Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/27

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 347-375).

CHAPITRE XXVII.

fragments du mémoire de m. meunier.


À MON FILS,

« Quand ces lignes, que je trace en les mouillant de mes larmes, te parviendront, je ne serai plus. La mort aura étendu son froid linceul sur mon corps inanimé ; mon front ne rougira pas en te voyant lire ce que ma bouche n’avait point osé t’apprendre.

« Pierre, mon enfant, mon bien aimé, je suis ton père ! Permets-moi de t’appeler de ce doux nom de fils, que mon cœur te donnait, mais que ma langue n’avait pas la force de prononcer. Je ne me sentais pas le courage et mon cœur faiblissait à l’idée que j’empoisonnerais le bonheur de ta vie, si joyeuse, si enthousiaste du présent, si confiante dans l’avenir, en t’apprenant que tu ne devais la vie qu’à une union sacrilègement brisée presqu’aussitôt que formée ! Il était de mon devoir de ne pas te dévoiler, durant ma vie, l’existence de secrets que je devais ensevelir dans mon sein jusqu’à ma mort. Mais quand la mort sera venue frapper à mon chevet, alors ce secret ne sera plus le mien, il sera devenu le tien, parce qu’alors il t’imposera des devoirs à remplir, dont ton cœur seul te dictera l’étendue.

« Pierre, mon fils Pierre, ne me maudis pas ! Ta mère, celle qui fut ma femme, vit encore… Et elle est la femme d’un autre !… Mon fils, ne juge pas ; ta mère n’est point coupable… Oh ! c’est une bien triste histoire ! ainsi que te l’apprendront ces fragments. Elle m’a cru mort, et elle a subi sa destinée ! obéissant à des ordres injustes et cruels, elle s’est laissé traîner à l’autel, comme une victime au sacrifice !… Pauvre Éléonore !… C’est moi qui étais coupable. Oh ! si tu savais tout ce que mon âme a enduré de douleurs et de tourments ; si tu savais les torrents de larmes qu’ont versés mes yeux ; si tu savais les nuits d’insomnie et d’angoisse que j’ai passées, à genoux auprès de ton berceau, tu n’aurais pas de malédiction dans ton cœur ni d’injures sur ta langue pour la mémoire de celui qui a tant souffert, parce qu’il avait tant à expier !

« À mesure que tu grandissais, je suivais sur ta figure, dans tes manières, dans tes airs, le développement et l’expression des traits et du caractère de ta mère… Ta mère ! Pierre ; un ange de beauté ! un ange de vertu, dont je ne dois prononcer le nom qu’à genoux… Ta mère ! un ange de candeur et d’innocence !… oh ! pardon ! pardon !…dont j’ai flétri la douce existence ! Mes pleurs m’aveuglent, mes sanglots me suffoquent !… Je continuerai demain. J’espère que je serai plus calme ; ma main tremblera moins !
 

« En écrivant ce mémoire, je ne prétends pas me justifier, je ne veux qu’établir à tes yeux toute l’innocence et la pureté d’Eléonore… Une barrière insurmontable, sacrée, nous sépare. Toi, tu la reverras ; toi, tu pourras lui dire ce que j’ai souffert, et les larmes cruelles dont j’inondai mon chevet, pendant de longues années. Quand ta tendresse te portait à venir me trouver à ma chambre, la nuit, alors que par mes sanglots j’attirais ton attention, je pleurais sur cette faute de mon jeune âge, qui, je le sens, mine la source de ma vie et hâte mes pas vers la tombe.

« Que mon exemple te serve de salutaire leçon. Apprends à dompter tes passions, et à étouffer dans ton cœur ces élans fougueux des sens, qui, s’ils ne sont pas réprimés, dans une nature bouillante, laissent à leur suite des souvenirs qui brûlent, des remords qui rongent, qui torturent, qui tuent !…

« Ma mère était morte ; et mon père, Antoine Meunier, vivait pauvrement sur une petite terre, qu’il avait dans la troisième concession de la paroisse St. Ours, dans le Bas Canada. L’homme le plus généreux et l’un des plus respectables de la paroisse, M. de Grandpré, m’avait pris en amitié, et m’invitait souvent à manger à sa table. Trop orgueilleux pour aider mon père dans la culture de sa terre, je passais mon temps dans l’indolence et la paresse, quand je n’étais pas employé par M. de Grandpré, chez qui j’allais régulièrement dîner tous les dimanches.

« La Saint Martin approchait ; c’était le temps où les censitaires payaient leurs rentes au seigneur. Je m’étais fait faire des habits neufs, beaucoup trop riches pour les moyens de mon père, qui prenait sur son nécessaire pour satisfaire ma vanité.

« Dans le temps des rentes, je restais ordinairement une quinzaine de jours chez M. de Grandpré.

« Un jour, c’était dans l’automne de 1808, Madame Deguise vint de Sorel, où elle demeurait, faire une visite à Madame de Grandpré, amenant avec elle une jeune fille. J’étais dans l’étude de M. de Grandpré, quand la voiture arriva. Jamais je ne vis de figure aussi fraîche, aussi rose, aussi expressive que celle de cette jeune personne qui accompagnait Mme Deguise. Je me sentis tout bouleversé ; de nouveaux sentiments se réveillaient en moi ; des sensations indéfinies flottaient au devant de mon esprit. J’avais vingt ans !

« Le soir, au souper, je me trouvai assis à table vis à-vis de cette jeune personne. J’osai à peine lever les yeux sur elle.

« Je ne dormis presque pas de la nuit ; et quand, vers le matin, mes sens succombèrent à la fatigue, j’eus des songes dans lesquels il me semblait voir flotter, dans des nuages de gaze, l’image de cette jeune fille.

« Elle s’appelait Éléonore de M***. J’entendis le son de sa voix ; elle chanta, en s’accompagnant d’une guitare. Je crus entendre la voix d’un archange ! chaque note, si pure, si suave, si douce, vibrait sur les cordes de mon cœur comme une divine harmonie !…

« Je n’avais pas encore vu de figure aussi parfaite ; jamais buste si admirablement sculpté ; jamais coupe de visage, si fine dans ses lignes, si pure dans son contour ! Ses longs cils noirs voilaient ses yeux, baissés sur sa guitare. C’était la réalité de mes rêves, la personnification de tout ce que mon imagination ardente s’était figuré de plus aimable sous une forme humaine !

« Je fus obligé de sortir de la salle, pour aller baigner mes tempes brûlantes dans l’eau froide de la fontaine. Je courus ensuite m’enfermer dans ma chambre.

« Au bout de deux jours, elle partit avec sa tante, Mme Deguise. Je ne lui avais pas une seule fois adressé la parole, me contentant de la contempler avec une religieuse admiration. Plusieurs fois nos yeux s’étaient rencontrés, et à chaque fois, je ne sais comment j’ai pu ne pas défaillir, sous la violence des battements de mon cœur, qui semblait vouloir s’échapper de ma poitrine

« Le 24 décembre, Éléonore et plusieurs autres jeunes filles se trouvaient réunies chez M. de Grandpré. Il y avait veillée avant d’aller à l’église entendre la messe de minuit. Il était tombé de la neige en abondance. M. de Grandpré fit atteler des chevaux sur des traînes, pour envoyer mener les jeunes filles à la messe. La neige à gros flocons tombait silencieusement. Je me trouvais dans la même traîne qu’Éléonore. Nous étions debout, obligés de nous tenir aux bâtons de la traîne pour ne pas tomber.

« Pendant la messe, le vent s’était élevée et soufflait avec fureur, amoncelant la neige par bancs dans les chemins. Comme le temps était assez doux et que le trajet n’était pas bien considérable, personne ne s’était précautionné contre la tempête. J’avais pris néanmoins le manteau de M. de Grandpré.

« Après la messe, je me trouvai encore dans la même traîne qu’Éléonore. Elle était trop légèrement vêtue pour l’espèce de tempête qu’il faisait alors.

Une sorte de grosse tête de soie noire encadrait son gentil visage. La poudrerie, poussée par le vent, fouettait nos figures. La traîne était pleine de personnes, les chemins étaient si remplis de neige que notre cheval n’avançait qu’avec peine. À chaque instant, par le balancement que nous donnions à la voiture en nous tenant debout, nous étions sur le point de verser. La nuit était noire ; nous pouvions à peine nous voir les uns les autres ! Éléonore se trouvait immédiatement devant moi, un peu à ma droite. Elle fut obligée de se retourner pour éviter le vent et la poudrerie, qui lui coupaient la figure. Elle n’avait qu’un châle de laine ; elle avait froid. Par un des balancements de la traîne elle tendit la main pour ne pas tomber ; sa main toucha la mienne ! Je me sentis frissonner, et malgré moi je la pressai… Elle ne la retira pas. Je me baissai un peu et je lui dis, mais si bas, si bas, que j’eus de la peine à m’entendre moi-même tant j’étais ému : « avez-vous froid ! » Je ne sais pas si elle me répondit, je l’enveloppai dans mon manteau que je jetai par dessus sa tête, pour la préserver de la tempête…

« Quand nous arrivâmes ; la maison, je ne m’étais aperçu ni du temps ni de la distance !

« Je ne pus me résoudre à rester pour prendre part au réveillon que Mme de Grandpré avait fait préparer. Je montai à ma chambre, et je me jetai ensuite presque tout habillé sur mon lit.

« Le lendemain, au déjeuner, je revis encore Éléonore, et, comme si nous eussions été attirés par un aimant magnétique, nos regards se rencontrèrent ! Elle était un peu pâle ; ses lèvres tremblèrent faiblement et sourirent d’un sourire si plein d’ineffable candeur, que je sentis mes sens se fondre sous l’impression de son regard. Je ne la revis plus de la journée.

« Le jour suivant, Mme Deguise me demanda si je voulais la mener en voiture avec sa nièce, chez une de ses amies. Je les conduisis. Je retournai seul avec Éléonore chez Mme de Grandpré. Nous ne nous étions pas encore dit un mot, je ne lui avais adressé la parole qu’une fois, à notre retour de la messe de minuit. J’étais assis près d’elle dans la carriole. Mon émotion était si grande que j’avais à peine la force de tenir les rênes. Elle était encore plus émue que moi. En arrivant à la maison, je lui offris la main pour l’aider à sortir de la voiture. Son visage était blanc comme la neige ; il semblait qu’elle allait défaillir.

« M’en voulez-vous ? » lui dis-je d’une voix presqu’inaudible. Sa main trembla dans la mienne ; elle ne répondit pas, et s’élança dans la maison…

« Elle resta jusqu’au jour de l’an chez Mme de Grandpré. Je la vis tous les jours et je lui parlai. Plusieurs fois je la promenai en voiture. J’allai la voir chez sa tante à Sorel, où elle devait passer une partie de l’hiver…

« Notre amour s’était mutuellement développé avec une brûlante intensité. Je ne pouvais plus vivre loin d’Éléonore.

« Mon père, trop bon, trop généreux, trop faible pour me rien refuser, vendit sa terre pour m’acheter un cheval superbe, que je lui avais demandé. Je regardais peu à la gêne à laquelle se mettait mon père, à la misère peut-être à laquelle il s’exposait pour gratifier ma folle ambition. Que m’importaient la gêne, les privations, la misère, pourvu que j’eusse mon cheval, ma carriole et mon harnais argenté, pour aller à Sorel voir Éléonore, et la promener !

« Un jour, c’était le 6 janvier 1809, la fête des Rois, je proposai à Éléonore d’aller passer la journée à St. Ours chez Mme de Grandpré ; Mme Deguise y consentit, et je partis avec Éléonore. Le temps avait été très doux, depuis le jour de Noël ; les glaces du St. Laurent n’étaient point encore arrêtées ; mais celles de la rivière Richelieu étaient solides et les chemins superbes sur la rivière. Ce n’était qu’une glace vive. Mon beau cheval, de pure race canadienne, plein de feu et d’action, secouait d’impatience son épaisse et flottante crinière ondée ; ses naseaux rouges lançaient une vapeur bleue, qui tranchait sur le blanc mat de la neige. Le ciel était couvert de nuages vaporeux. Le temps était doux et serein.

« Oh ! comme mon cœur palpitait de bonheur d’avoir mon Éléonore à mes côtés, chaudement enveloppée dans une belle robe de buffle toute neuve ! Je fis claquer mon fouet avec orgueil ! Oh ! comme il était beau mon cheval tout noir, sur le dos duquel reluisait son harnais argenté. Retenu par son mors, il frémissait sous les rênes et dansait, en agitant la bande de petites clochettes attachée à son poitrail. Il y avait une foule de voitures qui se promenaient sur la glace. Les jeunes gens couraient leurs chevaux fringants : d’autres s’en allaient du même côté que nous. Personne ne paraissait craindre la glace, et je m’y embarquai. Je lançai mon cheval à son grand trot, et bientôt j’eus dépassé toutes les voitures.

« Nous arrivâmes chez Mme de Grandpré, au moment où l’on se mettait à table pour diner. Après les vêpres, je voulus ramener Éléonore à Sorel, où sa tante lui avait fait promettre de retourner ce jour-là. Mme de Grandpré insista pour que nous restassions, pour tirer le gâteau des Rois, au souper.

— Il fera beau clair-de-lune, nous dit-elle, vous partirez après la fête. Il faut que vous assistiez au couronnement du roi et de plus je veux envoyer un morceau de gâteau à Mme Déguise.

« Il devait y avoir une réunion ce soir-là chez Mme de Grandpré. Tous les amis avaient été invités, pour tirer le gâteau des Rois. Éléonore accepta ; sa volonté était la mienne ; nous restâmes
 

« Dix heures sonnaient, mon cheval était attelé et attendait à la porte.

— Vous feriez mieux de rester jusqu’à demain matin, nous dit Mme de Grandpré.

— Oh ! non, merci, répondit Éléonore ; ma tante nous attend absolument ce soir.

— Combien pensez-vous mettre de temps à vous rendre ?

— Une heure, répondis-je en flattant orgueilleusement la tête de mon cheval, que je tenais par la bride ! Les chemins sont très beaux sur la glace.

— Je vous conseillerais de passer par terre. Je crains que la glace ne soit pas sûre. Les eaux montent, nous pourrions bien avoir une débâcle, nous dit M. de Grandpré en regardant la lune dont le disque était plongé dans une espèce de brume.

— Il n’y a pas de danger, lui répondis-je, dans moins d’une heure nous serons à Sorel.

— Je vous le souhaite. Adieu.

« Je m’étais moqué du conseil que la prudence de M. de Grandpré nous avait donné. Hélas ! j’eus bientôt occasion de m’en repentir.

« En embarquant sur la glace, je m’aperçus que l’eau était montée de plus d’un pied. Sur le milieu de la rivière elle était vive et unie comme un miroir ; je me glorifiais d’avoir choisi cette route. J’étais heureux, mon cœur palpitait auprès d’Éléonore. J’étais fier de mener un si beau cheval, dont l’allure si dégagée et si rapide nous entraînait avec la vélocité du vent, vers la demeure de ma bien aimée. Hélas ! je devais bientôt me repentir de n’avoir pas pris le chemin de terre, moins beau mais plus sûr. Un bruit sourd se fit entendre le long du rivage, comme si c’eût été l’effort que faisait l’eau pour rompre la glace ; j’écoutai avec terreur. Bientôt ce bruit sourd fut suivi, à quelque distance derrière nous, par un éclat clair, net, sec comme le bruit d’un bâton qui se rompt subitement. C’était la glace qui, cédant à la crue constante des eaux, s’était rompue d’un travers à l’autre de la rivière. Je tournai la bride à mon cheval et le lançai, au grand galop, vers la côte. La glace craquait horriblement dans toutes les directions ! C’était une débâcle du Richelieu. Déjà la côte se dessinait, blanche et droite devant mes yeux à quelques arpents en avant ; mais, oh désespoir ! la glace s’était détachée du rivage, une mare longue, large, profonde, nous en séparait tout le long de la côte. Le morceau de glace, sur lequel nous nous trouvions, descendait, emporté par un courant furieux. Mon cheval, effrayé par le craquement des glaces, le bouillonnement de l’eau et les cris que je poussais, pour appeler au secours, courait à l’épouvante, les oreilles couchées dans les crins.

J’étais debout dans la voiture, tenant les rênes dans mes deux mains et mon fouet entre mes dents. Emporté comme une poussière, je suivis pendant quelques minutes la lisière du banc de glace, espérant trouver quelque chance de sauter sur le rivage. Espoir inutile : quand notre immense glaçon touchait aux glaces du rivage, le choc était terrible ; de larges blocs s’en détachaient et, après avoir tournoyé sur eux-mêmes, s’enfonçaient sous l’eau pour ne plus reparaître.

« Je ne voyais plus de chance de salut que sur la rive opposée ; j’y dirigeai mon cheval, que je sanglai de coups de fouet pour précipiter sa course déjà si furieuse. Je sentis la voiture comme emportée dans l’espace… Nous venions de sauter, sans y toucher, par dessus une crevasse de deux pieds de largeur ! Je fermai les yeux un instant ; puis je les portai sur mon Éléonore, qui s’était couvert la tête de la robe de buffle, pour ne pas voir. À l’autre côté, même désappointement, mêmes difficultés, même barrière de glaçons cassés, brisés, broyés ; se choquant, tourbillonnant dans les remous, plongeant, reparaissant pour replonger encore et s’enfoncer dans ces gouffres d’eau et d’écume.

« Il n’y avait pas de chances sur cette rive ; je résolus de retourner vers l’autre. La lune sortait en ce moment de dessous un nuage ; je vis le village de Sorel, et je reconnus la flèche de l’église à la réflection de la lune sur son clocher en ferblanc. Il n’y avait plus à hésiter ; nous descendions avec une effroyable rapidité. Si je voulais arriver avant d’avoir dépassé les maisons, il me fallait encore pousser mon cheval à toute vitesse. Noble animal il était tout couvert d’écume ; il n’avait pas encore fléchi une seule fois, malgré la course désordonnée qu’il venait de faire ! Je lui donnai encore du fouet ; il bondit, et la tête baissée, il courut, dévorant les distances. Nous avions encore à franchir la même crevasse, que nous avions déjà si heureusement sautée… Mon cheval aurait-il la même vigueur ? La crevasse se serait-elle élargie ?…

« Déjà il me semble l’entrevoir. Elle est affreusement agrandie ! Poussés en sens contraire par des courants opposés, les deux bancs de glaces se sont éloignés !… Je saisis Éléonore dans mes bras… Il était temps… Le cheval, aveuglé par sa course effrenée, fit un bon prodigieux et alla plonger, la tête la première, au milieu de l’onde, qui se referma sur lui. En sautant sur la glace avec Éléonore dans mes bras, mes pieds s’étaient embarrassés dans la peau de buffle, et je tombai mais heureusement sans accident. Ce qui avait failli nous occasionner une chute dangereuse fut peut-être ce qui nous sauva. Après avoir déposé Éléonore dans un lieu sûr, et l’avoir enveloppée dans la robe de buffle, j’allai sur le bord de l’eau jeter un dernier coup d’œil sur mon cheval. Je ne vis rien. Je crus que les eaux l’avaient englouti avec la voiture. Je lui donnai un soupir. Mais bientôt j’entendis le son des clochettes et l’écho des pas d’un cheval qui fuyait vers le rivage, — c’était le mien. Le noble animal était parvenu à monter sur la glace ; son instinct le guidait vers le rivage, et la peur l’emportait sur l’aile des vents.

« La tête en feu et le désespoir au cœur, je retournai à mon Éléonore, mon ange, ma bien aimée, ma vie ! Je ne savais plus que faire ; je ne voyais plus d’espoir, il ne nous restait plus qu’à attendre le jour.

— Faut-il donc mourir ? dit-elle avec une navrante expression de douleur. Passer la nuit ici ?

« Sans lui répondre, j’ôtai mon capot, mon gilet, mes gants, et je me mis à courir, pour chercher, encore une fois, si nous ne pourrions pas trouver un passage. Notre banc de glace, rogné par les chocs des autres glaçons et rompu en divers endroits, n’offrait plus qu’une superficie de quelques arpents carrés. J’en fis tout le tour, mesurant les distances et calculant nos chances avec un froid désespoir. Nous commencions à sentir l’influence des eaux turbulentes du St. Laurent, qui nous emportaient vers le lac St. Pierre, où nous serions broyés sans ressources. Ruisselant de sueur malgré la pluie fine et glacée qui commençait à tomber, les yeux gonflés par la fatigue et l’épuisement, les oreilles me tintaient, les altères des tempes battaient à se rompre ; c’est ainsi que j’arrivai, trempé par la pluie, essouflé, patelant, auprès de celle pour laquelle j’aurais vingt fois donné ma vie, et que je n’avais plus l’espoir de pouvoir sauver.

« Je me revêtis de mes hardes et m’assis sur la glace, à quelque distance d’Éléonore. Il n’y avait plus qu’à mourir, et je me mis à pleurer comme un enfant ! Soit qu’elle ne m’eut pas entendu arriver, soit qu’elle se fut évanouie, enveloppée par dessus la tête dans la robe de buffle, elle ne fit pas un mouvement. Au bout de quelque temps cependant, elle souleva la peau ; me regarda sans dire un mot, comme si elle eut pressenti, à ma contenance morne et abattue, qu’il ne nous restait plus qu’à mourir.

— Vous pleurez ! me dit-elle enfin avec son angélique voix, si douce.

— Oui, parceque je ne puis vous sauver, lui répondis-je avec une agonisante expression de désespoir.

— Plus d’espoir !

— Plus rien !…

— Eh bien ! dit-elle, avec une énergie dans sa voix qui me surprit, s’il faut mourir, mourons ensemble !

« Et se levant, elle vint s’asseoir près de moi. À la pluie fine avait succédé une neige épaisse et molle, qui tombait en larges flocons.

« Une espèce de torpeur morale et d’anéantissement physique avait succédé à l’énergie que j’avais déployée tant que j’eus quelqu’espoir ; j’en fus brusquement tiré par un bruit, qui me parut étrange et que je ne distinguai pas bien d’abord. J’écoutai. C’était les hennissements d’un cheval à une distance peu éloignée. Je courus voir ce que c’était. La neige qui tombait toujours large, épaisse, silencieuse m’empêchait de distinguer ; mais je crus reconnaître mon cheval. Je l’appelai par son nom. Le noble animal se mit à hennir… Oh ! comme mon cœur palpita. La glace sur laquelle je me trouvais descendait toujours, et le pauvre animal suivait en marchant sur la lizière du glaçon opposé, qui paraissait arrêté ; j’entendais le bruit de ses fers. Je me serais jeté à la nage, si j’eusse su nager, avec Éléonore dans mes bras. J’appelai encore mon cheval le caressant de la voix. J’entendis comme un corps qui plongeait, et bientôt je pus distinguer une masse noire qui luttait contre les flots. C’était lui, mon cheval ! Il essaya de monter sur la glace où j’étais. Ses pieds glissaient, et l’impétuosité avec laquelle nous étions emportés ne lui permettait pas de se soutenir. Je l’aidai de tous mes efforts mais en vain ; il n’avait plus ni harnais, ni bride, probablement que le tout avait été brisé ![1] Une idée du ciel vint frapper mon esprit — je courus à Éléonore, je la pris dans mes bras ; je mis une main sur la tête de mon cheval, qui cherchait toujours à monter sur la glace, et m’élançai sur son dos. Le cheval enfonça par dessus la tête ; nous bûmes de l’eau.

« D’une main je tenais ma bien aimée, ferme sur le dos du cheval, devant moi ; et de l’autre je me cramponnais à la crinière du courageux animal, qui se mit à nager vers la glace opposée. En arrivant de l’autre côté, il essaya encore de monter sur la glace, mais le poids qu’il portait gênait ses mouvements ; j’aidai Éléonore à y sauter, et je sautai après elle. Je sentais que la glace était solide et ne remuait pas ; j’offris au ciel à genoux, une prière de reconnaissance.

« Après Dieu, c’était à mon cheval que je devais la vie. La pauvre bête, le front tourné contre le courant qui l’entraînait, luttait avec une incroyable vigueur contre la fureur des flots. Il fit un prodigieux effort ; il sortit presque tout son corps hors de l’eau ; ses deux pieds de devant sur la glace, il cherchait à se cramponner avec ses fers. — Je m’élançai pour l’aider en le saisissant à la crinière ! Oh ! malheur, le pied me glissa et j’allai me heurter contre son front. Le choc m’empêcha de tomber à l’eau, mais lui fit perdre prise. Il fit un plongeon et au moment où il reparaissait sur l’onde, un glaçon le frappa à la tête. Il lâcha un gémissement si plaintif que j’en frissonnai ; il tourna la tête de mon côté, comme s’il eut voulu implorer mon secours, puis elle s’affaissa sous l’eau ; sa crinière flotta un instant, et il s’enfonça sous la glace pour ne plus reparaître ! Je versai une larme sur sa mort ! Pauvre animal, si fidèle !

« Éléonore qui avait vu la lutte désespérée de la noble bête et sa fin si triste, pleurait aussi. Cependant nous n’étions pas encore sauvés ; nos vêtements étaient imbibés ; tout le corps d’Éléonore tremblait, ses dents claquaient ! Je lui passai une main sous le bras et je la fis courir dans la direction du rivage, pour la réchauffer. Elle était si faible, qu’elle n’avait pas la force de se supporter. Je l’obligeai de marcher, malgré sa faiblesse, dans la crainte que le froid ne s’emparât de ses membres. Enfin ! oh bonheur ! nous atteignîmes le rivage ! Il y avait une maison auprès. Tout le monde était couché. Je frappe avec violence et on vient nous ouvrir. — Ces bons habitants, en apprenant ce qui nous était arrivé nous firent boire un verre de rum, mêlé de sucre et d’eau chaude. Éléonore fut couchée dans des couvertes. Quant à moi, après avoir changé de vêtements, je me jetai tout habillé sur le plancher près du poêle.

« Aux premières lueurs de l’aurore, je me fis conduire au village ; et, aussitôt que je pus me présenter, je me rendis chez Mme Deguise. Je lui racontai tout ce qui nous était arrivé. Elle fit atteler sa voiture et se hâta d’aller trouver sa chère Éléonore après m’avoir chaleureusement exprimé toute sa reconnaissance dans les termes les plus affectueux.

« Dans l’après-midi je retournai chez Mme Deguise pour avoir des nouvelles d’Éléonore. Elle était couchée et bien malade. J’y retournai le soir. Elle n’était pas mieux. J’y retournai encore le lendemain ; je voulais la voir, quand ce n’eusse été qu’un instant ; lui dire un mot, quand ce n’eut été qu’un seul.

« Madame Deguise m’attendait dans le salon, où la servante me fit entrer. Elle me tendit la main avec bonté et me fit asseoir près d’elle. Nous restâmes quelques instants sans prononcer une seule parole. Je tremblais d’apprendre quelque fâcheuse nouvelle, je tenais mes yeux baissés sur le tapis, n’osant les lever sur Mme Deguise ; elle contemplait mes traits bouleversés. Je sentais qu’elle m’examinait sans que je la regardasse, j’étais embarrassé ; non que j’eusse aucun reproche à me faire ; au contraire, ma conduite vis-à-vis d’Éléonore avait toujours été respectueuse et réservée. J’aimais trop véritablement Éléonore, j’attachais trop d’importance à son estime pour ne pas avoir essayé de la mériter. Le véritable amour est toujours timide vis-à-vis de celle qui en est l’objet, quelque violent qu’il soit dans le cœur de celui qui le ressent. Mon amour pour la nièce me rendait timide vis-à-vis de la tante, et c’est cette timidité qui causait mon embarras.

— Vous êtes bien changé, me dit-elle d’une voix pleine de bienveillance ; êtes-vous malade ?

« Les larmes, malgré moi, me montèrent aux yeux à l’accent affectueux de sa voix ; je me sentais entraîné à lui faire l’aveu de mon amour pour sa nièce. Je me contins cependant, et je lui dis en m’efforçant de donner à mes paroles un air d’indifférence, qui trahissaient mon émotion et la pâleur de mon visage.

— Oh ! non, madame ; je suis bien, mais j’étais inquiet pour mademoiselle de M***

— Vous lui portez donc un grand intérêt ? me dit-elle, en approchant sa chaise de la mienne.

« Je levai mes yeux sur sa figure, et je surpris ou crus surprendre un sourire expirant sur ses lèvres. Un rayon d’espoir et de bonheur illumina mon âme.

— Oh ! je l’aime, je l’aime, lui dis-je. Je sens que je ne puis vivre sans elle. Je n’ai pas dormi depuis qu’elle est malade ; et je mourrais, si sa maladie s’aggravait. — Oh ! dites, dites-moi comment elle se trouve ce matin.

— Tranquillisez vous, M. Meunier, elle est bien mieux ce matin. Elle a eu un peu de fièvre cette nuit, mais ça ne sera rien. Elle pourra se lever cette après-midi. Venez et vous la verrez.

« Je me détournai pour essuyer une larme de joie ; Mme Deguise me vit, et me prenant la main dans les siennes, me dit :

— Mon cher M. Alphonse, je vous estime et vous aime, parceque vous êtes un excellent jeune homme. Madame de Grandpré m’a parlé bien avantageusement de vous ; mais si vous voulez m’en croire, vous renoncerez à un amour inutile, qui ne vous causera que du chagrin, à vous et à Éléonore. Son père ne consentira jamais à vous la donner en mariage.

« Si l’on eut versé du plomb fondu sur mon cœur, on n’en eut pas arrêté plus vite les pulsations ; je me sentis chanceler, et j’eus besoin de m’appuyer sur un des bras du fauteuil dans lequel était assise Mme Deguise. Je ne pus trouver une parole pour répondre, et au bout de quelques minutes je me levai pour partir. L’excellente tante d’Éléonore eut pitié du misérable état dans lequel elle me vit.

— Ne vous effrayez pas, me dit-elle, en laissant échapper un soupir du fond de son cœur, je parlerai à Éléonore, et nous verrons ce qu’il y aura à faire. Adieu, venez vers sept heures ce soir.

« À sept heures, j’allai chez Mme Deguise, Éléonore était à demi couchée sur un sofa, encore faible et souffrante. Mme Deguise était occupée dans la cuisine. Au bout d’un quart d’heure, quand elle vint nous rejoindre dans le salon, Éléonore et moi nous nous jetâmes à ses genoux, la priant de vouloir se joindre à nous pour tâcher de fléchir M. de M***. Éléonore et moi nous nous jurâmes un amour éternel. Mme Deguise pleurait ; oh ! l’excellente femme…

« Quelques jours après, la rage et le désespoir au cœur, je quittais la maison de M. de M***, aux genoux duquel j’avais été demander sa fille en mariage. Il m’avait reçu avec une dédaigneuse hauteur, se moquant de ma présomption à moi le fils d’un roturier ! oh ! comme si toute la noblesse du cœur s’était réfugiée dans la poitrine des seigneurs ! La menace sur le front et l’injure sur les lèvres, il m’avait ignominieusement chassé de sa maison…

« Je retournai chez. Mme Deguise ; Éléonore m’attendait avec une fiévreuse impatience. Elle lut sur ma figure le résultat de ma démarche auprès de son père.

— Qu’allons-nous faire, me dit-elle ?

— Ce que vous voudrez, lui répondis-je.

— Je vous suivrai partout où vous voudrez, continua-t-elle en me tendant la main.

— Marions-nous secrètement, lui dis-je en la pressant sur mon cœur.

Mme Deguise, qui avait assisté à cette scène et qui sentait dans son cœur tout ce que nous éprouvions, nous conseilla de modérer notre douleur et notre impatience.

— Je verrai M. de M***, nous dit-elle ; je lui parlerai. Attendez encore quelques années, vous êtes jeunes tous deux. Le temps change bien des choses. Vous voulez faire une folie, impossible d’ailleurs ; car aucun prêtre ne voudrait vous marier sans le consentement de vos parents, étant tous deux mineurs.

— Si nous ne trouvons pas de prêtre qui veuille nous marier, repris-je presque sans savoir ce que je disais, nous nous ferons marier par un ministre.

— Absurde ! absurde ! répondit Mme Deguise, il vous faudrait une licence.

— Eh bien, nous irons nous marier dans les États.

— Plus absurde encore !

— Qu’allons-nous donc faire ? nous écriâmes-nous en nous jetant aux pieds de Mme Deguise. Nous ne pouvons vivre l’un sans l’autre.

— Attendez, attendez ; un an, deux ans, trois ans s’il le faut.

— Et si mon père, reprit Éléonore en sanglotant, voulait me forcer d’en épouser un autre ? vous le connaissez, ma tante, sa volonté inflexible ne saurait se soumettre aux désirs des autres, il ne peut souffrir chez qui que ce soit une opinion différente de la sienne, encore bien moins chez sa fille.

« Je frémis en entendant Éléonore prononcer ces paroles, dont je ne compris que trop bien la vérité. Mme Deguise se mit à réfléchir. Nous la suppliâmes les mains jointes, de nous servir de mère.

— Mes pauvres enfants, que voulez-vous que je fasse ? Tout ce que je puis, c’est d’écrire à M. de Grandpré et le prier de parler à M. de M***, qui est son ami. Je lui parlerai aussi. Il ne faut pas désespérer tout-à-fait ; je l’attends demain. Quant à vous, mon cher monsieur Meunier, retournez chez vous au plus tôt. Ne venez pas ici avant que je vous fasse savoir de mes nouvelles ; je vous en ferai parvenir bientôt.

« Les paroles de Madame Deguise nous laissaient encore un espoir ; et quand je quittai Éléonore j’étais plus tranquille.

« Je fus un grand mois, sans recevoir aucune nouvelle. J’attendis encore deux semaines ; enfin n’en pouvant plus d’impatience et d’inquiétude, je me rendis à Sorel.

« Éléonore n’était plus chez Mme Deguise ; elle était retournée chez son père. J’appris dans le village qu’il avait résolu de lui faire épouser le docteur G***, jeune médecin de la ville de Montréal, qui l’avait demandée en mariage. Je résolus de voir secrètement Éléonore, et je profitai d’un voyage que son père fit quelques jours après, pour la faire consentir à me suivre dans l’état de Vermont, où un ministre protestant de St. Albans nous maria, sans aucune difficulté. Le surlendemain je la ramenai à Sorel, où son père n’était pas encore revenu.

« J’étais coupable ; je fus la cause de cette faute qui devait avoir pour nous deux de si tristes résultats. — Pauvre enfant n’ayant point subi la douce influence des conseils d’une mère qu’elle avait perdue dans son bas âge ; n’ayant pour la guider que la volonté d’un père, qui l’aimait et voulait son bien sans doute, mais qui ne savait point parler au cœur de sa fille ; elle accepta ma proposition autant peut-être pour échapper au mariage que lui destinait son père, que par amour pour moi.

« Nous étions mariés. Au bout de trois jours il fallut nous séparer ; son père devait arriver dans le cours de la journée.

« Il avait été convenu, entre Éléonore et moi, qu’elle m’écrirait à St. Ours ; et au cas où son père serait inflexible, que j’irais dans les États-Unis gagner quelqu’argent.

« Le père d’Éléonore fut inflexible, il lui défendit de parler de moi. Elle n’avait pas osé lui déclarer notre mariage. — Ainsi, je me décidai à quitter le pays.

« Trois ans après, au retour d’un long et pénible voyage que je fis à bord d’un vaisseau baleinier, dans la mer pacifique, je revins à Boston, le cœur plein de joie et d’espérances. Par mon économie, mon travail, ma persévérance, j’avais réussi à amasser une somme de cinq cents piastres. Oh ! comme je saluai, avec des palpitations d’ivresse et de bonheur, le pavillon anglais qui flottait à l’artimon d’un trois mâts, qui sortait du port de Boston. Je croyais voir un navire venant de Montréal, comme on en voit quelquefois passer à Sorel… Sorel ! mon pays, mon Canada, ma terre promise !

« Je ne restai à Boston que le temps nécessaire pour régler mes comptes avec les armateurs ; et dès le lendemain matin j’étais en route pour le Canada.

« Madame Deguise était morte, laissant une petite rente à ta mère qui demeurait dans le village de Sorel, en pension chez de braves ouvriers. Son père l’avait chassée de chez lui, quand il apprit son mariage. Tu étais né, mon fils !

« Je restai deux mois à Sorel. Au bout de ce temps je reçus une lettre de l’un des armateurs pour le compte duquel j’avais fait le voyage de la pêche à la baleine. Il m’offrait du service comme second, à bord d’un navire qu’il expédiait au Cap de Bonne-Espérance, avec part dans les profits.

« L’offre était avantageuse, j’étais pauvre ; le voyage ne pouvait durer que huit mois, tout au plus ; j’acceptai. Ta mère ne pouvait supporter l’idée de me voir partir. Nous eussions bien voulu faire célébrer notre mariage devant l’église, mais le curé exigeait le consentement de M. de M*** qui s’y refusait obstinément. Il fut donc convenu que nous attendrions l’âge de majorité de ma chère Éléonore et mon retour.

« Hélas ! nous ne devions plus nous revoir.

 

« Les premiers jours de notre voyage furent assez beaux, mais le deuxième jour un vent du Nord-nord-est s’éleva avec violence. Nous eûmes une tempête qui dura deux jours. Le navire qui était vieux, faisait eau en plusieurs endroits. Les pompes ne suffisaient pas ; il fallut se décider à quitter le navire. Par malheur il ne restait plus que la petite chaloupe, la grande ayant été enlevée durant la tempête. On tira au sort pour savoir quels seraient les dix qui s’y embarqueraient. Deux de mes camarades et moi furent désignés comme devant rester sur le navire, qui ne pouvait tarder à s’enfoncer.

« Cependant, malgré notre effroyable position, nous ne perdîmes pas courage ni tout espoir. Nous fîmes un petit radeau, que nous avions solidement attaché avec des cordages.

« À peine nous étions-nous éloignés de quelques arpents du navire, que nous le vîmes plonger en avant, puisse relever lentement ; un instant après, le pont, cédant à la pression de l’eau, se rompit avec un bruit sourd, une masse d’eau jaillit comme une trombe, toute la mâture du navire trembla, puis il s’enfonça dans les abîmes pour ne plus reparaître.

« Toute la nuit suivante nous fûmes ballottés au gré des vagues ; notre petite voile blanche suffisait à peine pour nous diriger.

« Vers deux heures de l’après-midi, nous crûmes distinguer un navire dans le lointain. C’en était un en effet ; c’était un brig anglais qui faisait route pour Calcutta. Il nous avait aperçus, et nous recueillit à bord…

« Je m’étais rendu utile dans le voyage. Le capitaine me proposa de me charger d’une pacotille qu’il voulait envoyer à Canton. J’achetai à Calcutta plusieurs caisses d’opium. Mon voyage à Canton fut heureux. Je vendis avec profit la pacotille que m’avait confiée le capitaine, ainsi que mon opium. Revenu à Calcutta j’y trouvai mon capitaine auquel je rendis compte de mes transactions. Il frêta une barque qu’il expédia à Manille ; je m’embarquai comme subrécargue, avec un joli assortiment de marchandises que j’avais acheté pour mon compte. Je fus heureux ; et après avoir vendu ce que j’avais emporté, je pris à Manille passage sur un trois mâts Américain qui retournait à Boston, où j’arrivai, juste dix huit mois après mon départ.

« Les armateurs, chez lesquels je me rendis en débarquant, me croyaient mort depuis longtemps. Ils n’avaient jamais entendu parler ni de mes compagnons laissés sur le navire ni de moi, depuis notre naufrage.

« Ceux qui avaient quitté le navire naufragé dans la chaloupe, furent recueillis par un des vaisseaux de la compagnie des Indes qui retournait en Angleterre ; d’où ils revinrent à Boston rendre compte aux armateurs de ce qui leur était arrivé.

« Ma femme avait appris mon naufrage. La nouvelle s’en répandit à Sorel et dans la paroisse de St. Ours, avec celle de ma mort. Mon pauvre vieux père ne put supporter ce choc ; il était malade et cette funeste nouvelle hâta sa mort, qui arriva quelques mois après.

« Pendant douze mois, Éléonore fut inconsolable. Elle fit une grave maladie, qui la conduisit à deux doigts de la tombe.

« Son père, profitant des terreurs de la mort, et de l’affaissement physique et moral de ma pauvre femme — ah ! c’est la dernière fois que je dois l’appeler ainsi, — lui persuada que notre mariage était nul ; que de continuer dans cet état, c’était un crime, un sacrilège !… Ma bonne et sainte Éléonore je te pardonne !… Tu me croyais mort. Tu oublias notre mariage… Pour rentrer dans les bonnes grâces de ton père, tu consentis à prendre pour époux un homme de son choix… Ah ! je sais les pleurs que tes yeux ont versés !… Assez, assez ! n’en parlons plus.

« Pierre, mon bon fils Pierre, tu la reverras… ta mère. »

 

La lecture du mémoire de M. Meunier, dont nous venons de donner quelques fragments, occupa Pierre de St. Luc une partie de la matinée, et fit une profonde impression sur son esprit. La première partie du mémoire, écrite aux jours de jeunesse de M. Meunier, avait fait place dans la seconde, à des réflexions plus sérieuses et plus solennelles. Cette seconde partie avait été commencée quelque temps après la mort de la seconde femme de M. Meunier, et terminée quelques semaines seulement avant l’époque où commence cette histoire. Nous faisons pour le présent grâce au lecteur de cette seconde partie, nous réservant, si les circonstances le requièrent, le droit d’en citer plus tard quelques extraits.

À mesure que Pierre de St. Luc, auquel nous conservons ce nom, avançait dans la lecture du mémoire, il lui avait semblé entendre une voix de l’autre monde, lui parlant par d’au-delà la tombe, et dont les paroles lui arrivaient, après s’être épurées au tamis du linceul mortuaire ; d’abord un peu indistinctes, puis peu à peu plus graves, plus profondes, plus solennelles. Absorbé dans un saint recueillement, son âme avait, si je puis m’exprimer ainsi, spiritualisé les paroles de son père, les dépouillant de tout ce que la plume leur avaient empreint de faiblesse humaine, pour n’y voir que l’expression d’une pensée divine, qui lui donnait, dans son père, une grande leçon et lui offrait un grand enseignement.

Pierre de St. Luc ne discuta pas les actions de l’homme ; il ne vit qu’un père ! Dans Éléonore de M***, il ne jugea pas la femme… Cette femme, c’était sa mère ! Un fils ne juge pas sa mère !… Ce serait un blasphème !

Son esprit ne s’arrêta pas un seul instant à questionner la suffisance des motifs qui avaient porté son père à lui cacher sa naissance et son nom : il l’avait voulu ainsi ; cela suffisait. Peut-être quelqu’un pourrait-il être à cet endroit un peu plus difficile que Pierre de St. Luc, et ne pas trouver les raisons du père Meunier suffisantes ; cependant quand on vient à considérer l’extrême jeunesse de Pierre, au moment où M. Meunier le fît venir à la Nouvelle-Orléans ; quand on considère qu’il aurait fallu dire à cet enfant : « que sa mère était la femme d’un autre, » on conviendra peut-être qu’il pouvait répugner à l’homme d’ouvrir ainsi une plaie si profondément douloureuse. Plus le père tarda à s’ouvrir à son fils plus il lui devint difficile de le faire. Plus tard M. Meunier contracta un second mariage ; alors il lui devenait impossible d’avouer l’existence d’une première femme, sans s’exposer aux conséquences pénales du crime de bigamie. Ce qu’il avait de mieux à faire, après avoir fait mal, c’était de se taire ; et il se tut.

Pierre de St. Luc, associant dans sa pensée l’image de son père et celle de sa mère, demeura longtemps plongé dans les plus profondes réflexions ; puis il plia avec soin le mémoire qu’il replaça dans la cassette, d’où il tira les lettres de sa mère. Il les prit dans ses mains ; et après en avoir examiné les cachets, il les baisa avec respect les uns après les autres, et les remit à leur place après les avoir lues.

Il était près de onze heures, quand Pierre de St. Luc se fit servir son déjeuner, qu’il prit sans dire un mot, et sans faire une seule question aux nombreux esclaves de la maison, qui venaient lui apporter, les uns un bouquet de violettes, les autres une corbeille de fruits, ou toute autre chose que ces bons serviteurs croyaient pouvoir lui faire plaisir.

— Où est Pierrot ? demanda-t-il aussitôt qu’il eut fini son déjeuner.

— Li l’été couri voir c’te jiment savage, du laquelle tout l’imonde parlé tant ! répondit le vieux Jacques, qui arrivait de la cuisine.

Pierre fit un léger mouvement d’impatience, qu’il réprima presqu’aussitôt,

— Eh bien, Jacques, tu vas venir avec moi. Et il prit son chapeau et sortit avec le vieil esclave, qui le conduisit à l’endroit du cimetière où avait été enterré M. Meunier.

Agenouillé sur la tombe de son père, la tête nue et baissée sur sa poitrine, il demeura longtemps dans cette position, sans que les allées et venues continuelles des curieux et des visiteurs le dérangeassent un seul instant de sa profonde rêverie, et de la religieuse offrande que lui dictait sa piété filiale.

Quand il retourna à son logis, il donna l’ordre de dire « qu’il n’était à la maison pour personne ; » se soustrayant ainsi à toutes les visites, qui ne cessèrent de lui arriver tout le reste de la journée. Il était devenu tout d’un coup le héros de la Nouvelle-Orléans ; et c’était à qui irait lui en faire le compliment. Quelques-uns par amitié, plusieurs par devoir et le plus grand nombre par curiosité, comme toujours.

Il passa une partie de la nuit à écrire à chacun des gérants de ses diverses habitations, de lui envoyer au plus tôt un état des différentes fermes, du nombre et de la conduite des nègres, et du montant de boucâuts de sucre et de barils de melasse disponibles, leur annonçant en même temps sa prochaine visite. Il écrivit aussi à tous les agents et courtiers de feu M. Meunier, les priant de venir le voir au plus tôt pour régler leurs comptes.


fin du premier volume.

  1. On trouve des extraits extraordinaires de sagacité et d’attachement de la part du cheval. — En 1787, un cosaque, en traversant le Don, tomba dans une marre d’eau. Son cheval parvient à s’échapper, mais le malheureux cosaque allait misérablement périr, quand son cheval le saisit avec ses dents par son manteau, et le sortit de l’eau.
    Langelais, Vol. I, page 390.