Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/24

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 296-307).

CHAPITRE XXIV.

les prisonniers.


Du moment que la mère Coco avait été jetée dans le cachot, avec ses deux fils Léon et François, elle n’avait pas dit un seul mot ; les traits contractés par une rage concentrée, les deux poings fermés et appuyés sur les hanches, le front sourcilleux et la menace sur les lèvres, elle parcourait, à pas lents, de long en large, l’étroit réduit où elle se trouvait enfermée, comme une hyène dans sa cage. Elle avait obstinément refusé de prendre aucune nourriture, et de répondre aux questions que Tom lui avait adressées.

François paraissait complètement indifférent sur son sort ; après avoir poussé sous le lit les restes encore grouillants du serpent à sonnettes, il s’était assis sur un morceau de bois, s’amusant à siffler. Il en était tout autrement de Léon ; d’abord il se laissa aller à un désespoir morne et silencieux, puis il se mit à pleurer, et bientôt il éclata en gémissements et en sanglots. La mère Coco, en l’entendant, s’arrêta en face de lui, le toisa des pieds à la tête avec ces yeux gris qui semblaient flambler dans la demie obscurité du cachot ; puis haussant les épaules par un mouvement de souverain mépris, elle fit entendre cette seule exclamation « lâche ! » et se remit à parcourir sa prison, sans plus s’occuper de lui que s’il n’y était pas.

Tom qui, du haut de la trappe, prêtait l’oreille, entendit les lamentations de Léon. Il crut qu’il pourrait en obtenir quelques révélations importantes, et le fit monter. Tom n’eut pas de peine à en obtenir tout qu’il savait, concernant l’arrestation de Pierre de St. Luc. Léon lui dit qu’ils avaient agi d’après les ordres d’un nommé Pluchon, qui lui-même paraissait être l’agent de quelqu’autre personne riche et puissante, dont il ignorait le nom et la condition. Tom promit à Léon de parler en sa faveur, s’il voulait l’aider à attirer dans la maison ceux qui pourraient y venir, ce à quoi ce dernier consentit volontiers. Nous avons vu comment il contribua à faire tomber Pluchon dans le piège, quand ce dernier amena Trim à l’habitation des champs.

Tom essaya de faire parler Pluchon et d’en apprendre ce qu’il connaissait du complot ; mais ce dernier avait une trop grande peur du docteur Rivard pour le dénoncer. De plus Pluchon espérait que, si le docteur n’était pas compromis, il userait de son influence pour obtenir sa libération ou du moins la commutation de sa sentence ; car il n’avait pas de doute que les preuves ne seraient convainquantes contre lui. Et d’ailleurs, Pluchon était trop fin et trop expérimenté pour ne pas savoir que la parole d’un subalterne, comme Tom, ne serait pas d’un grand poids pour lui sauver la vie, tandis que sa déposition ne ferait qu’aggraver sa situation en lui ôtant le support du docteur Rivard, sans améliorer son sort. Il refusa donc obstinément de rien découvrir à Tom, qui le fit descendre avec ses compagnons dans le cachot.

Le mère Coco, en voyant arriver Pluchon, la cause de toute son infortune, donna un libre cours à sa fureur, qui déborda comme un torrent, et s’exhala dans les plus violentes invectives et les plus horribles malédictions.

— La vieille va le manger, dit Léon à Tom avec un cynisme révoltant.

— Tant mieux, puisqu’il ne veut rien déclarer.

— Laissez-le faire quelque temps, la vieille va le confesser, et vous n’aurez plus qu’à lui donner l’absolution, pour l’aveu qu’il vous fera de ses fautes.

— Je verrai ça.

Pluchon était loin de se trouver à l’aise dans ce cachot obscur ; et la réception de la mère Coco ne contribua pas le moins du monde à lui faire trouver sa situation plus commode. La mère Coco, qui s’animait de plus en plus au son de ses paroles, et exaspérée par le silence absolu de Pluchon qui s’était acculé dans un des coins du cachot, lui cria :

— Parleras-tu, infâme pendard ?

Et s’approchant de lui, elle le saisit par le bras et le secoua avec violence.

— Parles donc, monstre infernal. Tu nous as mis dans une belle affaire, et tu as peur maintenant, cornichon ?

Pluchon, de plus en plus effrayé, se mit à appeler au secours.

— Ah ! tu appelles au secours, je vais t’en donner du secours, moi ! Tiens, attrappes ! En veux-tu, encore ? Tiens, en voilà !

La mère Coco, furieuse, avait saisi Pluchon aux cheveux et le frappait vigoureusement. Pluchon faible et débile, à moitié mort de frayeur, n’était pas de taille à se mesurer avec la mère Coco qui, accoutumée au rude métier de revendeuse et endurcie aux travaux et à la fatigue, était d’une force et d’une activité peu communes. Pluchon, tout en parant du mieux qu’il pouvait les coups que lui portait la mère Coco, continuait à crier au secours.

— Je vous disais bien que la vieille allait le manger, dit Léon ; la vieille a un rude poignet. Si vous l’eussiez vue quand elle faisait danser Clémence ? et nous autres donc ? on filait doux, allez, quand la vieille se fâchait.

— Écoutez donc.

— Entendez-vous ? elle est après le pocher.

Tom, qui s’amusait infiniment à la scène qui se passait dans le cachot, se mit à rire de bon cœur ; et entr’ouvrant la trappe :

— C’est bien, la mère Coco, lui cria-t-il, c’est bien ; rossez-moi le d’importance, vous avez pleine liberté. Là où vous êtes, c’est la république ; justice égale, droits égaux.

— Ah ! monsieur, je vous en prie, faites-moi sortir d’ici, cria Pluchon d’une voix suppliante.

— Me direz-vous ce que je vous demandais ?

— Pour l’amour de Dieu, faites-moi sortir ; cette furie va me dévisager, elle m’a tout déchiré avec ses ongles.

— Consentez-vous à tout me déclarer ?

— Je n’ai rien à déclarer, vous savez tout.

— Vous ne voulez pas ; eh bien ! défendez-vous comme vous pourrez.

Tom referma la trappe.

— Oui, oui, cria Pluchon aussitôt qu’il se vit dans l’obscurité.

Mais ses paroles n’arrivèrent pas jusqu’à Tom, qui était retourné dans le magasin, où, après avoir fermé la porte à clef, et avoir placé deux des matelots en sentinelles, avec une lumière en dehors, il se coucha.

La mère Coco, qui s’était soulagée sur la tête et la figure de l’infortuné Pluchon, de l’excès de rage et de bile qu’elle avait au cœur, et dégoûtée de la poltronnerie de cet homme, lui cracha à la figure avec le plus souverain mépris, et alla se jeter sur le lit.

Tout le reste de la nuit, Pluchon eut le temps de faire les plus sérieuses réflexions. Il ne lui resta pas le moindre doute qu’il serait convaincu de tentative préméditée d’assassinat. L’espoir qu’il s’était fait d’abord, que l’influence du docteur Rivard pourrait lui obtenir une commutation de peine, s’effaça bientôt de son esprit, quand il songea à l’influence bien plus grande de Pierre de St. Luc, devenu le plus riche citoyen de la Nouvelle-Orléans, dont la vengeance serait aussi implacable qu’elle était juste. Il ne savait à quelle idée s’arrêter. Quelquefois il pensait qu’en découvrant tout au capitaine, il pourrait obtenir son intercession pour prix de sa déposition ; tantôt il songeait que peut-être le capitaine ne voudrait pas se ralentir de sa vengeance, même au prix de ses délations ; un instant après il s’effrayait à l’idée que, s’il dénonçait le docteur Rivard, celui-ci pourrait bien de son côté faire de certaines déclarations fort graves contre lui. Flottant entre la crainte et l’espoir, irrésolu sur ce à quoi il devait se décider, il se trouvait dans une grande perplexité, quand Tom, le lendemain matin, vint lui donner ordre de comparaître devant le capitaine, qui le faisait demander à l’étage supérieur.

Le capitaine, qui avait été prévenu par Tom, en arrivant, qu’il n’avait rien pu obtenir de Pluchon, se décida sur le champ à affecter d’abord de croire qu’il ignorait que le docteur Rivard eût quelque chose à faire dans le complot ; et si ce moyen ne réussissait pas, alors de dire qu’il savait tout à l’égard du docteur. Son front était sombre et son attitude sévère, quand Pluchon parut devant lui, conduit par Tom. Sir Arthur regarda avec un mélange de mépris et d’horreur cet homme, qui s’était rendu coupable du plus affreux attentat et dont la figure et la contenance dénotaient en ce moment la plus abjecte frayeur et l’affaissement le plus complet.

— C’est vous qu’on appelle M. Pluchon, lui dit le capitaine d’une voix solennelle, après avoir fait retirer tout le monde, à l’exception de Sir Arthur.

— Oui monsieur, balbutia Pluchon.

— Et pourquoi vouliez-vous attenter à ma vie malheureuse ? Est-ce que je vous avais jamais fait de mal ? Qu’aviez-vous donc contre moi ? Quelles raisons ? Ne savez-vous pas que votre punition c’est la corde ?

Pluchon trembla de tous ses membres ; le capitaine s’en aperçut et continua :

— Oui, malheureux ! la loi vous condamne à être pendu ! et vous n’avez rien pour que la loi ne s’appesantisse point sur vous dans toute sa rigueur. Point de raison, point d’excuse, pas même un semblant d’excuse. Vous avez vous-même préparé et conduit tout ce complot, par un pur sentiment de malice, par l’infernal désir de commettre un crime ! Non seulement vous avez voulu commettre un crime dont l’horreur étonne ; mais encore vous avez voulu rendre d’autres vos complices ! Pour eux, peut-être plus à plaindre qu’autrement, ils ont au moins l’excuse d’avoir obéi aux ordres d’un maître. Mais vous, vous n’aviez d’autre maître que votre cœur méchant et corrompu ; vous n’agissiez que d’après votre volonté, ou plutôt d’après l’instigation du diable qui vous poussait.

Pluchon baissa la tête et tressaillit.

— Quand on agit, comme vous, sans autre motif que celui de commettre un assassinat, continua le capitaine, pour le simple plaisir de le commettre ; quand on n’a pas même l’excuse d’avoir été la dupe d’un plus habile et plus méchant que soi, de n’avoir été que l’agent secondaire dans la commission d’un forfait qu’un autre aurait mûri dans son esprit, préparé dans sa tête et combiné dans tous ses détails… oh ! alors, que celui-là soit maudit et qu’il meure !

Le capitaine s’était levé en prononçant ces dernières paroles.

— Pardon ! pardon ! cria Pluchon, d’une voix étranglée et se jetant à genoux aux pieds du capitaine.

Celui-ci lança un regard si plein de dédaigneuse ironie, que l’âme de Pluchon sembla s’éteindre dans sa poitrine, tant il devint pâle.

— Vous demandez pardon, vous ! et qu’avez-vous qu’on puisse offrir en votre faveur ?

— Je vous découvrirai tout, si vous voulez m’entendre.

— Eh bien ! parlez, malheureux ! lui dit le capitaine en se rasseyant.

— Je ne demande qu’une grâce.

— Laquelle ?

— Que vous intercédiez pour moi.

— Pour vous ? et pourquoi ?

— Si je vous déclare le nom de celui qui a ourdi cette trame et dirigé ce complot ; je n’étais qu’une dupe, une pauvre misérable dupe d’un plus méchant que moi.

— Je ne vous crois pas ; c’est un subterfuge de votre part.

— Je suis prêt à l’affirmer sous serment.

— Voyons cela ; qu’est-ce que c’est ?

Pluchon raconta de point en point tout ce qui s’était passé entre lui et le docteur Rivard.

— Et vous m’assurez que ce n’est point une histoire inventée à plaisir ?

— Je le jure.

— Et vous êtes prêt à l’affirmer sous serment ?

— Oui.

— C’est bien, si ce que vous me dites est vrai, je tâcherai d’obtenir que vous ne soyez pas pendu ; vous en serez quitte pour le Pénitentiaire.

— Mieux vaut le Pénitentiaire que la corde ! répondit Pluchon en reprenant un peu d’assurance.

Le capitaine fit entrer Tom, auquel il donna ordre d’aller chercher un juge de paix.

— Je n’ai pas d’objection à faire ma déclaration devant un juge de paix, mais je vous demanderais une grâce : de ne pas laisser savoir au docteur Rivard, avant le procès, que c’est sur ma déposition qu’il a été arrêté.

— Si ça peut se faire, je vous le promets, lui répondit le capitaine.

— C’est bien, je suis prêt.

Quand le juge de paix fut arrivé, il prit par écrit la déposition de Pluchon qui la signa et l’assermenta. Après quoi le juge de paix dressa un mandat d’arrêt contre le docteur Léon Rivard, qu’il mit entre les mains du capitaine.

Le juge de paix, après avoir pris les dépositions nécessaires contre la mère Coco et ses garçons, dressa l’ordre de les mettre en prison, en attendant leur procès, et le remit aussi au capitaine.

Celui-ci, après avoir payé le juge de paix pour ses services, alla le reconduire jusqu’à sa voiture, en lui recommandant de garder sous silence tout ce qui venait de se passer, jusqu’après l’arrestation du docteur Rivard. Le capitaine était fort satisfait d’avoir réussi au-delà de ses espérances.

Aussitôt que Tom eut reconduit le juge de paix, il revint prendre le capitaine et Sir Arthur, pour les reconduire chez Mme Regnaud. En passant par la rue Royale, Sir Arthur pria le capitaine de le laisser descendre chez M. le Consul, où Miss Thornbull avait dit la veille qu’elle irait passer la soirée, et d’où elle n’était pas revenue depuis. Sir Arthur avait de vagues craintes, et il entra chez le Consul avec le cœur serré.

M. Léonard arrivait chez Mme. Regnaud, avec la copie du testament de feu M. Meunier, au moment où le capitaine descendait de voiture. André Lauriot attendait dans le salon.

— Eh bien ! M. Lauriot quelles nouvelles ?

— Rien de bien particulier, de plus que ma note ; mais comme vous ne l’avez pas reçue, je vais vous dire ce que j’ai appris. D’abord lisez ceci.

Il donna au capitaine un numéro du Bulletin du matin.

— Ah ! ah ! dit le capitaine, au comble de l’étonnement : « La survenance d’un héritier légitime de feu M. Meunier, et l’annulation du Testament ! » Mais c’est étonnant ! Et ceci doit avoir lieu ?

— À midi, dans une heure !

— Et qui est encore au fond de tout ceci ?

— Le docteur Rivard.

— Le docteur Rivard ! Mais c’est donc un homme bien dangereux ! Faites-moi le plaisir d’aller de suite me chercher un avocat ; la voiture est à la porte, ne perdez pas de temps.

— Et, M. Lauriot, savez-vous quel est cet héritier, que le docteur Rivard veut pousser dans la succession de M. Meunier ?

— Je ne sais trop ; j’ai entendu murmurer que c’était un fils de M. Meunier, âgé d’une douzaine d’années, et qu’on avait cru mort.

Le capitaine se mit à réfléchir ; puis, après quelques instants, il reprit :

— Encore un nouveau crime du docteur Rivard ! Il veut faire passer quelqu’enfant trouvé, pour le petit Alphonse Pierre, qui est mort à Natchitoches. J’étais, ainsi que M. Meunier, à son enterrement. M. Meunier avait son extrait de sépulture ; il en avait même deux ! Ah ! oui, je me rappelle, il en déposa une copie chez sieur Legros, notaire public, No 4, rue St. Charles. Oui, c’est ça ! Il n’y a qu’à lui envoyer demander. — Voulez-vous y aller, M. Lauriot ? ou plutôt non, attendez ; mon avocat ira. Et où avez-vous laissé le docteur Rivard ?

— Je l’ai suivi au sortir de sa maison. Il était pâle agité ; il entra chez un avocat, avec lequel il se rendit au greffe de la Cour des Preuves où il signa la pétition, qui demandait l’annulation du testament de M. Meunier pour cause de survenance d’héritier : de là, il est allé chez M. Pluchon ; de là, sur le marché aux légumes, où il s’informa à une petite fille de la mère Coco ; de là, il entra dans un café, où il prit un verre de vin, et se mit à lire les journaux, probablement en attendant le moment de se rendre à la cour. J’ai laissé quelqu’un à ma place pour le veiller.

— Vous avez bien exécuté votre commission. Je suis content de vous, M. Lauriot ; ne parlons pas de ce que je vous ai donné ce matin, et acceptez ceci en attendant ; ce sera toujours une vingtaine de piastres en à compte.

— Vous êtes trop généreux, M. de St. Luc.

— Prenez toujours ; c’est comme ça que je récompense ceux qui me rendent service. Maintenant vous pouvez aller à la Cour des Preuves surveiller ce qui s’y passera.

Aussitôt que maître Lauriot fut parti, le capitaine se mit à lire le testament. Il ne put retenir ses larmes, à la lecture de ce dernier document de M. Meunier, où il parlait de son fils adoptif en termes si nobles et si affectueux ; et par un retour tout naturel, il frissonna d’indignation à l’idée que le docteur Rivard avait été sur le point de toucher, de ses mains homicides, le dépôt sacré que son père lui avait légué.

Le capitaine avait à peine eu le temps de sécher ses larmes et il avait encore les yeux tout rouges, quand M. Léonard arriva accompagné de l’avocat qu’il avait été chercher. C’était M. Préau, jeune avocat encore à son début, mais qui annonçait un de ces talents distingués, qui devait plus tard briller au barreau comme un météore, et dont déjà le public Louisianais commençait à pressentir l’apparition. D’une figure intelligente, d’un maintien modeste et sans prétention, il ne frappait pas par son apparence ; d’un jugement sain et d’un esprit solide et vif, il saisissait d’un coup d’œil les difficultés d’une affaire, et en approfondissait les mérites et les difficultés.

Le capitaine lui expliqua en peu de mots, la situation des affaires ; et après avoir arrangé entre eux la conduite qu’ils devaient tenir respectivement, le capitaine lui remit le mandat d’arrêt que le juge de paix avait lancé contre le docteur Rivard.

M. Préau, avant de se rendre à la Cour des Preuves, passa à l’étude de Sieur Legros, qui lui donna l’extrait de sépulture du fils de M. Meunier.

Comme midi sonnait, une voiture, stores baissés, contenant deux hommes et une femme, arrivait à la Place d’Armes, en face du Palais de Justice, où se tenait la Cour des Preuves. Le cocher demeura sur son siège, et personne ne sortit de la voiture.