Une correspondance de Sully Prudhomme – Lettres à une amie (1865-1880)

Une correspondance de Sully Prudhomme – Lettres à une amie (1865-1880)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 808-850).
UNE CORRESPONDANCE
DE
SULLY PRUDHOMME

LETTRES A UNE AMIE[1]
[1865-1880)


Lundi, 25 septembre 1865.

Madame,

C’est aujourd’hui dimanche, je suis seul à la maison, toute ma famille est à la messe, un peu pour le bon Dieu, et un peu, je crois, pour son plaisir. Les messes de Châtenay sont le rendez-vous hebdomadaire des toilettes de la saison, la vanité s’y prélasse et les langues y vont bon train ; les aumônes y sont proportionnelles à l’importance de la quêteuse, aussi la grande préoccupation du brave curé est-elle de se procurer une main aristocratique et un sourire gracieux pour faire la quête. Nous autres philosophes, nous nous en amusons, et ce qui nous surprend le plus dans ces petites scènes, c’est la parfaite naïveté des acteurs ; nous admirons comme la nature est ingénieuse à reprendre ses droits et comme la femme est toujours femme. le prêtre toujours homme, le monde toujours monde.

Mon préambule s’est démesurément prolongé, je voulais dire que, tous les miens étant dehors et moi tout seul, je profite de ce loisir pour causer un moment avec mes amis ; je viens de dépêcher plusieurs lettres, et je réservais celle-ci pour me dédommager des autres qui ne sont pas toutes récréatives, mais voici déjà l’heure du retour de la messe, l’heure du déjeuner, et j’aurai à peine le temps de vous dire les choses les plus intéressantes à savoir : qu’on meurt de chaleur ici comme partout et qu’à peine trouve-t-on l’énergie suffisante pour lire la Lanterne. Concevez-vous que par un temps pareil il y ait des boulangers et des journalistes ? Je n’en reviens pas. Quant à moi, je suis obligé de m’adresser les plus violentes invectives pour me mettre à la besogne, car il le faut ; je veux donner à l’imprimeur mon Lucrèce avant de partir en voyage, et je n’ai pas achevé la préface. Rien ne va, cette préface sera démesurément longue et pâteuse, et peut-être vais-je me décider à la supprimer. Une paresse bénigne, la plus redoutable, m’envahit ; je me donne toujours un prétexte fallacieux pour différer de prendre la plume ; c’est ceci, cela, une lecture commencée, Goldoni, par exemple. Quelle ingénuité, quelle franche immoralité dans la Comédie italienne ! Tout y est vif et sincère, c’est-à-dire touchant ou scandaleux, comme dans la nature. Je suis porté à croire que c’est le peuple français qui a inventé l’indifférence et l’ennui, en un mot, le moyen terme, le juste milieu.

Je viens de recevoir l’Intermezzo de Heine, traduit par Mérat et Valade en vers français ; c’est très bien fait. André Lefèvre m’a fait remettre aussi son nouveau volume L’Epopée terrestre, je vous en recommande la préface. Mais lisez-vous ces choses-là ? En avez-vous le temps ? Du moins je pense que vous en avez le goût. Il faut l’avouer bien bas, bien bas, la vie n’est intéressante que par ce qu’on nomme l’Inutile.

Peut-être en est-il autrement pour ceux qui sont heureux, et trouvent dans leur chemin même ces fleurs que d’autres ne rencontrent jamais que hors du leur.

Voici venir les pensées noires, il est grand temps de clore ces lignes décousues.

Veuillez agréer, Madame, pour vous et les vôtres, l’expression de mes sentimens dévoués et respectueux.


Châtenay, dimanche 5 juin 1870.

Madame et excellente amie,

Je voudrais répondre avec un peu de gaieté ou du moins sans tristesse à votre aimable lettre, mais je suis tout affligé d’un accident qui n’a, il est vrai, d’importance réelle que pour moi, mais ne laisse pas d’être pénible. Je me hâte de vous conter la chose pour dissiper tout de suite votre bienveillante inquiétude.

J’avais préparé pour Lemerre une édition nouvelle des Stances. J’avais remanié le classement des pièces, mis à toutes des titres et j’en avais corrigé, émondé et amélioré plusieurs ; tout cela à grand’peine et avec beaucoup de temps. J’ai emporté ce travail à la campagne par une fatalité bien funeste ! Il paraît que tout le recueil s’est effeuillé et dispersé de ma poche en descendant du wagon, et pendant que je m’arrêtais chez un marchand pour acheter du papier (celui-ci même), les innombrables voyageurs pour Robinson et Sceaux ramassaient les feuilles du livre, montaient en voitures, chars, charrettes, etc., et se dispersaient avec ma pauvre besogne.

Me voilà donc obligé de recommencer tout à nouveau, car il était impossible de rassembler la gerbe éparse. Cette aventure avait, je lui dois cette justice, un côté comique, et tout autre que moi pouvait en rire. J’ai rencontré une grosse femme qui devait être une bouchère en partie fine, tenant à la main un débris de mon naufrage, elle m’a dit que tout le monde avait pris quelques pages, et ainsi ma poésie va pénétrer dans les masses de la façon la plus inopinée. Me voyez-vous au milieu de la rue de Sceaux regardant filer les joyeuses cargaisons d’amoureux avec mes pages imprimées ou manuscrites, mes notes, etc. J’étais bien comme la poule qui voit partir à la nage tous les canards dont elle a couvé les œufs.

En somme, j’en suis extrêmement contrarié. Je vais retourner demain à Paris pour voir si j’ai gardé les brouillons de mes corrections, et me mettre à reformer cette édition qui est nécessaire, au dire de Lemerre, depuis quelque temps déjà. Il n’a plus de volumes des Stances ; je n’en ai qu’un chez moi, et je vais être obligé d’en redemander un à quelqu’un de mes amis, parce que je préfère combiner les feuilles de deux volumes, plutôt que de recopier entièrement ce livre dans un ordre différent.

Parmi les meilleures petites misères de la vie humaine, je vous recommande celle-là.

N’attendez de moi aujourd’hui aucun autre récit que celui de mes Stances au vent ; j’ai la faiblesse de ne pouvoir, pour le moment, penser à autre chose, sinon à notre promenade prochaine à l’Exposition où je serai heureux de vous conduire directement aux bons endroits qui sont parfois de petits coins bien modestes. Vous iriez de vous-même aux belles choses, mais il vous faudrait faire plus de chemin dans un pays bien encombré. Quand vous me donnerez votre jour et votre heure, adressez-moi votre lettre à Paris, je vous prie ; elle me trouvera ou me suivra plus sûrement, je prévois que je n’irai guère à Châtenay. A bientôt, je l’espère.

Veuillez agréer, Madame et excellente amie, l’expression de mes sentimens respectueux et dévoués.


Paris. 21 mars 1871.

Madame et excellente amie,

J’ai reçu votre lettre affectueuse du 15, datée de Tullins ; je croyais pouvoir y répondre sans retard et longuement, lorsque les événemens publics et les accidens de ma vie sont venus troubler tous mes desseins. A peine étais-je délivré de mon mal d’yeux (dont je n’ai d’ailleurs souffert qu’une huitaine de jours), que je voulus profiter du calme, apparent, hélas ! de Paris, pour aller chercher ma sœur à Clermont. Je partis le jeudi 16 de ce mois ; à ce moment-là on s’amusait beaucoup des promenades de la populace de Belleville à la colonne de Juillet, et des canons de Montmartre. J’en avais ri aussi ; j’avais vu, de mes yeux, des gamins rouler un énorme canon dans la rue Lepic ; ils m’avaient crié une ordure qui voulait dire : » Pousse par derrière ! » C’était très drôle ; je m’abstenais de pousser, mais je me moquais de cette farce, car je crois bien que les angoisses du siège nous avaient tous rendus fous, aveugles, ineptes, et que le bonheur de respirer enfin nous ôtait le sentiment du plus prochain péril. L’histoire expliquera sans doute les désastres de la France par un cas pathologique, par une sorte de ramollissement général du cerveau ; ce sera notre seule excuse.

Me voici donc le 16 à Clermont. Triste voyage ! J’ai vu des Allemands à toutes les gares jusqu’à Gien ; je n’ai pu admirer ces hommes gras, courts, aux hanches épaisses, d’une propreté strictement militaire qui n’exclut pas ce qui dégoûte dans l’excès de carnation. J’ai retrouvé ma sœur et mon petit neveu bien portans tous deux, et je comptais prendre du repos auprès d’eux, dans cette paisible ville de Clermont, dont l’air est vif et pur. Je fis, dès mon arrivée, quelques excursions et je sentais déjà se dissiper les brouillards de ma pensée maladive, devant les simples et grands profils des montagnes qui s’allongent les unes vers les autres sans se heurter, comme unies par une caresse immobile. J’étais assez enchanté de ce spectacle pour oublier presque la morsure que nous éprouvons tous au cœur depuis la capitulation, cette honte aiguë que je n’avais jamais sentie de ma vie. Tout à coup nous arrive un étrange télégramme de Thiers, laissant deviner que des événemens formidables se passaient à Paris ; dès lors je n’eus pas de tranquillité, mon anxiété alla croissante, et tout le fruit que j’attendais de mon séjour là-bas fut perdu. Cependant mon beau-frère écrivait à ma sœur de bien se garder de revenir, et il me confiait en termes les plus pressans la protection de sa femme et de son enfant, qui, grâces à Dieu, n’avaient aucun danger à courir ; mais vous n’ignorez peut-être pas que mon cher beau-frère est d’une excessive sensibilité. Après toutes sortes de luttes intérieures, je pus quitter Clermont et revenir à mon poste parisien, jeudi dernier, laissant ma sœur et mon petit neveu dans une ville archi-conservatrice et dans la compagnie d’amis excellens qui nous répondent d’eux. Mon retour ici a été des plus fatigans à cause de la lenteur du train et de ses retards à chaque station. Quand je suis arrivé, la garde nationale de l’ordre et l’autre se regardaient comme deux duellistes en position ; à la limite des arrondissemens les factionnaires de l’un et de l’autre camp s’observaient ; c’était sinistre. J’achetai mélancoliquement un képi et me rendis au poste de la rue d’Aumale où l’adjudant-major de la compagnie de mon quartier me promit un fusil ; puis, quand le lendemain matin je revins au poste, je ne vis que trois gardes nationaux et nous apprîmes bientôt que notre maire avait pactisé avec l’émeute et que les élections de la Commune auraient lieu immédiatement ; chacun s’en alla chez soi ; et voilà tout le résultat de mon retour dans cette horrible ville, en attendant que de nouvelles alarmes viennent encore secouer mon inutile personne. Mes nerfs ne s’habituent pas à ces épreuves qui les irritent sans aucun emploi de mes forces et de mon intelligence.

Je suis avec exactitude un traitement qui me soulage, mais qui ne me vaut pas l’étonnante vertu du grand air des montagnes. En quelques jours j’avais repris bonne mine, et déjà je suis moins bien. J’ai fait beaucoup de choses absolument contraires à ma nature, depuis un an, et je commence à en être tout à fait las. Mon caractère très faible a dû se roidir si souvent qu’il est rompu comme un arc forcé, c’est-à-dire indifférent ; aucun acte héroïque ne l’a relevé ; j’ai accompli obscurément une série de devoirs ingrats. Affreuse année qui m’aura initié à des douleurs dont je n’avais pas la moindre idée. Vos lettres, bien que trop tardivement lues, ont été pour moi d’un véritable secours moral, car j’y ai senti mes propres souffrances, et c’est dans la sympathie que les forces de cœur se retrempent. Je voudrais pouvoir y répondre plus entièrement, mais j’écris avec quelque peine ; j’ai la tête troublée par la tempête d’idées que soulève cette subite révolution qui remet en question l’existence de l’unité française ; je ressemble à un homme qui serait obligé de parler sous une douche…


Clermont, 8 mai 1871.

Madame et excellente amie,

… Votre dernière lettre, outre le plaisir qu’elle m’a causé par cette Antiope que j’avais cherché vainement à me procurer ici, m’a beaucoup intéressé par les réflexions dont elle est remplie. Votre conclusion est un peu plus optimiste que de raison, je suis loin de trouver que tout soit pour le mieux dans ma vie, et c’est pourquoi je songe à m’étudier moi-même, et à m’imposer une discipline qui utilise le mieux possible les forces qui me restent. Vous avez plus de confiance que moi dans mes facultés ; je ne remarque pas qu’elles produisent selon leurs premières promesses et je l’attribue au peu de solidité et de suite de mes résolutions pratiques, à l’instabilité perpétuelle de mon installation ; je suis toujours comme en camp volant alors cependant que je devrais et pourrais donner une assiette durable à mon existence. Je ne parle pas seulement de cette dernière année qui n’a été tranquille pour personne, mais je jette un coup d’œil sur ma jeunesse entière et je reconnais que je l’ai consacrée à une foule d’expériences, ou du moins à des efforts vers un idéal terrestre mal déterminé, qui ont échoué et doivent au moins me profiter à titre d’épreuves. Je cherche donc quel est le désir auquel je puis rapporter en moi les divers mobiles de mes actes ; si c’est le désir du succès et de la réputation, n’est-il pas évident que je dois modifier complètement mon genre de vie, me répandre infiniment plus et consentir aux moyens ordinaires et indispensables de parvenir ; si c’est le désir d’un bonheur paisible composé de jouissances intimes de l’art et des joies d’un intérieur sans troubles, je dois fixer mon avenir par le choix d’une femme et d’une résidence retirée. Mais quelle grosse affaire ! Il est doux, quoique funeste, de se laisser porter par le flot des jours ; on est disposé à n’entreprendre, on ne se propose que des buts rapprochés, on prend pour but ce qu’on rencontre, ce qui est plus aisé que de chercher la voie qui mène où l’on a résolu d’aller. Que de maux m’auraient été épargnés, que d’heures économisées, si mes pauvres parens avaient seulement soupçonné qu’un jeune homme a besoin d’une direction et s’ils avaient compris celle qui me convenait ! Ils n’auraient pas laissé ma sensibilité sans objet. Ils m’auraient empêché de gaspiller le fonds naturel de l’âme qui, une fois dépensé, ne se reforme plus. On peut abandonner une doctrine pour une autre, mais on ne rebâtit jamais sur le sol mouvant fait des ruines de l’espérance et de l’illusion. Ce qui m’éloigne du mariage, c’est la difficulté de trouver une jeune fille que la pensée n’ennuie pas, qui n’ait pas besoin du monde, que l’abstraction n’effraie pas, et qui sache s’accommoder parfois du silence. Puis, je me rends justice, je suis d’une nature indolente et tyrannique qui doit être intolérable aux caractères vifs et décidés. Je ne résiste pas beaucoup, mais par je ne sais quelle composition lente j’arrive à ne point donner satisfaction ; ma volonté ne s’impose pas, mais elle ne s’aliène jamais, et ma faiblesse est corrigée par mon égoïsme. Je suis porté à la tendresse, mais non au sacrifice ; quand on a prise sur moi, c’est qu’en général la chose dont il s’agit m’est, comme une multitude d’autres, parfaitement indifférente. Ce qu’on peut le plus sûrement exploiter en moi, c’est ma répugnance à lutter et ma peur immédiate de faire de la peine, qui du reste n’est pas sans affinité avec mon égoïsme. Mes seules qualités sociales, douceur, facilité à sympathiser de goûts, indulgence infinie, discrétion, sont des dérivés de mon indifférence qui est vraiment épouvantable ; je pousse l’orgueil jusqu’à la modestie dont le voile me sert bien moins à cacher mon fort que mon faible. Je connais tous les vides, et je les avoue sans crainte à qui me connaît, car j’espère que mes intimes y discernent ce qui est né avec moi de ce qui est le résultat de ma douloureuse enfance et de ma jeunesse manquée. Non, certes, je ne suis pas né indifférent, je ne puis songer sans attendrissement à ma bonté native, à ma soif d’aimer et de me dévouer égale à mon immense curiosité. Le collège m’a communiqué tous les défauts attachés aux deux mobiles du régime scolaire, qui sont la peur du maître, et d’être le premier de tous. Mes premiers pas dans le monde m’ont successivement détaché des objets où j’avais mis ma foi et mon bonheur. Il y a donc dans ma personne compliquée un moi très supérieur au moi actuel. C’est ce moi que je voudrais dégager, ressusciter, appeler à jouir à son tour de la vie. Et ce n’est point dans des joies intermittentes et empoisonnées que ce moi peut se reconquérir, c’est dans le bonheur, un bonheur adapté à sa primitive nature, non par une partie souvent rompue d’occasions, mais par une condition assise et stable. Or le mariage rend cette condition possible, mais il ne la réalise que si d’autres conditions préalables de sympathie et de conformité d’esprit sont assurées. Ce grand jeu ne me tente pas assez pour que j’ose en courir les risques, de sorte que je sens m’échapper la seule solution qui s’offre aux difficultés de ma vie, et j’en veux une à tout prix.

Je m’aperçois que je noircis beaucoup de papier pour la satisfaction toute personnelle de parler de moi, pardonnez-le-moi en faveur de la confiance dont je vous donne si naïvement la preuve. Les réflexions, dans la retraite à laquelle je suis condamné, prennent un caractère plus sérieux qu’elles n’ont eu jamais au milieu des agitations de Paris ; l’esprit de réforme s’empare de moi avec une incroyable énergie, et il me semble que je touche à quelque phase critique de ma destinée…


Clermont, 1er juin 1871.

Madame et excellente amie,

… Je vois avec chagrin qu’il n’y a pas d’amélioration dans votre état, et, à vrai dire, le drame qui vient de se passer à Paris n’était pas de nature à vous tranquilliser l’esprit. Nous en sommes atterrés ; pour moi, je suis épouvanté de la profondeur du mal social dont les événemens nous font mesurer l’étendue et nous révèlent le caractère. Nous avons affaire à des monstres, mais je pense avec effroi que je serais un de ces monstres si l’éducation et l’aisance ne m’avaient classé dans le monde comme je le suis ; aussi je place la cause de cette catastrophe beaucoup plus dans le régime défectueux du salariat que dans la mauvaise nature des individus. La corruption est à peu près la même dans les différentes classes sous des formes diverses, ce n’est qu’une question de propreté tout extérieure qui me touche fort peu. La misère engendre l’infamie en ne permettant que des jouissances à bon marché, le luxe l’engendre aussi en facilitant des plaisirs d’autant plus vicieux qu’ils sont plus raffinés. La bourgeoisie et la classe supérieure, c’est-à-dire tout simplement plus riche et plus audacieuse, devraient bien distinguer dans tous ces crimes la part de responsabilité qui leur revient au lieu de se ruer dans une lâche réaction où se complaît la mollesse des caractères. Ils vont encore supprimer la question sociale qui est la seule dont il faille avant tout s’occuper, et substitueront une camisole de force à la moralisation. Les horribles gueux qui ont poussé le peuple savaient bien qu’il a un vague instinct d’une grande iniquité sociale, mais ils se sont bien gardés de lui apprendre que cette iniquité n’est pas immédiatement remédiable, parce que les réformes brusques eu dépaysant toutes les classes, sans les avoir acclimatées à leur sort nouveau, n’aboutissent qu’à la ruine générale.

Mon impression est en résumé la suivante : les communeux formaient un troupeau de misérables devenus enragés au contact de quelques bêtes féroces ; mais cette disposition à la rage a été causée par le peu de souci que nous avons eu d’améliorer la condition du peuple. La charité et la hausse des salaires n’ont été que des expédiens ; c’est un rapport plus efficace entre le capital et le salaire qu’il s’agit de découvrir et d’admettre. Mais, hélas ! ces problèmes sont étouffés pour longtemps ; l’indigence nous rendra les mêmes services qu’auparavant ; elle forcera l’ouvrier à reprendre l’outil aux conditions que nous lui ferons.

Je suis plein d’horreur pour la Commune, mais je ne puis me défendre d’une espèce de dégoût pour le triomphe joyeux et sans dignité de certains journaux. Tout cela est si triste, si affreusement triste ! Qui peut avoir la conscience en paix aujourd’hui, si ce n’est l’ouvrier laborieux et juste, assez bien doué pour avoir résisté aux suggestions de l’envie et de la pauvreté, assez intelligent pour avoir pu rester honnête entre les conseils d’un Pyat et les exemples d’un Bonaparte ? Un tel ouvrier est le seul homme en France qui ait encore le droit de lever la tête. Pour moi, rêveur débile, je suis honteux, je sens que je jouis des fruits d’une injustice ancienne et constitutionnelle dont les gens de ma classe n’ont pas conscience, mais dans laquelle je sais lire maintenant ; j’apprendrais ma ruine avec le chagrin de l’égoïsme, mais sans avoir l’impudeur de m’en plaindre, puisque je ne dois pas ma fortune à mon travail. Si nous n’avons pas l’énergie, ayons au moins la sincérité.


1876.

Madame et excellente amie,

Les raisons que vous avez bien voulu donner à Mme Ackermann de mon apparente indifférence sont les vraies. J’ai plusieurs fois résolu d’aller la voir sans arriver à le faire, d’autres obligations sont nées pour moi, je suis toujours en retard pour les politesses à faire et les réponses à rendre, ma correspondance est devenue trop lourde et mes amis sont négligés pour des importuns dont je ne sais pas me défaire. Je n’aurai pas occasion de voir Mme Ackermann chez M. Paulin Paris, je ne vais que chez son fils, et je redouterais d’accroître le nombre excessif déjà de mes engagemens. J’ai fait des rencontres intéressantes. Taine m’a présenté à Flaubert et à Tourgnenef, que je ne connaissais ni l’un ni l’autre. Flaubert a l’air d’un grand et gros cuirassier nonchalant ; il a l’œil doux, d’un bleu agréable, mais comme aviné. Il a dû être beau ; son cynisme est une pose, mais il n’est pas impertinent, il y mêle une certaine bonhomie. Nous avons causé ; il tient par-dessus tout au style, la littérature facile lui fait horreur, il est fort long à travailler ; il place son idéal dans la pure plastique, mais il n’est hostile à aucun idéal, pourvu qu’il soit revêtu d’une forme sensible artistique. Le mépris de l’humanité respire dans tout ce qu’il dit, il a dit devant moi que la découverte d’une turpitude humaine lui cause autant de plaisir que si on lui donnait de l’argent ; singulière expression d’un sentiment non moins singulier. Ce contraste entre son culte pour le beau style et certaines crudités de mots est pénible. Il m’a dit qu’il ne trouvait pas quatre prosateurs sachant leur métier, tandis qu’il y a chez les rimeurs même secondaires une science complète de la poétique. Mes vers lui plaisent (pouvait-il me dire autre chose ? ) Il me la dit dans un coin en me pressant la main, et m’a donné son adresse. Marc Monnier m’a rapporté que je lui ai été sympathique. En quoi ? Cela m’intrigue, peut-être a-t-il été touché de mon souci des épithètes justes. Il n’en faudrait pas davantage. Tourguenef est un homme grand, tout blanc, sauf les sourcils, grande barbe et longs cheveux, d’un parler doux, sans familiarité ni prétention ; je ne lui ai pas parlé, je ne l’aurais osé, car il connaît mieux que moi les lettres françaises, et je n’aurais rien su lui dire de la littérature russe. Ces présentations aux hommes éminens sont des douches salutaires pour la vanité du cerveau, on en sort avec une grande mode ; ration d’estime pour soi-même. Depuis quelque temps, Mme Arnould-Plessy a pris mes vers en affection et les dit volontiers ; elle les dit bien, mais je les sens plus simples. Lemerre me dit que mon Zénith fait heureusement son chemin d’après les rapports qui lui sont faits sur le nouveau Parnasse par sa clientèle. Je sais toutefois que les endroits faibles n’échappent pas aux experts, et j’aurai bien des retouches à y faire dans le sens que vous me signalez. Pour le moment, je n’y ai aucunement l’esprit ; j’avais des idées de poèmes en tête, puis la stérilité a succédé à cet entrain passager dû à des impressions favorables. Quelle fragilité dans les ressorts de la pensée ! Je serais honteux de ne vous parler que de mes élucubrations et de mes affaires, si vous n’aviez la bonté de me le permettre, et je le ferais même plus souvent, n’était la grosso part que je consacre malgré moi à des correspondances qui ne me donnent que de l’ennui ; je reçois quantité de volumes de vers, de brochures et de lettres.

Veuillez présenter mes respects au Conseiller et agréer l’expression de mes sentimens respectueux et bien dévoués.


Harlem, 26 août 1876, vendredi soir (sic).

Madame et excellente amie,

Je vous ai promis de vous donner des nouvelles de mon voyage ; c’est de Harlem que je vous écris ; nous y sommes depuis avant-hier dans la soirée. Nous avons quitté Paris, Lafenestre et moi, lundi dernier à 7 h. 20 du matin : nous avons pris Lefebvre à Compiègne, et nous sommes allés directement à Bruxelles. Delaunay n’a pu venir avec nous, il était appelé par sa famille à Nantes. J’ai été soutirant et fatigué au début de mon voyage, je commence à me remettre ici. Je suis parti en assez mauvais état ; si je n’avais écouté que ma propre disposition, j’aurais attendu encore, mais sans doute j’aurais renoncé à rejoindre les autres, et je m’applaudis maintenant d’avoir persévéré. J’ai l’estomac détraqué depuis une dizaine de jours, je mange peu et je combats très difficilement mon état nerveux et les inconvéniens ordinaires de ma misérable santé. Mes compagnons ont de meilleures jambes que moi ; malgré leur complaisance, ils s’oublient, vont leur train et me lassent vite. Je n’ose pas trop me séparer d’eux, de peur de les faire renoncer à leurs plans en ma faveur ; de là quelques fatigues pour moi. Les sels anglais, que vous m’avez conseillés pour me ravigoter le cerveau, font merveille ; plusieurs fois j’ai eu besoin de me réveiller les esprits, car je suis sujet à des faiblesses subites qui me causent des transes terribles quand je ne suis pas chez moi ; la lassitude en est cause, surtout dans les musées où il faut regarder attentivement tout debout, ce qui me porte à la tête et me fait croire que je vais défaillir. Jusqu’à présent, je m’en suis assez bien tiré, mais il faut que je ménage mes forces ; je sens, à côté des autres, combien j’en ai perdu ; comparaison qui m’attriste. Nous avons visité les musées de Bruxelles et d’Anvers, puis avant-hier nous sommes allés d’Anvers à Rotterdam par l’Escaut et la Meuse en bateau à vapeur. Le trajet a été des plus heureux, le temps admirable ; nous avons vu Dordrecht au soleil couchant, on ne pouvait souhaiter une lumière plus belle et plus favorable. Cette promenade a duré de 9h. et demie du matin à 7h. et demie du soir ; nous avons filé le soir même pour Harlem qui est notre centre d’excursion. Rotterdam nous est apparue seulement au passage, à la lueur du gaz et des étoiles, mais c’était fort beau et d’une originalité frappante pour moi. Voilà quel a été notre itinéraire. Vous pensez bien que je ne l’ai que tracé, je me suis laissé conduire, j’ai suivi mes compagnons dont l’un, Lefebvre, connaissait déjà la Hollande et était renseigné sur toutes choses ; je n’ai à m’occuper de rien, ou plutôt de moi seulement ; occupation qui n’est pas petite, car je ne suis ni ingambe, ni bien portant, et j’ai souci de ne pas me plaindre pour ne point gâter le plaisir d’autrui. En somme, je souffre physiquement, mais, moralement, je suis dédommagé plus que je ne saurais dire. J’avais mal vu Rubens, lors de mon premier passage à Bruxelles et à Anvers, il y a quelque quinze ans, au retour d’un voyage sur les bords du Rhin. Rubens n’est décidément pas mon peintre, non que je sois insensible à son génie, car la Mise en croix, la Descente de croix, d’Anvers, et le tableau où il s’est peint avec sa famille, celui-ci surtout, m’ont tout à fait saisi ; le coloris en est bien plus fin que celui des toiles du Louvre, et tout aussi puissant ; c’est un bouquet de nuances qui ravit les yeux. Mais, en général, je ne trouve pas vraies les chairs de Rubens, le ton en est arbitraire, souvent d’un jaune relevé de bleu et de rouge exagérés dans le clair-obscur, je n’ai jamais vu cela dans la nature ; le dessin doit être juste, cependant il me déplaît ; les muscles forment des nodosités désagréables, je n’en sens pas le jeu ; la force est rendue par la masse de matière charnue et non par la dureté de la fibre et du tendon, comme si la puissance ne se mesurait qu’au poids de la viande ; l’énergie nerveuse semble inconnue à ce peintre, et c’est pourtant la plus expressive. Les lignes peuvent être bien conçues au point de vue de la composition, ce sont de belles arabesques, mais au point de vue de la beauté corporelle, je les trouve tourmentées, tous les genoux sont cagneux. Le corps du Christ est construit comme celui des bourreaux, une âme délicate n’y saurait habiter ; j’aime mieux, à tout prendre, le Christ efflanqué des primitifs italiens. D’après l’éloge enthousiaste que fait Fromentin de la Communion de saint François, je m’attendais à autre chose et à mieux. Toutefois, le tempérament de Rubens y est à l’aise. Il y a là des moines brutaux et violemment attendris qui devaient être réussis, car la mélancolie et la distinction, qualités chrétiennes des primitifs, en sont bien absentes.

En somme, c’est le tableau du coup de lance, et le tableau de famille qui m’ont le plus frappé ; ils m’ont délecté la rétine d’une manière inexprimable.

Mais ce qui a été entièrement une révélation pour moi, ce sont les Franz Hals d’ici. Comment se fait-il qu’un pareil peintre ne soit pas plus souvent cité ? Le peu que j’appréciais dans Ribot, je m’aperçois que c’était du Hals, et encore du Hals des derniers jours ; et maintenant que j’ai vu le Hals du bon temps, j’ai Ribot en horreur, comme un profanateur. La véracité de ce peintre est prodigieuse ; je n’avais rien vu qui en approchât, même en Italie, car il faut bien distinguer ici l’art de la poésie. Dans tout grand peintre italien il y a un mélange profond de l’un et de l’autre, et j’entends par la poésie d’une peinture ce que l’artiste ajoute à la nature aussi bien dans le coloris que dans la composition ; la couleur est en effet sujette à interprétation : chaque peintre, selon son tempérament, interpose entre lui et l’objet un prisme qui modifie avec harmonie les tons réels. Pour Hals, il semble que le problème consiste à transporter sur la toile les tons donnés par le modèle, en maintenant tous leurs rapports réels ; c’est accepter toutes les difficultés de l’imitation, au lieu de les simplifier ou de les éliminer par l’adoption d’un procédé ou d’un parti. Pendant sa longue carrière, depuis son premier tableau jusqu’à son dernier, Hals fait en quelque sorte le siège de la vérité par des approches successives, et il ne perd la sincérité qu’à la fin de sa vie lorsqu’il est trop affaibli pour satisfaire aux exigences de son propre idéal ; alors il renonce à rendre la complexité infinie des tons réels et se borne à combiner le noir, le rouge et le blanc ; c’est à ce moment que notre Ribot l’imite. Mais entre les deux extrémités de son talent, il y a une période où il ne diffère pour ainsi dire pas de la nature. J’en suis émerveillé. Faire voir la chair comme elle est, sur un fond qui n’est pas artificiellement sombre, qui est aéré et transparent, ce doit être bien difficile ; Hals mène de front deux qualités que je n’ai guère vues réunies, à savoir la précision absolue du dessin et en même temps la richesse et le charme du coloris. J’ai cru remarquer que l’harmonie des couleurs comporte une certaine indétermination du trait, parce qu’elle tend à supprimer les limites qui sont le dessin même ; cela n’est-il pas vrai du Corrège, de Rembrandt ? Il y faut chercher la ligne dans la commune et vague limite des tons. Dans Hals, tout est à la fois très distinct et très lié. Le mot charme que j’ai employé pour caractériser son coloris n’est pas juste ; il satisfait l’œil plutôt qu’il ne le charme ; il ne lui demande aucune concession, parce qu’il lui rend tout ce qu’il y a dans l’objet, mais il ne le flatte pas non plus. Ce réalisme n’est nullement vulgaire ; les physionomies sont comprises, non forcées ; beaucoup sont extrêmement fines, et profondes aussi. Je parlerais sans fin de ce peintre, faute d’arriver à l’expression exacte de ce que j’en pense. Je l’admire sans réserve, car je n’exige pas de lui de hautes conceptions ; rien dans son milieu ne s’y prêtait, et d’ailleurs, il n’y a rien de plus haut que l’intelligence de la nature, dans quelque ordre que ce soit.

Notre petite navigation d’Anvers à Rotterdam m’a fait voir de près et lentement le paysage habituel de la Hollande ; j’en suis enchanté, je comprendrai beaucoup mieux les paysagistes. Le feuillage est, en général, très foncé et détaillé à l’œil sur le ciel ; je croyais que les Hobbema avaient beaucoup poussé au noir ainsi que les Ruysdael, j’ai pu constater qu’ils ont moins noirci que je ne le pensais, le principe de leur coloration est dans la nature qu’ils représentent ; cela m’a fait grand plaisir à reconnaître, car j’avais toujours été gêné par la tonalité sombre de ces tableaux. Nous irons demain à Amsterdam, nous y verrons Rembrandt dans son beau.

Aujourd’hui samedi (car je continue ce matin ma lettre commencée hier soir), Lafenestre est à la Haye, et Lefebvre fait une copie de Hals au musée, je vais le rejoindre tout à l’heure ; je ne quitterai pas Harlem aujourd’hui, je me repose, j’en ai besoin. La ville est d’une propreté proverbiale.

La propreté à ce degré est une manie : on voit les domestiques laver les façades des maisons du haut en bas, avec des pompes portatives ; les vitres luisent comme de l’acier poli. On n’ose pas cracher dans les rues. Les environs sont délicieux, on y rencontre à chaque instant des motifs de paysages qui rappellent les tableaux connus. Vous savez tout cela, je n’y insiste pas, et je termine ce bavardage trop long, qui vous a donné mes impressions d’ignorant pour vous distraire, nullement pour vous renseigner.


Harlem, jeudi (sic), 31 août 1876.

Madame et excellente amie,

J’ai reçu hier, à huit heures et demie du soir, la lettre que vous m’avez adressée et qui porte sur le timbre de Dijon la date du 29 ; je vous donne ces renseignemens pour que vous sachiez comment me sont remises les lettres. J’ai été ravi d’avoir cette gracieuse visite, je dis visite, car l’écriture est un peu de la personne ; on le sent surtout à l’étranger. Notre voyage se passe assez bien ; le temps est très variable ; il y a des grains et des coups de soleil qui se succèdent sans cesse ; il pleut surtout la nuit.

Nous voilà fixés à Harlem, nous en partirons samedi matin, Lefebvre y restera deux jours de plus pour finir sa copie de Hals et nous rejoindra à la Haye. Il ne nous accompagne pas dans nos excursions, il a déjà fait le voyage et n’est venu ici que pour faire sa copie. Nous sommes déjà allés deux fois à Amsterdam et nous n’avons pu tout voir encore ; je m’y suis tellement fatigué, la première fois, que je n’ai pu, le lendemain, suivre Lafenestre à la Haye, mais nous y retournerons lundi.

Je suis dans un continuel malaise, quoique fort bien installé ; le changement de régime et d’habitudes me rend plus sensibles ; mes misères ordinaires. L’art est si intéressant dans ce pays qu’on peut bien souffrir un peu pour le connaître. Je trouve enfin un art représentatif, sinon aussi poétique qu’on pourrait le souhaiter ; cette fidélité à la nature, cette bonne foi, et l’incroyable habileté qui la sert, m’enchantent. Rien de théâtral, rien de vague ; toujours la difficulté est abordée de front et vaincue dans son intégrité par la profonde justesse de l’observation et par une patience d’étude infatigable. Un seul génie a trahi cette tradition et cette méthode, c’est Rembrandt, et tout en l’admirant comme on le doit, je lui en veux pour cela. Seul, il ne sait pas prendre la nature telle qu’elle s’offre aux yeux, il substitue, pour ainsi dire, une lumière qui est dans son propre regard à la bonne lumière solaire ; il en a le droit et il en tire un parti prodigieux, mais je ne puis m’empêcher de croire qu’il s’est rendu ainsi le travail plus facile, car l’éclairage de ses tableaux est un perpétuel effet de torche. On finit par ne plus savoir s’il fait jour ou s’il fait nuit dans ses compositions ; c’est littéralement ce qui arrive pour la Ronde de nuit qui, paraît-il, ne se passe pas du tout la nuit. Mais comment croire que des visages ainsi éclairés le sont par le soleil ? Le relief et l’éclat, dans le fameux chef-d’œuvre, sont tels que les toiles environnantes tombent dans une platitude insupportable comme si une grande étincelle électrique illuminait tout à coup la salle ; voilà un résultat indéniable ; aucun peintre sans doute n’y atteindra, qu’il veuille représenter la lumière du soleil ou la lumière artificielle d’un flambeau. À ce point de vue, il importe peu de savoir si la scène que Rembrandt a peinte est diurne ou nocturne ; qu’elle soit l’une ou l’autre, l’effet est étonnant et fait tout évanouir alentour ; on dirait qu’il n’y a qu’une toile dans la salle et que les autres ne sont que le papier des murs. L’admiration vouée à cette œuvre est donc parfaitement motivée, on ne l’a pas surfaite puisqu’elle demeure sans pareille. Mais qui dit sans pareille ne dit pas sans égale. Eclairer est une qualité rare et essentielle chez un peintre, mais ce qu’il éclaire n’est pas moins important que la lumière même qu’il crée. Or la lumière merveilleuse de la Ronde de nuit se distribue sur des personnages qui déplaisent. Le petit lieutenant du premier plan est ridicule ; sa tête et son cou font le tiers de sa hauteur ; le dessin est indécis partout : il n’y a pas un type de Hals qui ne soit plus intéressant que ceux de ce tableau, mieux étudié, surtout plus vrai. En somme, l’admiration est arrachée par une qualité maîtresse qu’on sent n’être pas au service d’une heureuse composition. Oserais-je dire cela ? L’aurais-je même senti si je n’avais lu Fromentin ? Je crois que j’aurais éprouvé un malaise indéfinissable et que je me serais accusé de ne pas comprendre la belle peinture. J’ai vu d’autres Rembrandt, et j’ai malgré moi regretté d’attacher une extrême importance à des qualités qui ne sont pas les siennes ; sans cela, j’en aurais joui davantage. Jamais je n’ai vu les chairs aussi dorées par la lumière qu’il les fait ; chez lui la couleur, chaude plus que radieuse, n’a pas une variété égale à sa puissance. Rembrandt n’imite pas la lumière naturelle, il en crée une qui la vaut, qui la surpasse, si l’on veut, mais enfin le plaisir qu’on en ressent n’est pas celui qu’on demande aux œuvres d’imitation, c’est en cela qu’il se sépare profondément de ses prédécesseurs, tous attachés à la représentation scrupuleuse et même servi le de la réalité ; son art est plus haut, plus grand, plus inventif, plus poétique en un sens, mais il y a dans le vrai un tel charme, une telle force que les yeux, ravis par sa palette, ne sont pas pour cela dégoûtés du coloris fidèle et du dessin exact des maîtres qu’il a dépassés. J’ai vu hier à Amsterdam des Steen délicieux et des Pierre de Hooghe, des Metzu, qui ne laissent rien à désirer, si l’on y cherche la naturelle expression de la vie et du jour réel, et pourquoi y chercherait-on autre chose ?

Rembrandt ne s’en tient jamais à ce modeste idéal. Son tableau des Syndics ou des Drapiers est extraordinaire ; les têtes sortent du fond de manière à faire oublier qu’il y a une toile où elles sont peintes. Tout le reste est d’ailleurs perdu dans une nuit impénétrable, qui est sans doute l’œuvre du temps autant que de l’artiste ; on dirait une scène de décapités parlans. Ces hommes vivent, mais un peu étrangement, ils inquiètent, ils ont quelque chose d’halluciné, malgré la lourdeur de leur chair ; la pâte, amassée en paquet, leur fait une maladie de peau. Impossible de ne pas admirer leur vigueur et leur éclat, impossible de les croire de ce monde.

Pardonnez-moi tout ce pathos, je ne sais comment rendre ce que j’ai éprouvé devant cette peinture impérieuse. Je n’ai pas le temps d’analyser davantage ; je vais partir tout à l’heure pour la Haye avec Lafenestre. Je suis très paresseux, prendre la plume me coûte infiniment, car je n’en sais que faire pour donner une définition de ce que je vois. J’essaye de ne pas me laisser influencer par les jugemens d’autrui, mais j’ai peur de n’y pas réussir et je me défie de mon goût, qui n’est nullement formé. Je n’attache donc aucune importance à mon opinion personnelle, je sais par expérience qu’un art s’apprend plus encore qu’il ne se devine, et j’ai tout à apprendre.


Harlem, vendredi (sic), 2 septembre.

Madame et excellente amie,

Je profite de quelques minutes de loisir pour compléter ma lettre d’avant-hier, sur Rembrandt. J’ai été hier à la Haye, j’ai vu la Leçon d’anatomie et divers autres Rembrandt, et j’en ai été ravi. Je n’y ai pas trouvé plus de lumière que dans ceux d’Amsterdam, mais à peu près autant, avec un procédé plus simple et, il me semble, plus aisé, moins tendu. Il y a là une petite Suzanne au bain merveilleuse et des portraits splendides ; c’est la plus belle époque du peintre, celle où il n’isolait pas encore sa principale qualité pour la faire valoir à outrance. Je persiste à trouver le jour qu’il donne à ses personnages artificiel et trop fauve, mais c’est un jour d’une puissance inimitable : on le voit bien par les tentatives de ses élèves. Je tiens beaucoup à constater que les autres maîtres, qui n’ont pas obtenu d’aussi grands effets, ne les ont peut-être pas rencontrés dans la nature et ne sont pas pour cela des artistes inférieurs ; Rembrandt ne cherche pas à lutter avec la lumière blanche qui avive le ton local sans l’altérer, en le jaunissant. Cependant, le cadavre de la Leçon d’anatomie est très éclairé et en même temps très pâle, c’est la première fois que j’ai vu ces deux caractères réunis dans le coloris de ce peintre. Aussi je m’étonne que Fromentin (nous avons appris sa mort hier avec la plus grande stupeur) ait traité si sévèrement cette toile admirable.

Nous avons rencontré à la Haye Dubufe et sa famille ; nous leur avons fait les honneurs de Harlem. Il est très frappé de Hals, nous venons de voir ensemble deux portraits de premier ordre de ce maître, dans l’hôpital des vieillards de la ville, il les a examinés, critiqués et commentés avec une science de praticien bien intéressante pour moi. Il y en a un des deux qu’il regarde comme un chef-d’œuvre digne du Titien. Je ne sais si vous connaissez le bon moment de Hals ; le Hals des derniers jours ne ressemble guère à celui des premiers.

Demain nous retournerons à Amsterdam où nous retrouverons Dubufe. J’étais très curieux de connaître l’impression que ferait à un peintre aussi peu hardi la facture décidée et tout d’un jet de Hals. La justesse, en peinture, s’impose, on conteste la fantaisie ou l’idéal d’un artiste, on est obligé de saluer sa véracité. Malheureusement, la poésie fait défaut, il n’y a pas grand’chose pour le rêve ; aussi je ne prétends pas que Hals soit un peintre délicieux comme Véronèse ou Corrège, ou Titien, mais il n’est au-dessous d’aucun autre par le génie proprement pictural.


Harlem, lundi 4 septembre 1876.

Madame et excellente amie,

Notre séjour à Harlem prend fin demain matin, nous y sommes restés un peu plus que nous ne voulions. Les musées d’Amsterdam en sont cause. Nous avions besoin d’y retourner plusieurs fois. Ne me prenez pas au mot pour tout ce que je vous ai dit de Rembrandt. Mes premières impressions ont été précipitées et parfois contradictoires ; je suis maintenant un peu plus maître de moi. Je n’avais pas encore vu la galerie Six, à Amsterdam. Les portraits que j’y ai vus m’ont paru supérieurs à ce que je connaissais de Rembrandt, la lumière en est très belle et très sage en même temps, c’est-à-dire tout simplement vraie. En outre, j’ai revu avant-hier les Syndics des Drapiers par un coup de soleil passager après la pluie, les fonds se sont illuminés, et les figures se sont détachées tout entières au lieu de s’y confondre en partie comme je les avais vues d’abord, ce qui isolait complètement les visages. La scène m’a paru plus vivante encore. Mais je n’ai pu arriver à effacer tout à fait dans mon esprit les traces de l’impression première de la Ronde de nuit. Je suis agacé de ne rien comprendre à la composition et, bien que l’effet soit étonnant, l’indétermination de l’heure laisse mon imagination dans un malaise invincible. Je ne puis pas arriver, non plus à admettre pour une carnation réelle, dans beaucoup de portraits de Rembrandt, l’amas de petits moellons de couleur que son pinceau juxtapose : enfin je ne puis prendre, sans défiance, des jaunes d’or pour des surfaces lumineuses ; c’est un artifice qui ne donne pas le change aux yeux, quand on a bien regardé des visages à la lumière solaire ; en réalité, le soleil ne dore pas les chairs, il en rend les tons plus ardens, il les épure au lieu de les compliquer. Je crois que les peintres sont obligés de jaunir les tons pour les éclairer, c’est un pis aller que Rembrandt a exagéré, tandis que le génie consiste plutôt, ce me semble, à faire rayonner le ton sans l’altérer, comme on le voit dans les portraits de la galerie Six, dans la Leçon d’anatomie et dans la Suzanne de la Haye. Les peintres de genre hollandais ont, pour la plupart, subi à cet égard l’influence de Rembrandt, mais le sentiment de la vérité, qui est leur unique objectif, les a préservés de toute exagération ; l’art de ces peintres est inouï ; je ne sais plus comment je pourrai trouver le moindre plaisir à regarder la peinture de genre moderne, depuis que j’ai vu les Pierre de Hooghe et les Terburg ; il y en ici de merveilleux. Plus je m’instruis en étudiant ces chefs-d’œuvre, plus je sens la profondeur et la complexité de l’art de peindre et moins j’ose en parler. Aussi je vous répète que je ne fais aucun cas de mes propres impressions ; si j’avais été organisé pour la peinture, j’aurais peint ; ce que j’en dis n’est pas de mon cru, quelque bonne foi que j’y mette ; cela me vient de tous côtés et j’imagine ensuite avoir trouvé moi-même mes jugemens. On reconnaît sa compétence en un art à l’assurance qu’on se sent dès qu’on est ému ; je n’ai nullement cette assurance, une réflexion d’autrui modifie mon opinion avec mon point de vue, ce qui ne m’arrive jamais pour la poésie. Enfin, en peinture, je sais que j’ignore, et cela suffit pour ôter toute indépendance à mon goût. Je suis déjà moins docile en sculpture, j’y suis moins aisément traître à mes propres admirations.


Gand, vendredi soir, 1876.

Ma chère et excellente amie,

J’ai revu hier à Anvers les plus belles choses. Il y a un portrait de Rembrandt, aussi lumineux que possible. De temps en temps, nous trouvons, dans les musées, de beaux échantillons de peinture italienne ; le charme, la grâce, la facilité de cette peinture fait un tort singulier aux plus solides qualités des œuvres flamandes et hollandaises. Je vous assure que le Titien de la Haye, une femme toute nue pour qui un seigneur joue de l’orgue par un beau et sombre soleil couchant, n’est nullement primé par aucun Rembrandt. Cela donne à réfléchir. Où il y a de la beauté (chimère ignorée du Hollandais) on ne peut s’empêcher de sentir une supériorité de premier ordre qui ne se laisse jamais oublier, surtout quand la couleur même est substantielle. C’est avec délices qu’on rencontre ces belles formes au milieu des types décidément vulgaires que représentent les tableaux d’ici.

Je suis plus convaincu que jamais que les qualités proprement picturales sont la condition nécessaire d’une œuvre, mais n’en sont pas la condition suffisante. Une troisième visite à la Leçon d’anatomie a été pour moi moins favorable que la seconde, uniquement parce que j’avais eu l’imprudence de garder un peu de Titien dans les yeux. Rembrandt supprime le trait, la ligne par le trait, ce qui est conforme à la nature, où il y a des limites et pas de trait, mais il ne conserve pas toujours le dessin, c’est-à-dire la ligne précise, même sans le Irait. Cola m’explique à la fois ce que j’admire en lui et ce que je sens n’y être pas parfait. Les Italiens (sauf bien entendu les primitifs) suppriment aussi le trait visible, mais ils dessinent néanmoins avec une précision suffisante, on pourrait modeler avec de la glaise leurs figures, on éprouverait des difficultés à le faire pour les figures de Rembrandt ; le dessin y a l’indécision de ligne des visages un peu grêlés. C’est mon critérium ordinaire pour savoir si une forme est dessinée. Je suis encore bien troublé de ce que j’ai vu, et n’en puis parler comme je voudrais.


Paris, vendredi 15 septembre 1876.

Madame et excellente amie,

… J’aurais été ici lundi matin si je n’avais passé la journée de dimanche à Gand pour assister, sur les vives instances de M. de Verchor, à la troisième représentation de la fête de l’anniversaire de la pacification de Gand. Il pleuvait à torrent le matin, mais le temps s’est amélioré vers deux heures et il a pleinement favorisé le défilé des huit chars énormes et de leurs cortèges, qui composaient un ensemble des plus imposans. Je vous envoie un programme de cette solennité, c’est une de mes plus vives impressions de voyage ; la ville a fourni 100 000 francs et des sociétés privées 100 000 francs aussi, pour monter les chars et habiller les cortèges. La ville était encombrée de populations venues des environs et des autres villes ; la police n’apparaissait pas, elle était faite par la foule elle-même, l’ordre était partout observé ; l’enthousiasme n’empêchait en rien la discipline de la fête ; il régnait une émotion civique, toute spontanée, grave et profonde, dont j’ai été attendri. De pareilles manifestations n’ont rien de commun avec nos anciennes fêtes du 15 août, où l’Administration se charge de tout et craindrait d’abandonner quelque chose à l’initiative privée. Cet immense défilé se détachait sur un fond de vieilles maisons et d’anciennes églises (car il en reste encore beaucoup à Gand), de sorte qu’on pouvait se croire transporté dans le passé, d’autant plus que les costumes, portés deux fois déjà, avaient fait leurs plis et ne sentaient nullement la mascarade. Quel spectacle instructif pour un peintre de genre ! Les types flamands semblaient avoir retrouvé dans ces costumes leurs cadres véritables ; c’était une série de vieux tableaux en marche, et j’y ai reconnu bien des Mais. Les jeunes gens des meilleures familles de la ville avaient formé le personnel des cortèges ; il en résultait beaucoup de bonne grâce et de distinction dans l’attitude des cavaliers, montés sur leurs propres chevaux. Partout la décence et la conviction : c’était patriotique. J’ai su que la pensée secrète des organisateurs de la fête était d’infliger un échec au parti clérical, fort puissant ici, en obligeant l’autorité réactionnaire à fournir des soldats pour représenter des hommes d’armes et à tolérer l’exhibition des tortures de l’Inquisition. Le char de l’Inquisition était effrayant à voir : un bûcher était simulé tout en flammes avec des tourbillons de fumée, et deux mannequins attachés à un poteau y brûlaient dans d’affreuses contorsions, un cortège suivait portant les divers instrumens de supplice en usage alors. Les cléricaux ont déclaré qu’ils ne sortiraient pas pendant le défilé, si l’on y maintenait ce char ; on l’y a maintenu, et ils le regardaient à travers leurs persiennes.

Vous désirez savoir comment se composait notre société de touristes et quelles ont été nos relations. Je crois, vous avoir dit que nous étions trois, Lafenestre, Lefebvre. et moi, Delaunay nous ayant manqué au dernier moment. Je vous ai dit aussi qu’à Harlem, nous étions en relation avec une famille bourgeoise, où nous avons dîné, et qui nous a pilotés avec une extrême complaisance. Ces gens-là parlent la langue qu’on veut, hollandais, italien, français ou espagnol, au choix ; c’est très commode, mais bien humiliant pour nous qui ne savons guère que notre langue.

A Gand, c’est le fils du bourgmestre qui nous a fait les honneurs de la ville, avec une générosité presque embarrassante. Je l’avais invité à dîner, mais il a été souffrant ce soir-là, et je le soupçonne fort d’avoir voulu m’épargner des frais, car le lendemain matin il était à notre disposition pour nous montrer la ville. Il nous a menés chez un orfèvre qui depuis cinquante ans travaille à une collection de curiosités anciennes ; il n’a que des pièces authentiques de premier choix ; nous y avons pris le plus vif intérêt : c’est une collection des plus rares, mais elle n’est pas publique et l’on n’est reçu à la visiter que sur présentation ou recommandation de quelqu’un de la ville. Dimanche soir nous sommes allés prendre le thé chez M. et Mme de Verchor, et ils nous ont ensuite conduits au Casino, qui est un cercle fondé pour réunir les familles moyennant 20 francs par personne et par an ; on y donne des soirées, des concerts, des bals qui conservent, grâce aux mœurs du pays, le caractère des réceptions particulières, quelque chose de simple, de libre et d’honnête, qui nous a beaucoup étonnés ; la soirée était très belle, et sous les étoiles on dansait par groupes épars, dans le jardin entièrement illuminé ; les danseurs se mêlaient aux promeneurs au milieu d’une joie paisible tout à fait étrangère à nos allégresses françaises. J’ai été surpris de trouver, à deux pas de la France, un tempérament si différent du nôtre. On paraît nous aimer, mais sans la moindre illusion sur notre valeur ; quelques-uns de nos concitoyens nous font le plus grand tort à l’étranger par une affectation de manières et une présomption ridicules. De Verchor nous racontait à quel point l’un de nos peintres (le plus poseur, à vrai dire) s’était rendu intolérable par sa sottise, prétendant qu’il ne pouvait faire un portrait sans pincer de temps en temps la guitare ; ou lui a procuré une guitare à tout prix, et vous voyez ce peintre lâchant, toutes les cinq minutes, sa palette pour sa guitare, afin de s’inspirer. Malgré tout son talent, il a fait deux portraits désolans (au modeste prix de 10 000 francs pièce), ce qui l’a achevé dans l’estime de nos voisins. Ai-je besoin de vous nommer ce peintre ? Quelques sots de ce genre suffisent pour laisser à l’étranger des impressions définitives, bien difficiles à effacer par ceux qui les suivent…


Vendredi, septembre 1816.

Madame et chère amie,

Ce que vous me dites du peu de fondement sérieux de mon spleen m’a facilement convaincu, car après avoir exprimé fort amèrement ma mélancolie, je me suis repenti d’en avoir entretenu avec tant d’importance une amie bien plus légitimement soucieuse que moi. Dans l’ordre matériel, sauf l’état de ma santé, je n’ai à me plaindre de rien, et comme je n’imagine pas de détresse plus odieuse, sinon plus grave, que celle de la vie matérielle, je comprends que mes confidens, affligés de ce genre d’ennui, me donnent peu de compassion ; ils souffrent d’embarras, dont le moindre inconvénient est de les priver de leur liberté de mouvement et de pensée, ce qui est le pire mal, à mon avis ; à vrai dire, mes confidens sont peu nombreux, car je trouve qu’on ne peut se plaindre qu’en proportion de la confiance qu’on a de ne pas ennuyer ; et combien ne faut-il pas aimer quelqu’un pour supporter de lui l’expansion de ses maussades tristesses ? C’est donc parce que j’ai foi dans votre sympathie que j’ose la mettre à si rude épreuve ; le mot sympathie ici n’est pas banal, il signifie une aptitude spéciale à entrer dans les pensées et les sentimens d’autrui, quand ces pensées et ces sentimens seraient regardés comme absurdes par des indifférens. Aussi, que d’absurdités je vous dis, dans lesquelles je me plais à exagérer mes impressions pour mieux les accuser ! En somme, je serais ridicule de me dire malheureux, au sens ordinaire de ce mot ; comment peut-on être malheureux quand on ne manque de rien du nécessaire et qu’on trouve des affections ? Pourtant, je suis sincèrement triste, et quand je m’interroge à fond sur ce point, je reconnais que ce mal a pour causes l’influence de mon état nerveux et de ses suites sur toutes mes entreprises, et aussi mon besoin et ma défiance incurable de la société de la femme, qui, en dernière analyse, se résout en une passion de l’indépendance qui m’a plusieurs fois coûté cher. Je me rends parfaitement compte, à mesure que l’ivresse de la jeunesse m’abandonne, qu’il ne peut y avoir pour moi qu’une situation compatible avec mon état actuel, qui est l’affaissement physique et une constante préoccupation intellectuelle : c’est un mariage de raison, mais, à d’autres égards, rien ne m’est plus antipathique ni n’est plus éloigné de ma pensée. En un mot, mon idéal de jeune homme a survécu chez moi à l’activité de la jeunesse, de sorte que je n’ai plus le courage de mes désirs. Le funeste « à quoi bon ? » me vient à l’esprit quand je sens combien je suis peu capable de réaliser mes vœux et de satisfaire mes passions. Ce manque d’équilibre se manifeste dans toute ma vie et peut en donner la clef. Je désire et je ne veux pas ; toute ma conduite est là ; je raisonne où, sans doute, il ne faudrait que sentir et agir. Qu’y faire, puisque le mal est dans la volonté même ? Dans ce moment-ci, mon existence est tout intérieure et j’ai le loisir de m’analyser. Il y a une chose qui m’affecte beaucoup, c’est la responsabilité que j’assume par mon inertie même qui, en définitive, ne crée que du chagrin à ceux qui m’aiment. Je voudrais n’entraîner personne dans l’orbite de ma vie, mais les attractions réciproques échappent à cette philosophie ; je ne suis donc pas plus capable de solitude que d’association. J’éprouve la plus grande répugnance à m’expliquer par écrit sur tout cela, j’aime beaucoup mieux en parler, car alors, je peux me reprendre, à moins que je n’exprime les choses dans des vers où j’ai pris le temps de bien les exprimer comme je les sens.

Une autre cause de ma tristesse, c’est la fâcheuse direction que prennent mes études ; je perds le goût de la poésie, je la trouve de plus en plus puérile, comparée aux austères travaux de la science ; les plus grands génies littéraires me semblent des enfans auprès du génie scientifique qui, au lieu d’imiter et de défigurer la nature sous prétexte de la transfigurer par l’idéal humain, l’étreint corps à corps, telle qu’elle est, et lui ouvre, doigt par doigt, ses mains fermées pour en arracher des lambeaux de vérité. Voilà le vrai combat. Mais ce n’est pas avec des idées pareilles qu’on progresse en littérature. Je ne fais presque plus de vers ; je rougis de les faire vides, et quand je veux les remplir jusqu’au bord d’un contenu substantiel, j’ai tant de peine à les achever que j’en suis malade. Certes, ce n’est pas la matière poétique qui manque ; la science même est en effet la plus haute matière poétique considérée au point de vue du drame intellectuel de ses héroïques conquêtes, mais qu’est-ce que cela fait au public abêti par des vulgarisations niaises ? Je suis donc extrêmement perplexe. De plusieurs côtés on se plaint que je ne publie plus rien. Quand je lis les vers qui réussiront au théâtre, à part ceux de Coppée qui sont irréprochables et d’un art exquis, je sens que je les ferais beaucoup meilleurs, mais qu’est-ce que cela fait au public si l’action manque ? Et où mon âme rêveuse et dégoûtée puiserait-elle l’action, qui est la réalité à sa plus haute puissance ? D’autre part, mon instruction première est trop incomplète pour que je puisse pousser un peu loin aucune science. Ne me croyez pas présomptueux à cet égard, hélas ! je n’ai aucune illusion, je me connais une grande faculté d’analyse, mais personne n’en dirige l’emploi, et je ne sais pas utilement l’appliquer…


5 février 1877.

Madame et excellente amie,

… Vous craignez que je ne me partage trop, et que c’en soit fait pour moi des plaisirs de l’intimité. Il est vrai que j’ai beaucoup plus de camarades que d’intimes, et de connaissances sympathiques que d’amitiés sérieuses. L’intimité, comme je l’entends, ne m’est presque pas praticable ; une pudeur singulière m’empêche de confier ce que j’ai le plus à cœur ; je n’ai pas un ami à qui je dise le fond de mon sentiment sur l’amour, si ce n’est d’une manière abstraite ; la moindre fausse interprétation, la moindre raillerie en cette matière m’est odieuse, et comme les trois quarts des sujets de conversation entre hommes sont fournis par la femme, vous voyez que le champ de l’expansion est assez restreint pour moi. Je parlerais plus volontiers de ces choses au premier venu qui me plairait parce que la politesse bannit le mépris des sentimens d’autrui. Je ne sais pas comment on peut prendre sur soi de raconter une aventure d’amour à un homme qui est pétri d’une autre chair et d’un autre sang que soi-même, et qui peut exprimer sur le profil d’un nez une opinion capable de bouleverser tout le frôle édifice de la cristallisation dont parle Stendhal. Personne peut-être ne m’aura connu tel que je suis dans le quinzième dessous. N’éprouvant aucune curiosité à l’endroit des sentimens d’autrui, je me crois autorisé à garder les miens, je sais que moi-même je ne connaîtrai jamais personne. Un roman qui serait tout à fait sincère serait d’une lecture trop douloureuse, ou bien l’on n’y verrait que des invraisemblances…

Je donne à copier la partie achevée de mon travail sur le lien social ; j’y fais bien des corrections encore, et il en serait ainsi jusqu’à la fin de mes jours, si j’attendais que je fusse entièrement satisfait pour le mettre au net. Toute mon agitation intellectuelle et physique n’est pas de trop pour me distraire du dégoût que mon isolement chez moi m’inspire. Je suis attiré par le coin du feu, car ma lassitude est extrême, mais ce coin vide, je ne puis le remplir seul ; les coins sont d’immenses déserts quand le rêve les creuse. Il y a toute une part de la vie sociale qui m’est et me sera toujours inconnue, je m’en console par des compensations, qui ne sont pas des équivalons, mais que je n’aurai pas le courage ou la folie d’échanger pour ce qui me manque ; je n’ai plus ni la souplesse ni la foi qui font un conjoint passable, légitime ou non. Résigné, je n’en suis pas moins triste. Ma conduite rend si invraisemblable mon besoin de tendresse et de compagnie que je n’en parle guère, craignant la moquerie ou l’incrédulité. Cependant je ne suis pas heureux, et les succès littéraires ne m’attachent pas autant que je l’aurais cru à la vie. L’infinité de l’univers est toujours présente à ma pensée et ne me permet pas la moindre illusion sur toute œuvre humaine ; je ne suis pas dupe de l’entraînement général des vivans, qui est une sorte d’ivresse à laquelle j’assiste, ivre moi-même, mais à la façon de ceux qui ont le vin lucide et triste et voient distinctement une échéance et un exploit à travers les fumées de la taverne. Il n’y a rien de sérieux que le sentiment du terme…


26 février 1877.

Madame et excellente amie,

… Ce que vous me dites de la vie provinciale est aisé à comprendre, et la compassion que m’inspirent les âmes un peu vivantes qui s’y engloutissent est très sincère et très profonde. Le sentiment de leur puissance d’action et de pensée devient un supplice pour les exilés du centre intellectuel, tandis que pour nous ce sentiment est un bienfaisant aiguillon et une source de jouissance. Il me semble que l’ennui est le sentiment de l’activité sans emploi, aussi n’est-il connu que des gens qui ont des facultés un peu éveillées ; les imbéciles, n’ayant besoin que de végéter pour se sentir vivre entièrement n’y sont guère exposés, car on peut végéter partout ; les esprits supérieurs ne le connaissent pas non plus quand ils peuvent créer, car la réflexion qui engendre l’œuvre est aussi possible à peu près partout ; mais il arrive que certaines conditions de vie domestique ou professionnelle leur interdisent même la possession intime et l’exercice de leur intelligence. Alors ils ne s’ennuient pas seulement, ils s’exaspèrent et se consument. Il paraît qu’on peut échapper à cette maladie morale en cherchant la perfection dans tout ce qu’on fait, même dans les insignifians labeurs. Je sais qu’en m’appliquant à bien écrire, quand j’étais clerc de notaire, j’arrivais à prendre mon mal en patience ; mais cet expédient est de peu de durée ; c’est un jeu, comme de tâcher de réussir à mettre dans le noir à la cible ; on ne peut pas jouer toujours, et il faut continuer à faire la chose ennuyeuse alors qu’elle a perdu même le mince intérêt d’une difficulté bête qu’on s’étudie à vaincre. L’ennui est donc un état bien pénible et parfois irrémédiable ; l’activité est comme une meule qui tourne toujours, et si on ne lui donne rien à moudre, elle éprouve une sensation négative de travail à vide, qui est un martyre. Je vois que vous vous inquiétez de la composition de mon poème. Il faut que je vous rassure un peu, bien que je sois en présence d’obstacles que je n’ai pas tous surmontas. Ce nom d’André m’avait aussi plu comme étant le prénom d’André Chénier, qui a conseillé de faire des vers antiques sur des pensers nouveaux, et qui avait commencé un poème sur la nature, où il tentait l’application de la poésie-à l’expression de la vérité. Je me proposais même d’expliquer ce choix dans une note en écartant, bien entendu, toute prétention à faire parler André Chénier lui-même, ce qui ne serait que ridicule. Je laisserai peut-être le poète tout simplement, bien qu’il ne prenne la parole que pour formuler précisément ce qui répugne à l’inspiration poétique. Depuis que je vous ai lu ma première ébauche, elle est devenue méconnaissable. J’ai trouvé une division rationnelle et claire. Dans un premier chant, que j’intitule Immolations, je me borne à constater ce fait que la vie d’une espèce n’est possible que par l’immolation d’une autre à ses besoins. Dans le deuxième chant, intitulé Servitudes, je relève tous les procédés machiavéliques employés par la nature pour la multiplication des individus dans l’espèce, et c’est le fondement du lien social. Les instincts de maternité, de choix dans l’accouplement (amour, beauté), de respect des individus les uns pour les autres, jusqu’à un certain point, dans une même espèce (les loups ne se mangent pas entre eux, etc.), tous ces instincts asservissent les instincts directement égoïstes qui tendent à détruire pour se nourrir ; ils sont indirectement égoïstes, ils font en quelque sorte passer l’égoïsme par autrui avant de revenir au moi seul. Le troisième chant, intitulé Aveux et Scrupules, est un examen de conscience ; l’homme applique les découvertes qu’il vient de faire dans le domaine de la nature, à sa condition même. Quatrième chant : La Conscience. Après avoir reconnu que le concept de justice, tel qu’il existe dans la pensée humaine, ne trouve nulle part d’application dans l’univers, et que toutefois l’espèce humaine ne peut se développer en bien sans ce concept, il se sent refoulé en lui-même et réduit à s’attacher au sentiment invincible qu’il trouve en son cœur d’une justice au moins utile à la prospérité de l’espèce humaine et spéciale à cette espèce. Hymne à la conscience (c’est l’idée de Prudhon : l’immanence de la justice dans l’homme). Cinquième chant ; j’en suis à ce chant, le quatrième est entièrement ébauché, les trois premiers sont faits. Ici j’ai une série de sonnets encore incomplète sur l’état social selon la justice, où je prouve que le cœur, organe de sympathie nous aidant à pénétrer autrui, nous permet de mieux apprécier ce qui lui est dû, et par conséquent est aussi un organe de la justice ; idée à laquelle j’attache la plus grande importance et qui modifie ta définition ordinaire de la justice, ou plutôt qui en permet l’application avec moins d’imperfection. Enfin, je compte finir par ma série de sonnets : A la France, antérieurement publiée, mais appropriée au poème par une intercalation de vers de huit pieds. J’estime que j’ai fait fort plus de la moitié de l’ouvrage ; il y a 1 200 vers de faits. C’est un vrai poème. Voilà où j’en suis. Je travaille avec une extrême ardeur, et je suis si bien en train de rimer que je fais, pour me récréer, de petites pièces. Mais la fatigue vient et je commence à avoir besoin de repos…


Dimanche, 2 septembre 18T7.

Madame et excellente amie,

… Je relis la Philosophie de l’Inconscient de Hartmann. Je ne sais si vous avez quelque idée de cet ouvrage ; il y a des chapitres que vous lirez avec intérêt. Il a tout simplement débaptisé et démarqué la Providence, et il l’appelle l’Inconscient. Il suppose que, sous la trame visible et superficielle du monde, une volonté unique, diversifiée à l’infini dans ses effets, dirige tous les individus vers les fins respectives des espèces ; cette volonté agit conformément à un type du monde qui est une idée, et elle est inconsciente ainsi que cette idée même ; mais elle tend à conquérir la conscience et les créations individuelles sont les étapes du progrès qu’elle fait. Celle métaphysique, qui n’est pas bien aisée à concevoir, car on ne se figure pas clairement ce que peut être une idée inconsciente, explique toutefois une multitude de mystères, tels que l’instinct, l’amour, et toutes les sensations obscures. Ce qu’il y a de remarquable dans cet ouvrage, c’est que l’auteur, d’une érudition extraordinaire, puise ses argumens et ses exemples dans des données incontestables de sciences positives. C’est la première fois que la thèse des causes finales, si discréditée malgré Janet, trouve un appui scientifique. Le Darwinisme en reçoit un horion sérieux ; de là, en Allemagne, une débandade intellectuelle que je me propose de suivre de près, car rien n’est plus curieux. Et c’est Schopenhauer qui, de loin, est cause de tout cela, car le premier, il a eu l’idée de donner à la Volonté le rôle souverain dans la nature ; mais il a puisé moins abondamment dans les sciences positives et il rêvait davantage. Hartmann ne laisse pas grand’chose au caprice de l’esprit, bien qu’il arrive aux résultats les plus paradoxaux. De pareilles œuvres font bien sentir l’abîme qui sépare le génie allemand du nôtre. À cette seconde lecture, je comprends bien des passages autrement qu’à la première, et je conçois une plus haute idée de la valeur de cette théorie, mais je ne m’y livre nullement, comme je l’eusse fait sans aucun doute à vingt ans. Ce spectacle de l’univers se donnant à l’étreinte anxieuse du génie philosophique avec la plus grande indifférence, comme un lutteur massif demeure debout et se laisse palper vainement par un adversaire plus vif que fort, ce spectacle est très passionnant, et je m’y plais toujours…


Mercredi. 12 septembre 1877.

Madame et excellente amie,

C’est encore moi, pardonnez-moi la multiplicité de mes lettres ; c’est un bon sentiment qui excuse mon indiscrétion ; outre le plaisir que j’ai toujours à causer avec vous, je me figure à tort ou à raison qu’une lettre est une distraction pour vous. Je ne sais si celle-ci vous trouvera debout ; assise, ou encore couchée ; puisse-t-elle être lue sans fatigue ! Je voudrais qu’elle fût amusante ou du moins gaie, mais je n’ai pas le secret de faire sourire les convalescens quand je suis moi-même attristé de ne pas les voir guéris. Je me rappelle qu’au plus fort de la seule grande maladie que j’ai faite, je trouvais dans l’affaiblissement de mes forces physiques une sorte de délice, quand je ne souffrais pas ; la dispense de toute activité, l’affranchissement de toute obligation, l’éloignement de tout bruit, me disposaient admirablement à penser, non point à inventer, car le cerveau trouve ses conditions d’énergie dans la santé même, mais au moins à rêver aux plus grands objets. J’en ai un bien plus haut à proposer à vos méditations contemplatives, c’est ce qui a été donné par l’Académie pour matière au concours de poésie de l’année 1879 ; le sujet est celui-ci : « Poésie de la science, » sujet sublime ! Vous l’avez peut-être vu annoncé dans votre journal, Sarcey en a parlé dans un article que je n’approuve pas, car il semble critiquer l’Académie de prétendre éveiller des inspirations qui ont depuis longtemps devancé son appel. Il cite, à ce propos, des vers de Hugo, d’André Lefèvre dans sa traduction de Lucrèce, et de moi dans ma pièce à Musset. On ne devrait pas se moquer de l’Académie quand elle daigne suivre le mouvement littéraire de son temps, et c’est trop d’exiger d’elle qu’elle en donne l’inspiration puisqu’elle représente le passé par l’âge de la plupart de ses membres. Mais je doute fort qu’elle ait prévu combien le sujet qu’elle propose aux candidats de son prix est révolutionnaire. Que fera-t-elle si la meilleure pièce est anti-chrétienne ? Si les concurrens se bornent tous à célébrer les résultats industriels de la science, qui à vrai dire sont poétiques, par la délivrance de l’esprit désormais débarrassé des lourdes chaînes du travail manuel et enrichi d’un loisir que l’antiquité n’achetait que par l’esclavage des trois quarts du genre humain, ils auront plutôt chanté l’utilité que la poésie essentielle de la science. S’ils prennent pour thèse la lutte gigantesque de l’esprit humain avec l’inconnu, comme cette lutte date de la naissance de la curiosité, ils n’auront pas caractérisé la Science, ils auront plutôt fait à la philosophie les honneurs du sujet proposé.

Enfin ils peuvent, avec plus de nouveauté et d’intérêt, s’attacher à peindre l’émotion particulière que donne la science proprement dite, et qui est, ce me semble, le sentiment de la sécurité dans le savoir grâce à la méthode toute moderne de Bacon. Ce sentiment de sécurité dans le savoir, les anciens ne l’ont connu que fort peu dans la branche à peine cultivée alors de la physique exacte. Quand Archimède crie son Eurêka ! on sent que sa joie vient de la rigueur de la démonstration découverte. Jamais Aristote ni Platon n’ont eu l’occasion de s’écrier : « J’ai trouvé ! » Hélas ! ils sentaient qu’ils aspiraient plus qu’ils ne conquéraient. L’enthousiasme d’Archimède comme de Kepler, sous une forme religieuse et mystique, est au plus haut point poétique. Il y aura encore un point de vue à ne pas négliger, c’est la poésie de la science en tant qu’elle est la seule conciliatrice des hommes sur la terre. En effet, la science n’admet que des vérités démontrées, c’est-à-dire indiscutables et accessibles à toute intelligence qui s’y applique ; elle définit et prouve. Or il n’y a plus de querelles possibles sur des matières où tout est défini et prouvé. Quand donc la sociologie, selon le rêve de Comte, sera devenue une science organisée, on sera obligé de tomber d’accord sur une foule de questions sociales et politiques aujourd’hui litigieuses, il sera devenu, non seulement insensé, mais encore ridicule, de contester des droits qui sont au contraire mis en doute aujourd’hui par un grand nombre d’hommes qui abusent du peu de rigueur des théories politiques pour maintenir tous les abus sans révolter suffisamment la raison, bien qu’ils indignent le cœur. La science plie toutes les volontés sous le joug impersonnel, et nullement humiliant, de la Vérité. Les caractères s’en ressentiront aussi, de plus en plus favorablement ; car l’orgueil du savant est le moins dangereux de tous : ou la vérité découverte le justifie, ou l’erreur reconnue l’anéantit. Je ne puis m’étendre sur cette vue, je vous signale seulement les conséquences morales, vraiment poétiques, du développement scientifique, dont le terme suprême en est la concorde.

Il faut convenir qu’on pourra faire de beaux poèmes là-dessus. Mais le plus beau n’aura pas été fait encore. La poésie la plus vivante de la science proprement dite, c’est-à-dire de la science moderne, c’est sa rencontre avec le Christianisme dans l’a me même du savant. La voix tour à tour terrible et caressante de l’Eglise, qui, dès notre enfance, s’est donné pour écho la voix maternelle, nous laisse à tout jamais dans l’âme une vibration difficile à éteindre. On a eu beau détruire et oublier même le dogme, il nous en reste le vague et puissant charme d’une hymne dont on ne se rappelle plus une note, mais dont l’impression lointaine subsiste. La science froide et sûre en face d’un spectre religieux qui ne veut pas lui céder la place, voilà le drame moderne de la pensée humaine ; là est le poème, mais je me demande comment fera l’Académie pour le couronner…

Adieu, Madame et excellente amie, je n’ai pas le temps d’en écrire davantage ni même de bien me relire et je n’ai que la place de vous dire que je vais assez bien, que je dîne ce soir chez Doucet, et que je vous envoie mes amitiés respectueuses à vous et aux vôtres.


1878.

Madame et excellente amie,

Vous ne pouvez donc pas sortir de tous vos ennuis de médication et entrer enfin en pleine convalescence ? C’est déplorable et bien douloureux ! Pour moi, j’en ai fini avec ma grippe, mais il m’en reste une facilité à prendre froid que je surveille pour ne pas retomber dans quelque rhume. Je sors avec les précautions nécessaires. C’est ainsi que je suis allé hier à Passy voir Cuvillier-Fleury, à qui je devais faire visite dimanche dernier. Il m’a reçu très bien et m’a présenté à sa femme, puis nous sommes restés seuls dans son cabinet de travail pendant une heure. Il m’a comblé de bonnes paroles et m’a signalé dans mes deux petits volumes (que sa femme avait eu soin de lui mettre sous la main avec des signets de papier aux bons endroits), il m’a signalé, dis-je, quelques pièces, choisies d’ailleurs un peu à tort et à travers. Il n’entend absolument rien à l’art de la versification ; des assonances lui suffisent ; la rime de Voltaire le satisfait ; c’est un vieux classique fermé aux belles nouveautés de notre prosodie, mais qui, d’ailleurs, a raison de ne pas admettre les excès. Son ignorance de notre génération est sans limites ; il soupçonne seulement qu’il existe un Coppée ; j’ai été obligé de le mettre sur la voie à ce sujet ; il m’a demandé si je n’étais pas le poète dont Salvandy avait loué les vers à l’Académie dans une circonstance qu’il ne se rappelle pas bien… Enfin il avait totalement perdu le souvenir de mon prix Vitet ; pour se rafraîchir la mémoire, il a consulté le dernier rapport de la séance publique de l’Académie et a paru prendre connaissance pour la première fois du passage qui me concerne et il a déclaré qu’il le trouvait beaucoup trop effacé ; il me considère comme célèbre et il admire mes poésies parce qu’il y trouve la bonne tradition française, du relief dans la simplicité d’expression. Enfin j’ai une peur affreuse qu’il ne m’ait pris pour Béranger enfant. Au demeurant, gentilhomme plein de la grâce des vieillards d’esprit ; il m’a promis de me rendre visite et il s’est excusé de ne pouvoir me faire lui-même un article dans les Débats à cause de sa retraite de critique, mais il se propose de me recommander à un des critiques de la maison, afin que mes ouvrages soient étudiés soigneusement.

Il m’a parlé de Virgile et d’Horace. Il a fait convenir Nisard des manques de transition ( ! ! ! ) qui existent dans certaines odes d’Horace. Il lit trois pages de latin chaque matin pour se sustenter l’esprit. Il cite beaucoup ; il m’a accueilli avec une phrase de Virgile d’une gracieuse allusion. En sortant de chez lui, j’ai secoué un peu de poudre fine qui semblait avoir couvert toute ma personne et je me suis assuré que nous étions en 1878. Je suis allé ensuite chez Gaston [Paris], et j’y ai trouvé tous ses habitués du dimanche, entre autres Boissier, fertile en anecdotes académiques, et Taine. Il n’y a jamais eu d’académicien plus heureux d’être immortel que Boissier ; cela prouve qu’il n’y a aucun rapport entre la gravité du caractère et celle de l’esprit ; et que, par conséquent, il faut des académies pour satisfaire la vanité des écrivains qui en devraient être le plus exempts.

Taine n’est pas tout à fait d’accord avec Gaston sur la philosophie de mon poème ; et j’ai discuté là-dessus avec lui hier : il ne m’a pas convaincu. Dans la première partie, je fais dire au chercheur qu’il n’y a pas d’action désintéressée, que si l’on va au fond des plus hauts instincts, tels que l’amour maternel, on trouve que la nature, pour arriver à assurer la conservation de l’enfant, n’a pas compté sur le dévouement pur, et qu’elle a trouvé plus sûr de faire de l’enfant une extension du moi de la mère, afin que celle-ci s’aimât en l’aimant ; en un mot, la nature n’exige pas d’action méritoire pour obtenir les résultats nécessaires au salut de l’espèce ; elle trouve bien plus sûr d’intéresser indirectement l’individu au bien d’autrui, et ainsi l’égoïsme et ses dérivés président à toute l’économie de l’espèce. Alors la Voix se récrie et prétend qu’il y a des dévouemens purs. Taine soutient que le désintéressement consiste à vouloir le bien d’autrui quand même on y trouve un intérêt. Moi, je prétends que le motif d’action, dès qu’il est conçu par l’agent comme un intérêt personnel, l’action dût-elle profiter à autrui, l’empêche d’être désintéressée.

L’impuissance de la raison à donner toute l’explication des phénomènes moraux fait le sujet même de mon poème ; il faut que les affirmations du cœur, c’est-à-dire de la conscience, viennent compléter les conditions posées par la raison. Je défie la raison de prouver qu’il existe des droits et des devoirs. Toute la philosophie antique et la moderne y ont échoué, et cependant personne de bonne foi ne soutient que les actions sont indifférentes. Taine, devant ces grands problèmes, a pris le parti d’en nier la difficulté, même de les supprimer. C’est ainsi qu’il s’imagine avoir défini le beau, quand il a donné les conditions sans lesquelles il n’y a pas de beauté. La belle affaire ! Je sais bien que je ne sens pas le beau quand il n’y a pas ordre, unité dans la variété, observation des lois du type, etc., mais tout cela n’est pas le beau, c’en est la condition ; un artiste qui suit ces règles-là fait fort bien, mais il n’a qu’édifié la charpente de son œuvre qui sera belle par l’addition d’un rien qui est tout ; si l’on change la ligne d’une bouche d’un dixième de millimètre, elle cosse d’être belle. Quoique toutes les lois de l’anatomie et de la symétrie de l’unité dans la variété, etc., soient encore respectées, cette différence infiniment petite dans la courbure des lèvres contient l’infiniment grand du charme esthétique. Voilà où est le vrai problème, le seul difficile. Tout le reste n’est que de la Saint-Jean. De même le dévouement pur consiste dans une abstraction complète de son intérêt propre, et non dans une satisfaction de soi pour le bien d’autrui, car cette satisfaction est encore un mobile d’intérêt. Or comment peut-il agir sans motif de préférence et comment une préférence peut-elle être entièrement désintéressée ? Voilà ce que la raison ne résout pas, et c’est tout le problème sur lequel le cœur n’hésite pas. Le cœur est un instrument de connaissance dont les renseignemens doivent être considérés comme de la même valeur que ceux de la raison, bien que les intuitions soient irréductibles aux procédés de la raison. Et cela est si vrai que nous ne croyons rien définitivement tant que le cœur proteste.

Taine va faire paraître, au commencement de mars, le premier volume de la seconde partie de son ouvrage sur les Origines de la France contemporaine. Il a bien voulu me communiquer les épreuves ; je suis en train de les lire, mais je ne suis pas assez avancé dans cette lecture pour pouvoir vous en parler. M. Coran m’a écrit un billet très aimable à propos de ma décoration, laquelle, entre parenthèses, n’a pas encore été annoncée à l’Officiel ; ce sera, paraît-il, vers le 18 février que la fournée sera publiée. Je n’ai nulle impatience. Léon [Bernard-Derosne] est toujours bien embarrassé. Je profiterai de la visite que j’aurai à faire à Bardoux au sujet de ma croix, pour lui recommander Léon ; Bardoux a été un des patrons du Courrier de France et il a été très touché des appréciations et portraits qu’on y a faits de lui, et dont Léon était l’auteur. S’il pouvait lui procurer quelque correspondant en province, ce serait excellent. Je n’y compte guère, car il est harcelé de sollicitations. Albert, à qui j’avais écrit à Alger, m’a répondu par une lettre intéressante que je vous envoie pour vous distraire. J’ai bien reçu les papiers que je vous avais communiqués. Je voudrais vous écrire bien plus souvent, parce que je vous aime beaucoup, mais je suis accablé de correspondance forcée, et dès que j’ai un peu de loisir, la tentation de travailler l’emporte. Vous me le pardonnerez parce que vous vous intéressez à mon travail. J’aurai ce soir des nouvelles de ma géométrie que mon dernier critique a dû achever de lire et revoir. J’ai toutes sortes de choses en train qui chôment, surtout des études philosophiques. Je voudrais habiter une maison hollandaise, silencieuse et un peu sombre, où je n’aurais d’autre compagnie que celle de quelques amis très savans et très discrets ; je ne serais pas fâché non plus d’y avoir la société d’une bonne femme qui viendrait, de temps en temps, m’embrasser et regarder ce que j’écris par-dessus mon épaule ; mais ces conditions de bonheur ne sont pas de ce monde.

Vous me dites : « A bientôt ! » Vos bientôt sont d’une bonne longueur ; jamais je n’aurais eu plus de plaisir à causer avec vous que cet hiver, et la malchance vous a clouée chez vous. Du moins, je pense à vous bien souvent, je peux même dire tous les jours, puisque tous les jours je m’occupe de choses qui excitent votre curiosité et votre goût pour l’étude et les lettres.

Mille amitiés et respects.


Paris, 4 février 1878.

Madame et excellente amie,

… Je suis tellement chagrin de vous savoir toujours souffrante que je n’ai pas le cœur à vous parler de moi ; je trouve cela bête à la fin. Ce qui m’y décide, c’est que vous y trouvez une distraction, à cause des incidens qui accompagnent mes faits et gestes, puis je tâche par quelques digressions plus ou moins philosophiques d’effacer un peu ma personnalité. Il me sera difficile d’y réussir tout à fait cette fois, car il s’agit d’une conférence faite précisément sur moi jeudi dernier à la salle des Capucines. Je n’en avais pas été prévenu, je ne l’ai su que la veille et mes amis le savaient avant moi ; ce sont même eux qui ont fourni à Sarcey mes volumes dans le grand format, parce qu’il se plaignait de ne pouvoir lire aisément dans l’édition petit format. Il a fait un grand éloge de mon attitude à l’égard de la critique, disant que je ne me préoccupe que de mon art. Je vous répète ce qu’on m’a rapporté, car je n’assistais pas à la conférence. Il a fait des citations assez bien choisies. Les éloges l’ont emporté de beaucoup sur les critiques ; il m’a reproché seulement de ne pas toujours amener à la clarté l’expression de mes idées abstraites, mais il n’a pas blâmé mon penchant pour la poésie philosophique ; au contraire, il trouve que j’excelle à rendre les conceptions philosophiques ; il a loué la pureté de mon style. « C’est, a-t-il dit, du Racine de notre temps, Racine élevé à l’école de Victor Hugo. » II a plaisanté la froideur platonique ( ? ) de mes amours ; il trouve que je sens en homme né riche qui n’a pas eu de luttes cruelles à soutenir et que, par suite, je n’ai pas de violence passionnée. Je suis un équilibré. Il a commis des erreurs biographiques, n’ayant point de détails précis sur ma vie et s’étonnant fort que mon nom ne soit pas dans Vapereau. Léon m’a dit qu’il avait touché lourdement aux choses délicates, mais que la plus grande sympathie avait animé ses appréciations, qu’il s’était même servi à plusieurs reprises du mot génie, et qu’il n’a fait que juste les réserves nécessaires pour donner plus d’autorité à ses louanges. En somme, bon résultat. Dreyfus m’avait demandé le manuscrit de mon poème pour qu’il y jetât les yeux. Il l’a annoncé comme très étrange ; il n’a pu en parler avec étendue, car il n’avait eu qu’à peine le temps de le feuilleter.

J’ai passé une heure chez Gaston hier ; Taine y était ; j’avais lu la moitié de ses épreuves ; il m’a demandé mon impression et je lui ai dit qu’il serait accusé d’être un déterministe (fataliste) inconséquent. En effet, il règne un ton de malveillance dans son exposé des excès populaires peu compatible avec l’aveu qu’il a fait des excès de puissance et des abus du régime féodal. Dans son premier volume, il a parfaitement analysé les causes des désordres futurs, ces causes étant toutes dans les fautes et les crimes des classes dominantes ; on s’étonne qu’il déverse la responsabilité sur les classes inférieures dont l’ignorance et la férocité ne sont, au fond, que l’œuvre du régime tombé. Je lui ai dit qu’il eût fallu choisir entre sa philosophie, qui est fataliste et par conséquent indifférente à la qualité morale des actions, et sa répugnance pour les procédés révolutionnaires. Il y a inconséquence de la part d’un déterministe à blâmer ce qu’il a expliqué par des conditions fatales. Il m’a répondu que, dans sa pensée, il concilie très bien le déterminisme avec la responsabilité. Mais je n’ai été nullement satisfait de la manière dont il prétend opérer cette conciliation que Spinoza lui-même n’a pas même tenté de chercher.

Je lui ai reproché aussi son hostilité contre les idées générales, comme si toute action particulière ne dérivait pas d’une idée générale que l’agent se fait du bien et du mal. Une théorie du droit social était nécessaire au moment où toute notion de justice était oblitérée dans les esprits des classes supérieures, et Rousseau a bien véritablement retrouvé les titres de l’humanité. Il est vrai que la simplicité des formules est dangereuse dans l’application aux réalités de la vie sociale, mais les formules ne sont pas moins vraies, et celui qui les trouve n’est pas responsable de l’imprudence de ceux qui les appliquent à tort et à travers. Rousseau n’est pas plus responsable des excès révolutionnaires qu’Euclide ne l’est de la chute des édifices construits d’après ses théorèmes.


18 mars 1818.

Madame et excellente amie,

Je pense que vous recevrez, à peu près en même temps que ce billet, un paquet des bonnes feuilles de mon poème, car enfin il est chez le brocheur, et dans une huitaine de jours il paraîtra…

Toutes les petites pièces en vers de huit pieds ne sont pas aussi lyriques que je l’aurais voulu ; il s’y trouve encore trop de raisonnemens en certains endroits. Ces défauts me blessent et m’empochent de relire mon travail avec plaisir ; ils me sautent aux yeux. Je ne sais vraiment que penser de l’ensemble ; je suis devenu incapable de m’en faire une idée nette. Gaston me disait hier qu’il en attend beaucoup plus de succès que moi. Dieu l’entende ! J’ai vu Taine chez lui ; son livre a été enlevé tout de suite comme par enchantement, et il est content des appréciations qu’il en reçoit. On est tenu en respect par le grand nombre des faits groupés et qu’il est impossible de nier et d’interpréter autrement que lui ; on convient aussi qu’il en a fait un choix impartial. La critique n’y trouve pas à mordre ; aussi n’est-ce qu’aux tendances manifestes de l’écrivain qu’elle s’attaquera. J’ai tout relu ; je garde l’impression que les choses se sont passées comme l’ancien régime les avait préparées, qu’il y a eu des brutes parce qu’il en avait fait, et que les violences de la dévolution ont moins atteint la vitalité et la santé de notre race que les oppressions lentes, sourdes et constantes que nos aïeux avaient dû subir. C’est par millions qu’il faudrait compter les existences sacrifiées, supprimées ou étiolées que l’ancien régime a coûtées à la France…

Ce n’est certes pas l’intérêt des discussions métaphysiques qui me rend aussi mondain que vous me le dites : « Vous ne pouvez vous passer du monde ; vous savez que Léon et moi avons les mêmes idées là-dessus. » Non, je ne le sais pas, car si l’un de mes amis me disait que j’aime le monde, je reconnaîtrais à ce signe qu’il n’a jamais pénétré ni compris ma nature. Les obligations du monde sont le plus odieux embarras de ma vie ; Léon dit que je ne sais pas m’y prendre pour m’en défaire ; il peut avoir raison, bien qu’il ne m’ait jamais donné une solution applicable à un cas déterminé ; en général, c’est vite dit : « Refusez ! » Mais en particulier, les exceptions se multiplient et finissent, dans une vie comme la mienne, par composer une tyrannie intolérable. J’accepte qu’on me trouve maladroit, mais qu’on me prête la passion du monde, c’est inconciliable avec mes affirmations constantes ; je dis que je préfère toujours une soirée de travail ou de lecture à n’importe quelle autre. Quel intérêt ai-je aie dire si je ne le pense pas ? Le récit que je vous fais des caresses et des complimens que je reçois du monde vous donne à penser que je m’y délecte au point de ne pouvoir m’en passer ; j’ai donc tort de vous conter tout cela ; je me nuis dans votre estime, et pourtant je ne vous fais part de ma vie du soir que pour vous distraire, parce que vous aimez à être au courant de mes succès et aussi des faits et gestes des personnages intéressans. Pour moi, je constate avec satisfaction que je réussis et avec la plus vive inquiétude que, réussir, c’est perdre son temps et sa liberté. Peut-être pensez-vous aussi que j’écris par passion environ quatre lettres par jour sans jamais arriver à mettre ma correspondance au courant et que je ne peux pas me passer de lire les nombreux volumes qui me sont adressés avec des dédicaces. En effet, il me serait si facile d’être impoli et ingrat envers tout le monde. Mais c’est une habitude à prendre, et j’y procède encore lentement. Du reste, je perds mon encre à vous exprimer ce que je sens à cet égard. Vos préjugés sur mon caractère sont établis à jamais ; quand je vous dis que je n’aime pas le monde, vous préférez croire que je mens plutôt que d’entrer dans les difficultés de ma situation. Cela m’afflige ; toute personne qui ne comprend pas ce que j’aime et qui se méprend à ce point sur mes goûts, ne saurait sympathiser entièrement avec moi ; cela fait des lacunes dans l’amitié, et j’en souffre…


Nanterre, 21 octobre 1879.

Madame et excellente amie,

… J’ai lu un peu ici ; je vais achever les leçons que Sainte-Beuve a faites en Belgique sur Chateaubriand, en deux volumes. Il s’y trouve autant de notes que de texte ; c’est rempli de documens curieux sur les écrivains du commencement de ce siècle. Que nous sommes loin de ce temps !

Combien la mélancolie hautaine, poseuse, et le style apprêté de Chateaubriand sont passés de mode ! Quand on pense à l’énorme popularité dont il a joui et au peu qui lui en reste, on reconnaît que la sincérité seule assure la durée des œuvres, parce que la sincérité est le gage de la vérité des sentimens, qui seule a son prix dans tous les temps. Cette lecture m’enseigne que l’imagination, si riche qu’elle soit, ne suffit pas à soutenir un ouvrage ; elle est trop factice, trop sujette à subir les excitations passagères d’une époque, pour agir sur les hommes des époques suivantes ; ce qui a paru autrefois sublime ou touchant ne nous semble plus que déclamatoire ou précieux ; l’imagination s’était substituée à l’honnête expression des sentimens vrais. Les œuvres qui ne sont point belles par autre chose que le style restent comme des monumens littéraires dont l’intérêt est surtout historique. On admire le style de Chateaubriand, mais il me semble que rien d’important pour l’intelligence n’est demeuré de tous ses écrits, rien non plus de cher au cœur.

Certainement, la littérature a produit des ouvrages merveilleux, mais je vous avoue que c’est par l’expression de la vérité qu’elle me semble le plus digne d’intérêt ; les ouvrages de la science sont, à mes yeux, bien supérieurs aux œuvres d’imagination ; je ne connais pas une œuvre littéraire qui approche, pour moi, des découvertes de Newton. Il y a un abîme, à mes yeux, entre la valeur d’une invention poétique et celle d’une invention scientifique. L’Iliade et l’Odyssée ne me paraissent être que des jeux d’enfant, comparés à la découverte du carré de l’hypoténuse et de la rotation de la terre. Remarquez que Molière lui-même, si grand dans les lettres, n’a fait que nous révéler des traits de notre propre caractère, traits que, grâce à lui, nous reconnaissons en nous ou en autrui ; nous les connaissions sans les avoir dégagés et remarqués ; mais le savant de génie nous révèle ce que nous ne connaissions d’aucune manière ; il nous apprend quelque chose au lieu de se borner à nous faire reconnaître ce que nous savions implicitement déjà. Oui, en vérité, les littérateurs qui ne sont que littérateurs me semblent des enfans auprès des savans. Il n’y a peut-être pas dans toute l’œuvre de Hugo une seule beauté aussi sublime que le calcul de Leverrier assignant sa place dans le ciel à une planète inconnue. Mais je sens que je suis peut-être injuste et inexact en prêtant à tout le monde l’amour de la vérité, qui, chez la plupart, est bien inférieur à l’amour de la beauté. C’est que je ne suis pas assez artiste. Puis, je vous dis tout ce qui me passe par l’esprit, et sans doute la réflexion m’en ferait beaucoup rabattre…


SULLY PRUDHOMME.

  1. Ces lettres sont extraites d’une Correspondance inédite de Sully Prudhomme, qui sera publiée dans une édition de luxe en deux volumes tirés à 120 exemplaires non mis dans le commerce, par la Société du Livre contemporain. Elles embrassent, de 1865 à 1880, une des périodes les plus actives et les plus glorieuses de la vie du poète. Les sujets les plus variés y sont abordés, poésie, critique littéraire, philosophie, art, sociologie, et elles contiennent les renseignemens les plus précieux sur les œuvres et la méthode de travail de Sully Prudhomme. Elles furent adressées à une femme d’une rare distinction d’esprit, dont l’auteur des Solitudes goûtait tout particulièrement les conseils, Mme Emile Amiel mariée à un professeur de l’Université auquel on doit deux études sur Erasme et sur Juste Lipse. Mm° Amiel était la grand’mère de Mme Louis Barthou. Nous remercions M. Louis Barthou, dépositaire de cette importante correspondance, de nous avoir permis de lui emprunter les extraits que nous publions.