balaye et fauche à travers les rangs des pirates qui sont restés debout. Ceux qui ne sont pas tombés, se retirent précipitamment vers le beaupré pour sauter dans les chaloupes. Mais Cabrera est là, il les arrête de sa voix : — « Je tue le premier qui recule, crie t-il, en avant ! suivez-moi ! » Et il s’élance encore une fois à la tête des siens. Mais cette fois Pierre est aux premiers rangs de ses braves Zéphyrs. La mort suit leurs sabres qui tranchent et fauchent dans les rangs des pirates. Cabrera a reconnu Pierre, et c’est sur lui que se concentrent toute sa rage et toute sa fureur. Il fait des efforts inouïs pour le rejoindre. En vain son sabre promène la mort devant lui, la mêlée est trop affreuse, des masses d’hommes le séparent de celui qu’il voudrait tenir sous sa main.

Déjà les pirates cèdent au nombre ; ils hésitent, ils reculent ; Cabrera en vain les exhortent à le suivre, quand tout à coup un cri perçant retentit dans les airs ; une masse tombe du mât d’artimon dans le baril de goudron, le baril roule sur le pont sous le poids qui l’entraîne, cette masse se redresse et retombe dans le chaudron de combustible pour s’en relever tout en feu. C’est un homme ! Les combattants s’arrêtent et s’étonnent à ce phénomène inattendu ; les flammes l’enveloppent de langues de feu, la douleur lui arrache des cris qui ne sont pas humains.

Il ne voit plus, il se précipite partout, se darde à travers les rangs des pirates ; ses pistolets à six coups ont pris feu et partent d’eux-mêmes, tuant et blessant à droite et à gauche ceux qui l’entourent.

Le capitaine, qui a compris et reconnu l’infortuné comte d’Alcantara, profite de la confusion et pousse les pirates le sabre dans les reins. Le pont est jonché de cadavres ; tous ceux qui échappent à la mort sautent à la mer. Cabrera, qui voit que tout est perdu, s’élance pour sauter par-dessus le bord, mais une main de fer le saisit par le collet de son habit, et lui crie dans les oreilles :

— Ah ! ah ! c’est vous qui avez voulu me frotter à Matance, nous allons voir ; c’est à mon four maintenant.

Mais à peine Tom a-t-il le temps de lui porter une couple de coups de poing, que trois à quatre Zéphyrs se jettent sur Cabrera et le font prisonnier. Avec Cabrera finit le combat, qui avait duré près d’une demi-heure avec un épouvantable acharnement.

On est parvenu, non sans peine, à s’emparer du comte d’Alcantara et à éteindre le feu qui le dévorait. Il est grièvement brûlé. On le transporte dans la cabine où les soins les plus empressés lui sont donnés par Sir Gosford. Heureusement qu’il ne s’est fait aucun mal dans sa chute. Après avoir lavé ses blessures, on lui applique du coton en ouate pour soutirer le feu de ses plaies, qui le font souffrir cruellement, quoiqu’elles n’aient rien de dangereux.,

Pendant ce temps-là, Pierre est sur le pont. Cinq pirates sont prisonniers et étroitement liés. Les matelots du Zéphyr sont rangés sur le pont et répondent à l’appel. Le résultat de l’appel fait voir qu’il y a eu trente deux blessés et cinq morts. Les pirates ont laissé treize morts sur le pont, sans compter ceux qui tombèrent à la mer sous le feu de la première décharge, et dix prisonniers y compris Cabrera. Les autres avaient sauté par dessus le bord dans l’espoir de regagner leur navire.

Quand le capitaine eut assisté au pansement de ses blessés, et qu’il eut vu que tout avait été remis en ordre sur le pont, il descendit à la cabine pour changer ses vêtements couverts de sang et en lambeaux. En le voyant entrer dans la cabine, Clarisse fondit en larmes ; elle voulut parler, mais son émotion était trop forte. Son amie, assise sur le sofa, n’avait pas la força de se lever et ne trouvait pas une parole pour exprimer au capitaine, tout ce qu’elle ressentait de reconnaissance. Sir Gosford-Vint tendre la main à Pierre et lui dit : « Vous êtes mon ami ! »

— J’accepte ; maintenant permettez que j’aille changer de toilette, dit le capitaine, en montrant sa chemise tachée de sang et son gilet en lambeaux ; et si vous le voulez bien, nous prendrons un réveillon ensemble.

Trois quarts d’heure après, un splendide réveillon fut servi par le maître d’hôtel. Le champagne et toutes les richesses de monsieur Lafond, le maître d’hôtel, furent mis en réquisition, et contribuèrent puissamment à bannir les sombres reflets, qui restaient encore, des scènes dont le Zéphyr avait été si récemment le théâtre. La conversation roula tout naturellement sur les événements qui venaient de se passer et plus particulièrement sur ce qui était arrivé au malheureux comte d’Alcantara.

— Il paraît, capitaine, que le chef de ces brigands est en ce moment prisonnier et en vos mains, demanda Sir Gosford.

— Oui, monsieur, et c’est un terrible homme. C’est dommage qu’il se soit laissé entraîner à ce genre de vie, il aurait pu jouer un rôle dans la société.

— Et que pensez-vous qu’on en fera ?

— Oh ! ils seront pendus lui et les autres prisonniers, c’est le sort qui les attend.

— Je serais bien curieux de le voir.

— Eh bien ! si vous le voulez, suivez-moi. Ils sont en ce moment sur le pont, liés et garrottés auprès du cabestan.

Clarisse et Sara se pressèrent contre Sir Gosford et suivirent le capitaine.

Quand ils arrivèrent auprès du cabestan, Cabrera retourna fièrement la tête vers les nouveaux arrivants. Sara pressa convulsivement la main de Clarisse, lâcha un cri déchirant et tomba sans connaissance dans les bras de Sir Gosford, en murmurant le nom « d’Antonio. »

En ce moment la lune se levait, et la brise commençait à se faire sentir.


CHAPITRE VIII.

la revue des troupes.


Depuis deux à trois mois, un jeune homme avait fait l’acquisition d’une des plus belles plantations des environs de la ville de Matance. C’était un étranger. Personne ne le connaissait, mais il était si beau, si bien fait, si noble dans ses manières, si riche, qu’il devint bientôt l’objet de l’admiration de toutes les jeunes filles de la cité. Tous les jours il venait à la ville monté sur un magnifique cheval barbe, qu’il maniait avec grâce ; il descendait d’ordinaire au Café de la Régence où, après avoir jeté la bride de son cheval au garçon de l’écurie, il entrait prendre une tasse de chocolat et fumer une cigaritto. Il lisait les journaux, écoutait les nouvelles, et allait ensuite faire un tour sur les quais, d’où il revenait au café reprendre son cheval, après s’être promené quelque temps dans les rues de Matance, regardant les nouveautés et lorgnant les jolies signorittas.

En général, les jeunes et jolies filles n’aiment pas qu’on les lorgne, mais quand c’est un grand et beau jeune homme, à la taille si souple, aux yeux noirs si vifs, au teint brun si mâle, à la moustache si fine, comme notre nouveau planteur ; oh ! alors c’est bien différent. Elles pardonnent volontiers même un peu de hardiesse, pourvu qu’elles puissent paraître ne pas s’en apercevoir. Or, ce n’était pas par la timidité que péchait notre beau cavalier, tant s’en faut.

Tous les après midi, vers les six heures, quand le soleil brûlant des tropiques commençait à disparaître derrière les palmiers et les cocotiers, et que la brise du soir venait rafraîchir l’atmosphère si lourd, oh ! alors, comme les splendides promenades de Matance devenaient animées ! Toute la ville semblait se réveiller de sa longue sieste, pour venir respirer la vie avec le parfum des fleurs. Les vives et folâtres jeunes filles de l’île de Cuba, aux yeux noirs, aux longs cheveux soyeux, au teint chaud, au tempérament ardent, venaient boire à longs traits, à la coupe des plaisirs dans ce délicieux atmosphère de la reine des Antilles. Les volantes, ces nonchalantes voitures de Cuba, aux somptueux attelages argentés, traînées par des mules sur lesquelles étaient montés les caléseros, avec leurs fantastiques chaussures ; les chevaux pur sang, avec leurs cavaliers aux larges espagnol ; les piétons avec leurs badines et leurs cigarettes ; tout se trouvait à la promenade, car c’est une fête de tous les jours aux Antilles que l’heure où le soleil se couche. C’est le rendez-vous de toute la ville : des gens d’affaires pour leurs transactions, des amants pour leurs amours. Or vous sentez bien que notre riche et élégant planteur ne manquait pas de se rendre tous les soirs, sur son beau et fringant cheval barbe. Comme les jeunes filles admiraient la fermeté avec laquelle il se tenait en selle, la vigueur et l’élégance avec laquelle il faisait bondir et caracoler son destrier, dont les naseaux brûlants semblaient jeter des flammes ! Quelquefois, par un bizarre caprice, il le lançait au galop, à travers la campagne, et au moment où il semblait emporté dans sa course impétueuse, il l’arrêtait tout court en le jetant sur ses hanches, et le faisait se dresser tout droit sur ses jarrets.

— Quel élégant cavalier ! disait une belle jeune fille, au teint un peu pâle et aux longs cheveux blonds bouclés, à sa vieille gouvernante, qui était assise près d’elle dans une magnifique volante. Il y a plusieurs jours que je le rencontre, et je ne le vois jamais parler à personne ; j’aimerais beaucoup à savoir qui il est.

Cette jeune fille n’était pas née à l’île de Cuba, son teint et ses blonds cheveux trahissaient une origine étrangère. Cependant sa longue résidence aux Antilles, où elle avait été amenée toute jeune encore, lui avait donné cet air de nonchalante et paresseuse mollesse, cette espèce de limpide morbidezza si particulière aux créoles des Îles.

— Je ne le connais pas ; je pense cependant que ce doit être ce riche étranger qui est venu dernièrement sur la superbe habitation de la Campagna, qu’il a achetée dit-on, à un prix extravagant, du vieux Don Garcia del Ricon.

— J’aimerais beaucoup à faire sa connaissance. Il faut, ma chère Carlotta, que tu trouves le moyen de me le présenter. Tu me feras bien ce petit plaisir n’est-ce pas, ma bonne Carlotta ?

Et la jeune fille jeta à sa duègne un coup d’œil si caressant, que la vieille Carlotta, qui était une vraie espagnole et se rappelait encore ses amours du jeune âge, ne put s’empêcher de sourire.

— Allons, je vois que je ne puis rien vous refuser, nous verrons, nous verrons ; mais surtout de la discrétion.

— Carlotta, prends garde ; le voilà qui vient, il nous regarde, oh ! mon Dieu, s’il allait s’apercevoir.

Et elle détourna la tête, un vif incarnat colorant ses joues d’une teinte purpurine ; mais pas assez vite cependant pour empêcher l’élégant cavalier, qui arrivait au léger galop de son cheval, de remarquer les vives carnations qui avaient trahi l’émotion de la jeune fille.

— C’est une bien belle personne ! se dit-il à lui-même, quand il fut passé, et j’ai cru remarquer mais non, c’est peut-être une erreur. Il se retourna cependant sur sa selle pour examiner la volante ; puis il arrêta son cheval ; puis il tourna la bride dans la direction que suivait la voiture et se mit à penser ; puis, tout en pensant, il lança son cheval au galop sur les traces de la volante, qu’entraînaient deux mules blanches richement caparaçonnées. Au bout de la promenade, la volante retourna ; et les yeux du jeune homme et de la jeune fille se rencontrèrent.

— Elle est bien belle, pensa le jeune homme.

— Il est bien beau, pensa la jeune fille.

D’étranges impressions se réveillèrent soudainement dans son cœur ; elle le sentit battre d’un mouvement jusqu’alors inconnu. Elle baissa la vue, et demeura longtemps silencieuse, la tête penchée.

Peu à peu les volantes quittèrent la promenade, et à mesure que les ombres de la nuit se répandaient sur la ville, les rues devenaient de plus en plus désertes. La volante aux mules blanches était partie depuis quelque temps et s’arrêtait à la porte d’une magnifique maison.

— Carlotta, vous ne chercherez pas à me procurer d’entrevue avec l’étranger ; je ne veux pas le voir… je ne puis pas…

Et la jeune fille s’était élancée de la voiture ; elle monta rapidement à sa chambre, où elle s’enferma.

Un homme à cheval, avait, de loin, suivi la volante et remarqué la maison où elle s’était arrêtée.

La blonde jeune fille, ce soir là, ne descendit pas au souper. La nuit, elle ne put reposer ; son sommeil était agité.

Le lendemain et les trois jours suivants, elle ne voulut pas sortir à l’heure de la promenade. Le soir du quatrième jour cependant, quand le soleil fut descendu sous l’horizon ; elle sortit pour prendre l’air sur le balcon, et un instant après elle vit passer, à cheval, le brillant inconnu, qui jeta un coup d’œil vers elle et partit au galop.

Le dimanche suivant, elle assista à la grand’messe de la Cathédrale, et elle aperçut le même jeune, homme, appuyé contre l’un des piliers de la nef, les yeux fixés sur elle. Après la messe, au moment où elle allait mouiller son doigt dans le bénitier, une main recouverte d’un gant blanc lui offrit l’eau bénite qu’elle n’osa refuser. Elle leva les jeux, c’était lui ! Elle se sentit prête à défaillir. Il était si beau, il avait l’air si noble, il était si poli ! Hélas ! pauvre jeune fille, si c’eut été un autre, peut-être n’eut-elle pas pensé que c’était de la politesse, mais bien une impardonnable effronterie ! et si elle eut su…

Le mardi suivant, il y avait grande revue des troupes nouvellement arrivées. Toute la ville devait y être, et la jeune fille y alla dans sa volante aux blanches mules. Il y était aussi, et elle l’eut bientôt distingué des autres, au milieu des cavaliers parmi lesquels il se trouvait. Le coup d’œil était splendide, la tenue des troupes magnifique, et les différentes évolutions qu’elles exécutèrent au son d’une musique guerrière, causèrent un enthousiasme général. Bientôt commencèrent les manœuvres de l’artillerie légère, dont les pièces, traînées par de vigoureux chevaux, semblaient emportées dans des tourbillons de poussière au bout de la plaine, tournaient comme sur un pivot et revenaient au grand galop des chevaux après avoir lâché leurs décharges.

Au bruit étourdissant du canon, deux mules s’étaient effrayées ; elles se cabrent, jettent à terre leur postillon et s’élancent dans leur épouvante à travers la campagne. Elles courent, elles blondissent par dessus les pierres, à travers les fossés. Une jeune fille est dans la volante qui, à chaque bond, menace de culbuter ou de se briser en éclats. Personne, de toute cette foule, n’ose porter secours à l’infortunée, qu’un rien peut jeter sous les roues de la volante ou sous les pieds des mules épouvantées. Un homme a reconnu les deux mules blanches, qui fuient à travers la plaine ; il plonge ses éperons dans les flancs de son cheval qui bondit comme un tigre blessé, secoue sa crinière, et part comme un ouragan sur les traces des mules. De sa cravache il lui sangle les épaules, de ses éperons il lui laboure le ventre. Cinquante cavaliers s’élancent après lui au galop, honteux de leur inaction et entraînés par l’exemple de cet inconnu. Les manœuvres de l’artillerie sont suspendues, toute cette foule suit de l’œil et est dans l’attente de quelqu’horrible catastrophe. L’inconnu n’est plus qu’à quelques pas de la volante, qui n’est pas encore brisée et maintient son équilibre ; il gagne du terrain à chaque bond de son rapide coursier ; il avance, il approche. Il est temps… Un précipice est à dix pas, et les mules s’y jettent tête baissée… Déjà il a saisi la bride de la mule qui se trouve la plus près de lui, et la jette sur ses hanches ; mais l’autre mule bondit dans ses harnais et entraîne et la volante et la mule qui est renversée. Le précipice n’est plus qu’à deux pas… il ne peut maîtriser la mule, ni saisir la bride… il court risque d’être lui-même blessé par les roues… Que faire ?… Prompt comme la pensée il tire un pistolet de sa poche et à bout touchant fait feu sur la mule qui s’abat sous le coup, il se jette à bas de son cheval, se précipite dans la volante et enlève dans ses bras la jeune fille évanouie. Une immense acclamation retentit dans les airs, et un cri d’enthousiasme universel salue une si courageuse action.

Cependant peu à peu la jeune fille reprend ses esprits. Une volante est bientôt amenée, et le jeune homme veut lui-même la déposer sur ses moelleux coussins. Elle entrouvre les yeux et reconnaît que c’est lui, encore lui ! Elle veut parler et ses lèvres ne s’agitent que pour prononcer des sons inarticulés. Ses amies qui étaient accourues s’empressent autour d’elle, et l’accompagnent à la demeure de son père, où elle ne tarda pas à revenir complètement à elle.

La conduite du jeune et courageux cavalier fut élevée jusqu’aux nues. On ne parla que de lui le reste de la journée. Personne ne le connaissait quoiqu’il s’appelait Antonio.

— Ma fille, lui dit son père, ce jeune homme t’a sauvé la vie, nous lui devons une éternelle reconnaissance, je le verrai et m’acquitterai envers lui, autant qu’il est en mon pouvoir, de ce que je lui dois.

Quant au jeune homme, il était remonté sur son cheval, qui, couvert d’écume, était revenu en hennissant au devant de son maître. Il repartit au galop afin de se soustraire aux félicitations dont on l’accablait par un acte qui, dans son idée à lui, ne méritait pas la peine d’être mentionné.

Le lendemain et les jours suivants se passèrent, sans que le brillant cavalier revint à la ville. Le père de la jeune fille fit d’inutiles recherches pour le rencontrer et lui exprimer sa reconnaissance. Il se rendit à la Campagna. L’économe de l’habitation lui répondit que le propriétaire en était parti, depuis deux jours, pour la Havane, où des affaires pressantes l’avaient appelé subitement.

Déjà deux semaines s’étaient écoulées, et la blonde jeune fille n’avait pas revu celui qui lui avait sauvé la vie le jour de la grande revue. Elle n’osait questionner les personnes de la maison. Tous les soirs, à l’heure de la promenade, elle s’y rendait, et s’en revenait triste et rêveuse, sans avoir pu rencontrer celui que son cœur cherchait.

Un jour, le soleil était demeuré caché sous de sombres nuages couleur d’encre ; un vent tiède soufflait sur la ville de Matance. Il y avait apparence d’un orage lointain, et aux signes du firmament et du baromètre, plusieurs heures devaient se passer avant que la tempête put commencer à se faire sentir. La jeune fille, ne pouvant résister à l’impatience fiévreuse qui l’agitait, appela son esclave Sambo et lui ordonna de lui seller son cheval. Quelques minutes après elle s’élança au galop, montée sur une blanche cavale, qui avait été nourrie dans les grasses prairies de l’Andalousie. Elle ne suivait aucune route choisie, elle n’avait aucun but dans sa course à cheval, elle ne voulait que de l’excitation, de l’air, le grand air pour respirer à l’aise et secouer la mélancolie qui l’accablait. Déjà elle a quitté loin derrière elle la ville et ses faubourgs ; sa blanche cavale bondit à travers les champs. Soit hasard, soit instinct, la cavale court dans la direction de la Campagna, l’habitation de l’étranger. Serait-ce que la campagne est plus belle dans cette direction ? Serait-ce que le parfum des orangers en fleurs est plus odorant de ces côtés ? Nous ne le savons pas. Peut-être que la jeune fille ne le pensait pas non plus. Toujours est-il que déjà sur un côteau dans la distance, commençait à apparaître la blanche toiture des cases des nègres de la plantation ; plus loin on aperçoit la maison de l’économe ; plus loin encore on distingue, à travers un massif de palmiers et d’orangers, la splendide demeure du propriétaire de la Campagna, avec ses petites tourelles à l’antique et sa façade de marbre blanc. Déjà la longue avenue, qui conduit de la grande route à la Campagna, se déroule à ses yeux comme un immense éventail dont les fanons vont en se rapprochant, jusqu’à ce qu’ils se réunissent aux deux pignons de la maison qui lui sert de base.

Elle regarde, et s’étonne de se voir rendue si loin de la ville et si près de cette demeure. Elle n’avait pas remarqué la route que sa cavale avait suivie, et dans la confusion de ses pensées, loin d’avoir cherché à réprimer la course vagabonde de sa monture, elle l’avait excitée de sa fine et souple cravache, à la tête d’argent, figurant deux colombes aux ailes renflées et s’entrebecquetant. Elle tira sur les rênes pour réprimer l’impétuosité de son cheval et retourner sur ses pas ; mais elle réfléchit que si elle retournait, quelqu’un peut-être pourrait croire qu’elle était venue tout exprès jusque-là ; et elle lança encore une fois son cheval et poursuivit la grande route.

À quelque distance au delà de la Campagna, la route bifurquait. L’une des branches était le grand chemin, et l’autre, moins large, s’enfonçait dans une forêt d’orangers et de bananiers et allait aboutir, en se rétrécissant, au pied d’une montagne aux flancs escarpés. Cette montagne était la ceinture extérieure dont nous avons parlée, et au delà de laquelle se trouvait l’esterre enfermée dans une seconde chaîne de rochers.

La jeune fille, toute absorbée dans ses pensées, ne remarqua pas que sa blanche haquenée, toute ruisselante de sueur, avait instinctivement pris le sentier plus frais et plus ombragé de la forêt. Combien de temps marcha-t-elle dans le sentier, combien de chemin fit-elle dans la forêt, elle n’en savait rien ; elle ne revint de sa rêverie que lorsque son cheval, qui depuis quelque temps marchait au pas, donnant çà et là un coup de dent à l’herbe tendre et fleurie, s’arrêta tout court, et se mit à hennir en dressant les oreilles. Les aboiements d’un chien se faisaient entendre à quelque distance ; un lapin s’échappa à quelques pas en avant et disparut au delà d’un détour que faisait le sentier dans la forêt, poursuivi par un chasseur, qu’elle reconnut pour l’étranger qui l’avait sauvée le jour de la revue. Au même instant un coup de fusil se fit entendre, et avant que la jeune fille put se raffermir sur sa selle et saisir la bride, son cheval se dressa sur ses pieds de derrière, pirouetta et partit épouvanté. Ce ne fut qu’à la sortie du bois qu’elle réussit à le maîtriser.

En arrivant à la maison, elle s’empressa de raconter à sa mère la rencontre qu’elle avait faite de l’inconnu. Le lendemain ni les jours suivants, Sara ne put avoir de nouvelles de celui-ci. Son père, qui avait fait plusieurs visites à la Campagna pour le rencontrer, n’avait pu le voir. Sa conduite mystérieuse commençait à donner des soupçons. Plusieurs fois on avait vu des personnes mal famées de la ville se rendant le soir à sa demeure, et n’en sortant qu’au milieu de la nuit. Enfin l’apparition de quelques bandits à la Havane, et les déprédations nocturnes auxquelles se mêlait le nom de l’inconnu, avaient donné l’éveil aux autorités de cette ville, qui envoyèrent des agents secrets pour surveiller les mouvements des propriétaires de la Campagna. Toutes ces rumeurs étaient parvenues aux oreilles de Sara ; son cœur franc et noble se révoltait de ces soupçons et de ces imputations injurieuses contre celui qui lui avait sauvé la vie, et pour lequel elle éprouvait un sentiment plus vif que celui de la reconnaissance. Elle pleurait en secret ; elle devint triste ; sa santé s’altéra sensiblement.

Son père, qui la surprit plusieurs fois versant des larmes et laissant échapper de profonds soupirs, crut qu’un voyage sur mer pourrait ramener ses esprits et rétablir sa santé. Le départ de son ami, Sir Arthur Gosford, qui retournait en Angleterre, en passant par les États-Unis, était une trop bonne occasion pour qu’il la laissât échapper. Ainsi, il fut donc résolu que Sara accompagnerait son amie, la jeune Clarisse Gosford, jusqu’à la Nouvelle-Orléans, où elle devait rester jusqu’à ce que son père put aller la chercher. En vain Sara objecta l’état de sa santé ; son père fut inflexible, et Sara dut faire ses préparatifs de voyage.

En quittant Matance, elle dit adieu à toutes ses joies, à toutes ses espérances, car elle croyait qu’elle ne reverrait plus celui pour lequel son cœur soupirait. Pauvre enfant, elle était bien loin de s’attendre à le rencontrer si tôt, dans la personne du fameux pirate Antonio Cabrera, actuellement prisonnier à bord du Zéphyr !


CHAPITRE IX.

l’habitation des champs.


À deux petits milles en dehors du faubourg Marigny, s’élevait une vieille maison à deux étages, à moitié en ruines. De forts contrevents tenaient constamment les croisées de l’étage inférieur fermées. Cette maison, entourée d’un vaste jardin sans culture et sans aucun voisinage dans un rayon d’un mille, appartenait à une revendeuse de légumes, connue sous le nom de la mère Coco-Letard. La mère Coco-Letard, outre son petit négoce, possédait encore une foule de petits moyens clandestins de faire de l’argent ; mais son grand commerce, comme elle disait, c’était les légumes. Aussi avait-elle une des stalles les plus vastes et les mieux approvisionnées du marché de la Nouvelle-Orléans. Il est vrai qu’elle-même ne s’y tenait pas toujours ; sa fille Clémence, petite brune à la physionomie douce et maladive, à peine âgée de treize ans, vendait à la stalle, où elle était installée dès le matin avant le jour, ne la quittant qu’à la nuit close, souvent sans avoir pris une seule bouchée de toute la journée. Et quand elle revenait le soir à moitié mourante de faim, quelquefois tremblante de froid l’hiver avec ses petits pieds nus tout rouges, sa mère lui jetait un morceau de pain sec et une bouteille d’eau froide. C’était là son souper, puis une sale paillasse, jetée dans un coin du grenier lui servait de lit. Bien contente encore si la mère Coco-Letard ne la battait pas, ou si ses fainéants de frères ne lui donnaient pas quelques coups de pieds. La mère Coco-Letard ne l’aimait pas et ses frères ne pouvaient la souffrir, à cause de ses douces dispositions et des reproches qu’elle leur faisait chaque fois qu’ils revenaient ivres à la maison, ou qu’ils discutaient en sa présence quelque vilaine entreprise.

La mère Coco, comme on l’appelait au marché, avait sa demeure sur la levée, dans la première municipalité ; son habitation des champs, dont elle portait toujours la clef dans sa poche quand ses garçons n’y allaient pas, ne lui servait que de magasin, où elle recelait les divers articles ou paquets de marchandises qui lui parvenaient par des voies secrètes, et dont elle ne se souciait pas, pour le moment, de faire usage ou qu’elle ne voulait pas exposer aux recherches de la police. Aussi Clémence n’était-elle jamais conduite à l’habitation des champs, quoiqu’elle la connut fort bien, et qu’elle sut que c’était là que ses frères passaient une partie des nuits, lorsqu’ils avaient fait ou se proposaient de faire quelque mauvais coup.

Si le lecteur veut prendre la peine de nous suivre à travers les rues sales et bourbeuses du faubourg Marigny, nous visiterons ensemble cette habitation des champs.

C’était le quatrième jour après l’attaque que les pirates avaient si malencontreusement faite sur les Zéphyrs, dans le golfe du Mexique ; et au moment où le Zéphyr commençait à apparaître à la vue des pilots, stationnés dans leurs cutters à l’embouchure du Mississipi, voici ce qui se passait à l’habitation des champs. La porte d’entrée est close et fermée aux verroux, et la salle est sombre, quoiqu’il fasse encore jour ; quelques rayons de lumière qui passent à travers les fentes des contrevents, répandent une espèce de demi-jour dans l’appartement, laissant voir une méchante couchette dans un coin, recouverte d’un couvrepied rapiécé, une vieille table, quelques chaises, des ustensiles de cuisine suspendus au-dessus de la cheminée dans le fond de laquelle brûlent quelques charbons. Il y a un escalier, dont les marches vermoulues tremblent sous les pieds, qui conduit à l’étage supérieur, où la première pièce est une chambre longue, occupant toute la partie nord-est de la maison. Cette chambre est éclairée par deux fenêtres, l’une au sud et l’autre dans le pignon, mais ces deux fenêtres ne laissent pas entrer la lumière ; des couvertes épaisses sont suspendues pour l’intercepter complètement. Au fond il y a un grabat sur lequel une paillasse et un oreiller ont été jetés, et que recouvre une méchante courtepointe. Tout auprès de ce grabat, dans le plancher, une trappe qui s’ouvre à bascule, sert de descente à une espèce de cachot, enfermé entre quatre murs, et dans lequel la lumière ne pénètre que par un petit soupirail. Cette trappe est construite de manière qu’en l’arrêtant avec un petit ressort, elle puisse se soutenir par elle-même, mais trop faiblement pour supporter un poids additionnel. Du plancher du cachot au plafond, la hauteur est de douze pieds.

Dans le fond du cachot il y a un lit solide fait de rudes madriers, recouvert d’une peau de bœuf ; des sangles et des courroies pendent au pied du lit. On aperçoit sur le plancher, ainsi que sur l’un des pieds du lit, quelques taches de sang que l’on a grattées avec un couteau. Un billot, une planche qui sert de tablette et sur laquelle il y a une vieille lampe, une écuelle de ferblanc et une assiette de faïence cassée, une cruche à l’eau et un baquet composent l’ameublement de ce cachot dans lequel on descend par le moyen d’une échelle qui s’enlève à volonté.

De la pièce supérieure où se trouve la trappe, on passe dans une salle spacieuse, où des paquets de marchandises, soieries, montres, bijoux se trouvent rangés sur des tablettes ou enfermés dans des coffres fermés à doubles serrures dans le fond de la salle. En avant il y a un canapé et un bon lit, un tapis sur le plancher, un bon fauteuil, une berceuse, un sofa, une table ronde, des chaises, un buffet rempli de vaisselle, des caraffes et plusieurs bouteilles. La salle est bien éclairée.

Autour de la table sont assises trois personnes. Ce sont les trois Coco-Letard, Léon, François et Jacob.

Tous les trois sont occupés à boire, et jouent aux cartes, à un jeu appelé « poker. »

Léon, l’aîné, est un homme d’une trentaine d’années ; d’épais sourcils couvrent ses yeux, d’énormes favoris se rejoignent sous le menton et donnent à sa physionomie quelque chose de féroce. François est un grand maigre, élingué. Une cicatrice lui traverse la figure. Ses grandes mains et ses doigts osseux, son visage étiré, sans barbe, ses bras qui lui pendent aux genoux, ses larges pieds au bout de ses longues jambes, lui donnent l’air d’un squelette. Jacob n’a que dix-sept ans, le plus jeune en âge, mais aussi vieux dans le crime, il est le digne complément de ce noble trio. Sa figure pâle et blême, ses yeux caves et cernés accusent la débauche et une depravation prématurée ; ses cheveux d’un blond cendré tombent sur ses épaules en mèches fines.

De temps en temps Jacob se lève pour aller regarder à la fenêtre, et revient s’asseoir au jeu ; à chaque fois il prend une énorme rasade de rum.

— Savez-vous, vous autres, que ça commence à m’embêter moi, dit Jacob, en jetant ses cartes sur la table ; voilà tout à l’heure deux nuits et deux jours que nous attendons ici, et il ne nous vient rien. Ce n’est pas drôle du tout de rester les bras croisés, à ce maudit poker qui me ruine, et à boire de ce méchant rum ! Encore s’il en restait du rum, mais il n’y a plus que deux bouteilles. Moi qui devais aller ce soir faire ma partie de quino chez la Fanchon. Je vous jure sur ma conscience, que s’il ne survient rien d’ici à deux heures, je fiche le camp.

— Allons, Jacob, ne te fâche pas, le petit, répondit Léon ; tiens, prends ta revanche. Encore un poker, en attendant. Tu sais qu’à quatre heures maman Coco doit nous apporter des nouvelles. Elle a vu M. Pluchon ce matin qui lui a dit d’ouvrir l’œil pour ce soir. Ainsi, attention et vogue la galère. Mais dites donc, à propos, connaissez vous ce monsieur qui veut se nourrir d’abstinence et prendre le grand air dans notre requiescat in pace, de crainte d’attraper la pituite ?

— Nous ne le connaissons pas, répondirent les deux autres, et toi ?

— Moi non plus ; il paraît tout d’même qu’il vient de la mer, du moins à ce que j’ai pu comprendre, car Phaneuf doit le guetter à la balise et nous l’annoncer ; et vous savez que Phaneuf est parti pour le golfe depuis avant-hier soir.

— Je pense, dit Jacob, que ce monsieur Pluchon n’est pas tout seul là-dedans. Il y a quelque chose dessous tout ça. On ne prend pas un homme, qui arrive de l’autre monde, sans savoir s’il a de l’argent, à propos de bottes.

— Allez donc, vous autres ; il faut le faire vivre tant de temps, tout juste, et après, s’il meurt, tant pis pour le monsieur ! Il y a de l’intrigue, je vous le dis, qu’en pensez-vous ?

— Oh ! mais, sans doute, qu’il y a de l’intrigue, reprit Léon, mais qu’est-ce que ça nous fait ? nous sommes payés, c’est notre métier, et c’est assez ; le reste, le pour et le pourquoi ne m’occupent guères, ainsi attention et vogue la galère.

Léon et François continuèrent à jouer au poker ; Jacob alluma une pipe, se versa un verre de rum et se jeta sur le canapé. Quand il eut fini sa pipe il s’endormit. Au bout d’une heure à peu près, Jacob se réveilla.

— Comment ! vous jouez encore, vous autres.

— Et que veux-tu qu’on fasse ?

— Ah ! pardieu, c’est bien vrai. Savez-vous que je viens d’avoir un rêve affreux. Croyez-vous aux rêves ?

— Ah ! bah ! contes de grand’mère, répondirent ses frères.

— Eh bien, moi j’y crois ; que voulez-vous, c’est un faible. Si vous voulez, je vais vous le raconter.

— Tiens, je t’en prie, répliqua François, ne viens pas nous ennuyer avec tes rêves ; rêves tant que tu voudras, mais ne nous en casse pas la tête.

— Pourquoi ne l’écouterions-nous pas, dit Léon, un rêve n’est qu’un rêve, c’est vrai ; mais encore, ça nous amusera. Conte, Jacob, mon vieux, conte.

— Je rêvais donc que nous avions fait faire le saut de la carpe à ce quelqu’un qui va venir, et que nous étions dans l’acte de jeter sa carcasse au fleuve durant la nuit, quand tout à coup six hommes de police, conduits par un gros nègre et une petite fille, nous surprennent et nous font prisonniers.

— Diable !

— Je reconnus la petite fille ; savez-vous qui elle était ?

— Non.

— C’était Clémence.

— Clémence !

— Allons, en voilà un beau rêve, dit François ; je gage aussi que tu as rêvé que tu étais pendu.

— Non, pas moi ; j’ai rêvé que je m’étais échappé, mais que vous deux aviez été pendus.

— À la bonne heure, au moins tu as eu l’esprit de te sauver dans ton rêve ; c’est toujours ça. Allons dors encore et cette fois rêve aux moyens de nous sauver à notre tour ; en attendant, nous allons faire encore un poker.

— Ne badinez pas de choses sérieuses ; savez-vous qu’en effet, j’y pense maintenant, Clémence se doute de quelque chose ; elle m’a dit hier matin, quand je suis allé au marché un instant, qu’elle savait bien que nous avions passé tous trois la nuit à l’habitation des champs, et que nous méditions quelque mauvais coup. Je l’étranglerais cette chienne de vaurienne qu’elle est. Je sens que tôt ou tard elle nous fera pendre.

— Allons donc, vas-tu t’effrayer de ton rêve ? Nous dirons à maman Coco de veiller Clémence, jusqu’à ce que tout soit fait. Elle l’enfermera dans la cave, et tout sera dit.

Jacob regarda en ce moment par la fenêtre, et vit la mère Coco qui venait à travers les champs, avec un petit panier sous le bras. « Voilà maman, » cria-t-il.

Léon et François allèrent à la fenêtre : « c’est maman Coco, » répétèrent-ils. Jacob descendit pour ôter les verroux. Quelques instants après la mère Coco entrait ; elle monta et déposa son panier sur la table, autour de laquelle ses fils s’assirent avec elle.

— Je vous apporte des provisions pour la nuit, mes enfants. Je viens de voir M. Pluchon qui arrive, en squif, de la balise ; tout est bien. Le vaisseau était en vue ; Phaneuf courait après, et tout est arrangé pour que, demain matin entre neuf et dix heures, notre monsieur vienne nous faire sa visite. Voici ce que nous allons faire : toi, Jacob, tu te mettras au lit, dans la chambre au tribuchet ; tu t’es rompu la cuisse en tombant, tu entends.

— Oui, maman.

— Tu es bien malade. La lumière te fatigue beaucoup ; les fenêtres sont bouchées, avec des couvertes ; une petite lampe est derrière un coffre ; la trappe est parée, il y a le tapis par dessus.

— Je comprends, maman.

— Et vous autres, vous êtes dans le cachot avec un fanal sourd ; l’échelle est ôtée, afin que ce pauvre monsieur ne se heurte pas dessus, s’il a le malheur de tomber, le pauvre cher homme !

— Compris, dit François.

— Très-bien, attention et vogue la galère, ajouta Léon.

— Maintenant je m’en vais, continua la mère Coco ; il faut que je veille Clémence. La petite gueuse ! pour un rien je la tuerais. Adieu, mes enfants, vous pourrez dormir cette nuit, vous en avez besoin. À demain, à neuf heures !

— Soyez tranquille.


CHAPITRE X.

le complot avance.


Cependant le Zéphyr, poussé par un vent favorable, arrivait, quelques jours après la malencontreuse attaque des pirates, en vue des terres de la Louisiane. Un matelot, placé en vigie à la tête du mât d’artimon, avait fait entendre le cri « terre en avant ! » Ce cri, que les marins, si accoutumés à la mer et à ses accidents, ne peuvent entendre sans émotion, avait amené sur le pont tous les passagers. Sara Thornbull, faible et à peine revenue du choc qu’elle avait éprouvé à la vue de Cabrera, se tenait appuyée au bras de Sir Arthur Gosford. Le comte d’Alcantara, dont la figure toute couverte de cicatrices, annonçait les horribles souffrances que son accident lui avait occasionnées, avait recouvré toute sa jovialité. Au fond, il était tout glorieux de sa mésaventure, s’attribuant presqu’à lui seul le mérite d’avoir décidé la fuite des pirates et l’honneur de la victoire.

Le navire avançait toujours, et la terre, qui d’abord n’apparaissait que comme un nuage à l’horizon, commençait peu à peu à se dessiner sur le fond bleu du firmament ; bientôt on put distinguer un petit vaisseau, sortant de l’une des passes du Mississipi, et se dirigeant dans la direction du Zéphyr. Sa grande voile latine le fit bientôt reconnaître pour un des bateaux pilotes, qui croisent sans cesse à l’embouchure du fleuve, et semblent vivre sur les eaux, comme les goëlands, ne retournant à terre qu’alors que les ombres de la nuit sont tout à fait tombées. Il était joli à voir ce petit cutter, courant sur les lames et plongeant de temps en temps à la risée le bout du bôme de son immense brigantine, comme une hirondelle qui trempe son aile à l’eau pour se rafraîchir.

Le capitaine donna l’ordre de faire des signaux. Le cutter y répondit et quelques instants après il fut à la portée du porte-voix.

— Ohé ! du cutter ! cria le capitaine.

— Oui, oui ! quel est ce brick ?

— Le Zéphyr !

— D’où venez-vous ?

— Du Brésil. Envoyez un pilot à bord.

— C’est bien, attendez un instant.

Et le petit cutter, passant sous le vent du Zéphyr, mit, une chaloupe à l’eau ; quatre hommes sautent dans l’embarcation et quelques minutes après le pilot était à bord du Zéphyr, et faisait signe aux gens de la chaloupe de retourner à bord du cutter.

— Bonjour, monsieur le pilot.

— Bonjour, monsieur. C’est au capitaine que j’ai l’honneur de parler ?

— Oui, et je vous remets en main la charge du navire jusqu’à la Nouvelle-Orléans.

— Très bien. Je pense que nous y arriverons demain vers midi.

— Savez-vous si le Sauveur est arrivé ?

— Oui, c’est moi qui l’ai piloté.

— Quelles nouvelles à la Nouvelle-Orléans ?

— Rien, ma foi, rien.

— Connaissez-vous M. Alphonse Meunier ? Et savez-vous s’il est à la Nouvelle-Orléans ? C’est le propriétaire de ce navire.

— M. Alphonse Meunier ? Je crois le connaître ; je ne suis pas bien certain cependant. N’est-ce pas un petit homme brun, cheveux gris, portant une béquille ? J’en ai vu un qui est venu à bord du Sauveur, quand nous avons accosté à la Nouvelle-Orléans ; mais je ne puis dire si c’est M. Alphonse Meunier.

— Oh ! oui, ça doit être lui. Était-il bien portant ?

— Probablement ! autrement il ne serait pas venu à bord.

— Avez-vous apporté quelques-uns des journaux de la ville ? J’aimerais bien à les lire.

— Non, monsieur, non.

— Quel malheur ! n’importe. Vous pensez que nous arriverons demain. Aurons-nous besoin de prendre un remorqueur ?

Le vent est tout juste comme il faut, nous irons aussi vite qu’avec un remorqueur, outre qu’en ce moment il n’y en a pas à la balise.

— C’est bien, monsieur le pilote, vous commandez à bord maintenant. Quel est votre nom ?

— Édouard Phaneuf.

Et le capitaine descendit à la cabine pour préparer le manifeste du bâtiment, et un état de la cargaison et des consignations.

Le pilote se promenait de long en large sur le pont répondant d’un ton sec et brusque aux questions qu’on lui adressait.

— Décidément c’est un ours, disait le comte d’Alcantara à Sir Gosford. Il n’y a pas moyen d’en tirer une réponse satisfaisante.

— Il y en a beaucoup comme lui, quoique cependant on en trouve de plus polis, répondit Sir Gosford ; tout occupés de leur métier, ils ne connaissent que cela. Encore bien heureux quand ils remplissent leur devoir avec habileté et qu’ils ne nous échouent pas quelque part sur ces bancs de sable, qui sont si mauvais à l’entrée du Mississipi.

— J’ai envie de lui parler d’autres choses, peut-être aimera-t-il que nous lui donnions des nouvelles, s’il n’aime pas à nous-en donner ? Si nous lui parlions des pirates ?

— Faites comme vous voudrez, répondit Sir Gosford.

— Savez-vous, monsieur le pilote, lui dit le comte, que nous avons été attaqués par des pirates, il y a trois ou quatre jours ?

— Vraiment ! répondit Édouard Phaneuf, et comment ça ?

— Oh ! mais, c’est que nous avons eu une furieuse difficulté à nous en débarrasser ; vous voyez comme j’ai la figure toute brûlée, je ne sais trop par quel miracle j’ai pu échapper à la mort, au milieu des balles et des couteaux de ces brigands. Dieu merci, nous les avons mis en fuite, après en avoir tué une trentaine et en avoir fait dix prisonniers.

— Vous avez des prisonniers, dit le pilot d’un ton qu’il tâchait de rendre indifférent, mais dont l’émotion n’échappa pas à Clarisse Gosford, qui, sans trop savoir pourquoi, éprouvait une espèce de répugnance à la vue de cet homme à l’air sombre et aux traits fortement accusés. Et où sont-ils ?

— Ils sont enchaînés dans la cale. Nous avons pris leur chef ; un véritable démon, bel homme d’ailleurs.

— Savez-vous son nom ?

— Ils l’appellent Antonio Cabrera.

À ce nom, le pilote contracta les sourcils, et se retournant brusquement du côté du timonier, il lui cria :

— Tribord la barre !

— Tribord la barre, répéta le timonier.

— Holà ! en avant là, bordez-moi les focs ! Non pas comme ça. Et le pilote courut sur le gaillard d’avant où il donna ses ordres, évitant ainsi de se rencontrer avec les passagers.

Le reste de la journée se passa tranquillement, les matelots occupés à nettoyer le navire et à préparer et ranger les balles de marchandises, les passagers à écrire des lettres et à faire leurs malles.

Durant la nuit, pendant que le Zéphyr montait à pleine voile, refoulant le courant du Mississipi, Édouard Phaneuf prit un fanal et descendit à la cale, accompagné d’un des matelots du quart. Au bruit que fit le pilote en entrant dans la cale, Antonio Cabrera leva la tête et reconnut Phaneuf à la lumière du fanal que ce dernier tenait à la hauteur de son visage. Un signe imperceptible d’intelligence passa entre Phaneuf et Cabrera ; et ce dernier remit sa tête sur un paquet de voiles qui lui servait d’oreiller. Le matelot n’avait pas remarqué que Cabrera avait levé la tête.

— Ne faisons pas de bruit, ils dorment, dit-il à voix basse à Phaneuf.

— Oui, ne les réveillons pas, quoique des chiens comme eux ne méritent pas même qu’on les laisse dormir.

— Vous êtes bien dur, continua le matelot, ils n’ont que quelques jours à vivre, et quoiqu’ils méritent bien la mort, on doit en avoir pitié.

— Pitié ! et pour des chiens de pirates, répondit Phaneuf en affectant un air de suprême horreur. Allons-nous en, le cœur m’en lève de dégoût ! Prenez le fanal et montez.

Le matelot prit le fanal et monta le premier ; Phaneuf glissa quelque chose à Cabrera sans que le matelot l’aperçût. Ce quelque chose, c’était une lime.

Deux heures après, pendant que la plupart des gens de quart étaient assouvis, un homme se glissa tout doucement le long du passe-avant de bâbord, montait sur le gaillard d’avant en se traînant sur le ventre, passait par dessus le coltis, et s’aidant des cordages de la civadière descendait dans l’eau. De temps en temps, on eut pu voir une tête qui s’élevait au-dessus de l’onde et plongeait, en gagnant la rive du fleuve ; on eût dit un caïman s’éloignant paresseusement du navire, pour aller s’enfoncer dans les prairies flottantes, qui bordent le Mississipi jusqu’à son embouchure.

Phaneuf passa la nuit à se promener sur le gaillard d’arrière, les deux mains dans les poches de sa vareuse, espèce de blouse que portent la plupart des pilotes du Mississipi.

Quand les premières lueurs de l’aurore commencèrent à blanchir l’horizon, Phaneuf s’approcha de la lumière de l’habitacle et tirant un petit morceau de papier roulé, il le déplia et lut : « Si Pierre de St. Luc ignore la mort de monsieur Alphonso Meunier vous mettrez un mouchoir blanc ; si au contraire il a appris sa mort (qu’il faut tâcher de lui laisser ignorer) vous mettrez un mouchoir rouge. »

— C’est un mouchoir blanc qu’il faut, se dit-il ; et il jeta à la mer le petit papier, après l’avoir déchiré.

À mesure que le Zéphyr avançait, l’aube naissante allait en augmentant.

Bientôt Phaneuf put apercevoir les premières habitations. Déjà dans la distance on pouvait distinguer le bois de chênes verts qui se trouve à deux milles au-dessous du couvent des Ursulines. Un mouchoir blanc, attaché sur les haubans de tribord, flottait à la brise.

Le capitaine et les passagers montèrent bientôt sur le pont.

— Eh bien, pilot, nous avons fait bien du chemin cette nuit ; je vois que dans une couple d’heures nous serons au couvent des Ursulines, et avant onze heures, au quai.

— Oui, j’espère.

Vers huit heures, le déjeûner fut servi, et le capitaine invita le pilot à descendre, ce que celui-ci accepta volontiers.

Pendant qu’ils étaient à table, un canot se détacha du rivage, monté par deux hommes, et alla au devant du Zéphyr.

L’officier de quart, voyant approcher un canot qui faisait des signaux, fit jeter des amarres, que les gens du canot empoignèrent.

— Que voulez-vous, leur demanda l’officier du quart ?

— Nous voulons parler au capitaine.

— Attendez, il est à déjeûner — Vous feriez mieux de monter.

— Non, merci, il faut que nous partions de suite Ne pourriez-vous pas faire appeler le capitaine ?

Celui-ci, averti que quelqu’un le demandait, monta sur le pont.

— Qu’avez-vous, à me dire, mes amis, dit le capitaine en s’adressant aux gens du canot ?

— Êtes-vous le capitaine du Zéphyr ?

— Oui, mes amis.

— Eh bien, capitaine, auriez-vous la bonté de venir à terre, à cette auberge que vous voyez avec des contrevents verts ? Monsieur Meunier nous a envoyés vous chercher.

Pierre de St. Luc, en apprenant que le père Meunier l’attendait à terre, descendit en toute hâte à la cabine, recommanda au pilote de continuer sa route sans l’attendre, qu’il allait descendre un instant à terre, et qu’il le rejoindrait à la ville ; et remontant aussitôt sur le pont, il sauta dans le canot.

Aussitôt que le canot eut touché le rivage, Pierre courut à l’auberge. Il ne fit pas réflexion qu’il était un peu étrange que M. Meunier ne fut pas sur la levée pour le recevoir, puisqu’il devait avoir quelque chose d’important à lui communiquer pour avoir pris la peine de venir toute cette distance depuis la ville pour le rencontrer.

Pierre entra dans l’auberge cherchant des yeux le père Meunier, que l’on suppose bien qu’il ne vit pas. Deux hommes étaient assis autour d’une petite table ; l’un d’eux, petit et maigre, au nez pincé et aux yeux de furet, était occupé à écrire ; l’autre fumait un cigare et humectait ses lèvres de temps à autre dans un gobelet de bière. Ni l’un ni l’autre ne semblèrent faire attention à l’entrée de Pierre. Celui-ci, après avoir jeté un coup d’œil dans la salle, s’approcha de la table sur laquelle le petit homme écrivait.

— Pourriez-vous me dire, messieurs, s’il n’y a pas ici un Monsieur Meunier ?

Le petit homme leva la tête, essuya sa plume et regarda Pierre. Après un instant de silence il répondit :

— Je ne connais pas M. Meunier. Il y avait ici tout à l’heure un homme de certain âge, qui attendait quelqu’un. Il vient de partir en voiture, disant qu’il serait de retour dans une vingtaine de minutes.

— Portait-il des béquilles ?

— Oui, je n’ai pas bien remarqué, mais je crois qu’il avait une béquille.

— C’est lui, c’est monsieur Meunier. De quel côté est-il allé ?

— Il est allé par en bas. — Vous ferez mieux de l’attendre.

En ce moment des sanglots se firent entendre en dehors de la maison ; et une pauvre femme, tête nue, les cheveux en désordre, entra en criant :

— Oh ! mes chers messieurs, mon fils, mon pauvre Jacob vient de se casser la cuisse, et je ne suis pas capable de le relever. Oh ! mon Dieu ! au secours ! et la vieille femme éclata en sanglots.

— Ma pauvre femme, lui dit le petit homme, je suis bien fâché de ne pouvoir vous assister, je suis pressé et je devrais être parti déjà, pour servir ce procès-verbal.

— Oh ! monsieur, ce n’est qu’à deux pas d’ici, ne pourriez-vous pas venir, seulement cinq minutes ? oh ! mon pauvre Jacob ! mon Dieu ! Allez-vous le laisser mourir ?

Et la vieille femme, les yeux tout en pleurs, son châle en désordre, semblait dans une telle désolation que Pierre de St. Luc, tout ému, lui dit avec bonté :

— Ne vous tourmentez pas, ma bonne vieille, je vais aller avec vous et vous aider. Où demeurez vous ?

— Oh ! mon monsieur, Dieu vous récompensera. Tenez, ce n’est qu’à deux pas, suivez-moi et courons — oh ! mon pauvre Jacob !

Et la vieille femme, dans laquelle on aura sans doute reconnu la mère Coco-Letard, conduisit par des sentiers détournés, le capitaine Pierre jusqu’à l’entrée de la plaine, d’où, dans la distance, on apercevait son habitation des champs.

— Vous êtes trop bon, mon cher monsieur, Dieu vous bénira pour ce que vous voulez bien faire pour moi. Nous arrivons, tenez, voici ma demeure.

— Mais, ma bonne vieille, c’est bien loin.

— Oh ! non, monsieur, ça parait comme ça, mais c’est tout près — oh ! mon pauvre Jacob, il est peut-être mort maintenant ! oh ! oh ! oh ! et elle poussait des cris à fendre le cœur d’un homme moins sensible que Pierre.

Quand ils arrivèrent à la maison, la porte en était ouverte. La vieille redoubla ses lamentations et criait de toutes ses forces — « oh ! mon pauvre Jacob. »

Des plaintes sourdes se faisaient entendre au second étage, et au moment où Pierre entrait, un cri aigu retentit dans l’appartement supérieur. La mère Coco-Letard monta précipitamment l’escalier, suivie de Pierre. La chambre était à peine éclairée par une lampe placée derrière une espèce de valise, des couvertes interceptaient la lumière des croisées. Dans le fond de la salle, sur un lit, était étendu Jacob, le plus jeune des Coco-Letard ; en voyant monter sa mère et l’étranger, il redoubla ses gémissements et cria au secours ; la mère Coco se baissa pour prendre la lampe dans ses mains, tandis que Pierre alla droit au lit de Jacob. En mettant le pied sur la trappe, le ressort céda, et Pierre fut précipité, d’une hauteur de douze pieds, dans le fond du cachot, où l’attendait les deux frères de Jacob, qui sautèrent sur lui. Étourdi par la chute et pris à l’improviste, Pierre fut bientôt complètement lié et jeté sur le lit, où il fut encore garrotté et attaché par de fortes courroies. Le tout se passa avec tant de rapidité qu’il ne put offrir aucune résistance, et ce ne fut qu’après avoir été étendu sur le lit qu’il put concevoir ce qui lui était arrivé, sans pouvoir comprendre les raisons qui avaient porté ces gens à en agir ainsi. Il crut qu’il était l’objet de quelque fatale erreur, et qu’il lui suffirait d’un mot d’explication pour être relâché. Mais il ne fut pas longtemps à se détromper, la sombre physionomie de ces deux hommes lui fit croire un instant qu’ils allaient l’assassiner, mais quand il les vit approcher une cruche d’eau près de son lit, il prit un peu de confiance et leur adressa la parole.

— Que me voulez-vous ? Je ne vous ai jamais rien fait ; vous vous êtes certainement trompés. Que prétendez-vous faire ?

— Vous l’apprendrez plus tard, lui répondit François en jurant ; pour le moment, taisez-vous ; c’est ce que vous avez de mieux à faire.

— Mais, encore, vous devez avoir quelque raison, quelques motifs ?

— Taisez-vous, ou nous allons vous baillonner.

— Si vous voulez de l’or, prenez tout ce que j’ai et laissez-moi partir.

— Pas si bête ; votre or, nous pouvons le prendre quand nous voudrons. — Vous laisser partir ! pour nous dénoncer à la police ! Oui-dà. Taisez-vous et ne faites pas de tapage, autrement nous vous mettrons un baillon.

Puis ces deux hommes remirent l’échelle, dont ils se servirent pour monter et la retirèrent après eux. Un instant après, la trappe fut remise à sa place, et Pierre entendit des rires au-dessus, et la voix de la vieille femme qui demandait, à ses garçons : « Si le monsieur était en sûreté sur le lit. » Puis des pas traversèrent la salle supérieure, puis il n’entendit plus rien. Il fit des efforts incroyables pour se débarrasser des liens qui lui retenaient les pieds et les mains ; ses muscles se roidissaient et ses nerfs se tendaient, mais en vain. Alors il se livra en son âme un violent combat entre l’espérance et la frayeur. Par moment il pensait que c’était à sa vie qu’on en voulait ; un instant après il se flattait que ce n’était qu’une erreur et qu’à la nuit peut-être on le relâcherait. Peu à peu, son esprit tourmenté par mille idées sombres, noires, confuses, s’appesantit ; il tomba dans une espèce d’affaisement moral, et ses sens, succombant aux efforts et à la fatigue, s’engourdirent dans une profonde torpeur.


CHAPITRE XI.

l’hospice des aliénés.


À l’encoignure des rues St. Louis et des remparts, il y avait en 1831, un hospice des Aliénés, devenu depuis la proie des flammes. Dans cet Hospice se trouvait un idiot de douze à treize ans, dont la figure chétive et la taille grêle et petite lui donnaient l’apparence d’un enfant de dix à onze ans. D’une excessive timidité, il n’osait jamais lever les yeux sur aucune des personnes avec lesquelles il se trouvait journellement en contact. Ses dispositions se ressentaient de sa timidité, il était toujours seul dans un coin de la salle affectée aux aliénés de son âge, ou sous un des arbres de la cour pendant la belle saison. Une de ses manies était de compter les doigts de sa main gauche, en les touchant les uns après les autres avec l’index de sa main droite ; après avoir répété cette manœuvre une dizaine de fois, il lâchait un petit cri aigu et criait : gladu, gladu, gladu ; puis il se prenait à courir une dizaine de pas, s’arrêtait recommençait à compter et à crier : gladu, gladu, gladu ! Tout le temps qu’il était dans la cour, il fesait ce manège. Dans la salle il s’accroupissait dans un coin, et suivait d’un œil morne et avec un regard vague les jeux des autres.

Son nom sur les livres était Jérôme, on ne lui en connaissait pas d’autres. Sans parents ni amis, il était à la charge de l’état depuis une dizaine d’années. On ignorait complètement et son âge, et le lieu de sa naissance et le nom de ses parents. D’une excessive sensibilité, il se serait bien attaché à quelqu’un, mais la figure sévère des gardiens et la malice de ses compagnons lui faisaient peur. Avec de la bonté et des soins, on eut peut-être pu arracher cette frêle créature à la démence, qui tous les jours faisait de nouveaux progrès dans son cerveau malade. Mais qu’attendre de la bonté et des soins de ces hospices, où il semble que ces qualités soient incompatibles avec les fonctions que l’on doit y remplir ? À part du Docteur Léon Rivard, le médecin de l’Hospice, du chef, du portier et des gardiens, personne ne mettait les pieds dans cette institution.

Dans le cabinet du portier plusieurs vieux registres contenaient les noms des aliénés depuis la fondation de l’Hospice. Chaque fois qu’un nouveau patient était amené, le portier écrivait sur le régistre son nom et prénom, et la date de son entrée ; à la marge, il faisait quelquefois quelques remarques, pour servir au besoin, et tout était dit. Si le nouveau patient était muni de hardes ou autres effets, le portier les remettait aux gardiens s’ils pouvaient lui servir ; et tout ce qui n’était d’aucun usage, était attaché, étiqueté et jeté dans une chambre destiné à cet effet, d’où on ne les retirait plus. Il était rare que l’on eut recours aux régistres, et encore bien moins aux paquets étiquetés.

Tous les jours, de midi à une heure, le docteur Rivard visitait l’Hospice, ce qui lui procurait un traitement de huit cents piastres de la part du gouvernement. Après avoir fait le tour des salles, jeté un coup-d’œil dans les cours, prescrit quelques remèdes, il s’en retournait pour ne revenir que le lendemain à la même heure. Rarement il lui arrivait de parler aux aliénés, ou de leur procurer quelque confort. Que lui importait, à lui, leur plus ou moins de bien-être ou de misère ? Il était payé pour les visiter en qualité de médecin du corps, il faisait régulièrement sa visite journalière ; que pouvait-on désirer de plus ? C’est vrai ; on ne pouvait strictement rien exiger de plus de lui ; mais si son âme dure eut eu une ombre de compassion, il eut pu faire beaucoup, car son autorité était grande dans cette institution. Tous les employés, depuis le chef jusqu’au dernier des gardiens, lui devaient leur situation ; il n’avait qu’à le vouloir pour les faire destituer, et ils le savaient bien.

Chaque fois que le docteur Rivard visitait l’Hospice, c’est-à-dire tous les jours, sa figure sévère annonçait que c’était pour lui un devoir importun. Or le portier de l’Hospice fut bien surpris, le 28 octobre, jour où monsieur Pluchon avait remis la petite cassette au docteur Rivard, de voir arriver ce dernier, vers onze heures du matin, la figure presque souriante. « Le docteur, se dit le portier, a fait quelque bonne œuvre ce matin ; il n’est content que lorsqu’il a rempli quelque mission de charité ; c’est drôle cependant que pour un si saint homme, il ne fasse rien pour ces pauvres insensés. Peut-être est ce au fond le meilleur traitement : il faut bien le croire, puisqu’il n’en veut pas d’autre. Mais il me semble tout de même, qu’il n’y en a guère qui y gagnent à son traitement ; et bien peu sortent d’ici, une fois entrés, excepté que ce ne soit pour aller au cimetière ! » Le portier avait à peine terminé son monologue, que le docteur Rivard entra.

— Bonjour, monsieur le portier.

Le portier fut si étonné d’entendre le docteur Rivard lui souhaiter le bonjour, ce qui ne lui était pas arrivé depuis le jour de l’an dernier, qu’il resta tout ébahi, la bouche ouverte.

— Eh ! qu’avez-vous donc, mon brave monsieur Jérémie ? lui dit le docteur, en lui frappant familièrement sur l’épaule.

— Mais rien, monsieur le docteur.

— Allons, c’est bon. Et comment va ce pauvre enfant, le petit Jérôme ?

— Je n’en sais rien, docteur, je ne l’ai pas vu depuis une semaine ; voulez-vous que j’aille le chercher ?

— Non, ce n’est pas la peine. Je vais aller le voir. C’est un bon enfant celui-là ; depuis longtemps je m’intéresse à lui. À propos, mon cher monsieur Jérémie, j’ai oublié mon livre de prescriptions à la maison, faites-moi donc le plaisir de l’aller chercher, la vieille Marie vous le donnera. Tenez, voici pour boire un petit coup à ma santé. Allez, mon cher. Je vais appeler un des gardiens pour rester au parloir durant votre absence.

— Merci, monsieur le docteur ; je ne serai pas longtemps, dans dix minutes je serai de retour.

Et Jérémie partit sans s’occuper de qui garderait son parloir. Le docteur savait bien qu’il serait au moins une bonne demi heure avant de revenir ; c’est tout ce qu’il voulait. Quand Jérémie fut hors de vue, le docteur tourna la clef de la porte d’entrée, ainsi que de celle qui communiquait du parloir à l’intérieur du logis. Le docteur prit l’index des régistres, où on entrait les noms des aliénés, et il lut : « Jérôme, folio 4, page 147. » Il ouvrit le folio 4, tout couvert de poussière, et il lut à la page 147 : « Jérôme — orphelin, parents inconnus, abandonné sur la levée au bas du couvent des Ursulines ; âgé de — amené à cet Hospice, le 5 avril 1826, par une femme se nommant Coco-Letard ; deux vieux livres ont été remis par la femme disant qu’ils appartenaient à l’enfant ; je les ai attachés d’une ficelle et étiquetés No 278. Ils sont dans la chambre aux étiquettes. Signé, P. Asselin, P. H. A. »

Le Dr. Rivard vit avec satisfaction qu’il n’y avait pas de notes à la marge. Il remit avec précaution l’index et le registre à leur place, après en avoir pris un extrait. Il passa dans la chambre aux étiquettes, dont la porte donnait dans le parloir ; la clef était à la serrure. Une foule de paquets de toutes sortes, de toutes grosseurs, de toutes façons, étaient rangés avec ordre sur des tablettes, ayant leurs étiquettes en dehors. Le Dr Rivard n’eut pas de difficulté à découvrir le No 278 ; il détacha la ficelle et ouvrit les deux bouquins, dont les premières feuilles étaient déchirées ; mais il importait fort peu au docteur de savoir le titre des livres, ce qui lui importait c’était de pouvoir glisser un papier dans l’un d’eux, de les rattacher avec la ficelle et de les remettre en leur lieu et place, sans en avoir secoué la poussière et sans avoir été aperçu ; tout réussit au docteur, comme il le désirait. Après avoir fermé la porte de la chambre aux étiquettes, il alla ouvrir celles qu’il avait fermées, et sonna un des gardiens. Il en arriva bientôt un, auquel le docteur recommanda de garder le parloir durant l’absence de Jérémie ; puis il entra dans l’intérieur de l’hospice, et monta droit à la chambre qui lui était réservée ; après quoi, il donna ordre qu’on lui amena le petit « Jérôme, » en recommandant de le traiter avec douceur.

Jérôme, en apprenant que le docteur le faisait demander à sa chambre, se mit à trembler de tous ses membres et à jeter des cris. Le gardien fit tout ce qu’il put pour l’apaiser, et ce ne fut que lorsqu’il lui eut assuré que le docteur voulait lui donner du sucre candi, que Jérôme se décida à le suivre.

— Il va me donner du sucre candi ! Va-t-il m’en donner bien gros ?

— Oh ! oui, bien gros.

— Bien gros… hi ! hi ! hi ! et le pauvre petit malheureux se mit à rire d’un rire qui faisait peine à entendre. En entrant dans la chambre du docteur Rivard, il courut à lui en criant : sucre candi ! sucre candi ! Le docteur, qui connaissait l’excessive passion du petit malheureux pour les sucreries, avait apporté un cornet de dragées qu’il lui donna, après l’avoir affectueusement caressé et lui avoir dit quelques paroles de consolation. Jérôme, peut-être plus étonné des marques d’affection que lui avait données le docteur qu’il n’était joyeux d’avoir ses sucreries, regarda le docteur avec ses grands yeux vitrés, puis il regarda son cornet de dragées, puis le remettant au docteur :

Je n’en veux pas, lui dit-il les larmes aux yeux, vous vous êtes trompé, docteur, ce n’est pas pour moi, je suis Jérôme, ne me reconnaissez-vous pas ?

— Oui, mon pauvre Jérôme, je te reconnais bien, je t’aime ; tu sais que je t’aime ; je veillais sur toi sans que tu le sçusses, et tu seras bien traité à l’avenir.

Et le pauvre idiot, ne comprenant pas ce langage si nouveau pour lui, regardait toujours le docteur avec ses grands yeux.

— Connais-tu ton père et ta mère, Jérôme, lui dit le docteur en l’attirant doucement près lui ?

— Non, monsieur.

— Eh bien ! je vais te le dire, tâche bien de le retenir, surtout ne dis pas que c’est moi qui te l’ai appris ; car vois-tu, si tu le dis, je ne te donnerai plus de sucre, et puis tu serais cause que l’on me ferait bien du mal. Tu ne voudrais pas que l’on me fit de mal à moi qui veux te tenir lieu de père et te donner du sucre candi tous les jours, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, non, non.

— Eh bien ! tu t’appelles Alphonse Pierre !

— Alphonse ! oh ! quel joli nom ! est-ce que je m’appelle Alphonse Pierre ?

— Écoute donc : Ta mère s’appelait Léocadie Mousseau.

— Ma mère ! j’ai donc une mère, moi ? Et elle s’appelle Léocadie Mousseau ! Oh ! je veux voir ma mère, ma mère, ma mère !

— Tu ne peux pas, pauvre enfant, elle est morte à la paroisse St. Martin, en 1823.

— Elle est morte, c’est égal, je veux la voir, ma mère ! oh ! mon bon docteur, vous me la laisserez voir ma mère, n’est-ce pas ?

— Quel âge as-tu ?

— Je ne sais pas.

— Quoi, tu ne sais pas, mais tu devrais le savoir : tu as treize ans ; treize, entends-tu ? Tu es né à la paroisse St. Martin.

— Ah ! j’ai treize ans ! je ne le savais pas, et je suis né ?

— À la paroisse St. Martin.

— À la paroisse St. Martin ?

— Mais oui, te rappelles-tu le nom de ta mère ?

— Ma mère… arrêtez… ah ! oui… Léocadie Mousseau.

— C’est bien, mon enfant, et quel âge as-tu ?

— Quel âge ?… attendez… treize ans.

— C’est bien ; et où es-tu né ?

— Oh ! ça, je me le rappelle bien, à la paroisse St. Martin.

— C’est bien, mon enfant, viens m’embrasser. Tous les jours, si tu es bon garçon, je t’apporterai des sucreries.

— Voudriez-vous aussi m’apporter un petit cheval de bois, comme celui de la petite fille de M. Charon, le chef de la maison ?

— Nous verrons ; maintenant mange ton sucre candi et amuse-toi dans cette chambre, en attendant que je revienne ; je ne serai pas longtemps.

Jérôme se mit à dévorer ses sucreries. Le docteur retourna au parloir où Jérémie venait d’arriver, n’ayant pu trouver le livre du docteur : ce dernier, qui ne tenait pas fort à son livre de prescriptions, alla faire le tour des salles et remonta à sa chambre. Avant d’entrer, il prêta l’oreille et il entendit Jérôme, qui lâchait de petits cris de joie et répétait gladu ! gladu ! gladu ! gladu ! gladu ! signe infaillible qu’il était content. En entrant, le docteur lui sourit d’un air de bonté, et Jérôme courut à lui en lui demandant « s’il lui avait apporté le petit cheval de bois. »

— Non, mon enfant, pas encore ; dans deux ou trois jours, si tu es bon garçon, et si tu retiens bien ce que je t’ai dit.

— Pour sûr ?

— Pour sûr. Tiens, voyons si tu as oublié. Quel est ton nom ?

— Jérôme.

— Non ; le nom que tu avais avant de venir ici ?

— Je n’en avais pas.

— Mais oui, tu t’appelais Alphonse Pierre.

— Ah oui ! Alphonse Pierre, je me souviens.

— Quel est ton âge ?

— Treize ans.

— C’est bien. Où es-tu né ?

— À la paroisse St. Martin.

— C’est bien. Quel était le nom de ta mère ?

— Ma mère, ma mère ah ! attendez. Et l’enfant se mit à pleurer.

— Ne pleure pas ; voyons, je ne te donnerai pas de cheval de bois. Quel était le nom de ta mère ?

— Léocadie Mousseau ! Vous me donnerez mon cheval de bois, n’est-ce pas, docteur ?

— Oui, mon enfant, si demain et après demain tu te rappelles bien ce que je viens de te faire répéter. À propos, je t’ai dit tout à l’heure que j’allais t’apprendre ton âge et ton nom et celui de ta mère, mais ce n’est pas moi qui te les ai appris, tu le savais avant moi ; c’est toi-même qui m’as dit tout ça, les premiers jours que tu es entré ici. Ne t’en rappelles-tu pas ?

— Non, je ne m’en rappelle pas.

— Tu ne t’en rappelles pas ? Eh bien, si tu ne t’en rappelles pas, je ne te donnerai pas de cheval de bois.

— Oui, oui, je m’en rappelle.

— Nous verrons ça demain.

Quelques temps après, le pauvre idiot fut reconduit à sa salle ; il courut dans un coin et il se mit à répéter à voix basse son âge, son nom et celui de sa mère, de peur de les oublier, tant il craignait de ne pas avoir son petit cheval de bois.

Le docteur Rivard retourna à son logis d’un pas leste et joyeux ; il avait mieux réussi qu’il n’avait osé l’espérer.

Si vous voulez maintenant entrer avec le docteur dans son cabinet, nous pourrons peut-être avoir une explication des motifs qui l’avaient fait agir ainsi, à l’Hospice des Aliénés.

Le docteur, en entrant dans son cabinet, en ferma la porte à clef, ouvrit une armoire et en retira la petite cassette de maroquin rouge qu’il déposa sur son bureau. Parmi plusieurs liasses de papiers, soigneusement numérotées, il choisit un petit paquet qu’il étendit sur la table, ils étaient marqués au dos No 1, No 3, No 4.

Le No 1 contenait ce qui suit :

« Extrait du régistre des baptêmes, mariages et sépultures de la paroisse St. Martin, État de la Louisiane, pour l’année mil huit cent vingt. Le dix-neuf mars, mil huit cent vingt, par nous, prêtre soussigné, ont été mariés Alphonse Meunier, né au Canada, fils majeur de sieur Antoine Meunier et de Marguerite Giard, ses père et mère, et demoiselle Léocadie Mousseau, née dans le royaume de France, fille majeure de Cyprien Mousseau et d’Adélaïde Villeray, ses père et mère. Les dits Alphonse Meunier et la dite Léocadie Mousseau ont signé ainsi que les témoins, avec nous. »

« D. Curato, Ptre. Curé. »

Le No 2 n’était pas dans la cassette. C’était l’extrait de naissance d’Alphonse Pierre Meunier, fils unique d’Alphonse Meunier et de Léocadie Mousseau, né à la paroisse St. Martin, le 21 mai 1823.

Le No 3 contenait l’extrait de sépulture de Léocadie Mousseau, femme de feu Alphonse Meunier, décédé à la paroisse St. Martin, le 29 mai 1823.

Le No 4 contenait l’extrait de Sépulture d’Alphonse Pierre Meunier, décédé à la paroisse de Natchitoches, le 24 août 1825.

Le docteur prit les Nos 1 et 3, et les remit dans la cassette, qu’il renferma à clef dans l’armoire. Le No 4, il le déchira en petits morceaux, qu’il alla jeter dans le feu.

Un instant après le docteur revint, tira son livret de notes et lut l’extrait qu’il avait fait, le matin, du régistre de l’Hospice des Aliénés.

— « P. Asselin ! » C’est bien là, se dit-il, le nom de l’ancien portier de l’Hospice, Mais où est-il maintenant ? est-il mort ? vit-il encore ? Je donnerais cent piastres pour savoir où il est ! Si je pouvais le voir seulement un quart-d’heure ! et le docteur se mit à marcher de long en large, se frottant les mains et se grattant le front de temps en temps. « Tiens ! une idée… » Et le docteur prit son chapeau et se rendit chez un marchand libraire, à quelque distance de chez lui.

— Bonjour, monsieur, dit-il au commis, pourriez-vous me laisser voir votre livre d’adresse ?

— Oui, monsieur, le voici.

Le docteur chercha à la lettre A, et trouva « P. Asselin, fabricant d’allumettes, No 130, rue des Allemands. » Il ne perdit pas de temps, prit une voiture de remise et se rendit au No 130 rue des Allemands ; là il trouva P. Asselin, le même P. Asselin, ancien portier de l’Hospice des Aliénés de la Nouvelle-Orléans.

— Tiens, père Asselin, mais c’est vous, et moi qui vous croyais mort depuis le dernier choléra.

— Eh bien, non, monsieur le docteur, je ne suis pas mort, comme vous voyez. Toujours à l’ouvrage nuit et jour, pour compléter une petite somme.

— Pour compléter une petite somme ! Et pourquoi ?

— Je voudrais passer en France, pour y aller finir mes jours auprès de ma vieille sœur, qui m’a écrit le mois dernier qu’elle m’attendait.

— Et quand voudrais-tu partir ?

— Mais dès demain, si j’avais l’argent pour payer mon passage.

— Combien te faut-il ?

— Encore vingt-cinq piastres, mais comme je trouve vingt piastres de mon établissement, je n’ai plus besoin que de cinq piastres.

— Ce n’est pas le diable. Pourquoi n’es-tu pas venu me trouver !

— Ah ! monsieur le docteur, vous êtes toujours si bon, si généreux ! mais voyez-vous, je n’ai jamais mendié, et j’aimerais mieux mourir que de demander.

— Allons, allons, fausse honte que tout ça ; entre vieilles connaissances on ne fait pas tant de façons. Ah ! à propos, maintenant que j’y pense, un vieux souvenir qui me revient de bien loin ; il y a cinq à six ans, je me suis aperçu que tu avais oublié de faire quelques notes dans le registre des entrées de l’Hospice des Aliénés. Pour le moment je ne me rappelle pas bien ce que c’est, il y a si longtemps que je n’ai vu les régistres.

— Mais, docteur !

— Il n’y a pas de mais, ce n’est qu’une affaire de forme. Allons, monte en voiture avec moi et dans dix minutes je te ramènerai.

Le père Asselin se lava les mains, mit son habit des dimanches et monta dans la voiture du docteur Rivard.

— Postillon, à l’Hospice des Aliénés.

Les chevaux partirent au grand trot, et bientôt le docteur entrait au parloir de l’Hospice, suivi du père Asselin.

Jérémie, en voyant venir le docteur pour la deuxième fois dans la même journée, crut que le docteur rajeunissait.

— Bonjour, Jérémie. Tu vas me trouver un peu fatiguant aujourd’hui ? — sais-tu que j’ai encore une petite commission à te faire faire.

— Pas du tout, docteur.

— Eh bien ! fais-moi donc le plaisir d’aller chez l’apothicaire m’acheter deux onces d’opium.

Le docteur mit un billet de deux piastres dans la main de Jérémie, en lui disant de garder le change pour lui.

Aussitôt qu’il fut parti, le docteur prit le folio 4 des régistres des entrées de l’Hospice, et prenant bien soin de n’en point secouer la poussière, il l’ouvrit au hasard, feuilleta quelques pages, fit faire quelques corrections insignifiantes au père Asselin ; puis étant arrivé, comme par hasard, à la page 147.

— « Tiens, dit-il, je ne m’étais pas aperçu de ceci ! mais, père, tu avais donc oublié d’entrer à la marge ce que je t’avais dit à l’égard du petit Jérôme ? »

— Mais, vous ne m’en avez jamais rien dit !

— Ah bien, par exemple, en voilà une bonne ! c’est bien heureux que je m’en sois aperçu aujourd’hui ; il est vrai que c’est de bien peu d’importance, mais enfin, c’est une justice à ce pauvre enfant. Qui sait, peut-être qu’un jour ça pourra lui servir ?

— Qu’est-ce que vous m’avez dit, docteur ?

— Écris.

Et le père Asselin écrivait à la marge, en face de l’entrée de « Jérôme, » sous la dictée du docteur :

« Le véritable nom de Jérôme est Alphonse Pierre, né à la paroisse de St. Martin, le vingt et un mai mil huit cent vingt trois. Sa mère était Léocadie Mousseau, femme de — actuellement décédé. »

— C’est bien, signe de tes initiales maintenant.

De père Asselin signa sans se douter de l’importance de ce qu’il venait de faire. Le docteur remit avec précaution les régistres à leur place, et, sans attendre le retour de Jérémie, partit avec le père Asselin, qu’il reconduisit chez lui.

Le lendemain un vaisseau partait pour le Hâvre-de-Grâce ; le père Asselin, qui avait complété sa somme, était passager à bord.

Quand le docteur Rivard retourna le lendemain à l’Hospice, il fit encore venir Jérôme à sa chambre, lui donna des sucreries, et après s’être assuré qu’il se rappelait parfaitement la leçon qu’il lui avait apprise la veille, il lui recommanda de ne dire à personne qu’il savait son vrai nom et celui de sa mère, excepté que quelqu’un ne lui demandât spécialement : « car, lui dit-il, si tu t’en ventais de toi-même, on te croirait fou. Ainsi si on ne te le demande pas, n’en dit rien ; si on te demande pourquoi tu ne le disais pas, tu répondras que tu craignais qu’on ne se moquât de toi. » Le docteur lui fit encore répéter deux ou trois fois sa leçon, après quoi il alla trouver le chef de l’institution, auquel il n’eut pas de peine à persuader que Jérôme manifestait des signes sensibles d’un prompt retour à la raison. Le chef de l’institution, qui ne s’occupait jamais des aliénés, laissant ce soin aux gardiens, crut le docteur, et ne s’en occupa pas davantage. C’est tout ce que ce dernier désirait.

CHAPITRE XII.

le tuteur.


Parmi la nombreuse clientèle du docteur Rivard, se trouvait la famille du juge de la Cour des Preuves de la N.-Orléans. Depuis un grand nombre d’années, le juge n’avait pas eu d’autre médecin, et il s’en était toujours trouvé satisfait, car outre la grande capacité du docteur, il était d’une ponctualité remarquable auprès de ses patients, n’hésitant jamais un seul instant à accourir auprès d’eux aussitôt qu’on le faisait demander, fut-ce de jour, fut-ce de nuit, fit-il beau, fit-il mauvais. Outre ces qualités, il ne présentait ses comptes que rarement, et attendait volontiers qu’on vint les lui payer, surtout lorsqu’il était certain de la solvabilité de ses débiteurs. Or, ce fut à l’occasion de l’un de ses comptes, que le docteur Rivard reçut le billet suivant, que la négresse, Marie lui remit à son retour de l’Hospice.

« Mon cher docteur,

Il y a longtemps que nous ne nous avons vu ; vous négligez vos patients quand ils ne sont plus que vos débiteurs et amis. Veuillez me faire le plaisir de venir prendre le thé ce soir, sans cérémonie ; nous causerons, et surtout n’oubliez pas votre compte que je désirerais solder. Votre, etc. — T. R. »

« N.-Orléans, 29 oct. 1836. »

— Bien ! se dit le docteur Rivard, quand il eut lu ce billet. Une invitation de la part de M. le juge de la Cour des Preuves, pour souper, causer et régler des comptes ! Nous serons donc seuls, car on ne règle pas de comptes en compagnie. Ça me va à merveille. Je n’accepte jamais d’invitation, mais celle-là ! c’est bien différent ; j’irai ; oh ! oui, j’irai.

Et puis, exclama le docteur, en se jetant dans son fauteuil, et essuyant la sueur de son visage, les choses vont pour le mieux. Les régistres corrigés ; Jérôme qui sait par cœur son âge, son nom et celui de sa mère et le lieu de sa naissance ; Asselin parti ! Que l’on dise qu’il n’y a pas une providence qui veille à tout, maintenant ! Mais le plus difficile n’est pas encore fait. Pierre de St. Luc m’embarrasse ; quoique Pluchon soit à ses trousses, je ne suis pas sans inquiétude à son égard. Pluchon est une fine mouche, mais il manque de caractère, ça n’a pas plus de cœur qu’une poule ! Je sais bien qu’une fois Pierre de St. Luc en sûreté à l’habitation des champs, il n’y aura plus rien à craindre de ce côté ; mais le tout, c’est de l’y conduire ! Je voudrais bien savoir s’il sera encore longtemps en mer. Il y a déjà deux jours que le Sauveur est arrivé, le Zéphyr ne doit pas tarder. Allons ! pourquoi me casser la tête de cela ? Jusqu’ici tout ne semble-t-il pas me sourire ? Comptons sur notre étoile qui n’est pas encore éclipsée.

Après avoir fait cette consolante réflexion, le docteur prit son livre de compte, et prépara le mémoire de frais et visites que lui devait le juge de la Cour des Preuves, qu’il plia et mit dans son portefeuille. Après cela il écrivit un mot à l’adresse de M. Pluchon, qu’il envoya à la poste.

Quand sept heures sonnèrent, le docteur Rivard se rendit chez le juge de la Cour des Preuves, où il était attendu pour prendre le thé. Le Juge et le Docteur se connaissaient depuis longtemps, quoiqu’il n’y eut pas d’intimité entre ces deux hommes si différents et dans leurs mœurs et dans leur caractère. L’un était aussi franc et ouvert que l’autre était fourbe et hypocrite. Le premier n’eut voulu pour rien au monde faire tort à son prochain, le second ne se faisait aucun scrupule de flétrir l’innocent pour le dépouiller ensuite, et tous les moyens lui étaient bons pourvu qu’il pût parvenir à son but sans se compromettre. Tous deux intelligents et d’un esprit supérieur, tous deux jugeant les autres d’après leur propre cœur, devaient en venir à des conclusions bien différentes l’un de l’autre. Tels étaient les deux hommes qui allaient prendre le thé ensemble et causer. Le juge ne désirait la visite du docteur que comme un passe-temps agréable, celui-ci en espérait un résultat important.

— Et comment vous portez-vous ; mon cher docteur ? dit le juge en allant au-devant de ce dernier ; il y a un siècle que l’on ne vous a vu ; vous devenez rare, rare comme le beau temps.

— Je me porte très-bien, je vous remercie ; et vous-même, comment est votre santé ? Madame est bien, j’espère ?

— Mais oui, elle est partie pour la campagne depuis hier, et je ne pense pas qu’elle revienne de quelques semaines ; elle est allée chez une de ses tantes à la paroisse St. Martin. Quant à moi, je suis à merveille ; il me semble que je rajeunis ; — mais vous, docteur, vous ne rajeunissez pas !

— J’ai pourtant bonne santé, bon sommeil, bon appétit.

— Vous travaillez trop, docteur, vous menez une vie un peu trop austère.

— Que voulez-vous, je deviens vieux, le monde a bien peu d’attraits pour moi, et il n’est jamais trop tôt pour se préparer au grand voyage.

— C’est vrai ; si vous me le permettez, nous allons, en attendant, passer dans la salle à manger où le souper est servi. Il n’y a pas grand chose, je mène vie de garçon de ce temps-ci. Entrez, docteur, ou plutôt suivez-moi.

Le juge et le docteur s’assirent devant un excellent souper. Le premier mangea comme un homme et le docteur se contenta d’un peu de salade et de deux à trois verres d’eau.

— Comment, docteur, vous ne mangez pas d’autre chose ?

— Merci, c’est mon régime ; depuis près de cinq ans, je ne prends pas autre chose pour mon souper. Quelquefois vers dix heures, je prends une croute, quand je me sens l’estomac faible et que je suis obligé de faire quelque visite de nuit. Autrement, rien de plus.

— Vous prendrez bien un petit verre de vin ! c’est du Chambertin, ça ne vous fera pas de mal !

— Merci, je n’en use jamais.

— Allons, docteur, il faut avouer que si vous péchez, ce n’est pas par gourmandise au moins.

— Hélas, mon cher monsieur, j’en ai bien assez d’autres sur la conscience, sans que j’y ajoute encore le péché de gourmandise ; quoique, soyez sûr, ce ne soit pas par dévotion que je me prive de manger des mets aussi succulents que ceux que vous avez sur votre table.

— Eh bien, si vous ne mangez pas davantage, passons dans mon étude ; nous serons seuls et nous causerons sans façon.

Le juge et le docteur s’assirent chacun dans un large fauteuil autour d’un feu brillant qui pétillait dans la grille de l’étude. Une lampe en bronze surmontée d’un globe en cristal découpé jetait une vive lumière dans l’appartement.

— Vous avez apporté votre compte, docteur, j’espère ?

— Oh ! ce n’est pas la peine, monsieur le juge, répondit le docteur Rivard, en se plaçant de manière que la lumière de la lampe ne frappât pas dans son visage ; ce n’est véritablement pas la peine.

— N’importe, il y a assez longtemps que nous n’avons réglé, et j’aime à solder mes comptes de médecine, au moins une fois tous les vingt-quatre mois ; ce n’est pas trop souvent, je pense, et il ne faudra pas m’en vouloir, docteur, si je veux vous payer.

— Je vous ai apporté ce que vous demandiez, mais si je vous le donne, ce n’est qu’à une condition.

— Et laquelle ?

— Je ne vous le donnerai pas sans cela.

— Mais encore.

— Je désire que vous en gardiez le montant par devers vous pour le distribuer aux pauvres sans me mentionner.

— Mais, docteur…

— Nous sommes d’anciennes connaissances, et vous voudrez bien faire cela pour moi. Je réservais spécialement ce compte pour quelqu’œuvre de charité.

— Mais, docteur, je ne puis en conscience m’attribuer le mérite aux yeux du monde de semblables aumônes, et d’ailleurs vous êtes vous-mêmes dans une position bien plus favorable pour les distribuer ; vous êtes journellement en contact avec ceux que la misère et l’indigence peut-être plus que la maladie, réduisent à avoir recours au médecin.

— Hélas ! oui, ce que vous dites là n’est que trop vrai ; aussi, monsieur le juge, je prends quelquefois sur mon superflu pour leur procurer quelque soulagement.

Le docteur qui, en disant ces mots, s’était un peu retourné vers la lumière, avait donné à sa physionomie une expression de charité si bénoite, si modeste, que le juge ne put s’empêcher de s’écrier :

— Ah ! mon cher docteur, vous êtes un saint homme, j’avais toujours pensé que vous vous mettiez à la gêne pour mieux secourir l’indigence ; je ne m’étonne plus que vous soyez toujours pauvre, avec une aussi nombreuse clientèle !

— Vous êtes trop bon, M. le juge, et d’ailleurs vous êtes dans une bien grande erreur. Je donne bien quelque chose, mais si peu, si peu que j’ai vraiment honte de ne pouvoir faire davantage ; hélas ! moi qui aurais tant besoin de faire du bien en ce monde pour réparer, non pas réparer, mais atténuer un peu les fautes dont je me sens coupable, et les reproches que me fait ma conscience !

— Docteur, je puis vous juger maintenant, je vous comprends, vous craignez que l’on attribue à un esprit d’ostentation les riches aumônes que vous faites, et vous désireriez que quelqu’un les fît pour vous. Je suis bien sûr que plus d’un infortuné a été tiré de la misère par vous, sans que l’on ait découvert d’où venait le bienfait. N’ai-je pas deviné juste, docteur.

— Permettez-moi de ne pas répondre à cette question.

— J’apprécie votre modestie et votre pieuse générosité ; mais en vérité, docteur, je ne puis me charger de faire une chose qui, tout en vous dépouillant du mérite aux yeux du monde, aurait l’effet de me faire attribuer l’honneur d’une action dont je ne serais pas l’auteur.

— Vous pourrez, monsieur le juge, dire que cette somme vous a été remise par une personne inconnue.

— Non, vraiment, docteur, je me ferais un scrupule d’accepter, vu surtout que c’est une somme que je vous dois. — Voyons le montant de votre mémoire.

Le docteur Rivard se rendit enfin aux raisons du juge, bien content de pouvoir toucher le montant de son compte tout en laissant son client sous l’impression qu’il ne l’acceptait que pour le distribuer aux pauvres. Le docteur avait eu le soin de réduire le mémoire de moitié.

— En vérité, docteur, vous n’êtes pas raisonnable ; vingt-quatre mois de soins et de visites pour moi et ma famille, et vous ne demandez que deux cent trente-six piastres !

— C’est bien suffisant, et en conscience je me reprochais presque de l’avoir fait monter si haut, si ce n’est que j’avais eu l’intention de vous en laisser le montant pour le distribuer en œuvre de charité. Vous êtes bien le premier auquel j’entends dire qu’un mémoire de médecine est trop faible.

— Eh bien n’en parlons plus ; voici un ordre sur la banque de l’Union pour le montant.

— Merci.

Le docteur plia l’ordre et le mit dans son portefeuille, sans le regarder ; quittança son compte et le remit au juge.

— Parlons des choses du monde, maintenant, politique, nouvelles européennes, nouvelles locales, etc. À propos, docteur, vous étiez, je crois, le médecin d’Alphonse Meunier, ce riche négociant qui est mort la semaine dernière.

— Hélas ! oui. C’était un brave homme celui-là ; et mon meilleur, je pourrais dire mon seul ami. Je ne puis y penser, sans me sentir venir les larmes aux yeux.

Et en effet, par un de ces jeux de muscles toujours au service de certaines personnes, quelques pleurs vinrent mouiller les paupières du docteur, qu’il eut la précaution de laisser voir au juge, ayant de les essuyer.

— Vous le connaissiez depuis longtemps ?

— Depuis mil huit cent vingt, et je puis me glorifier de l’intimité qui a toujours existé entre nous.

— Il vous a fait un beau legs dans son testament ; je vois qu’il voulait vous laisser un souvenir.

— Trop beau, M. le juge, trop beau ! ça bien été malgré moi qu’il m’a mentionné dans son testament ; savez-vous qu’il voulait me faire un bien plus grand legs et que, si je ne m’y fusse opposé péremptoirement, il m’aurait nommé son exécuteur testamentaire ! Mais vous sentez bien, M. le juge, qu’avec mes habitudes, mes devoirs et mon incapacité dans les affaires, je ne pouvais accepter. Et d’ailleurs n’avait-il pas le jeune Pierre de St. Luc, un orphelin qu’il a élevé, et qui, je vous l’assure, est un charmant jeune homme et bien digne de toute la tendresse du père Meunier.

— En effet, j’ai été un peu surpris, quand j’eus appris votre intimité avec M. Meunier, de voir que vous n’aviez pas été nommé son exécuteur testamentaire ; mais je vois les raisons maintenant. J’aurais voulu vous voir l’administrateur d’une telle succession ; vous en étiez digne et je vous considère, quoique vous en disiez, bien plus capable de l’administrer que le jeune de St. Luc, qui, après tout, n’est qu’un jeune homme et de plus un marin, et qui, malgré les belles qualités que vous lui donnez, n’en dissipera pas moins une partie dans de folles extravagances.

— Oh non ; sous ce rapport-là, soyez tranquille ; le jeune de St. Luc est sobre, sage, pieux et très-versé dans les affaires. Il est bien plus capable que moi. J’ai toute confiance dans St. Luc, et je ne sais si c’est parce que mon ami M. Meunier l’aimait et l’appelait son fils, que je me sens une bien grande affection pour ce jeune homme, il sera toujours pour moi le représentant de son bienfaiteur et du mien. Pauvre cher M. Meunier, mon seul et mon dernier ami sur cette terre !

Le docteur versa plusieurs larmes.

— Allons, mon cher docteur, ne vous affligez pas. Nous ferons mieux de changer de sujet ; celui-ci réveille de trop pénibles sensations.

— Oh non ! au contraire, M. le juge, je me sens un peu agité, mais ça me fait du bien de pleurer quelquefois. Je voudrais pouvoir faire quelque chose avant de mourir et continuer en son nom les bonnes œuvres qu’il faisait durant sa vie. Voici, M. le juge, ce que j’ai pensé faire du legs qu’il m’a fait et que j’accepte afin de l’associer à une action charitable ; je me suis décidé à accepter la tutelle d’un pauvre orphelin, qui se trouve actuellement à l’Hospice des Aliénés. C’est un jeune enfant de douze à treize ans, dont le cerveau malade l’avait fait mettre parmi les aliénés ; quoiqu’il n’ait pas une intelligence bien développée, j’ai pu remarquer beaucoup de bon sens et beaucoup de raison dans l’enfant ; il n’est point du tout aliéné, mais il est d’une telle timidité, a été tellement négligé, tellement maltraité, tellement bafoué, battu, qu’il a peur de la moindre chose, du moindre bruit. Je le soigne depuis longtemps, et j’ai contracté un véritable attachement pour l’enfant. Comme il est nécessaire que toute personne, qui veut se charger de quelqu’un des malades de l’Hospice, ait à assurer une certaine somme d’argent, par forme de rente viagère, au malade, avant de pouvoir le faire sortir de l’institution, je me suis décidé à convertir les trois mille piastres, que me lègue M. Meunier, en quelque bien-fonds qui deviendra la propriété du pauvre orphelin.

— Vous faites là une belle et noble action, docteur, permettez-moi de vous dire, sans flatterie, que vous êtes le meilleur et le plus saint homme que je connaisse ! Et comment s’appelle votre futur pupille ?

— On ne lui connait pas d’autre nom que Jérôme.

— Quels sont ses parents, vivent-ils encore ?

— On n’a jamais connu ses parents, ni leurs noms, ni leur origine, ni leur domicile ; on ne sait s’ils vivent. Mais comme j’ignore les formalités à suivre pour me faire nommer tuteur, je voudrais bien que vous me fissiez le plaisir de me dire ce que je dois faire.

— Bien volontiers : quand voulez-vous être nommé tuteur ?

— Au plus tôt, demain s’il se peut ; car voyez-vous, ce pauvre enfant est tellement exposé à l’Hospice, que le plus tôt il pourra être sous la protection de quelqu’un qui en aura soin, le mieux ce sera pour lui ; il est d’une nature si sensible.

— C’est bien. Voici ce que vous aurez à faire : 1o vous ferez préparer par un notaire l’acte constituant la somme que vous destinez à l’orphelin, en l’appliquant par hypothèque sur quelqu’une de vos propriétés ; 2o vous viendrez par devant moi au greffe de la Cour des Preuves, demain à midi, accompagné de sept personnes, afin d’avoir ce qu’on appelle une assemblée de parents, pour prendre leur avis sur la nomination du tuteur. Tâchez de trouver des amis de l’orphelin, s’il en a, autrement, les sept premières personnes venues feront l’affaire. Je prendrai leur avis, vous signerez et je vous délivrerai les lettres de tutelle. Voilà tout.

— À midi, demain.

— Oui, je conçois votre hâte de retirer cet enfant de l’Hospice où le contact de toutes sortes de personnes ne doit pas manquer d’affecter son cerveau et sa constitution, s’il est aussi délicat, aussi craintif et aussi impressionnable que vous le dites.

— Pauvre enfant ! ses douces dispositions me l’ont fait remarquer depuis longtemps, et je me suis toujours senti une espèce d’entraînement vers lui. J’espère que j’en ferai quelque chose de bon ; un pieux et honnête citoyen.

La conversation se prolongea encore quelque temps ; et quand l’horloge sonna dix heures, le docteur Rivard prit congé du Juge de la Cour des Preuves et se rendit chez lui.

Le lendemain matin le docteur alla trouver un notaire et constitua une hypothèque de trois mille dollars avec intérêt de dix pour cent par an payable à Jérôme, son futur pupille.

À midi, le docteur, muni de copie de l’acte d’hypothèque, et accompagné de sept personnes officieuses, se rendit au greffe de la Cour des Preuves, où le Juge, après avoir pris l’avis de l’assemblée de famille, lui délivra les lettres de tutelle, le nommant : « Tuteur de l’orphelin Jérôme, actuellement et erronément détenu comme lunatique à l’Hospice des Aliénés de la Nouvelle-Orléans. »

Quand le Dr. Rivard fut parti, le juge, s’adressant au greffier, monsieur Jacques, lui demanda s’il connaissait celui qui venait d’être nommé tuteur de l’orphelin Jérôme.

— Non, Monsieur le juge, répondit monsieur Jacques.

— Eh bien ! connaissez-le, c’est le docteur Rivard, le plus saint et le plus honnête homme de la Nouvelle-Orléans.

— Ah !…

CHAPITRE XIII.

le rapport du coroner.


C’était le 30 octobre 1836, à midi, que le Dr. Rivard avait été nommé tuteur de l’orphelin Jérôme : le jour même que Pierre de St. Luc tombait victime du guet-à-pens qui lui avait été tendu à l’habitation des champs. Ce jour là, le docteur ne prit son dîner qu’à quatre heures de l’après-midi, ayant en face de lui à sa table le petit Jérôme, qui, les yeux ébahis et ne comprenant rien à tous ces changements, n’osait manger.

Le docteur avait eu soin de ne pas s’informer à l’Hospice du paquet étiqueté, appartenant à Jérôme, quand il l’alla chercher.

Pendant que le docteur était encore à table, buvant du bon vin et se régalant de viandes savoureuses, en dépit du régime d’abstinence dont il avait édifié le crédule juge de la Cour des Preuves, quelqu’un sonna à la porte d’entrée. La négresse courut ouvrir et peu après introduisit monsieur Pluchon dans la salle à dîner.

— Bonne nouvelle, docteur ! dit Pluchon en entrant.

— Prudence !… Voici mon pupille, M. Pluchon, répondit le docteur en appuyant l’index de sa main droite sur le bout de son nez ; pauvre orphelin dont j’ai accepté la tutelle ce-jourd’hui.

— Ah ! c’est un charmant enfant.

— Oh ! oui, et bien bon, quoiqu’il ait été fort maltraité à l’Hospice des Aliénés, où l’on voulait le faire passer pour fou, quoiqu’il soit loin de l’être, je vous en assure. Je l’ai doté de trois mille dollars aujourd’hui même. — Vous dites que vous avez des nouvelles, tant mieux ! buvons un verre et nous passerons dans mon cabinet.

— Eh bien ! qu’est-ce que c’est, monsieur Pluchon, continua le docteur, quand ils furent entrés dans le cabinet ? Je vous attendais à dix heures ce matin ; n’avez-vous pas reçu ma note hier soir ?

— Je n’ai pas été chez moi depuis hier matin ; j’ai été jusqu’à la balise, et j’arrive à l’instant de l’habitation des champs.

— De l’habitation des champs !

— Oui, et le Zéphyr est arrivé en ce moment au port ; le capitaine est bien, et dûment prisonnier à l’habitation des champs, sous la garde des Coco-Letard. Fameux garçons, que ces Coco ! et la mère Coco donc ! Vraie actrice, dans le drame, celle-là par exemple. Si vous l’eussiez vue toute échevelée, toute débraillée, quand elle est venue demander du secours pour son pauvre Jacob ? Tenez, moi, qui connaissais la farce, sans toutefois savoir le rôle qu’y devait jouer Jacob, je crus un instant que son pauvre fils s’était véritablement blessé. Elle était sublime, la vieille, dans sa maternelle désolation ! Le capitaine, comme de raison, donna dans le panneau et suivit la Coco, qui le conduisit à son habitation des champs, d’où il n’est plus sorti.

— Ont-ils eu bien de la difficulté à l’empoigner ?

— Pas le moins du monde ! Un véritable agneau que ce St. Luc, que vous m’aviez représenté comme un lion ! Il est vrai qu’il tomba d’une hauteur de douze pieds, ce qui l’étourdit un peu ; et puis une couple de coups de pieds sur la tête, que lui appliqua François Coco, avec ses grosses bottes à clous, termina l’affaire. Il est lié, garrotté et sanglé sur un espèce de lit de planches. Le capitaine a cru que c’était une méprise, d’abord ; ensuite il a cru que c’était son argent que l’on voulait ; mais il a bientôt compris qu’il avait la berlue dans ses idées ! — C’était bien pardonnable d’ailleurs dans son état !

— Pluchon, mon ami Pluchon, vous êtes un fin et habile homme, lui dit le docteur, qui, tout rayonnant de satisfaction, lui donna un billet de cent piastres. — Prenez ceci pour vous, portez ces cinquante piastres à la mère Coco dès ce soir. Prenez garde que l’on ne vous remarque trop aux environs de l’habitation des champs ; et dorénavant vous ne viendrez plus me voir ici ; nous nous rencontrerons, tous les soirs à huit heures, sur la levée, au pied de la rue Bienville ; c’est un endroit isolé. Comme on ne sait ce qui peut arriver, prenons nos précautions.

— Et si j’avais quelque chose de pressé ?

— Alors, c’est différent, venez ici tout droit ; mais prenez garde à ceux qui pourraient se trouver dans le voisinage.

— C’est bien ; demain soir, à huit heures, je vous dirai ce qui s’est passé à l’habitation des champs.

— Au pied de la rue Bienville, sur la levée.

— Je connais la place.

— Voici maintenant ce que je veux que vous fassiez pour moi, plus tard je vous dirai pourquoi : si vous apprenez qu’on ait commis quelque assassinat ou trouvé un cadavre, dont les traits ne soient pas reconnaissables, venez me trouver.

— Pourquoi ne m’en diriez-vous pas de suite la raison, ça pourrait peut-être me guider ?

— C’est vrai ; eh bien, voici : s’il y avait moyen de trouver un cadavre méconnaissable, on pourrait peut-être, à l’aide de certaines marques et de certains témoins, vous comprenez, le faire passer pour le capitaine Pierre !

— En voilà une heureuse idée, par exemple ! une vraie bénédiction ! J’ai justement ce qu’il vous faut… arrêtez… non, ça ne fera pas l’affaire.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Hier après-midi, en revenant de la balise, j’ai vu le cadavre d’un noyé, sur le bord du fleuve dans les joncs ; mais il était tout frais encore.

— Flottait-il dans l’eau ?

— Non, il était caché par les joncs, et je ne l’aurais pas vu si ce n’eut été de deux à trois busards[1] qui s’envolèrent à l’approche de notre canot. Je me levai pour regarder par dessus les joncs, et je vis le cadavre d’un homme récemment noyé.

— Ceux qui étaient avec vous le virent-ils aussi ?

— Je ne crois pas ; et comme j’étais pressé, je ne leur fis pas part de ce que j’avais vu. Depuis, la chose m’était complètement partie de l’idée, et, si vous ne m’eussiez parlé de cadavre, je n’y aurais probablement plus pensé. On y est si accoutumé à la Nouvelle-Orléans ; c’est une affaire de tous les jours.

— Ah ! bien : c’est justement notre affaire ; dans deux jours, peut-être demain, les busards l’auront complètement défiguré. Il faudra tâcher de se procurer l’habit du capitaine Pierre, ou quelqu’autre chose de ses effets et les arranger autour du cadavre, de manière à laisser croire que c’est, lui. Et où se trouve le cadavre ?

— Deux à trois lieues plus bas que le couvent des Ursulines.

— À merveille ! Plutôt on pourra faire croire à la mort du capitaine Pierre, le mieux ; car soyez sûr que s’il ne paraît pas demain, on commencera à faire des perquisitions ; et comme il est débarqué près des Ursulines, on pourrait peut-être pousser les recherches jusqu’à l’habitation des champs ! qui sait !

— Vous avez raison. J’en parlerai dès ce soir à la mère Coco ; et demain, si les busards ont fait leur ouvrage, j’avertirai le coronaire et préparerai des témoins, qui se trouveront sur les lieux comme par hasard.

— Et les gens qui ont été chercher le capitaine, en canot, à bord du Zéphyr ?

— Quant à eux, soyez tranquille !

— Prenez bien vos précautions, monsieur Pluchon. Ceci est une affaire sérieuse. Soyez actif et vigilant ; de mon côté j’aurai soin de bien vous récompenser. Dans neuf à dix jours tout sera fini, j’espère ; et alors votre fortune et la mienne seront faites.

— Je vais aller de suite voir la mère Coco, pour savoir ce qu’elle pense du cadavre. Je trouve que c’est une idée admirable que vous avez eue là ; c’est le seul moyen de détourner les soupçons et de dérouter les recherches.

— Allez ; faites pour le mieux. Demain, à huit heures du soir au pied de la rue Bienville.

— Je n’y manquerai pas ; peut-être demain matin.

Pluchon, en quittant le docteur, se rendit au marché aux légumes, où il trouva la mère Coco et sa fille Clémence. L’air mystérieux de Pluchon qui parlait avec animation à la mère Coco, qu’il avait appelée à l’écart, frappa Clémence qui, presque sans le vouloir, prêta l’oreille. Plusieurs fois elle entendit les mots « cadavre, noyé, habitation des champs. » Elle tressaillit involontairement ; sa figure prit une expression de profonde tristesse, et elle sentit instinctivement que quelque crime se préparait, auquel ses frères, et peut-être sa mère, allaient prendre part. Elle n’avait pas vu ses frères à la maison depuis trois jours ; une absence aussi prolongée l’inquiétait vivement. De temps en temps elle jetait un coup d’œil furtif sur sa mère et Pluchon. Celui-ci, après avoir donné rendez-vous à la mère Coco pour six heures au couvent des Ursulines, prit la direction de la troisième municipalité en suivant la levée.

La mère Coco recommanda strictement à sa fille de retourner avant la nuit à la maison, de se coucher en arrivant et de ne pas l’attendre.

— J’ai de pressantes affaires, continua-t-elle, pour ce soir, qui me retiendront une partie de la nuit.

— Ne reviendrez-vous pas coucher à la maison, maman ? demanda Clémence d’un air timide.

— Allons, petite impertinente, pas de questions, et surtout pas de réflexions.

Clémence baissa les yeux sous le regard méchant de la vieille, et commença à faire ses préparatifs de départ. La mère Coco prit par la rue Canal, afin de ne pas donner à Clémence de soupçons sur la route qu’elle se proposait de suivre pour retrouver monsieur Pluchon. Quand la Coco fut parvenue à la rue Canal, elle tourna à droite, se rendit aux remparts, redescendit dans le faubourg Marigny et fut bientôt au rendez-vous au bas du couvent des Ursulines, où l’attendait monsieur Pluchon, sur le bord de l’eau dans une pirogue.

— Embarquez vite, nous avons le temps de descendre avant l’obscurité.

— Combien de lieues avons-nous à faire avant d’arriver ?

— Deux petites lieues. — Allons, prenez garde à vous ; asseyez-vous au fond de la pirogue et nageons comme pour la vie, mère Coco.

La mère Coco se plaça avec précaution pour ne pas perdre son équilibre, au fond de la fragile embarcation ; et Pluchon, armé d’une pagaie légère, guidait la pirogue assis à l’arrière. — Le courant, joint à une légère brise, les eut bientôt fait descendre jusqu’à l’entrée du bayou bleu. Le bruit des avirons sur le bord de la pirogue fit envoler une dizaine de busards.

— Oh ! oh ! dit la mère Coco, en voyant cette nuée d’oiseaux de morts, ça sent la chair morte ! on ne doit pas être loin du noyé, n’est-ce pas, monsieur Pluchon ?

— Vous avez deviné, nous arrivons. C’est justement sur le noyé que ces carancros font festin. Nous allons leur disputer leur pâture pour quelque temps. Regardons bien auparavant pour voir si personne ne peut nous apercevoir.

La vieille Coco, avec ses deux yeux ronds et gris, parcourut d’un regard rapide les deux rives du fleuve.

— Il n’y a pas un chat pour nous voir ; ne perdons pas de temps, en avant et à l’œuvre !

Ils approchèrent avec précaution, écartèrent les joncs, et découvrirent le cadavre d’un noyé. Les carancros avaient arraché les yeux de leurs orbites, et la langue de la bouche ; le nez, les joues et toutes les chairs de la figure avaient été horriblement mutilés par ces voraces et immondes animaux. Il était absolument impossible de reconnaître aucun trait de la figure.

Quand Pluchon et la mère Coco eurent terminé leur examen, celle-ci se retournant vers Pluchon :

— Eh bien ! lui dit-elle, êtes-vous satisfait de votre examen ? reconnaissez-vous ce cadavre ? et que voulez-vous faire maintenant ?

— Oui, mère Coco, oui, je suis satisfait. Je ne sais pas quel est ce noyé, je ne m’en soucie guère. — Tout ce que nous avons à faire maintenant, le voici en deux mots : « Vous prendrez tous les vêtements, papiers et bijoux du monsieur qui est dans votre cachot, et vous habillerez ce cadavre. Quant à son argent, ça vous appartient, comme dépouilles de guerre. Surtout, remarquez bien, il faut que la toilette de ce noyé soit faite cette nuit, afin qu’il soit décemment vêtu, pour comparaître demain matin pardevant son honneur monsieur le coronaire. »

— Mais, monsieur Pluchon, ce n’est pas une petite affaire que vous nous proposez-là.

— Allons donc, mère Coco, est-ce que par hasard vous y trouveriez d’insurmontables difficultés ? tenez voici qui aplanira bien des choses, ceci c’est par-dessus le marché.

Et Pluchon lui glissa dans la main un billet de cinquante dollars.

— À la bonne heure, monsieur Pluchon, voilà ce qui s’appelle faire des affaires. Avant le point du jour tout sera bâclé ; ce qui reste de ce noyé sera habillé comme pour le jour de ses noces ; car après le bain vient la toilette. Le pauvre cher homme n’aura pas besoin de se faire raser, car les carancros ne lui ont pas même laissé la chose sur laquelle lui poussait la barbe !

Et la vieille, en prononçant ces paroles en face de ce cadavre ensanglanté par ces immondes oiseaux de proie qui décrivaient des cercles dans les airs en faisant entendre leurs cris lugubres, comme s’ils eussent voulu exprimer leur indignation de ce qu’on venait les distraire de leur festin, se mit à ricaner.

Pluchon, tout accoutumé qu’il était à ces scènes hideuses, ne put s’empêcher d’éprouver un certain sentiment de répulsion aux obscènes paroles de la vieille Coco, et se hâta de pousser la pirogue au large. La nuit était déjà fort avancée, quand ils arrivèrent au lieu du débarquement. La Coco prit la route de l’habitation des champs, et Pluchon celle de la ville, après avoir bien recommandé à la vieille de lui donner le lendemain matin, à sept heures précises, des nouvelles de ses opérations de la nuit.

Le lendemain, le soleil s’était levé brillant et radieux, il faisait une belle matinée de la fin d’octobre. Il n’était pas encore sept heures, et les rues étaient déjà remplies de personnes occupées de leurs affaires. Sur le bord de la levée, un peu au-dessous du marché aux légumes, un petit homme, portant de larges pantalons de cotonnade bleue, un chapeau rond aux larges rebords, un paletot de velours de coton vert, marchait le long en large, s’arrêtant de temps en temps pour regarder du côté du marché.

Cet homme semblait attendre quelqu’un. Bientôt une vieille femme, une capine sur la tête, un bras en écharpe et un bandeau sur la figure, se dirigea vers le petit homme sur le bord de la levée.

— Ah ! c’est vous, mère Coco !

— Eh ! mon Dieu, oui, vous ne m’aviez pas reconnue, M. Pluchon ?

— Mais non ; je vous ai laissée hier au soir si fraîche, si gentille, si… et aujourd’hui ! bon Dieu, que vous est-il donc arrivé ?

— Ne m’en parlez pas ; et c’est bien un miracle que je n’aie pas été massacrée cette nuit par votre infernal de capitaine ! c’est un démon, un vrai diable ! et mon pauvre Jacob, s’il n’en meurt pas il n’en a pas moins la cuisse cassée. Ah ! le maudit capitaine !

— Le capitaine ! et c’est lui qui vous a équipé de cette manière ?

— Hélas ! oui ; un bras presque cassé, un œil poché et l’épaule démise.

— Vous n’avez donc pas pu réussir à faire ce que nous étions convenu que vous feriez durant la nuit ?

— Si fait, Tout est terminé, Dieu merci, il y a longtemps ; avant deux heures ce matin, tout était fini.

— Tout est fini ! vous avez revêtu le noyé des hardes du capitaine, de son chapeau et de ses bottes ?

— Oui, oui, tout, tout, jusqu’à la chemise et aux caleçons. Le noyé était tellement enflé qu’on a eu bien de la misère allez, mais enfin on a réussi.

— Qu’avez-vous fait des hardes du noyé ?

— On en a fait un paquet, auquel on a attaché une roche et qu’on a jeté au fond de l’eau.

— De manière que le cadavre peut passer pour celui du capitaine, même aux yeux de ses amis ?

— Même aux yeux de ses amis, pourvu qu’ils ne regardent qu’aux habits.

— Comment, pourvu qu’ils ne regardent qu’aux habits ?

— Dame, c’est que le capitaine est d’au moins deux pouces plus long que le noyé ! Mais ça n’y parait pas ; il faut avoir essayé les hardes comme nous avons fait pour s’en apercevoir. D’ailleurs le racourcissement des hardes par l’effet de l’eau, l’enflure du corps et le déchirement des habits et des pantalons ne permettront pas de découvrir la différence.

— Et le capitaine, comment vous a-t-il donc ainsi tapochée ? L’aviez-vous détaché ?

— Non, pas du tout. Voici comment cela est arrivé. Vous savez, quand je vous ai quitté hier soir, que je me suis rendu à l’habitation. Je communiquai à mes petits les projets de la nuit, et je leur montrai les cinquante dollars que vous m’aviez donnés.

« C’est bon, disent les petits, allons de suite ôter les hardes au monsieur. » Jacob et Léon descendent pour faire l’opération. Il paraît que notre homme dormait en ce moment car il ne remua pas un muscle, ne dit pas une parole. J’étais assise sur un des barreaux de l’échelle, tenant une lanterne à la main pour les éclairer, Ils enlevèrent son fichu, ses bottes, ses chaussons et tout ce qu’il avait dans ses poches, sans le réveiller. Mais pour lui ôter ses pantalons, ils lui détachèrent une jambe ; alors le monsieur se réveilla, car de l’endroit où j’étais je vis ses yeux briller dans l’obscurité, comme deux charbons ardents. Il ne dit pas un mot et ses yeux brillaient toujours. J’eus peur et je criai à mes petits de prendre garde ; au même instant Jacob lâche un cri et alla tomber sans connaissance dans le fond du cachot. Le monstre lui avait cassé la cuisse d’un coup de pied ! Je cours au secours de Léon et nous parvînmes à nous emparer de la jambe du capitaine ; mais quelle peine ! bon dieu, il ruait comme un mulet. J’appelai vite François au secours, et François arriva justement à temps, car dans ses efforts le capitaine était parvenu à débarrasser un de ses bras. D’un coup de poing il me bloqua un œil et me fit, voler contre un billot sur lequel je me suis presque cassé le bras et démis l’épaule.

— Je vous l’avais bien dit, que c’était un rude compagnon !

— Rude ! ah oui, rude ! Et si François ne lui eut asséné un coup de bâton sur la tête, je ne sais vraiment si à nous trois, car le pauvre Jacob ne comptait plus, je ne sais, si nous en serions venu à bout, quoiqu’il n’eût qu’un bras et qu’une jambe de libres.

— Et après ?

— Et après, dame, après, nous l’avons attaché. Il saignait comme, un bœuf ; et il nous a fallu découdre la chemise et les autres hardes pour les ôter.

— Et pour le r’habiller ?

— Le r’habiller ! ah ! bien, en voilà une bonne ! allez donc lui détacher les bras pour le r’habiller, vous ! Non, non, nous en avions assez comme ça ; nous lui avons jeté un drap sur le corps, et voilà.

— Comment faites-vous donc pour le faire manger ?

— Le faire manger ? ça c’est plus simple, on ne le fait pas manger.

— Et boire ?

— Non plus.

— Mais il va mourir !

— Mourir ! soyez tranquille, laissez-le affaiblir d’abord, puis après nous verrons.

— Adieu, mère Coco ; je m’en vais maintenant, je vous reverrai bientôt. À propos, dans une couple d’heures d’ici, j’aurais besoin de Léon pour assister à l’enquête du Coronaire. Qu’il se tienne auprès de l’auberge aux contrevents verts, avec deux ou trois de ses amis. Allez l’avertir de suite.

— Faut-il que je retourne à l’habitation ? Je suis si fatiguée, après avoir passé une nuit blanche.

— Allez, allez, vous aurez le reste de la journée pour vous reposer…

— Et mon bras ? ne me donnerez-vous rien pour payer l’Apothicaire, car on n’avait pas compté ça hier soir ?

Pluchon lui donna un billet de dix dollars, traversa la levée, gagna les remparts d’où il se rendit en toute hâte chez le docteur Rivard, auquel il fit part de ce que lui avait appris la mère Coco-Létard.

— Je suis content de vous, mon cher M. Pluchon, lui dit le docteur, qui se frotta les mains en souriant d’un air de suprême satisfaction. Je serai absent toute la journée ; venez ce soir à huit heures sur la levée, au pied de la rue Bienville. J’irai en cabriolet, car j’aurai quelque chose d’important à vous faire faire. En attendant prenons un petit verre de vin, à la santé de M. le coronaire, chez lequel vous feriez bien de vous rendre de suite, de crainte qu’il ne s’absente.

Pluchon, en sortant de chez le docteur Rivard, se rendit chez le coronaire, auquel il fit part du fait que le cadavre d’un noyé avait été trouvé auprès du bayou bleu.

Deux heures après, le coronaire, accompagné d’un médecin et de M. Pluchon, descendait de voiture un peu plus bas que le couvent des Ursulines. Le coronaire, après avoir complété son jury d’enquête parmi les personnes qui se trouvaient là en ce moment, se rendit avec son jury au bayou bleu. De loin on apercevait dans les airs, au-dessus des joncs, de longues spirales de carancros ; quelques-uns s’abattaient, quand d’autres s’envolaient en croassant. Après avoir fait un minutieux examen du crâne et des membres du noyé, le médecin ne trouvant aucun signe de violence, déclara son opinion « que le défunt s’était noyé par accident. » Par les vêtements on reconnut que c’était un capitaine de navire. Une lettre trouvée dans l’une des poches de son gilet était adressée, « Au capitaine Pierre de St. Luc. » Le Coronaire, avant de terminer son enquête, crut qu’il serait à propos d’envoyer chercher quelques-uns des officiers du Zéphyr afin d’identifier le cadavre.

L’odeur infecte qu’exhalait le cadavre, força le coronaire à se retirer à quelque distance avec les personnes du jury, pendant que l’on envoya à la hâte chercher quelques-uns des marins du Zéphyr.

Aussitôt que la fatale nouvelle arriva à bord du navire, toutes les manœuvres furent suspendues et un cri universel de douleur s’échappa de la bouche de ces braves matelots, qui pleurèrent comme s’ils eussent perdu leur père. Le second en commandement à bord, offrit d’aller avec le maître d’équipage examiner le cadavre, et ils partirent sur le champ.

Trim qui, en apprenant la mort de son maître, s’était senti au cœur comme une masse de plomb, était tombé sans connaissance au pied du grand mât. On lui frotta le front, les tempes, et tout le visage avec du vinaigre ; ce ne fut qu’avec la plus grande peine qu’on put le faire revenir à lui, et il se mit à crier en se tordant les mains :

— Mon maître, mon piti maître, mon bon maître, oh ! y n’éti pas mort, oh ! pas possible. Moué veux mouri aussi ! moué pas capable pour vivre, si l’y mort ! moué vouli voir li encore une fois avant mouri !

Tout l’équipage, qui connaissait l’extrême attachement de Trim pour le capitaine, eut pitié de sa désolation.

Le gros Tom s’approcha de lui et chercha à le consoler, mais en vain ; Trim se roulait sur le pont, en criant et sanglottant. Les matelots, muets devant une si grande douleur, pleuraient.

Tout à coup Trim se lève, essuie ses pleurs du revers de sa grosse main calleuse, regarde tout autour de lui d’un air hagard, paraît réfléchir un instant, puis s’élance comme un trait dans la direction qu’ont suivi les officiers qui étaient allés identifier le cadavre.

Cependant le coronaire, après l’arrivée des deux officiers du Zéphyr, eut bientôt terminé son enquête.

La personne du capitaine Pierre de St. Luc avait été parfaitement identifiée dans le cadavre du noyé, et le rapport du coronaire avait en conséquence déclaré : « Que Pierre de St. Lue, Capitaine du Zéphyr, s’était noyé par accident. »

Deux nègres, dans une pirogue, ramenaient le cadavre du noyé, auquel on devait donner une sépulture digne de l’immense richesse du défunt.


CHAPITRE XIV.

découvertes importantes.


Le Juge de la Cour des Preuves, qui avait conçu la plus haute estime pour le docteur Rivard, dont la conduite si désintéressée et si généreuse à l’égard de l’orphelin Jérôme avait excité son admiration, se proposa de faire toutes les recherches possibles pour découvrir la naissance du petit Jérôme. Il s’imagina que le plus grand plaisir qu’il pourrait faire au docteur Rivard serait de le mettre sur la voie de rendre son pupille à ses véritables parents s’ils existaient encore, ou du moins de lui faire connaître leurs noms. Le juge pensa aussi qu’il pourrait se faire que l’orphelin eut droit à quelque héritage, et il aurait été heureux de pouvoir procurer au docteur les moyens de les acquérir.

En conséquence, le juge crut que le mieux à faire était de commencer ses recherches à l’Hospice des Aliénés ; il se rendit donc à l’Hospice, aussitôt qu’il eut délivré au docteur Rivard ses lettres de tutelle.

Jérémie, en reconnaissant le juge de la Cour des Preuves dans la personne qui descendait d’une superbe barouche arrêtée à la porte de l’hospice, ôta son chapeau de toile cirée et courut au devant de son honneur, qui en ce moment entrait.

— Vous êtes le portier de l’hospice ?

— Oui, votre honneur, à votre service.

— M. Charon, le chef de l’Institution, est-il ici ?

— Oui, votre honneur.

— Pourriez-vous l’aller chercher, j’aurais quelque chose à lui dire.

— Oui, votre honneur ; si vous préferez, je vais vous conduire à sa chambre.

— Volontiers, je vous suis.

Et Jérémie, son chapeau à la main et se courbant en deux pour rendre son salut plus respectueux, passa devant le juge pour lui montrer le chemin.

Le juge trouva M. Charon dans sa chambre, assis devant un bureau et arrangeant quelques papiers, qu’il numérotait. En voyant son honneur le juge, il se leva et lui fit un salut respectueux, en lui offrant un fauteuil pour s’asseoir.

— Je viens, M. Charon, lui dit le juge, pour vous prier de me donner quelques renseignements sur un pauvre enfant, que mon ami, le docteur Rivard, a bien voulu retirer aujourd’hui de cette Institution.

— Vous voulez parler du petit Jérôme ?

— Précisément.

— Que le docteur Rivard, votre ami a retiré aujourd’hui de cette Institution ?

— Celui-là même.

— Ah ! Il paraît que c’était un bien bon enfant, le petit Jérôme, si gentil, si timide ; et il paraît que sa maladie n’était pas incurable, et je ne doute pas que le docteur Rivard le ramène complètement à la raison avec des soins, comme il ne manquera pas de lui en donner.

— C’est ce que dit le docteur.

— Jérôme montrait, sur ces derniers temps, des signes sensibles de retour à la raison ; je les avais remarqués, et j’en avais parlé au docteur, qui fut de mon opinion. Ah ! c’est une bien généreuse personne que le docteur.

— Je désirerais savoir si vous connaissez les parents de Jérôme, ou quelques personnes qui les aient connus.

— Non, monsieur, personne. Depuis que le petit Jérôme a été amené à l’Hospice, personne, pas une âme ne s’est occupé ou informé de lui.

— Ne connaissez-vous pas la personne qui l’a amenée, n’y aurait-il pas moyen de la voir ou du moins de savoir son nom ?

— Ma foi, non ; il y a si longtemps de cela. C’est ordinairement le portier qui est chargé du soin de recevoir les personnes qu’on amène à l’Hospice ; et celui qui était portier ici, quand le petit Jérôme a été amené, en est parti depuis longtemps, et je crois qu’il est mort maintenant. Cependant… Arrêtez…

M. Charon se passa la main sur le front, regarda au plafond de l’air d’une personne qui croit avoir fait une découverte importante.

— Arrêtez, continua-t-il, après une petite pause, je crois que l’on doit trouver quelque chose dans les régistres ; on a coutume d’y entrer les noms de ceux qui amènent ici des orphelins. Si vous voulez m’accompagner, nous examinerons les entrées des registres.

M. le Juge suivit. M. Charon qui le conduisit au parloir.

— Voulez-vous avoir la bonté de nous donner l’index des régistres dans lesquels on entre le nom des aliénés ? dit M. Charon à Jérémie.

— Le voici, votre honneur, répondit le portier en apportant l’index.

M. Charon regarda à l’index et lut : « Jérôme, Folio 4, page 147. » Le Folio 4, était couvert de plus de deux lignes de poussière.

— Excusez, M. le juge, ce régistre est si couvert de poussière. Il y a plus de dix ans qu’il n’a point été touché. — Jérémie, veuillez enlever la poussière.

Quand le régistre eut été épousseté, M. Charon et le juge l’ouvrirent à la page 147.

— Ah ! ah ! s’écria le juge de la Cour des Preuves, ceci est important « 5 avril 1826… la femme Coco-Letard… Deux vieux livres attachés d’une ficelle et étiquetés No 278… Et cette note à la marge… Le véritable nom de Jérôme est Alphonse Pierre, né à la paroisse St. Martin, le 21 mai 1823. Sa mère était Léocadie Mousseau, femme de — actuellement décédée. » — Mais, M. Charon, ceci est important, bien important. — Nous sommes sur les traces des parents de Jérôme et j’espère réussir. Je vais écrire de suite à la paroisse St. Martin — Permettez que je prenne copie de ces notes.

Le juge écrivit sur son portefeuille les entrées du régistre.

— Mais, c’est curieux, M. Charon, que vous n’ayiez jamais entendu parler des parents du pauvre enfant ; et lui-même, l’enfant, ne prononça-t-il jamais d’autre nom que celui de Jérôme ?

— Jamais.

— Si fait, interposa ici Jérémie ; pardon, votre honneur, mais j’ai entendu dire à Gaspard le gardien, qu’il croyait que Jérôme, au lieu de montrer des signes de raison, en montrait au contraire de folie, et qu’il disait « qu’il savait bien son nom et qu’il ne s’appelait pas Jérôme. »

— Allez chercher Gaspard, M. Jérémie, lui dit le juge, si M. Charon n’a pas d’objection.

— Certainement.

« Sa mère était Léocadie Mousseau ! » répétait le juge vivement excité et se promenant de long en large dans le parloir, les deux mains derrière le dos. « Léocadie Mousseau… 1823… paroisse St. Martin ! »… Mais c’est étrange ; j’ai connu cette Léocadie Mousseau ; j’ai de vagues souvenirs ; mais non, ce n’est pas possible ?… ce serait extraordinaire !… cependant !…

Ici le juge fut interrompu dans ses réflexions par l’arrivée de Jérémie accompagné du gardien Gaspard.

— Si vous me le permettez, M. Charon, je désirerais faire quelques questions à M. Gaspard.

— Sans doute, tant qu’il vous plaira, répondit M. Charon en inclinant doucement la tête.

— Vous êtes un des gardiens de l’Hospice, monsieur ? dit le juge à Gaspard.

— Oui, monsieur.

— Que connaissez-vous du petit Jérôme ?

— Oh ! pas grand chose, si ce n’est que j’ai cru m’apercevoir dernièrement qu’il était plus gai que d’habitude.

— Preuve, s’écria M. Charon en faisant un signe au juge, preuve que l’enfant revenait à son bon sens, car une des plus grandes marques de sa maladie, c’était sa taciturnité. Le docteur Rivard avait bien raison.

— Et après ? continua le juge, en s’adressant à Gaspard.

— Après, je remarquai que le petit Jérôme se parlait souvent à lui-même, et je lui demandai ce qu’il avait. « Oh, rien, dit-il, je sais que je ne m’appelle pas Jérôme et que je vais bientôt aller voir maman à la paroisse St. Martin. »

— Il a dit ça ? s’écria M. Charon.

— Oui, monsieur.

— Après ? dit le juge.

— Je lui demandai comment il savait tout ça, et quel était son nom, puisque Jérôme n’était pas le sien. « Je ne vous le dirai pas, car on me traiterait de fou ; mais je sais bien que je m’appelle Alphonse Pierre, et que maman se nomme Léocadie Mousseau… » Le pauvre petit, après avoir dit ces mots, se mit à pleurer à chaudes larmes.

— Il a dit tout ça ? s’écria encore M. Charon en faisant un signe significatif à M. le juge ; pauvre petit, il revenait à la raison ; de vieux souvenirs surgissaient à sa mémoire, et la pensée de sa mère, pauvre petit malheureux, le faisait pleurer. Que pensez-vous de tout ça, M. le juge ?

— Et après, dit le juge en s’adressant à Gaspard, sans faire attention à la question de M. Charon.

— Et après, c’est tout, je ne pus plus rien tirer du petit Jérôme. Je n’en fis pas grand cas dans le moment, et loin de penser que c’était un retour à la raison, je pensai que c’était plutôt un signe de folie ; j’en parlai à M. Jérémie et depuis je n’y ai plus pensé.

— Et c’est tout ce que vous savez, M. Gaspard ?

— Oui, monsieur.

— C’est bien, vous pouvez vous retirer. Je crois, M. Charon, que nous ferions bien d’examiner les deux vieux livres attachés d’une ficelle et étiquetés No 278, dont parlent les régistres ; nous y trouverons peut-être quelque chose, qui pourra encore nous guider dans nos recherches.

Jérémie alla chercher les deux bouquins, couverts d’une si épaisse couche de poussière qu’on eut dit qu’ils n’avaient pas été touchés depuis vingt ans ; Jérémie, en soufflant sur la poussière, en fit un tel tourbillon que l’habit de M. Charon en fut tout couvert.

— Allons, M. Jérémie, ne pourriez-vous pas prendre plus de précaution, grommela le chef de l’Hospice, vous aveuglez M. le Juge.

— Pardon, votre honneur, je suis un benet et un maladroit !

Et le pauvre Jérémie, tout confus de sa mésaventure, prit son mouchoir pour en essuyer les bouquins ; après quoi il les présenta au juge, en lui faisant un profond salut.

Le juge ne put s’empêcher de sourire, malgré sa préoccupation, de la contenance penaude du portier. Il prit les livres, ouvrit l’un des volumes, après avoir placé l’autre sur une table qui se trouvait près de lui. Il feuilleta quelque temps et ne trouva rien, pas un nom d’écrit, pas une note, pas une seule écriture. Il le déposa sur la table d’un air contrarié, et ouvrit le second volume à la première page ; rien d’écrit au commencement, rien d’écrit à la fin ! la figure du juge témoignait un vif désappointement.

— Je pensais bien, dit M. Charon, que l’on ne découvrirait rien dans ces vieux bouquins ; maître Asselin n’aurait pas manqué de les visiter.

Tout en disant cela, M. Charon avait les yeux sur le livre que le juge tenait entre ses mains et dont il faisait rapidement passer les feuilles, en laissant couler son pouce sur les tranches usées du volume.

L’œil de M. Charon avait entrevu quelque chose de blanc.

— Ah ! M. le juge, arrêtez donc ; je crois qu’il y a un papier.

— Un papier !

En effet il y avait un papier, bien sale, tâché de jaune comme s’il eut été trempé dans du jus de tabac.

— Un extrait de naissance ! s’écria le juge, dont la figure s’anima et les yeux brillèrent ; voyons : et ils lurent : « Extrait du Régistre des Baptêmes, Mariages et Sépultures de la paroisse St. Martin, état de la Louisiane, pour l’année mil huit cent vingt-trois. »

« Le vingt-et-un mai, mil huit cent vingt-trois, par nous, prêtre, soussigné, a été baptisé Alphonse Pierre, né ce matin, du légitime mariage de Sieur Alphonse Meunier, négociant, résidant à la Nouvelle-Orléans, et de Léocadie Mousseau, du même lieu. Le parrain a été Vital Desnoyers et la Marraine Alphonsine Mousseau qui, ainsi que le père présent, ont signé avec nous. »

(Signé)Alphonse Meunier,
Vital Desnoyers,
Alphonsine Mousseau.

« Lequel extrait, nous soussigné, curé desservant la dite paroisse St. Martin, certifions être conforme au régistre original déposé dans les archives de la cure de la dite paroisse St. Martin. Ce quatre octobre mil huit cent vingt-trois. »

D. Curato, Ptre. Curé.

Le juge, tout ému et tenant le papier dans ses mains, regardait tour à tour M. Charon, le papier et M. Jérémie.

— C’est étrange, dit-il enfin avec émotion, je vais immédiatement écrire à la paroisse St. Martin pour avoir des renseignements. Il y a quelque chose de mystérieux et de providentiel en tout ceci. Un orphelin dont on ignore et la naissance et les parents, dans un asile de fous, lui l’héritier de la plus brillante fortune de la Nouvelle-Orléans. Et son père, le vénérable Alphonse Meunier, qui croyait son fils mort !

— Est-ce possible ? M. le juge, s’écria M. Charon, tandis que Jérémie, les yeux fixés sur le juge et la bouche béante, semblait stupéfié.

— Si c’est possible ! mais vous voyez comme moi.

— Il y a dans tout cela le doigt de la providence dont les desseins cachés se révèlent parfois pour confondre nos raisonnements. Vous ne sauriez, M. Charon, concevoir la joie que je ressens d’avoir fait cette découverte, et je suis convaincu que le père Meunier doit se réjouir au ciel de voir que le docteur Rivard, son meilleur ami sur cette terre, a été appelé, à son insçu, à servir de père à l’enfant de celui qui lui avait été si cher en ce monde.

— C’est bien vrai ce que vous dites là, M. le juge, répondit M. Charon.

— Les décrets de Dieu sont admirables, car soyez sûr que le docteur Rivard aurait refusé d’accepter la tutelle de Jérôme, s’il eut pu même soupçonner qu’une fortune quelconque devait écheoir à son pupille, et à bien plus forte raison s’il eut su que la plus grande fortune de la Louisiane devait lui tomber en partage.

— C’est bien vrai, s’écrièrent à la fois M. Charon et Jérémie.

— Je ne serais pas surpris que le docteur, en apprenant cette importante découverte, voulût se démettre de sa tutelle afin de ne pas se charger de l’administration d’une si grande fortune. Il est si délicat, si consciencieux ; il a si peu de présomption, une si grande défiance de ses capacités ; et pourtant il est le seul, dans toute la Nouvelle-Orléans, que je considère, en conscience, digne et capable de bien administrer une telle succession.

— C’est bien vrai, dit M. Charon.

— C’est bien vrai, répéta Jérémie.

— Prenez bien soin, M. Charon, de ces livres et de cet extrait, dans deux ou trois jours je pourrai en avoir besoin ; surtout je vous recommande de garder le secret sur l’importante découverte que nous venons de faire, jusqu’à ce qu’il soit temps de tout faire connaître.

— Nous n’y manquerons pas, répondirent à la fois M. Charon et Jérémie.

— Il serait important, continua le juge, de savoir si la femme Coco-Letard vit encore et où elle demeure ; elle pourrait peut-être jeter quelque lumière sur une aussi mystérieuse aventure. Faites des perquisitions ; je vais, de mon côté, en faire immédiatement et expédier à la hâte un courrier pour la paroisse St. Martin. Adieu, messieurs, et, tenez la chose secrète.

Quand le juge fut parti, le chef de l’hospice remonta à sa chambre, et Jérémie s’assit dans un coin du parloir sur un banc, prit son chapeau qu’il mit à terre, s’enfonça la tête entre ses deux mains appuyant ses coudes sur ses genoux, et dans cette posture il essaya de sonder les décrets de la providence. — Mais après une demi-heure d’une profonde méditation, il se leva en poussant un long soupir, prit son chapeau qu’il replaça avec lenteur sur sa tête, et avoua franchement « qu’il n’y comprenait rien du tout. »

Le lendemain, quand le docteur Rivard alla faire sa visite quotidienne à l’hospice, Jérémie ne put s’empêcher de lui dire avec un air mystérieux : “ Docteur, nous avons eu une grande visite hier, son honneur M. le juge de la Cour des Preuves est venu prendre des informations à l’égard du petit Jérôme, et si vous saviez ce que l’on a trouvé dans deux vieux livres… mais, tenez, c’est un secret et je suis sous silence ! Dans deux ou trois jours vous saurez…

Le docteur Rivard, qui d’abord s’était senti tout bouleversé, avait repris tout son sang-froid, et son impassible physionomie ne trahissait aucune émotion.

— Tant mieux, répondit-il, pourvu que mon cher petit Jérôme puisse y trouver son avantage !

— Vous verrez, vous verrez… À propos connaissez-vous une femme du nom de Coco-Letard ? M. le juge dit qu’il est de toute importance qu’on la découvre.

— Coco-Létard, Coco-Létard, répéta le docteur Rivard, en affectant un air pensif ; mais il me semble avoir connu quelqu’un de ce nom là… Oui, en effet, je me rappelle, une vieille femme ; mais elle est morte il y a trois à quatre ans ; je m’en remets bien maintenant, elle est morte du choléra, j’étais son médecin.

— Elle est morte ! c’est un malheur mais puisqu’il en est ainsi, on ne peut rien y faire !

Et le docteur, sans plus faire attention à Jérémie, comme si tout ce que ce dernier lui aurait dit était de peu d’importance, entra dans les corridors de l’hospice, alla visiter les salles, et dix minutes après retourna à son logis.


CHAPITRE XV.

le cachot.


Pierre de St. Luc avait été laissé dans son cachot, attaché sur son lit de planches, dépouillé de tous ses vêtements et baignant dans son sang. La blessure qu’il avait reçue au front était considérable quoique peu dangereuse, et la quantité de sang qu’il avait perdu l’avait tellement affaibli qu’il perdit connaissance. Il n’avait pas mangé ni bu depuis qu’il était prisonnier. Il souffrait horriblement de la soif, son palais desséché et son estomac brûlant lui causaient d’insupportables douleurs. Une cruche d’eau avait bien été mise près du chevet de son lit, mais il lui était impossible d’y atteindre. Le sang qui s’était écoulé de sa blessure au front avait diminué la fièvre qui brûlait son cerveau. Le lendemain matin, il se réveilla un peu rafraîchi, mais si faible qu’il put à peine remuer son bras que les Coco-Létard, dans leur précipitation, avaient négligé d’attacher. Ce fut pour Pierre, une bien grande satisfaction de pouvoir étendre son bras et de tremper ses doigts dans la cruche pour les porter ensuite à sa bouche.

Vainement il essaya de se remuer : sanglé au lit par une courroie, qui lui passait par dessus la poitrine, il ne pouvait de sa main atteindre aux cordes qui attachaient son autre bras et ses jambes, ni défaire la courroie qui bouclait en dessous du lit.

Il demeura dans cette position jusque vers les trois heures de l’après-midi, temps auquel la mère Coco vint regarder par la trappe. Quand elle aperçut Pierre remuer son bras, elle crut qu’il était parvenu à se détacher ; elle lâcha un cri, ferma la trappe et appela François pour lui aider à assujettir fortement les ressorts, et à entasser par-dessus tout ce qu’il y avait de plus pesant dans l’appartement.

— Il nous arrivera malheur avec ce maudit prisonnier ; mon pauvre Jacob, que nous avons eu de la peine à transporter à la ville, où il souffre affreusement sous la garde de cette petite idiote de Clémence, a été sa première victime ; je ne sais qui sera la seconde.

— Maman, j’espère que la seconde victime sera lui-même, car je jure que s’il n’a que moi pour lui porter à manger, il mourra bien de faim.

— Qu’il meure donc comme un chien !

— C’est ça, attention et vogue la galère, ajouta Léon qui venait d’arriver.

Nous laisserons maintenant les Coco, mère et fils, discutant sur les moyens de défense nécessaires au cas où le capitaine parviendrait à forcer la trappe, et nous nous rendrons sur la levée au pied de la rue Bienville où le docteur Rivard, en cabriolet couvert, attendait Pluchon.

À l’heure fixée, Pluchon arrivait armé de son immense parapluie de coton, car il tombait en ce moment une pluie violente. Le temps était chaud, malgré l’orage.

— Montez vite, M. Pluchon, lui dit le vieux docteur à voix basse, je vais vous conduire à l’habitation des champs. J’ai appris cette après-midi que le rapport du coronaire avait été on ne peut plus favorable ; et je crois qu’il faut de toute nécessité que nous en finissions dès cette nuit avec Pierre de St. Luc.

— J’ai préparé une liqueur dans cette fiole qu’il faut faire prendre de suite au capitaine. Cette liqueur est un poison prompt et sûr, qui ne laisse point de traces. J’en ai obtenu la recette d’un nègre Congo qui m’a dit qu’il était d’un succès merveilleux, ce que j’ai eu déjà occasion d’éprouver par moi-même. Tenez, M. Pluchon, prenez la fiole, mettez-la dans votre poche de gilet et prenez bien garde de la casser.

Pluchon prit la fiole et la mit avec précaution dans sa poche. Tous deux gardèrent ensuite le silence, jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à quelques arpents de l’habitation des champs. La pluie tombait par torrents. Pluchon descendit de voiture pour se rendre auprès des Létard. Le docteur Rivard resta dans la voiture, attendant le retour de Pluchon, auquel il avait recommandé de voir lui-même à ce que le poison fut administré au capitaine.

Au bout d’un quart d’heure environ, Pluchon revint à la voiture dans laquelle il monta.

— Mauvaise nouvelle, docteur, les Coco jurent qu’ils ne descendront pas cette nuit dans le cachot ! ils sont saisis d’une crainte superstitieuse. C’est ce soir la veille du jour des morts, et ils ne voudraient pas y descendre pour tout au monde.

— C’est bien malheureux, il serait si important d’en finir dès ce soir !

Et le docteur se mit à réfléchir, tout en retournant vers la ville au pas de son cheval. Au bout de quelques instants le docteur s’écria : « j’ai un moyen ; » et il donna un vigoureux coup de fouet à son cheval en lui disant « marche Balais ; » et Balais partit au grand trot, à travers la boue et au milieu de l’obscurité.

Au bout de la rue Perdido, qui aboutissait à la cyprière, il y avait sur la lisière du bois une vieille case de nègre. Cette case était habitée par un nègre Congo, qui avait acheté sa liberté de son maître moyennant la somme de quatre mille piastres, qu’il s’était procuré, personne ne put savoir comment. Ce nègre avait un étrange commerce ; sur des tablettes, au fond de sa case, il y avait des fioles, des bouteilles de toutes grandeurs et de toutes formes, contenant les unes des poudres, les autres des liquides bleus, blancs, verts, rouges, jaunes, noires. Toutes ces bouteilles étaient hermétiquement fermées. Sur de sales petits morceaux de papiers collés sur ces bouteilles on lisait : poison pour les punaises, pour les rats, pour les souris, etc. Dans une grande armoire, dont la porte vitrée laissait voir les tablettes, on voyait, rangées suivant leurs grosseurs, des dames-jeannes soigneusement bouchées. Ces dames-jeannes contenaient des reptiles vivants, tels que serpents à sonnettes, serpents sourds, congres, etc., tous reptiles dont la morsure était mortelle. Ce nègre Congo était celui-là même qui avait enseigné au docteur Rivard la recette du poison, dont il avait voulu ce soir même essayer l’effet sur Pierre de St. Luc.

Il pouvait être neuf heures du soir ; un feu de charbon brûlait dans une espèce de cheminée, et répandait une faible lueur dans la cabane, sans l’éclairer cependant assez pour reconnaître la physionomie d’un gros nègre, assis sur une bûche de bois auprès du feu. La conversation était animée entre ces deux individus ; le vendeur de poisons refusait obstinément de découvrir à l’autre certains secrets, que ce dernier semblait déterminé à obtenir.

— Tu me le diras ! dit Trim en se levant, car le visiteur nocturne était Trim ; tu me le diras ou je te jure que je te dénoncerai à la police.

— Chut ! répondit le Congo, en baissant la voix, j’entends les pas d’un cheval dans la boue.

En effet un cheval, attelé à un cabriolet couvert, approchait de la cabane du nègre, qui était sorti avec Trim sur le seuil de la porte. Avant que la voiture arrivât, Trim se retira dans l’ombre de la porte.

Un certain sifflement discret avertit le Congo qu’on voulait lui parler en secret. Il s’avança près de la voiture, jeta un coup-d’œil furtif sur les deux personnes qu’elle contenait, et avançant la tête vers celui qui tenait les rênes, celui-ci se pencha à son oreille et lui dit quelque chose.

— Un gros ? demanda le nègre.

— Oui, quatre à cinq pieds.

Le nègre disparut dans sa cabane, dont il ressortit bientôt portant dans ses bras une dame-jeanne, qu’il plaça dans la voiture.

— Merci.

La voiture partit en reprenant la direction dans laquelle elle était venue. Quand elle se fut éloignée un peu et eut disparu dans l’obscurité, Trim demanda quelles étaient ces personnes.

— Bonne pratique, répondit le vendeur de reptiles en se frottant les mains ; c’est le docteur Rivard.

— Le docteur Rivard ! et son compagnon ?

— Je crois que c’est M. Pluchon.

M. Pluchon !

Trim, sans perdre de temps, prit son chapeau et s’élança dans la direction de la voiture. Il ne put la rejoindre, car le docteur, qui avait entendu le pas de quelqu’un qui courait derrière la voiture, se mit à fouetter vigoureusement son paisible cheval. Et Balais, peu accoutumé à ce genre de traitement, partit au grand galop.

Trim fit d’inutiles efforts pour conserver la vue de la voiture, mais Balais y allait de trop bon cœur pour que Trim n’eut pas la douleur de voir la voiture dans la rue St. Charles, longtemps avant qu’il pût y arriver. Le pauvre Trim, tout essoufflé, couvert de boue et trempé jusqu’aux os, s’assit, tout déconcerté, sur une borne qui se trouvait au détour de la rue. Au bout de quelque temps il se décida à aller voir la vieille Marie, sa tante, qui, comme nous le savons, était l’esclave du docteur Rivard. À l’arrivée du Zéphyr, Trim avait été voir la vieille Marie, qui lui avait dit des choses dont il ne s’était pas occupé d’abord, mais qui, en ce moment, réveillaient en lui d’étranges soupçons.

Ce ne fut que lorsque le docteur fut arrivé dans le faubourg Tremé qu’il ralentit l’allure de Balais. Pluchon regarda derrière la voiture et écouta attentivement. Il s’assura qu’ils n’étaient pas suivis ; on n’entendait que le bruit du vent et le clapotement de la pluie dans les mares d’eaux au milieu du chemin.

— Docteur, il n’y a personne.

— Tant mieux, autrement il aurait fallu remettre à un autre soir ce qu’il est si important d’exécuter cette nuit.

Ils ne tardèrent pas à arriver à l’endroit où le docteur avait déjà attendu Pluchon, tandis que ce dernier avait été porter à l’habitation des champs, la petite fiole de poison destinée à l’infortuné Pierre de St. Luc.

Le docteur arrêta la voiture.

— Vous allez descendre, M. Pluchon, et porter cette dame-jeanne à l’habitation des champs. Prenez bien garde de la laisser tomber. Vous ne la donnerez pas aux Létard, mais vous la jetterez vous-même dans le cachot. Si les Létard ont peur d’y descendre eux-mêmes, ils n’auront pas peur d’y voir descendre cette dame-jeanne. Il faudra que vous la lanciez avec assez de force pour qu’elle se brise sur le plancher du cachot.

— Que contient-elle donc, cette dame-jeanne ?

— Un serpent à sonnettes.

Pluchon fit un bond en arrière et laissa tomber la dame-jeanne.

— Mille tonnerres ! s’écria le docteur tout en colère, vous avez failli casser la dame-jeanne !

Pluchon, qui déjà se trouvait à une respectable distance, voyant qu’il n’avait que failli casser la dame-jeanne, approcha avec précaution ; s’étant assuré qu’elle n’était pas cassée et que le bouchon tenait bien, il se décida, quoiqu’avec un violent tressaillement de nerfs à la ramasser.

— Allez avec précaution, continua le docteur, ne confiez pas à d’autres le soin de jeter la dame-jeanne dans le cachot, et ne leur dites pas ce qu’elle contient. Je vais vous attendre ici.

Pluchon, tenant avec précaution la dame-jeanne entre ses mains, les yeux fixés sur le bouchon qu’il semblait couvrir du regard, s’imaginait le voir sauter à chaque instant. Il tenait la dame-jeanne par le milieu au bout de ses bras, n’ayant pas voulu pour tout au monde l’appuyer sur son abdomen, une certaine terreur lui faisant craindre, en dépit de son bon sens, que le reptile ne le piquât à travers la bouteille. Une sueur froide coulait sur son front. Quoique la distance ne fût que de quelques arpents, il lui fallut s’arrêter deux à trois fois pour respirer et prendre haleine. En arrivant à l’habitation, il déposa sa dame-jeanne sur le perron, et se mettant les deux doigts de chaque main dans la bouche, il fit entendre un sifflement aigu et perçant qu’il répéta par trois fois. À la troisième fois, une lumière parut à l’étage supérieur, puis une fenêtre s’ouvrit.

— Qui va là ? demanda Léon.

— C’est moi : M. Pluchon, venez ouvrir, vite !

Léon après avoir refermé la fenêtre avec précaution, descendit ouvrir la porte à Pluchon.

La pluie qui, au commencement de la soirée, tombait fine et chaude, poussée par un léger vent du sud, avait cessé depuis quelques minutes. Il ne ventait plus. De gros nuages couleur d’encre enveloppaient toute la cité et semblaient prêts à fondre sur elle. La température avait changé tout à coup. Une odeur sulfureuse imprégnait l’atmosphère. Le tonnerre grondait sourdement. De vifs éclairs sillonnaient les nuées. Il était évident qu’une tempête allait bientôt éclater. La nature semblait se recueillir un instant et ramasser toutes ses forces, avant de laisser échapper des tempêtes et de lancer ses furies sur la ville.

Au moment où Léon ouvrait la porte, un immense éclair embrâsa le firmament, et une rafale de vent éteignit la chandelle qu’il tenait à la main. Il tressaillit involontairement.

— Nous allons avoir un terrible orage, M. Pluchon ! Qu’est-ce qui peut vous amener par un temps pareil ?

Pluchon ne répondit pas.

Léon prit une allumette chimique et la frotta contre le mur, mais il ne put l’allumer. Il en prit une deuxième, puis une troisième, puis une dizaine à la fois, mais il ne put réussir à produire de flamme. Le phosphore, rendu moins inflammable par l’humidité, laissait sur le mur des traces phosphorescentes et brillantes qui étincelaient dans l’obscurité. Ces traces nombreuses, bizarres, figurant des lignes droites, courbes, des croix, des cercles sur la muraille, firent une curieuse impression sur l’esprit superstitieux de Léon. Il lui semblait voir des spectres se lever de terre ou sortir du mur. Le premier novembre a toujours été considéré comme étant une nuit spécialement destinée aux morts et aux revenants. Il eut peur.

M. Pluchon, êtes-vous là ? dit Léon d’une voix sourde. Pluchon ne répondit pas. Un violent coup de tonnerre vint ébranler toute la maison.

M. Pluchon, pour l’amour de Dieu, je vous en prie, parlez…

Pluchon impatienté lâcha un énorme juron à Léon, en le traitant de bête.

— C’est bon comme ça, répondit Léon ; j’aime mieux que vous invectiviez contre moi que de ne pas vous entendre, quand je vois toutes ces croix qui dansent sur le mur.

Pluchon, ayant pris les allumettes des mains tremblantes de Léon, réussit enfin à allumer la chandelle. Avec la lumière le courage revint à Léon.

— Qu’avez-vous donc là, dans cette dame-jeanne, M. Pluchon ?

— Ne vous inquiétez pas. Où sont la mère Coco et François ?

— Maman est allée voir Jacob à la ville ; François dort en haut sur le canapé.

— C’est bien, il ne faut pas le réveiller. Montez avec moi, je veux voir votre prisonnier.

— Pas ce soir, s’il vous plaît ; je ne descendrais pas dans le cachot ce soir pour une fortune.

— Vous n’aurez pas besoin de descendre ; je ne veux pas descendre non plus, je veux seulement regarder du haut de la trappe.

— Oh ! si ce n’est que ça, on peut vous satisfaire, M. Pluchon.

Pluchon et Léon allèrent à la trappe. Avant de l’ouvrir, Léon écouta ; puis étant sûr qu’il n’y avait rien à craindre, il ôta les coffres et les bancs que la mère Coco avait mis sur le travers de la trappe et l’ouvrit. Pluchon ne perdit pas de temps, il lança avec force la dame-jeanne qui se brisa au fond du cachot. Un éclair éblouissant pénétrant dans le cachot par le soupirail, en illumina toute la profondeur. Léon ferma précipitamment la trappe, tout effrayé.

— Qu’avez-vous fait là, M. Pluchon !

— Écoutez.

Léon écouta. Le vent, qui s’engouffrait par le soupirail soufflait avec violence ; des sifflements aigus dominaient par moment le bruit du vent.

— Je ne sais pas ce que c’est, dit Léon, d’une voix mal assurée.

— Je vous le dirai demain, lui répondit Pluchon.

En attendant, venez m’ouvrir la porte, pour que je m’en aille avant l’orage.

— Vous feriez mieux de rester coucher ici, je vous donnerai un bon lit.

— Je ne peux pas ; il y a quelqu’un qui m’attend.

Quand Pluchon fut sorti, Léon ferma la porte aux verroux à double tour, remonta précipitamment et alla réveiller son frère.

— François, François, réveille-toi donc, lui dit-il en le secouant par le bras.

— Laisse-moi tranquille, grommela ce dernier en se retournant sur l’autre côté.

— François, lève-toi donc ; entends-tu les revenants qui font un sabat d’enfer dans le cachot ? et Léon secoua encore son frère avec vigueur.

— Vas te faire s… et laisse-moi dormir, répondit François, d’un ton si péremptoire que Léon vit bien qu’il ne réussirait pas à le faire lever.

Alors il alluma cinq à six chandelles, qu’il plaça sur la table, le bureau et sur le devant de la cheminée ; il alla ensuite à l’armoire, se servit une énorme rasade de rum qu’il avala, puis il s’enveloppa dans une couverte et se jeta sur le lit à côté de François.

Des cris sourds se firent entendre dans le cachot et semblèrent à Léon comme les clameurs des revenants, qui sortaient des entrailles de la terre et venaient jusqu’à ses oreilles à travers le plancher. Il essaya encore une fois de faire lever son frère, mais il ne put réussir ; alors il se couvrit par dessus la tête et ne dit plus un mot, osant à peine respirer et se pressant contre François qui ronflait comme un bienheureux. Ainsi cet homme si hardi dans le crime, tremblait devant une chimère, une superstition, un fantôme de revenant que créait son imagination exaltée et fiévreuse.

Pierre de St. Luc s’était réveillé en sursaut, au bruit que fit la dame-jeanne en se brisant sur le plancher. Il entendit la trappe se fermer, et crut distinguer, à la lueur de l’éclair qui avait illuminé le cachot, un reptile qui s’agitait au milieu des débris et des morceaux de verre brisés. À la lumière de l’éclair avaient succédé les plus profondes ténèbres. Il crut que cette apparition n’était que l’effet de l’hallucination de son cerveau malade et affaibli par la faim et la perte de son sang. Il passa sa main sur ses yeux, et s’efforça de recueillir ses esprits afin de mieux examiner sa situation. Mais les sifflements aigus du reptile et le bruit de ses sonnettes qu’il agitait avec colère, ne laissèrent plus de doute à Pierre de St. Luc, que ses geôliers voulaient le faire mourir sous les morsures mortelles du serpent, qu’ils venaient de jeter dans son cachot. Les éclairs qui commençaient à se succéder avec rapidité, lui firent voir un énorme serpent à sonnettes, replié en spirales sur lui-même, la tête élevée, les yeux jetant des flammes et se balançant, comme s’il se préparait à s’élancer sur quelqu’objet que Pierre ne pouvait apercevoir.

Le capitaine, dont l’âme, si fortement trempée aux épreuves de la vie dans sa carrière de marin, n’avait pas un instant faibli depuis son emprisonnement, commença à sentir son courage et sa fermeté lui manquer. Pour la première fois, il eut peur de mourir : lui qui s’était accoutumé à envisager la mort au milieu des balles et des batailles, entourée de l’excitation et de l’enthousiasme du combat, ne put supporter l’idée de la voir venir sous une forme aussi hideuse que celle sous laquelle elle se présentait en ce moment. Tout le temps qu’il était demeuré dans le cachot, malgré l’abandon dans lequel on l’avait laissé, malgré les mauvais traitements qu’on lui avait fait subir, il avait toujours conservé un espoir, faible il est vrai, mais assez puissant pour lui faire supporter sa situation, que ses géoliers finiraient par lui rendre sa liberté. Ce qui, peut-être plus que tout le reste, avait contribué à soutenir son courage, c’est qu’il comptait sur son équipage et surtout sur son fidèle Trim, qui ne manqueraient pas de faire les plus minutieuses perquisitions, aussitôt qu’ils se seraient aperçu de sa disparition. Mais quand il se vit livré, lié et garotté, aux morsures du plus dangereux des reptiles : oh ! alors son espoir s’évanouit et sa fermeté l’abandonna. Il s’agita sur son lit, secoua, avec rage et désespoir les sangles qui l’attachaient, tous les muscles de son corps se tordaient sous les efforts prodigieux qu’il fit pour s’en débarrasser ; tout fut inutile.

Alors il lui sembla entendre les pas d’un homme en dehors de son cachot. L’espérance, cette dernière et suprême vertu qui soutient l’homme jusqu’à la mort, se ranima vivement dans son âme. Il pensa à Trim, qui peut-être le cherchait en ce moment ; il se mit à crier de toutes ses forces et à appeler au secours, puis il se mit à écouter attentivement. Le vent lui apporta l’écho des ricanements du docteur Rivard qui, malgré son flegme habituel, riait en entendant Pluchon lui raconter la superstitieuse frayeur de Léon. Ces ricanements raisonnèrent lugubrement aux oreilles de Pierre de St. Luc ; il redoubla ses cris cependant, ne perdant pas l’espoir que ce pouvait être quelqu’étranger qui finirait par l’entendre. Les ricanements cessèrent et le bruit d’une voiture qui s’éloignait rapidement ne lui laissa plus de doute qu’il ne devait pas attendre de secours de ce côté.

La tempête avait éclaté dans toute sa fureur ; le vent rugissait en s’engouffrant dans le soupirail ; les éclats du tonnerre se succédaient avec une rapidité et un fracas épouvantables ; tout le ciel était en feu, et une flamme immense, éblouissante, semblait envelopper la Nouvelle-Orléans et les campagnes environnantes dans un vaste brasier. L’intérieur du cachot était vivement éclairé.

Pierre de St. Luc avait cessé ses cris ; ses membres semblaient paralysés, son bras pendait à son côté ; ses yeux seuls avaient conservé leur activité et suivaient le serpent à sonnettes qui, se déroulant avec lenteur, s’avançait en rampant vers le soupirail ouvert du cachot. Le reptile avait aussi cessé ses sifflements, mais il agitait avec vivacité sa langue fourchue qu’il dardait de sa gueule entr’ouverte, ses sonnettes ne faisaient entendre qu’un son faible et sec. Arrivé au-dessous du soupirail, le reptile se dressa le long du mur, en imprimant à son corps de gracieuses ondulations, puis il s’allongea tout droit, ne semblant s’appuyer sur le plancher que par la force des articulations de la queue. Pierre suivait avec une anxiété extrême les mouvements du reptile qui, malgré sa longueur, ne put atteindre au soupirail qui se trouvait élevé à six pieds au dessus du plancher à l’endroit où il touche au mur. La direction que prit le serpent était opposée à celle dans laquelle se trouvait le lit de Pierre ; il put le suivre à l’espèce de bruissement que faisait le serpent en coulant sur le plancher, quoiqu’il avançât lentement et sans agiter ses sonnettes.

Pierre retenait son haleine pour mieux entendre, car sa tête, retenue par une courroie sur un morceau de bois au lieu d’oreiller, ne pouvait se tourner. Il était dans de cruelles angoisses ; quoiqu’il ne put plus voir le serpent, il sentit qu’il approchait de son lit, une sueur froide coula de son front ; bientôt il sentit le drap se soulever sur ses pieds, un corps froid se glissait sur son corps nu… Toutes ses chairs frissonnèrent à ce contact… Le long de ses jambes il sentait se couler le reptile qui se trouvait attiré par la chaleur… Bientôt il vit la tête du serpent dépasser le drap qui était replié sur sa poitrine… Il sentait son haleine sur son visage… Pierre eut la force et la présence d’esprit de rester immobile, réprimant autant que possible jusqu’aux battements de ses artères. Peu à peu le reptile ramassa ses anneaux et se roula en spirales sur la poitrine de Pierre ; celui-ci, qui avait fermé les yeux, les sentit s’ouvrir malgré lui par un effet spasmodique des nerfs, et ils s’attachèrent sur ceux du reptile qui brillaient comme deux charbons ardents ; il vit sa tête immobile, sa gueule entr’ouverte et montrant ses longues dents si fines qui tuent avec tant de promptitude ceux qu’elles mordent. Attiré comme par une puissance magnétique, Pierre ne pouvait fermer les yeux ni les détourner de ceux du serpent. Il éprouva d’indicibles sensations, il sentait ses forces l’abandonner, son sang ne circulait plus dans ses veines, le vertige commençait à s’emparer de son cerveau… Il lui semblait voir les yeux du serpent grandir démesurément peu à peu ses paupières se fermèrent et tout son corps tressaillit convulsivement… Le serpent fit entendre un sifflement Pierre avait perdu connaissance ?


CHAPITRE XVI.

la délivrance.


Trim, en apprenant la mort de son maître, s’était d’abord laissé aller au plus violent paroxisme de douleur, puis surmontant cet excès et reprenant peu à peu ses esprits, il était parti en courant, pour aller une dernière fois embrasser les restes mortels de celui qui lui était plus cher que la vie, avant qu’ils eussent été déposés dans un cercueil.

Comme Trim arrivait au couvent des Ursulines, le coronaire revenait de l’enquête, suivi de ceux qui l’avaient accompagné. Le maître d’équipage du Zéphyr, en voyant Trim tout essoufflé, nu-tête, car il avait oublié sa casquette, le regard égaré, la bouche ouverte, eut pitié de lui, et lui adressant la parole avec douceur :

— Mon cher Trim, lui dit-il, tu feras mieux de revenir avec nous ; à quoi te servira de voir le cadavre de ton pauvre maître ? c’est un triste spectacle ! Viens avec nous, viens !

Trim baissa la tête, une grosse larme tomba de son œil et roula sur sa joue ; il ne répondit pas.

— Tu ne dis rien, Trim, continua le maître d’équipage, en le touchant sur l’épaule ; écoute mon avis et n’attend pas que le corps de notre bien aimé capitaine soit arrivé. Sa vue pourrait te causer bien du mal.

Trim se jeta à genoux et éclata en sanglots. Je veux voir mon maître et mourir ! murmura-t-il ; laissez-moi rester.

Le maître d’équipage, voyant qu’il était inutile de songer à amener Trim, prit avec les autres le chemin de la ville.

Bientôt apparut sur le fleuve la pirogue dans laquelle deux nègres amenaient les restes inanimés du noyé. Quand l’embarcation toucha au rivage, Trim, en voyant le cadavre, lâcha un cri déchirant et se précipita dessus, en l’étreignant dans ses bras comme s’il eut été en vie, et couvrant de baisers toutes les parties du corps qui n’avaient point été dévorées par les caraucros. Les deux nègres, qui étaient chargés de conduire le cadavre, prirent Trim pour un fou et voulurent l’arrêter ; mais celui-ci sans les écouter, continua à couvrir le corps de baisers et à remplir l’air de cris déchirants. Les deux nègres ne comprenant rien à la chose, et d’ailleurs se souciant fort peu d’engendrer querelle avec Trim, dont l’herculéenne stature leur servit de calmant, s’assirent stoïquement sur le bord de la levée.

Trim, se relevant au bout de quelques instants, se croisa les bras sur la poitrine ; la tête penchée, en avant, les yeux fixes et immobiles, il se mit à contempler les restes défigurés de son maître. Ses yeux ne pleuraient plus, sa bouche ne faisait plus entendre de sanglots, sa poitrine ne se soulevait plus aux battements de son cœur ; on aurait dit la personnification de la douleur et du désespoir ! Tout à coup la figure de Trim s’anime, ses yeux brillent, ses narines se dilatent : il a cru remarquer que le corps est moins long que celui de son maître ! les jambes et les pieds affreusement enflés ne sont pas trop à la gêne dans les pantalons et les bottes ! Ceci peut-être ne prouve rien ; mais Trim sait que le petit doigt du pied gauche de son maître avait été coupé dès son enfance. — Il ôte la botte, arrache le chausson ; tous les doigts du pied sont entiers ! Trim laisse échapper un cri de joie, mais il craint de laisser apercevoir les soupçons qui entraient dans son esprit, et il dissimula du mieux qu’il put les sentiments qu’il éprouvait. Il quitta alors le cadavre, et reprit d’un pas pressé le chemin de la ville…

Trim était convaincu que le cadavre du noyé n’était pas celui de son maître ; mais comment se trouvait-il revêtu de toutes ses hardes ? Par qui cet acte avait-il été commis ? Dans quel but. Qu’était devenu son maître, qui n’était pas revenu depuis son débarquement ? Il y avait là quelque chose de mystérieux et de bien inquiétant. Peut-être que son maître était en ce moment victime de quelqu’horrible complot ! Peut-être avait-il été assassiné, ou expirait-il sous le couteau de quelque bandit ou dans d’affreuses tortures ? Il y avait de quoi faire tourner la tête à Trim. Mille idées confuses, discordantes, noires, épouvantables se présentaient à l’esprit du pauvre esclave, ce fidèle serviteur de Pierre.

— Oh ! mon tête, mon tête, criait Trim, et il se pressait le front de ses deux mains ; moué venir fou, fou, fou ! et il se mettait à courir afin de se rendre plus vite à bord du Zéphyr.

Quand il arriva à bord il n’avait aucun plan de formé, aucune ligne de conduite de tracée. Il aurait voulu avertir tout le monde, afin que tout le monde l’aidât à chercher son maître ; d’un autre côté il craignait de donner l’alarme, de peur que la nouvelle n’en parvint aux oreilles de ceux qui avaient tendu le piège et qu’ils ne le fissent mourir de suite, s’ils ne l’avaient pas déjà fait ! Il aurait voulu faire ses recherches partout à la fois, et il ne savait pas où commencer. C’est ainsi qu’il arriva à bord du Zéphyr. L’équipage était dans la plus grande tristesse.

De toutes les personnes à bord, celui en qui Trim avait le plus de confiance était le gros Tom, dont il connaissait la discrétion, l’activité, la prudence et l’attachement pour le capitaine Pierre. Trim et Tom avaient toujours été de bons amis ; et plus d’une fois, l’un avait trouvé dans l’autre un puissant auxiliaire dans les rixes qui suivaient presque toujours leurs courses au milieu des cabarets, quand le Zéphyr touchait à quelque port étranger. Trim, s’étant enfin décidé à faire part à Tom de tout ce qu’il avait découvert, alla le trouver et l’ayant tiré à l’écart, lui raconta ce qui s’était passé dans l’embarcation, quand le noyé avait été amené à terre par les deux nègres.

— Et moi aussi, dit Tom, qui avait de la peine à en croire ses oreilles, et moi aussi je sais que le capitaine avait perdu le petit orteil du pied gauche ! Mais qu’est-ce que tout cela veut dire ? Qu’allons-nous faire ?

— Sé pas ; c’est pour ça que moué von lé savoir ce que dis.

— Je pense qu’il serait à propos d’avertir M. Léonard, c’est lui qui commande à bord, en l’absence du capitaine. Il pourrait peut-être nous donner de bons conseils, et d’ailleurs il faut bien obtenir sa permission pour un congé de deux ou trois jours.

— Eh bien ! voui, allons é li.

Trim et Tom descendirent dans la cabine où ils trouvèrent M. Léonard seul. Trim lui fit part de sa découverte et de ses soupçons. Il fut convenu qu’on n’en parlerait à personne et qu’on n’avertirait pas la police. M. Léonard donna à Trim et à Tom un congé pour faire les recherches nécessaires, et de plus une somme de vingt piastres en cas de besoin ; et il promit de faire de son côté les plus vigilantes recherches.

— Qu’allons-nous faire maintenant, dit Tom, quand ils furent remontés sur le pont.

— Sé pas Irop ; moué pense que l’y sera pas mauvais que l’un descende le long de la levée, et examine tous les canots, pou voir si pas reconné cti-là qui a venu cri le capitaine à bord.

— Ce n’est pas une mauvaise idée. Je me rappelle bien du canot et je reconnaîtrai bien ceux qui le conduisaient ; je vais suivre la levée jusqu’au couvent des Ursulines. Et où te rencontrerai-je ?

— N’importe, je va cherché dans tous les p’tites l’auberges, et si n’apprend rien, moué revenir à bord c’tte nuit.

Trim et Tom se séparèrent, celui-ci suivant la levée et examinant tous les canots qui se trouvaient attachés le long des quais, et Trim se dirigeant du côté de la rue Royale.

Tout en marchant Trim pensait ; or tout en pensant voici les réflexions qu’il fit : « Mon maître a été attiré dans un piège ; ce piège a été préparé avant qu’il fût arrivé à la Nouvelle-Orléans, puisqu’on a envoyé un canot au-devant de lui à bord ; c’était quelqu’un qui savait l’arrivée du Zéphyr aussi. Mais pourquoi lui tendre un piège ? Qui lui a tendu ce piège ? Ce n’est pas par vengeance, je ne lui connais pas d’ennemis ; pas pour prendre son argent sur lui, on ne pouvait savoir s’il en avait ; ça doit donc être quelqu’un qui devait avoir un intérêt bien grand à sa disparition, mais quel intérêt ? » Il en était là de ses réflexions quand il arriva en face du No 141, la demeure de feu Alphonse Meunier. Trim tressaillit et, continuant tout haut le cours de ses réflexions, s’écria : « Ne serait-ce pas quelqu’un qui aurait un intérêt opposé à celui de mon maître dans la succession de M. Meunier ? » Cette idée s’empara avec force de son esprit et il entra dans l’ancienne demeure du père Meunier.

Toutes les portes des chambres étaient sous scellé, à l’exception de celle de la cuisine et d’un petit cabinet, au premier, que l’on avait préparé pour le gardien nommé par la Cour des Preuves. Trim était entré par la porte de cour ; la première personne qu’il rencontra fut le mulâtre Pierrot, un des plus fidèles esclaves du père Meunier et auquel, par son testament, il avait donné la liberté et une somme de cinq cents dollars. Pierrot était assis sur un banc de bois à la porte de la cuisine, occupé à nettoyer quelques couteaux et fourchettes. Il avait l’air triste et abattu. En reconnaissant Trim, son ami d’enfance, qu’il n’avait pas encore vu depuis son retour, il se leva, étendit les bras et l’embrassa en versant des larmes. Trim eut bien de la peine à retenir les siennes, mais il fit violence à sa douleur, car il accomplissait une mission de vie ou de mort pour son maître, et avait besoin de toute sa fermeté et de son jugement.

— Ne pleure pas, Pierrot, lui dit-il en se dégageant doucement, il faut montrer plus de courage.

— Ah ! mon l’ami Trim, quand tu l’arrivé donc ? Tu l’as appris que mon maître l’y mort la semaine passée.

— Oui, oui, moué l’a appris en arrivant au port hier matin.

— Et ton maître, le capitaine, y n’été pas vini à la maison ; pi-t-être y l’été trop affligé !

— Mon maître, Pierrot, y l’été itou, y l’été noyé ; Trim ne put retenir un tressaillement nerveux, une larme coula de ses yeux, mais il l’essuya bien vite, de crainte de voir son ami éclater en sanglots et de lui faire perdre ainsi un temps précieux.

— Dis-moi, Pierrot, continua-t-il, ce qui est arrivé à la mort de Moissié Meunier, de quoi l’a ti mouri ? qué l’étaient les personnes qui voyaient li le plus à son les derniers moments ?

— Personne, ne vini voir li, répondit Pierrot en baissant la vue sous l’ardeur du regard de Trim ; personne excepté le docteur Rivard, qui a veillé li avant li mouri ; l’y était son seul ami !

Trim avait remarqué un certain mouvement d’amère ironie sur les lèvres de Pierrot, quand il prononça ces dernières paroles.

— Qué fait dire à toué, — « docteur Rivard l’était son seul ami ? »

Et Trim regarda Pierrot avec une telle expression d’intense anxiété, que celui-ci tressaillit, et faisant un signe à Trim passa avec lui dans le jardin. Pierrot prit un air solennel et dit à Trim d’un ton profondément affecté :

— Conné-ti le docteur Rivard ?

— Pas beaucoup, un peu !

— Eh bien, moué l’a peur du docteur Rivard ; docteur Rivard bien riche, bien fort, bien méchant, moué pensé ! docteur Rivard peut faire pendre toué, moué et tous les pauvres nègres, si voulê…

— Qué ce qui fait toué dire ça ?

— Écoute… et Pierrot regarda tout autour de lui dans le jardin, puis prenant la main de Trim dans la sienne, il lui dit : viens.

Ils allèrent tous les deux au fond du jardin, et Pierrot prit une petite fiole, qu’il avait cachée sous un tas de ballayures.

— Regarde c’te p’tite fiole ; c’est poison pareil à celui que fesé Ned le sorcier ; tu conné li Ned, le nègre Congo : et bien moué trouvé c’te p’tite fiole sur la table de mon maître une nuit, après le docteur l’été parti. Moué connu la fiole pour cti là qué donné Ned. Le lendemain mon maître l’était mort !…

Trim était profondément absorbé dans ce que venait de lui dire Pierrot, il ne répondit pas un mot.

— Prends garde, Trim, ne va pas dire rien !… Docteur fera pendre toué et moué !

— Donne-moué la fiole, répondit enfin Trim ; ne l’avé pas peur du tout ! Faut moué allé voir Ned ; où l’y demeuré à c’t’heure ?

— Rue Perdido, au bout, près la Cyprière ! et Pierrot lui donna la fiole, que Trim serra dans sa poche, après l’avoir enveloppée dans une feuille de chou.

Trim se rendit à la rue Perdido et de là à la case du nègre Congo. La porte et les contrevents étaient fermés. Trim secoua la porte avec violence et appela ; ce fut en vain, car il n’y avait personne. Cruellement désappointé, il prit tristement le chemin de la cité, se promettant de retourner le soir à la cabane de Ned. Il passa le reste de la journée en inutiles recherches, et quand la nuit fut venue il retourna à la case du nègre Congo, où il était, comme nous l’avons dit dans le chapitre précédent, quand le docteur Rivard, accompagné de Pluchon, alla y chercher un serpent à sonnettes.

Trim, après avoir vainement essayé de rejoindre la voiture du docteur Rivard, s’était rendu à la demeure de ce dernier, pour avoir de la vieille Marie de plus amples informations sur certaines choses qu’elle lui avait dites le jour précédent. Il trouva la vieille seule, assise au coin du feu, et faisant cuire des marrons.

— Bonjour, ma tante, lui dit Trim en entrant et prenant un siège vis à-vis d’elle.

— Bonjour Trim ; tu l’es ben mouillé, seché ton l’habit, mon enfant.

— Ne vous l’occupez pas. Et comme ça, lui dit-il sans autre préambule, vous saviez depuis cinq ou six jours que moué devais l’arriver ?

— Oui, mon enfant.

— Et comment vous l’aviez appris ça ?

— Voici comment ; la semaine passée, Mossié Plicho y l’est vini ici un soir, y faisai un temps affreux, la pli y tombé comme tout, comme ce soir, mossié Plicho l’y entré et l’y enfermé avec mon maître dans son l’étude. Mossié Plicho était tout l’essoufflé, mon maître tout bourru. Moué dit à moué-même : « y a que chose, ça c’est sûr, » et moué allé sur le bout du pied écouter.

— Qué avez-li entendu ?

— Moué l’entendi bien docteur Rivard dire à mossié Plicho : « faut vous allé trouver Édouard Phaneuf, le pilote, et que, coûte qui coûte y est nécessaire que capitaine Pierre n’arrive pas à la ville avant qu’il ait été l’averti. »

— Il a dit ça ?

— Oui.

— Et l’après ?

— Et l’après moué entendi parler de la mère Coco-Letard, pis de son l’habitation des champs, pis de ses grands garçons, pis du capitaine Pierre !

— Pis après ?

— Pis après, pu rien ; moué sauvé, quand vu lu docteur se lever.

Les explications de la vieille Marie confirmèrent Trim dans ses soupçons, et après avoir recommandé à sa tante de ne pas parler de ce qu’elle venait de lui dire, et même de ne pas mentionner qu’il était venu la voir, il reprit le chemin de son navire, espérant y retrouver Tom, auquel il avait hâte de communiquer ses découvertes.

Quand Trim quitta la vieille Marie, le docteur n’était pas encore de retour. La pluie tombait par torrents et l’orage grondait dans toute sa fureur.

En arrivant à bord du Zéphyr, Trim trouva le gros Tom qui faisait sécher ses hardes dans la cambuse ; il avait parcouru la levée dans toute sa longueur et cherché dans toutes les directions, sans avoir pu rien découvrir qui put le mettre sur la voie. Trim lui raconta tout ce qu’il avait appris, sans néanmoins rien lui dire de ce que Pierrot lui avait confié, à l’égard de la petite fiole de poison, que le docteur Rivard avait oubliée dans la chambre du père Meunier. Après avoir longtemps délibéré ensemble sur ce qu’ils feraient le lendemain, ils se quittèrent pour aller se coucher, sans en être venu à aucune conclusion satisfaisante.

Avant le jour Trim était sur le pont, impatient de commencer ses recherches. Il alla éveiller Tom qui, de son côté, nu se fit pas prier, et tous les deux se mirent en route.

— Je crois, dit Tom, que nous devrions commencer par chercher M. Pluchon.

— Oh ! non, pas si bête ; y été trop fin coquin, y découvri tout !

— Si nous cherchions la mère Coco-Letard ?

— C’est ça, moué y pensé ; mais sê pas où li demeure, n’i sé pas non plus où l’y est son l’habitation des champs.

— La vieille Marie ne t’a-t-elle pas dit où c’était ?

— Non, li sé pas elle-même, li ma dit que croyé la mère Coco-Létard été une vendeuse de les légumes.

— Eh bien, allons sur le marché aux légumes.

— C’est ça, moué y pensé.

Ils se rendirent donc au marché aux légumes. Le temps était devenu frais et serein ; l’orage de la nuit avait purifié l’atmosphère et, à l’exception de la boue dans les rues, on n’aurait pas dit que la ville avait été visitée, quelques heures auparavant, par une aussi violente tempête. Les premières lueurs d’un beau jour commençaient à colorer l’horizon, quand ils arrivèrent. Le marché était désert et les stalles vides. Trim et Tom s’assirent sur un banc en attendant l’arrivée des revendeurs et des revendeuses. Bientôt ils arrivèrent, les uns chargés d’énormes paniers, les autres conduisant des mulets par la bride ; ceux-ci apportant de grands pots de café tout chaud, ceux-là traînant de petites charettes à bras chargées de tous les fruits de la saison. Le marché avait l’air d’une foire, ou chacun étalait avec ordre et symétrie ses denrées sur sa stalle.

— Allons prendre une tasse de café, dit Tom, et manger un gâteau ; nous ferons parler la revendeuse.

— Allons.

Ils accostèrent une négresse qui n’avait pas de stalle, et qui débitait modestement ses tasses de café, assise sur un petit banc de bois portatif.

— Beau temps ce matin, dit Tom en s’adressant à la négresse d’un air dégagé.

— Oui mossié, beau temps.

— Donne-nous deux tasses de café et des gâteaux.

— Oui, mossié.

— C’é toué conné madame Coco-Létard, lui demanda Trim ?

— La mère Coco ?

— Oui, la mère Coco Létard.

— C’ti là qui a tout piti fille, pour vendre à son la stalle ?

— Je peux pas dire, c’est la mère Coco-Létard, vendeuse de légumes.

— Ô ben oui, y a pas d’autres. Son la stalle est à l’aute boute du marché. Tu vas conné par son la peti filie, et un granud pavillon planté devant son la stalle ; tiens, vois-ti là bas ?

Quand ils eurent pris leur café, ils se dirigèrent vers la stalle que leur avait désigné la négresse. Clémence était occupée à disposer avec goût les légumes, qu’un esclave lui avait apportées dans une petite charrette à bras.

— Me diriez-vous où nous pourrions voir madame Coco-Létard, dit Tom à Clémence.

— C’est ici sa stalle, Monsieur, répondit modestement celle-ci, en jetant un coup d’œil timide sur la figure de Tom.

— Va-t-elle venir bientôt ?

— Je ne crois pas qu’elle vienne aujourd’hui ; elle s’est blessée hier matin en tombant ; elle a gardé le lit toute la journée, et si elle n’avait pas eu quelqu’affaire pressé à l’habitation des champs, elle ne se serait pas levée ce matin.

Trim se rapprocha de la jeune fille et fit signe à Tom de continuer.

— C’est malheureux vraiment, j’aurais voulu lui parler pour affaires pressantes.

— Qu’est-ce que c’est, monsieur, dit-elle en regardant Tom d’un air curieux ; ne pourriez-vous pas me le dire ?

Trim, qui vit que Tom paraissait embarrassé, ajouta négligemment : nous voulé acheter deux cents barils d’oranges pour expédier li à St. Louis.

— Revenez à midi et maman sera ici, j’irai la chercher.

— Nous pas pouvé attendre, continua Trim, c’est dommage, car on nous l’avait dit que madame Coco Létard gardait toujours les meilleures oranges. C’est égal, nous pouvé aller acheter ailleurs.

Clémence, qui craignait de manquer une si belle occasion, et qui bien plus craignait que sa mère ne la battît pour l’avoir laissé échapper, offrit d’aller de suite chercher sa mère, s’ils voulaient attendre.

Trim fit un signe à Tom, qui reprit :

— Oh non, ce n’est pas la peine, dites-nous où nous pourrions trouver madame Létard et nous allons y aller de suite.

— Vous ne pourrez pas trouver la place, car elle est allée à son habitation des champs.

— Et où l’est son l’habitation des champs, s’écria Trim un peu vivement.

Clémence ne remarqua pas l’expression d’impatience que manifesta Trim et répondit innocemment :

— C’est bien loin, derrière le couvent des Ursulines, au milieu de la plaine ; une maison à deux étages entourée d’un jardin. Mais vraiment c’est trop de trouble et je ne crois pas que vous puissiez la trouver.

— Nous la trouverons bien, répondirent à la fois Tom et Trim ; mais Tom, se reprenant aussitôt, ajouta : nous pourrions bien en effet ne pas la trouver, d’ailleurs peut-être n’aurons-nous pas le temps d’y aller ; dans ce cas nous reviendrons cette après midi.

— C’est bien mieux, répondit Clémence, qui quoiqu’elle ne soupçonnât même pas qu’il y eut le moindre danger pour sa mère d’envoyer ces deux hommes à l’habitation des champs, sentit que la mère Coco pourrait bien la gronder et peut-être la battre, pour avoir pris sur elle de les y avoir envoyées.

Trim et Tom, au lieu de prendre la direction de l’habitation des champs, se dirigèrent du côte opposé d’un pas lent. Mais aussitôt qu’ils eurent tourné le coin de la première rue, Tom appela une voiture de remise dans laquelle il monta, Trim se plaçant à côté du cocher. Quand ils furent arrivés près du couvent des Ursulines, Tom, après avoir donné ordre au cocher d’attendre là son retour, partit avec Trim, suivant la direction que leur avait donné Clémence.

Il pouvait être alors sept heures du matin. Le temps était calme et chaud. Le soleil brillait avec éclat. Le chant du moqueur, cet oiseau des latitudes méridionales, dont le gosier si flexible lui permet d’imiter à la perfection le chant de tous les autres oiseaux, se faisait entendre de plus en plus mélodieux, à mesure que Trim et Tom avançaient dans la campagne, et sortaient du dédale de petites rues boueuses et malpropres du faubourg Trémé ; Trim était impatient d’arriver ; Tom était rêveur, il craignait encore une déception et une infructueuse recherche.

— Et si nous ne trouvions rien, dit-il tout à coup, que ferons-nous ?

— Nous cherché toute la maison, la cave, le grenier, les armoires ! répondit Trim.

— Et si nous ne trouvions rien ?

Trim tressaillit au doute de Tom, mais d’après ce que lui avait dit sa tante Marie, il était tellement persuadé que les Coco étaient les personnes qui avaient enlevé son maître, qu’il répondit avec chaleur :

— Pas possible ! moué sûr, moué senti en mon tête qué chose qui dit mon maître y été là ; moué gage mon le cou !

Tom hocha la tête et continua à marcher, réfléchissant aux moyens d’aborder la question quand ils arriveraient à la maison, que déjà ils commençaient à apercevoir au milieu de la plaine.

— Moué croyé v’là l’habitation des champs, s’écria Trim.

— Ça m’en a l’air ; comment allons-nous faire pour entrer ?

— Nous cogné à la porte.

— S’ils ne veulent pas ouvrir ?

— Nous cogné pli fort !

— S’ils refusent absolument ?

— Nous enfoncé li !

— Halte là ! et si le capitaine n’y était pas ?

— Moué sûr y l’été, et pis, si l’été pas, moué sûr les Cocos ouvri tout suite la porte.

— Et s’ils ouvrent la porte, que ferons-nous ?

— Nous parlé, nous demandé, nous cherché ; dans tout cas toué faisé comme moué, moué faisé comme toué ; moué tapé, toué tapé ; moué couri, toué itou.

— Oh ! quand à ça compte sur moi, car nous pouvons tous les deux nous attendre à une partie de coup de poings ; mais ça, ça me chausse !

À travers la plaine, la vieille Coco avait vu venir ces deux hommes, dont un nègre. À mesure qu’ils approchaient de sa demeure, elle sentait de vagues craintes à l’endroit de son prisonnier, dont elle ignorait la situation en ce moment. Une visite à l’habitation des champs était chose si inusitée ! Ce qui la consolait pourtant, c’était d’abord que le prisonnier ne criait jamais, si ce n’avait été un peu la veille, et que d’ailleurs ses cris pouvaient à peine se faire entendre ; ensuite ils n’étaient que deux contre trois !

Quand les deux visiteurs ne furent plus qu’à une couple d’arpents, elle appela Léon et François, deux puissants auxiliaires au besoin, auxquels elle fit part de ses inquiétudes. Après avoir délibéré quelque temps, ils convinrent d’ouvrir la porte sans difficulté si ces hommes venaient à la maison, malgré l’avis de François, qui était d’opinion de ne point ouvrir et de ne point répondre. Mais la crainte que ces étrangers ne découvrissent le soupirail du cachot, ou n’attirassent l’attention du prisonnier s’ils frappaient trop fort à la porte, leur fit prendre une résolution différente de l’avis de François. La vieille Coco courut jeter le tapis par dessus la trappe, et Léon descendit ouvrir au premier coup que frappa Trim. Il fit un salut à Tom et ne fit pas attention à Trim ; car un nègre à la Louisiane, on ne s’occupe pas de ça !…

— Bonjour, monsieur, lui dit-il, en prenant son ton le plus aimable, y a-t-il quelque chose à votre service ?

Trim et Tom furent un peu déconcertés, eux qui s’ètaient attendus à de la résistance.

— Nous voudrions voir madame Coco-Létard, on nous a dit que c’était ici qu’elle demeurait.

— Qui vous a dit ça ?

— Quelqu’un.

— Ah ! bien, on vous a trompés ; elle ne demeure pas ici.

— C’est égal qui demeure ici ?

— Mon ami, ça ne vous fait rien ; si vous avez besoin de quelque chose, je suis prêt à vous rendre service. La vieille Coco et François écoutaient au haut de l’escalier.

Trim fit un clin d’œil à Tom qui continua :

— Je cherche quelqu’un qui s’est sauvé, et que nous croyons caché dans cette maison.

— Caché dans cette maison ! répéta Léon, avec un étonnement si bien joué, que Trim et Tom commencèrent à croire qu’ils s’étaient trompés.

— Peut-être ai-je été mal informé, mais pourtant on nous avait bien assurés qu’on l’avait vu venir dans cette direction ; dans tous les cas nous aimerions à visiter la maison.

François, en voyant la tournure que prenait la conversation, descendit à son tour ; la vieille Coco se tenait prête à toute éventualité.

— Qu’est-ce qu’il veut donc, ce monsieur ? demanda François à Léon.

— Il cherche quelqu’un qu’il croit caché ici.

— Monsieur est donc un homme de police ? c’est bien, monsieur, cherchez, continua François en s’adressant à Tom ; vous êtes bien sûr de ne trouver personne, car nous avons été ici tout le temps, et je ne crois pas qu’il put y entrer un homme, sans que nous l’ussions vu ou entendu.

Tom regarda Trim dont la figure annonçait le désappointement. Tom ne savait que penser, Léon et François remarquèrent l’hésitation de Tom et ils s’enhardirent de toute l’irrésolution des autres.

— Allons, monsieur, reprit Léon d’un ton un peu plus sec, si vous voulez chercher, cherchez ; mais dépêchez-vous, car nous avons des affaires.

Trim était confondu dans ses idées et ne savait que faire ; Tom crut qu’ils avaient fait un faux pas et cherchait les moyens de s’en retirer. Déjà il se préparait à faire des excuses et à sortir, quand Trim qui était derrière lui appuyé au cadre de la porte, fit un bond en avant et d’un coup de poing porté au milieu du front, culbuta François. Tom sauta sur Léon, quoiqu’il ne comprit rien à ce que faisait Trim, et le renversa sous lui, comme s’il eut été un enfant.

Tom regardait Trim, qui renversait les tables, les miroirs, culbutait les lits, les chaises, les coffres et tout ce qui se trouvait dans l’appartement. Il ne pouvait s’imaginer ce que tout cela voulait dire.

— Qu’as-tu donc Trim ?

— Mon maître ! mon maître ! cria Trim, il été ici ; moué entendi li, moué reconnu son la voix ! mon maître, maître !

Trim avait en effet parfaitement distingué la voix de son maître, quoique Tom n’eut absolument rien entendu.

Voici ce qui venait de se passer dans le cachot. Le serpent n’avait pas mordu Pierre de St. Luc, grâce à l’état de complet anéantissement dans lequel l’avait plongé sa défaillance. Le soleil, qui en ce moment entrait par le soupirail du cachot, frappait sur le plancher ; l’instinct du serpent qui lui fait chercher la chaleur, lui fit quitter sa position sur la poitrine de Pierre, et il était aller se baigner dans les flots de lumière et de chaleur que le soleil répandait sur le plancher. Pierre de St. Luc, en sentant disparaître ce poids qui lui pesait sur la poitrine, revint à lui peu à peu et reprit ses sens. En apercevant le serpent qui roulait avec complaisance ses anneaux bleus et gris, aux rayons du soleil, il jeta un cri. C’était ce cri que Trim avait entendu.

Trim ne découvrant rien dans l’appartement d’en bas, s’élança dans l’escalier. La mère Coco venait au secours de ses enfants armée d’une hache, dont elle dirigea un coup sur la tête de Trim. Vif comme un poisson, Trim para le coup, arracha la hache des mains de la mère Coco, et, saisissant la vieille par les épaules, la lança aux pieds de Tom, en lui criant :

— Prendé soin de c’ti-là encore !

La hache à la main, Trim frappe, brise, défonce tout ce qui peut cacher son maître, qu’il appelle de toute la force de ses poumons. Pierre de St. Luc reconnaît la puissante voix de son Trim, son fidèle Trim ! Il n’ose croire à son bonheur, et cependant il se mit à crier de toute sa voix pour guider Trim.

Celui-ci écoute et il entend son maître qui lui crie « de prendre garde à la trappe ! » Cette fois Trim est sûr et certain ; il lâche un indicible cri de joie, tous ses membres tremblent d’émotion. Il a reconnu que la voix vient de dessous le plancher, et il a bientôt découvert la trappe qu’il ouvre. Son maître lui crie de prendre garde au serpent, mais l’œil de Trim avait déjà découvert le reptile ; il n’hésite pas un seul instant, saisit l’échelle, descend et marche droit au serpent qu’il coupe en deux d’un coup de sa hache. Puis il court à son maître, le saisit dans ses bras, couvre ses mains de baisers. Pierre de St. Luc ne trouve pas un mot à dire, ses paroles semblent s’arrêter sur sa langue. Les membres de ce pauvre Trim frissonnent de bonheur, il pleure et rit en même temps ! Dans un instant il eut coupé les liens et les courroies qui garrottaient son maître. Nous renonçons à exprimer les sentiments qui agitaient ces deux hommes en ce moment. Il est de ces sensations de l’âme pour lesquelles le langage de l’homme ne trouve pas d’expressions. Pierre de St Luc prend la grosse main calleuse de son fidèle serviteur entre les siennes, et la presse avec une profonde reconnaissance. Trim se croit mille fois trop payé pour ce qu’il a fait, et il tombe à genoux devant son maître, qui le relève avec affection.

Au premier pas que fit Pierre il sentit ses genoux sous lui, ses yeux se voilèrent et il lui sembla que tous les objets tourbillonnaient dans le cachot. Il fut contraint de se coucher un instant pour laisser passer cette faiblesse. Après avoir bu un coup d’eau et s’en être baigné le visage, il se sentit assez de force pour sortir du cachot, où il avait enduré tant de douleur morale et supporté tant d’outrages. Trim, qui supportait son maître, fut obligé de le porter pour monter l’échelle. L’air plus pur que Pierre respira, en sortant du cachot, lui donna de nouvelles forces et il s’assit sur une chaise. À mesure qu’il reprenait sa vigueur, il put se rappeler plus clairement les différentes circonstances de son emprisonnement et de sa délivrance ; de nouvelles craintes vinrent l’assaillir, en songeant aux brigands qui l’avaient tenu emprisonné, et quoique Trim lui eut assuré que Tom était à l’étage inférieur, gardant la mère Coco et ses deux fils, Pierre sentit un frisson parcourir ses membres, à l’idée que les Cocos pourraient avoir préparé quelqu’embûche dans lequel pouvaient tomber Tom et Trim.

En ce moment il entendit Tom qui appelait au secours, il fit un mouvement pour se lever, mais les forces lui manquèrent et il tomba sur sa chaise.

— Cours à son secours, Trim, ils vont l’assassiner, cria Pierre ; ne t’occupe pas de moi, je serai mieux dans quelques minutes.

Trim regardait son maître avec inquiétude et semblait cloué à sa place. Un nouveau cri faible et étouffé se fit entendre, et cette fois Trim fit un bond comme une panthère qui s’élance sur sa proie ; en deux sauts il fut au pied de l’escalier ; ses yeux injectés de sang flambaient, ses lèvres contractées frémissaient, ses narines dilatées respiraient la vengeance, une vengeance terrible, féroce. La nature du nègre si extrême, son tempérament si ardent, ses appétits si animaux, ses passions si brutales, quand elles sont aiguillonnées ou agitées par la torche brûlante de la haine ou de la vengeance, bouleversaient en ce moment l’âme de Trim dont la figure reflétait la convulsive agitation.

Il était temps qu’il arrivât, car François, en reprenant connaissance, était sauté à l’improviste sur Tom, tandis que ce dernier retenait Léon, qui faisait tous ses efforts pour se débarrasser. François, de ses grandes mains osseuses, tenait Tom à la gorge et cherchait à l’étrangler. Tom avait été obligé de détacher une des mains de Léon, pour saisir François par les cheveux, qu’il réussit à amener sous lui. Malgré la force supérieure de Tom, il était évident qu’il ne pouvait soutenir longtemps ! Léon le mordait cruellement au bras et lui donnait des coups de pied dans le ventre ; François le serrait de plus en plus à la gorge. La figure de Tom bleunissait ; il sentait sa main perdre peu à peu sa force pour contenir Léon, qui redoublait ses efforts ; c’est alors qu’il lâcha le premier cri. À ce moment la mère Coco se relevait, encore à moitié étourdie ; elle chercha d’abord sa hache, mais ne la trouvant pas, elle courut à l’armoire prendre une de ces longues fourchettes à deux fourchons dont se servent les cuisiniers, et accourait pour en frapper Tom. Celui-ci en la voyant lâcha le second cri, qui amenait Trim à son secours.

Il ne fallut qu’un clin d’œil à Trim pour lui faire comprendre la position relative des combattants. Il se jeta à corps perdu sur la mère Coco, qui le frappa au bras gauche de sa longue fourchette ; Trim lui porta un coup de poing dans la figure et l’étendit raide sur le plancher. Sans prendre le temps de lui oter sa fourchette, il s’élance sur François, lui saisit les deux mains au poignet et les écarte comme il aurait fait de celles d’un enfant. François, en voyant sa proie lui échapper et se sentant au pouvoir du nègre, lâcha un cri de fureur et saisit entre ses dents l’oreille de Trim qu’il coupe en deux. Trim rugit, non pas de douleur mais de rage, mais de fureur ; ce n’est plus un homme, c’est une bête féroce ; il terrasse François sous ses pieds ; du talon de ses bottes il le frappe au visage, sur la tête, sur la poitrine, dans le corps. Le sang coule du nez, de la bouche, des yeux de François ! affreux spectacle !… La vue du sang redouble la fureur du nègre ; sa bouche écume ; ce ne sont plus des cris humains qu’il fait entendre, ce sont des hurlements !… Il saisit François par les jambes et, l’enlevant au-dessus de sa tête, fait tournoyer au bout de ses bras le corps maigre et mutilé du malheureux Coco, dont il se préparait à écraser impitoyablement le crâne sur le mur.

Tom, qui n’a plus de difficulté à contenir Léon, demeure un instant spectateur épouvanté de la scène qui menaçait de se terminer si tragiquement pour François, et lâche un cri à Trim pour tacher de l’arrêter. Trim est sourd à tout sentiment d’humanité. Tom lui crie d’une voix impérieuse :

— Arrête, Trim, ne le tue pas !

Trim n’entend rien ; le corps de François tournoie rapidement dans les puissantes mains du nègre, qui de l’œil cherche un endroit pour lui briser la tête… Tom veut se jeter sur Trim pour prévenir un meurtre, mais il craint de laisser échapper Léon qui tremble de tous ses membres. Déjà le nègre, la bouche écumante, les yeux à moitié sortis de la tête, a choisi et remarqué une pierre saillante sur le mur… c’en est fait de François… quand tout à coup un cri strident part de l’étage supérieur ! c’était Pierre qui ne pouvant se rendre à l’escalier et comprenant à l’exclamation de Tom, que son nègre, dans un de ses paroxismes de fureur et de vengeance, allait commettre un meurtre inutile, avait eu recours à ce moyen. Pierre savait que Trim n’aurait pas obéi à un ordre, il ne l’aurait pas entendu, mais qu’il ne pourrait résister à un cri de douleur de la part de son maître. Aussi Trim, en entendant ce cri de détresse s’arrêta instantanément, frappé comme par un choc électrique ; il jeta à terre le corps presqu’inanimé de François, s’élança vers l’escalier et, en un instant fut aux pieds de Pierre.

Par un de ces incompréhensibles phénomènes de la constitution humaine, un instant avait suffit pour transformer le nègre en un tout autre homme. Une sueur abondante coulait de son visage, mais ses traits tout à l’heure bouleversés, n’exprimaient plus maintenant que le plus tendre intérêt pour son maître ; ses yeux, tout à l’heure injectés de sang, n’exprimaient plus maintenant qu’une inquiète sollicitude pour la santé du capitaine Pierre. Une si soudaine et si complète transformation étonna le capitaine, quoiqu’une fois déjà il en avait eu un semblable exemple de la part de son esclave. Cependant comme pour la seconde fois il venait de faire l’expérience de la puissance sans borne qu’il pouvait exercer sur son nègre, au plus violent paroxisme de son vertige et de sa fureur, il crut prudent de lui cacher la raison qui l’avait porté à en agir ainsi, de crainte qu’une autre fois il ne put réussir par le même moyen ; aussi lui dit-il :

— Trim, je viens d’avoir une faiblesse, mais je me sens assez fort pour partir, je veux être transporté hors d’ici.

— Vous senté-ti vote tête mieux ? lui demanda Trim d’une voix encore tremblante.

— Bien mieux, bien mieux. Donne-moi le bras pour m’aider à marcher.

— Vous pas capable pour marcher, mon maître ; moué couri cherché voiture ; voiture pas loin, là bas, tout l’auprès couvent des Ursulines.

— Eh bien, va vite ; tu feras attendre la voiture en dehors de la barrière du jardin.

— Oui, mon maître.

Pendant que Trim était allé chercher la voiture de louage, qui était restée près du couvent des Ursulines, Tom attacha les pieds de Léon et de François avec des cordes qu’il trouva sur une chaise, et leurs mains derrière leur dos ; il en fit autant à la mère Coco, après quoi il leur passa à chacun une corde par le milieu du corps et les attacha au pied de l’escalier. Quand il les eut bien garrottés tous les trois, il monta alors voir son capitaine. En le voyant pâle et faible, assis sur une mauvaise chaise, enveloppé dans un drap pour tout vêtement, deux grosses larmes vinrent mouiller ses paupières.

— Comment vous trouvez-vous, mon capitaine ? lui dit-il en adoucissant sa rude voix.

— Bien mieux, mon brave ami, bien ; donne-moi ta main que je la serre dans les miennes. Je te dois et à Trim une reconnaissance éternelle. Tu m’as sauvé la vie ; je ne l’oublierai jamais.

— Ce n’est pas moi, mon capitaine, c’est Trim ! je vous conterai ça plus tard, aujourd’hui ça vous fatiguerait.

— Et mon Zéphyr, où est-il ? Qu’a-t-on fait à bord ?

— Il est au port amarré au pied de la rue Conti ; tout est bien à bord, mais ne vous occupez pas de ça maintenant, mon capitaine, vous êtes trop faible.

— Tu as raison, je me sens faible, aide-moi à me jeter sur ce sofa, en attendant que Trim m’amène la voiture.

— Tom aida son capitaine à se transporter sur le sofa, après quoi il lui apporta une paire de pantalons et une blouse dont Pierre se revêtit.

Pendant que Pierre reposait sur le sofa que les Cocos avaient transporté dans cette salle, il réfléchit aux mesures qu’il devait prendre, en sortant de cette maison ; Tom avait ouvert la porte de la chambre où la mère Coco tenait renfermé ce qu’elle avait de plus précieux. Il prit un verre sur la table et y vida un peu d’eau-de-vie, qu’il mêla d’eau, pour le porter au capitaine qui le but avec avidité. L’eau-de-vie lui fit un grand bien et ranima assez ses forces pour qu’il pût se transporter dans le magasin de la mère Coco ; c’est ainsi qu’elle appelait la salle où, au commencement de cette histoire, nous avons introduit au lecteur la famille Coco jouant au poker.

Pierre de St. Luc, en voyant ces objets de toutes sortes et de toutes valeurs déposés dans ce magasin, bazar universel, comprit que la famille Coco était une famille de voleurs ou de receleurs : il ne douta pas que plus d’un forfait pesait sur cette famille. Il n’eut pas de doutes non plus, que les Cocos n’eussent été à son égard que les instruments de quelque main cachée qui les avait fait agir, et il se promit bien de n’épargner rien pour saisir les fils secrets de cette odieuse trame, dont il avait failli devenir la victime.

Quand il eut appris de la bouche de Tom qu’il n’avait trouvé, en entrant dans la maison, qu’une femme et deux hommes dont Trim en avait presque massacré un dans sa fureur, il laissa échapper un soupir, et éprouva un mouvement de crainte à l’idée qu’il y avait encore un de ces brigands de libre, et qu’il pourrait bien se soustraire à la juste punition qu’il méritait. Il craignit aussi que, s’il découvrait ce qui s’était passé à l’habitation des champs avant qu’on pût l’arrêter, il ne donna l’alarme à ceux qui les avaient dirigés secrètement dans leur attentat sur sa personne ; il résolut de laisser Tom à l’habitation des champs, d’abord pour garder la mère Coco et ses fils, et ensuite pour arrêter toute personne qui y viendrait.

Après avoir tout arrangé avec Tom, auquel il promit d’envoyer du renfort, Pierre de St. Luc se rendit appuyé sur son nègre, à la voiture qui l’attendait à la porte du jardin.

— Où va-ti mené li, mon maître ?

— À la maison chez monsieur Meunier.

— Il été parti pour la campagne et son la maison fermée, dit Trim avec une grande présence d’esprit, ayant senti que, dans l’état de faiblesse de son maître, la nouvelle de la mort de monsieur Meunier eut pu lui être fatale.

— Eh bien ! chez madame Regnaud, No 7, rue St. Charles.


CHAPITRE XVII.

les funérailles.


L’arrivée du capitaine Pierre et sa fin tragique s’étaient simultanément répandues à la Nouvelle-Orléans. Les journaux qui, sur une colonne, annonçaient que le riche héritier de l’immense fortune de M. Meunier était venu pour en prendre possession, annonçaient aussi sur une autre, qu’une mort prématurée avait enlevé à la société un de ses plus beaux ornements, dans la personne du capitaine Pierre de St. Luc, dont les qualités l’avaient rendu cher à tous ceux qui l’avaient connu.

Le deux novembre, vers midi, les cloches de la cathédrale sonnaient le glas du riche héritier ; le chœur et la nef de l’église, tendus de noir et éclairés par plus de quatre mille bougies, présentaient un lugubre contraste entre l’éclat du monde et les ténèbres de la mort. Au milieu de la grande allée, sur un catafalque élevé et recouvert d’un somptueux drap noir, sur lequel pleurent des larmes d’argent, repose le cercueil, dans lequel est enfermé le corps du noyé. Le clergé en surplis blancs, ayant le vénérable curé de la paroisse en tête, commence l’office des morts. Ces chants sacrés, qui se mêlent aux ronflements solennels de l’Orgue et s’élèvent dans les airs, inspirent un profond recueillement à l’immense foule qui assistait au service.

Un homme tout habillé de noir, est prosterné à genoux à quelques pas en arrière du catafalque et paraît plongé dans la plus amère douleur. Des larmes, abondantes s’échappent de ses yeux, il jette de profonds soupirs et se frappe la poitrine. Cet homme, c’est le docteur Rivard. !

Dans un banc, presqu’en face du docteur, il y a un autre homme aussi habillé de noir, qui regarde, avec un religieux sentiment d’admiration, la figure baignée de pleurs de l’inconsolable docteur. Cet homme comprend toute la douleur du docteur Rivard, et il soupire ! Cet homme, c’est le Juge de la Cour des Preuves !

À quelques pas en arrière du docteur Rivard, debout, quatre de front, se trouvaient les matelots du Zéphyr, monsieur Léonard et les autres officiers du navire à la tête. Après les matelots du Zéphyr, venaient ceux du Sauveur. Monsieur Léonard, qui avait été informé par Trim de la délivrance du capitaine, avait cru qu’il était important de ne pas suspendre la cérémonie des funérailles, et même d’y ajouter tout l’éclat possible par la présence des matelots du Zéphyr et du Sauveur, afin d’endormir dans une profonde sécurité ceux qui avaient trempé dans l’attentât commis sur le capitaine Pierre.

Quand les cérémonies de l’église furent terminées, le cortège funéraire accompagna au cimetière les restes du défunt. Huit matelots du Zéphyr, tête découverte, vêtus de noir, une large chape de crêpe suspendue en bandoulière sur leurs épaules, portaient le cercueil, le corbillard vide précédant les porteurs. La procession se forma lentement et silencieusement, aux chants des hymnes que chantaient le clergé et les choristes.

Le Juge de la Cour des Preuves prit sa place à côté du docteur Rivard, immédiatement derrière le cercueil. Venaient ensuite les matelots, quatre de front, puis la foule fermait la marche.

Au moment où la procession passait le seuil de la porte de l’église, un nègre venait d’arriver. Sa figure était triste et pensive. Quand ce nègre vit le docteur Rivard marchant derrière le cercueil, la figure contrite et s’essuyant les yeux avec son mouchoir, il ne put réprimer un mouvement d’indignation mêlé de mépris. Ce nègre, c’était Trim. Le docteur avait remarqué le mouvement de Trim.

Quand les obsèques furent terminées, le juge de la Cour des Preuves toucha le docteur Rivard sur l’épaule ; celui-ci leva les yeux sur le juge, en témoignant la plus grande surprise, comme s’il ne s’était pas auparavant aperçu de sa présence, tant il avait été absorbé dans sa douleur et son désespoir ! Il s’inclina respectueusement.

— Vous ne m’aviez pas remarqué, docteur, lui dit le juge à voix basse et se penchant à son oreille.

— Pardon, monsieur le juge. Et le docteur se détourna pour s’essuyer les yeux, comme s’il avait eu honte de cette marque de faiblesse.

— Si vous pouviez venir à quatre heures au greffe de la Cour, j’aurais quelque chose à vous dire de la plus haute importance pour vous. Je viens de recevoir une lettre de la paroisse St. Martin, où j’avais envoyé un courrier afin d’obtenir certaines informations dont j’avais besoin, avant de vous faire part de certaines découvertes providentielles que j’ai faites et qui vous regardent.

— Pardon, monsieur le juge, répondit le docteur d’une voix agitée ; excusez-moi pour aujourd’hui ; je suis incapable, absolument incapable de m’occuper d’affaires.

— Je puis concevoir qu’en effet vous ne vous sentiez pas bien disposé à faire des affaires, après les afflictions dont vous avez été frappé coup sur coup depuis quelques jours.

— Hélas ! M. le juge, la vie est pleine d’amertume, ce sont des épreuves que je crains de n’être pas assez fort pour supporter.

— Si vous ne pouvez venir à quatre heures à la Cour, venez du moins chez moi, ce soir, prendre le thé. Ce que j’ai à vous dire est important, bien important pour vous, puisque j’ai découvert les parents de votre pupille.

— De mon pupille ! et la figure du docteur exprima une surprise si grande et si bien jouée, en même temps que ses yeux exprimaient pour le juge une si profonde reconnaissance, que le juge se sentit plus que payé des peines qu’il s’était données pour faire plaisir au docteur.

— Je suis trop heureux d’avoir fait cette découverte. Vous viendrez ce soir, n’est-ce pas ? je compte sur vous ; docteur, à sept heures.

— Huit heures et demi, vous conviendrait-il ? j’ai un malade à voir à huit heures précises.

— Eh bien ! à huit heures et demie, ça fera l’affaire.

Quoique la conversation, entre le juge et le docteur, eut été tenue voix basse, un nègre l’avait toute entendue, et il s’était retiré avant d’avoir été remarqué par le docteur, à ce qu’il crut ; mais il s’était trompé !

Le docteur Rivard suivit de l’œil le nègre, qui s’éloignait à grands pas, en se mêlant parmi la foule. Un léger froncement de sourcil contracta les plis de son front ; c’était un signe qu’il était fortement vexé, mais il rendit aussitôt à sa physionomie son expression de profonde tristesse, tellement que le juge ne s’aperçut de rien.

— Adieu, docteur, continua le juge. À huit heures et demie !

— Je n’y manquerai pas.


CHAPITRE XVIII.

le devoir l’emporte sur les objections.


Aussitôt que le juge de la Cour des Preuves eut quitté le docteur Rivard, celui-ci chercha Trim des yeux, décidé à le suivre et à avoir une explication avec lui. Le docteur connaissait parfaitement Trim et sa sagacité ; il craignait qu’il n’eût découvert quelque chose, qui aurait pu peut-être lui causer de l’embarras par la suite. Mais Trim était disparu, et le docteur s’en retourna chez lui fortement inquiété à l’endroit du nègre, quoique d’ailleurs tout semblât lui sourire. Le reste de la journée il ne put chasser de son esprit l’impression que la vue et la présence de Trim lui avait faite.

— Oh ! oh ! maître Trim, se disait-il à lui-même en marchant seul à grands pas dans son étude, tu veux te mêler des affaires qui ne te regardent pas ; prends garde que je ne te trouve encore sur mon chemin ; tu t’en repentiras ! voudrais-tu épier mes actions, par hasard ? nous verrons.

À huit heures le docteur se rendit au pied de la rue Bienville, où l’attendait Pluchon.

— Eh bien, M. Pluchon, quelles nouvelles ?

— Rien, aujourd’hui, rien.

— Tu n’es pas allé à l’habitation des champs pour savoir des nouvelles du capitaine ? et du serpent à sonnettes ?

— Non, je n’y suis pas allé, j’ai eu bien autre chose à faire ; mais je me propose d’y aller demain matin de bonne heure.

— C’est bon. S’il y a quelque chose d’important, tu viendras me le dire chez moi ; si au contraire tout a été comme il faut, tu me conteras ça ici demain soir.

— Convenu.

— J’ai besoin de savoir une chose, M. Pluchon ; il faut que vous l’appreniez de la mère Coco, voici : c’est de savoir quel est l’enfant qu’elle a conduit à l’hospice des aliénés, sous le nom de Jérôme, il y a à peu près une dizaine d’années ; quel est le nom des parents de l’enfant, s’ils vivent encore, où ils sont, et comment l’enfant lui a été remis et par qui. Je tiens à savoir tout cela, c’est important.

— J’en parlerai à la mère Coco ; est-ce pour l’orphelin dont vous vous êtes fait nommer tuteur ?

— Ça ne vous fait rien, M. Pluchon ; faites ce que je vous dis et voilà tout ; ne parlez pas de moi à la mère Coco. Quand vous aurez obtenu d’elle ce que je désire apprendre à l’égard de l’enfant, vous lui direz que, si quelqu’un, n’importe qui, la questionne sur le même sujet, elle ait à répondre « qu’elle ne s’en rappelle pas du tout, si ce n’est que ceux qui lui remirent l’enfant, pour le conduire à l’hospice, lui dirent : que son père était immensément riche. »

— Oui, docteur.

— À propos, je vais avoir besoin de vous dès ce soir.

— Comment ça !

— Je m’en vais de ce pas chez M. le Juge de la Cour des Preuves, vous savez où il demeure ?

— Parfaitement.

— Je crains qu’il n’y ait quelqu’un qui épie ou fasse épier mes pas ; ce n’est peut-être qu’une fausse crainte, mais enfin je le crains ; je voudrais que vers dix heures vous veniez faire un tour auprès de la maison de M. le Juge, et si vous voyez Trim, le nègre de Pierre de St. Luc, je veux que vous l’empoigniez.

— Trim !

— Oui, Trim.

— Mais on ne l’empoigne pas comme ça !

— Prenez deux ou trois hommes avec vous, quatre, six même s’il le faut ; et si, au moment où je sortirai de chez monsieur le Juge, il me suit, sautez-lui dessus, baillonnez-le et conduisez-le chez vous ; je ne voudrais pas qu’il soupçonnât que je me sois mêlé de cette affaire.

— Je ne pourrai pas le conduire chez moi.

— Et pourquoi ?

— Parceque, d’abord, je n’ai pas de place convenable pour le mettre en sûreté ; en second lieu, parceque je n’ai personne pour le garder, et que je ne puis rester à la maison toute la journée. Mais laissez faire, je sais où le mettre.

— Et où le mettrez-vous ?

— À l’habitation des champs.

— Oh ! non ; oh ! non, pas là. Je ne voudrais pas pour tout au monde qu’il vit son maître !

— Son maître, soyez tranquille quant à celui-là, il ne reviendra plus pour raconter son histoire, à moins que ce ne soit une histoire posthume !

Le docteur ne fit pas attention au trait de finesse de Pluchon, qui lui parut de mauvais goût.

— Faites comme vous voudrez, lui répondit-il brusquement ; ne manquez pas toujours de venir ce soir à dix heures, même un peu avant.

— J’y serai et bien accompagné !

— Comment saurais-je que vous êtes arrivé ?

— En passant sous la fenêtre, je chanterai :

« Montre-moi ton petit poisson. »

— C’est très-bien.

Le docteur, en quittant Pluchon, se rendit, tout droit chez le juge, où il arriva, comme la pendule sonnait huit heures et demie.

— Vous êtes ponctuel, docteur, lui dit le juge en le voyant entrer.

— Ça toujours été une de mes maximes, ponctualité dans le devoir, répondit le docteur Rivard, en faisant un profond salut au juge.

— Je le sais, mon cher docteur, je le sais ; c’est une maxime que vous pratiquez à la lettre. Entrons dans mon étude ; le temps est un peu frais, malgré la belle et chaude journée que nous avons eue ; j’ai fait préparer un bon feu, et nous nous chaufferons en parlant d’affaires.

Le juge approcha deux fauteuils de la grille, dans laquelle pétillait un feu de bois de cyprès jetant une brillante flamme. Après quelques minutes de silence, pendant lesquelles le docteur examina furtivement l’expression de la physionomie joyeuse du juge, ce dernier prit une lettre de son portefeuille et la présentant au docteur Rivard :

— Lisez ceci, mon cher docteur ; j’aurai ensuite quelques questions à vous faire.

Elle était adressée à

« L’hon. Tancrède R…
Juge de la Cour des Preuves,
Nouvelle-Orléans. »

Le docteur ouvrit la lettre et lut attentivement ce qui suit :


St. Martin, 31 octobre 1836.

Mon cher Tancrède,

« Aussitôt que j’eus reçu ta lettre, je me suis rendue, suivant ton désir, chez le vénérable curé de la paroisse, messire Curato, auquel je la communiquai. Il se rappelle fort bien avoir marié en 1820 le 19 mars, monsieur Alphonse Meunier à une demoiselle Léocadie Mousseau, duquel mariage naquit un enfant, qu’il baptisa, le 21 mai 1823, du nom de Alphonse Pierre. Léocadie Mousseau mourut à la paroisse St. Martin des suites de ses couches. Le petit Alphonse Pierre fut mis en nourrice chez une femme du nom de Charlotte Paquet. Cette femme était une bonne personne, mais son mari parait avoir été un fameux ivrogne et un mauvais sujet, du nom d’Edouard Phaneuf. Au bout de quelques mois, Phaneuf et sa femme partirent pour Bâton-Rouge, emportant l’enfant avec eux, dont on n’entendit plus parler depuis.

C’est tout ce que j’ai pu obtenir de renseignements.

Le petit Jules est bien portant, il ne s’ennuie pas du tout. Maman est un peu mieux, quoiqu’encore bien souffrante de son rhumatisme. Nous nous plaisons tous bien ici. Je pense retourner avec les enfants la semaine prochaine. Adieu, mon cher Tancrède. »

Ta femme affectionnée,
Éloïse R…

Le docteur Rivard, après avoir parcouru la lettre, prit une prise de tabac, pour cacher l’émotion que cette lecture lui avait causée, quoiqu’il s’attendit bien, d’après ce que lui avait dit Jérémie, à quelque chose de semblable de la part du Juge. Après s’être mouché, il remit tranquillement la lettre au juge sans lui dire un mot.

— Eh bien, docteur, que dites-vous de cela, reprit le juge après avoir un instant examiné l’impression que la lecture de cette lettre pouvait avoir faite sur sa figure.

— Ma foi, je ne comprends pas, monsieur le juge, où vous en voulez venir, répondit le docteur avec la plus parfaite indifférence. Je savais depuis longtemps que monsieur Meunier avait eu un enfant de son mariage avec cette demoiselle Mousseau dont parle cette lettre ; mais la mère mourut en couches et l’enfant est mort depuis longtemps, du moins à ce que j’ai toujours entendu dire à ce pauvre monsieur Meunier.

— Comment, l’enfant mort ! reprit le juge avec vivacité.

— C’est ce que monsieur Meunier a toujours cru, quoiqu’il me semble lui avoir entendu dire qu’il n’avait jamais pu en obtenir de preuve certaine.

— Ah ! continua le juge, comme si un poids eut été ôté de dessus sa poitrine, monsieur Meunier n’a jamais eu de preuve certaine de la mort de son enfant !

— C’est ce qu’il m’a dit, du moins, quoiqu’il fût bien persuadé que son pauvre petit Alphonse n’existât plus.

— Savez-vous ce qui a porté M. Meunier à croire à la mort de son enfant ?

Le docteur Rivard se passa la main sur le front, et demeura quelque temps plongé dans la plus profonde réflexion, comme s’il eut voulu rappeler à sa mémoire d’anciens souvenirs.

— Pardonnez, je suis obligé de recueillir mes souvenirs, la chose m’était tellement échappée de l’esprit.

— Prenez votre temps, docteur.

Et le juge tisonna le feu, dans lequel il jeta quelques éclats de cyprès. À la lueur de la flamme qui reflétait sur la figure du docteur, on eut pu voir une certaine hésitation qu’il surmonta néanmoins bien vite, et, après s’être servi d’une prise de tabac, il reprit :

— En effet, je me rappelle que le petit Alphonse fut mis en nourrice, comme le mentionne votre lettre, chez une excellente femme, l’épouse d’un nommé Phaneuf, qui était absent depuis un an. Au bout de quelques mois, Phaneuf revint, demeura quelque temps avec sa femme à la paroisse St. Martin, d’où il partit avec elle pour Bâton-Rouge, emmenant l’enfant.

— Oui ! c’est bien ce que m’écrit ma femme.

— Après quelques mois de résidence à Bâton-Rouge, la femme de ce Phaneuf mourut ; le petit Alphonse fut confié aux soins d’une veuve, dont le nom m’échappe en ce moment ; qui en eut soin pendant un an ou plus.

— Et où était Phaneuf tout ce temps-là ?

— Il était parti sans que l’on sut où il était allé.

— C’est extraordinaire, néanmoins, que monsieur Meunier ne se soit pas alors plus occupé de son enfant !

M. Meunier n’était pas à la Louisiane quand sa femme mourut. Il fut obligé de partir le lendemain du baptême de l’enfant pour la Jamaïque, d’où il s’embarqua pour aller à Canton pour affaire de commerce. Ce ne fut qu’après une absence de dix-huit mois qu’il revint.

À son retour, il se rendit immédiatement à la paroisse St. Martin, où il apprit en même temps la mort de sa femme et la disparition de son fils ! Le parrain et la marraine de l’enfant ne demeuraient plus à St Martin. Il se rendit de suite à Bâton-Rouge pour y chercher son fils. La femme de Phaneuf était morte. Phaneuf n’avait pas reparu ; La veuve, qui avait pris soin de l’enfant pendant près d’un an, avait quitté l’endroit sans que M. Meunier put savoir de quel côté elle s’était dirigée ! Il revint alors à la Nouvelle-Orléans, où il subit une longue maladie, pendant laquelle il me confia ce que je viens de vous raconter.

— Et ne put-il obtenir d’autres renseignements sur son enfant ? demanda le juge vivement intéressé.

— M. Meunier fit faire les plus minutieuses recherches, il n’épargna ni l’or ni l’argent, il envoya des exprès dans toutes les directions. Pendant deux à trois ans toutes ses recherches furent inutiles. Il désespérait de jamais retrouver son fils, quand un jour il reçut une lettre qui lui disait : « que la femme, qui avait la dernière eu soin de son enfant à Bâton-Rouge, avait été vue à la Nouvelle-Orléans, avec l’enfant qui était bien chétif. » Cette nouvelle réveilla toutes les douleurs de ce pauvre M. Meunier ; il fut obligé de garder le lit pendant plusieurs jours. Les recherches furent renouvellées par toute la ville et les faubourgs ; la police fut employée, les plus généreuses récompenses furent offertes. Inutile ! rien ! il ne put rien découvrir. Il n’y avait point à la Nouvelle-Orléans de femme de ce nom-là… c’est curieux que je ne me rappelle pas du nom !

— Ne serait-ce pas la femme Coco-Letard, reprit le juge en souriant.

Le docteur se leva tout droit, de l’air le plus étonné ; c’est ça, s’écria-t-il, c’est ça ! c’était son nom, Coco-Letard ! comment l’avez-vous appris, M. le juge ? ou plutôt comment l’avez-vous deviné ? c’est un nom si peu commun !

— Continuez, docteur, je vous dirai cela tout à l’heure.

Le docteur se laissa tomber dans le fauteuil, plutôt qu’il ne s’y assit. Il se passa à plusieurs reprises la main sur le front.

— C’est étrange ! dit-il, comme se parlant à lui-même… puis reprenant son récit, il continua : M. Meunier avait fait donner dans tous les journaux le signalement de son fils, tel que l’on le lui avait dépeint. Quelques mois après on vint apprendre à M. Meunier qu’un enfant, de quatre à cinq ans, s’était noyé en jouant sur le bord de la levée. La description de l’enfant correspondait parfaitement au signalement qui en avait été donné dans les journaux. On lui rapporta aussi qu’une femme du nom de… comment l’appelez-vous ? ah ! Coco-Letard ! pleurait son enfant qui s’était noyé.

— C’est étonnant ! interrompit le juge dont l’intérêt était excité au plus haut degré, c’est étonnant !… continuez, mon cher docteur.

— Je me trouvais en ce moment avec M. Meunier, nous montâmes tous deux en voiture. Quand nous arrivâmes sur la levée, la vieille femme n’y était plus et le corps de l’enfant n’avait pas encore été retrouvé. M. Meunier donna instruction à plusieurs des personnes présentes de venir immédiatement l’informer, aussitôt que l’enfant ou sa mère aurait été trouvé. Après être restés plus d’une heure sur les lieux nous retournâmes chez lui. Ce pauvre M. Meunier, je n’oublierai jamais l’état dans lequel il rentra à la maison ; il avait le cœur navré ; il ne pleura pas, son œil était sec, il avait les yeux fixes ! Dieu ! quelle expression dans ses yeux ! j’imagine encore le voir là devant moi, quand il s’assit dans son fauteuil. Sa figure était d’une pâleur livide, une sueur froide suintait de son front. Il demeura près d’une demie-heure dans la même position, sans remuer un muscle, toujours le même regard fixe ! Je m’étais assis près de lui attendant dans la plus grande inquiétude le résultat de cette crise. Au bout d’une demie-heure environ, il se leva, s’essuya le visage de son mouchoir, fit trois à quatre tours dans la salle, puis s’arrêtant en face de moi, il me dit ces mots, que je n’oublierai jamais : « Dieu me punit dans mon enfant des fautes que j’ai commises dans ma jeunesse, et des infortunes que j’ai laissées au Canada ! »

M. Meunier fit dire des messes pour son enfant, ainsi qu’il en avait fait dire pour sa femme. Depuis ce temps il n’entendit plus parler ni de la femme… j’oublie toujours son nom…

— Coco-Letard.

— Coco-Letard ; ni de son enfant, son pauvre petit Alphonse, qu’il n’eut jamais le bonheur de presser sur son cœur de père !

Ici le docteur Rivard laissa échapper un profond soupir et s’essuya les yeux, après quoi il continua :

— Ainsi vous voyez, M. le juge, que l’enfant de M. Alphonse Meunier n’est bien que trop malheureusement mort.

— Je ne vois pas ça du tout ! répondit le juge, qui se frotta les mains de plaisir, en voyant que le récit du docteur, si naïvement narré, ne faisait que confirmer l’identité du petit Jérôme avec le petit Alphonse ! je ne vois pas ça du tout !

— Comment ?

— Supposez que le petit Alphonse ne se soit pas noyé, car puisqu’on n’a pas retrouvé son corps dans l’eau, on peut bien supposer cela.

— Que voulez-vous dire ? M. le juge, s’écria le docteur.

— Supposez encore que la Coco-Letard, fatiguée des soins qu’elle donnait, ou du trouble que lui causait ce petit orphelin chétif, dont elle ne connaissait pas le père, ce qui est clair, l’ait conduit à quelqu’hospice d’aliénés !

— Pas possible, M. le juge, pas possible ! Il n’y avait alors à la Nouvelle-Orléans qu’un seul hospice des aliénés, et j’en étais le médecin. Il n’aurait pu y être introduit sans que je l’eusse remarqué !

— Si vous ne l’eussiez pas remarqué !

— Comment aurais-je pu ne pas le remarquer ?

— N’y en a-t-il pas un grand nombre du même âge, et avertit-on toujours le médecin de chaque nouvel arrivant ?

— Oui, c’est vrai ; c’est bien vrai ! et le docteur sembla chercher dans ses souvenirs en affectant la plus grande surprise ; cependant… mais non, continua-t-il, ce n’est pas possible.

— Mais enfin, docteur, si c’était véritablement le cas, si le petit Alphonse Meunier avait été mené à ce même hospice, dont vous êtes le médecin, et s’il y avait été mené par l’identique Coco-Letard qui en avait eu soin à Bâton-Rouge, que diriez-vous ?

— Par pitié, monsieur le juge, s’écria le docteur, ne vous moquez pas de ma douleur, c’est bien assez pour moi, après avoir perdu dans M. Meunier le meilleur des amis, un frère, de perdre encore aujourd’hui le jeune Pierre de St. Luc, que j’aimais comme mon fils, sans que vous veniez encore m’accabler du reproche d’avoir eu sous mes yeux, pendant dix ans, le fils de M. Meunier et de ne pas l’avoir serré contre mon cœur et l’avoir traité comme mon enfant !

Le juge se sentit tout ému à l’accent de la voix tremblante d’émotion du docteur Rivard et de sa figure si profondément empreinte de douleur ; il se reprocha presque d’avoir tenu le docteur en suspens, et continua d’une voix grave et d’un ton solennel :

— Docteur, ce n’est pas pour ajouter à votre affliction que je vous ai prié de venir me voir ici ce soir, j’avais un acte d’ami à faire, maintenant c’est un devoir que j’ai à remplir au nom de la société dont je suis le mandataire en ce moment. Ainsi vous pouvez m’en croire quand je vous dis, en ma qualité de Juge de la Cour des Preuves : « Que le petit Jérôme est le petit Alphonse Meunier ! Que celui vers lequel, sans le connaître, vous appelait votre cœur pour lui servir de père, était le fils de votre meilleur ami ! Que Dieu, au moment où il appelait à lui le père, rendait le fils au monde, donnant ainsi un père selon la providence à celui dont le père selon la nature ne l’avait jamais connu ! »

Le docteur, en entendant les premières paroles du juge, s’était levé debout, sa figure était pâle, la bouche à demi-ouverte il semblait boire les paroles du juge. Quand le juge eut fini, le docteur tomba à genoux, les yeux et les mains levés vers le ciel ! Il fallait toute l’audacieuse effronterie du docteur Rivard, pour jouer cette hypocrite comédie en présence du juge ; mais le docteur avait eu le temps de mesurer l’étendue de sa crédulité ! Il ne resta qu’un instant à genoux, mais cette action avait été si spontanée, si naturelle, que le juge, bien loin d’y trouver rien d’affecté, n’y vit que l’élan sublime d’un noble cœur, qui remercie le ciel de l’avoir choisi pour servir de père au fils de son meilleur ami ; et il ne put retenir une larme qui s’échappa de sa paupière.

— Excusez-moi de m’être laissé aller à cet excès de faiblesse, dit le docteur Rivard en se relevant, je n’ai pu m’empêcher de remercier le Tout-Puissant d’avoir si miraculeusement, je puis le dire, préservé les jours d’un seul rejeton de la famille Meunier.

— Ce n’est point un acte de faiblesse, docteur ; je ne vois dans votre action que l’élan spontané d’un cœur plein de religion et de reconnaissance. Le hasard, que dis-je, la providence, vous a choisi pour être le tuteur d’un orphelin que vous croyiez pauvre, pour être le père d’un enfant que vous croyiez délaissé et jeté, sans soutien et sans guide, au milieu des écueils de ce monde ; et cette même providence vous confie l’administration de la plus brillante fortune et l’éducation de son héritier.

À mesure que le juge parlait, la figure du docteur, qui était tournée vers la lampe, s’assombrissait. Le juge s’en aperçut et lui dit :

— Qu’avez-vous donc, docteur ?

— Vous m’effrayez, M. le juge, répondit celui-ci, je n’avais pas fait la réflexion à l’immense responsabilité, que cette découverte va faire peser sur moi. Il m’est impossible de l’accepter. Il faudra de toute nécessité qu’il y ait un autre tuteur de nommé à l’héritier de M. Meunier !

— Impossible, répondit le juge.

— Impossible ! Et comment ça ?

— D’abord parceque la loi veut que celui qui, en retirant un aliéné de l’hospice, s’est fait nommer son tuteur, le demeure jusqu’à la majorité du pupille, si alors le pupille est jugé en état, sur avis de famille, d’administrer ses biens ; autrement le tuteur conserve ses fonctions jusqu’à sa mort ; en second lieu, parceque quand même vous ne seriez pas déjà irrévocablement le tuteur du jeune Meunier, je vous obligerais de le devenir, car vous êtes la seule personne digne et capable d’avoir soin et d’administrer consciencieusement sa succession.

— Mais, M. le juge, mon âge, mes occupations, mon incapacité dans les affaires !

— Votre âge ? raison de plus ; vos occupations ? vous les abandonnerez, s’il le faut, pour ne vous occuper que de l’administration des biens de votre pupille ; votre incapacité dans les affaires ? vos talents, vos connaissances, votre intégrité, votre ponctualité et votre scrupuleuse attention vous en tiendront lieu !

— Oh ! si j’avais su, je n’aurais jamais accepté la tutelle !

— Si vous n’eussiez pas accepté la tutelle de l’orphelin Jérôme, on n’aurait peut-être jamais découvert le fils et l’héritier de monsieur Meunier. Il y a dans tout ceci le doigt de Dieu ; et si la providence s’est servi de vous, pour faire découvrir le jeune Meunier dans l’orphelin de l’hospice, elle voulait que vous lui servissiez de père. Ce qui, il y a quelques jours, n’était qu’une faveur de votre part est maintenant une obligation. Si vous ne vous sentiez plus au cœur d’attachement pour l’enfant, la religion et le devoir vous forceraient de rester son tuteur, alors même que la loi ne vous y obligerait pas !

— Ah ! monsieur le juge, n’allez pas croire que l’effrayante responsabilité que ma position m’impose, m’ait fait perdre de la tendresse que je porte au fils de mon ami !

— Je le sais bien.

— Non, oh ! non, loin de là, répondit le docteur d’un air résigné, et comme une marque de l’attachement sans bornes que je ressens pour lui, je me soumets à la volonté de Dieu et je consens à administrer les biens du jeune Meunier, sinon avec talents, du moins avec intégrité et exactitude.

— Je savais bien que le devoir l’emporterait sur toutes les objections !…

En ce moment on entendit dans la rue, une voix qui chantait à tue-tête :

« Montre-moi ton petit poisson. »

Le docteur mit involontairement la main dans ses poches, pour voir s’il avait bien ses pistolets.

— Voici, continua le juge en remettant un papier au docteur Rivard, voici un avis que j’ai préparé pour que vous le fassiez imprimer sur les journaux du matin. C’est un avis pour informer le public que « vu la mort du légataire universel de feu Sieur Alphonse Meunier, et la survenance d’un héritier légitime du dit A. Meunier, le Juge de la Cour des Preuves procédera sans délai, sauf opposition, à l’annulation du testament et à la reconnaissance de l’héritier. »

Si vous pouvez faire publier cet avis dans le Bulletin demain matin, nous procéderons à la reconnaissance demain à midi ; s’il est trop tard, comme je crains que le bureau du Bulletin ne soit actuellement fermé, nous attendrons à lundi.

La même voix répéta encore plus fort que la première fois ;

« Montre-moi ton petit poisson. »

Le docteur prit le papier qu’il mit dans son portefeuille, boutonna son paletot jusque sous son menton, s’assura que ses pistolets étaient dans ses poches, souhaita le bonsoir au juge, enfonça sur ses yeux son chapeau à larges bords et sortit, en jetant un coup d’œil rapide de chaque côté de la rue.


CHAPITRE XIX.

dame veuve regnaud.


Madame Regnaud était une de ces excellentes personnes qui se font aimer par tous ceux qui les connaissent, pour l’aménité de leur caractère et les qualités de leur cœur. Sans être ce qu’on peut appeler riche, elle jouissait d’une honnête aisance et vivait retirée, avec sa fille Mathilde, dans une de ses maisons, No 7, rue St. Charles.

Ce fut chez madame Regnaud que le capitaine Pierre de St. Luc avait témoigné le désir de se faire transporter, au sortir de l’habitation des champs.

Quand la voiture arriva à la porte de la maison, Trim pria son maître de lui permettre d’aller prévenir madame Regnaud, et, passant par la cuisine, il courut lui dire que son maître venait lui demander l’hospitalité pour quelques jours ; qu’il était d’une grande faiblesse et d’une excessive excitation nerveuse ; que la plus grande tranquillité lui était nécessaire, et surtout qu’il fallait éviter de faire la moindre allusion à ce qui avait circulé sur son compte.

Il est facile de s’imaginer l’étonnement de madame Regnaud en apprenant que Pierre de St. Luc, non seulement n’était pas noyé, mais qu’il était à sa porte lui demandant l’hospitalité. Elle avait connu Pierre tout enfant, et l’avait vu grandir sous les soins de M. Meunier. Elle se sentit toute joyeuse du choix que Pierre avait fait de sa maison, et elle se promit bien de ne rien épargner pour lui procurer tout ce qui pourrait lui être agréable, en attendant qu’elle put apprendre les particularités du mystère de sa résurrection.

— « Vous prendé garde de dire à mon piti maître que mossié Meunier il été mort ; li sé rien, rien de rien. »

Et Trim, sans attendre la réponse de madame Regnaud, courut à la voiture pour aider son maître à descendre.

Madame Regnaud courut ouvrir elle-même la porte à Pierre de St. Luc, qui descendait de voiture soutenu par son fidèle esclave. L’air pur d’une belle matinée de Novembre avait ramené un peu les forces du capitaine, et les couleurs de ses joues, un peu excitées par le trajet, ne lui donnaient pas tout à fait la physionomie d’un revenant, auquel s’attendait la bonne madame Regnaud.

— Et d’où viens-tu donc, mon cher Pierre ? lui dit-elle en le tutoyant.

— Vous n’y pas parlé à li, à c’t’heure, di tout ; li l’a son la tête malade ; disé rien di tout ! moué va couri cherché médecin ; dit Trim tout bas à l’oreille de madame Regnaud, en tirant la manche de sa robe.

— Tu as raison, lui répondit-elle, en lui faisant un signe ; puis se retournant vers le capitaine qui s’était assis sur un petit canapé :

— Repose-toi là un instant, en attendant que Mathilde ait préparé ta chambre. Nous allons envoyer chercher le docteur ; quel docteur veux-tu avoir ?

Mathilde entrait en ce moment dans l’appartement. C’était une belle jeune fille de dix-sept ans, nouvellement sortie du pensionnat de madame Langlade. Son maintien modeste et ses cheveux noirs, lissés en bandeaux plats sur ses tempes, lui donnaient une expression de gracieuse timidité qui contrastait avec ses grands yeux créoles noirs, vifs et brillants, qu’ombrageaient de longs cils soyeux. Elle relevait d’une maladie nerveuse, contractée au pensionnat. Sa figure était pâle, et quelque chose annonçait chez elle une souffrance de l’âme qui avait survécu aux souffrances du corps.

En apercevant le capitaine, elle fit une respectueuse révérence,

— Eh bien, Mathilde, lui dit avec bonté madame Regnaud, ne reconnais-tu pas M. de St. Luc que tu avais coutume d’appeler, quand tu étais petite, ton cousin Pierre ? Viens donner la main et embrasser ton cousin.

C’est une grande fille maintenant, et je suis bien sûr que tu ne l’aurais pas reconnue, n’est-ce pas Pierre !

— Oh ! non, certainement que je n’aurais pas reconnu mon espiègle de petite Mathilde dans cette belle et gentille demoiselle.

Mathilde baissa la vue ; et ses joues et son front se couvrirent des plus vives carnations.

— Avance donc, Mathilde, et viens embrasser ton cousin ; je suis bien certaine qu’il n’a pas oublié, lui, le temps où il te faisait sauter sur ses genoux et qu’il t’appelait sa petite grichou. Allons, viens donc, Mathilde, faut-il que j’aille te prendre par la main ?

Pierre, qui s’aperçut de l’extrême confusion de la jeune fille qu’il voyait pour la première fois depuis quatre ans, se retourna vers madame Regnaud, et lui dit d’une voix qu’il cherchait à rendre calme, mais dans laquelle se trahissait malgré lui une certaine émotion :

— Oh ! ne pressez pas mademoiselle Mathilde, nous sommes presqu’étrangers maintenant ; bientôt j’espère que nous renouvellerons notre connaissance et qu’elle n’aura plus peur de celui qu’elle appelait son cousin Pierre !

— Non, non, reprit madame Regnaud, je n’aime pas les cérémonies. Allons, Mathilde, Pierre ne vient pas ici pour te faire la cour ; il vient chez moi comme chez sa maman, pour se rétablir durant sa convalescence, je veux que vous soyez comme frère et sœur ; ainsi, mes enfants, embrassez-vous.

— Eh bien, oui, reprit le capitaine, soyons frère et sœur, viens m’embrasser, Mathilde, viens comme autrefois.

La jeune fille s’approcha toute confuse et se penchant vers Pierre, celui-ci déposa sur son front un baiser plein de respectueuse bienveillance pour la fille de la respectable madame Regnaud.

— Je suis un peu faible, continua le capitaine, si vous me le permettez, je me coucherai un instant.

— La chambre de Pierre est-elle prête, Mathilde ?

— Oui, maman.

— C’est bien, nous allons lui donner le bras pour l’y conduire, pendant que Trim courra chercher le docteur. Et quel docteur veux-tu qu’on envoie chercher, Pierre ?

— N’importe lequel, je ne crois pas qu’il y ait rien de sérieux ; envoyez chercher le médecin de la maison.

— Nous n’en avons pas.

— Eh bien ! envoyez chercher le docteur Rivard.

En entendant prononcer le nom du docteur Rivard, Mathilde tressaillit et sa figure exprima une telle sensation de frayeur que le capitaine en fut frappé, quoiqu’il fît semblant de ne pas s’en être aperçu.

— Pas celui-là, Pierre, répondit madame Regnaud d’une voix brève ; j’ai des raisons pour que le docteur Rivard ne mette jamais les pieds dans ma maison.

L’agitation de madame Regnaud n’échappa pas à l’œil du capitaine, non plus qu’à Trim, qui avait aussi remarqué le mouvement et la terreur de Mathilde. Le capitaine réfléchit quelques minutes, puis il dit à Trim d’un air indifférent, d’aller chercher le premier médecin venu.

Pendant que Trim était allé chercher le médecin, madame Regnaud aida au capitaine à se transporter dans la chambre que lui avait préparée Mathilde. Celle-ci était sortie de l’appartement pour cacher sa confusion et la vive agitation que le nom du docteur Rivard lui avait fait éprouver. La chambre dans laquelle Pierre fut conduit avait été préparée avec une véritable coquetterie. C’était une chambre assez spacieuse, dont les fenêtres donnaient sur un jardin de fleurs ; un tapis de Bruxelles recouvrait le plancher ; sur une couchette de bois d’acajou surmontée d’une moustiquaire de mousseline blanche, placé dans une alcôve, un lit de duvet recouvert de draps blancs de fine toile, attendait le capitaine. Sur un petit guéridon, placé au milieu de la chambre, il y avait un superbe bouquet de fleurs, dans un vase de cristal, dont les odorantes émanations embaumaient l’appartement. Un large fauteuil à bras était auprès du lit. Un miroir, sur une petite table à toilette, reflétait toutes les parties de la chambre.

— Pierre, tu te trouveras bien dans cette chambre, j’espère, c’est celle de Mathilde ; la meilleure et la mieux aérée de toute la maison.

— Pourquoi la priver de sa chambre, la pauvre enfant ?

— Ça ne la prive pas du tout, au contraire c’est elle-même qui l’a offerte, quand Trim nous a annoncé que tu étais en voiture à la porte.

— Elle est toujours bonne, j’allais dire ma petite Mathilde, mais c’est une grande et belle demoiselle maintenant !

— Elle n’est pas mal, n’est-ce pas ?

— Bien, très-bien !

— C’est bon, j’aime que tu la trouves de ton goût. Pauvre enfant, si jeune, sans père, sans protecteur que moi sur cette terre, où il y a tant de méchantes personnes !…

Un gros soupir vint interrompre madame Regnaud, dans l’œil de laquelle le capitaine vit rouler une grosse larme.

— Ne vous affligez pas, ma bonne dame Regnaud, je lui servirai de protecteur quand je serai à la Nouvelle-Orléans, et quand je n’y serai pas, je suis bien sûr que vous n’aurez qu’à vous adresser à monsieur Meunier…

— M. Meunier ! s’écria madame Regnaud ; puis regardant Pierre, avec des yeux étonnés, elle se rappela ce que lui avait dit Trim, et s’apercevant que la conversation fatiguait le capitaine, elle lui dit affectueusement :

— Couche-toi, Pierre ; je vais t’envoyer Toinon pour te déshabiller ; un peu de sommeil te fera du bien.

— Pas besoin, je crois que je puis me déshabiller tout seul.

À peine le capitaine eut-il le temps de se mettre au lit que Trim arriva avec le docteur Fortin. Le docteur, après avoir examiné le capitaine, déclara qu’il n’y avait rien d’alarmant, un peu de fièvre mais bien légère et beaucoup de faiblesse. Il recommanda un peu de bouillon et du repos, surtout d’éviter tout ce qui pourrait l’exciter ; après quoi il partit en promettant de revenir dans l’après-midi.

Après avoir pris un bon bouillon de volaille que Mathilde lui prépara de ses mains, le capitaine s’endormit d’un profond sommeil. Madame Regnaud et Mathilde s’assirent auprès de son lit, et Trim courut à bord du Zéphyr donner à M. Léonard des nouvelles de son maître. Trim fit un paquet dans lequel il mit des hardes et du linge blanc pour le capitaine, et après l’avoir porté chez madame Regnaud, il retourna auprès de M. Léonard qui avait fait choix de cinq hommes bien armés et auxquels il donna des provisions pour deux jours. Trim conduisit ces cinq hommes à l’habitation des champs où ils devaient rester en compagnie de Tom, avec ordre d’arrêter toute personne qui s’y présenterait.

En revenant de l’habitation des champs, Trim entendit les cloches qui sonnaient les glas de son maître et il se hâta de se rendre à l’église, où nous l’avons vu assister à l’enterrement.

Vers les quatre heures de l’après-midi, le docteur Fortin alla voir le capitaine qui dormait d’un profond sommeil, ne s’étant pas réveillé depuis le matin.

— Comment le trouvez-vous, M. le docteur ? demanda madame Regnaud à voix basse, tandis que Mathilde cherchait à lire sur sa figure ce qu’il en pensait.

— Je le trouve assez bien. Il ne faut pas le réveiller ; laissez-le dormir tranquillement ; ça ne sera rien, je pense. Quand il se réveillera, laissez-le prendre du bouillon et manger un peu de volaille. Voici une petite fiole dont vous lui ferez prendre la moitié ce soir, s’il a la fièvre. Je reviendrai demain matin, et je verrai ce qu’il y aura à faire.

— Et que pensez-vous de sa plaie au front ?

— Ça ne sera rien ; elle commence à se cicatriser ; il serait bon de lui tenir un linge mouillé sur le front pour diminuer l’inflammation. Demain, je pense qu’il pourra se lever sans danger et manger comme d’habitude.

Le capitaine dormit encore plus d’une heure après le départ du docteur Fortin. En se réveillant, il aperçut Mathilde au pied du lit, la tête appuyée dans une de ses mains et pleurant ; sa couture était tombée sur le tapis. Sa mère l’avait laissée seule pour aller surveiller les préparatifs du souper, lui ordonnant de venir l’avertir aussitôt que le malade se réveillerait. Le capitaine, par délicatesse et pour ne pas causer de confusion à cette jeune fille en la surprenant au milieu des pleurs, fit semblant de continuer à dormir et se retourna dans son lit. Mathilde tressaillit, ramassa sa couture et s’essuya les yeux ; un profond soupir s’échappa de sa poitrine, et alla réveiller jusqu’au fond de son cœur la sympathie de Pierre. « Pauvre enfant, pensa-t-il, il y a quelqu’amour désappointé ou quelque grande douleur dans son cœur si candide ! hélas, si jeune ! »

Quand il crut que la jeune fille avait eu le temps de sécher ses pleurs, il fit un mouvement et se frotta les yeux. Mathilde courut aussitôt appeler sa mère, qui apporta un bouillon. Le capitaine se sentait considérablement rafraîchi par son paisible sommeil.

— Il me semble que j’ai dormi bien longtemps, dit-il, quel heure est-il ?

— Six heures vont sonner,

— Six heures ! Ah ! mon Dieu ! pourquoi ne m’avez-vous pas réveillé ? J’aurais voulu aller à bord du Zéphyr.

— Allons, Pierre, soit raisonnable, tu ne peux pas sortir aujourd’hui, le docteur a défendu de te laisser sortir et de trop parler. C’est après demain dimanche, tu te reposeras encore toute la journée, et lundi tu pourras sortir, lui dit affectueusement madame Regnaud.

— Où est Trim ?

— Dans la cuisine.

— Faites-le venir ici, s’il vous plaît.

— Tu vas aller chercher M. Léonard, lui dit-il, quand Trim fut arrivé ; tu lui diras de venir ici.

Le capitaine se sentit assez de force pour se lever et prendre le souper en famille que madame Regnaud fit servir dans sa chambre. Il mangea avec appétit et fit la conversation pendant près d’une heure, avec madame Regnaud et Mathilde, qui évitèrent avec soin tout ce qui aurait pu l’impressionner.

Quand Trim revint accompagné de M. Léonard, le capitaine était couché et reposait profondément. Afin de ne pas interrompre le sommeil du capitaine, dont il avait un si grand besoin, M. Léonard s’en retourna à bord promettant de revenir le lendemain matin. À neuf heures Trim recommanda au nègre Toinon d’aller veiller au pied du lit de son maître, tandis qu’il alla attendre le docteur Rivard à sa sortie de chez M. le Juge de la Cour des Preuves, où il savait qu’il devait passer la soirée.

Trim n’avait que des soupçons contre le docteur, et il espérait, en l’épiant, découvrir quelque chose qui pût lui servir de preuves. La rue était parfaitement déserte quand il arriva près de la demeure du Juge. Les lampes jetaient par intervalles une sombre clarté. Le temps s’était refroidi ; Trim boutonna sa blouse de gros drap de pilote, et attendit, marchant de long en large pour se réchauffer. Bientôt il vit arriver un homme qui passait ; il ne remarqua point qu’il s’arrêtait à quelque distance et se cachait dans l’ombre d’une porte de cour. Un instant après il en vit arriver un autre, qui se baissa pour regarder dans l’obscurité, et se cacha derrière une pile de briques à quelques pas au-delà de la maison. Quelques minutes après il vit venir seul un petit homme couvert d’une redingote et tenant une canne à la main. Le petit homme chantait ; il passa près de Trim, qui fit semblant de chercher quelque chose, et retourna sur ses pas en continuant à chanter :

« Montre-moi ton petit poisson. »


CHAPITRE XX.

dix heures du soir.


Au moment où le docteur Rivard sortait de chez le Juge de la Cour des Preuves, la pendule sonnait dix heures. Il se dirigea du côté de la pile de briques, qui se trouvait dans la direction opposée à celle où était Trim, qui s’était effacé le long du mur, en entendant ouvrir la porte lorsque le docteur sortit. Deux petits coups distincts frappés discrètement sur le rebord de la banquette, servirent de signal aux différentes personnes qui s’étaient placées en embuscade. Trim entendit parfaitement résonner les coups sur le pavé, mais il était si loin de s’imaginer qu’ils fussent à son adresse, qu’il n’y fit pas la moindre attention, croyant que c’était la ronde de quelques gens du guet du bout de la rue ; Trim laissa le docteur prendre de l’avance et se mit à le suivre de loin, sans bruit et les yeux fixés sur lui, ce qui l’empêcha de remarquer une ombre qui se projetait sur le mur au moment où il arrivait à la pile de briques ; en même temps une brique lancée avec force vint le frapper à la poitrine, et deux hommes s’élancèrent sur lui, armés de bâtons. L’attaque fut si vive et si imprévu que Trim en fut d’abord tout étourdi ; il glissa sur le pavé et tomba.

Avant qu’il eût le temps de se relever, il fut saisi et ses deux mains furent fortement attachées derrière le dos avec un mouchoir.

Le docteur, voyant Trim au pouvoir de Pluchon et de ses gens, sentit monter à ses lèvres un sourire diabolique.

— Ah ! ah ! murmura-t-il, tu ne m’échapperas plus !

— Vite, vite, une voiture ! pour le porter à l’habitation des champs, s’écria Pluchon.

Une des personnes se détacha pour aller chercher une voiture et revint bientôt avec une espèce de barouche de louage. Trim fut jeté dans la voiture, dans laquelle entrèrent aussi deux hommes pour veiller le nègre. Pluchon s’assit à côté du cocher, qui partit dans la direction de l’habitation des champs.

Quand il entendit Pluchon donner l’ordre de le conduire à l’habitation des champs, il se sentit soulagé d’une grande inquiétude, et il se réjouit à l’idée que ses assassins allaient être pris à leur propre piège.

Les chevaux, lancés au grand trot, ne tardèrent pas à arriver en vue de l’habitation des champs. L’étage inférieur était enveloppé dans la plus profonde obscurité ; une lumière faible jetait sa pâle lueur sur les murs gris de la chambre supérieure où la mère Coco-Létard recélait ses marchandises.

En arrivant, Pluchon fit entendre le signal accoutumé ; personne ne répondit. Il répéta le signal, et cette fois une figure se montra à la fenêtre et regarda avec précaution. Personne ne bougea dans la voiture. Pluchon répéta pour une troisième fois le signal, en l’accompagnant d’un énergique juron. Enfin la fenêtre s’ouvrit et une voix demanda :

— Qui va là ?.

— Parbleu ! des amis, répondit Pluchon d’un ton vexé, venez nous ouvrir.

— Vous pouvez entrer, la porte est ouverte. À propos, que voulez-vous ?

— Nous sommes trois, et nous vous amenons un nègre marron, qui ne marronnera plus après ce qu’il s’est attiré.

Trim, en entendant la voix de Léon Létard, car c’était bien lui qui avait parlé du haut de la fenêtre, sentit un frisson lui courir par les membres ; et la réaction que lui causa ce désappointement était d’autant plus grande qu’il avait eu plus de confiance dans sa libération et plus d’espoir de se saisir de ses agresseurs, et de parvenir par là à la découverte des auteurs de l’attentat commis sur son maître.

— Eh bien ! entrez, continua Léon ; je suis seul ici, maman Coco et François sont à la ville, et moi je souffre d’une foulure au pied.

— Entrons, dit Pluchon, en sautant à terre ; puis courant à la portière : allons, vous autres, sortez-moi cette paillasse de laine noire, et faisons vite.

Trim était parvenu, durant le trajet, à élargir assez le nœud du mouchoir pour pouvoir en sortir ses mains, et il se tenait prêt à toute éventualité.

Pluchon ouvrit la porte ; la salle d’entrée était dans la plus profonde obscurité. Trim crut remarquer trois à quatre personnes droites, immobiles et adossées au mur.

— Holà ! là, une lumière, monsieur Léon.

Et, tout en disant cela, ils poussèrent Trim dans la maison et refermèrent la porte. Trim, tout doucement, dégagea ses mains de ses liens. À peine furent-ils entrés que Pluchon et ses compagnons furent saisis, chacun aux deux bras par des mains de fer.

— Trahison ! cria Pluchon.

— Silence ! ou vous êtes mort, répondit une voix sombre d’un accent si péremptoire, que Pluchon et ses deux acolytes sentirent que de la menace à son exécution la transition serait brusque, s’ils n’obéissaient pas ; ils se turent.

— Est-ce toi, Trim ?

— Oui, Tom, répondit Trim en se levant debout et se plaçant contre la porte.

En ce moment, Léon, accompagné de deux matelots armés de pistolets, parut avec une lumière au haut de l’escalier. La figure cadavéreusement bleue de Pluchon, reflétait toutes les terreurs de son âme. Un secret pressentiment lui disait que le jour des rétributions était arrivé, et son cœur, si froidement méchant dans l’exécution d’un crime, s’affaissait sous le poids de ses propres forfaits, plus par poltronnerie que par remords.

— Quel est celui qui conduit la voiture ? demanda Tom à Trim à demi-voix.

— Un charretier appelé au hasard.

— Allons-nous l’arrêter ou le laisser partir ?

— Laissons partir li, li n’y connaît rien à mon l’affaire.

Tom sortit un instant, et congédia le charretier, après lui avoir payé sa course.

Ayant fermé la porte aux verroux, il fit garrotter les trois nouveaux prisonniers que l’on conduisit dans le magasin à l’étage supérieur.

— Mais tu saignes, Trim, lui demanda Tom aussitôt qu’ils furent montés au magasin. Qu’as-tu ? Comment tout cela est-il arrivé ?

— Oh ! pas grand chose ; moué l’a eu un piti rixe avec ces trois l’hommes là.

— Mais tu es blessé 1

— Pas blessé, égratigné l’un peu ; mais ce qui l’été bien pu terrible, c’est que mon la blouse, toute neuve, est déchirée.

— Ta blouse, ça n’est rien ; voyons la blessure.

Tom examina la blessure de Trim ; elle était légère et de peu de conséquence. Tom la lava avec de l’eau de vie, ainsi que deux ou trois contusions qu’il avait à la tête. Après ce pansement, Tom se fit raconter tous les détails de l’aventure de la soirée.

— Maintenant, continua Trim, moué va m’en l’aller trouver mon maître : li peut l’être inquiet si moué pas retourné. Prendé bien soin de ces prisonniers, surtout de c’ti là ; il été un fameux coquin ! faut pas li échappé di tout !

Et il désigna Pluchon qui tremblait de tous ses membres.

— Que ça ne t’inquiéte pas, c’est mon affaire.

— Ah ! disé donc, comme li fait ti que c’ti là, et il montra Léon, li l’été libre ?

— Ruse de guerre, je t’expliquerai cela plus tard.

Pluchon jeta un regard désespéré sur Léon, se sentant presque défaillir, à l’idée qu’il avait tout découvert.

— Bonsoir, Tom !

— Bonsoir, Trim !

Trim se hâta de retourner chez madame Regnaud, choisissant de préférence les rues les plus fréquentées, de crainte de faire quelque rencontre désagréable, à cette heure avancée de la nuit.

À la bourse St. Louis, où il y avait grand bal ce soir là, Trim, en passant près d’un groupe de trois à quatre personnes, qui fumaient leurs cigares à la porte du café, s’arrêta, en entendant mentionner le nom du capitaine Pierre.

— Je crois vraiment qu’elle ne détestait pas le capitaine, disait une des personnes du groupe ; mais sans présomption, je puis avouer qu’il n’avait pas de chance ; et pourtant c’était un bel homme, et brave, ma parole, très-brave !… Pauvre St. Luc !… mourir si jeune !

Trim reconnut la voix éclatante du comte d’Alcantara.

— Pourquoi n’aurait-il pas eu de chance ? demanda un des fumeurs.

— Vous êtes un farceur, répondit le comte d’Alcantara, vous voudriez que je vous confiasse mes intimités ; c’est mon secret. Tout ce que je puis vous dire, sans blesser les convenances, c’est que le capitaine était fort jaloux de moi… Pauvre capitaine, il avait bien tort, que Dieu bénisse son âme, car, foi de gentilhomme, ce n’était pas moi qui courait après la petite, c’était elle qui s’était éprise de moi et me poursuivait partout… hem ! hem !…

— Vous ne poétisez pas un peu, comte ?

— Réalité, mon cher, réalité ; et si son amie, mademoiselle Thornbull, était ce soir au bal, vous en verriez bien d’autres ! celle-là, elle était folle de moi, c’est le mot, folle ; une véritable frénésie ! et jalouse !… Aussitôt que je parlais à Miss Gosford, Miss Thornbull devenait rouge, bleue, blanche ; c’était la même chose de Miss Gosford quand je parlais à Miss Thornbull.

— Mais il me semble que la jolie Anglaise n’a pas eu ce soir l’air de vous adorer.

— Oh ! les filles ! s’écria le comte en se dressant sur ses talons et regardant les étoiles en tournant les yeux, qui peut se vanter de les comprendre ? Profondes comme l’abîme, qui peut sonder le fond de leurs cœurs ? Elles ne paraissent en public qu’avec un masque sur toutes leurs actions, une déception dans leurs regards, un mensonge sur leurs lèvres… Mais dans l’intimité… Mais dans le tête-à-tête ! Allez, je m’y connais.

Trim ne resta pas pour entendre la fin de la conversation. Il se rendit chez madame Regnaud où il arriva au moment où Toinon se disposait à fermer les portes à clef, n’espérant plus qu’il vint cette nuit coucher à la maison ou auprès de son maître, qui dormait du sommeil le plus tranquille, ne s’était pas réveillé une seule fois de toute la soirée.


CHAPITRE XXI.

retour à la vie active.


La vigoureuse constitution du capitaine Pierre, jointe à deux jours de tranquillité, à une diète prudente, à deux nuits de repos et au bonheur de se sentir libre, avait triomphé de la maladie ; et le matin du troisième jour, quand le soleil éclaira sa chambre et que les chants du moqueur vinrent égayer son réveil, le capitaine se sentit tellement rafraîchi qu’à l’exception d’un peu de faiblesse, il se trouva aussi bien qu’il eut pu le désirer.

Trim, enveloppé dans une couverte, s’était jeté tout habillé et dormait comme un bienheureux, couché sur le plancher au pied du lit de son maître.

Il était encore de bien bonne heure, et Pierre, afin de ne réveiller personne dans la maison, se leva tout doucement et appela Trim, en le secouant assez vigoureusement pour le tirer de son profond sommeil.

— Trim, lui dit-il quand il l’eut réveillé, je vais aller à bord du Zéphyr, j’ai besoin de voir ce qui s’y passe ; j’irai ensuite déjeûner avec M. Meunier, s’il est de retour de la campagne où tu m’as dit qu’il était allé.

Dans tous les cas, tu diras à madame Regnaud de n’être pas inquiète, que je me sens parfaitement bien, et de ne pas m’attendre pour déjeûner.

— Vous pas pouvez sortir à ct’heure, le docteur li l’a dit vous pas sorti di tout encore.

— Si le docteur me voyait, il me trouverait assez bien pour me laisser sortir. Et d’ailleurs il faut absolument que je voie M. Léonard et M. Meunier. Après cela je penserai à madame Coco-Létard et à ses élèves !

Trim vit avec terreur sur la physionomie de son maître sa décision de sortir, pour aller chez M. Meunier et à bord du Zéphyr. Quoique son maître lui parut parfaitement rétabli, il croyait que s’il apprenaît subitement la mort de M. Meunier, cette nouvelle ne lui causât une réaction, aussi fit-il tout en son pouvoir pour le détourner de sa résolution.

— Moué va couri cri M. Lénard, et amené li à li tout suite : pis moué couri l’après chez M. Meunier, quoique moué sé bien li pas vini, car li l’été pas vini encore hier soir, dit Trim en élevant sa voix.

— Ne parle pas si fort, tu vas réveiller les personnes qui dorment dans la chambre voisine.

C’était bien cela qu’espérait Trim, et il comptait sur l’influence de Mde. Regnaud pour dissuader le capitaine de sortir, au moins avant que le docteur eut donné son opinion sur la convenance de l’informer de la mort de M. Meunier, qu’il ne fallait lui apprendre qu’avec les plus grandes précautions.

— Vous l’été encore faible ; et pis c’est pas tout, continua Trim sur le même ton, il été bon vous pas montré li dans les rues, avant nous l’attrapé, tous ceux qui voulé faire li mouri dans l’cachot ; moué croyé y avait grand complot et M. Léonard itou.

— C’est justement pour cela que je veux voir M. Léonard.

— Eh bin ! moué couri cherché li. Et tout en disant cela, Trim sortit de la chambre.

Il a peut être raison, pensa le capitaine quand Trim fut sorti ; il doit y avoir eu quelque complot dans lequel les Coco-Létard ne jouaient qu’un rôle secondaire. En effet ce n’était pas mon argent qu’ils voulaient avoir, d’ailleurs savaient-ils si j’en avais sur moi ? Il doit y avoir quelque main puissante et secrète qui faisait mouvoir les fils de cette trame. Nous verrons.

Tout en faisant ces réflexions, le capitaine s’habilla, après quoi il passa tout doucement dans le salon où il s’assit sur un fauteuil près de la table sur laquelle il y avait plusieurs journaux. Il en prit un qu’il se mit à lire avec avidité. C’était le Courrier de la Nouvelle-Orléans. Ce que Trim avait tant redouté arriva, sans que le capitaine Pierre eut mis le pied hors de la maison de Mde. Regnaud.

Voici ce qui se trouvait sur le journal : « À peine annoncions-nous l’arrivée du trois mâts le Zéphyr, venant du Brésil, et la glorieuse conduite de son capitaine lors de la rencontre des pirates, dont nous avons donné la description dans notre dernier numéro, que nous avons à enregistrer aujourd’hui sa mort prématurée et sa fin tragique. Le jeune Pierre de St. Luc arrivait justement à temps pour recueillir l’immense succession que lui avait léguée son bienfaiteur ; mais la providence en avait ordonné autrement, et à peine les cendres de feu M. Alphonse Meunier avaient-elles eu le temps de se refroidir, que celles de son héritier ont été déposées près des siennes. Son corps fut trouvé flottant au bayou bleu, noyé par accident, suivant le rapport du Coronaire.

Les funérailles du capitaine Pierre de St. Luc ont eu lieu à la cathédrale, à midi précis. Une foule immense assistait à la cérémonie ; la présence des matelots du Zéphyr et du Sauveur, rangés quatre de front à l’arrière du cercueil, donnait à la procession un air de solennelle grandeur. »

Le capitaine lut à deux reprises l’article du Courrier, sans pouvoir y rien comprendre. Il regarda à la date de la publication ; c’était celle du 1er  novembre 1836.

— Mais c’était bien avant-hier ! se dit le capitaine, en relisant l’article pour une troisième fois. Oui, c’est ça, c’est bien ça… Comment ? M. Meunier mort ! et moi mort, noyé, enterré… mes funérailles… mes matelots à mes funérailles ! — oui, c’est bien ça. Et pourtant, je ne dors pas… En vérité, je n’y comprends rien !

Le capitaine mit le journal sur la table, se rejeta en arrière dans le fauteuil, et le front appuyé dans ses deux mains, les coudes aux bras du fauteuil, il se mît à réfléchir. Mais plus il réfléchit à ce que contenait le Courrier, plus les choses lui parurent énigmatiques, à l’exception néanmoins de la mort de M. Meunier, son bienfaiteur, son père ; plus que son père, puisque son père il ne l’avait jamais connu.

Pierre sentit son cœur oppressé d’une immense douleur ; et à mesure que surgissaient à sa mémoire les vertus, les bontés, la tendresse, les attentions et les bienfaits de M. Meunier pour lui, il se sentait de plus en plus accablé sous le poids du coup dont il était frappé, dans ce qu’il avait de plus cher au monde, la personne dans laquelle il avait concentré toutes ses affections et son amour filial.

Il demeura quelque temps absorbé dans sa douleur, puis il se leva, fit trois à quatre tours dans le salon, la tête penchée ; puis il revint auprès de la table, regarda quelques instants le journal, qui lui avait appris la mort de son bienfaiteur, sans y toucher. Ses yeux semblaient se couvrir d’un voile, il regardait et tout ce qui se trouvait sur la table lui apparaissait comme une masse confuse. Il eût voulu pleurer, mais il ne le pouvait pas. Il se frotta les yeux, prit le journal dans ses mains, et pour une quatrième fois lut le compte rendu qu’il contenait. Il n’y avait pas à s’y méprendre : M. Meunier était bien mort ! À l’idée des vertus de son bienfaiteur, de sa générosité si bienfaisante pour les malheureux, de sa piété si sincère durant sa vie, vinrent se joindre la pensée et l’image des récompenses qui lui avaient été réservées dans l’autre monde ; insensiblement il fléchit les genoux et se prosternant devant son Dieu, il offrit une prière fervente du fond de son cœur. Cet homme qui, depuis des années, n’avait pas fait une prière, n’avait pas demandé un secours au ciel, n’avait pas offert un remercîment pour les grâces et les faveurs qu’il avait reçues, courbait en ce moment son front devant le Souverain juge du monde, devant lequel tôt ou tard doivent venir s’humilier les plus orgueilleuses têtes et les cœurs les plus endurcis. La prière du capitaine Pierre fut agréable à Dieu, parce qu’elle était sincère, parce qu’elle partait de l’âme ; et il en fut récompensé. D’abondantes larmes coulèrent silencieusement de ses yeux, et soulagèrent sa poitrine ; il se sentit plus fort, car il avait demandé de la force au Dieu tout-puissant ; il se sentit plus calme, car il avait demandé du calme au Dieu de toutes consolations.

Au moment où Pierre se relevait, la figure encore toute baignée de pleurs, Madame Regnaud entrait dans le salon. Elle fut fort étonnée de voir le capitaine tout en larmes, et s’empressa de lui en demander la cause. Il lui montra du doigt le journal qui était sur la table.

— Ah ! s’écria Mde. Regnaud, cette Mathilde ! je lui avais bien recommandé pourtant de cacher toutes les gazettes. Mais aussi qui aurait pu se douter que vous seriez si matinal !

— N’en voulez pas à mademoiselle Mathilde de son oubli, répondit le capitaine avec un soupir, tôt ou tard j’aurais appris cette fâcheuse nouvelle ; peut-être valait-il mieux que ce fut de cette manière, car c’était la volonté de Dieu, et il me donne la force de la supporter.

— Oui, mon pauvre Pierre, continua Mde. Regnaud qui savait qu’il n’y a rien de si propre à calmer les grandes douleurs que d’y associer le nom de Dieu, c’était la volonté de Dieu, et tout ce qu’il fait est pour le mieux. Soumettons-nous avec résignation à ses volontés, c’est le moyen de lui être agréable et de reconnaître son infinie bonté.

— C’est ce que j’ai fait, ma bonne Mde. Regnaud, et je me sens plein de force et de résignation.

— J’entends quelqu’un ouvrir la porte de la cuisine.

— Tiens ! c’est toi, Trim, s’écria Mde. Regnaud.

— Oui, madame, répondit Trim en faisant un salut.

— As-tu amené M. Léonard ? demanda le capitaine.

— Oui, li l’été à la porte, où moué a dit à li d’attendé jusqu’à ce que vous diré li pour vini.

— Fais-le entrer, madame Regnaud me permettra bien de le recevoir dans ma chambre.

— Mais certainement, mon Pierre ; dans la chambre ou dans ce salon. Fais comme si tu étais chez toi, ne te gênes pas.

Quand M. Léonard fut entré dans la chambre à coucher du capitaine, celui-ci prit affectueusement son esclave par la main et se retournant vers M. Léonard, il lui dit : « Voici mon meilleur ami, je lui dois la vie ; je vous prends à témoin que de ce jour il est libre et je veux qu’il soit traité comme tel jusqu’à ce que les formalités de la loi aient pu être remplies à cet effet. Si vous n’avez pas d’objection, nous le ferons entrer avec nous pour nous consulter ensemble, car nous avons bien des choses à faire, et j’ai besoin de son avis. » M. Léonard approuva le capitaine ; tandis que Trim, tout confus et ne trouvant pas de paroles pour exprimer ce qu’il ressentait, regardait le capitaine avec de grands yeux étonnés.

Ce qui étonnait le plus Trim, ce n’était pas l’offre que lui faisait son maître de sa liberté, il la lui avait déjà offerte vingt fois, comme nous l’avons dit, et il l’avait toujours refusée ; ce n’était pas non plus de lui entendre dire qu’il lui devait la vie, il n’avait fait en cela que son devoir et il ne s’en attribuait aucun mérite particulier. Tom en avait fait autant, et tout autre en eut fait de même, pensait le nègre ; mais ce qui pour lui valait mieux, mille fois mieux que la liberté, c’était de s’entendre appeler le meilleur ami de son maître, de sa propre bouche, et en présence du premier lieutenant du Zéphyr, en dépit des préjugés si enracinés des blancs contre les esclaves, espèces de choses qui ne sont ni hommes ni bêtes !

Ce ne fut qu’avec la plus grande difficulté que le capitaine put obtenir de Trim qu’il entrât dans sa chambre pour prendre part aux délibérations qui allaient avoir lieu ; et quand il fut entré, il fut impossible de le décider à prendre une chaise, il voulut absolument rester debout.

Le capitaine demeura plus de deux heures renfermé avec ces deux hommes, dans sa chambre, en secrète consultation.

Quand il sortit pour aller déjeûner, sa figure était pâle, son front soucieux, son regard fixe ; il tenait à la main la petite bouteille de poison, que Pierrot avait donné à Trim, lorsque celui-ci suivit le mulâtre dans le jardin de M. Meunier. Avant d’entrer dans la salle à déjeûner, où l’attendait Mde. Regnaud et sa fille, le capitaine enveloppa soigneusement la petite bouteille dans un morceau de chamois et la mit dans sa poche de gilet.

Après avoir présenté ses excuses à Mde. Regnaud et à sa demoiselle de les avoir fait attendre, ils s’assirent à la table, sans dire un mot. Le repas se passa dans le plus grand silence, mais non sans une grande envie de la part de Mde. Regnaud d’apprendre l’histoire du capitaine. De temps en temps elle jetait un coup d’œil furtif sur ce dernier, qui, sans lever les yeux de dessus son assiette, mangeait plus de l’air d’un homme qui accomplit une œuvre de nécessité et d’habitude, que pour satisfaire un appétit qu’il ne semblait pas avoir. Avant de se lever de table cependant, il dit à Mde. Regnaud :

— Vous devez avoir hâte de savoir comment il se fait que l’on m’ait cru mort, et que l’on ait enterré un étranger pour moi.

— Eh bien ! oui, Pierre ; j’avoue que j’en suis assez curieuse.

— J’ai été la victime d’un odieux mais habile complot, et c’est afin d’en découvrir les auteurs que je vous demande la permission de rester encore quelques jours avec vous. J’ai besoin de rester caché pour quelque temps aux yeux du monde, qui doit me croire mort.

— Certainement ; reste tant que tu voudras.

— J’aurai encore besoin d’abuser de votre bonté jusqu’au point de vous prier de vouloir bien me permettre de recevoir dans ma chambre quelques personnes que j’ai prié M. Léonard d’aller chercher.

— Mais sans doute. Je t’ai déjà dit que tu étais chez toi ; ne te gênes pas, sans cela tu me ferais de la peine et à Mathilde aussi.

Le capitaine jeta un coup d’œil sur la jeune fille, dont la douce figure un peu pâle s’anima sous le regard de Pierre, en s’entendant nommer par sa mère.

— J’ai encore une faveur à vous demander, c’est de me permettre de vous faire attendre encore quelques jours, avant de vous raconter mon histoire.

— Tu ne pourrais pas nous en dire un petit bout, tout petit ; demanda Mde. Regnaud, dont la démangeaison, à l’endroit de la curiosité, tenait de cette vertu si intactement préservée par son sexe, depuis qu’elle lui fut spécialement léguée par notre première mère.

— Excusez-moi pour le présent.

— Ah ! Pierre.

— Ah ! monsieur Pierre, ajouta timidement Mathilde.

— Il m’est pénible de vous refuser, mais c’est impossible, absolument impossible pour le présent.

— Quand donc ?

— Peut-être ce soir pourrai-je vous en dire une partie.

— C’est bien, mon Pierre, répondit Mde. Regnaud qui vit, à l’expression sérieuse du capitaine, qu’elle n’en obtiendrait rien pour le présent ; nous ne te pressons pas, car je sais que, si tu le pouvais, tu le ferais.

Le roulement d’une voiture qui s’arrêta devant la porte, mit fin à la conversation. Bientôt M. Léonard entra avec Sir Arthur Gosford, que le capitaine avait envoyé chercher. Sir Arthur, qui n’avait pas été prévenu par M. Léonard, demeura immobile d’étonnement en apercevant le capitaine. Ce dernier ne put s’empêcher de sourire de la contenance de Sir Arthur.

— Donnez-moi donc la main, Sir Arthur, n’ayez pas peur de me toucher, je ne suis pas un revenant, quoique vous ayiez assisté à mon enterrement hier.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire, s’écria enfin Sir Arthur, qui avait eu peine à trouver la parole et qui n’avait osé en croire ses yeux ; mais qu’est ce que tout cela veut dire ?

— Ça veut dire, Sir Arthur, qu’hier vous me croyiez mort, et qu’aujourd’hui vous avez de la peine à croire que je ne le sois pas encore, lui dit le capitaine, en le prenant par la main et le conduisant dans sa chambre. Excusez-moi si j’ai pris la liberté de vous envoyer chercher, au lieu d’être allé vous voir moi-même. Vous allez bientôt en savoir la raison. Faites-moi le plaisir d’entrer. En attendant, M. Léonard voudra bien, dit-il en se tournant vers ce dernier, aller chercher un agent de police dans l’activité, l’intelligence et la discrétion duquel on puisse placer la plus grande confiance.

— Je vais tâcher de trouver le vieux André Lauriot.

— C’est justement l’homme qu’il me faut.

Aussitôt que M. Léonard fut parti, le capitaine, ferma la porte et prenant une chaise près de Sir Arthur, lui dit :

— Vous êtes surpris, Sir Arthur, et vous avez raison de l’être ; mais il y en a bien d’autres qui le seront plus que vous ! Il ne s’en est pas fallu grand’chose que je ne devinsse la victime d’un infernal complot monté, je n’en doute pas, dans le but de me priver de la succession de mon vénéré bienfaiteur, M. Alphonse Meunier.

— Je n’ai pas besoin de vous dire mon étonnement, M. de St. Luc, vous le présumeriez assez si vous ne l’aviez pas lu sur ma figure. Mais je vous avoue que je ne pouvais m’expliquer comment… vous… aviez pu vous noyer, et je n’avais aucun doute que vous n’étiez tombé victime de quelqu’assassinat. Mais comment vous êtes-vous échappé ?

— C’est Trim, mon nègre, qui m’a délivré des mains, de mes bourreaux, qui à leur tour sont mes prisonniers ; les chefs du complot m’échappent encore, du moins celui qui en était le chef et la tête, mais je suis sur la piste, et avant longtemps, j’espère ce soir peut-être, je l’aurai en ma puissance. Mais, Sir Arthur, pardonnez-moi de vous retenir si longtemps, je vous avais envoyé chercher pour vous prier de vouloir bien vous charger de quelques lettres pour le Canada. Comme vous ne deviez rester que quelques jours à la Nouvelle-Orléans, je craignais que vous ne partissiez sans que je pusse vous voir.

— Je devais partir ce matin, mais je suis forcé de rester ici encore quelques jours.

— Je suis bien content, j’aurai occasion de vous voir encore.

— Bien certainement.

— Et comment est mademoiselle Clarisse ?

— Très-bien, je vous remercie.

— Et Miss Thornbull ?

Sir Arthur baissa la vue, une légère pâleur passa sur son front, et il répondit après un instant d’hésitation :

— Je ne l’ai pas vue depuis avant-hier soir, elle n’était pas trop bien. Et changeant brusquement de conversation, il continua ; je n’en reviens pas vraiment, M. de St. Luc ; vous dire, combien je suis heureux de vous revoir aujourd’hui hors de danger plein de vie et de santé, quoique vous ayez l’air un peu changé, n’est pas nécessaire. Notre amitié formée et cimentée dans des circonstances comme celles sous lesquelles elle a commencé, est, trop profonde pour que nous ayons besoin de protestations mutuelles, afin d’y croire. Si vous avez besoin de moi, si je puis vous être de quelque service, dites, je suis à vos ordres ; si vous avez besoin d’argent, ma bourse vous est ouverte. Vous êtes plus riche, bien plus riche, que moi, je le sais ; mais je sais, aussi que, pour quelques jours au moins, vous ne pourrez jouir de votre fortune.

— Merci, merci, Sir Arthur ; vous êtes mon ami, je le sais, et c’est pour cela que je ne voulais pas vous laisser partir sans vous revoir. Quant à vos offres d’argent, je vous suis bien obligé ; M. Léonard m’a apporté ce matin mille dollars, qui me suffiront de reste jusqu’à ce que je puisse en avoir davantage.

— Je ne vous presse pas, car je pense bien que vous ne voudriez pas faire de cérémonies avec moi.

— Non, Sir Arthur, je ne ferais pas de cérémonies avec vous ; mais ne parlons plus de cela. Quand partez-vous ?

— Dans quelques jours.

— Qu’est-ce qui vous fait retarder votre départ ? vous étiez si pressé de vous rendre à New-York.

— Rien… rien de particulier, répondit Sir Arthur d’un air embarrassé ; mais vous, racontez-moi donc comment vous avez failli être la victime de cette odieuse trame. Je ne puis en revenir.

— Bien volontiers, Sir Arthur, d’autant plus que je serais fort aise d’avoir votre avis, sur ce qui serait le mieux à faire dans les circonstances actuelles.

Pierre de St. Luc raconta comment, au débarquement du navire, il fut conduit par la mère Coco à l’habitation des champs ; sa chute dans le cachot, le traitement qu’on lui fit subir ; ses hardes qu’on lui enleva ; le serpent à sonnettes qu’on y jeta ; la découverte que fit Trim que le noyé n’était pas son maître ; ses soupçons, ses recherches avec Tom ; comment Trim rencontra le Dr. Rivard chez le vendeur de poisons et de serpents, et comment Trim, après avoir rencontré la vieille négresse Marie, l’esclave du Dr. Rivard, fit part de ses soupçons à Tom ; leurs recherches, leur visite à l’habitation des champs ; leur désappointement à la réception que leur fit les Coco-Létard ; la lutte de Trim et de Tom avec les Coco ; enfin sa délivrance.

— Eh bien ! continua le capitaine, qu’en pensez-vous, Sir Arthur ?

— Je suis confondu de l’audace et de la méchanceté de ces monstres ; et d’après ce que vous m’avez dit, je n’ai aucun doute que ces Coco-Létard ne soient les instruments de ce Pluchon, qui lui-même n’était que l’agent du Dr. Rivard.

— Que me conseillez-vous de faire ? Je n’ai pas de preuves positives contre le docteur.

— Voici ce que je ferais. D’abord je ferais surveiller toutes les démarches du docteur, et prendre tous les renseignements possibles à son égard. Je ferais déterrer M. Meunier, et voir si l’on découvrirait aucune trace de poison.

— J’ai justement eu la même idée, et c’est pour cela que j’ai envoyé chercher un fameux agent de police, qui doit venir d’un instant à l’autre.

— Ne m’avez-vous pas dit que ce Pluchon était prisonnier avec les Coco-Létard ?

— Oui.

— Je les ferais parler ; et par peur, menaces, promesses ou autrement, je tâcherais d’en obtenir tout ce qu’ils savent du complot.

— C’est une heureuse idée, s’écria le capitaine en se levant et se frottant les mains. Je veux les voir dès aujourd’hui. Voulez-vous venir avec moi à l’habitation des champs ? Nous prendrons une voiture fermée.

— Avec le plus grand plaisir.

En ce moment M. Léonard arrivait, accompagné de l’agent de police, André Lauriot.

André Lauriot était Un de ces vieux limiers exercé au métier par vingt ans de service ; il n’y avait pas de brigand qu’il ne connût de fait ou de réputation. Employé presque toujours dans les affaires difficiles, il savait déployer au besoin un tact et une finesse admirables, une patience inaltérable, une activité extraordinaire et un courage à toute épreuve. C’était justement l’homme qui convenait au capitaine.

— Bonjour, M. Lauriot, lui dit le capitaine en souriant à la surprise de ce dernier.

— Bonjour, capitaine, je crois, si je ne me trompe, que vous êtes le même qui étiez mort il y a trois jours, enterré avant-hier et vivant aujourd’hui ; et Lauriot fit entendre un de ces rires à demi étouffé, qui lui étaient particuliers.

— Le même, M. Lauriot, le même ; mais pour quelque jours encore, je dois être mort pour le monde, jusqu’à ce que j’aie pu mettre la main sur quelques personnes, qui ne s’attendent certainement pas à ma résurrection. En attendant voici ce que je désire que vous fassiez pour moi. Connaissez-vous le docteur Rivard ?

— Très bien.

— Un nommé Pluchon, espèce de huissier ?

— Parfaitement.

— C’est bien. Vous, ferez surveiller le docteur Rivard de manière à m’informer de ses moindres démarches. Il ne faut pas qu’il soit perdu de vue, nuit et jour.

— Je comprends.

— Ainsi que ce Pluchon.

— Très bien.

— Aussitôt que vous pourrez me faire parvenir quelques renseignements, envoyez-les moi ou plutôt apportez-les moi vous même ici. Il est maintenant neuf heures, je vous attendrai à onze. Voici une vingtaine de dollars pour commencer. À propos j’oubliais une chose importante. Vous avez connu M. Meunier ?

— Qui est mort dernièrement ?

— Oui. On soupçonne qu’il a été empoisonné. Y aurait-il moyen de s’en assurer, sans donner l’éveil au docteur Rivard ?

— Je pense.

— Eh bien ! partez ; ne parlez pas de moi, n’épargnez aucune peine et ne craignez rien pour les dépenses.

— Je ne suis pas inquiet là-dessus ; je reviendrai à onze heures, ou si je ne peux venir, je vous écrirai un mot. — Bonjour, capitaine.

Aussitôt que l’agent de police fut sorti, le capitaine chargea M. Léonard d’aller lui chercher une copie du testament de M. Meunier.

Maintenant, Sir Arthur, continua-t-il, nous monterons dans la voiture, et nous irons à l’habitation des champs.

— Ne craignez-vous pas de vous exposer à être reconnu ?

— Oh ! non. La voiture est fermée ; et d’ailleurs je me couvrirai de mon manteau, s’il est besoin.

— Comme vous voudrez.

Le capitaine et Sir Arthur montèrent dans le cabriolet couvert qui les attendait à la porte, et après avoir donné au nègre Toinon, qui servait de postillon, l’ordre d’aller au Couvent des Ursulines, les chevaux partirent au grand trot.

CHAPITRE XXII.

un cocher improvisé.


Presque toute la partie inférieure de la Louisiane se trouve couverte de prairies flottantes, qui s’étendent à plus de 20 et 30 milles dans l’intérieur, en partant du golfe du Mexique. Ces prairies ont été formées par l’accumulation constante des joncs et de toutes espèces de plantes marines qui, se mêlant, s’enlaçant les unes dans les autres, et se trouvant cimentées par le dépôt limoneux des eaux du Mississipi, finirent par prendre de la consistance et de la solidité. Ces immenses gazons, poussés au gré des vagues comme des cageux de plantes aquatiques, flottèrent d’abord çà et là, quelques-uns allant se briser et se perdre dans le golfe du Mexique, quelques autres repoussés par la marée et les vents du sud, finirent par s’unir à la terre ferme. Leur agglomération continuelle finit par couvrir d’immenses étendues, et ces gazons offrent maintenant le spectacle d’immenses prairies flottantes qui s’étendent à perte de vue, entrecoupées d’innombrables bayous étroits, tortueux et profonds, qui tous vont se jeter dans le golfe du Mexique ou se perdre dans les lacs. Ces bayous sont de véritables dédales, se croissant les uns les autres, tellement qu’il est extrêmement dangereux de s’y hasarder. Si des bayous on veut sauter sur les gazons, on court risque de s’y enfoncer, ou du moins de se voir arrêter dans sa marche par mille bayous, qui à chaque pas les coupent, dans toutes les directions.

Durant l’hiver, ces prairies sont remplies d’innombrables quantités d’oiseaux aquatiques et de gibier de toutes espèces.

Les jeunes gens souvent partent de la Nouvelle-Orléans pour faire la chasse et la pêche dans les lacs qui foisonnent de toutes sortes de poissons. Ordinairement ils se servent de guides, qui les conduisent dans leurs pirogues, moyennant une raisonnable rétribution.

Cabrera, après s’être échappé du Zéphyr, se cacha dans les joncs qui bordent le Mississipi à l’endroit où il s’était sans bruit laissé glisser dans le fleuve. Il y demeura toute la journée. Quand la nuit fut venue, il se rendit à la Nouvelle-Orléans, où il ne manquait pas d’amis et où il avait déjà fait plus d’une visite. Son premier soin en arrivant, fut de chercher Édouard Phaneuf, qu’il trouva chez lui, assis devant un bon feu de cheminée et fumant silencieusement son cigare.

— Merci, Phaneuf, lui dit Cabrera qui était entré sans frapper à la porte ; tu m’as sauvé d’une fameuse équipée. Je ne l’oublierai pas de sitôt.

— N’en parlez pas, général ; c’était bien le moins que je dusse faire pour vous. Prenez un siège et séchez vos habits devant le feu, en attendant que je vous prépare à souper ; j’ai envoyé ma femme se promener chez sa cousine, de chez laquelle elle ne reviendra que lorsque je l’irai chercher, car je vous attendais.

Phaneuf mit sur la table une volaille froide et un pot de café chaud.

— Donne-moi un verre de rum, lui dit Cabrera ; je me sens l’estomac à sec.

Après le souper, Cabrera se plaça debout devant la cheminée, les mains derrière le dos et le dos tourné au feu.

— Maintenant, parlons d’affaires. D’abord où sont mes compagnons ?

— Dans les cachots de la prison de l’Amirauté.

— Il faut les délivrer.

— Impossible.

— Impossible ! morbleu ! comment ça ? Rémi n’est-il plus le géolier ?

— Non. Il est mort.

— Et qui est géolier maintenant ?

— Un maudit Yankee ! farouche et incorruptible.

— C’est égal, faut essayer. Et comment s’est-on aperçu de mon évasion ?

— Ils ne s’en sont aperçus qu’à la Nouvelle-Orléans ; ils ont mis toute la cale sans dessus dessous pour vous chercher, mais ils ne vous ont pas trouvé, comme vous savez. Toute la police est à vos trousses et a votre signalement.

— La police est à mes trousses ? Et le vieux Lauriot est-il encore dans la police ?

— Je crois que oui.

— Le vieux maudit connait nos caches dans le lac de Baratria ! mais, c’est égal ! Donne-moi des bardes pour me changer. Tu vas me raser les cheveux et me prêter une perruque. J’ai des affaires à la Nouvelle-Orléans ; d’abord je veux délivrer mes camarades, s’il y a moyen ; ensuite il y a une certaine Miss Sara Thornbull qui m’appartient. À propos peux-tu me dire où loge ce monsieur Anglais qui était passager à bord du Zéphyr ?

— Je crois qu’il loge l’hôtel St. Charles.

— C’est bon. Maintenant tes hardes et ta perruque.

— Aussitôt que Cabrera eut changé ses habits et arrangé sa perruque, il sortit avec Édouard Phaneuf, armés tous les deux d’une paire de pistolets et d’un poignard. Ils dirigèrent leurs pas vers la prison, où étaient enfermés les pirates.

La nuit était alors tombée et les alentours de la prison étaient déserts. Cabrera imita les aboyements d’un chien, signal qu’il répéta à trois reprises. Son signal n’eut point de réponse. Après cinq à six minutes d’attente, il fit entendre un sifflement aigu et perçant et écouta. Point de réponse.

— Ils sont dans les cachots intérieurs, je pense, dit-il tout bas à Phaneuf.

— Je le pense aussi.

— N’y aurait-il aucun moyen de communiquer avec eux ?

— Je ne pense pas à moins que ce ne soit en présence de quelqu’un des gardiens, et avec l’expresse permission du géolier.

— Malédiction ! il n’y a donc pas moyen de faciliter leur évasion ?

— Je ne crois pas.

— Aucun ?

— Aucun ; ils sont aux fers.

— Mille tonnerres ! C’est égal, je verrai ; et si je ne réussis pas, tu seras témoin que j’ai fait tout en mon pouvoir.

Cabrera encore une fois répéta son premier signal, et encore une fois il attendit en vain une réponse.

— Partons, dit-il, je veux aller à l’hôtel St. Charles.

— À l’hôtel St. Charles, mais vous courez risque de vous faire reconnaître !

— On peut peut-être me reconnaître, mais me prendre c’est une autre chose. Il faut absolument que je voie Miss Sara Thornbull ; je la verrai !

— Écrivez-lui un mot et je le lui porterai ; mais, je vous en prie, ne vous exposez pas, mon général.

Cabrera marcha quelque temps sans répondre, et réfléchissant sur ce qu’il devait faire.

— Tu as raison, dit-il, retournons chez toi ; je lui écrirai.

Quand il fut arrivé, il prit une feuille de papier et écrivit :

« Sara, tu dois me maudire, moi un pirate, moi un monstre ! Mais je t’aime, et je veux te voir, quand je devrais mourir après ! Exposé à être pris et pendu, traqué par toute la police de la ville, je suis décidé à tout braver pour te voir ; et je te verrai, quand je devrais aller moi-même, en plein jour, te trouver à ton hôtel, en présence de tout le monde ! tu me connais, je suis homme à le faire.

Ce soir à six heures je t’attendrai sur la place Lafayette. Viens-y si tu ne veux pas que je commette une folie. — Sara, je me livre à toi, et tu peux me livrer aux autorités si tu veux ; mais j’ai confiance en toi, aies confiance en moi. »

« Antonio. »

Il plia la lettre, la cacheta et la donna à Édouard Phaneuf, avec ordre de ne la remettre qu’à Miss Thornbull elle-même, le lendemain matin.

— Fumons un cigare, maintenant, et buvons un verre de bière, dit Phaneuf, vous devez en avoir besoin.

— Pas d’objection.

— Et que pensez-vous faire ?

— J’aurais voulu rester pour essayer de sauver mes camarades ; mais puisqu’il n’y a pas moyen, il n’y a plus qu’à me sauver moi-même, après avoir enlevé Miss Thornbull, si elle ne veut pas venir de bonne volonté.

— Et croyez-vous qu’elle ira ?

— Je ne sais.

— Et comment vous sauverez-vous ? je vous conduirai bien à la mer dans mon cutter, mais je crains que tous les navires en passant ne soient soumis à une stricte recherche.

— Tu as raison, aussi ce n’est pas par le Mississipi que je pense me sauver. Ma corvette a ordre de croiser, pendant une dizaine de jours, en vue de la baie de Barataria, et c’est à la grande Isle que j’irai les joindre ou les attendre.

— Vous pourrez vous perdre dans les prairies.

— Je connais trop bien les bayous et les lacs et les îles ; j’y ai passé assez souvent. Peut-être aurai-je besoin de toi pour m’accompagner.

— Bien volontiers.

Cabrera demeura caché dans la maison de Phaneuf, jusqu’au lendemain soir. Vers six heures il se rendit, déguisé et armé, à la place Lafayette où il attendit Miss Sara Thornbull, qui avait reçu son billet le matin. La place était déserte, quoiqu’il ne fît pas encore nuit close. Il régnait une espèce de crépuscule très favorable à Cabrera ; il ne faisait pas assez clair pour distinguer les personnes à cinq pas, et les lampes n’étaient pas encore allumées dans les rues. Il s’assit sur un banc au milieu du quarré dans une position d’où il pouvait facilement apercevoir toutes les personnes qui entreraient dans la place, se trouvant au centre d’où divergeaient toutes les allées. — Il attendit quelque temps ; six heures sonnèrent au cadran de l’église voisine.

La demie ; puis sept heures sonnèrent sans que Sara arrivât.

Cabrera, inquiet et vexé en même temps, se dirigea vivement et sans bruit du côté de la rue Poidras ; écouta quelques instants, puis fit entendre un sifflement aigu et prolongé. Bientôt il entendit le roulement, d’une voiture qui s’avançait rapidement et s’arrêta devant lui. Il monta sur le siège, et s’assit près du postillon.

— Où allons-nous ? demanda ce dernier.

Cabrera réfléchit un instant, puis il dit :

— As-tu mis mes pistolets dans le siège de la voiture ?

— Oui ; j’en ai même mis deux paires.

— C’est bon ; dans ce cas il faut aller à l’hôtel St. Charles ; je veux enlever Miss Sara. Peut-on compter sur tes chevaux pour nous mener au galop jusqu’à Carolton ?

— J’en réponds.

— En route pour l’hôtel St. Charles, alors ! Il fut convenu entre Cabrera et le postillon, qui n’était autre que le pilote Phaneuf, que la voiture stationnerait à la porte de l’hôtel, tandis qu’il entrerait, comptant sur quelqu’heureux événement pour le conduire. Il attendit néanmoins une bonne demi-heure, examinant attentivement ceux qui entraient et sortaient de l’hôtel. Il était nuit alors. Il monta le grand escalier de l’hôtel, et, au moment où il mettait le pied sur la dernière marche, il aperçut Sir Arthur Gosford accompagné de sa fille et de Miss Sara qui sortaient. Il se retira vivement dans l’ombre de l’un des piliers, tirant son chapeau sur ses yeux.

— Je vais te conduire chez le Consul, disait Sir Arthur à Miss Sara, puisque tu ne veux pas venir au bal ; nous te reprendrons en revenant, à moins…

Cabrera n’entendit pas le reste de la phrase.

— Une voiture, cria un serviteur.

— Voici, répondit Phaneuf, en ouvrant la portière, Où faut-il aller ?

— Chez le Consul anglais d’abord, puis à la Bourse St. Louis.

Cabrera eut le temps de dire à l’oreille de Phaneuf : « Va d’abord à la Bourse, puis tu mèneras ensuite Sara seule chez le Consul ; tu passeras par la rue Chartres, » et il disparut sans avoir été remarqué par Sir Arthur.

Phaneuf conduisit d’abord Sir Arthur à la Bourse dont la façade, brillamment illuminée, présentait un spectacle enchanteur. D’élégants équipages arrivaient et partaient, après avoir déposé leurs essaims de gracieuses jeunes filles. Les voitures ne pouvaient avancer qu’une à une et au pas, tant l’encombrement était considérable à la porte de l’hôtel.

— Mais je vous avais dit d’aller d’abord chez M. le Consul, dit Sir Arthur au cocher qui ouvrait la portière.

— Pardon, je n’avais pas compris, répondit Phaneuf en contrefaisant sa voix ; je vais y aller, il n’y a pas loin d’ici ; dans cinq minutes mous y serons.

— Vous n’avez pas besoin de m’accompagner, dit Sara, je sais où demeure M. le Consul.

Sir Arthur et sa fille descendirent donc de voiture et entrèrent à la Bourse, pendant que Phaneuf se dirigeait vers la rue Chartres. Au coin de la rue Canal il aperçut Cabrera qui lui fit un signe, tout en marchant rapidement.

Arrivé à la place Lafayette, après s’être assuré que la place était déserte, Phaneuf mit ses chevaux au pas.

Miss Sara, qui avait remarqué un homme qui s’avançait d’un air mystérieux après avoir échangé un signe avec le cocher, eut peur. Elle poussa un cri quand elle reconnut Cabrera, et voulut se précipiter hors de la voiture, quand ce dernier ouvrit la portière pour y monter. — Mais Cabrera la saisit dans ses bras, et la plaça défaillante à ses côtés. Les chevaux furent lancés à fond de train sur la route de Carolton ; pleins d’ardeur ils brûlaient le pavé, qui étincelait sous leurs fers, excités qu’ils étaient par le fouet de Phaneuf.


CHAPITRE XXIII.

exaltation, orgie, inquiétudes.


Il était près de minuit, quand le docteur Rivard entra à son logis. Il arrivait du Bureau du Bulletin, où on lui avait promis d’insérer l’avis de la Cour des Preuves pour le lendemain matin. La figure du docteur était animée et rayonnait de joie. Après avoir fermé les portes et fait coucher ses serviteurs, dont le nombre se résumait dans la vieille Marie, il s’enferma dans son étude. Il tira d’un tiroir le testament de feu Alphonse Meunier, et l’ouvrit sur son pupitre en souriant d’un rire de triomphante satisfaction ; ses yeux brillèrent de plaisir, et il se mit à parcourir à grands pas son étude, en se frottant les mains de bonheur.

Vive Dieu ! murmurait-il, je n’ai plus que douze heures à attendre. Il est minuit, et demain à midi je serai nommé administrateur, ou plutôt non, le petit Jérôme sera reconnu comme le fils légitime de feu M. Meunier, et moi, en ma qualité de tuteur, je deviendrai tout uniment l’administrateur naturel de ses biens ! ah ! ah ! ah ! Et cette vieille bête de juge, qui s’était imaginé que j’allais résigner mes fonctions de tuteur, et refuser l’administration ! oh ! oh ! oh ! refuser l’administration de plusieurs millions, moi, Léon Rivard ! oh ! oh ! oh ! Buvons un verre de madère à la santé de la perspicacité de son honneur le juge de la Cour des Preuves !

Il tira une bouteille de l’armoire, s’en vida un plein verre, qu’il sirota avec une ineffable sensualité, en fermant à demi les yeux, et se faisant claquer les lèvres après les avoir léchées de sa langue.

Il n’est pas mauvais du tout ce madère ! continua le docteur, en se parlant à lui-même ; maintenant voyons notre richesse, ou plutôt celle de notre pupille ! oh ! oh ! oh ! Je connais déjà le testament par cœur ; mais c’est égal, ça ne nous fera pas de mal de le relire encore une fois, une petite fois ! voyons, commençons par le commencement : « Me sentant attaqué d’une maladie incurable, &c. » Il avait deviné juste, le vieux ! « Je recommande mon âme à Dieu. » Oh ! oh ! oh ! comme s’il avait eu besoin de lettre d’introduction ! Je lui avais donné son passeport et sa feuille de route, qu’avait-il besoin de recommandations ? « Je, &c., Je, &c. Je ne dois à personne, &c. » Tant mieux, nous aurons moins de difficulté dans notre consciencieuse administration. « Je constitue pour mon héritier et légataire universel Pierre de St. Luc, &c. » Nous connaissons tout ça ; passons aux legs. « En reconnaissance de la fidélité, &c., de Pierrot et Jacques, &c. » C’est ce maudit mulâtre de Pierrot, qui était toujours sur mes talons, quand j’entrais chez le défunt ; nous verrons s’il l’aura, sa liberté ! « Je donne, &c. Je donne et lègue, &c. Je lègue, &c. Je lègue à dame veuve Regnaud, &c. » Vieille folle ! « J’en donne la nue propriété à son intéressante et aimable fille, Mathilde. » Une petite nigotte ! une petite pimbêche ! une petite stupide ! avec des yeux de feu, un cœur de glace ! avec un assez joli minois, une grosse bête ! Si elle avait voulu… je lui laisserais bien son legs ; je l’aurais doublé, triplé même ! Mais avec de pareils vertugadins, le mieux, ma foi, c’est de ne pas s’en occuper… Passons au positif ; prenons une plume et du papier, et additionnons :

Par titres authentiques hypothécaires
$223,050
Oh ! je ferai bien grâce des cinquante dollars !
Billets promissoires hyp. et échus
$194,337
Billetsprdomissoiresdoxxxxnon échus
$342,612
Les billets échus, j’en réaliserai le montant ; ceux qui ne le sont pas, je les discompterai à perte. Ce ne sera pas mon pupille qui en souffrira.
Propriétés foncières
$665,000
Actions
$042,000
Dépôts ! dépôts ! dépôts ! ! ! quatre cent soixante et quinze mille dollars ! ! !

Buvons un verre de vin !… oh ! c’est bon le vin ! buvons-en un autre à la mémoire de feu M. Meunier !… et un autre à la santé de feu M. de St. Luc !… et encore un autre à la mémoire de notre pupille, le fils légitime du premier défunt ! hi, hi, hi !… Maintenant laissons-là nos calculs ; j’ai la vue un peu fatiguée ! Buvons. Ce n’est pas tous les jours, qu’on devient administrateur de-du-de la d’une si grande fortune ! ce sont de bien mauvaises chandelles, que j’ai là ! Elles n’éclairent pas ; et je veux bien que le d… m’emporte, si j’y vois clair. Allons, encore un coup !… et encore un autre petit… Mais oui ; c’est bien ça ; c’est un fait ; il n’y en a plus dans la bouteille ! Si je faisais sauter le bouchon d’une bouteille de Sillery mousseux ? et pourquoi pas ? Ça oui ; c’est du vin ! il n’est pas si fort que ce coquin de madère qui vous monte à la tête ! voyez donc cette belle couleur, cette moussante écume ! allons à votre santé… Il est bon, fameux, capital ! Il faut que j’en boive un autre verre à la santé de… de qui donc ? de cet autre défunt, auquel j’ai ce soir délivré un passeport pour sa majesté l’empereur des enfers ! hi ! hi ! hi !

Ah, si cet animal de Pluchon était ici, je boirais à sa santé, et je lui ferais chanter sa chanson : « Montre-moi ton petit poisson. » En voilà une chanson, par exemple ! ton petit poisson ! oh ! oh ! oh ! Il devait être un pêcheur, celui-là qui l’a composée ; je voudrais bien savoir s’il était pêcheur au dard ou à la raie ? dans tous les cas, un verre de champagne à l’immortel auteur de l’immortelle chanson ! au roi… des chansonniers !… Je commence à voir double ; est-ce que, par hasard, le champagne affecte la vue ? Ma langue s’épaissit ; ah ! comme les chan… delles tournent et dan… sent ! dansons ; …non, je tombe… rais. Allons nous cou… cou… cher, ça vau… dra… a mieux, car je crois vrrr… ai… ment que je suis… i… i… ivre !

Nous laisserons le docteur Rivard regagner, du mieux qu’il pourra, sa chambre à coucher, où nous irons le trouver à son réveil. Le docteur était généralement sobre, et l’excès qu’il venait de commettre devait être attribué à l’exaltation fiévreuse que les événements de la journée lui avaient fait éprouver, plutôt qu’à sa disposition à se livrer à l’intempérance.

Le lendemain, le docteur Rivard se leva de bonne heure, et sans autre souvenir de la veille, qu’un léger mal de tête, qui se dissipa à la première tasse de café, que la vieille Marie lui apporta à son lit.

Après avoir pris son déjeuner, il entra dans son étude et s’assit dans son fauteuil. Il demeura quelque temps la tête penchée et les bras croisés sur la poitrine. Les plis nombreux de son front annonçaient du soucis et de l’inquiétude chez cet homme si hardi, si endurci, si énergique. Cette journée allait être décisive pour lui ; dans quelques heures son sort allait être décidé. Qu’y avait-il qui put l’inquiéter ? Pierre de St. Luc n’était-il pas mort, ou du moins, si, par un impossible hasard, il n’était pas encore mort, n’était-il pas bien gardé au fond d’un cachot ? L’enfant légitime, reconnu et découvert par le juge même de la Cour des Preuves, n’était-il pas son pupille, légalement sous sa tutelle ? n’était-ce pas ce même juge de la Cour des Preuves qui allait prononcer sur la légitimité de son pupille ? et aussitôt que l’héritier aura été reconnu, le tuteur ne pourra-t-il pas aller de suite mettre la main sur les dépôts faits aux banques ? Quatre cent soixante et quinze mille dollars, en or ou en billets de banques ! Qu’y avait-il donc pour donner du souci et de l’inquiétude à cet homme ! Qu’y avait-il donc pour lui faire froncer les sourcils et blanchir les lèvres, qui frémissaient malgré qu’il les comprimât fortement ? ce qu’il y avait ? il y avait au fond du cœur de cet homme ce que Dieu a mis au cœur de tous les méchants, la crainte d’être découvert et puni ! Un instant, il hésita ; il eut envie de tout abandonner et de s’enfuir ; mais l’énergie de son caractère et son audace l’emportèrent sur la crainte.

Non, s’écria-t-il, en se levant debout et frappant du poing sur son bureau, non ! Il ne sera pas dit que j’aurai reculé ; et quand il y aurait un abîme sans fond, béant devant moi, j’y sauterais plutôt que de faire un pas en arrière. À dix heures, j’irai au greffe signer cette requête, en ma qualité de tuteur, et à midi je serai à mon poste. Mais avant, il faut que je consulte un avocat ; j’en aurai un, il m’en faut un.

Le docteur se rassit plus tranquille ; écrivit quelques notes, qu’il mit dans son portefeuille, après quoi il alla prendre l’air et se promener dans son jardin. En passant par la cuisine, il recommanda à la vieille Marie de l’avertir si M. Pluchon venait au bureau.

À neuf heures, il rentra dans son étude, vivement contrarié de ne pas voir arriver Pluchon. Il avait hâte d’avoir des nouvelles du capitaine et de Trim ; de savoir si le capitaine vivait encore, ou s’il était mort, et dans ce cas, si on l’avait enterré. Une certaine vague appréhension flottait devant ses yeux, à l’endroit du capitaine ; un indistinct pressentiment lui faisait craindre quelque chose, sans pouvoir exactement préciser ce que c’était, il se sentait effrayé comme s’il eut instinctivement pressenti un avant-coureur de quelqu’épouvantable catastrophe. Une sueur froide mouillait son front plat et écrasé.

À neuf heures et demie, il prit son chapeau et sa canne, et se rendit chez M. Duperreau, avocat, avec lequel il eut une conversation de quelques minutes, et tous les deux se rendirent au greffe de la Cour des Preuves. M. Duperreau examina la requête, qu’il remit ensuite au docteur Rivard qui la signa. Le docteur prit un billet de cinquante piastres et le donna à l’avocat, en le priant de vouloir bien voir à ce que tout fut en forme pour midi précis.

Un homme avait suivi le docteur Rivard du moment qu’il était sorti de chez lui, et ne l’avait pas perdu de vue ; cet homme l’avait vu signer ; et pendant que le docteur parlait à son avocat, cet homme en profita pour parcourir la requête à la hâte, écrivit quelques mots sur un morceau de papier, qu’il cacheta, puis dit un mot à l’oreille d’une personne qui l’accompagnait, en lui remettant la note et sortit pour suivre le docteur Rivard.

En sortant du greffe, le docteur Rivard, dont l’inquiétude augmentait de plus, en plus, se rendit à la demeure de Pluchon. On lui répondit que Pluchon n’était pas revenu depuis la veille. Il alla de là au marché aux légumes, dans l’intention de voir la mère Coco, espérant en apprendre ce qu’il avait tant envie de savoir, sans toutefois se compromettre. Il ne savait pas où était la stalle de la mère Coco, et se la fit désigner. La mère Coco n’y était pas ; le lecteur sait pourquoi ; Clémence occupait sa place. Le docteur, en apercevant la petite revendeuse, fut frappé de son extrême ressemblance avec Jérôme, son pupille. Il l’examina avec une grande attention, et plus il l’examina, plus la ressemblance lui parut frappante.

— Auriez-vous la bonté de me dire si madame Coco-Létard doit venir bientôt ? je présume que vous vendez pour elle.

— C’est ma mère, monsieur, lui répondit Clémence ; je ne sais pas où elle est, elle n’est pas revenue à la maison depuis hier matin.

— Vous ne savez pas où elle peut être allée ?

— Je ne sais pas, monsieur, répondit la petite en rougissant, car elle soupçonnait que sa mère pouvait avoir quelque raison de rester à l’habitation des champs.

— Connaissez-vous un nommé Pluchon ?

— Non, monsieur.

Le docteur Rivard, désappointé dans ses recherches, éprouvait de violentes inquiétudes et ne savait trop qu’en penser. Il chercha à s’étourdir, et alla prendre un verre de vin au cabaret voisin ; il fallait qu’il fût dans des circonstances bien extraordinaires, pour entrer dans un café, chose qui ne lui arrivait jamais. Il prit ensuite une chaise et se mit à lire les journaux. À midi moins un quart, il se rendit à la Cour des Preuves, où une assez grande foule se trouvait réunie dans l’attente de ce qui allait avoir lieu ainsi que l’avait annoncé le Bulletin. Le docteur se sentit un frisson lui passer sur le corps à la vue de tout ce monde, lui qui avait espéré n’y voir qu’une douzaine de personnes. Il parcourut d’un œil inquiet toutes ces figures étrangères pour lui, et n’apercevant rien qui dut l’effrayer, il se dirigea vers son avocat M Duperreau, qui parlait avec animation à M. Charon, le chef de l’Hospice des Aliénés, qui avait été sommé de comparaître, pour donner son témoignage et constater l’identité du petit Jérôme avec les entrées des régistres.


CHAPITRE XXIV.

les prisonniers.


Du moment que la mère Coco avait été jetée dans le cachot, avec ses deux fils Léon et François, elle n’avait pas dit un seul mot ; les traits contractés par une rage concentrée, les deux poings fermés et appuyés sur les hanches, le front sourcilleux et la menace sur les lèvres, elle parcourait, à pas lents, de long en large, l’étroit réduit où elle se trouvait enfermée, comme une hyène dans sa cage. Elle avait obstinément refusé de prendre aucune nourriture, et de répondre aux questions que Tom lui avait adressées.

François paraissait complètement indifférent sur son sort ; après avoir poussé sous le lit les restes encore grouillants du serpent à sonnettes, il s’était assis sur un morceau de bois, s’amusant à siffler. Il en était tout autrement de Léon ; d’abord il se laissa aller à un désespoir morne et silencieux, puis il se mit à pleurer, et bientôt il éclata en gémissements et en sanglots. La mère Coco, en l’entendant, s’arrêta en face de lui, le toisa des pieds à la tête avec ces yeux gris qui semblaient flambler dans la demie obscurité du cachot ; puis haussant les épaules par un mouvement de souverain mépris, elle fit entendre cette seule exclamation « lâche ! » et se remit à parcourir sa prison, sans plus s’occuper de lui que s’il n’y était pas.

Tom qui, du haut de la trappe, prêtait l’oreille, entendit les lamentations de Léon. Il crut qu’il pourrait en obtenir quelques révélations importantes, et le fit monter. Tom n’eut pas de peine à en obtenir tout qu’il savait, concernant l’arrestation de Pierre de St. Luc. Léon lui dit qu’ils avaient agi d’après les ordres d’un nommé Pluchon, qui lui-même paraissait être l’agent de quelqu’autre personne riche et puissante, dont il ignorait le nom et la condition. Tom promit à Léon de parler en sa faveur, s’il voulait l’aider à attirer dans la maison ceux qui pourraient y venir, ce à quoi ce dernier consentit volontiers. Nous avons vu comment il contribua à faire tomber Pluchon dans le piège, quand ce dernier amena Trim à l’habitation des champs.

Tom essaya de faire parler Pluchon et d’en apprendre ce qu’il connaissait du complot ; mais ce dernier avait une trop grande peur du docteur Rivard pour le dénoncer. De plus Pluchon espérait que, si le docteur n’était pas compromis, il userait de son influence pour obtenir sa libération ou du moins la commutation de sa sentence ; car il n’avait pas de doute que les preuves ne seraient convainquantes contre lui. Et d’ailleurs, Pluchon était trop fin et trop expérimenté pour ne pas savoir que la parole d’un subalterne, comme Tom, ne serait pas d’un grand poids pour lui sauver la vie, tandis que sa déposition ne ferait qu’aggraver sa situation en lui ôtant le support du docteur Rivard, sans améliorer son sort. Il refusa donc obstinément de rien découvrir à Tom, qui le fit descendre avec ses compagnons dans le cachot.

Le mère Coco, en voyant arriver Pluchon, la cause de toute son infortune, donna un libre cours à sa fureur, qui déborda comme un torrent, et s’exhala dans les plus violentes invectives et les plus horribles malédictions.

— La vieille va le manger, dit Léon à Tom avec un cynisme révoltant.

— Tant mieux, puisqu’il ne veut rien déclarer.

— Laissez-le faire quelque temps, la vieille va le confesser, et vous n’aurez plus qu’à lui donner l’absolution, pour l’aveu qu’il vous fera de ses fautes.

— Je verrai ça.

Pluchon était loin de se trouver à l’aise dans ce cachot obscur ; et la réception de la mère Coco ne contribua pas le moins du monde à lui faire trouver sa situation plus commode. La mère Coco, qui s’animait de plus en plus au son de ses paroles, et exaspérée par le silence absolu de Pluchon qui s’était acculé dans un des coins du cachot, lui cria :

— Parleras-tu, infâme pendard ?

Et s’approchant de lui, elle le saisit par le bras et le secoua avec violence.

— Parles donc, monstre infernal. Tu nous as mis dans une belle affaire, et tu as peur maintenant, cornichon ?

Pluchon, de plus en plus effrayé, se mit à appeler au secours.

— Ah ! tu appelles au secours, je vais t’en donner du secours, moi ! Tiens, attrappes ! En veux-tu, encore ? Tiens, en voilà !

La mère Coco, furieuse, avait saisi Pluchon aux cheveux et le frappait vigoureusement. Pluchon faible et débile, à moitié mort de frayeur, n’était pas de taille à se mesurer avec la mère Coco qui, accoutumée au rude métier de revendeuse et endurcie aux travaux et à la fatigue, était d’une force et d’une activité peu communes. Pluchon, tout en parant du mieux qu’il pouvait les coups que lui portait la mère Coco, continuait à crier au secours.

— Je vous disais bien que la vieille allait le manger, dit Léon ; la vieille a un rude poignet. Si vous l’eussiez vue quand elle faisait danser Clémence ? et nous autres donc ? on filait doux, allez, quand la vieille se fâchait.

— Écoutez donc.

— Entendez-vous ? elle est après le pocher.

Tom, qui s’amusait infiniment à la scène qui se passait dans le cachot, se mit à rire de bon cœur ; et entr’ouvrant la trappe :

— C’est bien, la mère Coco, lui cria-t-il, c’est bien ; rossez-moi le d’importance, vous avez pleine liberté. Là où vous êtes, c’est la république ; justice égale, droits égaux.

— Ah ! monsieur, je vous en prie, faites-moi sortir d’ici, cria Pluchon d’une voix suppliante.

— Me direz-vous ce que je vous demandais ?

— Pour l’amour de Dieu, faites-moi sortir ; cette furie va me dévisager, elle m’a tout déchiré avec ses ongles.

— Consentez-vous à tout me déclarer ?

— Je n’ai rien à déclarer, vous savez tout.

— Vous ne voulez pas ; eh bien ! défendez-vous comme vous pourrez.

Tom referma la trappe.

— Oui, oui, cria Pluchon aussitôt qu’il se vit dans l’obscurité.

Mais ses paroles n’arrivèrent pas jusqu’à Tom, qui était retourné dans le magasin, où, après avoir fermé la porte à clef, et avoir placé deux des matelots en sentinelles, avec une lumière en dehors, il se coucha.

La mère Coco, qui s’était soulagée sur la tête et la figure de l’infortuné Pluchon, de l’excès de rage et de bile qu’elle avait au cœur, et dégoûtée de la poltronnerie de cet homme, lui cracha à la figure avec le plus souverain mépris, et alla se jeter sur le lit.

Tout le reste de la nuit, Pluchon eut le temps de faire les plus sérieuses réflexions. Il ne lui resta pas le moindre doute qu’il serait convaincu de tentative préméditée d’assassinat. L’espoir qu’il s’était fait d’abord, que l’influence du docteur Rivard pourrait lui obtenir une commutation de peine, s’effaça bientôt de son esprit, quand il songea à l’influence bien plus grande de Pierre de St. Luc, devenu le plus riche citoyen de la Nouvelle-Orléans, dont la vengeance serait aussi implacable qu’elle était juste. Il ne savait à quelle idée s’arrêter. Quelquefois il pensait qu’en découvrant tout au capitaine, il pourrait obtenir son intercession pour prix de sa déposition ; tantôt il songeait que peut-être le capitaine ne voudrait pas se ralentir de sa vengeance, même au prix de ses délations ; un instant après il s’effrayait à l’idée que, s’il dénonçait le docteur Rivard, celui-ci pourrait bien de son côté faire de certaines déclarations fort graves contre lui. Flottant entre la crainte et l’espoir, irrésolu sur ce à quoi il devait se décider, il se trouvait dans une grande perplexité, quand Tom, le lendemain matin, vint lui donner ordre de comparaître devant le capitaine, qui le faisait demander à l’étage supérieur.

Le capitaine, qui avait été prévenu par Tom, en arrivant, qu’il n’avait rien pu obtenir de Pluchon, se décida sur le champ à affecter d’abord de croire qu’il ignorait que le docteur Rivard eût quelque chose à faire dans le complot ; et si ce moyen ne réussissait pas, alors de dire qu’il savait tout à l’égard du docteur. Son front était sombre et son attitude sévère, quand Pluchon parut devant lui, conduit par Tom. Sir Arthur regarda avec un mélange de mépris et d’horreur cet homme, qui s’était rendu coupable du plus affreux attentat et dont la figure et la contenance dénotaient en ce moment la plus abjecte frayeur et l’affaissement le plus complet.

— C’est vous qu’on appelle M. Pluchon, lui dit le capitaine d’une voix solennelle, après avoir fait retirer tout le monde, à l’exception de Sir Arthur.

— Oui monsieur, balbutia Pluchon.

— Et pourquoi vouliez-vous attenter à ma vie malheureuse ? Est-ce que je vous avais jamais fait de mal ? Qu’aviez-vous donc contre moi ? Quelles raisons ? Ne savez-vous pas que votre punition c’est la corde ?

Pluchon trembla de tous ses membres ; le capitaine s’en aperçut et continua :

— Oui, malheureux ! la loi vous condamne à être pendu ! et vous n’avez rien pour que la loi ne s’appesantisse point sur vous dans toute sa rigueur. Point de raison, point d’excuse, pas même un semblant d’excuse. Vous avez vous-même préparé et conduit tout ce complot, par un pur sentiment de malice, par l’infernal désir de commettre un crime ! Non seulement vous avez voulu commettre un crime dont l’horreur étonne ; mais encore vous avez voulu rendre d’autres vos complices ! Pour eux, peut-être plus à plaindre qu’autrement, ils ont au moins l’excuse d’avoir obéi aux ordres d’un maître. Mais vous, vous n’aviez d’autre maître que votre cœur méchant et corrompu ; vous n’agissiez que d’après votre volonté, ou plutôt d’après l’instigation du diable qui vous poussait.

Pluchon baissa la tête et tressaillit.

— Quand on agit, comme vous, sans autre motif que celui de commettre un assassinat, continua le capitaine, pour le simple plaisir de le commettre ; quand on n’a pas même l’excuse d’avoir été la dupe d’un plus habile et plus méchant que soi, de n’avoir été que l’agent secondaire dans la commission d’un forfait qu’un autre aurait mûri dans son esprit, préparé dans sa tête et combiné dans tous ses détails… oh ! alors, que celui-là soit maudit et qu’il meure !

Le capitaine s’était levé en prononçant ces dernières paroles.

— Pardon ! pardon ! cria Pluchon, d’une voix étranglée et se jetant à genoux aux pieds du capitaine.

Celui-ci lança un regard si plein de dédaigneuse ironie, que l’âme de Pluchon sembla s’éteindre dans sa poitrine, tant il devint pâle.

— Vous demandez pardon, vous ! et qu’avez-vous qu’on puisse offrir en votre faveur ?

— Je vous découvrirai tout, si vous voulez m’entendre.

— Eh bien ! parlez, malheureux ! lui dit le capitaine en se rasseyant.

— Je ne demande qu’une grâce.

— Laquelle ?

— Que vous intercédiez pour moi.

— Pour vous ? et pourquoi ?

— Si je vous déclare le nom de celui qui a ourdi cette trame et dirigé ce complot ; je n’étais qu’une dupe, une pauvre misérable dupe d’un plus méchant que moi.

— Je ne vous crois pas ; c’est un subterfuge de votre part.

— Je suis prêt à l’affirmer sous serment.

— Voyons cela ; qu’est-ce que c’est ?

Pluchon raconta de point en point tout ce qui s’était passé entre lui et le docteur Rivard.

— Et vous m’assurez que ce n’est point une histoire inventée à plaisir ?

— Je le jure.

— Et vous êtes prêt à l’affirmer sous serment ?

— Oui.

— C’est bien, si ce que vous me dites est vrai, je tâcherai d’obtenir que vous ne soyez pas pendu ; vous en serez quitte pour le Pénitentiaire.

— Mieux vaut le Pénitentiaire que la corde ! répondit Pluchon en reprenant un peu d’assurance.

Le capitaine fit entrer Tom, auquel il donna ordre d’aller chercher un juge de paix.

— Je n’ai pas d’objection à faire ma déclaration devant un juge de paix, mais je vous demanderais une grâce : de ne pas laisser savoir au docteur Rivard, avant le procès, que c’est sur ma déposition qu’il a été arrêté.

— Si ça peut se faire, je vous le promets, lui répondit le capitaine.

— C’est bien, je suis prêt.

Quand le juge de paix fut arrivé, il prit par écrit la déposition de Pluchon qui la signa et l’assermenta. Après quoi le juge de paix dressa un mandat d’arrêt contre le docteur Léon Rivard, qu’il mit entre les mains du capitaine.

Le juge de paix, après avoir pris les dépositions nécessaires contre la mère Coco et ses garçons, dressa l’ordre de les mettre en prison, en attendant leur procès, et le remit aussi au capitaine.

Celui-ci, après avoir payé le juge de paix pour ses services, alla le reconduire jusqu’à sa voiture, en lui recommandant de garder sous silence tout ce qui venait de se passer, jusqu’après l’arrestation du docteur Rivard. Le capitaine était fort satisfait d’avoir réussi au-delà de ses espérances.

Aussitôt que Tom eut reconduit le juge de paix, il revint prendre le capitaine et Sir Arthur, pour les reconduire chez Mme Regnaud. En passant par la rue Royale, Sir Arthur pria le capitaine de le laisser descendre chez M. le Consul, où Miss Thornbull avait dit la veille qu’elle irait passer la soirée, et d’où elle n’était pas revenue depuis. Sir Arthur avait de vagues craintes, et il entra chez le Consul avec le cœur serré.

M. Léonard arrivait chez Mme. Regnaud, avec la copie du testament de feu M. Meunier, au moment où le capitaine descendait de voiture. André Lauriot attendait dans le salon.

— Eh bien ! M. Lauriot quelles nouvelles ?

— Rien de bien particulier, de plus que ma note ; mais comme vous ne l’avez pas reçue, je vais vous dire ce que j’ai appris. D’abord lisez ceci.

Il donna au capitaine un numéro du Bulletin du matin.

— Ah ! ah ! dit le capitaine, au comble de l’étonnement : « La survenance d’un héritier légitime de feu M. Meunier, et l’annulation du Testament ! » Mais c’est étonnant ! Et ceci doit avoir lieu ?

— À midi, dans une heure !

— Et qui est encore au fond de tout ceci ?

— Le docteur Rivard.

— Le docteur Rivard ! Mais c’est donc un homme bien dangereux ! Faites-moi le plaisir d’aller de suite me chercher un avocat ; la voiture est à la porte, ne perdez pas de temps.

— Et, M. Lauriot, savez-vous quel est cet héritier, que le docteur Rivard veut pousser dans la succession de M. Meunier ?

— Je ne sais trop ; j’ai entendu murmurer que c’était un fils de M. Meunier, âgé d’une douzaine d’années, et qu’on avait cru mort.

Le capitaine se mit à réfléchir ; puis, après quelques instants, il reprit :

— Encore un nouveau crime du docteur Rivard ! Il veut faire passer quelqu’enfant trouvé, pour le petit Alphonse Pierre, qui est mort à Natchitoches. J’étais, ainsi que M. Meunier, à son enterrement. M. Meunier avait son extrait de sépulture ; il en avait même deux ! Ah ! oui, je me rappelle, il en déposa une copie chez sieur Legros, notaire public, No 4, rue St. Charles. Oui, c’est ça ! Il n’y a qu’à lui envoyer demander. — Voulez-vous y aller, M. Lauriot ? ou plutôt non, attendez ; mon avocat ira. Et où avez-vous laissé le docteur Rivard ?

— Je l’ai suivi au sortir de sa maison. Il était pâle agité ; il entra chez un avocat, avec lequel il se rendit au greffe de la Cour des Preuves où il signa la pétition, qui demandait l’annulation du testament de M. Meunier pour cause de survenance d’héritier : de là, il est allé chez M. Pluchon ; de là, sur le marché aux légumes, où il s’informa à une petite fille de la mère Coco ; de là, il entra dans un café, où il prit un verre de vin, et se mit à lire les journaux, probablement en attendant le moment de se rendre à la cour. J’ai laissé quelqu’un à ma place pour le veiller.

— Vous avez bien exécuté votre commission. Je suis content de vous, M. Lauriot ; ne parlons pas de ce que je vous ai donné ce matin, et acceptez ceci en attendant ; ce sera toujours une vingtaine de piastres en à compte.

— Vous êtes trop généreux, M. de St. Luc.

— Prenez toujours ; c’est comme ça que je récompense ceux qui me rendent service. Maintenant vous pouvez aller à la Cour des Preuves surveiller ce qui s’y passera.

Aussitôt que maître Lauriot fut parti, le capitaine se mit à lire le testament. Il ne put retenir ses larmes, à la lecture de ce dernier document de M. Meunier, où il parlait de son fils adoptif en termes si nobles et si affectueux ; et par un retour tout naturel, il frissonna d’indignation à l’idée que le docteur Rivard avait été sur le point de toucher, de ses mains homicides, le dépôt sacré que son père lui avait légué.

Le capitaine avait à peine eu le temps de sécher ses larmes et il avait encore les yeux tout rouges, quand M. Léonard arriva accompagné de l’avocat qu’il avait été chercher. C’était M. Préau, jeune avocat encore à son début, mais qui annonçait un de ces talents distingués, qui devait plus tard briller au barreau comme un météore, et dont déjà le public Louisianais commençait à pressentir l’apparition. D’une figure intelligente, d’un maintien modeste et sans prétention, il ne frappait pas par son apparence ; d’un jugement sain et d’un esprit solide et vif, il saisissait d’un coup d’œil les difficultés d’une affaire, et en approfondissait les mérites et les difficultés.

Le capitaine lui expliqua en peu de mots, la situation des affaires ; et après avoir arrangé entre eux la conduite qu’ils devaient tenir respectivement, le capitaine lui remit le mandat d’arrêt que le juge de paix avait lancé contre le docteur Rivard.

M. Préau, avant de se rendre à la Cour des Preuves, passa à l’étude de Sieur Legros, qui lui donna l’extrait de sépulture du fils de M. Meunier.

Comme midi sonnait, une voiture, stores baissés, contenant deux hommes et une femme, arrivait à la Place d’Armes, en face du Palais de Justice, où se tenait la Cour des Preuves. Le cocher demeura sur son siège, et personne ne sortit de la voiture.

CHAPITRE XXV.

la cour des preuves.


La nouvelle que la Cour des Preuves allait procéder, à midi, à la reconnaissance d’un héritier de feu M. Meunier, s’était répandue par la ville avec la rapidité de l’éclair. La foule des curieux était considérable, et encombrait les sièges destinés au public ; tous les greffiers et employés des bureaux du Palais de Justice étaient venus pour assister à la séance ; un grand nombre d’avocats occupaient les places qui leur étaient réservées. Le docteur Rivard était assis, en face du juge, à côté de son avocat. Au bout de la table longue du greffier, M. Préau s’occupait d’un air indifférent à feuilleter une liasse de papiers.

— Silence ! silence ! messieurs, cria un huissier ; et au même instant les deux battants d’une porte latérale s’ouvrirent, et le Juge de la Cour des Preuves entra. Il monta, à pas lents, les degrés qui conduisaient à son siège, et après avoir salué le barreau, fit signe à l’huissier-audencier de proclamer l’ouverture de la séance.

« Oyez, oyez ! cria l’huissier-audencier, que tous ceux qui ont quelque chose à faire, devant ce tribunal de la Cour des Preuves de la cité de la Nouvelle-Orléans, produisent leurs réclamations et elles seront entendues. Vive l’État ! »

— M. le greffier, lui dit le juge, appelez le rôle des causes.

Le greffier se leva, et appela : « Requête du Dr. Léon Rivard pour annulation du Testament de feu Sieur Alphonse Meunier, pour cause de survenance d’héritier, et pour reconnaissance du dit héritier. »

Il y eut un mouvement de curiosité dans la salle, plusieurs personnes montèrent sur les bancs pour voir le Dr. Rivard.

— Si Son Honneur veut me permettre, dit M. Préau en se levant, j’ai une motion à faire avant que la Cour procède sur le rôle.

Le Dr. Rivard fit un mouvement de surprise et écouta.

— Quelle est votre motion, dit le juge ?

— Je désire que la Cour entende, avant tout, la cause de Fortin contre Fortier, que Votre Honneur, à la dernière séance, m’a promis de faire passer la première aujourd’hui.

Le docteur Rivard se sentit soulagé d’un grand poids, en attendant ce dont il s’agissait ; et se penchant à l’oreille de son avocat, il lui dit quelques mots.

— Si M. Préau n’a pas d’objection, je le prierais de vouloir bien me permettre de procéder dans la cause de l’héritier de M. Meunier ; mon client, le docteur Rivard, qui est ici à mes côtés, et tout ce public qui est venu dans le seul intérêt de voir passer cette cause importante, vous sauront gré de retirer votre motion.

M. Préau entendit en ce moment une voiture qui s’arrêta en face du Palais de Justice.

— S’il en est ainsi, monsieur, répondit-il, je retire ma motion.

— La Cour, continua l’avocat du docteur Rivard, est-elle maintenant prête à entendre la cause ?

— Procédez, répondit le juge.

— Je vais commencer par lire la requête.

La Requête était écrite en anglais, nous la traduisons.

« À l’honorable Juge de la Cour des Preuves, pour la cité de la Nouvelle-Orléans, État de la Louisiane.

La Requête de Léon Rivard, médecin, de la dite cité de la Nouvelle-Orléans, Tuteur dûment élu en justice à l’orphelin Jérôme, expose respectueusement :

Que, le premier septembre 1836, Alphonse Meunier, négociant de la Nouvelle-Orléans, sous l’impression qu’il n’avait point d’enfant ni d’héritier légitime, fit son testament olographe, qu’il déposa le même jour entre les mains du Sieur P. Magne, notaire public.

Que, le 15 septembre 1836, le dit Alphonse Meunier décéda à la Nouvelle-Orléans, sans avoir changé son testament.

Que, le 25 octobre 1836, le dit Testament du dit Alphonse Meunier fut irrégulièrement ouvert et reconnu par Son Honneur ledit Juge de la dite Cour des Preuves : sauf toute opposition qui pourrait y être faite, dans la quainzaine, avant son homologation.

Que, le 19 mars 1820, le dit Alphonse Meunier avait épousé, en légitime mariage, demoiselle Léocadie Mousseau.

Que, le 21 mai 1823, il serait né du légitime mariage du dit Alphonse Meunier avec la dite Léocadie Mousseau, un enfant mâle, baptisé le même jour, sous le nom à d’Alphonse Pierre.

Que, le 29 mai 1823, la dite Léocadie Mousseau décéda à la paroisse St. Martin, État de la Louisiane, sans autre enfant issu de son dit mariage avec le dit Alphonse Meunier, que le dit Alphonse Pierre.

Que, par d’inexplicables circonstances, le dit Alphonse Pierre Meunier fut perdu, et que son père, après les plus grandes recherches, fut persuadé que son fils était mort et qu’il ne le reverrait jamais.

Que, le 5 avril 1826, un orphelin du nom de Jérôme, de parents inconnus, abandonné sur la levée, au bas du couvent des Ursulines, fut amené à l’Hospice des Aliénés de la Nouvelle-Orléans.

Que, le 30 octobre 1836, votre Requérant aurait été dûment élu tuteur de l’orphelin Jérôme.

Que, le 1er  novembre 1836, Pierre de St. Luc, capitaine du Zéphyr, constitué, par le dit testament dudit Alphonse Meunier, son héritier et légataire universel, aurait été noyé et décédé dans le fleuve du Mississipi, et inhumé au cimetière de la Nouvelle-Orléans, avec toutes les pompes de la religion et la plus grande publicité.

Que, le dit orphelin, Jérôme, aurait été reconnu et identifié depuis la mort du dit Alphonse Meunier, avec le dit Alphonse Pierre ; et que le dit Jérôme ne serait autre que le dit Alphonse Pierre, fils légitime et héritier du dit Alphonse Meunier.

Le tout tel que votre Requérant est prêt à prouver.

C’est pourquoi votre Requérant, ès-qualité, conclut à ce que, vu les causes ci-dessus, il plaise à votre honorable cour déclarer le dit orphelin Jérôme être le fils légitime et héritier légal du dit feu Alphonse Meunier ; et en autant qu’il appert que le dit testament aurait été fait par le dit feu Alphonse Meunier, sous la fausse impression que son fils était mort, que le dit testament soit déclaré nul et de nul effet ; et de plus qu’un administrateur soit nommé pour prendre soin de ladite succession.

Léon Rivard, Tuteur. »

La lecture de cette requête avait été écoutée dans le plus grand silence. On lisait sur la figure de tout le monde, le profond intérêt que cette cause inspirait ; et les événements qu’elle annonçait étaient si imprévus, et l’héritage dont il s’agissait si considérable, presque fabuleux, que l’on ne doit pas être surpris de l’impression qu’elle avait produite.

— Je produis, continua l’avocat du docteur Rivard, au soutien de la présente Requête, les documents suivants :

1o Copie authentique du dit testament de feu Alphonse Meunier.

2o L’extrait de mariage du dit Meunier.

3o L’extrait de naissance du dit Alphonse Pierre Meunier.

4o L’extrait mortuaire de dame Léocadie Mousseau Meunier.

5o L’extrait mortuaire du dit feu Alphonse Meunier.

6o L’acte de tutelle du dit Léon Rivard.

7o L’extrait mortuaire du dit Pierre de St. Luc.

8o Copie certifiée de l’entrée des régistres de l’hospice des Aliénés de la Nouvelle-Orléans.

« Par ces documents, je prouve d’abord la naissance d’un héritier légitime de feu M. Alphonse Meunier, continua l’avocat du docteur Rivard ; ensuite, que M. Meunier était sous l’impression, en faisant son testament, que son fils n’existait plus. Il ne me reste plus à faire voir maintenant que l’orphelin Jérôme est le véritable Alphonse Pierre, fils légitime et unique héritier de M. Meunier ; ce que j’espère prouver de la manière la plus évidente et la plus péremptoire par des témoins qui ont parfaitement connu l’enfant avant qu’il fût perdu et pendant qu’il était en nourrice.

J’établirai par ces mêmes témoins qu’ils ont une parfaite connaissance de la perte de l’enfant, et des recherches infructueuses que l’on fit pour le retrouver ; enfin j’établirai que l’enfant, après avoir été plusieurs années abandonné et relégué parmi les fous de l’hospice, a été reconnu, par une espèce de miracle, pour le fils si longtemps perdu de M. Meunier. »

L’exposition était claire et simple. Tout le monde était dans l’attente. Le docteur Rivard regardait tour à tour son avocat et le juge.

— Je vais maintenant faire entendre les témoins. Huissier ! veuillez appeler le témoin nommé Toussaint Délorier.

— Toussaint Délorier ! cria l’huissier.

— Si la Cour veut me le permettre, demanda M. Préau, je prendrai la liberté de suggérer à mon savant confrère, qu’il conviendrait de faire venir devant la cour ce fils de M. Meunier.

Il y eut un mouvement d’approbation universelle parmi l’auditoire ; plusieurs avocats appuyèrent la suggestion. Le docteur Rivard jeta un coup d’œil inquiet sur M. Préau, dont l’air d’indifférente bonhomie ne trahissait aucun sentiment hostile. Le docteur ne savait que penser.

— J’aimerais bien à savoir, reprit M. Duperreau avec animation, en quelle qualité M. Préau fait cette demande ? Je voudrais bien savoir quelles parties ou quels intérêts il représente ?

Tous les yeux étaient tournés sur M. Préau qui répondit avec le calme le plus parfait.

— Je ne vois pas que ma proposition ait rien de si étonnant, ou qui puisse tant exciter mon savant confrère ; je ne l’ai faite que parcequ’elle m’a paru naturelle. Je ne prétends représenter aucune partie dans cette cause, puisqu’elle se poursuit Ex parte ; je n’agis que comme Amicus Curiæ. Je n’ai pas l’honneur de connaître M. le docteur Rivard, que je vois aujourd’hui pour la première fois, quoique sa réputation, si bien méritée d’homme de bien, soit plus d’une fois parvenue à mes oreilles. Je n’ai pas le moindre doute sur l’exactitude des allégués de la Requête, dont la lecture, je l’avoue, m’a vivement intéressé. Je ne vois pas du tout comment vous pouvez vous opposer à ce que M. le docteur Rivard envoie chercher cet enfant ; je suis bien sûr que votre client n’y a aucune objection. D’ailleurs il me semble qu’il est dans l’intérêt de la cause même, que l’enfant comparaisse devant les témoins, qui l’ont connu dans son enfance, afin qu’ils puissent aujourd’hui l’identifier, comme aussi il est dans l’intérêt du public de pouvoir s’assurer que celui qui réclame la succession de M. Meunier est bien son fils et son héritier. Le docteur Rivard verra, comme moi, qu’il est de son intérêt de faire venir l’enfant, tant pour sa satisfaction que pour celle du public. Au reste, quant à moi je n’y tiens pas, et c’est parce que je savais que Son Honneur M. le juge n’avait pas d’objection de suspendre les procédés, pendant quelques minutes, afin de gratifier l’audience dans un désir, et je pourrais dire dans un droit aussi légitime. »

Deux ou trois avocats se levèrent simultanément, pour représenter au juge la justesse des remarques de M. Préau. Son honneur le juge qui se sentit, lui aussi, quelque curiosité de voir l’enfant, remarqua : « qu’en effet il serait bien à propos que le docteur Rivard allât chercher son pupille. »

Le docteur Rivard qui, au fond, ne voyait aucun inconvénient à faire paraître le petit Jérôme, qu’il était bien certain que personne ne reconnaîtrait, s’offrit, de bonne grâce, de l’aller chercher. — Il prit une voiture de louage, et ne tarda pas à revenir avec le malheureux orphelin qui, en voyant tout ce monde, eut peur et se mit à pleurer, en se cachant le visage sous les basques de l’habit du docteur Rivard. La foule s’ouvrit pour laisser passer le docteur, qui alla reprendre sa place à côté de son avocat, avec le petit Jérôme. La vue de ce petit être chétif et imbécile, causa une impression pénible de pitié dans l’auditoire, qui s’était figuré, pour l’héritier d’une si fabuleuse fortune, un enfant intelligent et bien constitué.

— Procédez, M. Duperreau, lui dit le juge.

M. Duperreau, après avoir fait assermentée le témoin, lui demanda s’il avait connu M. Alphonse Meunier et sa femme ? s’il avait connu l’enfant ? s’il avait appris que l’enfant avait été perdu, et jamais retrouvé ?

À toutes ces questions le témoin fit une réponse affirmative.

— Et où avez-vous connu l’enfant de M. Meunier, lui demanda le juge ?

— À la paroisse St. Martin, votre honneur ; il avait été mis en nourrice chez la femme Phaneuf, qui l’emporta à Bâton-Rouge.

— Et après ?

— Et après, c’est tout, votre honneur.

— Vous avez dit que l’enfant avait été perdu.

— Oui, votre honneur ; faut-il que je répète ce que j’ai déjà dit ?

— Pas besoin. Regardez maintenant cet enfant, et dites si vous croyez qu’il soit le même que celui que vous avez vu en nourrice chez la femme Phaneuf ?

Le juge désigna du doigt au témoin l’orphelin Jérôme, qui se voyant ainsi pointé au doigt, eut peur et se glissa sous la table. Plusieurs personnes se mirent à rire ; le docteur Rivard, vexé de la conduite de son pupille, lui dissimula un innocent coup de pied à la chûte de l’épine dorsale, sous la table, par forme de muette admonition. Le petit lâcha un faible cri, et revint sur son siège, en se frottant d’une main là où ça lui démangeait, et de l’autre, cherchant à refouler une larme qui se rebellait sous sa paupière.

— Oui, votre honneur, je crois que c’est le même, répondit le témoin avec aplomb.

— C’est bien ; vous pouvez descendre maintenant, excepté que quelqu’un veuille vous poser de nouvelles questions.

Le docteur Rivard jeta un coup d’œil inquiet sur M. Préau, qui s’occupait, avec la plus parfaite indifférence, à lire une gazette, quoiqu’il n’eut pas perdu un mot de la déclamation du témoin.

M. Duperreau fit ensuite assermenter M. Charon, le chef de l’Hospice des Aliénés, qui prouva que le petit Jérôme avait été amené à l’hospice, ainsi qu’il avait été porté aux régistres. Il certifia que l’extrait des régistres, produit en cour, était conforme à l’original ; que les deux bouquins (qu’il montra) avaient été apportés et déposés à l’hospice, comme la propriété de l’orphelin, quand il y fut amené. Il prouva aussi que l’extrait de naissance d’Alphonse Pierre, produit en cour, était le même extrait qui avait été trouvé, par son honneur le juge, dans les bouquins ; enfin que l’entrée des régistres correspondait avec l’extrait de naissance.

— Et avez-vous aucun doute, lui demanda M. Duperreau, que Jérôme ne soit Alphonse Pierre, l’enfant de M. Meunier ?

— Aucun.

— Quelqu’un, demanda le juge, a-t-il quelque question à faire au témoin ?

Personne ne répondit.

Jérémie, le portier de l’hospice fut ensuite introduit. Il corrobora, en substance, ce qu’avait dit le témoin précédent ; et descendit sans que personne lui fit de transquestions.

Le docteur Rivard était radieux ; le public paraissait satisfait de l’identité du petit Jérôme avec le petit Meunier.

— J’espère, dit M. Duperreau, en se levant avec dignité et promenant sur l’auditoire un regard de satisfaction, j’espère que la Cour ne peut plus avoir de doute maintenant sur la justice et l’équité de cette cause. J’aurais pu produire une foule de documents et de témoins, au soutien des allégations de la présente requête ; mais j’aurais craint d’abuser de la patience de votre honneur. Les preuves que j’ai produites, tant écrites que verbales, sont irrécusables et péremptoires. Je pourrais m’étendre au long, et faire ressortir toutes les circonstances merveilleuses et extraordinaires qui ont accompagné la naissance de l’orphelin Jérôme qui, après être mort au monde, et avoir été enterré dans un hospice d’aliénés, en sort pour monter au plus haut de l’échelle sociale où, par son rang et sa fortune, il a droit de prétendre.

Je laisse cette cause à la décision de votre honneur, persuadé que les conclusions de la requête seront accordées.

M. Duperreau s’assit au milieu du plus profond silence, chacun attendant avec anxiété le jugement qui allait être prononcé, quoique tout le monde le supposât d’avance.

— Quelqu’un, demanda le juge, a-t-il quelque remarque à faire, avant que la cour procède à prononcer le jugement en cette cause ?

— Je suggérerais à M. le docteur Rivard, dit M. Préau qui revenait de la salle voisine où il avait été un instant, de produire tous les documents qu’il peut avoir au soutien de sa requête.

— Nous n’en avons pas besoin d’autres, reprit M. Duperreau ; notre preuve est complète.

— Excusez-moi, je n’ai dit cela que dans l’intérêt de votre client. Voici un petit papier qui pourrait vous être de quelqu’utilité ; en ma qualité d’Amicus Curiæ, tant dans l’intérêt de M. le docteur Rivard que dans celui du public, je serais d’opinion de l’annexer au dossier de la cause, si toutefois vous n’y avez pas d’objection formelle. La cour permettra-t-elle à M. le greffier de donner lecture de ce petit papier, avant de décider si ma proposition est convenable ?

— Certainement, répondit le juge ; tout ce qui peut jeter un jour favorable sur cette cause doit être entendu. Lisez, M. le greffier.

M. Préau passa au greffier le petit papier qu’il tenait à la main. Le docteur Rivard était sur les épines, malgré l’assurance de son avocat qui lui disait : « que la preuve était écrasante et que rien ne pourrait l’affecter. » Le juge était sérieux. Le public attendait et conjecturait, sans savoir ce qui allait arriver.

Le greffier lut à haute voix, au milieu du plus profond silence :

« Extrait du Régistre des Baptêmes, Mariages et Sépultures de la paroisse de Natchitoches, État de la Louisiane, pour l’année 1825.

Le 25 août 1825, par nous, prêtre soussigné, a été enterré Alphonse Pierre, décédé hier, à l’âge de deux ans, trois mois et trois jours, fils légitime de sieur Alphonse Meunier et de Léocadie Mousseau, ses père et mère. »

« B. Berlinguet, Ptre Curé. »

Aux premiers mots, le docteur Rivard devint extrêmement pâle, et, malgré son admirable talent de cacher ses sensations sous un masque de complète dissimulation, le choc était si inopiné, si imprévu, que tous ses membres tremblèrent. Il baissa la vue, pour ne point rencontrer le regard de tous les yeux fixés sur lui et qui semblaient se réjouir de sa confusion et de sa déconvenue.

Le juge se sentit ému de compassion pour les pénibles sentiments qu’éprouvait le docteur Rivard, qu’il avait lui-même poussé à faire cette démarche.

— Messieurs, dit le juge d’un accent solennel, je dois à la vérité et au caractère de M. le docteur Rivard de dire, que c’est à ma sollicitation qu’il a présenté cette requête à la Cour. Trompé moi-même par les circonstances, et convaincu par la coïncidence des événements qui entourent l’existence de l’orphelin Jérôme et du fils de M. Meunier, que les deux enfants devaient être la même personne, je réussis à convaincre le docteur Rivard que l’orphelin Jérôme n’était autre que le petit Meunier, malgré les objections du docteur qui prétendit obstinément que le fils de monsieur Meunier devait être mort, quoiqu’il n’en eut pas la preuve. Ainsi cette circonstance ne doit nullement affecter la réputation du docteur.

— Loin de moi, reprit M. Préau d’une voix un peu émue, de vouloir jeter le moindre louche sur le caractère et les intentions de M. le docteur Rivard. Je n’ai pas le moindre doute que, s’il eût connu la mort du fils de M. Meunier, il n’eût jamais consenti à présenter la Requête qui occupe la Cour en ce moment. Loin de moi l’idée d’aucune imputation injurieuse ; au contraire je dois lui rendre justice de dire que s’il était persuadé, comme j’en suis convaincu d’après ce que vient de dire votre honneur, que son pupille était le véritable héritier de M. Alphonse Meunier, il était obligé en conscience, en devoir, en honneur, de faire valoir les droits de l’innocent dont il représentait les intérêts. Ainsi, je considère que la conduite du docteur Rivard, loin de pouvoir porter atteinte à sa réputation, ne peut que le rehausser dans l’estime des gens de bien.

Ces paroles, prononcées par M. Préau avec une simplicité toute naturelle, causèrent dans l’auditoire une impression favorable au docteur Rivard, qui respira plus à l’aise et regarda le juge ; celui-ci lui sourit avec bienveillance.

Messieurs, reprit le juge, il reste encore une chose à décider dans cette cause. La succession de M. Alphonse Meunier étant vacante, il est de mon devoir de nommer ex-officio administrateur pour en prendre la gestion. Mon choix est déjà fait de la personne que je considère la plus digne d’en remplir les devoirs, et cette personne est M. le docteur Rivard. Si quelqu’un a quelqu’objection à faire ou quelqu’autre personne à suggérer, je suis prêt à l’écouter avant de prononcer mon jugement.

Tous les yeux se portèrent sur M. Préau, dans l’attente qu’il aurait quelque chose à dire ; il se leva en effet et dit :

— Je suis informé, M. le juge, qu’il y a un témoin qui a quelque chose à dire concernant l’orphelin Jérôme. Ce témoin pourra peut-être jeter quelque lumière sur les entrées des régistres de l’hospice, qui me paraissent assez extraordinaires à l’endroit de ses parents.

— Je n’ai pas la moindre objection, répondit le juge.

Sur un signe que lui fit M. Préau, l’agent de police André Lauriot, qui se tenait près de la porte, alla à la voiture qui était demeurée stationnée en face du Palais de Justice, et en fit descendre une femme habillée en noir ; un voile épais empêchait de distinguer ses traits.

— Quel est votre nom, madame, lui demanda M. Préau, aussitôt qu’elle fut entrée dans la boîte aux témoins.

— Marianne Coco dit Létard, répondit le témoin d’une voix forte, en relevant son voile d’un geste dégagé.

— Avez-vous connaissance d’un petit enfant du nom de Jérôme, qui fut conduit à l’hospice des Aliénés, vers le 5 avril 1826 ?

— Oui, monsieur, c’est moi-même qui l’y ai mené.

— Le reconnaîtriez-vous, si vous le voyiez ?

— Je crois bien qu’oui ; après l’avoir eu quatre à cinq ans sur les bras, je ne dois pas l’avoir oublié ! Tenez, le voilà à côté du docteur Rivard.

Le docteur fronça le sourcil.

— Connaissez-vous les parents de l’orphelin ?

— Sans doute.

— Quels étaient ses père et mère ?

— Sa mère s’appelait Irène de Jumonville, qui est maintenant folle.

— Et le père ?

— Le père ! C’est le docteur Rivard, qui est assis là.

Le docteur lança un regard fulgurant sur la Coco. Un murmure d’étonnement mêlé de curiosité circula parmi la foule, qui était intéressée au plus haut point.

— J’objecte, dit M. Duperreau, à ce que M. Préau continue à examiner le témoin concernant l’orphelin Jérôme. Que nous importe maintenant de savoir quels sont ses parents, puisque nous reconnaissons qu’il n’est pas l’héritier de feu M. Meunier.

— Oh ! je n’insiste pas, répondit en souriant M. Préau ; j’ignorais que M. le docteur Rivard fut marié, et que sa femme fut folle. C’est un malheur qui retombe sur son fils, et dont je le plains de tout mon cœur.

Cependant, si la Cour veut me le permettre, je ferai une observation, une seule, ajouta M. Préau ; c’est que ce que vient de dire le témoin ne peut aucunement affecter la haute estime que le public entretient pour le docteur Rivard. Si le docteur était marié avec cette Irène de Jumonville, il n’y a rien de surprenant qu’il ait eu des enfants.

Le docteur Rivard ne savait comment s’expliquer la conduite de M. Préau, qui, par ses paroles, semblait être en sa faveur, et qui néanmoins lui portait les coups les plus sensibles par ses actes. Était-ce un malheureux hasard ou une cruauté raffinée, d’autant plus torturante qu’elle était plus lente et plus cachée ? Il attendait le dénouement avec une pénible anxiété. Ses tribulations et ses espérances avaient été, tour à tour, si brutalement détruites et excitées, qu’il regrettait presque les démarches qu’il avait faites. Mais quand il pensait aux cinq millions, comment pouvait-il reculer, tant qu’il y avait une lueur d’espoir ? Et M. Préau lui-même ne venait-il pas de la faire luire plus vive que jamais !

— Messieurs, dit le juge, avez-vous quelque chose à dire ?

Pas un mot, pas un murmure, pas un chuchotement ne se fit entendre. La foule, qui s’était de plus en plus augmentée depuis l’ouverture de la séance, occupait toute la salle, jusqu’aux places réservées aux avocats ; chacun, le cou tendu, prêtait l’oreille pour entendre les paroles du juge.

Le juge, après avoir parlé du mérite du défunt et de la persévérante industrie du défunt, pour acquérir une si large fortune ; après avoir déploré l’absence de tout héritier pour en prendre la jouissance ; après s’être appesanti sur l’immense responsabilité de celui qui en serait l’administrateur au nom de l’État ; après s’être étendu sur les qualités du docteur Rivard, sur son caractère, son intégrité, sa ponctualité, sa réputation, se préparait à prononcer son jugement, quand monsieur Préau se leva encore une fois et dit :

— Au risque de passer pour importun aux yeux de la Cour et de cet auditoire, je suis obligé de prier son honneur de vouloir bien me permettre de dire, que je viens d’être informé qu’une personne désire être entendue devant la Cour, avant que votre honneur prononce son jugement.

— Je n’aime pas à être interrompu d’avantage, répondit le juge d’un ton sec.

— Mais votre honneur…

— Monsieur Préau !

— Peut-être cette personne a-t-elle quelque chose d’important à déclarer.

— La Cour a déjà attendu assez longtemps.

— Je suis fâché d’être obligé de remarquer, qu’il sied mal à une Cour de justice de mesurer les intérêts du public sur la longueur d’une séance ou sur le plus ou moins de patience qu’éprouve celui qui préside…

— Monsieur !

— Je suis prêt à présenter mes excuses, si j’ai fait usage de propos injustes ou injurieux ; mais je le répète, je suis respectueusement d’opinion que la Cour devrait entendre cette personne, quelle qu’elle soit. Si ce qu’elle a à dire est important pour cette cause, votre honneur, dont je connais l’impartiale justice, ne serait-elle pas la première à se reprocher de ne l’avoir pas entendue ? Si au contraire ce témoignage est d’aucune importance, la Cour n’aura perdu que quelques minutes ! Il me semble, quand il s’agit d’aussi graves intérêts que ceux qui sont en jeu dans cette cause, la Cour ne doit point hésiter à admettre jusqu’aux plus petites informations, si elles peuvent aider à la dispensation de la justice.

Le juge baissa la tête et réfléchit un instant.

Le public, qui s’attendait à quelque chose d’important, regardait M. Préau, qui, debout, les bras croisés sur la poitrine, avait les yeux fixés sur le juge. Un murmure d’approbation circule bientôt par toute la salle, et plusieurs crièrent : « admettez le témoin ! » Quelques avocats se levèrent pour appuyer la demande de M. Préau.

— Admettez le témoin ! dit enfin le juge.

La porte du greffe s’ouvrit au bout de quelques instants, et, à la stupéfaction de tout le monde, du juge, des avocats et du public, le capitaine Pierre de St. Luc entra !

Il est plus facile de concevoir que d’exprimer ce qu’éprouva le docteur Rivard. La peau de son visage prit une teinte verdâtre, et se ratatina sous l’effet de la crispation des nerfs ; tout son corps trembla. Il eût désiré mourir : mais la main de la justice humaine devait s’appesantir encore plus rudement sur lui.

La figure du capitaine Pierre de St. Luc était calme, sérieuse et solennelle, un peu pâle par l’effet de la fatigue qu’il avait éprouvée. La multitude se recula pour lui faire un passage, et il s’avança lentement vers le banc des avocats, où M. Préau lui fit apporter une chaise.

Ceux qui ne connaissaient pas le capitaine, demandaient quel était ce personnage qui créait une si grande sensation. Ceux qui le connaissaient, répétaient son nom à haute voix. L’excitation et le tumulte étaient à leur comble ; et les huissiers ne pouvaient plus réussir à imposer le silence et à rétablir l’ordre. Le juge allait suspendre la séance, quand M. Préau fit signe de la main à la foule qu’il voulait parler.

— « Votre honneur, dit-il, et vous, messieurs, vous avez été frappés de surprise à l’apparition de M. Pierre de St. Luc, et vous aviez raison de l’être. Victime du plus diabolique et du plus inexpliquable complot, on le fit passer pour noyé, et on substitua le cadavre d’un autre au sien pour tromper les yeux du public. Je dis inexpliquable, car les auteurs de l’attentat paraissent, avoir agi sans but et pour le seul désir de commettre un crime. Heureusement que M. de St. Luc a pu s’échapper des mains de ses meurtriers, qui maintenant sont tous… tous peut-être entre les mains de la justice. Si vous avez été réjouis, si nous sommes tous heureux de le revoir au milieu de nous, venant recueillir une fortune qui lui appartient à tant de titres, il est ici un homme qui doit être bien heureux de revoir le fils de son meilleur ami, celui qu’il aimait à l’égal de son fils, comme son honneur le juge vient de vous le dire ; un homme dont la douleur avait été si grande en apprenant la mort de M. de St Luc, qu’il avoua à son honneur que la vie lui était à charge ; un homme, que nous avons tous vu au jour des funérailles du prétendu M. de St. Luc, baigné dans les pleurs et plongé dans la plus amère des douleurs. Cet homme, c’est M. le docteur Rivard ! M. le docteur Rivard qui semble, en ce moment, tellement affecté par le bonheur de revoir le fils de son meilleur ami, qu’il peut à peine maîtriser la violence de l’émotion que lui a causé le plaisir de revoir celui qu’il désespérait de presser jamais sur son cœur, en souvenir de M. Meunier. Un excès de joie, comme un excès de douleur, est toujours dangereux ; et ses effets sont souvent aussi violents ! M. de St. Luc ne peut, certes, qu’être infiniment reconnaissant envers M. le docteur Rivard, pour les sentiments d’affection et de bienveillance qu’il lui a témoignés en présence de son honneur M. le juge ; et cela dans un moment où les paroles de M. Rivard ne pouvaient être dictées par l’intérêt, puisque c’était alors qu’il croyait, comme tout le monde, que M. de St. Luc était véritablement mort. Aussi m’est-il bien agréable de rendre au docteur Rivard, ce témoignage d’approbation que ses sentiments lui méritent à si juste titre. Et j’espère qu’on ne m’accusera pas d’être emporté au delà des bornes d’une juste admiration pour ses vertus, si je saisis cette occasion de lui présenter, devant cette audience, la plus haute appréciation qu’un homme public puisse faire des qualités de M. le docteur Rivard. »

M. Preau tenait à la main un papier soigneusement plié. Personne ne comprenait M. Préau, et chacun cherchait à lire sur sa figure, légèrement animée, si c’était encore une sanglante ironie ou un véritable témoignage d’approbation.

« Le docteur Rivard, continua monsieur Préau, peut prendre communication de ce document, ou, s’il l’aime mieux, le greffier en fera la lecture publiquement.

— Passez le papier au docteur Rivard, dit le juge.

M. Préau dit un mot à l’oreille d’André Lauriot, qui était derrière lui ; après quoi il lui remit le papier, en lui disant, à haute voix de le porter au docteur Rivard.

Le docteur s’était levé pour recevoir le document. Le public était dans une attente fiévreuse.

Le docteur Rivard lut tout le document, sans qu’un muscle de sa figure trahit ce qui se passait dans son âme ; son front ne se contracta pas, sa main ne trembla pas, son œil demeura ouvert. Son corps était droit, raide, immobile. Tous ceux qui l’entouraient éprouvaient une émotion pénible et avaient pitié de cet homme, qui avait éprouvé tant d’humiliations durant la journée. Enfin le docteur Rivard voulut parler, et il ne fit entendre qu’un cri rauque ; sa tête se pencha sur sa poitrine, et il tomba, comme s’il eût été frappé d’un coup d’apoplexie foudroyante !

Il venait de lire le mandat d’arrêt, que le juge de paix avait lancé contre lui.

CHAPITRE XXVI.

l’exécuteur testamentaire.


Il est facile de s’imaginer le tumulte et la confusion qui suivirent l’arrestation du docteur Rivard.

Le juge fut obligé de suspendre la séance pendant dix minutes, avant de pouvoir procéder. Pierre de St. Luc pria son avocat de voir à ce que le testament fut homologué, suivant sa forme et teneur, se sentant lui-même trop affecté et trop faible, pour pouvoir supporter la fatigue et la chaleur qui régnaient dans la salle.

— Je vais m’en retourner chez Mme Regnaud, lui dit-il, me reposer quelques instants ; je vous attendrai dans une heure pour dîner avec moi ; je vous prie de voir à ce que la petite cassette de maroquin rouge à clous jaunes, que je sais être chez le docteur Rivard, soit enlevée avant que cet homme puisse la détruire. Faites-moi aussi le plaisir, en passant à la banque des Améliorations, de m’apporter le montant de ce chèque, en billet de cent dollars.

Le capitaine, en arrivant chez Mme. Regnaud, la prévint qu’il avait pris la liberté d’inviter M. Préau pour dîner à trois heures et demie.

— C’est bien, mon enfant, lui dit-elle avec bonté ; tu as bien fait. Veux-tu prendre une soupe, en attendant ? Tu m’as l’air fatigué.

— Je n’ai pas d’objection ; après quoi, je me jetterai sur mon lit, jusqu’à ce que M. Préau arrive.

— Comme tu voudras.

Le peu de temps que le capitaine dormit lui fit un grand bien. Il se baigna le visage dans de l’eau fraîche, et avait à peine réparé sa toilette, lorsqu’on vint lui annoncer que M. Préau était arrivé.

— Eh bien ! M. Préau, quelle nouvelle ? lui dit-il aussitôt qu’il l’eût rejoint au salon.

— Tout est bien. Le testament a été homologué sans la moindre difficulté. Le docteur Rivard a été transporté chez lui, sous la garde de maître Lauriot et d’un autre constable ; nous avons trouvé la petite boite de maroquin rouge que Lauriot doit vous apporter tout à l’heure. Voici les vingt mille dollars que j’ai eues de la banque des Améliorations en billets de cent piastres, comme vous le désiriez.

— La banque n’a pas fait d’objections ?

— Pas du tout. On savait déjà votre résurrection ; et d’ailleurs, j’avais avec moi l’ordre du juge, sous le seing et sceau de la Cour des Preuves, de vous mettre en pleine et entière possession de tous les biens meubles et immeubles, généralement quelconques, de la succession de monsieur Meunier. Voici l’ordre.

— Merci, M. Préau. Ayez maintenant la bonté de me dire combien je vous dois.

— Oh ! rien du tout, rien du tout, répondit-il en jetant, malgré lui, un coup d’œil sur la pile de billets de banques qui était sur la table. Ce n’est pas la peine, ce n’est pas la peine.

Le capitaine avait souri, en voyant la direction involontaire qu’avait pris le rayon visuel de l’avocat vers ces petits chiffons, dont la puissance magnétique exerce une si grande influence sur les destinées humaines, en dépit de la mésaventure du chameau qui se rompit l’épine dorsale en s’amusant à passer par le chas de l’aiguille ! Il savait de plus que M. Préau n’était pas riche, et d’ailleurs les avocats ne pèchent pas en général par un si grand désintéressement ; et il comprit fort bien que M. Préau préférait laisser la chose à sa générosité, pensant bien ne rien perdre pour attendre.

— M. Préau, vous avez bien travaillé pour moi, et vous méritez d’être payé ; je sais que les avocats ne travaillent pas sans cela. Peut-être préférez-vous avoir quelqu’autre ouvrage à faire pour moi, avant de me présenter votre mémoire ; c’est bien, j’y consens. Vous serez mon avocat ; et, pour retenue, permettez-moi de vous offrir ceci, lui dit-il en prenant dix des billets de banque ; ça ne vous empêchera pas de faire votre mémoire, que vous me présenterez tous les trois mois.

— Je vous remercie, M. de St. Luc, lui répondit M. Préau, en prenant les billets qu’il mit dans son portefeuille, pendant que le capitaine en faisait autant des autres.

Le capitaine et M. Préau s’assirent seuls à dîner ; car Mme. Regnaud et sa famille avaient, suivant leur habitude, pris leur repas à midi.

— Je vous ai prié, M. Préau, de venir dîner avec moi, lui dit le capitaine, aussitôt que la nappe eût été enlevée et le dessert servi, afin que vous m’aidiez à remplir, en ma qualité d’exécuteur testamentaire, les dernières volontés de mon bienfaiteur et père, M. Meunier. Je veux dès ce soir remettre à qui de droit les divers legs qu’il a faits et ordonnés dans son testament. Vous me donnerez votre avis et me guiderez dans l’exécution de mon devoir.

— Bien volontiers.

— Je vous retiens pour le reste de la journée.

— Je suis à vos ordres. Il serait bon que vous eussiez un notaire, pour dresser les actes et quittances dont vous aurez besoin. Si vous le désirez, je vais aller en chercher un.

— Ne vous donnez pas ce trouble ; je vais envoyer Trim prier M. Magne de vouloir bien passer ici un instant.

Ils étaient encore à table, quand la négresse de la maison apporta au capitaine la petite cassette de maroquin rouge, en lui disant que le monsieur qui était venu le matin, demandait à lui parler.

— Allez dire à celui qui a apporté cette cassette de m’attendre ; et faites entrer le monsieur.

En voyant entrer Sir Arthur Gosford, le capitaine fut frappé de l’altération de ses traits, si changés depuis qu’il l’avait laissé le matin, à la porte du consulat d’Angleterre.

— Qu’avez-vous donc, Sir Arthur ? vous n’êtes pas reconnaissable.

— J’ai besoin de vous voir en particulier ; j’ai un service à vous demander.

— Avec plaisir ; voulez-vous entrer dans ma chambre ? M. Préau voudra bien vous excuser quelques instants.

— Pas d’excuse, répondit l’avocat, en se levant de table ; je vais lire les journaux en attendant.

— Un grand malheur, capitaine, lui dit Sir Arthur aussitôt qu’ils furent seuls, un grand malheur m’est arrivé ; Miss Sara Thornbull est disparue !

— Miss Thornbull disparue !

— Oui ! ce que je pressentais ce matin n’est que trop réel ! Elle a été enlevée par Antonio Cabrera !

— Enlevée ! par Antonio Cabrera ! Vous m’épouvantez.

— La chose n’est que trop vraie ! voici un billet que Clarisse a trouvé parmi les effets de Miss Thornbull. Son évanouissement à bord du Zéphyr, quand elle reconnut le pirate, est maintenant expliqué.

— Pauvre jeune fille ! Et que pensez-vous faire ?

— C’est ce que je ne sais pas ; et c’est pour ça que je suis venu vous voir. Je suis au désespoir.

— Il n’y a pas de temps à perdre ; il faut courir après le ravisseur. Avez-vous quelqu’idée de la direction qu’il a prise ?

— Non. Seulement je sais qu’il lui donnait rendez-vous à la place Lafayette, pour avant-hier soir.

— Vous ne savez rien de plus ?

— Rien de plus !

— Ah ! j’y pense : j’ai…

Le capitaine, sans finir sa phrase, sortit précipitamment de sa chambre, alla chercher André Lauriot qui l’attendait, et rentra bientôt avec lui.

— Voici l’homme, Sir Arthur, lui dit le capitaine en lui montrant Lauriot, qui peut le mieux vous aider.

Sir Arthur examina la contenance et les traits de l’agent de police, et parut satisfait. Après lui avoir raconté ce qui était arrivé, il lui demanda ce qu’il en pensait.

— Ce que j’en pense ? répondit Lauriot ; c’est que c’est une vilaine affaire. Cabrera est un diable qu’il n’est pas aisé de prendre : d’abord il a mille endroits pour se cacher ; en second lieu, quand on a découvert sa cache, on n’est pas toujours plus avancé, il est toujours armé jusqu’aux dents.

— Ah ! reprit Sir Arthur avec animation, si nous pouvons le trouver, je réponds que nous le prendrons. Le principal, c’est de savoir où il peut être allé.

— Quant à cela, je pense que je puis vous le dire à peu près. S’il eût été seul, il serait probablement resté caché dans la ville, jusqu’à ce qu’il eût pu trouver un passage, dans quelque navire pour les Antilles ; mais comme il est avec une jeune fille qui probablement l’embarrasserait, je ne serais pas surpris qu’il cherchât à gagner la baie de Barataria, où je sais qu’il est déjà venu plusieurs fois.

— C’est ce que je crains, dit le capitaine.

— Et moi aussi, ajouta Lauriot. Une fois dans les prairies flottantes, à travers les milliers de bayous, qui se croisent en tout sens dans ces fondrières, il y a vingt à parier contre un qu’on ne le découvrira pas avant qu’il ne parvienne à s’échapper sur quelque barque de pêcheurs d’huîtres, ou sur quelqu’un des sloops de pirates, qui infestent en ce moment les côtes du golfe, depuis que la guerre du Texas est commencée.

— Nous n’avons pas de temps à perdre, si nous voulons le rejoindre. Je vous donne cent guinées, M. Lauriot, si vous me rendez Miss Thornbull, et cinquante pour Cabrera. Partons.

— Attendez un peu, reprit le capitaine, Trim va bientôt arriver ; il connaît tous les bayous et toutes les prairies depuis l’embouchure du Mississipi jusqu’à la baie Timballier. C’était dans ces bayous qu’il se tint caché, pendant plus de dix-huit mois qu’il fût marron ; pauvre Trim ! Depuis ce temps, je ne sais combien de fois il m’a mené à la chasse, en pirogue, à travers tous ces bayous, sans jamais se tromper. — Tenez, le voilà, je viens d’entendre sa voix.

En effet c’était Trim, qui arrivait avec le notaire. Le capitaine alla au-devant de celui-ci, qu’il fit entrer dans le salon, où attendait M. Préau. Il le pria de l’y attendre quelques instants, et retourna avec Trim auprès de Sir Arthur.

— Qu’en dis-tu, Trim ? lui demanda le capitaine, après lui avoir raconté ce qui en était.

— Moué disé comme mossié police (il désignait Lauriot) ; moué sûr pirate l’été gagné prairies ; moué conné son la cache à ce pirate-là dans la baie Barataria ; moué pensé y a d’autres pirates dans la baie, et si li joigné pirates avant li l’été attrapé, adieu j’m’en vas ! li jamais pu vini di tout !

— Tu connais bien la prairie, Trim ? lui demanda le capitaine.

— Oui ! oui, moué connais ben.

— Veux-tu y aller ?

— Pas tout seul, moué pas capable pour joigné li.

— Avec M. Lauriot.

— M. Lauriot et pis moué pas capables pour attrapé l’pirate. Tenez, moué conné quéqu’un bon pour vini, li fameux ; moué vas content si li vini.

— Quel est celui-là, Trim ?

— Tom.

— Tom ! tu as raison. Eh bien ! Tom ne demandera pas mieux.

— Et moi aussi j’irai, ajouta Sir Arthur. À quatre, nous en viendrons bien à bout, si nous le rejoignons.

— Peut-être, dit André Lauriot, s’il n’a qu’une ou deux personnes avec lui ; mais s’il en avait une dizaine ?

— Eh bien ! continua Sir Arthur, prenons autant d’hommes qu’il faudra ; je paye toutes les dépenses, et la récompense par-dessus le marché.

— Je crois que c’est ce qu’il y a de plus prudent. Toi, Trim, va chercher Tom ; vous, Lauriot, choisissez de bons hommes bien armés, et venez nous rejoindre ici.

— Non, reprit Sir Arthur, qu’ils viennent me trouver à l’hôtel St. Charles, où ils m’attendront si je ne suis pas arrivé ; il faut que je conduise Clarisse chez M. le Consul.

— Convenu, répondirent Lauriot et Trim, qui partirent chacun de leur côté.

— Je suis fâché, Sir Arthur, de ne pouvoir vous accompagner ; j’ai des devoirs à remplir que je ne puis remettre. Mais je vous donne trois hommes qui vous feront retrouver ce que vous avez perdu, ou bien il n’y aura pas moyen. Trim, dans les prairies vaut à lui seul les deux autres, à cause de sa vue perçante et de son oreille si fine, outre qu’il connaît les bayous comme s’il y eût été élevé…

— Merci, merci, capitaine. Maintenant je vous quitte pour aller me préparer à une rude chasse, à ce qu’il parait. Adieu, capitaine.

— Adieu, Sir, Arthur, bon courage, et venez me voit aussitôt que vous serez de retour.

— Je n’y manquerai pas.

Le capitaine pressa la main de son ami, et ils se quittèrent, l’un pour aller faire ses préparatifs, l’autre pour aller trouver l’avocat et le notaire, qui l’attendaient dans le salon.

— Pardon, messieurs, de vous avoir fait attendre si longtemps.

— Pas du tout, M. de St. Luc, nous avons profité de votre absence pour dresser l’acte concernant le legs de madame et mademoiselle Regnaud.

— Toujours expéditif, M. Magne ! voyons, laissez-moi voir l’acte. C’est très bien, continua le capitaine après l’avoir lu, je désirerais cependant que vous y ajoutassiez : « et de tout ce qu’elle contient. »

— C’est facile.

Quelques instants après, Mde. Regnaud, Mathilde, l’avocat, le notaire, et le capitaine se rendaient à pied à la rue Bienville, où ils arrêtèrent au No 7. Le gardien ouvrit la porte et ils entrèrent.

— Permettez-moi, Mme Regnaud, de vous offrir au nom d’un de vos bons amis qui n’est plus, cette maison, dont la propriété appartient à Mlle Mathilde, et dont vous avez la jouissance jusqu’à votre mort. Je vous en livre la possession. L’acte est prêt ; nous allons le signer.

Madame Regnaud et sa fille, ainsi que Pierre de St. Luc, et le notaire signèrent l’acte.

— Maintenant, Mme Regnaud, vous nous ferez bien les honneurs de votre maison ? vous nous permettrez bien de vous accompagner dans la visite que vous allez en faire ?

— Sans doute, répondit Mme Regnaud les larmes aux yeux.

Pendant qu’ils visitaient les différentes chambres de cette magnifique maison, le capitaine, qui était resté en arrière avec M. Préau, mit dix mille piastres dans un vieux portefeuille qu’il avait pris sur une table, et le remettant au gardien, il lui dit de le porter à Mme Regnaud et de lui annoncer qu’il l’avait trouvé dans une armoire.

Madame Regnaud, après avoir examiné le portefeuille et découvert son contenu, le présenta au capitaine qui arrivait avec M. Préau.

— Ceci t’appartient, mon Pierre, lui dit Mme Regnaud.

— Quoi, ce vieux portefeuille tout décousu ? je ne voudrais pas y toucher.

— C’est un des portefeuilles de M. Meunier, je le connais.

— Qu’il a jeté ! je n’en veux pas, et d’ailleurs quand il serait plein d’or je n’y toucherais pas, car tout ce qui est dans cette maison vous appartient.

— Mais il y a de l’argent dans le portefeuille.

— Tant mieux !

Madame Regnaud ouvrit le portefeuille et compta dix mille dollars !

— Dix mille dollars ! s’écria le capitaine, en feignant la plus grande surprise ; mais pas si habilement que Mathilde n’aperçut un clin d’œil qu’il fit à M. Préau.

— Dix mille dollars ! s’écria le notaire.

— Ils t’appartiennent, Pierre dit Mme Regnaud.

— S’ils m’appartiennent, dit Pierre, en prenant un air grave, je les réclame ; si au contraire ils vous appartiennent, Mme Regnaud, vous devez les garder. Voici un notaire et un avocat, qu’ils décident ; voulez-vous vous en rapporter à leur décision ?

— Je le veux bien, si tu le veux ; je sais bien qu’ils te l’adjugeront, ils le doivent.

— Décidez, messieurs.

— Voyons l’acte, dit M. Préau, qui appréciait la délicate générosité de Pierre de St. Luc ; l’acte fera foi de tout.

— Oui, voyons l’acte, dit le notaire.

Ils lurent : « Madame Regnaud aura l’usufruit sa vie durant et mademoiselle Mathilde Regnaud la propriété de la maison No 7, rue Bienville et de tout ce qu’elle contient. »

— Il n’y a pas le moindre doute, dirent à la fois le notaire et l’avocat, que le portefeuille et son contenu n’appartiennent à madame Regnaud pour jouir de l’intérêt durant sa vie, et laisser le capital à Mlle Regnaud.

— C’est ce que je pense, dit le capitaine en souriant.

— Maman, dit Mathilde, je crois que c’est M. Pierre qui a mis cet argent dans le portefeuille, et nous l’a envoyé porter par le gardien.

— Il en est bien capable, s’écria Mme Regnaud, il n’en fait jamais d’autres !

— Rendez-lui le portefeuille, maman.

— Allons donc, petite pie, faut-il vous mettre un baiser sur la bouche pour la fermer ? dit le capitaine.

Mathilde courut, en riant, prendre le bras de sa mère.

— Nous avons adjugé ; notre jugement est sans appel, et la première qui répliquera sera condamnée à subir de la part de M. de St. Luc la peine dont il vient de menacer mademoiselle Mathilde.

— Eh bien ! j’accepte le jugement pour le présent, reprit Mme Regnaud ; mais nous en parlerons plus tard, Pierre.

— Comme vous voudrez. En attendant, excusez-nous si nous ne vous reconduisons pas chez vous ; il faut que j’aille prendre mon logement chez moi. J’ai bien des choses à faire encore ce soir. Auriez-vous la bonté de m’envoyer mes effets par Toinon ?

— Oui, mon Pierre.

De la rue Bienville, le capitaine se rendit, avec messieurs Magne et Préau, à la demeure de feu M. Meunier où Pierre avait décidé de faire son séjour, pendant le temps qu’il serait à la Nouvelle-Orléans. Tous les esclaves de la maison, qui avaient appris que le capitaine n’était pas mort, accoururent au devant de lui aussitôt qu’il fut entré.

— Comment va ? comment va ? mon piti maître ? criaient-ils les larmes aux yeux, en lui embrassant les mains et ses vêtements.

— Très bien, très bien, mes enfants, leur répondait-il, en leur donnant à chacun une poignée de mains.

Le gardien vint remettre les clefs au capitaine ; après quoi, Pierre de St. Luc fit le tour des chambres, examina les scellés, visita les écuries, remises, voûtes, caves et les dépendances. Tout était en ordre. Il congédia le gardien en lui disant de faire son compte et de revenir le lundi suivant.

— Maintenant, mes enfants, dit le capitaine, quand il se fut assis devant une grande table, avec le notaire et M. Préau, j’ai un devoir à remplir envers plusieurs d’entre vous de la part de votre bon maître qui fut un père pour vous durant sa vie, et qui veut que vous soyez récompensés après sa mort. Avancez, Pierrot, Jacques, Henri, Paul, Clara et Céleste. Vous vous êtes toujours conduits comme de bons et fidèles serviteurs, et M. Meunier m’a chargé de veiller à ce que vous soyez tous mis en liberté, suivant les formalités de la loi. Lundi prochain à midi, vous ne serez plus esclaves ; vous n’appartiendrez plus à personne ; vous serez maîtres de vos volontés et de vos personnes ; vous pourrez aller où bon vous semblera faire ce que bon vous semblera ; personne ne pourra plus vous inquiéter, si vous vous conduisez suivant la loi, paisiblement. Vous Pierrot, vous recevrez, lundi à midi, en même temps que votre acte de liberté, ces cinq cents dollars, que je remets à monsieur le notaire. Vous, Jacques, vous en recevrez autant. Vous, Henri, Paul, Clara et Céleste, vous êtes plus jeunes et plus vigoureux, vous en recevrez deux cents.

« Voyez comme votre maître a été bon pour vous ! Il vous donne non-seulement la liberté, mais il vous fournit encore les moyens de vous établir honnêtement et de gagner votre vie. Vous avez mérité ce qu’il vous donne, et je suis heureux d’être l’exécuteur de ses désirs à votre égard. Quant à moi, je vous considère comme libres dès ce moment ; vous pouvez aller où vous voudrez. Venez me donner la main. »

Tous ces fidèles esclaves, au lieu de montrer l’extravagante joie à laquelle le capitaine s’attendait, se jetèrent à genoux et éclatèrent en sanglots.

— Qu’avez-vous, mes enfants ? relevez-vous, leur dit le capitaine qui se sentait ému ; n’êtes-vous pas contents ?

— Si, si, mon piti maître, répondit Pierrot ; nous l’été contents, mais nous l’été pas contents de quitter li, pour couri la ville sans savoir you l’allé. Les blancs pas voulé employé nous, paceque nous l’été plus esclaves ; et l’esclaves pas voulé palé à nous, paceque nous l’été plus esclaves itou. Tout l’monde abandonné nous, si piti maître l’abandonné nous.

— C’est ça nous pensé, comme a dit Pierrot, ajoutèrent les autres.

— Vous avez raison, leur répondit le capitaine, d’un ton affectueux ; je ne vous abandonne pas, je ne vous chasse pas. Quand vous aurez besoin, je serai toujours prêt à vous aider de ma bourse et de mes conseils ; vous pouvez venir ici quand vous voudrez, ma maison vous sera toujours ouverte ; vous y trouverez toujours un lit pour vous coucher, un morceau de pain pour manger, tant que vous vous comporterez comme il faut. M. Meunier, votre maitre, a voulu que vous fussiez libres après sa mort, et il serait bien fâché dans le ciel, s’il apprenait que je n’ai pas exécuté, et que vous, vous avez refusé ce qu’il avait désiré. Vous lui feriez de la peine. Vous ne voulez pas lui faire de peine, n’est-ce pas ?

— Oh non ! non, crièrent-ils tous ensemble.

— Eh bien ! dans ce cas-là, que voulez-vous donc ?

— Nous voulons tous rester avec vous.

— Mais, mes enfants, considérez que je ne puis pas toujours rester ici. Je vais être obligé d’aller bientôt au Canada, pour des affaires importantes ; c’est un pays bien éloigné, il y fait bien froid, et je ne pourrais pas vous y amener, vous y gèleriez.

— C’est égal : gardez-nous avec li tant que pas parti.

— Vous ne seriez pas plus avancés quand je partirais ; tandis qu’en vous plaçant maintenant, je pourrais vous être utile dans les commencements, jusqu’à ce que vous puissiez faire vos affaires seuls.

— Mais que nous va faire ? nous sé pas rien ; nous conné pas métier.

— Voulez-vous, mes enfants, que je vous fasse une proposition ?

— Oh ! oui, oui.

— Je réfléchis, en effet, que vous n’avez pas de métier et que vous pourriez bien vous trouver embarrassés de votre liberté, si vous ne trouviez pas les moyens de vivre. Voici ce que j’ai à vous proposer.

« Vous êtes six ; en réunissant ensemble les legs que vous a faits votre bienfaiteur, vous formerez la somme de dix-huit cent dollars. Vous, Pierrot et Jacques, vous connaissez la culture de la terre ; Henri et Paul sont forts et robustes, Clara et Céleste feront d’excellentes fermières. Vous êtes bons amis et avez toujours vécu ensemble ; voulez-vous vous mettre sur une petite terre, que vous cultiverez de vos mains ? Vous aurez des vaches, vous les soignerez, vous ferez du beurre, du fromage ; vous aurez des moutons, une basse cour, vous pourrez vivre tranquilles et à l’aise.

— Oh ! oui, oui, mon bon piti maître.

— Vous, Henri et Céleste, je sais que vous vous aimez, vous vous marierez et je vous fais un présent de noces ; comme je crois que Clara ne déteste pas Paul, je leur ferai aussi un présent pareil, s’ils se marient. Qu’en dites-vous Henri et Céleste ?

— Et toi Clara ?

— Moué sé pas.

— Toi, Paul ?

— Moué voulé bin !

— Qu’en dis-tu Clara ?

— Moué voulé bin itou !

— À la bonne heure ; je suis content que vous consentiez à vivre tous ensemble. Comme Pierrot et Jacques ont chacun cinq cents dollars et que Henri et Céleste n’auront à eux deux que quatre cents dollars, je leur donne cent dollars pour présent de noces ; et autant à Paul et Clara. Ainsi vous diviserez les profits et dépenses en quatre. Mais ce n’est pas tout. Vous n’auriez pas assez de deux mille piastres, pour acheter une terre et tout ce qui sera nécessaire à sa culture.

Je me propose d’acheter la terre de M. Coq-Quintal, un excellent homme, qui l’offre en vente. Elle contient deux cents arpents de bonne terre, dont la moitié est en pleine culture. D’un côté elle touche à ma plantation de la paroisse St. Charles, de l’autre elle est séparée du voisin par une petite rivière, qui l’en isole complètement. Il y a une jolie maison de campagne sur le bord du fleuve, entourée de magnifiques chênes verts, qui étendent leur ombrage devant la porte. Les écuries et remises sont en bon ordre, ainsi que les clôtures.

Je vous donne la jouissance de cette terre en commun, pour aussi longtemps que vous vous comporterez comme il faut.

Ces pauvres nègres ne savaient pas comment exprimer toute leur joie. Ils souriaient, tandis que des larmes de bonheur coulaient de leurs yeux.

— Avec votre argent, continua le capitaine, vous achèterez des chevaux, des bœufs, des mules et tous les instruments aratoires nécessaires.

— Ah ! s’écria Pierrot, qui avait été le cocher de M. Meunier, c’est moué qui l’auré soin des curies !

— Et moué, ajouta Jacques, veillé à culture avec Henri et Paul.

— Laissez-moi continuer, mes enfants. La récolte que vous ferez, je l’achèterai au plus haut prix du marché. Je prendai votre coton, et ce que vous aurez de maïs à vendre, après avoir mis de côté votre provision. Si vous préférez cultiver la canne à sucre, je vous l’achèterai pour ma roulaison, excepté que vous préférassiez venir faire votre sucre à ma sucrerie ; je donnerai des ordres à cet effet à l’économe de la plantation. Quand vous aurez besoin de quelque chose, vous vous adresserez à lui, si je n’y suis pas.

— Moué conné bien le conome, mossié Todore, li l’été li toujou conome ?

— Oui, Pierrot, il est toujours l’économe. Maintenant, mes enfants, continua le capitaine, allez préparer le souper, et laissez-moi avec ces messieurs. Ces pauvres esclaves se jetèrent aux genoux de Pierre une seconde fois pour lui demander sa bénédiction.

— Je vous la donne, mes enfants ; que Dieu vous la donne aussi et puissiez-vous toujours la mériter !

— Il me reste encore à satisfaire quelques legs, reprit le capitaine ému jusqu’aux larmes de cette scène ; voici, M. Magne, 5000 dollars que vous me ferez le plaisir de porter, lundi matin, à l’Asyle des Orphelins. Vous dresserez l’acte nécessaire, que vous m’apporterez avec la quittance du docteur Rivard auquel vous remettrez aussi ces trois mille dollars.

— Il est indigne de toucher à ce legs ! s’écria M. Préau avec indignation, à l’idée que ce monstre toucherait de ses mains impures l’offrande dernière d’un homme de bien.

— Non ! répondit tranquillement le capitaine, cet argent lui appartient ; c’était la volonté de mon père qu’il l’eût et il l’aura ! Mais je vous assure qu’il n’en pourra pas faire un mauvais usage… Vous lui porterez son argent lundi, M. Magne ! — Je ferai aussi porter à la Bibliothèque de l’État, les livres qui lui sont légués ; veuillez aussi en préparer l’acte.

Lorsque messieurs Magne et Préau furent partis, après le souper, le capitaine Pierre de St. Luc monta à son ancienne chambre à coucher, dans laquelle il s’enferma. Sur une table, recouverte d’un tapis vert, il y avait la petite cassette de maroquin rouge, à clous jaunes. Cette cassette renfermait des papiers de famille. Pierre allait enfin connaître ce que M. Meunier lui avait toujours caché ; il allait enfin apprendre quel était son père et sa mère, où ils étaient, ce qu’ils faisaient. Il regarda, avec des yeux qui se remplirent de larmes, cette cassette dont le contenu allait lui dévoiler tout ce que sa naissance et son enfance avaient eu de caché et de mystérieux. Il hésita à l’ouvrir, et ce qu’il avait tant désiré de connaître il tremblait maintenant de l’apprendre ; il aurait voulu n’avoir eu d’autre père que M. Meunier ! Il eut peur de n’avoir à connaître le nom de son père que pour avoir à lui reprocher son abandon. Il demeura longtemps pensif et rêveur.

Minuit sonna à l’horloge ! C’était l’heure à laquelle M. Meunier était mort. Pierre de St. Luc tressaillit.

— Je n’ouvrirai point cette cassette maintenant ! dit-il. Je veux encore passer cette nuit, la première que je passe dans cette maison depuis la mort de M. Meunier, avec l’idée qu’il était mon père selon la nature, comme il l’était selon le cœur.

Et il se coucha, sans avoir ouvert la cassette.


CHAPITRE XXVII.

fragments du mémoire de m. meunier.


À MON FILS,

« Quand ces lignes, que je trace en les mouillant de mes larmes, te parviendront, je ne serai plus. La mort aura étendu son froid linceul sur mon corps inanimé ; mon front ne rougira pas en te voyant lire ce que ma bouche n’avait point osé t’apprendre.

« Pierre, mon enfant, mon bien aimé, je suis ton père ! Permets-moi de t’appeler de ce doux nom de fils, que mon cœur te donnait, mais que ma langue n’avait pas la force de prononcer. Je ne me sentais pas le courage et mon cœur faiblissait à l’idée que j’empoisonnerais le bonheur de ta vie, si joyeuse, si enthousiaste du présent, si confiante dans l’avenir, en t’apprenant que tu ne devais la vie qu’à une union sacrilègement brisée presqu’aussitôt que formée ! Il était de mon devoir de ne pas te dévoiler, durant ma vie, l’existence de secrets que je devais ensevelir dans mon sein jusqu’à ma mort. Mais quand la mort sera venue frapper à mon chevet, alors ce secret ne sera plus le mien, il sera devenu le tien, parce qu’alors il t’imposera des devoirs à remplir, dont ton cœur seul te dictera l’étendue.

« Pierre, mon fils Pierre, ne me maudis pas ! Ta mère, celle qui fut ma femme, vit encore… Et elle est la femme d’un autre !… Mon fils, ne juge pas ; ta mère n’est point coupable… Oh ! c’est une bien triste histoire ! ainsi que te l’apprendront ces fragments. Elle m’a cru mort, et elle a subi sa destinée ! obéissant à des ordres injustes et cruels, elle s’est laissé traîner à l’autel, comme une victime au sacrifice !… Pauvre Éléonore !… C’est moi qui étais coupable. Oh ! si tu savais tout ce que mon âme a enduré de douleurs et de tourments ; si tu savais les torrents de larmes qu’ont versés mes yeux ; si tu savais les nuits d’insomnie et d’angoisse que j’ai passées, à genoux auprès de ton berceau, tu n’aurais pas de malédiction dans ton cœur ni d’injures sur ta langue pour la mémoire de celui qui a tant souffert, parce qu’il avait tant à expier !

« À mesure que tu grandissais, je suivais sur ta figure, dans tes manières, dans tes airs, le développement et l’expression des traits et du caractère de ta mère… Ta mère ! Pierre ; un ange de beauté ! un ange de vertu, dont je ne dois prononcer le nom qu’à genoux… Ta mère ! un ange de candeur et d’innocence !… oh ! pardon ! pardon !…dont j’ai flétri la douce existence ! Mes pleurs m’aveuglent, mes sanglots me suffoquent !… Je continuerai demain. J’espère que je serai plus calme ; ma main tremblera moins !
 

« En écrivant ce mémoire, je ne prétends pas me justifier, je ne veux qu’établir à tes yeux toute l’innocence et la pureté d’Eléonore… Une barrière insurmontable, sacrée, nous sépare. Toi, tu la reverras ; toi, tu pourras lui dire ce que j’ai souffert, et les larmes cruelles dont j’inondai mon chevet, pendant de longues années. Quand ta tendresse te portait à venir me trouver à ma chambre, la nuit, alors que par mes sanglots j’attirais ton attention, je pleurais sur cette faute de mon jeune âge, qui, je le sens, mine la source de ma vie et hâte mes pas vers la tombe.

« Que mon exemple te serve de salutaire leçon. Apprends à dompter tes passions, et à étouffer dans ton cœur ces élans fougueux des sens, qui, s’ils ne sont pas réprimés, dans une nature bouillante, laissent à leur suite des souvenirs qui brûlent, des remords qui rongent, qui torturent, qui tuent !…

« Ma mère était morte ; et mon père, Antoine Meunier, vivait pauvrement sur une petite terre, qu’il avait dans la troisième concession de la paroisse St. Ours, dans le Bas Canada. L’homme le plus généreux et l’un des plus respectables de la paroisse, M. de Grandpré, m’avait pris en amitié, et m’invitait souvent à manger à sa table. Trop orgueilleux pour aider mon père dans la culture de sa terre, je passais mon temps dans l’indolence et la paresse, quand je n’étais pas employé par M. de Grandpré, chez qui j’allais régulièrement dîner tous les dimanches.

« La Saint Martin approchait ; c’était le temps où les censitaires payaient leurs rentes au seigneur. Je m’étais fait faire des habits neufs, beaucoup trop riches pour les moyens de mon père, qui prenait sur son nécessaire pour satisfaire ma vanité.

« Dans le temps des rentes, je restais ordinairement une quinzaine de jours chez M. de Grandpré.

« Un jour, c’était dans l’automne de 1808, Madame Deguise vint de Sorel, où elle demeurait, faire une visite à Madame de Grandpré, amenant avec elle une jeune fille. J’étais dans l’étude de M. de Grandpré, quand la voiture arriva. Jamais je ne vis de figure aussi fraîche, aussi rose, aussi expressive que celle de cette jeune personne qui accompagnait Mme Deguise. Je me sentis tout bouleversé ; de nouveaux sentiments se réveillaient en moi ; des sensations indéfinies flottaient au devant de mon esprit. J’avais vingt ans !

« Le soir, au souper, je me trouvai assis à table vis à-vis de cette jeune personne. J’osai à peine lever les yeux sur elle.

« Je ne dormis presque pas de la nuit ; et quand, vers le matin, mes sens succombèrent à la fatigue, j’eus des songes dans lesquels il me semblait voir flotter, dans des nuages de gaze, l’image de cette jeune fille.

« Elle s’appelait Éléonore de M***. J’entendis le son de sa voix ; elle chanta, en s’accompagnant d’une guitare. Je crus entendre la voix d’un archange ! chaque note, si pure, si suave, si douce, vibrait sur les cordes de mon cœur comme une divine harmonie !…

« Je n’avais pas encore vu de figure aussi parfaite ; jamais buste si admirablement sculpté ; jamais coupe de visage, si fine dans ses lignes, si pure dans son contour ! Ses longs cils noirs voilaient ses yeux, baissés sur sa guitare. C’était la réalité de mes rêves, la personnification de tout ce que mon imagination ardente s’était figuré de plus aimable sous une forme humaine !

« Je fus obligé de sortir de la salle, pour aller baigner mes tempes brûlantes dans l’eau froide de la fontaine. Je courus ensuite m’enfermer dans ma chambre.

« Au bout de deux jours, elle partit avec sa tante, Mme Deguise. Je ne lui avais pas une seule fois adressé la parole, me contentant de la contempler avec une religieuse admiration. Plusieurs fois nos yeux s’étaient rencontrés, et à chaque fois, je ne sais comment j’ai pu ne pas défaillir, sous la violence des battements de mon cœur, qui semblait vouloir s’échapper de ma poitrine

« Le 24 décembre, Éléonore et plusieurs autres jeunes filles se trouvaient réunies chez M. de Grandpré. Il y avait veillée avant d’aller à l’église entendre la messe de minuit. Il était tombé de la neige en abondance. M. de Grandpré fit atteler des chevaux sur des traînes, pour envoyer mener les jeunes filles à la messe. La neige à gros flocons tombait silencieusement. Je me trouvais dans la même traîne qu’Éléonore. Nous étions debout, obligés de nous tenir aux bâtons de la traîne pour ne pas tomber.

« Pendant la messe, le vent s’était élevée et soufflait avec fureur, amoncelant la neige par bancs dans les chemins. Comme le temps était assez doux et que le trajet n’était pas bien considérable, personne ne s’était précautionné contre la tempête. J’avais pris néanmoins le manteau de M. de Grandpré.

« Après la messe, je me trouvai encore dans la même traîne qu’Éléonore. Elle était trop légèrement vêtue pour l’espèce de tempête qu’il faisait alors.

Une sorte de grosse tête de soie noire encadrait son gentil visage. La poudrerie, poussée par le vent, fouettait nos figures. La traîne était pleine de personnes, les chemins étaient si remplis de neige que notre cheval n’avançait qu’avec peine. À chaque instant, par le balancement que nous donnions à la voiture en nous tenant debout, nous étions sur le point de verser. La nuit était noire ; nous pouvions à peine nous voir les uns les autres ! Éléonore se trouvait immédiatement devant moi, un peu à ma droite. Elle fut obligée de se retourner pour éviter le vent et la poudrerie, qui lui coupaient la figure. Elle n’avait qu’un châle de laine ; elle avait froid. Par un des balancements de la traîne elle tendit la main pour ne pas tomber ; sa main toucha la mienne ! Je me sentis frissonner, et malgré moi je la pressai… Elle ne la retira pas. Je me baissai un peu et je lui dis, mais si bas, si bas, que j’eus de la peine à m’entendre moi-même tant j’étais ému : « avez-vous froid ! » Je ne sais pas si elle me répondit, je l’enveloppai dans mon manteau que je jetai par dessus sa tête, pour la préserver de la tempête…

« Quand nous arrivâmes ; la maison, je ne m’étais aperçu ni du temps ni de la distance !

« Je ne pus me résoudre à rester pour prendre part au réveillon que Mme  de Grandpré avait fait préparer. Je montai à ma chambre, et je me jetai ensuite presque tout habillé sur mon lit.

« Le lendemain, au déjeuner, je revis encore Éléonore, et, comme si nous eussions été attirés par un aimant magnétique, nos regards se rencontrèrent ! Elle était un peu pâle ; ses lèvres tremblèrent faiblement et sourirent d’un sourire si plein d’ineffable candeur, que je sentis mes sens se fondre sous l’impression de son regard. Je ne la revis plus de la journée.

« Le jour suivant, Mme  Deguise me demanda si je voulais la mener en voiture avec sa nièce, chez une de ses amies. Je les conduisis. Je retournai seul avec Éléonore chez Mme de Grandpré. Nous ne nous étions pas encore dit un mot, je ne lui avais adressé la parole qu’une fois, à notre retour de la messe de minuit. J’étais assis près d’elle dans la carriole. Mon émotion était si grande que j’avais à peine la force de tenir les rênes. Elle était encore plus émue que moi. En arrivant à la maison, je lui offris la main pour l’aider à sortir de la voiture. Son visage était blanc comme la neige ; il semblait qu’elle allait défaillir.

« M’en voulez-vous ? » lui dis-je d’une voix presqu’inaudible. Sa main trembla dans la mienne ; elle ne répondit pas, et s’élança dans la maison…

« Elle resta jusqu’au jour de l’an chez Mme de Grandpré. Je la vis tous les jours et je lui parlai. Plusieurs fois je la promenai en voiture. J’allai la voir chez sa tante à Sorel, où elle devait passer une partie de l’hiver…

« Notre amour s’était mutuellement développé avec une brûlante intensité. Je ne pouvais plus vivre loin d’Éléonore.

« Mon père, trop bon, trop généreux, trop faible pour me rien refuser, vendit sa terre pour m’acheter un cheval superbe, que je lui avais demandé. Je regardais peu à la gêne à laquelle se mettait mon père, à la misère peut-être à laquelle il s’exposait pour gratifier ma folle ambition. Que m’importaient la gêne, les privations, la misère, pourvu que j’eusse mon cheval, ma carriole et mon harnais argenté, pour aller à Sorel voir Éléonore, et la promener !

« Un jour, c’était le 6 janvier 1809, la fête des Rois, je proposai à Éléonore d’aller passer la journée à St. Ours chez Mme  de Grandpré ; Mme  Deguise y consentit, et je partis avec Éléonore. Le temps avait été très doux, depuis le jour de Noël ; les glaces du St. Laurent n’étaient point encore arrêtées ; mais celles de la rivière Richelieu étaient solides et les chemins superbes sur la rivière. Ce n’était qu’une glace vive. Mon beau cheval, de pure race canadienne, plein de feu et d’action, secouait d’impatience son épaisse et flottante crinière ondée ; ses naseaux rouges lançaient une vapeur bleue, qui tranchait sur le blanc mat de la neige. Le ciel était couvert de nuages vaporeux. Le temps était doux et serein.

« Oh ! comme mon cœur palpitait de bonheur d’avoir mon Éléonore à mes côtés, chaudement enveloppée dans une belle robe de buffle toute neuve ! Je fis claquer mon fouet avec orgueil ! Oh ! comme il était beau mon cheval tout noir, sur le dos duquel reluisait son harnais argenté. Retenu par son mors, il frémissait sous les rênes et dansait, en agitant la bande de petites clochettes attachée à son poitrail. Il y avait une foule de voitures qui se promenaient sur la glace. Les jeunes gens couraient leurs chevaux fringants : d’autres s’en allaient du même côté que nous. Personne ne paraissait craindre la glace, et je m’y embarquai. Je lançai mon cheval à son grand trot, et bientôt j’eus dépassé toutes les voitures.

« Nous arrivâmes chez Mme  de Grandpré, au moment où l’on se mettait à table pour diner. Après les vêpres, je voulus ramener Éléonore à Sorel, où sa tante lui avait fait promettre de retourner ce jour-là. Mme  de Grandpré insista pour que nous restassions, pour tirer le gâteau des Rois, au souper.

— Il fera beau clair-de-lune, nous dit-elle, vous partirez après la fête. Il faut que vous assistiez au couronnement du roi et de plus je veux envoyer un morceau de gâteau à Mme Déguise.

« Il devait y avoir une réunion ce soir-là chez Mme  de Grandpré. Tous les amis avaient été invités, pour tirer le gâteau des Rois. Éléonore accepta ; sa volonté était la mienne ; nous restâmes
 

« Dix heures sonnaient, mon cheval était attelé et attendait à la porte.

— Vous feriez mieux de rester jusqu’à demain matin, nous dit Mme  de Grandpré.

— Oh ! non, merci, répondit Éléonore ; ma tante nous attend absolument ce soir.

— Combien pensez-vous mettre de temps à vous rendre ?

— Une heure, répondis-je en flattant orgueilleusement la tête de mon cheval, que je tenais par la bride ! Les chemins sont très beaux sur la glace.

— Je vous conseillerais de passer par terre. Je crains que la glace ne soit pas sûre. Les eaux montent, nous pourrions bien avoir une débâcle, nous dit M. de Grandpré en regardant la lune dont le disque était plongé dans une espèce de brume.

— Il n’y a pas de danger, lui répondis-je, dans moins d’une heure nous serons à Sorel.

— Je vous le souhaite. Adieu.

« Je m’étais moqué du conseil que la prudence de M. de Grandpré nous avait donné. Hélas ! j’eus bientôt occasion de m’en repentir.

« En embarquant sur la glace, je m’aperçus que l’eau était montée de plus d’un pied. Sur le milieu de la rivière elle était vive et unie comme un miroir ; je me glorifiais d’avoir choisi cette route. J’étais heureux, mon cœur palpitait auprès d’Éléonore. J’étais fier de mener un si beau cheval, dont l’allure si dégagée et si rapide nous entraînait avec la vélocité du vent, vers la demeure de ma bien aimée. Hélas ! je devais bientôt me repentir de n’avoir pas pris le chemin de terre, moins beau mais plus sûr. Un bruit sourd se fit entendre le long du rivage, comme si c’eût été l’effort que faisait l’eau pour rompre la glace ; j’écoutai avec terreur. Bientôt ce bruit sourd fut suivi, à quelque distance derrière nous, par un éclat clair, net, sec comme le bruit d’un bâton qui se rompt subitement. C’était la glace qui, cédant à la crue constante des eaux, s’était rompue d’un travers à l’autre de la rivière. Je tournai la bride à mon cheval et le lançai, au grand galop, vers la côte. La glace craquait horriblement dans toutes les directions ! C’était une débâcle du Richelieu. Déjà la côte se dessinait, blanche et droite devant mes yeux à quelques arpents en avant ; mais, oh désespoir ! la glace s’était détachée du rivage, une mare longue, large, profonde, nous en séparait tout le long de la côte. Le morceau de glace, sur lequel nous nous trouvions, descendait, emporté par un courant furieux. Mon cheval, effrayé par le craquement des glaces, le bouillonnement de l’eau et les cris que je poussais, pour appeler au secours, courait à l’épouvante, les oreilles couchées dans les crins.

J’étais debout dans la voiture, tenant les rênes dans mes deux mains et mon fouet entre mes dents. Emporté comme une poussière, je suivis pendant quelques minutes la lisière du banc de glace, espérant trouver quelque chance de sauter sur le rivage. Espoir inutile : quand notre immense glaçon touchait aux glaces du rivage, le choc était terrible ; de larges blocs s’en détachaient et, après avoir tournoyé sur eux-mêmes, s’enfonçaient sous l’eau pour ne plus reparaître.

« Je ne voyais plus de chance de salut que sur la rive opposée ; j’y dirigeai mon cheval, que je sanglai de coups de fouet pour précipiter sa course déjà si furieuse. Je sentis la voiture comme emportée dans l’espace… Nous venions de sauter, sans y toucher, par dessus une crevasse de deux pieds de largeur ! Je fermai les yeux un instant ; puis je les portai sur mon Éléonore, qui s’était couvert la tête de la robe de buffle, pour ne pas voir. À l’autre côté, même désappointement, mêmes difficultés, même barrière de glaçons cassés, brisés, broyés ; se choquant, tourbillonnant dans les remous, plongeant, reparaissant pour replonger encore et s’enfoncer dans ces gouffres d’eau et d’écume.

« Il n’y avait pas de chances sur cette rive ; je résolus de retourner vers l’autre. La lune sortait en ce moment de dessous un nuage ; je vis le village de Sorel, et je reconnus la flèche de l’église à la réflection de la lune sur son clocher en ferblanc. Il n’y avait plus à hésiter ; nous descendions avec une effroyable rapidité. Si je voulais arriver avant d’avoir dépassé les maisons, il me fallait encore pousser mon cheval à toute vitesse. Noble animal il était tout couvert d’écume ; il n’avait pas encore fléchi une seule fois, malgré la course désordonnée qu’il venait de faire ! Je lui donnai encore du fouet ; il bondit, et la tête baissée, il courut, dévorant les distances. Nous avions encore à franchir la même crevasse, que nous avions déjà si heureusement sautée… Mon cheval aurait-il la même vigueur ? La crevasse se serait-elle élargie ?…

« Déjà il me semble l’entrevoir. Elle est affreusement agrandie ! Poussés en sens contraire par des courants opposés, les deux bancs de glaces se sont éloignés !… Je saisis Éléonore dans mes bras… Il était temps… Le cheval, aveuglé par sa course effrenée, fit un bon prodigieux et alla plonger, la tête la première, au milieu de l’onde, qui se referma sur lui. En sautant sur la glace avec Éléonore dans mes bras, mes pieds s’étaient embarrassés dans la peau de buffle, et je tombai mais heureusement sans accident. Ce qui avait failli nous occasionner une chute dangereuse fut peut-être ce qui nous sauva. Après avoir déposé Éléonore dans un lieu sûr, et l’avoir enveloppée dans la robe de buffle, j’allai sur le bord de l’eau jeter un dernier coup d’œil sur mon cheval. Je ne vis rien. Je crus que les eaux l’avaient englouti avec la voiture. Je lui donnai un soupir. Mais bientôt j’entendis le son des clochettes et l’écho des pas d’un cheval qui fuyait vers le rivage, — c’était le mien. Le noble animal était parvenu à monter sur la glace ; son instinct le guidait vers le rivage, et la peur l’emportait sur l’aile des vents.

« La tête en feu et le désespoir au cœur, je retournai à mon Éléonore, mon ange, ma bien aimée, ma vie ! Je ne savais plus que faire ; je ne voyais plus d’espoir, il ne nous restait plus qu’à attendre le jour.

— Faut-il donc mourir ? dit-elle avec une navrante expression de douleur. Passer la nuit ici ?

« Sans lui répondre, j’ôtai mon capot, mon gilet, mes gants, et je me mis à courir, pour chercher, encore une fois, si nous ne pourrions pas trouver un passage. Notre banc de glace, rogné par les chocs des autres glaçons et rompu en divers endroits, n’offrait plus qu’une superficie de quelques arpents carrés. J’en fis tout le tour, mesurant les distances et calculant nos chances avec un froid désespoir. Nous commencions à sentir l’influence des eaux turbulentes du St. Laurent, qui nous emportaient vers le lac St. Pierre, où nous serions broyés sans ressources. Ruisselant de sueur malgré la pluie fine et glacée qui commençait à tomber, les yeux gonflés par la fatigue et l’épuisement, les oreilles me tintaient, les altères des tempes battaient à se rompre ; c’est ainsi que j’arrivai, trempé par la pluie, essouflé, patelant, auprès de celle pour laquelle j’aurais vingt fois donné ma vie, et que je n’avais plus l’espoir de pouvoir sauver.

« Je me revêtis de mes hardes et m’assis sur la glace, à quelque distance d’Éléonore. Il n’y avait plus qu’à mourir, et je me mis à pleurer comme un enfant ! Soit qu’elle ne m’eut pas entendu arriver, soit qu’elle se fut évanouie, enveloppée par dessus la tête dans la robe de buffle, elle ne fit pas un mouvement. Au bout de quelque temps cependant, elle souleva la peau ; me regarda sans dire un mot, comme si elle eut pressenti, à ma contenance morne et abattue, qu’il ne nous restait plus qu’à mourir.

— Vous pleurez ! me dit-elle enfin avec son angélique voix, si douce.

— Oui, parceque je ne puis vous sauver, lui répondis-je avec une agonisante expression de désespoir.

— Plus d’espoir !

— Plus rien !…

— Eh bien ! dit-elle, avec une énergie dans sa voix qui me surprit, s’il faut mourir, mourons ensemble !

« Et se levant, elle vint s’asseoir près de moi. À la pluie fine avait succédé une neige épaisse et molle, qui tombait en larges flocons.

« Une espèce de torpeur morale et d’anéantissement physique avait succédé à l’énergie que j’avais déployée tant que j’eus quelqu’espoir ; j’en fus brusquement tiré par un bruit, qui me parut étrange et que je ne distinguai pas bien d’abord. J’écoutai. C’était les hennissements d’un cheval à une distance peu éloignée. Je courus voir ce que c’était. La neige qui tombait toujours large, épaisse, silencieuse m’empêchait de distinguer ; mais je crus reconnaître mon cheval. Je l’appelai par son nom. Le noble animal se mit à hennir… Oh ! comme mon cœur palpita. La glace sur laquelle je me trouvais descendait toujours, et le pauvre animal suivait en marchant sur la lizière du glaçon opposé, qui paraissait arrêté ; j’entendais le bruit de ses fers. Je me serais jeté à la nage, si j’eusse su nager, avec Éléonore dans mes bras. J’appelai encore mon cheval le caressant de la voix. J’entendis comme un corps qui plongeait, et bientôt je pus distinguer une masse noire qui luttait contre les flots. C’était lui, mon cheval ! Il essaya de monter sur la glace où j’étais. Ses pieds glissaient, et l’impétuosité avec laquelle nous étions emportés ne lui permettait pas de se soutenir. Je l’aidai de tous mes efforts mais en vain ; il n’avait plus ni harnais, ni bride, probablement que le tout avait été brisé ![2] Une idée du ciel vint frapper mon esprit — je courus à Éléonore, je la pris dans mes bras ; je mis une main sur la tête de mon cheval, qui cherchait toujours à monter sur la glace, et m’élançai sur son dos. Le cheval enfonça par dessus la tête ; nous bûmes de l’eau.

« D’une main je tenais ma bien aimée, ferme sur le dos du cheval, devant moi ; et de l’autre je me cramponnais à la crinière du courageux animal, qui se mit à nager vers la glace opposée. En arrivant de l’autre côté, il essaya encore de monter sur la glace, mais le poids qu’il portait gênait ses mouvements ; j’aidai Éléonore à y sauter, et je sautai après elle. Je sentais que la glace était solide et ne remuait pas ; j’offris au ciel à genoux, une prière de reconnaissance.

« Après Dieu, c’était à mon cheval que je devais la vie. La pauvre bête, le front tourné contre le courant qui l’entraînait, luttait avec une incroyable vigueur contre la fureur des flots. Il fit un prodigieux effort ; il sortit presque tout son corps hors de l’eau ; ses deux pieds de devant sur la glace, il cherchait à se cramponner avec ses fers. — Je m’élançai pour l’aider en le saisissant à la crinière ! Oh ! malheur, le pied me glissa et j’allai me heurter contre son front. Le choc m’empêcha de tomber à l’eau, mais lui fit perdre prise. Il fit un plongeon et au moment où il reparaissait sur l’onde, un glaçon le frappa à la tête. Il lâcha un gémissement si plaintif que j’en frissonnai ; il tourna la tête de mon côté, comme s’il eut voulu implorer mon secours, puis elle s’affaissa sous l’eau ; sa crinière flotta un instant, et il s’enfonça sous la glace pour ne plus reparaître ! Je versai une larme sur sa mort ! Pauvre animal, si fidèle !

« Éléonore qui avait vu la lutte désespérée de la noble bête et sa fin si triste, pleurait aussi. Cependant nous n’étions pas encore sauvés ; nos vêtements étaient imbibés ; tout le corps d’Éléonore tremblait, ses dents claquaient ! Je lui passai une main sous le bras et je la fis courir dans la direction du rivage, pour la réchauffer. Elle était si faible, qu’elle n’avait pas la force de se supporter. Je l’obligeai de marcher, malgré sa faiblesse, dans la crainte que le froid ne s’emparât de ses membres. Enfin ! oh bonheur ! nous atteignîmes le rivage ! Il y avait une maison auprès. Tout le monde était couché. Je frappe avec violence et on vient nous ouvrir. — Ces bons habitants, en apprenant ce qui nous était arrivé nous firent boire un verre de rum, mêlé de sucre et d’eau chaude. Éléonore fut couchée dans des couvertes. Quant à moi, après avoir changé de vêtements, je me jetai tout habillé sur le plancher près du poêle.

« Aux premières lueurs de l’aurore, je me fis conduire au village ; et, aussitôt que je pus me présenter, je me rendis chez Mme  Deguise. Je lui racontai tout ce qui nous était arrivé. Elle fit atteler sa voiture et se hâta d’aller trouver sa chère Éléonore après m’avoir chaleureusement exprimé toute sa reconnaissance dans les termes les plus affectueux.

« Dans l’après-midi je retournai chez Mme  Deguise pour avoir des nouvelles d’Éléonore. Elle était couchée et bien malade. J’y retournai le soir. Elle n’était pas mieux. J’y retournai encore le lendemain ; je voulais la voir, quand ce n’eusse été qu’un instant ; lui dire un mot, quand ce n’eut été qu’un seul.

« Madame Deguise m’attendait dans le salon, où la servante me fit entrer. Elle me tendit la main avec bonté et me fit asseoir près d’elle. Nous restâmes quelques instants sans prononcer une seule parole. Je tremblais d’apprendre quelque fâcheuse nouvelle, je tenais mes yeux baissés sur le tapis, n’osant les lever sur Mme  Deguise ; elle contemplait mes traits bouleversés. Je sentais qu’elle m’examinait sans que je la regardasse, j’étais embarrassé ; non que j’eusse aucun reproche à me faire ; au contraire, ma conduite vis-à-vis d’Éléonore avait toujours été respectueuse et réservée. J’aimais trop véritablement Éléonore, j’attachais trop d’importance à son estime pour ne pas avoir essayé de la mériter. Le véritable amour est toujours timide vis-à-vis de celle qui en est l’objet, quelque violent qu’il soit dans le cœur de celui qui le ressent. Mon amour pour la nièce me rendait timide vis-à-vis de la tante, et c’est cette timidité qui causait mon embarras.

— Vous êtes bien changé, me dit-elle d’une voix pleine de bienveillance ; êtes-vous malade ?

« Les larmes, malgré moi, me montèrent aux yeux à l’accent affectueux de sa voix ; je me sentais entraîné à lui faire l’aveu de mon amour pour sa nièce. Je me contins cependant, et je lui dis en m’efforçant de donner à mes paroles un air d’indifférence, qui trahissaient mon émotion et la pâleur de mon visage.

— Oh ! non, madame ; je suis bien, mais j’étais inquiet pour mademoiselle de M***

— Vous lui portez donc un grand intérêt ? me dit-elle, en approchant sa chaise de la mienne.

« Je levai mes yeux sur sa figure, et je surpris ou crus surprendre un sourire expirant sur ses lèvres. Un rayon d’espoir et de bonheur illumina mon âme.

— Oh ! je l’aime, je l’aime, lui dis-je. Je sens que je ne puis vivre sans elle. Je n’ai pas dormi depuis qu’elle est malade ; et je mourrais, si sa maladie s’aggravait. — Oh ! dites, dites-moi comment elle se trouve ce matin.

— Tranquillisez vous, M. Meunier, elle est bien mieux ce matin. Elle a eu un peu de fièvre cette nuit, mais ça ne sera rien. Elle pourra se lever cette après-midi. Venez et vous la verrez.

« Je me détournai pour essuyer une larme de joie ; Mme  Deguise me vit, et me prenant la main dans les siennes, me dit :

— Mon cher M. Alphonse, je vous estime et vous aime, parceque vous êtes un excellent jeune homme. Madame de Grandpré m’a parlé bien avantageusement de vous ; mais si vous voulez m’en croire, vous renoncerez à un amour inutile, qui ne vous causera que du chagrin, à vous et à Éléonore. Son père ne consentira jamais à vous la donner en mariage.

« Si l’on eut versé du plomb fondu sur mon cœur, on n’en eut pas arrêté plus vite les pulsations ; je me sentis chanceler, et j’eus besoin de m’appuyer sur un des bras du fauteuil dans lequel était assise Mme  Deguise. Je ne pus trouver une parole pour répondre, et au bout de quelques minutes je me levai pour partir. L’excellente tante d’Éléonore eut pitié du misérable état dans lequel elle me vit.

— Ne vous effrayez pas, me dit-elle, en laissant échapper un soupir du fond de son cœur, je parlerai à Éléonore, et nous verrons ce qu’il y aura à faire. Adieu, venez vers sept heures ce soir.

« À sept heures, j’allai chez Mme  Deguise, Éléonore était à demi couchée sur un sofa, encore faible et souffrante. Mme  Deguise était occupée dans la cuisine. Au bout d’un quart d’heure, quand elle vint nous rejoindre dans le salon, Éléonore et moi nous nous jetâmes à ses genoux, la priant de vouloir se joindre à nous pour tâcher de fléchir M. de M***. Éléonore et moi nous nous jurâmes un amour éternel. Mme  Deguise pleurait ; oh ! l’excellente femme…

« Quelques jours après, la rage et le désespoir au cœur, je quittais la maison de M. de M***, aux genoux duquel j’avais été demander sa fille en mariage. Il m’avait reçu avec une dédaigneuse hauteur, se moquant de ma présomption à moi le fils d’un roturier ! oh ! comme si toute la noblesse du cœur s’était réfugiée dans la poitrine des seigneurs ! La menace sur le front et l’injure sur les lèvres, il m’avait ignominieusement chassé de sa maison…

« Je retournai chez. Mme  Deguise ; Éléonore m’attendait avec une fiévreuse impatience. Elle lut sur ma figure le résultat de ma démarche auprès de son père.

— Qu’allons-nous faire, me dit-elle ?

— Ce que vous voudrez, lui répondis-je.

— Je vous suivrai partout où vous voudrez, continua-t-elle en me tendant la main.

— Marions-nous secrètement, lui dis-je en la pressant sur mon cœur.

Mme  Deguise, qui avait assisté à cette scène et qui sentait dans son cœur tout ce que nous éprouvions, nous conseilla de modérer notre douleur et notre impatience.

— Je verrai M. de M***, nous dit-elle ; je lui parlerai. Attendez encore quelques années, vous êtes jeunes tous deux. Le temps change bien des choses. Vous voulez faire une folie, impossible d’ailleurs ; car aucun prêtre ne voudrait vous marier sans le consentement de vos parents, étant tous deux mineurs.

— Si nous ne trouvons pas de prêtre qui veuille nous marier, repris-je presque sans savoir ce que je disais, nous nous ferons marier par un ministre.

— Absurde ! absurde ! répondit Mme  Deguise, il vous faudrait une licence.

— Eh bien, nous irons nous marier dans les États.

— Plus absurde encore !

— Qu’allons-nous donc faire ? nous écriâmes-nous en nous jetant aux pieds de Mme  Deguise. Nous ne pouvons vivre l’un sans l’autre.

— Attendez, attendez ; un an, deux ans, trois ans s’il le faut.

— Et si mon père, reprit Éléonore en sanglotant, voulait me forcer d’en épouser un autre ? vous le connaissez, ma tante, sa volonté inflexible ne saurait se soumettre aux désirs des autres, il ne peut souffrir chez qui que ce soit une opinion différente de la sienne, encore bien moins chez sa fille.

« Je frémis en entendant Éléonore prononcer ces paroles, dont je ne compris que trop bien la vérité. Mme Deguise se mit à réfléchir. Nous la suppliâmes les mains jointes, de nous servir de mère.

— Mes pauvres enfants, que voulez-vous que je fasse ? Tout ce que je puis, c’est d’écrire à M. de Grandpré et le prier de parler à M. de M***, qui est son ami. Je lui parlerai aussi. Il ne faut pas désespérer tout-à-fait ; je l’attends demain. Quant à vous, mon cher monsieur Meunier, retournez chez vous au plus tôt. Ne venez pas ici avant que je vous fasse savoir de mes nouvelles ; je vous en ferai parvenir bientôt.

« Les paroles de Madame Deguise nous laissaient encore un espoir ; et quand je quittai Éléonore j’étais plus tranquille.

« Je fus un grand mois, sans recevoir aucune nouvelle. J’attendis encore deux semaines ; enfin n’en pouvant plus d’impatience et d’inquiétude, je me rendis à Sorel.

« Éléonore n’était plus chez Mme Deguise ; elle était retournée chez son père. J’appris dans le village qu’il avait résolu de lui faire épouser le docteur G***, jeune médecin de la ville de Montréal, qui l’avait demandée en mariage. Je résolus de voir secrètement Éléonore, et je profitai d’un voyage que son père fit quelques jours après, pour la faire consentir à me suivre dans l’état de Vermont, où un ministre protestant de St. Albans nous maria, sans aucune difficulté. Le surlendemain je la ramenai à Sorel, où son père n’était pas encore revenu.

« J’étais coupable ; je fus la cause de cette faute qui devait avoir pour nous deux de si tristes résultats. — Pauvre enfant n’ayant point subi la douce influence des conseils d’une mère qu’elle avait perdue dans son bas âge ; n’ayant pour la guider que la volonté d’un père, qui l’aimait et voulait son bien sans doute, mais qui ne savait point parler au cœur de sa fille ; elle accepta ma proposition autant peut-être pour échapper au mariage que lui destinait son père, que par amour pour moi.

« Nous étions mariés. Au bout de trois jours il fallut nous séparer ; son père devait arriver dans le cours de la journée.

« Il avait été convenu, entre Éléonore et moi, qu’elle m’écrirait à St. Ours ; et au cas où son père serait inflexible, que j’irais dans les États-Unis gagner quelqu’argent.

« Le père d’Éléonore fut inflexible, il lui défendit de parler de moi. Elle n’avait pas osé lui déclarer notre mariage. — Ainsi, je me décidai à quitter le pays.

« Trois ans après, au retour d’un long et pénible voyage que je fis à bord d’un vaisseau baleinier, dans la mer pacifique, je revins à Boston, le cœur plein de joie et d’espérances. Par mon économie, mon travail, ma persévérance, j’avais réussi à amasser une somme de cinq cents piastres. Oh ! comme je saluai, avec des palpitations d’ivresse et de bonheur, le pavillon anglais qui flottait à l’artimon d’un trois mâts, qui sortait du port de Boston. Je croyais voir un navire venant de Montréal, comme on en voit quelquefois passer à Sorel… Sorel ! mon pays, mon Canada, ma terre promise !

« Je ne restai à Boston que le temps nécessaire pour régler mes comptes avec les armateurs ; et dès le lendemain matin j’étais en route pour le Canada.

« Madame Deguise était morte, laissant une petite rente à ta mère qui demeurait dans le village de Sorel, en pension chez de braves ouvriers. Son père l’avait chassée de chez lui, quand il apprit son mariage. Tu étais né, mon fils !

« Je restai deux mois à Sorel. Au bout de ce temps je reçus une lettre de l’un des armateurs pour le compte duquel j’avais fait le voyage de la pêche à la baleine. Il m’offrait du service comme second, à bord d’un navire qu’il expédiait au Cap de Bonne-Espérance, avec part dans les profits.

« L’offre était avantageuse, j’étais pauvre ; le voyage ne pouvait durer que huit mois, tout au plus ; j’acceptai. Ta mère ne pouvait supporter l’idée de me voir partir. Nous eussions bien voulu faire célébrer notre mariage devant l’église, mais le curé exigeait le consentement de M. de M*** qui s’y refusait obstinément. Il fut donc convenu que nous attendrions l’âge de majorité de ma chère Éléonore et mon retour.

« Hélas ! nous ne devions plus nous revoir.

 

« Les premiers jours de notre voyage furent assez beaux, mais le deuxième jour un vent du Nord-nord-est s’éleva avec violence. Nous eûmes une tempête qui dura deux jours. Le navire qui était vieux, faisait eau en plusieurs endroits. Les pompes ne suffisaient pas ; il fallut se décider à quitter le navire. Par malheur il ne restait plus que la petite chaloupe, la grande ayant été enlevée durant la tempête. On tira au sort pour savoir quels seraient les dix qui s’y embarqueraient. Deux de mes camarades et moi furent désignés comme devant rester sur le navire, qui ne pouvait tarder à s’enfoncer.

« Cependant, malgré notre effroyable position, nous ne perdîmes pas courage ni tout espoir. Nous fîmes un petit radeau, que nous avions solidement attaché avec des cordages.

« À peine nous étions-nous éloignés de quelques arpents du navire, que nous le vîmes plonger en avant, puisse relever lentement ; un instant après, le pont, cédant à la pression de l’eau, se rompit avec un bruit sourd, une masse d’eau jaillit comme une trombe, toute la mâture du navire trembla, puis il s’enfonça dans les abîmes pour ne plus reparaître.

« Toute la nuit suivante nous fûmes ballottés au gré des vagues ; notre petite voile blanche suffisait à peine pour nous diriger.

« Vers deux heures de l’après-midi, nous crûmes distinguer un navire dans le lointain. C’en était un en effet ; c’était un brig anglais qui faisait route pour Calcutta. Il nous avait aperçus, et nous recueillit à bord…

« Je m’étais rendu utile dans le voyage. Le capitaine me proposa de me charger d’une pacotille qu’il voulait envoyer à Canton. J’achetai à Calcutta plusieurs caisses d’opium. Mon voyage à Canton fut heureux. Je vendis avec profit la pacotille que m’avait confiée le capitaine, ainsi que mon opium. Revenu à Calcutta j’y trouvai mon capitaine auquel je rendis compte de mes transactions. Il frêta une barque qu’il expédia à Manille ; je m’embarquai comme subrécargue, avec un joli assortiment de marchandises que j’avais acheté pour mon compte. Je fus heureux ; et après avoir vendu ce que j’avais emporté, je pris à Manille passage sur un trois mâts Américain qui retournait à Boston, où j’arrivai, juste dix huit mois après mon départ.

« Les armateurs, chez lesquels je me rendis en débarquant, me croyaient mort depuis longtemps. Ils n’avaient jamais entendu parler ni de mes compagnons laissés sur le navire ni de moi, depuis notre naufrage.

« Ceux qui avaient quitté le navire naufragé dans la chaloupe, furent recueillis par un des vaisseaux de la compagnie des Indes qui retournait en Angleterre ; d’où ils revinrent à Boston rendre compte aux armateurs de ce qui leur était arrivé.

« Ma femme avait appris mon naufrage. La nouvelle s’en répandit à Sorel et dans la paroisse de St. Ours, avec celle de ma mort. Mon pauvre vieux père ne put supporter ce choc ; il était malade et cette funeste nouvelle hâta sa mort, qui arriva quelques mois après.

« Pendant douze mois, Éléonore fut inconsolable. Elle fit une grave maladie, qui la conduisit à deux doigts de la tombe.

« Son père, profitant des terreurs de la mort, et de l’affaissement physique et moral de ma pauvre femme — ah ! c’est la dernière fois que je dois l’appeler ainsi, — lui persuada que notre mariage était nul ; que de continuer dans cet état, c’était un crime, un sacrilège !… Ma bonne et sainte Éléonore je te pardonne !… Tu me croyais mort. Tu oublias notre mariage… Pour rentrer dans les bonnes grâces de ton père, tu consentis à prendre pour époux un homme de son choix… Ah ! je sais les pleurs que tes yeux ont versés !… Assez, assez ! n’en parlons plus.

« Pierre, mon bon fils Pierre, tu la reverras… ta mère. »

 

La lecture du mémoire de M. Meunier, dont nous venons de donner quelques fragments, occupa Pierre de St. Luc une partie de la matinée, et fit une profonde impression sur son esprit. La première partie du mémoire, écrite aux jours de jeunesse de M. Meunier, avait fait place dans la seconde, à des réflexions plus sérieuses et plus solennelles. Cette seconde partie avait été commencée quelque temps après la mort de la seconde femme de M. Meunier, et terminée quelques semaines seulement avant l’époque où commence cette histoire. Nous faisons pour le présent grâce au lecteur de cette seconde partie, nous réservant, si les circonstances le requièrent, le droit d’en citer plus tard quelques extraits.

À mesure que Pierre de St. Luc, auquel nous conservons ce nom, avançait dans la lecture du mémoire, il lui avait semblé entendre une voix de l’autre monde, lui parlant par d’au-delà la tombe, et dont les paroles lui arrivaient, après s’être épurées au tamis du linceul mortuaire ; d’abord un peu indistinctes, puis peu à peu plus graves, plus profondes, plus solennelles. Absorbé dans un saint recueillement, son âme avait, si je puis m’exprimer ainsi, spiritualisé les paroles de son père, les dépouillant de tout ce que la plume leur avaient empreint de faiblesse humaine, pour n’y voir que l’expression d’une pensée divine, qui lui donnait, dans son père, une grande leçon et lui offrait un grand enseignement.

Pierre de St. Luc ne discuta pas les actions de l’homme ; il ne vit qu’un père ! Dans Éléonore de M***, il ne jugea pas la femme… Cette femme, c’était sa mère ! Un fils ne juge pas sa mère !… Ce serait un blasphème !

Son esprit ne s’arrêta pas un seul instant à questionner la suffisance des motifs qui avaient porté son père à lui cacher sa naissance et son nom : il l’avait voulu ainsi ; cela suffisait. Peut-être quelqu’un pourrait-il être à cet endroit un peu plus difficile que Pierre de St. Luc, et ne pas trouver les raisons du père Meunier suffisantes ; cependant quand on vient à considérer l’extrême jeunesse de Pierre, au moment où M. Meunier le fît venir à la Nouvelle-Orléans ; quand on considère qu’il aurait fallu dire à cet enfant : « que sa mère était la femme d’un autre, » on conviendra peut-être qu’il pouvait répugner à l’homme d’ouvrir ainsi une plaie si profondément douloureuse. Plus le père tarda à s’ouvrir à son fils plus il lui devint difficile de le faire. Plus tard M. Meunier contracta un second mariage ; alors il lui devenait impossible d’avouer l’existence d’une première femme, sans s’exposer aux conséquences pénales du crime de bigamie. Ce qu’il avait de mieux à faire, après avoir fait mal, c’était de se taire ; et il se tut.

Pierre de St. Luc, associant dans sa pensée l’image de son père et celle de sa mère, demeura longtemps plongé dans les plus profondes réflexions ; puis il plia avec soin le mémoire qu’il replaça dans la cassette, d’où il tira les lettres de sa mère. Il les prit dans ses mains ; et après en avoir examiné les cachets, il les baisa avec respect les uns après les autres, et les remit à leur place après les avoir lues.

Il était près de onze heures, quand Pierre de St. Luc se fit servir son déjeuner, qu’il prit sans dire un mot, et sans faire une seule question aux nombreux esclaves de la maison, qui venaient lui apporter, les uns un bouquet de violettes, les autres une corbeille de fruits, ou toute autre chose que ces bons serviteurs croyaient pouvoir lui faire plaisir.

— Où est Pierrot ? demanda-t-il aussitôt qu’il eut fini son déjeuner.

— Li l’été couri voir c’te jiment savage, du laquelle tout l’imonde parlé tant ! répondit le vieux Jacques, qui arrivait de la cuisine.

Pierre fit un léger mouvement d’impatience, qu’il réprima presqu’aussitôt,

— Eh bien, Jacques, tu vas venir avec moi. Et il prit son chapeau et sortit avec le vieil esclave, qui le conduisit à l’endroit du cimetière où avait été enterré M. Meunier.

Agenouillé sur la tombe de son père, la tête nue et baissée sur sa poitrine, il demeura longtemps dans cette position, sans que les allées et venues continuelles des curieux et des visiteurs le dérangeassent un seul instant de sa profonde rêverie, et de la religieuse offrande que lui dictait sa piété filiale.

Quand il retourna à son logis, il donna l’ordre de dire « qu’il n’était à la maison pour personne ; » se soustrayant ainsi à toutes les visites, qui ne cessèrent de lui arriver tout le reste de la journée. Il était devenu tout d’un coup le héros de la Nouvelle-Orléans ; et c’était à qui irait lui en faire le compliment. Quelques-uns par amitié, plusieurs par devoir et le plus grand nombre par curiosité, comme toujours.

Il passa une partie de la nuit à écrire à chacun des gérants de ses diverses habitations, de lui envoyer au plus tôt un état des différentes fermes, du nombre et de la conduite des nègres, et du montant de boucâuts de sucre et de barils de melasse disponibles, leur annonçant en même temps sa prochaine visite. Il écrivit aussi à tous les agents et courtiers de feu M. Meunier, les priant de venir le voir au plus tôt pour régler leurs comptes.


fin du premier volume.

  1. Espèce de vautour appelé carancro à la Louisiane.
  2. On trouve des extraits extraordinaires de sagacité et d’attachement de la part du cheval. — En 1787, un cosaque, en traversant le Don, tomba dans une marre d’eau. Son cheval parvient à s’échapper, mais le malheureux cosaque allait misérablement périr, quand son cheval le saisit avec ses dents par son manteau, et le sortit de l’eau.
    Langelais, Vol. I, page 390.