Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/01
CHAPITRE I.
le testament.
C’est le 25 octobre 1836. Il est onze heures du matin. Les croisées de la maison No 141, rue Royale, Nouvelle-Orléans, sont tendues de noir. Un crêpe est attaché au marteau de la porte d’entrée. Deux nègres en deuil, tête nue, se tiennent de chaque côté du vestibule. La foule se presse dans la rue et peu à peu envahit les avenues, malgré les efforts de la police pour maintenir l’ordre.
Un grand événement doit avoir lieu ; c’est l’ouverture du testament de Sieur Alphonse Meunier, l’un des plus riches négociants de la Nouvelle-Orléans, décédé le 15 septembre 1836, sans enfant ni parents.
Midi est l’heure fixée par le juge de la Cour des Preuves, pour procéder aux actes préliminaires des vérifications, avant la lecture des dernières volontés du défunt. Le public a droit d’entrer.
Une grande salle, au rez-de-chaussée, est éclairée par de nombreuses bougies : les volets sont fermés. Une table ronde, couverte d’un tapis noir, est au fond de la salle. Le juge de la Cour des Preuves est assis dans un fauteuil faisant face au public ; de chaque côté de lui sont assis des juges de paix. Le notaire qui doit faire la lecture du testament, comme dépositaire, est debout auprès de la table, presqu’en face du juge. Quelques amis du défunt se tiennent à quelque distance conversant par groupe à voix basse. On entend le sourd murmure de la foule curieuse qui désire entrer.
Les portes ne doivent s’ouvrir qu’à midi moins cinq minutes et les procédés commencer à midi précis. Chacun est impatient de savoir ce que le défunt a prétendu faire de l’immense fortune qu’il s’était acquise par ses entreprises commerciales, si grandes et toujours si heureuses. Peut-être un petit sentiment d’intérêt personnel attirait-il plusieurs des personnes présentes. On ne pouvait s’imaginer ce qu’allait advenir de tous ces trésors amassés ; et dans son ardente imagination, plus d’un s’imagina que le défunt pouvait bien s’être rappelé tel ou tel léger service qu’il lui avait rendu. Le contenu du testament était un secret qui intéressait vivement toute cette foule, quelque fut le motif qui les y eut rassemblés, soit intérêt soit simple curiosité.
L’aiguille du cadran de la Bourse, en face, marque midi moins cinq minutes. Un huissier paraît à la porte de la maison et crie à haute voix : « Que ceux qui ont intérêt à entendre lecture du testament de feu le Sieur Meunier entrent, les procédés vont commencer. » Et toute la foule entra, car pas un n’avait pas d’intérêt. Tous les bancs destinés au public sont bientôt envahis ; les officiers de police placés près de la balustrade temporaire, élevée pour partager la salle en deux et protéger les officiers en loi, s’efforcent de contenir cette masse de curieux. Un coup de marteau a raisonné sur le timbre d’airain qui est au fond de la salle, au-dessus du siége du juge. Tous les yeux sont tournés de ce côté. Un profond silence règne dans toute la salle ; on entendrait la chute d’une épingle. Douze coups ont résonné, c’est midi.
Le juge de la Cour des Preuves se lève et dit d’une voix solennelle : « Nous allons, Messieurs, procéder à la vérification des écritures et aux actes préliminaires, avant d’ouvrir le testament de feu le Sieur Alphonse Meunier, décédé le 15 septembre 1836 sans enfants ni héritiers légitimes connus. »
Le Juge. — M. le notaire, feu Alphonse Meunier vous a-t-il remis lui-même, et quand, cette petite valise qui est devant vous sur cette table ?
Le Notaire. — Le 1er septembre 1836, M. Alphonse Meunier m’ayant fait appeler chez lui, dans cette maison, me remit de ses mains cette petite valise, en me disant qu’elle contenait ses dispositions de dernière volonté et qu’elle contenait aussi une petite cassette rouge, scellée, dont il réglait dans son testament la disposition qu’on en devait faire. La petite valise a été scellée par M. Alphonse Meunier en ma présence, et en présence de deux témoins que voici, qui ont apposé leurs signatures sur les cachets. La valise est telle qu’on me l’a remise. Nous ne savons ce qu’elle contient.
Les deux témoins approchent et identifient la valise et les scellés.
M. le Juge. — C’est bien. M. le notaire, brisez les scellés et mettez sur la table, les objets qui sont dans la valise.
Le notaire brisa les scellés, ouvrit la valise, en retira une cassette de maroquin rouge, à clous jaunes, et la plaça devant le juge. Elle était aussi scellée avec des rubans et cire noire. On lisait sur le couvercle :
« No 1. La personne désignée dans mon testament a seul le droit d’ouvrir. »
Le notaire retira aussi un petit paquet cacheté. La suscription contenait ces mots :
— Y a-t-il encore quelque chose dans la valise ? demanda le juge au notaire.
— Non, Monsieur.
Et le notaire tourna la valise le dessus dessous.
Toute cette foule attentive, silencieuse, impatiente, semblait dévorer du regard ce paquet que le juge tenait dans sa main, en l’élevant à la hauteur de son front et le montrant aux spectateurs.
— Si quelqu’un, demanda le juge, désire faire quelqu’opposition à l’ouverture de ce papier, qu’il fasse valoir ses raisons, sans quoi nous allons passer outre et rompre les cachets.
Un instant un murmure sourd courut par la salle à travers cette foule ; puis tout fut silence.
— Ouvrez ce paquet, M. le notaire, dit le juge et veuillez avoir la bonté de lire à haute voix les dispositions qu’il contient.
Le notaire commença :
« Me sentant attaqué d’une maladie incurable, je profite des instants de calme qu’elle me laisse pour écrire mes dernières volontés.
« Je recommande mon âme à Dieu.
« Je suis natif de la Province du Canada, paroisse St. Ours, dans le District de Montréal.
« Je ne dois à personne, ayant réglé avec tous mes créanciers dans le cours de mars dernier.
« Tous mes comptes ont été réglés par bons billets et titres authentiques déposés chez Sieur Legros, Notaire, No 4, rue St. Charles, où mon exécuteur testamentaire pourra les prendre, ce dont une liste détaillée accompagne ces présentes.
« Je constitue pour mon héritier et légataire universel Pierre de St. Luc, capitaine actuellement à bord du brick « Le Zéphyr » en expédition au Brézil pour mon compte.
« Je nomme pour mon exécuteur testamentaire le dit Pierre de St. Luc, auquel le juge de la Cour des Preuves de la cité de la Nouvelle-Orléans voudra bien faire parvenir copie du présent testament aussitôt possible.
« Je prie M. le juge de la dite Cour des Preuves de garder par devers lui, en sûreté, la petite cassette rouge jusqu’à ce que le dit Pierre de St. Luc la lui réclame en personne. La dite cassette ne devra être remise à aucun autre ; dans le cas où le dit Pierre de St. Luc ne la réclamerait pas dans les douze mois qui suivront l’ouverture du présent testament, je désire que la dite cassette et son contenu soient brûlés, en présence des témoins et qu’un procès-verbal en soit dressé et déposé dans les archives de la dite Cour des Preuves.
« En reconnaissance de la fidélité et des bons services que m’ont rendus mes esclaves Pierrot et Jacques, je leur donne la liberté avec chacun une somme de cinq cents dollars.
« Je donne aussi la liberté à Henri, Paul, Clara et Céleste, esclaves attachés au service de ma maison, avec chacun une somme de deux cents dollars.
« Je lègue à la bibliothèque publique de l’État, mes livres reliés, se montant à 4000 volumes.
« Je lègue à Dame veuve Regnaud, en reconnaissance des soins et des attentions qu’elle a eus pour moi, l’usufruit de ma maison No 7, rue Bienville ; j’en donne la nue propriété à son intéressante et aimable fille, Mathilde.
« Je lègue à mon médecin Léon Rivard, la somme de trois mille dollars en payement de tous comptes.
« N’ayant pas au Canada de parents que je puisse avouer, mon père et ma mère étant morts sans autres enfants que moi, je veux et désire que mon légataire universel et exécuteur testamentaire Pierre de St. Luc, soit saisi de plein droit, après ma mort, de la pleine et entière propriété de tous mes biens meubles et immeubles, papiers, billets, titres, cédules, enfin de toutes choses généralement quelconques dont je n’ai pas autrement disposé par ces présentes.
« De graves et puissantes raisons m’empêchant de manifester plus amplement mes intentions ultérieures, j’ai rédigé un mémoire que j’ai renfermé dans la petite cassette rouge, dont le dit Pierre de St. Luc seul pourra prendre connaissance, et que je le prie de vouloir prendre en considération pour se guider dans les recherches qui lui sont importantes.
« Au cas où le dit Pierre de St. Luc décéderait avant d’avoir pris communication du présent testament, je prie M. le juge de la Cour des Preuves de vouloir nommer un autre exécuteur de mes dernières volontés, en présence duquel devra être brûlée la dite cassette rouge sans qu’on en brise les scellés. Dans ce dernier cas, je désire que tous mes autres esclaves, au nombre de 387, soient mis en liberté, avec chacun une somme de deux cents dollars ; qu’une somme de huit cent mille piastres soit transmise aux messieurs du Séminaire de St. Sulpice, à Montréal, au Canada, pour être employée à l’encouragement de l’éducation élémentaire dans les campagnes du District de Montréal ; enfin que le reste de mes biens soit donné aux pauvres et aux institutions de charité de la Nouvelle-Orléans.
« Voici la liste et évaluation des biens que je laisse à mon légataire universel Pierre de St. Luc :
A. Legros, N. P., Titre authentique hypothécaire, 25 mai 1819 |
$10,000 |
A. Legros, N. P., Titre authentique hypothécaire, 8 mars, 1820 |
17,000 |
A. Legros, N. P., Titre authentique hypothécaire, 12 mars 1820 |
11,000 |
A. Legros, N. P., Titre authentique hypothécaire, 13 déc. 1824 |
20,000 |
A. Legros, N. P., Titre authentique hypothécaire, 19 déc. 1824 |
2,000 |
A. Legros, N. P., Titre authentique hypothécaire, 7 août 1827 |
10,000 |
A. Legros, N. P., Titre authentique hypothécaire, 10 août 1827 |
15,300 |
Philipps, N. P., Titre authentique hypothécaire, 14 oct. 1827 |
27,630 |
Philipps, N. P., Titre authentique hypothécaire, 14 oct. 1827 |
33,420 |
Magne, N. P., Titre authentique hypothécaire, 20 mars 1831 |
77,000 |
Tous ces litres et créances portent intérêt à raison de dix par cent par an ; aucun intérêt n’a été payé sur iceux, excepté sur celui du dix août 1827, Legros, N. P., ainsi qu’il appert à l’original.
Billets promissoires endossés et portant hypothèque devenant hypothèque — Échus et numérotés de 1 à 27 |
194,327 |
Billets promissoires endossés et portant hypothèque devenant échus le 1er mars 1838 |
214,722 |
Billets endossés non hypothécaires |
47,920 |
“ “ “ “ non échus |
31,047 |
Billets non endossés non hypothécaires non échus |
42,903 |
La propriété No 141, rue Royale, Nouvelle-Orléans |
10,000 |
La propriété No 42, rue St. Louis, Nouvelle Orléans |
15,000 |
La propriété No 7, rue Perdide, Nouvelle-Orléans |
2,900 |
La propriété No 4, rue Mignonne, Nouvelle-Orléans |
3,000 |
La propriété No 8, rue Chartres, Nouvelle-Orléans |
37,000 |
L’habitation, paroisse St Charles, 500 acres |
100,000 |
100 nègres à $500 |
50,000 |
L’habitation, paroisse d’Iberville |
75,000 |
87 nègres à $500 |
43,500 |
L’habitation, paroisse St. Jacques |
100,000 |
100 nègres à $500 |
50,000 |
L’habitation, paroisse St. Martin |
130,000 |
100 nègres à $500 |
50,000 |
Actions à la Banque de l’Union pour |
10,000 |
" " des Citoyens |
5,000 |
" " Consolidée |
22,000 |
" " des Améliorations |
250,000 |
Mon argenterie, chevaux, meubles, linges |
20,000 |
Le navire trois mâts « Le Sauveur, » 800 tonneaux |
20,000 |
Sa cargaison probable, assurée pour |
200,000 |
Le brick fin voilier « Le Zéphyr » |
20,000 |
Sa cargaison probable, assurée pour |
60,000 |
Constitut sur la bourse St. Louis (payant rente 10 par 100) |
5,000 |
Constitut sur le théâtre St. Charles |
2,500 |
Constitut sur le carré de l’hôtel St. Charles |
3,200 |
Constitut sur la propriété No 8, rue Bienville |
2,000 |
" " " 10 " " |
1,500 |
" " " 12 " " |
1,500 |
" " " 14 " " |
1,500 |
" " L’Arcade, rue du Camp |
1,500 |
" " propriété No. 22, rue Chartres |
1,500 |
" " " 24 " " |
3,500 |
" " " 26 " " |
3,500 |
" " " 28 " " |
5,000 |
" " " 8 " Conti |
8,000 |
" " " 31 " " |
5,000 |
" " " 33 " " |
5,000 |
« En laissant à mon héritier et légataire universel Pierre de St. Luc une fortune aussi considérable, se montant à cinq millions de piastres y compris les constituts et les intérêts, je n’hésite pas à dire que je suis satisfait d’avance de l’usage qu’il en fera. La connaissance intime que j’ai de son caractère et de son généreux naturel me garantit du dépôt que je fais en ses mains des biens que j’ai si péniblement acquis.
« Que Dieu lui soit en aide et lui donne sa bénédiction comme je lui donne la mienne. Amen.
« 1er Septembre 1836.
« P. S. — Le mémoire que je laisse dans la petite cassette rouge pourra guider mon légataire universel dans les recherches que je le prie de faire de certaines personnes auxquelles je porte un profond intérêt, et qui doivent se trouver en quelque part au Canada. »
Le notaire ayant fini la lecture du testament, le plia et le remit au juge de la Cour des Preuves, qui le parapha.
Tout ce monde ébahi, regardait avec de grands yeux ce papier qui contenait le détail d’une fortune si colossale ; plus d’une personne se trouva désappointée de ne s’être pas entendue nommer dans les dispositions du défunt. Quand la première émotion d’étonnement fut passée, un murmure confus circula à travers les rangs de cette foule qui encombrait la salle et les passages.
— Silence, silence, Messieurs, cria un huissier.
— Si quelqu’un, dit le juge, désire faire quelqu’opposition à l’enrégistrement du testament de feu Sieur Alphonse Meunier, si quelqu’un a quelque réclamation à faire contre sa succession, il est tenu de présenter ses réclamations et oppositions au greffe de la Cour des Preuves dans la quinzaine, après lequel temps le dit testament sera enrégistré et toutes réclamations fore closes.
« M. le greffier, veuillez prendre soin de ces papiers et cassette, continua le juge, et les déposer dans les voûtes du greffe de la Cour des Preuves. Ils sont sous votre responsabilité.
« Messieurs, la séance est levée. »
Et la foule se mit à défiler, sans bruit, sans désordre, la tête basse et réfléchissant aux destinées de la vie humaine, si extraordinaires, si variées et parfois si bizarres.
Un homme riche hier, aujourd’hui un cadavre !
Les journaux du soir annoncèrent le grand événement du jour. Quelque temps le public s’en occupa, puis cet incident, comme tant d’autres, alla s’ensevelir dans le gouffre des spéculations et des extravagances de cette nouvelle Babylone !