Une campagne sur les côtes du Japon/Chapitre 8

CHAPITRE VIII.

Départ des divisions alliées pour la mer Intérieure. — Réunion des bâtiments au mouillage d’Himesima. — Opérations militaires des 5, 6 et 7 septembre 1864. — Prise et désarmement des défenses du détroit de Simonoseki ; suspension des hostilités, le 8 septembre. Description de Simonoseki et de ses environs. — Soumission du prince de Nagato ; convention conclue entre ce prince et les commandants en chef. — Retour des divisions alliées à Yokohama par la mer Intérieure.


Le 28 août 1864, lorsque les commandants en chef des forces alliées se portèrent sur le détroit de Simonoseki, ils pouvaient appliquer à cette opération des moyens suffisants pour assurer le succès. Le contre-amiral Jaurès emmenait dans la mer Intérieure la frégate la Sémiramis, la corvette le Dupleix, et l’aviso le Tancrède ; le vice-amiral Kuper, la frégate l’Euryalus, portant son pavillon, un vaisseau à deux ponts, une frégate à roues, cinq corvettes et deux canonnières, plus un contingent de cinq à six cents soldats de marine. Quatre corvettes hollandaises étaient réunies sous les ordres du capitaine de vaisseau De Man. Enfin le ministre des États-Unis, pour faire figurer le pavillon dans l’expédition, avait affrété le vapeur de commerce le Takiang, sur lequel s’embarquait un détachement de canonniers et de fusiliers pris à bord de la corvette le James-town. Cette dernière, étant le seul bâtiment de guerre dépourvu de machine, restait mouillée sur la rade de Yokohama, conjointement avec une corvette et trois canonnières anglaises. À terre, près de deux mille hommes de troupes, campés sur les hauteurs de la ville, assuraient cette dernière contre l’éventualité d’ailleurs bien improbable d’une attaque.

Le 28 août, plusieurs bâtiments de la division alliée prirent le large. Le Dupleix et le Tancrède étaient du nombre. Tous ces bâtiments naviguaient isolément, à part la remorque donnée aux canonnières ; ils avaient rendez-vous à Himesima, dans la mer Intérieure.

Le 29 au matin, nous fîmes route avec la Sémiramis, naviguant de conserve avec l’Euryalus. Le reste de la division nous suivait, la moitié des bâtiments remorquant l’autre. Nous les perdîmes de vue dès le second jour de traversée.

Le soir du troisième jour, parvenus en vue du chenal de Boungo, nous rencontrâmes sous la côte de Sikok le Dupleix et le Tancrède, qui rallièrent immédiatement. La corvette le Perseus, arrivant de Shanghaï avec un trois-mâts chargé de charbon, communiquait à la même heure avec l’amiral Kuper.

Le 2 septembre, après avoir franchi les passes de Boungo, nous venions jeter l’ancre au mouillage d’Himesima. Le lendemain matin, les divisions s’y trouvèrent au grand complet. Cette journée fut employée à divers préparatifs.

Himesima, petite île de quelques kilomètres de circonférence, se compose de deux montagnes, dont l’une fort élevée ; sur la langue de terre qui les relie s’élève un village de pêcheurs et de paysans qui ont pour industrie l’exploitation de salines situées en arrière du village. Quelques yakounines ou agents de police d’un grade inférieur y représentent l’autorité. À notre présence dans l’île, à quelques questions que nous leur fîmes, ils opposèrent une impassibilité et un mutisme qui devaient leur éviter toute décision compromettante. La végétation de l’île est assez pauvre ; mais les pins qui couronnent les falaises donnent à ses rives un aspect pittoresque. Nous gravîmes les sommets de l’île, d’où la vue s’étend de tous côtés sans obstacle. À nos pieds, les dix-sept bâtiments à l’ancre dans la petite baie réfléchissaient leur mâture dans ses eaux calmes et transparentes ; les embarcations allant et venant entre les navires donnaient au paysage une animation insolite. À deux milles dans l’ouest, la province de Boungo étalait ses collines couvertes de verdure, tandis qu’au nord les hautes montagnes de Nipon et de la province de Nagato bordaient l’horizon d’une double rangée de sommets brumeux.

Une trentaine de milles nous séparaient de l’entrée intérieure du détroit ; nous la franchîmes le lendemain. Les divisions se mirent en marche sous vapeur à neuf heures du matin, formant trois lignes de file parallèles, les Français et l’Américain à gauche, les Anglais au centre, les Hollandais à droite. Ce mouvement s’exécuta avec ensemble, et à trois heures les divisions mouillaient dans le même ordre, les premiers bâtiments à 3000 mètres environ de l’entrée du détroit. Les amiraux se rendirent immédiatement à bord de la Coquette, pour faire avant la nuit une reconnaissance le long de la côte ennemie. À ce moment toutes les lunettes étaient curieusement braquées sur le paysage.

Nous avons déjà donné la topographie de la première partie du détroit, qui figure un entonnoir limité au nord, sur la côte de Nagato, par le cap Kousi (Kousi-saki), au sud, sur la côte Bouzen, par I-Saki. Une falaise couronnée de pins forme le premier de ces caps et se continue par une suite de collines couvertes de bois du sommet à la base ; de temps à autre un vallon cultivé en rizières vient aboutir au bord de la mer. Le premier de ces vallons, à partir de Kousi-saki, est armé d’une batterie de deux pièces ; des canons de campagne s’aperçoivent dans les rochers de la pointe ; 500 mètres plus loin, on arrive à la vallée occupée l’année précédente par la compagnie de débarquement de la Sémiramis. — Les deux batteries reconnues par le Cormorant y sont facilement observables. Au delà, l’éloignement et la verdure ne permettent de reconnaître que le grand ouvrage nouvellement construit, désormais achevé et garni de canons. Des pavillons de diverses couleurs sont plantés sur les parapets ; dans les arbres, sur les collines, la lunette permet de distinguer des tentures de guerre en toile blanche, portant en noir les armes de Nagato, trois boules en triangle, soulignées d’un trait horizontal. La canonnière la Coquette a passé à portée des canons de la pointe ; malgré la présence d’un certain nombre d’hommes dans les batteries, celles-ci sont restées partout silencieuses. La côte sud est tout aussi dépourvue de défenses que l’année précédente ; de ce côté, le cap Mozi, qui s’avance jusqu’à 300 ou 400 mètres de la rive opposée, masque la seconde partie du détroit, lequel, après cet étranglement, s’infléchit au sud, vis-à-vis la ville de Simonoseki, contourne l’île d’Hikousima, et, revenant au nord-ouest, débouche enfin dans la mer de Chine. Les autres défenses ennemies, sur lesquelles il n’existe aucune notion, à part les renseignements peu précis de la corvette la Méduse, doivent donc se trouver sur cette île et dans la ville même.

À la nuit, les commandants en chef arrêtent les premières dispositions de l’attaque. Il s’agit, en considérant la côte sud comme absolument neutre dans le conflit, de s’emparer tout d’abord des défenses qui bordent la rive ennemie depuis Kousisaki jusqu’à l’entrée des faubourgs de la ville. Vis-à-vis la ligne à peu près droite formée par cette rive, la côte de Bouzen s’infléchit en formant la baie de Tanaoura. Profitant de cette disposition des lieux, une division d’attaque ira s’embosser en arc de cercle dans cette baie, le chef de file mouillant à deux ou trois encablures en dedans du cap Mozi, et concentrera son feu sur les principaux ouvrages ennemis ; une seconde division, formée des petits bâtiments, canonnera sous vapeur les défenses de Kousi-saki, qui paraissent moins fortement armées ; enfin, au centre, les deux frégates amirales et le vaisseau se tiendront prêts à porter là où il sera nécessaire le secours de leur nombreuse artillerie. Un violent courant de marée traverse constamment le détroit, changeant de direction quatre fois par jour ; vis-à-vis du cap Mozi, sa vitesse atteint par moments cinq à six nœuds, ce qui rend fort délicate la manœuvre de nombreux bâtiments destinés à prendre un poste et à s’embosser sous le feu de l’ennemi ; il est donc décidé que la marche en avant n’aura lieu qu’à l’heure où le courant, sortant du détroit, deviendra contraire. Cette circonstance oblige à différer le mouvement jusqu’à deux heures du soir le lendemain.

Les conjectures relatives aux dispositions pacifiques de la province de Bouzen se trouvèrent justifiées. Vers huit heures du soir les gouverneurs de la petite ville de Tanaoura se rendirent à bord de la Sémiramis. Se doutant des préparatifs d’attaque des divisions alliées, ils venaient assurer l’amiral de leurs dispositions pacifiques : « Nous avons, dirent-ils, quelques forts et canons sur notre côte ; mais ils n’ont d’autre but que notre protection ; nous espérons qu’on voudra bien les épargner. » On s’empressa de les rassurer à cet égard. Ils parurent assez mal informés relativement aux dispositions de leurs voisins, et se retirèrent après avoir disserté en termes généraux sur les malheurs de la guerre.

La nuit se passa sans incident particulier. Un canot, parti de la côte de Nagato, s’était présenté la veille au soir le long de l’Euryalus ; un officier, évidemment de grade inférieur, qui le montait, avait demandé à parler au vice-amiral anglais ; il lui fut répondu qu’on ne parlementerait qu’avec des officiers d’un rang suffisamment élevé et dûment accrédités par le prince de Nagato. Le messager s’éloigna.

Dans la matinée du 5, l’on ne put remarquer, vu l’éloignement assez grand du mouillage, de mouvements particuliers dans les batteries ennemies. Vers midi, les bâtiments de la première division allumèrent les feux et firent leurs préparatifs : les mâts de perroquet furent calés. Le reste des bâtiments suivit bientôt cet exemple.

Le changement de flot attendu avec impatience ne se fait sentir que vers les deux heures ; une demi-heure après, les six bâtiments de la première division défilent lentement entre nous et l’Euryalus dans l’ordre qui leur a été assigné. C’est d’abord la corvette anglaise le Tartar, puis le Dupleix, commandant Pasquier de Franclieu, la corvette hollandaise le Metal-Cruis, la corvette anglaise la Barrossa, la corvette hollandaise Djambi, enfin la frégate à roues Leopard. Tous ces navires sont en branle-bas de combat. Peu de minutes après, ils mouillent à leur poste, tandis que l’ennemi, dont ils sont à bonne portée, reste silencieux dans ses batteries. Pendant que les corvettes se disposent à s’embosser, opération que rend difficile la force du courant, la deuxième division des bâtiments légers appareille pour se rapprocher de Kousi-saki. Elle se compose des navires anglais Perseus, Coquette, Bouncer et Argus, de l’aviso le Tancrède, capitaine Pallu, et de la corvette hollandaise la Méduse[1].

Nous appareillons à notre tour, pour nous rapprocher, ainsi que l’Euryalus et le Conqueror, de la première division. Les trois navires mouillent à onze ou douze encablures des batteries situées en face de Tanaoura. L’amiral Jaurès se rend à bord de l’Euryalus ; à ce moment, trois heures quarante minutes, comme les corvettes terminent l’opération d’embossage, les commandants en chef se décident à ouvrir le feu ; un coup de canon, tiré de l’Euryalus, sert de signal ; la première division y répond par une bordée générale de toutes ses pièces.

Nos boulets sont à peine arrivés à terre que la côte ennemie se couvre de fumée sur toute la longueur ; ce sont les Japonais qui, n’attendant que notre premier coup, viennent de riposter par une décharge générale. À côté des batteries reconnues la veille, il est facile de compter d’autres ouvrages dont on ne soupçonnait pas l’existence, notamment une batterie rasante à l’entrée de la vallée occupée l’année précédente par la Sémiramis. Des trois batteries de cette vallée et du grand ouvrage situé en face de Mozi-saki, part un feu très-vif, auquel ripostent non moins vigoureusement les corvettes ; autour d’elles la mer blanchit sous le ricochet des projectiles. Une épaisse fumée enveloppe bientôt toute la scène ; fort heureusement une légère brise, soufflant du fond du détroit, vient renouveler l’atmosphère et permettre la continuation du tir.

Il est quatre heures environ lorsque la Sémiramis a terminé son embossage et présenté le travers aux principales batteries ennemies. Elle ouvre immédiatement sur ces ouvrages le feu de ses pièces rayées de tribord. Le tir, rectifié après les premiers coups, devient d’une grande justesse ; tandis que quelques boulets ennemis essayent en vain d’atteindre la frégate et viennent tomber à quelques encablures en avant, nos projectiles à percussion éclatent sur les batteries ennemies et écrêtent sur les parapets. À côté de nous l’Euryalus a cassé son embossure, ce qui ne lui permet d’utiliser que trois ou quatre pièces en chasse. Mais devant le feu nourri de la Sémiramis, et celui des corvettes qui ne s’est pas ralenti un instant sous une pluie de projectiles, l’ennemi parait céder peu à peu. Les quatre principales batteries ralentissent progressivement leur feu ; à partir de quatre heures et demie, elles n’envoient plus que quelques coups de canon à de longs intervalles.

Les défenses du cap Kousi ont opposé moins de résistance : les petits bâtiments, évoluant avec habilité, se sont avancés peu à peu en continuant leur tir, jusqu’à se trouver par notre travers. De notre côté, le feu est continué régulièrement jusqu’à ce que la nuit se fasse. Vers cinq heures et demie, l’incendie se déclare dans une des batteries de la vallée ; quelques explosions illuminent de leur éclat fugitif les arbres de la montagne, dont les premières assises sont déjà plongées dans l’obscurité. À ce moment, le capitaine du Perseus, le chef de file de la troisième division, se trouvant à petite distance de ces batteries et remarquant leur abandon, jette à terre sa petite compagnie de débarquement y joint celle de la Méduse qui le suit immédiatement, et pénètre successivement dans les trois principales batteries : les servants ont abandonné les pièces en laissant quelques morts à terre ; une vingtaine de canons sont encloués. Cette opération rapidement accomplie, les compagnies rentrent à bord de leurs bâtiments respectifs sans être inquiétées, rapportant avec elles quelques trophées. L’éloignement de la grande batterie voisine de la ville n’a pas permis d’y exécuter une descente semblable.

La nuit venue oblige à remettre au lendemain la suite des opérations. La première division a seule éprouvé quelques pertes : trois morts et une quinzaine de blessés sont toutefois un faible chiffre en comparaison du nombre des projectiles qui ont atteint les bâtiments dans la coque et dans la mâture.

Les commandants en chef décident que pour achever de mettre les batteries hors de service dans cette première partie du détroit, il est indispensable de porter sur ces batteries les troupes de débarquement. Le lendemain, dès le jour, profitant de l’effet moral causé par le tir de la veille, ils jetteront ces troupes à terre en les protégeant du feu des navires ; elles enlèveront les batteries, et une partie d’entre elles travaillera à détruire leur armement, tandis que le gros des forces maintiendra l’ennemi dans les bois. La nuit a ramené le calme le plus absolu sur le détroit, animé quelques heures auparavant du bruit de plus de cent cinquante pièces de canon. Quelques lumières se remarquent dans les batteries, sans doute les lanternes que les officiers japonais portent la nuit à leur ceinture.

Le 6 septembre au matin, le jour commence à poindre, lorsque des détonations partent subitement de la batterie située en face de Mozi-saki. Ce sont les Japonais qui, pointant leurs pièces à la première lueur du jour, ouvrent le feu sur les deux corvettes Tartar et Dupleix. Ces deux bâtiments, que le renversement du courant a fait aborder pendant la nuit, ont leurs chaînes engagées et présentent l’arrière à l’ennemi. Les deux commandants travaillent activement à se dégager ; peu de moments après le Tartar, puis le Dupleix ripostent vigoureusement à l’ennemi, qui de nouveau abandonne ses pièces. Toutefois ses premiers boulets ont causé quelques ravages : l’officier en second du Tartar a été gravement blessé ; plusieurs hommes ont été renversés sur le pont du Dupleix ; le chef de timonerie, en ce moment sur la passerelle, à côté du commandant de Franclieu, a eu la tête emportée par un boulet.

Cet incident fait presser les préparatifs du débarquement ; les troupes désignées pour la descente représentent un effectif de deux mille hommes, appuyés de l’artillerie légère des embarcations et de quelques pièces de campagne ; environ trois cent cinquante marins-fusiliers pris à bord des navires français, sous les ordres du capitaine de vaisseau Le Couriault du Quilio, — quatorze cents marins et soldats de marine anglais, sous les ordres du capitaine de vaisseau Alexander, et deux cent cinquante marins hollandais. — Un peloton de soldats de marine du Ta-kiang forme le contingent américain. Ces troupes se disposent dès sept heures dans les embarcations destinées à les porter à terre, et qui se rangent parallèlement à la plage ; elles doivent aborder par le travers de notre mouillage, entre le cap Kousi et la vallée des Trois-Batteries.

Les préparatifs de rembarquement du côté des Anglais, qui ont le plus grand nombre d’hommes, ne sont pas terminés avant huit heures et demie. À ce moment, les canots et chaloupes se mettent en marche, remorqués parallèlement, en petits groupes, par les bâtiments légers de l’escadre ; à gauche, les compagnies françaises destinées à former la tête de la colonne en marchant sur Simonoseki et les principaux ouvrages, remorquées par le Tancrède et le Ta-kiang ; puis les Anglais remorqués par le Perseus, l’Argus et la Coquette ; enfin les Hollandais par l’Amsterdam. Ces divers bâtiments lancent, tout en s’avançant vers la côte, de la mitraille sur le point vers lequel se dirige le convoi. La plage de débarquement forme une étroite ligne de sable de quelques mètres, au pied d’un mamelon escarpé couvert de bois et de broussailles. À neuf heures les troupes sont à terre, rangées en colonne sur la plage, lorsque les deux amiraux arrivent avec leurs états-majors ; ils donnent le signal de marcher en avant, et tandis que quelques compagnies de marines gravissent le mamelon, nos marins, se portant à cinquante pas plus loin, pénètrent sans coup férir dans le premier ouvrage ennemi. Cet ouvrage, sur l’emplacement de celui que nous avions détruit l’année précédente, se compose de deux batteries : la première, armée de six pièces en bronze de 18 et 24, sur affûts de côte à pivot, et d’une pièce de campagne ; la seconde, située immédiatement au-dessus, sur la croupe du mamelon, armée de cinq pièces de côte. Les pièces n’ont pas été démontées par le tir de la veille, mais nos projectiles, dont les traces sillonnent la crête des solides parapets, ont dû rendre les batteries intenables pour les servants. Ces pièces ont été enclouées la veille au soir ; on achève de les mettre hors de service en brisant les écouvillons, les vis de pointage et jetant les coins de mire à la mer. Pendant ce temps les marines anglais, en couronnant le mamelon boisé, ont refoulé quelques groupes de fantassins japonais, qui se retirent en tiraillant dans une vallée située en arrière. Cette vallée est celle qui vient aboutir à la mer au pied des batteries. La colonne, traversant la rizière et une petite rivière qui en occupe le fond, pénètre de l’autre côté dans une batterie rasante de neuf pièces de divers calibres : c’est, au dire des capitaines des corvettes, l’ouvrage qui leur a donné le plus de mal la veille au soir. Ces neuf pièces sont également mises hors d’état de servir. Pendant qu’un détachement de nos hommes opère ce travail, quelques boulets, lancés du haut de la vallée par un ennemi invisible, viennent tomber dans l’ouvrage. À ce moment, les amiraux décident que le corps des marins fusiliers anglais restera, sous les ordres du capitaine de vaisseau Alexander, occuper les trois batteries de la vallée, pour travailler à leur destruction tout en maintenant l’ennemi, et que le reste des forces, sous les ordres du capitaine de vaisseau Du Quilio, se portera le long de la mer du côté de Simonoseki. Les marins fusiliers français, suivis des Hollandais, s’engagent dans la route qui suit le bord de la mer, tandis que le bataillon de marines marche parallèlement dans les bois. Le long de la plage, les chaloupes de débarquement, armées en guerre, suivent le mouvement.

Les colonnes se trouvent alors sur les flancs d’une montagne boisée qui fait suite à la vallée ; elle se termine, au bord de la mer, par des falaises au sommet desquelles serpente la route suivie par nos hommes. Rien n’est pittoresque comme cette route, étroite comme tous les chemins du Japon, tantôt suspendue au-dessus de la plage, tantôt s’enfonçant sous un dôme de verdure. L’ennemi, qui ne se montre pas, a abandonné deux mortiers, que l’on trouve en batterie sur la falaise. Au-dessus de nous les marines, cheminant sur les flancs de la montagne, s’avancent également sans obstacle ; on ne trouve plus trace des tentures de guerre aux armes de Nagato, qui ont été enlevées pendant la nuit.

À dix heures et demie, les deux colonnes arrivent simultanément à l’entrée de la grande batterie. Il y a peu de minutes que l’ennemi l’a définitivement évacuée, car pendant la marche des colonnes sur la montagne, un dernier coup de canon isolé a été envoyé sur le mouillage des corvettes. Les Japonais se sont repliés sur la ville et dans les bois d’où ils entretiennent, sans se découvrir, un léger feu de tirailleurs ; un feu semblable suffit pour les maintenir dans cette position défensive, tandis que les troupes pénètrent dans la batterie. C’est un fort bel ouvrage, construit avec un grand soin suivant les profils de notre fortification moderne ; ses quatre faces sont armées collectivement de quatorze pièces en bronze, dont dix pièces sur affût de côte, une pièce sur affût de campagne, et trois obusiers de gros calibre. Du côté de la colline, une forte palissade entoure l’esplanade de la batterie ; plusieurs puits, une poudrière, trois ou quatre casernements en planches complètent son emménagement. À cent pas dans la colline, un grand magasin à poudre protégé par un pli de terrain renferme un amas considérable d’obus, de la poudre et des armes, principalement des arcs et des flèches.

De cet ouvrage à l’entrée de Simonoseki, la côte est dépourvue de batteries ; nous occupons donc en ce moment, à l’exception de l’extrémité de Kousi-saki, toutes les défenses de la première partie du détroit. La ville nous est masquée par le retour du terrain ; sur la côte opposée, une grande baie faisant suite au cap Mozi se déploie jusqu’au pied des hautes montagnes de Kokoura. Dans l’ouest, l’île d’Hikousima, complétant avec la ville les contours de cette partie renflée du détroit, nous paraît, à la lunette, armée de quelques ouvrages : l’un d’eux envoie des coups de canon, bravade inutile, vu sa distance considérable qui permettrait tout au plus à nos boulets de l’atteindre.

Des reconnaissances sont poussées un peu plus haut du côté de Simonoseki ; elles parviennent sur un plateau d’où l’on domine les faubourgs formant un cordon de maisons le long d’une rue parallèle à la mer ; au-dessus de cette rue, des escaliers conduisent à des pagodes et des bonzeries entourées de bois. La ville paraît déserte et sans ouvrages de fortification, mais des pagodes et des arbres un ennemi presque invisible entretient un tir irrégulier de mousqueterie. Les commandants en chef, après s’être portés sur ce plateau, donnent l’ordre de conserver simplement les positions occupées.

La chaleur se faisant vivement sentir, les troupes se reposent et dînent ; puis, tandis que des cordons de tirailleurs se maintiennent dans la montagne, l’on procède à la destruction du matériel des batteries ; les poudres sont noyées, les affûts sont brisés et réunis en amas auxquels on met le feu ; le magasin à obus du grand ouvrage est incendié et fait explosion en couvrant les alentours de débris.

Vers deux heures de l’après-midi, une nouvelle reconnaissance est poussée sur le chemin qui longe la mer par nos fusiliers marins et les Hollandais, appuyés des embarcations. Au bout de 400 mètres, la tête de colonne arrive à l’entrée du faubourg. Un petit phare en pierre, en forme de pyramide, s’y élève à l’extrémité d’une jetée de quelques mètres, protégeant une flottille de bateaux de pêche. La rue qui se déroule devant nous paraît déserte : à quelques obus lancés sur le faubourg par nos pièces de campagne répondent à peine trois ou quatre coups de fusil tirés des maisons les plus éloignées. Les commandants en chef jugent inutile de pousser plus loin pour cette journée les opérations, et nos fusiliers reviennent avec les Hollandais vers les batteries, où les troupes alliées occupent à cette heure près d’un kilomètre et demi de terrain. De trois à quatre heures, nos fusiliers marins et les compagnies hollandaises s’embarquent, sous l’escarpe du grand ouvrage, pour regagner leurs navires respectifs ; le bataillon de marines se replie, en suivant le chemin de la plage, sur les premières batteries.

Vers cinq heures du soir, nous entendons dans la vallée des rizières une légère fusillade engagée entre les troupes anglaises encore à terre et un ennemi paraissant établi derrière les collines. Cette fusillade s’élève peu à peu vers le fond de la vallée, puis acquiert une assez vive intensité ; des détonations d’artillerie viennent s’y joindre. Nous apercevons bientôt des files de blessés se diriger vers les embarcations. Le bruit de la mousqueterie persiste jusqu’au crépuscule. À ce moment seulement nous est donné le détail de cet engagement.

Avant de faire embarquer ses hommes, le capitaine de vaisseau Alexander, profitant de la présence du bataillon de marines qui venait de rallier, a voulu pousser une reconnaissance dans le fond de la vallée, d’où l’ennemi, pendant toute la journée, a manifesté sa présence en envoyant de temps à autre quelques balles ou boulets dans la direction des batteries. La reconnaissance se met en marche sur deux colonnes, les marins suivant le chemin de la vallée, le bataillon de marines, sous les ordres du lieutenant-colonel Suther, marchant à droite par les bois. Ces colonnes sont bientôt accueillies par un feu de mousqueterie, et lui répondent tout en marchant. La vallée se rétrécit en appuyant vers la droite ; elle présente entre deux bois de pins une succession de rizières disposées en gradins. À l’extrémité de cette vallée, les troupes reconnaissent bientôt un ouvrage palissade, garni d’un corps assez nombreux d’infanterie et de quelques pièces de campagne. L’ordre est donné d’emporter l’ouvrage. Les deux colonnes s’avancent simultanément, malgré le redoublement du feu de l’ennemi, qui, menacé d’être pris en flanc par la colonne des marines, lâche pied lorsque les assaillants ne sont plus qu’à une trentaine de mètres. Les Japonais fuient dans la montagne en emportant leurs blessés. Les Anglais, pénétrant dans l’ouvrage, surprennent encore quelques traînards. Le retranchement est un assez vaste abri destiné à loger des réserves de troupes, et contenant, indépendamment de cinq ou six pièces de campagne en batterie, un approvisionnement d’armes et de munitions. La nuit se faisant, les pièces sont enclouées, les affûts sont brisés, et les troupes, sans être inquiétées, se replient vers les embarcations après avoir mis le feu aux logements de l’ouvrage. Cette conquête leur a toutefois causé des pertes assez sensibles : huit morts et une quarantaine de blessés ont été successivement portés au rivage. Parmi ces derniers sont deux officiers des marines et le capitaine de vaisseau Alexander, qui, blessé d’une balle au pied vers le milieu de l’action, a dû remettre le commandement au lieutenant-colonel Suther.

La fin de cette seconde journée nous voit donc en possession de la première partie du détroit[2] ; à cette heure, quarante-deux pièces de canon sont au pouvoir des divisions alliées.

Le lendemain, 7 septembre, une division de corvettes devra dans la soirée, au changement de flot, doubler le cap Mozi et reconnaître la seconde partie du détroit, celle qui s’étend entre la ville et Hikousima. Si quelques batteries se démasquent au-dessus de Simonoseki, les corvettes répondront à leur feu tout en suivant de près la côte sud, s’éloignant après le cap pour former la baie de Mozi. En attendant l’heure favorable, la division tout entière devra concourir à l’embarquement à bord des navires des pièces conquises la veille, cette mesure paraissant, aux yeux des commandants en chef, la plus propre à démoraliser l’ennemi. Dès le matin de nombreuses corvées sont envoyées dans les batteries où elles arrivent sans être inquiétées et commencent leur travail. De forts détachements qui les protégent se tiennent dans la montagne, où leur présence paraît utile ; car elle maintient à distance les Japonais, qui persistent à se montrer de temps à autre sous les bois. La Sémiramis qui est venue mouiller contre le cap Mozi, envoie dans la journée quelques obus sur les faubourgs, afin d’empêcher l’ennemi de s’y rassembler à couvert.

Les corvettes Tartar, Dupleix, Metal-Cruis et Djambi appareillent vers cinq heures du soir en branle-bas de combat, et passent successivement la pointe ; elles disparaissent bientôt derrière les terres. La nuit vient sans que le moindre coup de canon se soit fait entendre de ce côté ; les travailleurs sont rentrés des batteries, rapportant dans les chaloupes la plus grande partie des pièces.

Le 8 au matin, des embarcations sont envoyées au delà de la pointe pour communiquer avec les corvettes. Celles-ci, en défilant la veille en avant de la ville, n’y ont pu reconnaître d’ouvrages de défense. Deux batteries qui s’élèvent sur la côte d’Hikousima ont été occupées sans coup férir ; l’une d’elles, complétement désarmée, était un grand ouvrage encore inachevé ; dans l’autre sept pièces ont été enclouées. En poussant dans l’intérieur de l’île, un détachement de nos marins, tombant sur un corps de garde que les Japonais évacuent au moment même, y a trouvé un complet assortiment d’armures de guerre.

À neuf heures, tandis que des détachements retournent aux batteries pour embarquer les dernières pièces, les amiraux montent à bord de la Coquette, et, se dirigeant vers le mouillage des corvettes, vont reconnaître le détroit dans tout son parcours. La Coquette passe auprès des corvettes, leur communique l’ordre d’embarquer les pièces enclouées sur l’île, et, défilant en vue du château de Kokoura, dont les murs s’élèvent sur la côte de Bouzen, au pied des montagnes, franchit le dernier coude du détroit. Les commandants en chef peuvent constater que désormais le détroit est libre et sans obstacle jusqu’à sa sortie dans la mer de Chine. Ils sont à peine revenus à leurs bords que la nouvelle se répand que l’ennemi demande à parlementer. À ce moment, toutefois, le Tancrède, mouillé à trois cents mètres en avant des faubourgs de Simonoseki, est assailli de quelques coups de fusil tirés des pagodes. Il y riposte aussitôt par quelques volées de mitraille ; mais bientôt le pavillon blanc, arboré au grand mât de tous les navires, vient annoncer la suspension momentanée des hostilités.

La conclusion d’une suspension d’armes est confirmée quelques heures après. Un envoyé du prince de Nagato, accompagné de quelques officiers, s’est présenté vers midi à bord de l’Euryalus, où s’est rendu immédiatement le contre-amiral Jaurès, pour le recevoir conjointement avec l’amiral Kuper. L’envoyé, introduit auprès d’eux, s’est prosterné à leurs pieds, témoignant ainsi d’une façon tout orientale de l’infériorité que lui a donnée vis-à-vis des chefs étrangers le sort des armes. Le délégué du prince de Nagato est un de ses karos (le karo est le principal dignitaire attaché à la personne d’un daïmio, son premier conseiller) ; il a déclaré que son maître n’avait attaqué les étrangers que d’après les ordres formels du mikado et du taïkoun ; que les hostilités étaient donc le résultat d’une méprise ; enfin que le prince renonçait à la lutte. Les commandants en chef lui ont dicté un projet de convention que devra accepter immédiatement le prince, convention stipulant la libre ouverture du détroit, et le payement d’une indemnité comme remboursement des frais de la guerre et rançon de la ville de Simonoseki, jusqu’alors épargnée. Une première condition de la suspension d’armes, exécutoire le jour même, sera la reddition des canons encore en batterie sur Kousi-saki et tout autre point de la côte du détroit. Le karo est reparti après la conférence, promettant de donner immédiatement des ordres concernant cette dernière clause. Le prince de Nagato réside à son château d’Anghi, sur la côte ouest de la province, à une journée de marche environ ; sa réponse ne pourra parvenir que dans trois ou quatre jours.

Dès le lendemain matin, en effet, les canons armant les rochers et la côte de Kousi-saki étaient remis entre nos mains. Les Japonais eux-mêmes aidèrent nos travailleurs à leur embarquement ; la plupart d’entre eux, hors de la présence de leurs chefs, ne cherchaient pas à dissimuler leur satisfaction de la terminaison des hostilités. Imitant de la voix le bruit de nos boulets explosibles, ils déclaraient à tous venants que la guerre était une chose fort désagréable. Cette reddition porta à soixante-dix environ le nombre des pièces de tout calibre en notre pouvoir. Elles étaient toutes en bronze ; quelques-unes devaient être d’origine étrangère ; mais beaucoup avaient pertinemment été fondues au Japon, ce qu’indiquaient les inscriptions gravées sur la culasse. La répartition en fut faite entre les divisions alliées.

Le Tancrède fut expédié de Simonoseki à Shanghaï avec les dépêches annonçant à la fois la déclaration et l’heureux résultat des hostilités. D’un autre côté, le Ta-kang fut dirigé sur Yokohama par la route de la mer Intérieure, avec ceux des blessés qui purent souffrir le transbordement. Une partie de la division alliée, avec les gros bâtiments, vint mouiller dans la seconde branche du détroit, de façon à ce que les navires échelonnés sur sa longueur pussent surveiller tous les points de la côte. Le courant de marée atteint contre la rive même de Simonoseki une violence assez grande pour faire chasser les navires à l’ancre et rendre difficile la manœuvre des embarcations. Nous fûmes obligés d’aller mouiller un peu plus au large de la ville, au fond de la baie de Mozi.

En attendant la réponse du daïmio de Nagato, les états-majors furent autorisés, sous leur propre responsabilité toutefois, à circuler sur les deux côtés du détroit et dans la ville même : chacun s’empressa de mettre à profit cette permission. La ville, pendant les journées de l’attaque, avait été complétement désertée par ses habitants ; dès que la suspension d’armes eut été publiée, ils revinrent peu à peu. Le premier jour où nous descendîmes, c’était le 9 septembre, une partie de la population mâle était déjà venue reprendre possession de ses pénates : trois jours après, les rues offraient leur physionomie accoutumée.

Rien n’est pittoresque comme cette vieille cité populeuse et commerçante. Les hautes montagnes qui bordent la première partie du détroit s’abaissent dans la portion suivante en formant un monticule peu élevé qui longe les sinuosités de la côte. La ville, faisant suite à ses faubourgs, forme au pied de ce monticule un long ruban coupé par une anse et une petite rivière. Ses rues sont irrégulières, bordées de maisons étroites et peu élevées ; très-propres à l’intérieur, comme toutes les habitations japonaises, elles ont revêtu extérieurement, grâce à la fumée, une couleur de vieux bois où le peintre retrouverait avec délices toute la gradation des tons chauds de la palette. C’est d’ailleurs le caractère de toutes les vieilles villes japonaises, et qui manque à Yokohama, de construction toute récente. La plupart des rues sont garnies de boutiques et très-fréquentées ; les hôtelleries, les magasins de denrées et d’étoffes, les ateliers d’artisans ajoutent leur animation à celle de la foule. Simonoseki est un des principaux entrepôts du commerce japonais, commerce exclusivement composé, depuis des siècles, d’échanges intérieurs, à l’exception des nouvelles transactions avec les étrangers ; les jonques marchandes, en quantité innombrable, chargées de riz, de soie, de coton, de bois de construction, de cargaisons de denrées et de saki (eau-de-vie de riz), passent à toute heure le détroit ; beaucoup d’entre elles stationnent ou déchargent à Simonoseki, mouillées tout contre la ville et dans l’étroit canal qui passe au nord d’Hikousima. Lors de notre arrivée dans le détroit, toutes les jonques avaient fui ou s’étaient cachées dans les criques des côtes voisines ; mais, bientôt après, leur mouillage habituel et les cales de déchargement de la ville avaient repris leur activité accoutumée.

Les rues transversales aboutissant à la colline se terminent invariablement par des escaliers en pierre ; ce sont les degrés des pagodes et des bonzeries qui peuplent les hauteurs sur tout le parcours de la ville ; leurs immenses toits, leurs lanternes en forme de pyramide se cachent à demi sous le feuillage des pins, des lauriers-camphre et des cèdres. Simonoseki est renommée pour l’antiquité et la sainteté de ses pagodes ; il est probable que les Japonais affectionnent ce lieu pour leurs sépultures, si l’on en juge par les milliers de tombes qui couvrent la colline à l’entour des bonzeries. Comme la plupart des cimetières de l’Orient, ceux des Japonais ont un cachet particulier de grâce et de poésie. Toujours situés dans un lieu pittoresque, ils se groupent à l’ombre de grands arbres, sur la pente d’une colline d’où l’on jouit d’une agréable perspective. Les tombes sont figurées par des pierres rectangulaires, plantées verticalement en rangs serrés ; la partie supérieure est souvent façonnée en forme de fleur de lotus ; sur la face latérale sont gravés en caractères chinois les noms du défunt ; à sa base une ou deux petites cavités creusées dans le soubassement de la pierre accueillent l’eau de la pluie à laquelle l’âme viendra la nuit se désaltérer. Devant les tombes les plus fraîches, de petits vases formés d’un morceau de bambou fiché en terre renferment des bouquets de fleurs disposés par la main des parents ou les soins des moines de la bonzerie voisine ; ils y joignent quelquefois une coupe en porcelaine remplie de riz. Mais ici, comme ailleurs, le temps fait bientôt succéder à ces pieuses pratiques l’indifférence et l’oubli : les vieilles tombes n’ont plus d’autre parure que l’herbe sauvage, les mousses et les lichens aux brillantes couleurs. Les Japonais ont pour habitude de brûler leurs morts, ce qui explique le peu d’emplacement occupé par leurs tombes. De petites concessions entourées d’une barrière sont réservées pour l’usage des familles d’un certain rang ; les pierres tumulaires sont disposées, avec des vases de fleurs, des deux côtés d’une allée de quelques pas de longueur ; au fond de l’allée s’élève une pagode en miniature.

Les pagodes japonaises, dont nous avons déjà parlé, ont toutes à peu près le même caractère ; construites en bois sculpté, recouvertes d’énormes toits de forme chinoise, ornées de ferrements et de figures en bronze, elles plaisent par l’originalité de leurs détails et le sentiment d’élégance et d’harmonie qui a présidé à leur conception. La plus renommée de Simonoseki est celle de Kami-hama-You, bâtie sur le sommet d’un petit monticule isolé, entouré moitié par la mer, moitié par la ville même ; on y monte par trois grands escaliers ombragés de beaux arbres, ornés de portiques et de lanternes en granit. En arrivant au sommet, nous reconnûmes facilement, de chaque côté du corps de logis principal, deux esplanades disposées pour loger des canons, mais vraisemblablement abandonnées depuis plusieurs mois. C’est de ce point, l’année précédente, que les Japonais avaient tiré sur le Kien-chan, le Wyoming et la Méduse, à leur passage devant la ville.

Le côté de Bouzen, avec les aspects non moins pittoresques de sa campagne, nous fournit également d’agréables excursions. Du sommet des collines faisant face à Simonoseki, l’on peut embrasser un magnifique panorama du détroit, depuis sa sortie dans la mer Intérieure jusqu’aux îlots escarpés qui s’élèvent dans la mer de Chine, comme pour indiquer son entrée aux navigateurs ; vis-à-vis du spectateur, au delà de Simonoseki, une longue plaine ondulée conduisant au château d’Anghi se termine, dans l’ouest au rivage de la mer coupé de nombreuses baies, dans l’est au pied d’une chaîne de montagnes, les plus élevées de cette extrémité de l’île Nipon.

Les divisions alliées restèrent au mouillage de Simonoseki dix jours environ après la suspension des hostilités. Dans leur mémorandum du 25 août, les représentants étrangers à Yokohama, indiquant aux commandants en chef une ligne générale de conduite, signalaient à leur attention deux points principaux. Ils demandaient en premier lieu qu’on s’emparât d’une position importante du détroit et qu’on la conservât comme gage jusqu’au jour où, par l’intermédiaire du taïcoun, le prince de Nagato aurait consenti à payer une indemnité en compensation des frais de la guerre. Ils demandaient ensuite qu’on examinât, au point de vue maritime, s’il y aurait avantage à réclamer l’ouverture, dans le détroit de Simonoseki, d’un nouveau port commercial. Après conclusion des hostilités et examen des lieux, la première de ces recommandations parut au commandant en chef de notre division navale de nature à entraîner des difficultés ultérieures. L’occupation plus ou moins prolongée d’une partie quelconque du détroit, telle, que Hikousima ou les hauteurs de la ville, exigerait un certain nombre de forces, auxquelles les Anglais pourraient seuls suffire au moyen de leur bataillon de soldats de marine, sans enlever aux bâtiments une partie de leur effectif. Il est vrai qu’une clause du mémorandum des ministres signé le 22 juillet 1864 stipulait qu’en cas semblable l’occupation serait faite au nom des quatre nations alliées pour l’entreprise ; mais la présence de troupes au milieu des populations du pays, en contact avec l’élément militaire vaincu, mais probablement surexcité par sa défaite, pouvait amener de fâcheuses complications ; le maintien de quelques navires au mouillage de Simonoseki, sans avoir ces inconvénients, suffirait à garantir le non-réarmement du détroit et l’exécution des clauses de l’armistice. Le vice-amiral Kuper se rangea à cet avis. Quant au commodore hollandais, il avait la plus grande hâte de renvoyer à Batavia trois de ses navires, conformément à des ordres précis du gouvernement des Indes néerlandaises. Le premier point fut donc ainsi réglé.

Quant au second, l’avis des commandants en chef fut qu’en raison de la violence des courants, la côte de Simonoseki n’offrait nulle part un mouillage praticable aux navires de commerce : la baie de Mozi pouvait seule être utilisée pour la création d’un port ; mais dès lors on était amené à fonder rétablissement commercial sur la côte sud du détroit, perdant ainsi les avantages de la proximité d’une ville commerçante. En résumé, devant les difficultés pratiques d’une semblable entreprise, il paraissait plus simple et plus rationnel de songer à avancer le terme fixé pour la prochaine ouverture du port d’Osaka, infiniment mieux situé comme débouché des produits du pays.

La première préoccupation du commandant en chef de notre division fut donc d’empêcher l’installation dans le détroit d’une force étrangère quelconque et d’obtenir avant tout sa neutralisation. La convention provisoire rédigée par les amiraux remplissait cette condition, en stipulant que le détroit serait désormais libre à tous navires, dépourvu de canons et de défenses sur la côte du nord, et que le ravitaillement des navires de guerre et de commerce pourrait se faire à Simonoseki. Un autre article déclarait qu’une indemnité serait payée par le prince comme remboursement des frais de la guerre et rançon de la ville de Simonoseki, qui avait été épargnée ; le chiffre de cette indemnité serait ultérieurement fixé par les représentants à Yokohama des puissances ayant pris part à l’expédition. La convention, dans le dernier article, était déclarée exécutoire en sus des autres arrangements qui pourraient ou avaient pu survenir entre le gouvernement du taïcoun et les gouvernements étrangers au sujet du prince de Nagato.

Ladite convention, ainsi libellée, fut définitivement revêtue de la signature et du sceau du prince de Nagato. Le prince, auquel les commandants en chef avaient fait donner l’avis qu’il eût à paraître en personne, s’excusait sur les ordres formels du mikado, qui le consignaient dans sa demeure comme accusé de révolte contre l’autorité impériale ; il ajoutait que son fils, Nagato-no-Kami, était du côté de Kioto, travaillant à conjurer les malheurs suspendus sur sa famille. À part la façon dont étaient ainsi présentés les faits, le premier point s’accordait avec des nouvelles parvenues à Yokohama le jour même de notre départ de la mer Intérieure, nouvelles dont nous aurons à parler bientôt. Les deux karos du prince, qui vinrent en son nom à Simonoseki, accompagnés d’une suite nombreuse d’officiers, furent agréés comme ses fondés de pouvoir. L’examen minutieux qu’ils firent des bâtiments amiraux et de leur artillerie parut les affermir dans leur résolution de mettre fin à toute résistance ; ils se retiraient après avoir acquis la certitude qu’en dépit de leurs efforts la supériorité resterait toujours à nos engins de guerre. Les bâtiments anglais appareillèrent le 19 septembre et prirent la route de la mer Intérieure. Un navire de commerce affrété en Chine à destination de notre division était arrivé à Simonoseki, chargé de charbon et de vivres. Ayant donc pu compléter nos approvisionnements, nous appareillâmes le 20, laissant au mouillage du détroit le Tancrède, en compagnie de la Barossa et d’une corvette hollandaise. Ayant pris la route de la mer Intérieure à la suite des divisions anglaise et hollandaise, nous les trouvâmes le lendemain au mouillage de Marougamé. Sur une colline boisée, les murailles et les hautes tours d’un château de daïmio[3] s’élevaient en étages jusqu’au sommet, à demi cachées sous les bois ; une petite ville groupée contre la base de la colline, comme cherchant la protection de la demeure seigneuriale, achevait de donner une couleur féodale au paysage Le vice-amiral Kuper ayant l’intention d’effectuer son retour à petites journées, sans perdre de vue ses canonnières, nous poursuivîmes seuls notre route.

L’approche de la saison d’hiver, toujours mauvaise sur les côtes peu hospitalières du Japon, rendait urgent le ralliement des divisions sur Yokohama. Le 24 au soir, déjà engagés entre les îles qui précèdent le golfe de Yedo, nous fûmes assaillis par un ouragan qui, après nous avoir ballottés quinze ou seize heures dans l’ignorance absolue de la position du navire, nous permit enfin, dans la journée du lendemain, de pénétrer dans la baie et de regagner notre mouillage habituel de Yokohama. Le Dupleix avait exactement passé, à quelques milles de nous, par les mêmes péripéties. Cinq jours après, les divisions anglaise et hollandaise, ayant également essuyé des mauvais temps dans la dernière partie de leur traversée, arrivèrent à leur tour au mouillage.

  1. À ce moment, un canot paraissant vouloir parlementer, quitta la côte de Kousi-saki et essaya de communiquer avec l’Euryalus ; les navires étant déjà à leur poste, il lui fut donné l’ordre de se retirer, ce qu’il fit avec précipitation.
  2. Il restait, il est vrai, sur Kousi-saki quelques pièces en batterie qui avaient un instant ouvert le feu dans la matinée sur les navires mouillés à l’entrée du détroit ; mais elles parurent abandonnées dès que les Japonais eurent été convaincus de l’inefficacité de leur tir.
  3. Marougamé, sur l’île Sikok, est la résidence du daïmio Kiogokou-sanoké-nokami.