Une course dans l’Asie-Mineure


UNE COURSE
DANS
L’ASIE MINEURE.

LETTRE À M. SAINTE-BEUVE.
Mon cher ami,

Après le plaisir de voyager, le plus grand est de raconter ses voyages ; mais le plaisir de celui qui raconte est rarement partagé par celui qui écoute ou qui lit. Aujourd’hui nul pays n’est nouveau, tout le monde a été partout, et il faut avoir autant de confiance que j’en ai dans votre amitié pour oser vous adresser le récit d’une course en Ionie et en Lydie. Je n’ai qu’une excuse : cette course dans un pays un peu moins connu que l’Italie et la Grèce m’a intéressé vivement ; ce n’est pas une raison pour que mon récit intéresse les autres, mais c’en est une pour moi de chercher à communiquer à un ami le plaisir que j’ai éprouvé, et de ne pas lui dérober sa part, comme dirait Montaigne. Ayant ainsi fait la paix avec ma conscience, qui murmurait un peu quand j’ai pris la plume pour écrire des impressions de voyage, je cède à la tentation, aux mauvais exemples, et je commence mon odyssée, qui ne sera pas longue, heureusement.

Ayant une quinzaine de jours devant nous, Mérimée et moi, nous formâmes le projet d’aller de Smyrne à Éphèse, de pousser jusqu’à Magnésie sur le Méandre, où les ruines du temple ionique de Diane offraient une tentation puissante à notre ami, grand amateur et vrai connaisseur en fait d’architecture hellénique, puis de gagner Sardes, où il y avait encore des chapiteaux ioniques à voir, et de revenir de Sardes à Smyrne. Ce voyage, qui n’est pas considérable, avait bien pour nous ses difficultés ; nous ne trouvions personne à Smyrne qui eût été directement de Magnésie à Sardes, les guides qui connaissaient le chemin étaient absens ou malades ; le seul que put nous procurer l’infatigable obligeance de M. le baron de Nerciat n’était jamais allé plus loin qu’Éphèse. Ce guide nous fut recommandé comme Français, mais il n’avait de français que le nom, Marchand, comme le valet de chambre de Napoléon : du reste, une étrange figure qui tenait du Juif, du Turc et du nègre ; parlant fort bien le turc et le grec, mais le français très peu. Force nous fut de nous mettre en route avec ce singulier personnage et le postillon turc Ahmet, qui, lui non plus, n’avait jamais entendu parler de Sardes. Nous voilà donc partis à la grace de Dieu, pour faire une centaine de lieues dans un pays dont nous ne connaissions pas la langue, avec des guides qui ne connaissaient pas le chemin.

Sur le cheval qui marche à la tête de notre petite caravane est Ahmet, garçon d’une jolie figure, d’une égalité d’humeur inaltérable, avec un certain air de dandy turc et le flegme à toute épreuve d’un vrai musulman, le turban sur le côté de la tête, poignard et pistolets à la ceinture, et, en manière de bottes de postillon, de grands pantalons de laine brodée qui ne couvrent que le devant de la jambe et tombent sur le pied ; il tient négligemment la bride du cheval qui porte les bagages. Nous suivons sur des montures d’assez pauvre apparence. Nous nous sommes pourvus d’armes offensives, porte-respect dont nous n’aurons pas à nous servir, mais qui fait partie du costume de voyage et tient lieu de passeport ; je me trompe, nous avons un bouiourdi, délivré par le pacha de Smyrne (on nomme ainsi le firman que donnent les autorités locales), et deux tchéskerés, avec nos signalemens. Celui de Mérimée porte : cheveux de tourterelle et yeux de lion. Comment pourrait-on se tromper sur l’identité d’un voyageur aussi bien caractérisé ? Enfin, tantôt derrière nous, tantôt sur nos flancs, tantôt en tête à côté du postillon, trotte l’honnête Marchand en veste noire et pantalon noir un peu blanchi par le temps, le fez rouge sur la tête, les guêtres de cuir aux jambes, à la ceinture un coutelas qui ne doit être redoutable qu’aux poules destinées à nos soupers : trop heureux Marchand, quand je lui permets de ceindre le sabre d’ordinaire suspendu au pommeau de ma selle ! Il va et vient d’un air qu’il s’efforce de rendre affairé, et, comme beaucoup de gens, il est d’autant plus disposé à faire l’important qu’il se sent plus inutile. Ainsi accoutrés, et la pluie menaçant, nous nous mettons en route. Nous traversons d’abord lentement les rues étroites et tortueuses de la ville de Smyrne, auprès desquelles nos rues de la Cité sont d’une largeur fort honnête ; assez embarrassés quand dans ces rues, dont un grand nombre pourraient bien s’appeler des allées, nous trouvons des files de chameaux, ce qui arrive sans cesse. Nous passons par le quartier turc, entre deux rangs de fumeurs assis ou accroupis devant les cafés, et nous arrivons ainsi sur la hauteur qui domine la ville de Smyrne. Ahmet se retourne selon l’usage turc, disant solennellement : Ouroular, bon voyage, et nous voilà partis.

Le premier jour, nous sommes tout entiers à l’étonnement que nous cause la nouveauté de notre situation, entrant dans un pays qui nous est entièrement inconnu, et, sauf deux ou trois points de notre route, n’ayant aucune idée de ce que nous allons rencontrer. Ce furent d’abord quelques collines assez rocailleuses, égayées de loin en loin par un peu de verdure. À notre gauche, de belles montagnes, presque point d’habitations ; de loin en loin, des Turcs voyageant comme nous à cheval et bien armés. Pour la première fois nous avions le plaisir de nous sentir en Orient, et ce plaisir était assez vif parce qu’il était nouveau ; maintenant qu’il s’est usé par la répétition des mêmes scènes, j’ai peine à comprendre le charme mêlé d’un peu d’inquiétude que j’éprouvais à voir s’avancer ces hommes à figures basanées ou noires, qui passaient silencieusement en laissant tomber sur moi un impassible regard, et pour lesquels j’étais si complètement un étranger, plus qu’un étranger, un infidèle, presque un ennemi. J’aimais à voir les caravanes de chameaux défiler lentement près de nous, ou dessiner à l’horizon sur le ciel la silhouette de leurs longs cous et la ligne bizarre de leurs dos, à écouter le son grave des clochettes qu’ils balancent en marchant d’un air à la fois majestueux et stupide, assez semblable à l’expression du visage des Osmanlis. Du reste, une certaine tristesse d’imagination se mêlait à ce sentiment du lointain, de l’isolement et de la solitude.

Vers le soir, nous passâmes près des montagnes de Claros. Ce nom harmonieux me rappelait que ce pays, aujourd’hui turc, avait été grec ; que cette terre, aujourd’hui presque abandonnée, avait été le théâtre d’une civilisation gracieuse. Le dieu de Claros voulut nous montrer que, si son temple était renversé, ses traits n’avaient rien perdu de leur splendeur, et il disparut derrière nous dans une atmosphère d’or, aureus Apollo.

Dans toute l’Asie-Mineure, de deux lieues en deux lieues, on trouve un café (kafenet). Ce mot produit un assez singulier effet dans ces solitudes. Ces cafés, qui tiennent lieu d’auberges, sont souvent des corps-de-garde. Quand on descend de cheval, les soldats du poste, au lieu de vous demander votre passeport, vous apportent une petite tasse pleine d’un café excellent, très chaud et sans sucre, avec une pipe allumée. On s’assied sur une natte, on boit lentement ce café, on fume voluptueusement cette pipe, puis on remonte à cheval, et on continue sa route.

De café en café et de pipe en pipe, nous arrivâmes vers la nuit à Tourbali, petit village où nous devions coucher. Tourbali est situé dans une plaine marécageuse et couverte d’arbustes ; l’été, elle doit être fort malsaine. On nous avait beaucoup parlé du danger de passer une nuit à Éphèse, nous en avons passé trois sans le moindre inconvénient ; mais je ne crois pas qu’il fût prudent d’en faire autant à Tourbali, et je conseille aux voyageurs qui visiteront Éphèse durant l’été de s’y rendre par les montagnes.

Tourbali était notre premier gîte, et ce début n’avait rien d’encourageant. L’aga du lieu était absent ; nous ne pûmes loger dans sa maison ; on nous donna une chambre qui servait habituellement de corps-de-garde. Au moyen d’une natte, sur laquelle nous plaçâmes nos tapis et nos couvertures, nous finîmes par faire un lit assez tolérable. Plusieurs soldats du poste, parmi lesquels il y avait des noirs et quelques habitans de Tourbali, vinrent s’asseoir sur leurs talons et nous regarder en silence. Leur curiosité était d’ailleurs très discrète ; m’ayant vu envelopper ma tête dans mon manteau, ils pensèrent que je voulais dormir, et sur-le-champ ils se retirèrent sans bruit. Ce que j’ai vu des Orientaux m’a donné l’idée d’une certaine urbanité naturelle différente de la nôtre, mais qui ne manque point de tact et de délicatesse. Elle frappe d’autant plus, qu’on est plus loin de l’attendre de ces hommes à visages rébarbatifs, toujours, affublés de poignards, de pistolets, de fusils,

Au demeurant les meilleurs fils du monde.

La matinée du lendemain nous suffit pour gagner la plaine d’Éphèse. Sur notre route, nous rencontrâmes deux de ces tertres que les antiquaires nomment tumulus, et nous traversâmes une voie antique. Du reste, rien de remarquable jusqu’à la montagne des Chèvres, au pied de laquelle coule le Caïster :

Pascentem niveos herboso flumine cygnos,

dit Virgile ; — mais nous n’y trouvâmes pas plus de cygnes que M. de Châteaubriand dans l’Eurotas. Le fleuve, assez étroit, coulait dans un lit argileux, et n’avait de poétique que son nom. Le mont des Chèvres est mieux appelé ; j’ai vu rarement une montagne si abrupte. Le château en ruines qui la domine serait inexpugnable, et produit d’en bas l’effet le plus pittoresque. Il n’y a rien de pareil sur les bords du Rhin. Marchand, qui était toujours fertile en histoires tragiques, nous assura que cet endroit avait été le plus dangereux de la contrée : il est vrai qu’il nous en dit autant de cinq ou six autres. Du reste, il paraît que le pays n’a pas toujours été aussi sûr qu’il l’est maintenant. Une heure avant d’arriver à ce terrible mont des Chèvres, je demandai quel était le nom d’une charmante fontaine qui se trouvait sur notre route. — Quan-Tchesmé, la Fontaine du Sang. — Il est vrai qu’à une centaine de pas était le Café du Bourreau, Djelat-cafenet.

Il ne reste de l’ancienne ville d’Éphèse que des ruines, et pas beaucoup plus de la ville turque d’Aia-Soluk, bâtie sur une montagne en regard d’Éphèse. Nous nous logeâmes dans une des maisons qui composent le petit hameau auquel Aia-Soluk, considérable autrefois, a été réduite. Devant notre porte était une mosquée abandonnée qu’ombragent de beaux arbres ; on y voyait quelques tombes, une jolie fontaine, et, à côté de cette fontaine, une espèce de plate-forme peu élevée, réservée pour la prière et tournée du côté de la Mecque. De pieux musulmans venaient s’y prosterner, et adresser leurs oraisons en se dirigeant vers la sainte Caaba. C’étaient ordinairement des vieillards qui se livraient à ces pratiques religieuses ; en général, il nous a semblé que la foi n’était pas très énergique chez le grand nombre. Nous n’avons presque jamais surpris le plus léger mouvement de fanatisme. On nous a assuré que si le jeûne du Ramazan s’observait extérieurement, par crainte de l’autorité, disposée à punir le scandale, il ne s’en commettait pas moins secrètement beaucoup d’infractions au rigoureux précepte qui défend, durant tout un mois, de manger, de boire ou de fumer entre le lever et le coucher du soleil. Pour Ahmet, je ne lui ai jamais vu faire sa prière ; il était trop jeune-Turquie pour observer scrupuleusement les préceptes de la loi. Le Ramazan allait commencer ; nous lui demandâmes s’il comptait l’observer. — Quand vient le Ramazan, répondit-il, je ferme les portes et les fenêtres de ma maison pour l’empêcher d’entrer. — Il plaisantait même, de moitié avec le giaour Marchand, les musulmans plus rigides, et ceux-ci paraissaient prendre assez bien la plaisanterie. Il n’hésitait jamais non plus à boire autant de notre rhum que nous voulions bien lui en donner. Quoique mon compagnon de voyage eût soin de lui représenter quel chagrin il causait à Mahomet, il n’en tenait compte, faisait un geste pour exprimer son indifférence et celle du prophète, et ne montrait d’autre souci que de ne rien laisser au fond du verre. Dans les petites choses comme dans les grandes, dans l’irreligion rabelaisienne d’Ahmet comme dans l’aspect délabré de Constantinople, on sent en Turquie cette grande vérité : l’islamisme et les Turcs s’en vont.

On ne retrouve rien du plus célèbre monument d’Éphèse, du fameux temple de Diane ; il est même fort difficile de se faire une idée du lieu qu’il occupait. Tous les débris sont évidemment d’une époque postérieure, de l’époque romaine ; mais ces débris sont très imposans. La ville antique, étalée sur les pentes du mont Préon, d’un côté descendait dans une vallée située entre le mont Préon et le mont Coressus, et de l’autre s’avançait dans une plaine magnifique, embrassée par deux demi-cercles de belles montagnes qui s’ouvrent et laissent voir la mer. La ville tournait son front de ce côté ; l’acropole était située sur le mont Préon. De là, la plaine marécageuse et verdoyante que termine la ligne azurée de la mer se déroule dans sa majestueuse tristesse. La nature de la végétation, les troupeaux qui paissent dans les hautes herbes, la grandeur des ruines, l’étendue, la solitude, le silence, rappellent la campagne de Rome ; plus loin, quelques aqueducs aident encore à ce rapprochement involontaire. Là ne se trouvent point de ces détails élégans d’architecture qui appartiennent à la belle époque grecque. C’est un autre âge de ruines, c’est l’âge de ces vastes cités qui, après le siècle de la perfection, eurent un temps de prospérité, de richesse, de grandeur, de ces cités à la fois grecques, romaines et orientales, dans lesquelles la beauté sobre de l’art hellénique était étouffée sous le grandiose romain et sous le génie colossal de l’Orient. Elles représentent le second âge de la civilisation grecque, telle que l’avait faite Alexandre en mêlant l’Asie et l’Europe, le génie d’Athènes et celui de Babylone. Il y a ici quelque chose de Balbek et de Palmyre.

Cet âge de fusion puissante rappelle aussi le christianisme, dont les clartés sortirent de ce chaos. Les souvenirs chrétiens sont les plus grands souvenirs d’Éphèse. Ils vont bien à la majesté et à la mélancolie de ces lieux. Selon la tradition des premiers siècles, saint Jean l’évangéliste, la grande lumière d’Éphèse, comme l’appelait l’évêque Polycrate, mourut dans cette ville, qui était un des sept flambeaux mentionnés par l’Apocalypse, et on y montrait la sépulture du disciple bien-aimé. Aujourd’hui, dans les flancs du mont Préon, s’ouvrent deux grottes formidables. Quand on s’engouffre dans leurs profondeurs, quand on lève les yeux sur les rocs noirs et jaunes qu’éclaire à demi une lueur mystérieuse, quand on remonte à la lumière par une pente escarpée, à travers ces roches qui semblent avoir été entassées pêle-mêle par un cataclysme subitement interrompu, on se laisse aller à croire que l’aigle de la vision a habité ce creux de rocher et a eu, dans ces antres vraiment apocalyptiques, un avant-goût des terribles révélations de Patmos.

Je ne vous ferai point une description détaillée des ruines d’Éphèse, notre ami serait plus en état que moi de le tenter ; mais je voudrais vous donner une idée de leur nombre, de leur étendue et de leur effet poétique.

Ces ruines se composent de vastes monumens, les uns formés d’énormes blocs de pierre ou de marbre, les autres construits partie en marbre et partie en briques. Mérimée me faisait remarquer le singulier caractère de cette architecture à la fois coquette et barbare qui semble l’œuvre d’un artiste grec travaillant pour un Romain. La place de plusieurs temples est clairement indiquée par de nombreux fragmens de colonnes, de frises, d’architraves ; sur la montagne sont creusés plusieurs tombeaux, dans l’un desquels peut s’être passée la cosmopolite aventure de la matrone d’Éphèse. Le stade est parfaitement reconnaissable. Dans ce stade, à la tombée de la nuit, tandis que nous écoutions le cri des loups et le miaulement des chacals, nous entendîmes retentir le coup de canon qui annonçait l’ouverture du Ramazan : singulier mélange d’impressions diverses ! Une porte en marbre qui conduit au stade est formée de débris plus anciens : l’un d’eux est un bas-relief funèbre représentant un guerrier à cheval, et un serpent enroulé autour d’un arbre comme Satan dans les Loges de Raphaël et à la chapelle Sixtine ; d’autres portent des inscriptions grecques et latines. On voit déjà les procédés de la barbarie parmi toute cette magnificence. Le théâtre, adossé à la montagne, regardait la plaine. Quelques gradins subsistent encore ; les deux extrémités, par lesquelles la scène touchait aux gradins, sont également conservées. Sous l’une d’elles est une construction cyclopéenne, reste d’un âge beaucoup plus ancien, avec une porte semblable à celle du souterrain de Tirinthe. Tandis que nous contemplions d’en bas l’hémicycle du théâtre, il était rempli par un troupeau de chèvres noires ; un petit chevrier turc sifflait assis sur un débris ; une immense volée de corneilles décrivait de longs circuits dans les airs. Vers la montagne, le ciel était pluvieux et grisâtre, et d’un éclatant azur du côté de la mer. Sur des nuages cuivrés passaient des nuages blancs comme des spectres ; par momens, leur lueur à la fois claire et pâle illuminait les ruines immenses, les cimes sévères, la plaine déserte. Je n’ai rien vu de plus sublime ; la campagne romaine elle-même ne m’a jamais apparu plus grande et plus triste.

En regard des ruines de la ville antique d’Éphèse sont les ruines de la ville moderne d’Aia-Soluk ; elles complètent l’effet mélancolique du paysage. J’errai long-temps sur la montagne où fut cette ville : j’allais de mosquée en mosquée ; j’entrais par le toit dans des bains abandonnés : je parcourais ensuite l’enceinte du château-fort, et je regardais à travers une porte de cette enceinte la campagne d’Éphèse et la mer. Au milieu de cette mort qui m’entourait, j’admirais la vigueur de la végétation orientale. Un fragment de mur en briques, qui pouvait peser cinquante milliers, avait été mis sur champ par quelques-unes de ces commotions du sol fréquentes dans l’Asie mineure. Un figuier avait plongé ses racines entre les briques verticales, et ces racines étaient allées chercher la terre à une distance de plus de six pieds. Enfin j’arrivai à une assez grande mosquée, construite en marbre noir et blanc comme la cathédrale de Pise. Les chambranles des fenêtres étaient travaillés à jour dans le goût moresque. À l’intérieur s’élevaient de magnifiques colonnes de granit africain semblables à celles que j’avais vues gisantes dans les marais de la plaine. L’une d’elles avait conservé son chapiteau corinthien ; les autres s’entouraient à leurs cimes d’ornemens qui pendaient avec grace comme des stalactites. Sur le sol se voyaient encore les traces d’un pavé en faïence bleue, et sur les murs un revêtement d’émail. Les mosquées de Constantinople, toutes plus modernes (je ne parle pas de celles qui ont été des églises comme Sainte-Sophie), sont en général beaucoup plus grandes, mais m’ont paru bien inférieures par le style à la mosquée déserte d’Aia-Soluk.

Après deux jours passés à Éphèse, nous partîmes pour Magnésie, sur le Méandre. Nous nous étions pourvus d’un guide supplémentaire ; ce n’était cependant pas un homme du pays, et à Éphèse nous étions plus voisins de notre patrie que lui de la sienne. Il avait un nom grec, Calogeros, et on nous le donna pour Grec, mais il s’exprimait avec beaucoup de difficulté dans cette langue. Nous lui demandâmes où il était né. Il nous répondit que son pays appartenait aux Anglais. Nous pensions mal entendre ; enfin il prononça le mot de Peschaver. Il venait en effet du Peschaver, dans le nord de l’Inde, aux frontières du Thibet. Comment un Grec était-il né au pied de l’Hymalaia ? Je songeai à ces médailles grecques trouvées dans la Bactriane et qui attestent la persistance de la civilisation hellénique portée aux extrémités de l’Asie par Alexandre. Calogeros me faisait l’effet d’une de ces médailles. Cependant je ne pense point qu’il ait l’honneur de descendre d’un Macédonien de la phalange, et j’imagine qu’il fait plutôt partie de quelques-unes de ces populations nestoriennes qui de bonne heure portèrent le christianisme aux frontières de l’Inde.

Avec ce guide venu d’un peu loin, nous nous acheminâmes vers Ineh-Bazar, où sont les ruines de Magnésie. Le chemin est très pittoresque, et suit en général des gorges boisées, à l’extrémité desquelles on débouche dans la plaine du Méandre. Le Méandre n’est point infidèle à son nom, et, vu d’une hauteur, semble un ruban d’azur que le vent ferait onduler sur le sable. Grace à ces ondulations du fleuve, la plaine est un marais ; nous le traversâmes à cheval ; il est impossible de le traverser à pied, à moins d’entrer dans la boue jusqu’aux genoux, ce qui devait m’arriver plus tard. Même après celles d’Éphèse, les ruines de Magnésie sont imposantes et ont cet avantage, qu’on les embrasse tout d’abord dans leur ensemble. La situation de Magnésie n’était pas moins belle ; de même elle s’adossait à une montagne. On suit parfaitement la ligne des murs, et l’on peut se faire une idée très nette de l’effet imposant que devait produire la cité grecque, ayant à ses pieds la plaine alors cultivée du Méandre, et en face, non pas la mer comme à Éphèse, mais un horizon d’admirables montagnes. Ici vécut dans son opulent exil ce Thémistocle, qui, à travers les ménagemens de l’histoire grecque pour le vainqueur de Salamine, me paraît avoir eu avec Xerxès, avant la bataille, des relations un peu suspectes, dont il se fit plus tard un titre auprès de lui. C’est ici qu’après avoir rempli pendant une trentaine d’années le rôle de serviteur et de favori du grand roi, il mourut volontairement pour ne pas combattre les Grecs. Les bienfaits du monarque persan, et les injustices du peuple athénien, pas plus que les eaux du Léthé, qu’on passe avant d’arriver à Magnésie, n’avaient donc pu déraciner du cœur de ce Grec l’amour de la patrie. C’est encore aujourd’hui le meilleur sentiment que j’aie trouvé chez ses compatriotes. J’ai rapporté de mon voyage la conviction qu’il y a en Grèce un sincère amour du pays, un vif sentiment de nationalité ; avec cela et le désir universel de l’instruction, qui est un autre trait du caractère grec, on peut raisonnablement attendre beaucoup de l’avenir.

Il n’y a dans la plaine de Magnésie ni ville, ni village, ni hameau, pas même un café. Le seul monument moderne est une petite église qui a été changée en mosquée. Ce lieu n’est habité que par des nomades, qui placent leurs tentes sur les croupes inférieures des montagnes, et font paître leurs troupeaux dans la plaine. Les uns sont des Turcomans comme ceux que nous avions rencontrés le jour où nous avions quitté Smyrne, et que nous devions trouver dans toutes les plaines jusqu’à notre retour. Ces Turcomans ont des tentes noires formant un carré long et présentant à peu près la configuration d’une cabane. Les autres sont des Tartares (Tatardji), dont les tentes, différentes de celles des Turcomans, sont grises et de forme circulaire. Ne voyant nul gîte à une lieue à la ronde, il nous prit envie de demander, pour une nuit, l’hospitalité aux Tartares. Nous fîmes part de notre projet à Marchand, qui fut consterné. — Quoi ! nous disait-il, vous voulez coucher chez ces gens-là ; mais ce ne sont point des Turcs, ce sont des Tartares : ils ne croient pas à Mahomet, mais à Ali. — Trop bons chrétiens pour être bien scandalisés par l’hérésie que Marchand prêtait aux pauvres Tartares, nous persistâmes dans notre résolution, et lui dîmes de venir avec nous pour nous servir d’interprète. Il le fit très à contre-cœur. La scène était à dessiner : la petite horde, composée d’une vingtaine de personnes, était assise au-dessus de nous, sur la pente de la montagne ; à notre approche, on fit retirer les femmes, et nous nous trouvâmes en face du chef, vieillard à belle et honnête figure. Parmi les autres hommes de la famille, quelques-uns portaient la marque de leur origine tartare, surtout dans l’obliquité des yeux ; plusieurs tenaient de grands fusils droits sur leurs genoux, comme par contenance. De mon côté, je mettais en évidence mes formidables pistolets de poche. Ainsi sur nos gardes des deux parts, nous nous fîmes des signes d’amitié, et, pour entamer la conversation, nous demandâmes à ces braves gens de nous vendre un agneau ; ils n’avaient que des chèvres. Nous fîmes ensuite notre proposition, qui ne fut point agréée, probablement à cause des femmes ; car les Tartares, bien que sectateurs d’Ali, n’en sont pas moins de bons musulmans, et ne pouvaient consentir à donner l’hospitalité dans leur harem. Leur réponse ouie, nous nous séparâmes en très bonne intelligence, résignés à aller chercher le soir, dans le village le plus prochain, un gîte plus confortable que la tente des Tartares, mais moins poétique.

Nous commençâmes à parcourir et à examiner les ruines de Magnésie : les plus intéressantes sont celles du temple d’Artémis Leucophryné, ce qui veut dire, selon Arundell, Diane aux sourcils blancs. Mais je ne puis croire que les Grecs, toujours si soigneux d’éviter le laid et le bizarre, aient jamais représenté une déesse avec des sourcils blancs ; il faut sans doute traduire au front blanc. Un passage de Strabon me confirme dans cette pensée. Il nous apprend (liv. XIII) que l’île de Ténédos a porté le nom de Leucophryné. Or, on peut, à la rigueur, avoir donné un front à une île, mais des sourcils, difficilement. « Dans la ville actuelle, dit Strabon (liv. XIV, § 40), est le temple d’Artémis Leucophryné. Pour la grandeur de l’édifice et pour le nombre des offrandes, il le cède à celui d’Éphèse ; mais, pour l’harmonie et la beauté de l’architecture, il lui est bien supérieur : il surpasse en grandeur tous les temples de l’Asie, deux exceptés, celui d’Éphèse et celui de Didyme. »

De ce temple, il ne reste pas une colonne debout, mais les fragmens sont considérables, d’une grande beauté et d’un grand intérêt. Sur des parties de frise bien conservées, on voit des combats de guerriers et d’amazones d’une époque antérieure à celle du Parthénon. Les fûts des colonnes, les architraves, les chapiteaux, offrent des détails curieux ; il n’est pas deux de ces colonnes qui soient semblables ; les bases, les chapiteaux, ont des ornemens différens. Ces ruines sont importantes. On conçoit facilement combien il est utile d’étudier l’histoire de l’architecture ionique en Ionie.

Le temple est renfermé dans une immense enceinte dont la destination n’est pas facile à deviner, et qui est contiguë à une enceinte moins considérable. Dans celle-ci, on voit des espèces de voûtes et d’arcades fort singulières. Si l’on sort de la grande enceinte, on trouve la place et la forme du théâtre, qui s’appuyait au mont Thorax, comme celui d’Éphèse au mont Préon, le stade touchant au théâtre, et une foule de tombeaux ; un monument isolé s’élève dans la plaine, au milieu des marais ; un autre monument est construit avec d’énormes pierres sur trois rangs.

Tout cet ensemble de débris, dans une parfaite solitude, est d’un très grand aspect. Il est malheureux que l’humidité répande une teinte grise sur le marbre des monumens. Dans ces plaines fertiles et inondées, on regrette l’aridité salutaire de l’Attique, qui laisse au marbre sa blancheur, ou lui donne cette belle teinte dorée qu’on admire au Parthénon. Du reste, on retrouve ici la merveilleuse lumière de l’Attique, cette transparence incroyable de l’air, ces reflets violets et roses qui, au coucher du soleil, embellissent les sommets de l’Hymette et du Penthélique. Les ruines et la nature rappellent également que l’Ionie est sœur d’Athènes. Mais, dans l’art, Athènes a fait le pas décisif par lequel on arrive du très beau au parfait. Athènes est le génie ionien perfectionné, comme Sparte fut l’exagération du génie dorien.

Nous allâmes coucher dans un village grec, où nous fûmes mieux logés que nous ne l’avions été jusqu’alors. Cette fois, nous avions un café à notre disposition. Notre chambre à coucher était l’espèce d’estrade qu’on trouve dans tous les cafés de l’Orient, et sur laquelle on s’assied ou on s’accroupit pour fumer la pipe ou le narguilé. Nous étions là comme les acteurs sont placés vis-à-vis du parterre, et le parterre ne nous manquait point. Une partie de la population regardait avec beaucoup de curiosité les Francs ôter leurs bottes ou se laver les mains. Cette population était grecque, c’est-à-dire chrétienne ; mais, parmi ceux qui la composaient, bien peu connaissaient un autre idiome que le turc. Il en est souvent ainsi dans le pays que nous avons parcouru, et, quand ces Grecs d’Asie veulent parler leur langue, ils prononcent des mots barbares. Ce qu’on pourrait appeler le dialecte ionien moderne n’a rien, je vous jure, de la suavité du langage d’Hérodote.

Pour aller à Sardes, il fallait passer de nouveau par Éphèse ; mais nous n’eûmes point sujet de nous en repentir. Le chemin, qui nous avait plu par un temps assez triste, parcouru de nouveau par un temps admirable, nous enchanta, surtout vers la fin ; nous descendions à pied une portion escarpée de la route, rendue plus difficile encore au pas des chevaux par un reste de pavé en très mauvais état ; nous rencontrâmes le lit d’un torrent avec lequel la route se confondait. Rien de plus frais, de plus délicieux que cette route perdue dans un ruisseau sous d’impénétrables ombrages ; un peu plus loin, dans un endroit où elle côtoyait le courant d’eau, qui serpentait ici à une certaine profondeur, nous aperçûmes tout à coup dans les airs, jeté d’une montagne à l’autre, se détachant sur la verdure et se dessinant sur le ciel, un aqueduc romain à deux étages ressemblant en petit au pont du Gard, et aussi gracieux que celui-ci est sublime. Au-dessus des premières arcades est une inscription assez longue, en partie grecque et en partie latine, par laquelle on apprend que Caïus Sextilius, fils de Publius, de la gens Ouotoneia (pour Votinia), a élevé à ses frais ce monument, et l’a dédié à la Diane d’Éphèse et à l’empereur Tibère[1].

Mon compagnon de voyage parvint à la lire avec assez de peine en grimpant sur les pentes de la montagne et même dans les arbres. Ainsi perché, il me dictait l’inscription, puis il descendit pour prendre un croquis de ce charmant point de vue. Pendant ce temps, assis sur une pierre, je ne me lassais pas de contempler le paysage. Quand on a un peu voyagé, on ne s’émeut pas pour le premier site venu, on devient difficile en fait de pittoresque. Mais ici tout était ravissant. La vue était admirablement composée. Par-dessous l’arche du milieu, on apercevait la montagne d’Éphèse dans une teinte violette, et au-dessus des deux murs verdoyans qui s’élevaient à notre gauche et à notre droite, l’azur velouté d’un vrai ciel d’Ionie ; une lumière dorée se glissait obliquement à travers les branches des platanes, des myrtes, des lauriers, des caroubiers, et venait éclairer les cintres supérieurs de l’aqueduc dont le pied plongeait dans l’ombre. Tout était assorti dans une délectable harmonie. De pareils spectacles sont les meilleurs commentaires de la poésie antique. L’impression que je recevais dans cette gorge perdue entre Éphèse et Magnésie, c’était l’impression que procurent, quand on a su les goûter, les chefs-d’œuvre de cette poésie dont on ne peut avoir un sentiment complet que sous le ciel qui l’a inspirée : cette poésie paraît alors la patrie naturelle de l’imagination, qui n’en veut plus sortir et devient presque insensible à tout autre genre de beauté. Ainsi, après avoir goûté le lotos, « on ne pouvait plus sortir du pays qui produisait ce fruit doux comme du miel, mais on voulait s’en nourrir éternellement, oublieux du retour. »

Τῶν δ’ὅστις λωτοῖο φάγοι μελινδέα ϰαρπὸν,
Οὐϰ ἔτ’ἀπαγγεῖλαι πάλιν ἤθελεν, οὔδε νεέσθαι.
Ἀλλ’αὐτοῦ βούλοντο μετ’ἄνδράσι λωτοφάγοισι
Λωτὸν ἐρεπτόμενοι μενέμεν, νόστου τε λαθέσθαι.

Pardon pour ce grec, mais depuis trois mois je vis avec Homère et avec les autres divins poètes qui ont écrit dans

Ce langage aux douceurs souveraines,
Le plus beau qui soit né sur les lèvres humaines,

et je les retrouve partout, dans la nature qu’ils ont peinte, dans les monumens qu’une inspiration parente de la leur a enfantés, enfin dans mille détails de mœurs et de costumes qui se sont conservés jusqu’à nous. Je parlerai, j’espère, plus au long quelque jour de ces rapports que j’étudie constamment sur place. Pour aujourd’hui, je me borne à une profession de ma foi, ardente au beau, tel que les Grecs l’ont compris et rendu. J’en ai fini avec le moyen-âge, j’en suis à la renaissance ; et qui pourrait contempler la beauté parfaite sans l’adorer ? Ne pensez-vous pas comme moi, mon ami ? Vous, critique si délicatement inspiré, vous qui pénétrez d’un jet si rapide et si lumineux toutes les conceptions de l’esprit, tous les arcanes de la sensibilité, tous les détours de l’imagination et du cœur, je vous ai vu vous éprendre toujours plus de la beauté grecque, remonter à Homère, de Ronsard et d’André Chénier, qui après tout étaient de la famille. Continuez, mon aimable ami. Cette antiquité, que souvent des interprétations si fausses ont si lourdement travestie, livrera à vos mains ingénieuses et légères ses richesses les plus cachées, ses perles les plus exquises. L’antiquité peut se rajeunir, rapprochée de ce qui a été conçu hors d’elle, mais dans un esprit semblable au sien. Vous l’avez bien montré naguère en retrouvant si finement dans Électre la sœur aînée de Colomba.

J’étais, je crois, en extase devant le pont romain sur la route de Magnésie à Éphèse, quand l’enthousiasme du vrai classique m’a emporté ; je reviens à ce beau lieu. Avant de le quitter, je vous décrirais bien le lit du torrent dans lequel je descendis à travers des touffes de myrtes et des lauriers de trente pieds, pour m’y asseoir sous des voûtes de platanes ; mais j’aime mieux vous rappeler ce que ce ravin merveilleux me remit en mémoire, la ravissante peinture de l’Eurotas dans l’Itinéraire. Citer Châteaubriand, c’est presque citer Homère, c’est citer du moins celui des poètes modernes qui a le plus hérité de cet art de caractériser les scènes de la nature par un trait simple, juste et grand.

Tandis que nous étions plongés dans ces délicieuses contemplations, il paraît que nous faisions preuve d’un grand courage, certes bien sans nous en douter. Quand nous arrivâmes à Éphèse, vers le commencement de la nuit, Marchand, à qui nous avions fait prendre les devans avec Ahmet et les chevaux, dans la double intention de trouver le pilaw prêt et de jouir de la solitude, Marchand nous avait vus en frémissant rester, malgré ses remontrances, dans un endroit qui était, comme tant d’autres, le plus dangereux. Il en avait donné avis au poste voisin pour qu’il fût prêt à nous secourir, et, selon lui, le poste avait été frappé de surprise par la bizarrerie de ces Francs qui s’arrêtaient ainsi sur la route, et pénétré d’admiration pour leur courage. Nous ne méritions certainement guère d’inspirer ce dernier sentiment, car nous n’avions vu passer personne, et nous n’avions pas songé un instant aux voleurs.

Ici se présentait la grande difficulté du voyage : gagner Sardes directement et sans retourner à Éphèse, en coupant le Tmolus, que nous n’avions pas le temps de tourner comme font ordinairement les voyageurs. Cette difficulté s’était aplanie pendant notre séjour à Éphèse. Marchand, toujours fidèle à son système de prudence, avait pour principe de n’apprendre à personne où nous allions, et nous recommandait d’en faire autant. Il était tout fier d’avoir imaginé de répondre aux questions qu’on lui adressait sur le but de notre voyage, que nous allions voir notre ami le pacha d’Aïdin, et il ajoutait gravement : Il ne faut jamais dire la vérité. Il paraît cependant qu’il avait renoncé à cette méthode, qui nous eût difficilement procuré les renseignemens dont nous avions besoin ; car lui et Ahmet étaient parvenus à savoir qu’il fallait, pour aller à Sart (Sardes), passer par Tireh, Baïndir, Berghir, et s’étaient fait indiquer le chemin de la première de ces trois villes.

Ainsi renseignés, nous nous acheminâmes vers Tireh, en remontant le lit du Caïster. Nous commençâmes par nous égarer, un Turcoman nous remit dans notre route. Cet homme, qui vivait sous une méchante tente de toile, avait l’air le plus simple, le plus noble, je dirais presque le plus distingué. Du reste, la dignité naturelle des manières est l’apanage des Orientaux ; dans les villes turques, on n’entend point ces cris, ces juremens, ces chants bruyans qu’on entend dans les nôtres. On ne voit jamais de dispute. Le portefaix a dans l’intonation de la voix, dans le geste, une singulière douceur et un grand calme. Aussi les fortunes rapides qu’amène le despotisme ne produisent-elles point ces contrastes choquans entre les manières et la situation qui frappent chez nos parvenus. En Turquie, un homme est batelier ; un jour le sultan l’entend chanter, trouve sa voix agréable, et le fait ministre de la marine. Le ministre n’aura rien à changer aux manières du batelier.

Nous avions dans Ahmet, notre postillon, une preuve frappante de ce que j’avance. Ahmet était un garçon très ignorant, ne connaissant que ses chevaux, En Europe, il eût été un grossier manant. Eh bien ! Ahmet avait tout naturellement l’aplomb sans rudesse, l’air posé et insouciant d’un jeune homme de bonne maison de Paris. Jamais sa voix ne s’élevait d’un quart de ton au-dessus du diapason ordinaire ; jamais il ne montrait ni humeur ni turbulence. Un jour, son cheval s’abat sous lui ; Ahmet ne s’emporte point, il se dégage doucement, relève sa monture, lui lance de vigoureux coups de corde, sans sortir de son calme, et se contente de lui adresser du bout des lèvres et en grasseyant l’injure grecque qui a passé dans la langue turque : Kerata !

Après avoir vigoureusement trotté pendant six heures, nous nous arrêtâmes auprès d’une source pour boire une tasse de café et fumer un narguilé. En remontant à cheval, je découvris tout à coup les minarets d’une ville. C’était Tireh. La Fontaine, après avoir lu Baruch, disait à tout le monde « Avez-vous lu Baruch ? » Et moi, je suis tenté de dire à tous ceux qui sont venus dans cette partie de l’Orient : Avez-vous vu Tireh ? Peu de personnes ont eu cet avantage, parce que Tireh est en dehors de la route qu’on suit ordinairement. Mais, dans les voyages comme dans les arts, il y a presque toujours profit à s’écarter du chemin battu. Pour avoir opiniâtrement persisté à nous rendre en droite ligne d’Ephèse à Sardes, nous avons eu le spectacle d’une ville purement turque, spectacle que ni Smyrne, ni surtout Constantinople, ne nous ont donné. De plus, cette ville est dans une situation admirable ; bâtie en amphithéâtre sur la pente d’une montagne, comme le furent dans leur temps Éphèse et Magnésie, ayant à ses pieds une plaine parfaitement cultivée, et en face la magnifique chaîne du Tmolus, derrière lequel se trouvent Sardes et la Lydie ; le Tmolus, rempart de la Lydie, comme dit Eschyle avec une justesse qui ne nous semblait que trop grande, car cette chaîne, si majestueuse à contempler, nous semblait un véritable mur, et nous nous demandions avec un peu d’inquiétude par où il serait possible de la franchir.

Tireh compte environ trente mille habitans ; les deux tiers d’entre eux sont Turcs, le reste est composé d’Arméniens, de Juifs, et surtout de Grecs. La ville et les environs ont un air d’aisance et de prospérité qui nous surprit. Si toutes les provinces de l’empire turc étaient dans un état aussi florissant, ses ressources seraient plus considérables, et l’avenir de ses finances moins menaçant ; mais, d’après tout ce qu’on nous a dit et ce que nous avons pu voir depuis, il est clair que notre bonne étoile nous a conduits dans une des parties les plus riches comme les plus belles de l’Asie-Mineure. Une des principales sources de l’opulence de Tireh est le commerce des raisins, dont elle exporte chaque année pour plusieurs millions. Ce sont les vignobles du Tmolus dont parle Ovide : Vineta Timoli.

Aux abords de Tireh, une véritable route remplaça les sentiers tortueux que nous avions suivis depuis Éphèse. Des champs cultivés, des vergers, des maisons de campagne, annonçaient une ville de quelque importance. Nous atteignîmes les premières maisons de Tireh à une heure extrêmement favorable. Le soleil, près de se coucher derrière nous, frappait de la plus vive lumière un ensemble radieux de minarets blanchissans parmi les cyprès, de maisons diversement colorées, semées au milieu de beaux jardins sur le flanc verdoyant de la montagne et dans la fertile plaine qui se déroule au pied. Toutes les figures étaient fortement caractérisées, tous les costumes étaient pittoresques, et resplendissaient dans une atmosphère lumineuse. Le chef de la police, homme à mauvaise figure, qui portait presque seul l’ignoble fez au lieu du majestueux turban, nous indiqua un khan, espèce d’auberge, placé dans une situation ravissante, tout neuf et très propre, et dans lequel nous trouvâmes des divans et des tapis. Toutes les chambres donnaient sur une grande galerie ouverte, semblable à ce que les Italiens nomment une loge. Nous n’avions pas les arabesques de Raphaël, mais l’horizon qui s’offrait à nous ne le cède pas à celui que l’on contemple des Loges du Vatican. À peine installés, nous courûmes bien vite pour profiter des dernières clartés du jour, et copier une inscription que nous avions aperçue sur un tombeau romain converti en fontaine. Il va sans dire que notre opération archéologique s’exécuta au milieu d’un public nombreux et attentif ; les figures brunes et noires s’avançaient, se penchaient autour de nous avec étonnement et curiosité. En général, nul autre sentiment ne se mêlait à ceux-là ; une vieille femme seule nous prouva que la haine et la crainte des Francs, tous sorciers, n’étaient pas encore une tradition entièrement perdue. Nous la vîmes s’avancer avec quelque précaution, s’armer d’une pierre, non pour la lancer contre nous, mais à tout hasard, comme instrument de défense, ainsi que nous faisions nous-mêmes quand nous avions à passer devant les chiens très inhospitaliers de l’Orient. La bonne femme, ainsi armée et pourvue, s’avança vers le groupe qui nous entourait, vint y saisir un garçon d’environ seize ans, et l’emmena jusqu’à sa maison, qui était près de là, lui parlant d’un air fort irrité et accompagnant même ses remontrances maternelles de quelques tapes bien appliquées. Le jeune homme, un peu esprit fort, riait en cédant et se retournait vers les bêtes curieuses ; mais la mère n’entendait pas raillerie. Il me semblait voir une nourrice entraîner et battre un enfant qui se serait trop approché d’un animal dangereux, et se serait trop oublié à le regarder.

Nous nous hâtâmes d’aller, dans les rues les plus animées, jouir du moment où l’on rompt le jeûne rigoureux du Ramazan. À ce moment qu’annonce un coup de canon, les cafés se remplissent de fidèles musulmans qui ont ainsi pendant un mois le plaisir de se décarêmer tous les jours. Nous prîmes gravement notre place au milieu d’une foule bariolée et calme qui savourait la douceur du café et de la fumée du tabac d’Orient ; nous figurâmes long-temps dans un groupe de Turcs accroupis sur la même natte, et faisant, comme l’a poétiquement dit M. de Lamartine,

Murmurer l’eau tiédie au fond du narguilé.

La nuit était délicieuse, une nuit d’Ionie ; tous les minarets élevaient dans l’ombre leur illumination aérienne et achevaient de donner à ce qui nous entourait le charme fantastique d’un chapitre des Mille et une Nuits.

Le lendemain, couchés sur les divans placés devant les fenêtres, nous consacrâmes la matinée à faire notre kief. Vous ne savez peut-être pas, mon ami, ce que c’est que le kief : ce mot est intraduisible dans les langues de l’Europe. Le far niente des Italiens n’en est que l’ombre ; il ne suffit pas de ne point agir, il faut être pénétré délicieusement du sentiment de son inaction : c’est quelque chose d’élyséen comme la sérénité des ames bienheureuses ; c’est le bonheur de se sentir ne rien faire, je dirai presque de se sentir ne pas être.

Après quelques heures consacrées à cette importante occupation, nous allâmes parcourir le bazar. Nous y rencontrâmes un marchand grec qui nous offrit de nous conduire chez lui pour nous montrer des antiquités. Ces antiquités étaient deux énormes étriers dorés et décorés d’une aigle impériale, et quelques médailles sans valeur. Ce qui était plus intéressant pour nous que les étriers et les médailles, c’était de nous trouver dans l’intérieur de ce Grec. Sa belle jeune femme restait debout, suivant l’usage d’Orient, tandis que nous étions assis à côté de lui sur le divan. Elle nous apporta le café, les confitures, pendant qu’un vigoureux petit garçon de quatre ans, dont la volonté semblait très décidée, s’obstinait, malgré les remontrances paternelles, à soulever et à porter les énormes étriers, qui vingt fois furent sur le point de lui écraser ou de lui couper les pieds. Voyant le soleil baisser à l’horizon, nous nous hâtâmes de gagner les hauteurs qui dominent la ville, pour jouir d’un beau coucher de soleil de plus. Ces hauteurs verdoyantes me rappelaient celles de Capo di Monte, au-dessus de Naples. Nous n’y arrivâmes pas sans nous être perdus dans les rues escarpées et tortueuses qui y conduisent, et sans être entrés deux ou trois fois, par mégarde, dans des maisons turques dont les femmes poussaient des cris aigus et nous adressaient par la fenêtre, d’un ton fort animé, des reproches probablement très vifs, et que nos intentions étaient loin de mériter.

Enfin nous échappâmes à ce labyrinthe, et la ville nous apparut dans une teinte rose, tandis que le piton du Tmolus s’enveloppait de brumes sombres et enflammées. Pendant que Mérimée prenait un croquis de ce panorama sublime, un officier turc qui passait s’arrêta, et m’adressa quelques paroles dans lesquelles je ne pus distinguer que le mot capitaine, à cause de mon ruban rouge, et Moscov. Probablement il nous prenait pour des ingénieurs russes occupés à lever le plan du pays. La Russie est une préoccupation et une inquiétude perpétuelle pour tous les Turcs doués de quelque prévoyance.

Après avoir vu le matin l’intérieur d’un simple raya, nous devions, dans la soirée, voir l’intérieur de la première maison turque du pays. Un des chevaux que nous avions loués à Smyrne, et qui au moment du départ était évidemment hors d’état de faire le voyage, se trouvait maintenant tout-à-fait incapable de marcher. Nous voulions obtenir du gouverneur une attestation qui témoignât de cette incapacité, pour nous en servir, à notre retour, contre le loueur de chevaux qui nous avait trompés. Dans ce but, nous demandâmes une audience, qui nous fut accordée pour le soir : elle nous donna l’occasion de voir ce qu’on pourrait appeler une préfecture turque. La cour était illuminée par un morceau de bois de sapin qui brûlait au milieu. Une foule d’hommes attachés au service public remplissaient une galerie extérieure. Nous traversâmes cette multitude et nous arrivâmes dans le salon de réception du gouverneur. Il était assis, non pas sur un divan, mais plus bas, sur des coussins, dans le costume turc. Nous étions sur des chaises à l’européenne ; de grands flambeaux posés à terre et portant des chandelles nous éclairaient ; le mouselim nous donna l’attestation que nous demandions, et fut fort gracieux ; seulement la pensée de la Russie l’obsédait. Il nous demanda si nous ne passerions pas par Saint-Pétersbourg. Du reste, je ne pourrais vous donner une idée fort nette de notre conversation, qui se faisait par l’intermédiaire de Marchand. Je soupçonne celui-ci d’avoir mis du sien dans les discours du gouverneur ; quant à nous, évidemment il nous faisait parler, car, quand nous le chargions de transmettre quelques phrases, il discourait en notre nom pendant un quart d’heure.

Le lendemain, pourvus d’un nouveau cheval, nous nous mîmes en route pour Berghir, village situé au pied du Tmolus. Cette journée, pendant laquelle nous voyageâmes constamment en plaine, n’offrit rien de remarquable qu’un horizon toujours à souhait pour le plaisir des yeux, comme disait Fénelon. Après avoir passé par un village où nous vîmes un platane qui avait environ quarante pieds de tour, nous traversâmes la petite ville de Baïndir, qui nous parut animée par un commerce assez actif et surtout remplie de teinturiers. Nous arrivâmes vers quatre heures à Berghir. Ici le pays changeait complètement d’aspect aux approches de la montagne, et prenait quelque chose de la Suisse ; mais jamais torrent de la Suisse n’a reçu une étincelle de cette fournaise, qui réfléchissait ses flammes pourprées dans le ruisseau de Berghir. Nous eûmes dans ce village toute la maison d’un Grec à notre disposition. Les femmes n’étaient pas voilées, mais se tenaient à l’écart et évitaient de montrer leur visage. Deux choses me frappèrent dans cette maison. J’y trouvai un livre imprimé en caractères grecs. Je l’ouvris, et ne pus en comprendre une parole. Je m’aperçus bientôt que ce grec était du turc. C’était une traduction turque des psaumes imprimée en lettres grecques. Y a-t-il donc des Grecs qui parlent le turc et ne le lisent pas ? ou bien plutôt n’est-ce pas une pieuse ruse des missionnaires pour répandre dans le pays soumis aux Osmanlis une version turque des livres saints, sans attirer l’attention, et sans causer aux croyans le déplaisir de voir la langue de Mahomet employée à traduire la Bible ? L’autre curiosité était un dessin grossièrement charbonné sur le mur et représentant deux vaisseaux. À la proue de l’un d’eux, un homme armé d’un grand sabre faisait feu sur un tout petit navire. Celui-ci était monté par des Turcs. Au-dessus de l’autre était écrit Mayna, le Magne. Dans cette reproduction grossière du triomphe d’un corsaire maïnote écrasant ainsi de sa supériorité un bâtiment turc, il y avait un sentiment de sympathie évident pour les vieilles luttes du Magne contre la Porte. J’éprouvai une certaine émotion à trouver cette sympathie ainsi exprimée au cœur de la Turquie. Il me semblait y lire une protestation et une menace des rayas d’Asie contre le joug de leur maître.

Restait à franchir le Tmolus et à chercher de l’autre côté Sardes, dont le nom subsiste à peine altéré dans Sart, mais sur la position de laquelle les rapports variaient, parce qu’il ne reste ni ville ni village dans l’emplacement où fut la capitale de Crésus. Après avoir monté pendant trois heures par des sentiers très escarpés, nous atteignîmes un plateau où est un petit village qui porte le nom de la montagne elle-même, Bost-Dag. Il était entièrement désert. Les habitans n’y demeurent que durant l’été. L’hiver, ils descendent à Berghir, et on appelle hiver l’admirable saison dont nous jouissions pendant notre voyage. Je me croyais sur une alpe de la Suisse parmi des chalets. Je me prenais aussi à me croire en France, au milieu de ces prés entourés de petits murs en pierres sèches, et plantés de noyers, de peupliers et de saules. L’image de cette patrie qu’on fuit quand on voyage est douce à retrouver.

Nous étions partis tard de Bost-Dag, par suite d’un complot d’Ahmet et de Marchand, qui voulaient nous forcer à nous arrêter en route, et le soleil baissait quand nous commençâmes à descendre le revers du Tmolus. Nous ne tardâmes pas à mettre pied à terre, et nous eûmes bientôt laissé derrière nous chevaux et bagages, nous avançant vers la plaine de Sardes, à travers les innombrables sinuosités d’un sentier suspendu constamment au-dessus des plus magnifiques gorges de montagnes qu’on puisse voir. La nuit nous surprit dans un bois de mélèzes qui ressemblait à un beau jardin anglais. Nous continuâmes notre route au clair de lune. Enfin nous fûmes rejoints par les chevaux, et nous ne tardâmes pas à trouver un poste de soldats où Marchand avait l’intention de nous faire passer la nuit ; mais nous avions résolu d’arriver à Sardes, ou du moins le plus près possible de Sardes, et, sans vouloir rien écouter, nous nous mîmes de nouveau à marcher en avant, ayant pour nous montrer la route un soldat qui conduisait son cheval par la bride, et m’adressait constamment la parole en turc sans pouvoir se persuader que je n’entendais pas un mot de tout ce qu’il me disait.

Notre situation était vraiment singulière. Marchant, à neuf heures du soir, dans un chemin qui par momens se confondait avec le lit desséché d’un torrent, à travers cailloux et rochers, avec un guide que nous ne pouvions comprendre, et allant ainsi à la découverte d’un lieu inhabité où nous devions passer la nuit, notre meilleure chance était l’hospitalité incertaine des Turcomans, dont nous vîmes les feux briller çà et là dans la plaine, quand nous atteignîmes enfin notre but après une marche rapide et fatigante d’environ cinq heures. Là, nous nous arrêtâmes pour attendre chevaux, postillon et drogman, nos lits portatifs et les provisions pour le souper. Soliman, — c’était le nom du soldat turc qui nous accompagnait, — très beau et très bon garçon, aussi exact à ses dévotions qu’Ahmet était philosophe ; Soliman, voyant que nous mettions pied à terre, en fit autant, nous adressa, suivant sa coutume, un discours en turc ; puis, ce qui valait beaucoup mieux, nous indiqua par signe, en montrant ses jambes nues, que les chiens des Turcomans, qui aboyaient à l’entour, pourraient bien manger les nôtres. Cet avis ayant été compris, il s’assit sur ses talons et se mit à fumer.

Notre petite troupe nous rejoignit enfin, et nous eûmes bientôt rencontré un autre poste militaire ; mais, là même, nous n’étions pas encore très bien édifiés sur la situation de Sardes : les uns disaient que Sart était à une portée de pistolet, les autres à deux heures de chemin. On finit par parler d’un moulin où nous pourrions passer la nuit. Sur cette indication, nous remontâmes à cheval, et, après avoir franchi plusieurs gués et nous être fait refuser un gîte par les Turcomans comme par les Tartares, nous arrivâmes au moulin. Le hasard et notre persévérance nous avaient bien servis : nous étions au-dessous de l’acropole de l’ancienne capitale de la Lydie.

Ce moulin appartenait à deux Grecs ; l’un d’eux, qui dormait en plein air sur une natte, comme n’avait peut-être jamais dormi son prédécesseur Crésus, trouvait assez désagréable d’être réveillé dans son premier somme par des passans qui venaient, à dix heures du soir, frapper à la porte de son moulin, peu exposé, par sa situation, à de pareilles visites. Il n’était point en humeur de nous loger, mais Marchand se fâcha, et lui dit avec une gravité et une conviction vraiment comiques : Comment oses-tu faire difficulté de loger pour leur argent ces illustres étrangers ? Encore si tu étais un Turc, je comprendrais tes refus ; mais un Grec ! un raya ! un Grec, répétait-il avec indignation. Notre hôte sentit, à ce qu’il paraît, la justesse de l’argument, car il finit par nous autoriser à prendre possession d’une chambre où son frère, plus humain que lui, ou peut-être plus pénétré des devoirs des rayas envers les illustres étrangers porteurs d’un bouiourdi, nous avait déjà introduits. Bientôt fut allumé un feu dont nous avions tous grand besoin, car nous étions au milieu des marais, et je n’ai jamais entendu croasser tant de grenouilles à la fois. Une distribution générale de cigares, objet inconnu dans ces contrées barbares, acheva de mettre tout le monde en bonne humeur. Pour nous, nous étions enchantés d’avoir ainsi mené à fin notre expédition, et de toucher au but que nous avions presque désespéré d’atteindre.

Le lendemain matin, en nous levant, nous vîmes avec une grande joie que notre moulin était tout juste au pied de la montagne à pic sur laquelle s’élèvent les murs de l’acropole de Sardes. Nous commençâmes par chercher un chemin pour y arriver. La chose semblait impossible. Jamais citadelle ne fut mieux défendue par la nature que celle de Crésus ; le terrain qui le porte est un poudingue sablonneux qui présente des parois parfaitement verticales d’une immense hauteur. Peut-être l’art avait-il rendu encore plus abruptes les abords de l’acropole du côté de la plaine arrosée par l’Hermus. Quoi qu’il en soit, nous nous trouvions fort embarrassés devant ce mur à pic de plusieurs centaines de pieds. Après diverses tentatives infructueuses, nous découvrîmes un sentier étroit qui semblait joindre ensemble plusieurs pyramides à pans escarpés et souvent verticaux comme ceux de la montagne. Nous suivîmes cette espèce de pont sans garde-fous, et nous finîmes par arriver à l’acropole.

C’était un magnifique spectacle et supérieur peut-être à tout ce que nous avions vu jusque-là, certainement plus extraordinaire. De toutes parts, sous nos pieds, des pyramides rougeâtres s’élevaient en désordre les unes au-dessus des autres, à peu près comme les aiguilles des glaciers. D’un côté, les étages verdoyans du Tmolus s’abaissaient peu à peu vers la plaine ; de l’autre, on découvrait la plaine couronnée de montagnes, le lac de Gygès, les tertres tumulaires des anciens rois de Lydie. Cette plaine, ce lac, cet horizon, ce chaos de sommets qui semblaient de grandes vagues de sable rouge soulevées et enchaînées par un prodige, à leur pied le Pactole, et sur ses bords les belles ruines, blanches cette fois, du temple de Cybèle, nous-mêmes enfin isolés et suspendus au-dessus de cette scène merveilleuse, tout concourait à augmenter l’impression qu’elle avait d’abord produite sur nous. Nous restâmes quelque temps immobiles à cette vue avant de nous livrer à l’examen des ruines qui nous entouraient.

Les murs actuels de l’acropole s’élèvent certainement sur la place où était l’ancienne, car cette place ne peut avoir varié ; mais ces murs, ici comme à Éphèse, ont été construits dans les bas temps avec des fragmens en partie antiques. Partout des tronçons de colonnes, de chapiteaux, sont engagés dans la muraille. Plusieurs des débris qui la composent portent des inscriptions. Une d’elles était chrétienne ; une autre, qui nous parut curieuse, parlait de cinq amours consacrés à la douce patrie. Mérimée en prit copie, et il fit bien, car il faut des jambes, que n’ont pas tous les collecteurs d’inscriptions, pour atteindre à celle-ci[2].

Après avoir curieusement visité les murs de l’acropole, nous descendîmes dans la plaine, et nous nous acheminâmes de ravin en ravin vers les ruines du temple de Cybèle. Nous n’y arrivâmes point sans avoir à soutenir un assaut vigoureux de la part de cinq ou six chiens turcomans qui paraissaient les garder. Ces grands chiens blancs, à demi sauvages comme les nomades leurs maîtres, s’élancèrent tout à coup sur nous de différens côtés. La vue d’un pistolet dirigé sur eux ne les arrêta point, mais fit accourir les femmes des Turcomans, qui nous en délivrèrent. Le chien du moulin où nous avions passé la nuit, avec un sentiment remarquable des devoirs de l’hospitalité et un courage héroïque, n’avait pas hésité à se précipiter vaillamment dans la mêlée pour nous défendre. Mais que pouvait-il contre six ? Nous entendîmes ses cris, et ne le vîmes plus reparaître.

Enfin nous arrivâmes au temple. Les deux colonnes qui sont debout et les nombreux débris gisans à terre offrent un type achevé de l’ordre ionique ancien. Rien n’est plus simple et plus beau que le contour des volutes, dont les gracieuses spirales s’enroulent aux deux côtés d’un chapiteau ionique. On dirait un vers d’Homère. Mérimée, tout en les dessinant, me faisait remarquer les plus fines beautés de l’architecture grecque, dont il a un sentiment exquis. Et moi, toujours occupé à chercher dans l’art antique une traduction de la merveilleuse poésie des Grecs, j’aimais à retrouver les procédés de l’un dans les secrets de l’autre ; si mon ami m’indiquait comme un signe de la perfection des ornemens l’alternance de surfaces planes considérables et de saillies très vives et très minces, ou de saillies développées et de plans peu étendus, je me disais : c’est ainsi que, par des contrastes habilement ménagés, les anciens savaient produire dans le style le relief et la saillie. Dans les littératures dégénérées comme dans l’architecture de la décadence, ces proportions délicates n’existent plus ; tout est à peu près également plane, et de là naît la platitude, ou bien l’on veut tout mettre en saillie, et on manque l’effet pour l’avoir trop cherché. S’il attirait mon attention sur la diversité d’ornementation de chaque chapiteau, dont pas un ne ressemblait complètement à l’autre, dans le temple de Cybèle à Sardes, aussi bien que dans le temple de Diane à Magnésie, je retrouvais là cette liberté du génie grec, qui ne détruisait point l’unité, mais produisait une harmonie vivante au lieu d’une harmonie morte, et mettait la richesse où les imitateurs ont mis la stérilité. Rien de plus différent, par exemple, de la symétrie monotone à laquelle certains critiques, qui se croyaient disciples des Grecs, ont voulu asservir la tragédie, que la diversité des produits de la Melpomène antique. Certes ce n’est pas dans le même moule qu’ont été jetés Prométhée, les Perses, les Euménides, Œdipe, Médée, Alceste. Ces chefs-d’œuvre ont été construits d’après certaines lois identiques, les lois immuables du beau et du goût ; mais combien les applications de ces lois sont variées ! Si toutes ces œuvres ont un air de famille, en même temps chacune présente une physionomie bien distincte.

…Facies non omnibus una,
Nec diversa tamen
.

Ainsi sont les colonnes des temples ioniens, et sur ce point délicat, comme sur beaucoup d’autres, l’art des Grecs est un excellent commentaire de leur poésie. Nous nous éloignâmes à regret de cette belle ruine, pour aller rafraîchir nos lèvres dans l’eau du Pactole, qui coule au pied du temple. Le Pactole, que Sophocle appelle grand, ce qui prouve qu’il n’était pas venu à Sardes, est un ruisseau. A-t-il jamais roulé de l’or dans ses ondes ? Le fait n’est point impossible ; Strabon parle d’anciennes mines d’or dans le Tmolus ; mais comme, d’après son témoignage, elles n’existaient déjà plus de son temps, il est fort possible que le Pactole ait dû sa renommée de fleuve aurifère au mica qu’il détache de la montagne et qui scintille dans le sable de son lit ; celui que nous observâmes était plutôt argenté que doré ; mais, dans la montagne, j’avais vu des paillettes qui imitaient assez bien les reflets de l’or. Peut-être cette circonstance géologique a-t-elle fait illusion aux anciens, et la réputation proverbiale du Pactole est-elle une réputation usurpée.

Après avoir vu Éphèse, Magnésie, franchi le Tmolus, gravi l’acropole de Sardes et bu les eaux du Pactole, qui, je le crains bien, ne nous feront pas plus riches, il ne nous restait plus qu’à regagner Smyrne, si nous voulions ne pas manquer le bateau de Constantinople et retrouver nos compagnons de voyage, M. Lenormant dont nous avions regretté souvent le coup d’œil et le savoir, et son docte collaborateur M. de Witte. C’est ce que nous fîmes en grande diligence. Nous revîmes ces campagnes enchantées qu’arrose le Mélès, ces bois de grenadiers d’un aspect élyséen, qui rappellent les bois d’orangers de Sorrente ; nous saluâmes de nouveau l’admirable rade de Smyrne, magnifique berceau d’Homère.


Jean-Jacques Ampère.
  1. M. Ph. Lebas a publié cette inscription.
  2. Voici le texte de cette inscription :

    ΑΓΑΘΗ ΤΥΧΗ
    AVP. XPYΣEPΩΣ BAΓOPA
    NOMOΣ TOYΣ ΠENTE
    EPΩTAΣ THI ΓAYKYTA
    TH ΠATPIΔΙ.