Une campagne de chasse en Californie et dans l’Océan pacifique
CAMPAGNE DE CHASSE
EN
CALIFORNIE ET DANS L’OCÉAN PACIFIQUE.
La vieille Europe souffre d’un mal singulier, d’autant plus redoutable, qu’elle ne peut le combattre sans rompre avec des traditions qui, depuis le dernier siècle, ont fait son orgueil. Oui, le mal dont nous souffrons tous a sa première source, il faut bien l’avouer, dans un abus de l’analyse, dans une dangereuse prédominance de la vie de spéculation sur la vie d’action, sur cette vie des sociétés jeunes dont l’Amérique nous offre seule aujourd’hui le magnifique et consolant spectacle. Le voyageur que nous voudrions suivre aujourd’hui dans un pays dont le souvenir nous sera toujours cher, le docteur John Coulter, est un de ces rudes Anglais qui ont conservé comme un précieux héritage, dans le milieu énervant de nos sociétés modernes, toutes les vaillantes qualités de la race saxonne. Il y a quelque charme à se lancer à travers les savanes en si gaie et si franche compagnie. Les préoccupations qui agitent en ce moment la France n’ont en vérité rien d’assez attrayant pour qu’on ne s’estime pas heureux de pouvoir les oublier ne fût-ce que pendant quelques heures.
Si nous nous placions au point de vue d’une critique minutieuse nous pourrions relever les défauts de composition et les nombreuses taches de style qui déparent les récits de M. Coulter ; mais c’est moins la forme que le fond qui doit nous préoccuper. Nous sommes en présence d’une suite de tableaux dont le mouvement et la variété font le principal mérite. La naïve sincérité du peintre demande grace pour son inexpérience. Prenons donc le livre de M. Coulter pour ce qu’il est, pour une causerie des plus familières, mais aussi, malgré un certain fonds de méthodisme, des plus gaies et souvent des plus piquantes. Laissons-nous aller au charme de ces impressions dont le désordre pittoresque n’est pas sans originalité. Je ne crois pas qu’arrivé au terme de cette course aventureuse, on ait le droit d’exprimer une plainte ou un regret.
Il s’agit d’abord de bien définir le caractère de l’auteur. M. Coulter est un médecin attaché à l’équipage d’un navire baleinier. Qu’on ne s’attende pas toutefois à trouver dans ses confidences rien qui fasse deviner cette profession. La santé des marins avec lesquels il s’est embarqué ne lui inspire pas la moindre inquiétude. Il a raison : des baleiniers tour à tour torréfiés par les feux de l’équateur ou gelés par les glaces du pôle ne ressemblent en rien à des femmes vaporeuses, et le docteur ne figure parmi eux que pour obéir aux prescriptions du code maritime. M. Coulter n’a qu’un souci, c’est de passer le temps à bord le mieux possible en se mêlant à la manœuvre, et de ne jamais manquer l’occasion d’un landing-party, quand l’équipage descend à terre. Au reste, les aventures du conteur suffisent pour donner une parfaite idée de son caractère.
Nous sommes sur la partie de l’Océan Pacifique comprise entre les îles George et le Chili ; au début de ce voyage, fait il y a trois ans environ, c’est là que nous transporte le docteur, ennemi des longues préparations. C’est là aussi (depuis Valparaiso jusqu’au pôle sud) que se sont réfugiées les baleines pourchassées du pôle nord, et ce dernier asile ne protége déjà plus contre le harpon les restes dispersés de leur race gigantesque. Deux baleiniers sont en vue l’un de l’autre ; celui que monte le narrateur est le Stratford. Le premier est anglais, le second américain. À bord des deux navires rivaux, tout est prêt, les embarcations disposées pour être mises à la mer sitôt qu’on aura signalé la baleine ; le silence est solennel, et l’on n’entend que le clapotis des flots sous les préceintes. Pour animer ses hommes, le capitaine anglais promet au premier qui apercevra la baleine une jaquette et des culottes. L’effet de cette promesse est instantané ; le gréement se couvre de matelots. Je soupçonne le capitaine américain d’être plus parcimonieux ; cette parcimonie lui coûtera cher.
Un point noir à peine visible surgit à l’horizon, un cri part de l’extrémité du mât de perroquet du navire anglais : c’est un matelot tahitien qui l’a poussé ; l’œil nu de l’Indien a devancé la longue-vue du capitaine : c’est bien une énorme baleine qui se dirige vers le navire. Un hourra général retentit à bord du Stratford. Pendant qu’on affale à la mer les embarcations (qu’on me passe ces mots techniques), que les hommes se disposent avec ardeur, mais sans confusion, le colosse s’avance toujours, et derrière lui un nuage de toile signale la poursuite de l’Américain. Enfin, les embarcations tombent en retentissant sur la surface de l’eau, les avirons sont bordés, et la chasse commence, chasse d’autant plus intéressante aux yeux des spectateurs restés sur le pont du navire en panne que l’honneur national se mêle à l’excitation de la cupidité. Les embarcations américaines disputent leur proie aux rameurs anglais. C’est un moment de vive anxiété. Pendant que les baleiniers s’approchent avec précaution, le harpon levé, le monstre marin poursuit sa course, en apparence insensible aux efforts de ses ennemis ; puis, arrivé à la distance où la lance va pouvoir se plonger dans son énorme masse, il enfonce sa tête sous les vagues, frappe d’un coup de queue formidable l’eau qui jaillit, et disparaît dans un remous écumeux. Les hardis pêcheurs ne se découragent pas. Ils savent que le plongeon d’une baleine ne dure qu’une demi-heure ou trois quarts d’heure et, que souvent elle suit sous la mer le même chemin qu’à la surface ; mais comme ce n’est pas une règle sans exception, ils interrogent d’un regard inquiet tous les points de l’horizon ; les embarcations ont été hissées de nouveau à bord ou sont traînées à la remorque. Les deux navires luttent de vitesse dans la même direction comme deux chevaux de course. Le capitaine anglais arpente le pont avec une impatience fébrile, et, tout en recommandant à ses hommes « de couvrir de leurs yeux chaque pouce d’eau, » il demande à son maître-d’hôtel un verre de grog pour essayer la chance que lui apportera cette précaution. L’écume continue de blanchir le long des flancs des deux navires qui s’avancent avec une égale vitesse. « Hourra pour la vieille Angleterre (hourra for Old-England) ! » La baleine reparaît au loin, noire et gigantesque comme un navire renversé ; les embarcations volent à sa poursuite ; Anglais, Américains, baleine, se confondent aux yeux du spectateur haletant. Dans trois embarcations différentes, les harponneurs sont immobiles le bras levé ; deux harpons fendent l’air à la fois, la baleine plonge de nouveau, au milieu d’un nuage d’écume, mais elle emporte cette fois le harpon avec elle, et du voile de vapeur sort un canot emporté avec la rapidité d’une locomotive à toute vitesse ; l’officier qui commande le canot appartient au Stratford ; il agite son bonnet au-dessus de sa tête dans sa course vertigineuse, et disparaît au loin accompagné par une triple salve d’acclamations.
La baleine a changé de direction par un brusque effort ; tout à coup le capitaine anglais pâlit, car elle s’avance comme la foudre vers le navire, et son imposant tonnage ne le sauvera pas du choc irrésistible du colosse marin. Une manœuvre désespérée s’exécute ; l’énorme animal trace un sillon de sang et d’écume si près du navire, que le manche en fer du harpon fixé dans son corps effleure le taille-mer. Cependant le canot harponneur, en raccourcissant petit à petit la ligne à laquelle est attaché le fer, s’approche de la baleine ; des coups redoublés teignent les flots en rouge tout autour d’elle, l’eau jaillit sous ses efforts d’agonie ; elle plonge, le bateau file de nouveau sa ligne ; alors s’établit la dernière lutte, la plus redoutable. Le cétacé tournoie en tous sens, un coup de queue brise en pièces un des canots ; puis après cet effort, après cette suprême vengeance, il ouvre ses énormes mâchoires, roule pesamment sur le flanc et expire.
De telles scènes ne sont, pour un navire baleinier, que des accidens fort ordinaires, et le Stratford ne se tient pas content de si peu. Ainsi que le chasseur qui explore tous les coins des bois ou des plaines où peut se retirer le gibier, il continue sa course à travers un groupe d’îles qui semblent jetées çà et là pour présenter à tous les navires qui passent une halte, un lieu de repos. Depuis le commencement du monde, ces îles, que les géographes daignent à peine relever, perdues qu’elles sont entre le continent américain et le groupe des Marquises, comme des tables toujours splendidement servies pour les caprices d’un roi, tiennent à la disposition du matelot fatigué d’une longue navigation, sous le couvert ombreux de leurs arbres, les oeufs de tortues et d’oiseaux de terre, et des myriades de coquillages dont la délicatesse ne le dispute qu’à l’abondance. C’est d’abord une distraction pleine de charmes que ces bouquets de fleurs marines qui tour à tour se montrent et disparaissent ; mais avec quelque enthousiasme qu’on considère la nature à ses diverses heures, soit que le soleil à midi plonge ses faisceaux lumineux dans les flots, soit que le soleil se couche ou se lève sur un lit de nuages, ou se perde, dépouillé de ses rayons, comme un fer rouge sous l’horizon, soit enfin que la lune fasse danser ses lueurs blanches sur la surface de l’océan, la vue de ces merveilles finit par devenir monotone, et l’on se lasse d’un spectacle qui se renouvelle sans varier.
Heureusement quelques épisodes viennent rompre cette monotonie : Une nuit, une de ces nuits si lumineuses des latitudes tropicales où les clartés bleuâtres de la lune feraient honte à notre soleil de décembre, on entend, au milieu du silence de la nature, un son étrange qui semble venir du sein de la mer. Aucun des matelots qui sont à bord ne se rappelle un son semblable, et cependant leur oreille est familiarisée avec toutes les voix de l’océan. Celle de l’homme seul peut produire ces sons indéfinissables. La lune vient de se coucher, et l’on ne distingue rien au large. Seraient-ce les soupirs du vaisseau fantôme, Flying Dutchman[1] ? Le cas paraît assez grave pour qu’on mette un canot à la mer ; dans cette course entreprise au hasard, les falots dont on s’est muni projettent vainement leur lumière incertaine sur l’immensité tout à coup assombrie. On n’aperçoit en dehors du cercle lumineux que les flots noirs, et, sous ces flots, les dorades qui fuient enveloppées dans un éclair phosphorescent. Enfin, un soupir se fait entendre, faible d’abord comme celui du satanite[2] endormi dans le creux d’une vague, puis on distingue un cri encore affaibli par la distance : c’est celui d’une créature humaine en danger de mort. Le mot pihii (navire, en langue tahitienne), plusieurs fois répété d’une voix éteinte, ne laisse plus de doute à l’équipage du canot, qui finit par trouver dans une pirogue brisée un Indien des îles Marquises et son enfant. Ces malheureux sont sortis de l’île de Fetuiva avec cinq ou six autres pirogues. Une troupe de baleineaux a dans sa course fait chavirer, sans s’en apercevoir, la flottille indienne tout entière, et les débris de cette expédition flottent au hasard sur leur embarcation, brisée depuis quatre jours, quand un miracle a fait parvenir jusqu’au Stratford les derniers soupirs de leur agonie. L’Indien et son fils sont ramenés à bord, puis débarqués dans leur île natale, car le navire baleinier cherche un mouillage pour réparer ses barils, qui laissent fuir l’huile dont la conquête a coûté tant de travaux et de dangers.
Bientôt les barriques sont réparées, et le docteur dit adieu en soupirant à l’île de Noël, pour reprendre cette éternelle poursuite de la baleine à travers la pleine mer, les écueils et les brisans. Des jours, des semaines se passent, et de l’île de Noël, nous voici transportés dans le golfe de Guayaquil. M. Coulter va se trouver dans le centre qu’il affectionne ; il est à terre, il va laisser de côté son vocabulaire maritime, dont je ne suis pas dupe. Il affecte en vain les allures d’un marin, tout trahit en lui son faible pour la terre ferme, et si dans ses excursions de chasse nous le voyons encore naviguant sur les lacs et sur les rivières, c’est pour mettre entre la mer et lui une plus longue distance. Il n’a été jusqu’ici que témoin des luttes contre la baleine, il n’a fait que voir, sans danger personnel, les requins de l’Océan Pacifique, et maintenant ce sera pour son propre compte qu’il va entendre hurler les bêtes fauves des forêts vierges.
Arrivé en vue du cap Blanco, qu’en un certain espagnol à son usage le docteur appelle le cap Blancho, le point le plus nord du Pérou et le plus sud du golfe de Guayaquil, le capitaine du Stratford se propose pour les besoins du navire, de jeter l’ancre près de la ville de Tacames. La construction de cette ville est singulière. Les quinze ou vingt maisons qui composent Tacames sont entourées d’une ceinture impénétrable de forêts et de jungles[3]. Ces maisons, élevées d’une douzaine de pieds au-dessus du sol, reposent sur de forts poteaux plantés en terre. Les cloisons sont en bambous juxtaposés, et une échelle, qu’on retire soigneusement la nuit, sert d’escalier à ces habitations aériennes qui auraient à craindre, sans cette précaution, les visites nocturnes des tigres et des panthères, ou les indiscrétions d’une race de singes de haute taille. Les habitans ainsi abrités peuvent s’endormir au bruit des flots de la mer et des hurlemens des bêtes fauves, lugubre et terrible harmonie qui berce leur sommeil.
À tout hasard, le docteur s’est pourvu de son rifle, qu’il a mis en parfait état dans l’espoir d’un jour de congé à passer à terre. La fortune le sert au-delà de ses espérances. La dyssenterie fait des ravages à Tacames. À la requête des habitans, M. Coulter consent à venir fixer momentanément sa résidence parmi eux. Au bout de quelques jours, tout rentre dans l’ordre, grace aux potions du docteur, qui recueille les fruits de ses bienfaits tant en friandises de toute sorte qu’en une quantité suffisante de quadruples. Puis, le matin du sixième jour, M. Coulter, qui n’a pas fourbi et nettoyé sa carabine en vue de l’épidémie de Tacames, prend un Indien à gages et se dispose à partir pour la chasse. Jack, c’est le nom de l’Indien parmi les blancs, est pour le docteur plus qu’un guide mercenaire, plus même qu’un compagnon de périls : c’est un ami fidèle.
Le docteur place d’abord en lieu de sûreté les quadruples qu’il a gagnés ; puis, il met dans sa carnassière quelques provisions de bouche, jette son rifle sur son épaule et se met en route avec l’Indien. Les deux compagnons suivent un large chemin de traverse, bordé de côté et d’autre d’épais fourrés, rendus presque impénétrables par les tiges grimpantes de la vigne. Sur la cime des arbres qui s’inclinent, des singes gigantesques montrent leurs faces grimaçantes ; parfois ils étendent leurs longs bras pour saisir le canon du fusil du docteur ou pour arracher son bonnet de sa tête. Le docteur s’alarme bien un peu de ces tentatives ; mais Jack, son guide, n’en fait que rire, et assure que ce ne sont que des espiègleries de babouins joyeux de voir un étranger. L’épaisse végétation disparaît peu à peu ; une immense forêt succède au sentier ; là plus de lianes s’enroulant autour des buissons, mais une voûte impénétrable qui cache le ciel et ne laisse tomber sur la mousse que d’imperceptibles rayons de soleil aigues comme le fer d’une flèche. Des serpens de toutes nuances et de toutes dimensions se roulent et se déroulent nonchalamment sous les tiges d’herbes et font craquer les feuilles mortes ; Jack assure encore qu’ils ne sont là que pour leur plaisir, et le docteur ne fait plus attention qu’à ne pas les écraser en marchant. Tout à coup, à l’entrée d’un jungle épais, l’Indien s’arrête. L’écho répète au loin les notes saccadées du lion d’Amérique ; ces notes, auxquelles se mêlent des hurlemens plaintifs, se rapprochent ; cette fois l’indien dit : Fixez vos yeux sur moi ; puis il ne parle plus que par signes. Le moment est solennel ; les deux compagnons ne marchent que la barbe sur l’épaule, comme disent les Espagnols. Un ravin profond se présente, au fond duquel des flaques d’eau reflètent la verdure sombre du feuillage. Les deux chasseurs s’arrêtent sur la berge et prêtent un moment l’oreille à l’harmonie des bois, si l’on peut appeler ainsi un orchestre sauvage de glapissemens, de cris aigus et de hurlemens. Après cette courte halte, ils s’élancent résolûment dans le ravin ; mais ils ont à peine commencé à descendre le talus, que de formidables rugissemens retentissent tout près d’eux. L’indien se couche à plat ventre, le docteur en fait autant. Quelques minutes d’attente se passent. Enfin les chasseurs voient apparaître au bout du ravin un poulain sauvage qui fuit comme le vent. Deux magnifiques tigres bondissent derrière lui. Le pauvre animal, épuisé de fatigue et de terreur, tombe sur le poitrail tout près de la cachette choisie par les chasseurs. Un des tigres s’avance en rampant ; puis, d’un bond de vingt pieds, s’élance sur le dos du cheval, le saisit au cou avec un effroyable miaulement ; l’autre tournoie autour de lui, fouettant ses flancs de sa queue et poussant de sourds grognemens. Les deux tigres sont trop occupés de leur victime pour éventer l’odeur des témoins de cette scène. – Etes-vous prêt ? — Oui. — Tel est le court dialogue des chasseurs ; chacun arme sa carabine, deux coups de feu retentissent sous les voûtes épaisses du ravin. Des deux tigres, l’un roule convulsivement sur le sable et reste immobile ; c’est la balle de l’Anglais qui l’a frappé. L’Indien a été moins adroit ou moins heureux ; le tigre qu’il a touché, quoique blessé grièvement, est encore plein de vigueur et de férocité. En dépit des remontrances de M. Coulter, Jack dégaîne un long couteau, et s’avance vers l’animal, qui, furieux de sa blessure, déchire le sol de sa griffe et fait voler un nuage de poussière. L’indien se lance hardiment dans ce nuage, qui ne laisse plus voir au docteur qu’un bras rougi de sang, les lueurs d’un couteau qui s’élève et s’abaisse, les éclairs d’yeux fauves et deux corps qui roulent l’un sur l’autre. Chacun des hurlemens du tigre signale au docteur une nouvelle blessure faite par le couteau de Jack, jusqu’à ce qu’enfin l’animal vaincu tombe sur la place, râle, frissonne et meurt. — Un diable ! dit Jack en se relevant. — Il ne reste qu’à dépouiller les deux terribles animaux de leur magnifique fourrure. La journée a été bonne pour le guide du docteur ; cette chasse lui vaudra pour le moins un quadruple.
On a pu déjà comprendre quelle espèce d’intérêt s’attache au livre de M. Coulter. Notre Anglais est un singulier voyageur. Il n’observe et ne décrit guère, mais il raconte beaucoup. Dans les pays lointain qu’il visite, il n’a garde de suivre les routes battues, il passe à côté des villes, ou, quand il s’y arrête, c’est le moins possible. Partout, c’est vers les forêts, les solitudes inexplorées qu’il se dirige ; là mille aventures du genre de celle que nous venons de raconter se succèdent. M. Coulter a le tort de se complaire un peu trop dans le récit de ces luttes, qui font honneur assurément à son courage, à son adresse, mais dont les acteurs et le dénoûment sont presque toujours les mêmes. On finit par se lasser de ces marches continuelles à travers les forêts vierges, sans autre compagnie que celle des ours, des tigres et des chacals. On voudrait choisir parmi ces impressions, et on s’arrête avec charme sur les pages trop rares où le chasseur s’efface devant l’homme.
À peine remis de leurs fatigues, M. Coulter et son guide trouvent une nouvelle occasion de satisfaire leur goût dominant. À la tombée de la nuit, ils s’arrêtent dans une estancia située sur les bords d’une rivière. Le propriétaire de la ferme, métis espagnol, les accueille à merveille. L’estancia, jetée comme une aire au milieu de cette solitude sauvage (car elle est, comme les maisons de Tacames, exhaussée sur des poteaux au-dessus du sol), offre à ses habitans un asile inviolable, mais les palissades de ses enclos ne protégent qu’imparfaitement les bestiaux du maître. On attend pour la nuit la visite d’un rôdeur carnassier. Le docteur offre au propriétaire de lui prêter main-forte. Celui-ci accepte avec empressement. M. Coulter n’est pas moins heureux dans cette nouvelle chasse que dans la première. Deux coups de fusil tirés d’une main sûre mettent à bas le visiteur nocturne de l’estancia, qui n’est autre qu’un tigre monstrueux. Le docteur a largement acquitté la dette de l’hospitalité.
Après une courte halte à l’estancia, le docteur et son guide songent à se remettre en route. Avec un des quadruples gagnés à Tacames, M. Coulter s’achète une pirogue, et se décide à remonter la rivière qui passe à quelque distance de l’estancia. C’est le matin. Le docteur constate avec une certaine satisfaction qu’il est à seize milles de l’embouchure de la rivière et à vingt milles de son bâtiment. Cette rivière, qui passe près de Tacames, porte le nom de cette ville. La pirogue fend légèrement des eaux presque inexplorées. Sur les deux rives, d’épaisses vapeurs s’exhalent de la végétation pressée ; mais le soleil équatorial a bientôt dissipé ce brouillard opaque. L’Anglais et l’indien se courbent sur les avirons, et des paysages d’une majesté sauvage se déroulent autour d’eux. La rivière coule sous un berceau d’arbres touffus le martin-pêcheur rase la surface de l’eau ; les perroquets, caches sous le feuillage, remplissent l’air de sifflemens aigus ; çà et là paraît une cabane dressée sur des poteaux, comme un nid gigantesque d’oiseau de marais ; les singes se balancent aux lianes ; sous le couvert des bois se croisent mille voix diverses, dominées de temps à autre par le rugissent d’un tigre qui s’étire, au fond de sa tanière, entre deux sommeils. Après quelques heures de cette navigation qui n’est pas sans périls, le docteur peut déjà constater six milles de plus entre le Stratford et lui.
Cependant la rivière va en se rétrécissant de plus en plus. On arrive un endroit où elle ne forme plus qu’une coulée ou tunnel, sous une voûte de branches et de feuilles. Les deux navigateurs mettent pied à terre, échouent leur pirogue dans la vase et se dirigent vers une cabane qu’ils aperçoivent parmi les arbres. Un nègre de haute stature se présente, et leur dit avec un sourire : — Cumusta, segniours, — deux mots que le docteur nous affirme bénévolement être espagnols, et qu’il traduit ainsi : « Comment va, messieurs ? » Les voyageurs trouvent dans la cabane du nègre une cordiale hospitalité ; on s’entend pour faire de concert une battue dans les forêts voisines. Je passe sous silence les détails de cette battue, où un tigre et deux daims tombent sous les balles des infatigables chasseurs. Revenus dans la cabane et assis devant un repas homérique, le nègre, l’Indien et le blanc, ces trois types si divers de la race humaine, trouvent piquant de se conter leurs aventures. Les confidences des deux compagnons du docteur sont assez peu édifiantes. Esclave au Pérou, le nègre a recouvré sa liberté en égorgeant son maître. Quant à l’Indien Jack, il appartient à une de ces redoutables tribus sauvages de la haute Californie qui promènent leurs déprédations, sans jamais enterrer la hache de guerre, du pied des montagnes Rocheuses jusqu’aux bords de l’Océan-Pacifique, tantôt chassant sur les rives du Colombia, tantôt sur celles du Buenaventura, et quelquefois jusqu’à l’embouchure de la Rivière Rouge. Jack, dans ses courses vagabondes, a plusieurs fois essuyé le feu des chasseurs américains, et, quoiqu’il garde une réserve discrète sur ces rencontres, il en dit assez pour faire présumer que ses ennemis ont trouvé en lui un rude jouteur. Ce dont il convient, c’est d’avoir parfois dépouillé de leurs chevelures quelques crânes d’hommes blancs ; mais, s’il en est tenu à ces mesures de rigueur, ce n’est pas sans des circonstances atténuantes. Un incident singulier a soumis un moment cette existence aventureuse au joug de la discipline. Venu à bord d’un baleinier américain mouillé près du port de San-Francisco, pour y échanger des fourrures contre de la poudre et du rhum, Jack avait été retenu par le capitaine yankee, que la désertion de quelques matelots forçait de compléter brusquement son équipage. Le coureur des bois indien s’était ainsi transformé quoi qu’il en eût, en matelot baleinier. Après une longue et infructueuse croisière, il avait été enfin débarqué à Tacames, et c’est là qu’il s’était offert comme guide au docteur. Son seul regret était d’avoir perdu l’occasion d’exercer une fois de plus ses talens de scalpeur sur le crâne du capitaine yankee.
Le docteur et Jack ne tardent pas à se séparer de leur hôte, et l’excursion se continue au milieu des mêmes accidens qui en ont marque le début. Ces longues marches, tantôt à travers des fourrés d’arbres gigantesques où s’ébattent les singes et où sifflent les aras, tantôt dans les marécages peuplés de serpens et d’alligators, ces haltes nocturnes dans le désert, ces heures d’un sommeil sans cesse interrompu par les glapissemens des chacals qui éclatent au loin comme les abois d’une meute en chasse, ce sont là des scènes dont il est impossible de nier le charme, bien que le voyageur anglais, je le répète, ait le tort d’en noter un peu minutieusement les invariables détails Arrivé enfin à un village nommé Tolo, M. Coulter songe à revenir sur ses pas et à regagner le Stratford. Toutefois il est forcé de passer quelques jours à Tolo. Les habitans sont si charmés de voir au milieu d’eux un médecin européen, qu’il leur prend à tous la fantaisie étrange de se faire saigner. M. Coulter a peine à répondre à toutes les demandes de sa clientelle improvisée, et, tout en n’usant de sa lancette qu’avec une extrême discrétion, il arrive néanmoins à augmenter notablement sa provision de quadruples. Une fois en règle avec les habitans de Tolo, il se met en route pour Tacames ; mais il n’est pas au bout de ses aventures. Un parti de soldats licenciés parcourt la province et pille les voyageurs isolés ; le docteur et Jack ne sont pas moins heureux dans leur rencontre avec ces maraudeurs que dans leurs démêlés avec les tigres et les chacals. Reçus plus chaudement qu’ils ne s’y attendaient, les brigands sont forcés de lâcher leur proie, et, quelques jours après cette escarmouche, les intrépides pèlerins, revenus sains et saufs, arpentent paisiblement le pont du baleinier anglais.
En quittant la côte de Tacames, le Stratford se dirige vers la Californie. Il s’arrête, après quelques jours de navigation, à l’île des Cocos, qu’on trouvera sur la carte par 5° 30’ de latitude nord, et 86° 30’ longitude ouest. Une aventure singulière attend là M. Coulter et son inséparable ami peau rouge. Dans une nouvelle excursion à terre, la pluie les force à se réfugier au milieu de rochers entassés dans un désordre pittoresque, et dont les cimes se touchent de façon à former un abri impénétrable. Au sortir de ce défilé, un spectacle imprévu et magnifique les arrête. Une large vallée s’ouvre à leurs pieds ; un lac d’une eau limpide et transparente étend, au milieu de ce cirque verdoyant, sa nappe tranquille dans laquelle se reflètent les bandes fugitives des nuages pluvieux. Des montagnes boisées encadrent de toutes parts ce placide et ravissant paysage. Les deux amis descendent vers le lac, ouvrent leurs carnassières, et font honneur à un frugal repas, tout en admirant la sauvage beauté de ce lieu qui semble n’avoir jamais été foulé par le pied de l’homme ; mais, au moment même où le docteur se félicite du hasard qui l’a conduit dans une île complètement déserte, un acteur inattendu vient animer la scène vide, et cet acteur c’est un être humain. Le nouveau venu, qui suit les bords du lac et se dirige vers les deux voyageurs, porte une chemise et des chausses de laine rouge, des guêtres de peau de chèvre, un bonnet de fourrure. C’est tout le costume, c’est toute l’allure d’un Crusoé. L’inconnu adresse la parole aux voyageurs en bon anglais. C’est d’une voix grave et solennelle qu’il leur débite un compliment de bien-venue et les invite à le suivre. Le docteur n’a garde de refuser cette offre cordiale. On se met en marche ; on arrive à une cabane tapie dans le plus obscur recoin de la vallée ; un lit de feuilles sèches et couvert de peaux de chèvres, une table et des siéges rustiques, des instrumens de charpentier, des armes à feu, en garnissent l’intérieur. Après un repas dont les morceaux les plus succulens d’un cochon sauvage ont fait les frais, l’habitant de la cabane, qui se nomme Stevenson, apprend à ses hôtes qu’au terme d’une carrière commerciale partagée entre de bonnes et de mauvaises chances, un naufrage l’a jeté dans cette île avec plusieurs compagnons d’infortune, hommes et femmes. Un misanthrope de toute autre nation se fût contenté d’une solitude partagée avec deux ou trois familles, mais un misanthrope anglais est plus exigeant. Stevenson est allé vivre le plus loin possible des autres naufragés. Ceux-ci, qui sont Espagnols, ont formé ensemble une petite colonie à trois milles de là M. Coulter ne manque pas de visiter cette population d’exilés, qu’il trouve parfaitement heureuse et ne songeant pas à quitter la terre féconde où la tempête l’a jetée. Dans la suite de ses voyages, M. Coulter n’apprendra pas sans quelque surprise que le misanthrope Stevenson est revenu à des sentimens plus humains. Ce nouveau Crusoé n’a pu long-temps rester fidèle à l’esprit de son rôle. Établi à Lima, il y a repris sa profession de négociant, et ne dédaigne pas d’y mener parfaitement ses affaires.
Cette visite à l’île des Cocos est le seul incident remarquable que le docteur ait à signaler dans la traversée de Tacames à la baie de San-Francisco. J’oubliais pourtant sa séparation d’avec le fidèle Jack, qui, en vue de Monterey, ne peut résister au désir de reprendre sa vie errante dans les forêts du Mexique, et se fait transporter par un canot vers les plaines natales, non sans avoir auparavant serré avec effusion la main du docteur. Enfin le Stratford jette l’ancre dans l’immense baie de San-Francisco en face d’une mission appelée Yerba Buena (bonne herbe) à cause des riches et gras pâturages qui l’environnent. M Coulter, souffrant d’un rhumatisme gagné sur le pont du Stratford, accepte avec empressement l’hospitalité que lui offre un prêtre de la mission. Le capitaine lui laisse une abondante provision de poudre, de balles et de plomb, et lui donne rendez-vous dans trois mois à l’île de Tahiti. Le premier soin du docteur, comme on pense, est de se guérir de son rhumatisme, et pour cela il emploie le remède aussi énergique qu’efficace des anciens Aztèques, qui consiste en un bain de vapeur pris dans une espèce de four à air chaud appelé temascal ou termascal[4].
Le pays, d’ailleurs, ou une gracieuse hospitalité a été offerte au docteur Coulter, est des mieux choisis pour occuper agréablement les loisirs de sa convalescence, et maintenant qu’il n’est bruit partout que des mines d’or récemment découvertes dans les riches terrains du Rio. Sacramento, non loin de San-Francisco, les renseignemens recueillis sur cette partie si curieuse des côtes du Mexique doublent, en quelque sorte, de valeur. Avant d’être célèbre par ses richesses métalliques, la côte de Californie ne devait pas un renom moins légitime à ses ressources agricoles, développées par l’intelligente activité des missionnaires. Cinq missions entourent la baie de San-Francisco : ce sont celles de Dolores, de Santa-Clara, de San-José, de San-Francisco et de San-Rafael. On désigne par ce mot de mission d’immenses bâtimens disposés pour la vie en commun, c’est-à-dire que, dans la même enceinte, on a construit une rangée de cellules percées chacune d’une porte et d’une fenêtre, et précédées, suivant l’usage des pays chauds, d’un petit péristyle supporté par des poteaux. Ces cellules sont assez nombreuses pour contenir de mille à seize cents familles. On compte dans ces cinq missions à peu près quinze mille Indiens et deux ou trois cents blancs.
L’élève du bétail a produit dans les missions du Mexique des résultats considérables. Les chevaux et les bœufs y abondent. Un de ces animaux ne vaut d’ordinaire que 5 où six piastres (25 où 30 francs) ; quant aux moutons, le prix habituel est une demi-piastre (2 fr. 50 c.). Il a fallu, pour asseoir sur des bases solides une telle prospérité, tout le dévouement, toute l’héroïque fermeté des pères jésuites, les premiers fondateurs de ces établissemens. Dans la première période de la fondation, un modeste enclos, une maison plus modeste encore, une humble chapelle, suffisaient aux missionnaires. Les tribus sauvages qui habitaient ou chassaient dans le voisinage avaient souvent ravage les établissemens naissans. Les jésuites ne se décourageaient pas ; ils continuaient, l’orage une fois passé, le cours de leurs prédications apostoliques et demandaient de nouveau aux terrains qu’ils ensemençaient eux-mêmes, aux eaux des lacs, aux arbres des bois, leur nourriture de chaque jour. Les Indiens en vinrent à respecter ces hommes, dont ils admiraient le dévouement et le courage. Moins inquiétés par ces tribus sauvages, les missionnaires furent attaqués, en revanche, par des bandes d’aventuriers européens. Des matelots déserteurs, des soldats licenciés réduits à vivre de pillage, dirigèrent souvent leurs expéditions vers les habitations des jésuites. Périls toujours renaissans, luttes continuelles, travaux pénibles et quotidiens, telles étaient les dures épreuves que les premiers missionnaires supportèrent avec une résignation et un courage infatigables.
Si les missions ne grandissaient pas rapidement au milieu d’obstacles à multipliés, du moins elles se maintenaient, et c’était beaucoup. On avait fini par défricher une grande étendue de pays, et il ne restait qu’à attirer des néophytes. Après de longues délibérations, les jésuites s’arrêtèrent à un plan de campagne assez habile. Il s’agissait de surprendre quelques Indiens sauvages, de les amener par force aux missions, et de les relâcher ensuite après les avoir bien traités pendant leur captivité momentanée. Toutefois, dans cette chasse d’un nouveau genre, un appât était indispensable, et trente ou quarante Indiens convertis furent transportés des missions déjà florissantes du sud dans les missions du nord de la Californie ; on ne tarda pas à faire de nombreux prisonniers, qu’on mit en rapport avec les Indiens baptisés. Les captifs entonnaient d’abord leur chant de mort, pensant que les missionnaires allaient se venger de leurs anciennes déprédations par des représailles sanglantes ; mais, à leur grande surprise, ils étaient au contraire l’objet d’une attention bienveillante et paternelle. Leurs liens étaient coupés, des paroles de paix et une nourriture abondante remplaçaient le bûcher ou la potence. Enfin, des frères de même race leur parlaient avec enthousiasme du christianisme et de ses apôtres. Après quelques jours passés au milieu d’un comfort qu’ils n’avaient pas soupçonné, ils étaient libres de quitter la mission ; les pères leur en ouvraient les portes et les renvoyaient avec un présent d’amitié. Parmi les Indiens ainsi congédiés, les uns retournaient avec joie aux misères de leur vie errante, rachetées par tant d’enivrans hasards ; mais d’autres ne pouvaient oublier les douceurs de leur captivité, et, après quelques jours passés sous la tente, ils venaient librement, cette fois, redemander l’hospitalité aux pères. L’enceinte des missions devint bientôt trop étroite, et c’est ainsi qu’elles s’élevèrent rapidement au degré de prospérité où nous les voyons aujourd’hui.
Si l’honneur de cette prospérité revient en grande partie aux jésuites, il serait injuste cependant de ne pas reconnaître et signaler avec éloges les heureux efforts qui, aujourd’hui encore, en assurent le maintien. Ceux qui ont vu de près les missions du Mexique peuvent témoigner de ce qu’il y a de bienfaisant et de fécond dans cette application si remarquable du gouvernement théocratique en plein XIXe siècle. Nous gouvernement, car, aux yeux des Indiens, les missionnaires sont investis d’une autorité vraiment dictatoriale. L’Indien des missions a dépouillé tout l’orgueil, toute la rudesse de sa race ; il n’a gardé de l’ancienne civilisation mexicaine que les dehors pittoresques, les riches costumes, les traditions naïves. Rien n’égale la docilité, le calme de cette population de travailleurs et de néophytes. Le farouche enfant des prairies n’est plus, après quelques semaines passées dans l’enceinte des missions, qu’un écolier qui attend pour prier, travailler où se divertir, le signal donné par son maître. Le maître même, il faut bien le dire, abuse parfois de son autorité, et c’est un fouet à la main qu’il mène ses élèves à l’église ou aux champs. Le dimanche, avant l’heure de l’office divin, c’est un bizarre spectacle que celui de cette troupe d’Indiens que chasse devant lui vers la chapelle un des pères monté sur sa mule et agitant son fouet, qui atteint souvent, aux grands éclats de rire des assistans, les jambes on les épaules, des retardataires. Après l’office du dimanche, les missions sont le théâtre de scènes plus curieuses encore. Ce jour-là, la vie sauvage reprend en quelque sorte son empire, et les Indiens se livrent en pleine liberté à leurs divertissemens traditionnels. Des courses de chevaux, des combats de taureaux, des danses guerrières, se succèdent au milieu de cris assourdissans. Les Indiens revêtent pour ces occasions leurs costumes les plus riches. Des lanières de cuir ornées de plumes éclatantes retiennent leurs longues chevelures ; un diadème d’argent brille sur leur front. Des braies de peau de daim s’enroulent autour de leurs jambes, et un manteau de drap bariolé flotte sur leurs épaules. C’est à cheval surtout qu’il faut les voir, assis entre leur carabine et leur lance de guerre, et brandissant le tomahawk ou le couteau avec une joie sauvage. On ne reconnaît plus dans ces fiers combattans les timides néophytes qui, le matin encore, tremblaient devant la parole ou le geste d’un faible vieillard. Le lendemain, cependant, tout rentre dans l’ordre, et les sévères devoirs du travailleur civilisé remplacent pour toute la semaine les fêtes de la vie primitive. Cette discipline, qui entretient les Indiens dans un état d’enfance, ne saurait être sans doute proposée comme un idéal parfait à ceux qui rêvent l’abolition complète des derniers vestiges de la barbarie dans le Nouveau-Monde ; il faut la considérer comme un acheminement, comme une préparation à un état meilleur où la liberté humaine serait moins opprimée sans toutefois que les vrais intérêts de la civilisation chrétienne fussent méconnus. Après tout, même dans son imperfection, l’œuvre des jésuites a laissé des résultats que ni l’Europe ni le Mexique surtout ne doivent oublier : par eux, l’influence de nos mœurs a pénétré dans les parties les plus sauvages de la Nouvelle-Espagne, et en même temps des tribus errantes se sont converties en populations sédentaires et laborieuses, des pays déserts se sont couverts d’établissemens utiles, et l’agriculture a créé des sources de prospérité qui, de long-temps, ne seront pas taries.
Aujourd’hui cette prospérité, que la Californie doit à la production agricole promet de s’accroître encore, grace à la découverte inattendue de nombreux gîtes aurifères, dont le retentissement est venu jusqu’en France rendre quelque élan à notre commerce découragé. Certes, quelques déceptions sont à prévoir parmi les colons que l’espoir d’une richesse facile attire de tous les points de L’Europe vers cet autre Dorado ; mais, si l’on réfléchit que ce qu’on appelle improprement des mines d’or le long du Rio-Sacramento et dans les plaines de Monterey n’est réellement que le produit des filons à fleur de terre arraché aux montagnes et disséminé par les eaux torrentielles, que ne doit-on pas attendre de la découverte et de l’exploitation des mines qui nous sont révélées par de si magnifiques échantillons ! D’ailleurs, l’agriculture, qui trouve en Californie des conditions si favorables, assure aux chercheurs d’or désabusés d’amples dédommagemens. Le commerce pourra offrir aussi à d’autres colons un emploi non moins utile de leur activité ; San-Francisco, avec son immense rade, est destiné à devenir l’entrepôt et le point de transit entre les mers de la Chine ou de l’inde et l’intérieur de l’Amérique. Aussi l’engouement dont la Californie est aujourd’hui l’objet, qu’il soit ou non fondé, aura-t-il pour résultat de développer dans ce pays une prospérité dont la population émigrée profitera, soit qu’elle concentre ses forces sur l’exploitation des mines, soit qu’elle les porte sur l’agriculture ou sur l’établissement de comptoirs commerciaux.
Tout charmé qu’il est de l’aimable hospitalité des missionnaires, M. Coulter finit cependant par se lasser de la vie un peu monotone dont on l’a convié à partager les loisirs. Autour de l’enceinte des missions, la riche et magnifique nature du Nouveau-Monde déploie ses pompes les plus séduisantes. La côte de Californie, dans les environs de San-Francisco, est bordée de forêts admirables et très giboyeuses. À l’ombre des grands pins, sous les noisetiers et les magnolias odorans, le docteur peut voir voltiger les perroquets gris, les coqs de bruyères et les poules de Guinée. La surface des lacs est toute couverte de cygnes, d’oies et de canards sauvages. Les montagnes voisines ont aussi leurs hôtes, et les hurlemens lointains des jaguars, des pumas, des ours gris, résonnent chaque nuit aux oreilles du docteur comme un irritant défi. Le hasard, qui amène aux missions un des chasseurs les plus renommés de la Californie, sert à merveille M. Coulter, qui n’attend, pour se mettre en campagne, qu’un guide expérimenté. Ce chasseur n’est pas un des types les moins curieux de cette société demi-civilisée demi-sauvage, qui peuple les prairies américaines. C’est un de ces hommes que la recherche et le commerce des fourrures précieuses font vivre à travers mille fatigues et mille dangers. Après des mois entiers passés dans les déserts, les chasseurs américains ou canadiens viennent vendre leur provision de fourrures dans un des ports de la Californie. Dans leurs continuels pèlerinages, ils ont à se défendre tour à tour contre les ours et les tigres, contre les Indiens nomades et surtout contre les bandits, encore nombreux dans toutes les parties du Mexique. Ces troupes de condottieri, qui saccagèrent tant de fois les établissemens des premiers missionnaires, existent encore en Californie, aussi redoutables qu’au XVIIe siècle. Le chasseur canadien avec lequel M. Coulter lie connaissance a eu plusieurs fois maille à partir avec ces maraudeurs, et les souvenirs qu’il raconte à ce propos ont tout l’intérêt d’un roman d’aventures. Une fois, entre autres, dans l’une des plaines de la haute Californie, il a tenu tête à six de ces brigands, et, tout en sifflant un vieux refrain bas-normand, il n’a pas laissé debout un de ces misérables. Nous connaissons nous-mêmes trop bien cette race d’hommes intrépides pour taxer d’exagération de pareils récits.
C’est avec ce nouveau guide que le docteur se met en route pour visiter en chasseur les forêts et les montagnes voisines des missions. L’ours gris des prairies, tel est le gibier redoutable à la poursuite duquel s’acharne cette fois le vaillant touriste. L’ours gris surpasse le bison en force et le tigre en férocité. Les plus habiles tireurs doutent de leur adresse et de leur sang-froid en présence de ce monstrueux adversaire, qui bondit souvent plus terrible sous une triple décharge, et secoue les balles comme des flocons de neige. Vaincre un ours gris, c’est le plus bel exploit dont puisse s’enorgueillir un Indien, et les griffes de cet animal, portées en collier, sont le plus envié des trophées. C’est un trophée de ce genre qu’ambitionne M. Coulter, et il ne tarde pas à trouver l’occasion de satisfaire sa fantaisie de chasseur blasé.
M. Coulter et son guide sont arrivés au pied du mont San-Bernardino, vers le 34° de latitude nord. La nuit approche, ils se disposent à bivouaquer, mais leur halte nocturne va être brusquement troublée. À la lueur d’un foyer encore allumé, qui leur a servi à faire rôtir un quartier de venaison, ils voient tout à coup un ours gris avancer, à trente pas d’eux, son mufle formidable entre deux rochers. Le premier mouvement des chasseurs est de battre en retraite. L’ours sort lentement de sa cachette et trotte vers le foyer, car il est bon de dire que l’ours gris ne partage guère les préjugés des autres bêtes féroces à l’endroit du feu. Celui-ci est d’ailleurs poussé par une faim peu ordinaire, et, les débris de venaison qu’il trouve près des tisons ne lui suffisant pas, il marche résolûment vers les chasseurs, qui se tiennent à distance. Le compagnon de M. Coulter n’a exécuté son mouvement de retraite que pour ne pas trop humilier l’Anglais, qui a fui le premier ; mais M. Coulter, en présence du danger, a retrouvé tout son courage. — Je tire le premier coup, dit le chasseur américain. La bête monstrueuse est atteinte quelque part à la tête, car elle secoue, avec un hurlement qui fait retentir les bois, le sang qui coule de sa blessure. Le docteur se frotte les mains, espérant voir tomber l’ennemi frappé. — Eh bien ! qu’attendez-vous donc pour tirer à votre tour ? dit le chasseur ; allons, la main ferme ! Le docteur met un genou en terre pour viser plus sûrement. L’Américain hausse les épaules, car la balle de son compagnon n’atteint que le corps. Le feu continue, les deux chasseurs se relèvent, et, tandis que l’un charge, l’autre tire. Ils parcourent ainsi à peu près un mille, et l’ours, criblé de balles, se traîne toujours devant eux. Enfin il pousse un dernier hurlement et tombe sous la quinzième balle. Un coup de tomahawk met fin à son agonie. — C’est mon opinion, ours gris, dit le chasseur canadien en lui brisant le crâne, que tu es le plus dur et le plus gros jouteur de ton espèce que j’aie jamais visé.
Le moment est venu cependant de dire adieu aux forêts, aux savanes et à leurs hôtes de toute espèce. L’époque approche où le docteur doit rejoindre à Tahiti le capitaine du Stratford. Nous n’avons plus à suivre M. Coulter que dans la dernière partie de son odyssée, c’est-à-dire, pour ne nommer que les points dignes d’attention, d’abord aux îles Kingsmill, puis à la Nouvelle-Guinée.
De San-Francisco en Californie jusqu’aux îles de Kingsmill (1° 25’ latitude sud et 174° 50’ longitude est), la traversée n’offre rien d’intéressant. Les principales îles du groupe des Kingsmill, les îles de Taratarii, Mankii, la Nouvelle-Irlande, sont successivement visitées par le brick le Hound, sur lequel M. Coulter a pris passage pour se rendre à Tahiti. Une rencontre curieuse marque la descente du brick à l’île de New-Britain. Un nouveau Robinson, digne frère du misanthrope de l’île des Cocos, habite cette île, et le docteur nous apprend son histoire, un de ces longs récits semés d’aventures comme il doit s’en raconter beaucoup dans les veillées des matelots anglais. James Selwin (c’est le nom de habitant de New-Britain) a eu le malheur de s’embarquer sur un de ces navires qu’une fatalité étrange semble poursuivre dans toutes leurs campagnes. Pendant une longue croisière dans les mers de l’Océanie, le brick le Thomas n’a rencontré sur son passage que des parages inhospitaliers ; il a vu son équipage décimé par les insulaires à presque toutes ses haltes ; enfin il a été jeté, par un gros temps, sur l’une des îles voisines de celle de New-Britain. Onze naufragés, y compris le capitaine, le subrécargue et le héros de cette aventure, reçurent d’abord un accueil empressé des naturels, à tel point que le subrécargue eut l’honneur de devenir le gendre du chef de l’île ; mais, au moment où ils étaient le plus activement occupés de la construction d’un petit navire, dont le brick échoué leur fournissait les matériaux, huit hommes avaient été tout à coup tués et presque aussitôt mangés. En vain les naturels cherchèrent-ils à rassurer les survivans ; le capitaine, le subrécargue et Selwin s’empressèrent de prendre la fuite sur le frêle canot qu’ils avaient achevé de construire. Ils comptaient trouver dans une île voisine un plus sûr abri pour eux et leurs familles. Là encore, leur mauvaise étoile les avait poursuivis : le subrécargue n’avait pas tardé à succomber aux atteintes d’une mélancolie noire ; un requin monstrueux avait dévoré le capitaine du Thomas ; Selwin était resté seul avec sa femme et la veuve du malheureux capitaine. Telle est l’histoire que raconte le pauvre matelot au docteur Train, capitaine du brick le Hound, qui, après quelques jours passés dans l’île, propose au solitaire de le ramener en Europe. Celui-ci, sans avoir pu s’accoutumer complètement à la vie sauvage, est déjà déshabitué de la vie civilisée, et il dit tristement adieu aux premiers compatriotes qu’il ait vus depuis sept ans, partagé entre la douleur de les voir partir et l’affliction de ne pas oser renoncer à la singulière existence qui est devenue chez lui une seconde nature. Triste contradiction du cœur humain ! Seule entre toutes, la race anglaise ajoute encore chaque jour des types nouveaux à cette grande famille d’aventuriers intrépides dont le Robinson de Daniel de Foë est le représentant idéal. Voilà déjà deux de ces caractères étranges qui s’offrent à l’observation de M. Coulter, Stevenson et James Selwin ; nous n’irons pas loin sans rencontrer une troisième variété du même type. Sur tous les points du globe, la nation anglaise jette ainsi des misanthropes fugitifs, aussi impatiens de s’isoler que ses marchands le sont de former des relations nouvelles ; ceux-ci ne pensent qu’à exploiter leurs semblables, ceux-là ne songent qu’à les fuir.
En quittant les îles Kingsmill, le Hound reprend la route de Tahiti. Nous ne le suivrons pas dans ses longs détours à travers les îles de la Polynésie ; nous avons hâte d’arriver à l’épisode le plus dramatique du voyage : nous voulons parler de la descente du capitaine Trainer et du docteur dans la Nouvelle-Guinée. On nomme ainsi une île d’une étendue considérable, située au nord de l’Australie, dont elle n’est séparée que par le détroit de Torres. Arrivé en vue de cette île, le Hound jette l’ancre dans une large baie, au pied de volcans qui projettent chaque suit sur la mer de rouges et sinistres lueurs. Près du mouillage, on aperçoit l’embouchure d’une vaste rivière, dont les bords disparaissent sous une végétation luxuriante. Le long de la côte, une ligne de brisans se développe au milieu des gerbes d’écume que le ressac fait éternellement jaillir. Cette terre semble déserte comme au lendemain de la création. Le capitaine, le docteur et quatre hommes s’arment jusqu’aux dents et se décident à explorer l’île. Ils se dirigent d’abord vers une chaîne de collines à quelques milles de la rivière. La présence de l’homme ne se laisse deviner nulle part. Des faisceaux de serpens, des troupes de rats énormes que l’apparition des visiteurs ne dérange pas, des chats sauvages qui les observent du haut des arbres avec des yeux ardens, des lianes monstrueuses qui se jouent sous un rayon de soleil, des canards au plumage noir qui s’ébattent sur les flaques d’eau, des faucons bruns, des perruches aux mille couleurs, des vols d’oiseaux de paradis se détachant comme des paillettes d’or sur l’azur du ciel, tels sont les seuls accidens d’un splendide et calme paysage. Bientôt des terrains bouleversés, des rocs éboulés, des courans de lave refroidie succèdent aux détritus végétaux qui, dans le voisinage de la côte, encombrent les bords de la rivière. On s’arrête dans ces solitudes désolées : le soleil se couche, et une halte nocturne commence aux cris lugubres des oiseaux de nuit, sous le vent de l’aile des chauves-souris qui se croisent dans leur vol oblique et lourd avec des nuées de maringouins. Au point du jour, la petite colonne reprend sa marche, mais avec plus de précautions que la veille, car des empreintes nombreuses de pas lui prouvent que l’île est habitée. Peu après cette découverte, en effet, au moment où le capitaine et ses compagnons font honneur à un sauvage repas composé d’un sanglier rôti sur un lit de bananes, un convive inattendu vient s’asseoir à côté d’eux. C’est un homme d’une taille gigantesque, ceint d’un pagne pour tout vêtement, suivi de deux dogues formidables et armé d’une pique. Cet homme, chose étrange, a la peau blanche, et, malgré son bizarre costume, malgré la chevelure longue et hérissée qui flotte sur ses épaules, on reconnaît dans ses traits le type européen Le premier mouvement du capitaine et de ses compagnons est de porter la main sur leurs armes ; mais quelques mots prononcés par l’inconnu en mauvais anglais les arrêtent. « Je suis Irlandais de naissance, s’écrie cet homme, et le sort m’a fait roi d’une des principales tribus de la peuplade des Horaforas. Rendez grace à Dieu de m’avoir rencontré : mes guerriers sont près d’ici, et un mille plus loin vous auriez été criblés de leurs flèches ; mais vous êtes maintenant placés sous ma garde, et mes sujets vous respecteront comme des amis de leur roi. Souffrez seulement que je goûte une de ces grillades, puis vous vous remettrez en route, et je vous dirai mon histoire. » Cela disant, le roi des Horaforas se sert un énorme morceau de sanglier rôti, et ses convives, jugeant qu’ils auraient mauvaise grace à contrarier un pareil hôte, le laissent faire sans façon une large brèche à leur repas. L’heure vient enfin d’écouter l’histoire du roi des Horaforas. Cette histoire peut être racontée en quelques mots. — Avant d’être élu roi d’une tribu sauvage de la Nouvelle-Guinée, cet homme, nommé Térence Connel, a mené une vie fort vagabonde. Né dans le comté de Kerry en Irlande, soldat d’abord, puis déserteur, bientôt enrôlé dans les rangs de ces redoutables chevaliers de minuit, la terreur de l’Irlande. Il a largement rempli les conditions requises pour être déporté à Botany-Bay ; mais il n’a pas fait un long séjour dans les présides de l’Australie. Avec onze de ses compagnons, il a concerté un plan d’évasion qui a pleinement réussi. C’est dans la Nouvelle-Guinée qu’il a cherché un asile. Resté seul de ses onze compagnons, il a d’abord commencé par être esclave des Horaforas, qui, reconnaissant bientôt sa supériorité, l’ont nommé roi. Tel est l’homme qui offre l’hospitalité sur ses terres au petit détachement commandé par le capitaine Tranier. Les Anglais, avant de lui répondre, échangent un regard de défiance : mais la nuit approche, les guerriers Horaforas ne sont pas loin. Térence Connel leur apprend d’ailleurs que le pays n’est rien moins que sûr, et qu’on s’attend à une invasion de la tribu ennemie des Papuas. Ces considérations décident les marins du Hound à accepter la protection de l’Irlandais et à le suivre dans son camp.
On se met donc en marche, et on presse le pas, car les derniers rayons du soleil ne jettent plus que d’incertaines lueurs à travers les feuillages. On traverse un bois épais, et on commence à reconnaître l’exactitude des renseignemens donnés par Connel. Çà et là des guerriers postés derrière les arbres s’avancent et échangent quelques paroles avec leur chef. Connel montre du doigt à ses compagnons d’autres vedettes qui, cachées dans la cime des arbres, étudient le terrain et observent les campagnes voisines pendant que le soleil est encore sur l’horizon. La route que les Anglais suivent est précisément celle qu’ils comptaient prendre, et leurs carabines eussent été inutiles contre des ennemis cachés comme des serpens sous l’herbe. Le docteur remercie Dieu d’avoir envoyé sur son chemin le proscrit de Botany-Bay.
La nuit s’est épaissie, et, après une heure de marche, les Anglais et leur guide arrivent sur les bords d’une petite rivière. Un bac grossier, composé de pieux et de glaïeuls entrelacés, facilite le passage. Ce bac est une invention de l’Irlandais qui lui fait le plus grand honneur aux yeux de ses sujets. À peu de distance de La rivière s’élève dans l’ombre une large colline dont le sommet aplati est couvert d’arbres au feuillage épanoui en parasol. C’est là que campe la tribu du chef blanc. Des feux allumés sur la route guident les voyageurs, et bientôt, à la faveur de ces clartés incertaines, les Anglais reconnaissent que, semblables à des nids d’oiseaux, les huttes des Horaforas sont bâties sur les branches des arbres. Au pied du tronc le plus gigantesque, Connel s’arrête et dit à ses compagnons : « Vous êtes chez moi. » Puis il fait entendre un sifflement aigu, d’autres sifflemens répondent au sien, et bientôt des torches enflammées s’agitent au sommet de chaque arbre, formant au milieu du bois une magnifique illumination. Les six Anglais sont, d’après l’ordre du chef, installés dans deux maisons dont on déloge à cet effet les habitans, et, après un repas abondant, le chef irlandais laisse discrètement ses hôtes goûter le sommeil dont ils ont besoin.
Le lendemain, dès le point du jour, le docteur quitte son nid pour visiter, avec Connel et le capitaine Trainer, ce singulier village. Sur un des bords du plateau qui couronne la colline s’élèvent les huttes des Horaforas. Un groupe de guerriers ornés de leurs peintures de combat semble engagé dans une conversation animée. À l’approche du chef qui s’avance avec ses hôtes, le cercle s’ouvre respectueusement et laisse voir le cadavre d’un guerrier étranger, comme l’indiquent ses peintures blanches, à la tribu de Connel. Son corps, percé de quatre flèches, est attaché le long d’une grande perche qui a servi à le transporter, et qui ne représente pas mal une énorme brochette. Après avoir questionné les hommes qui entourent ce cadavre, Connel apprend à ses nouveaux amis que le guerrier mort est un éclaireur ennemi qu’on vient de tuer. Il engage en même temps les Anglais à s’éloigner, pour ne pas être témoins d’un horrible spectacle. Ce corps attaché à une broche et un brasier qu’on allume ne disent que trop de quoi il s’agit. Les Européens se retirent en frémissant, et Connel est forcé de convenir qu’il tolère parmi ses sujets l’usage de l’anthropophagie pour ne jas compromettre son autorité souveraine.
Cette indulgence de Connel pour une pratique aussi révoltante n’est pas faite pour rassurer beaucoup les Anglais sur les bonnes intentions de leur hôte. La position d’ailleurs devient très critique. Les éclaireurs de Connel annoncent qu’un formidable parti ennemi bat la campagne dans l’espoir de faire main basse sur les blancs quand ils quitteront le village de leurs amis. Le capitaine parle de regagner son bord, mais Connel ne tarde pas à le convaincre que son intérêt bien entendu est de rester avec sa petite troupe dans le village des Horaforas. Du haut d’un arbre d’où l’on découvre la campagne, il montre aux Anglais le camp ennemi. Des radeaux de bambous peuvent en quelques minutes transporter les Papuas d’un bord de la rivière à l’autre, et à l’entrée du Village des Horaforas. Il faut se résigner : entre des amis douteux et des ennemis déclarés on ne saurait long-temps hésiter. Les Anglais se décident à rester avec les Horaforas, tout en faisant sur le danger qui les menace des deux parts d’assez pénibles réflexions.
Pour dissiper la mélancolie qui s’est emparée de ses hôtes, Connel imagine de leur donner une fête. Un coup frappé sur un gong chinois suspendu à l’entrée de sa hutte fait apparaître une foule de guerriers, de femmes et d’enfans sur la clairière qui sert de grande place au village. On dirait d’un changement à vue ordonné par un habile machiniste. Les guerriers exécutent devant les spectateurs européens des danses nationales, des simulacres de chasses et de combats. Quand le divertissement est terminé, Connel, toujours dans la louable intention de distraire ses hôtes, leur montre les cuves où fermente et bouillonne le poison mortel qui sert à tremper les flèches. Enfin un repas monstrueux composé de pyramides de porcs rôtis, de montagnes d’ignames de bananes, de fruits de l’arbre à pain, termine la journée de fête qui précède la journée de combat. Bientôt, à l’exception des vedettes qui veillent sur les bords de la plate-forme ou sur le sommet des arbres, tout le village est plongé dans le sommeil. Le ciel est sombre, le tonnerre gronde, les éclairs illuminent le désert de leurs clartés blafardes ; des hurlemens lointains se mêlent aux sifflemens du vent d’orage qui berce au sommet des arbres ébranlés toute une tribu de guerriers endormie. Pendant que les feux ennemis s’éteignent peu à peu et que le tonnerre ne gronde plus qu’au loin, Connel fait à ses hôtes une dernière visite. La nuit n’a pas été sans événemens. Deux éclaireurs ont été tués ; un guerrier ennemi fait prisonnier a déclaré que les Papuas n’en voulaient qu’aux blancs réfugiés dans le camp des Horaforas, et que leurs bataillons s’éloigneraient si Connel voulait livrer ses hôtes. L’Irlandais témoigne contre ceux qui ont pu le croire capable d’une telle félonie une indignation chaleureuse qui rassure complètement ses hôtes. Ceux-ci échangent avec Connel une cordiale poignée de main, et le roi des Horaforas retourne veiller aux apprêts du combat.
Au point du jour, le gong d’alarme, frappé par la main du chef sauvage réveille les Anglais endormis, et Connel remonte chez ses hôtes, précédé par des porteurs de provisions qui dressent devant eux un repas substantiel. « Mangez, dit Connel ; peut-être avant le coucher du soleil n’aurez-vous pas le temps de manger encore une fois. » Déjà, en effet, des torches nombreuses brillent de toutes parts sous les arbres, et, de leurs fenêtres, les Anglais peuvent voir l’armée des sauvages qui se met en ligne. Leur aspect féroce, les peintures hideuses qui couvrent leurs corps, la lueur rougeâtre des torches, rappellent plutôt le sabbat qu’une revue guerrière. Huit cent cinquante hommes composent les forces de Connel, et, d’après ses ordres, se divisent en trois corps d’armée. Le chef et les Anglais occupent le centre ; l’aile gauche et l’aile droite sont commandées par deux autres guerriers éprouvés en mainte occasion. Les premières clartés du jour blanchissent le sommet des arbres, quand la tribu tout entière s’avance, dans un ordre parfait et qui étonne les Européens, à travers les bois et sur un terrain hérissé d’obstacles. De nombreux éclaireurs, postés en vedettes, rejoignent le gros des combattans en annonçant que l’ennemi a traversé la rivière. La marche est si rapide, que, dans le silence des solitudes, la respiration haletante des guerriers est le seul bruit qui se fasse entendre. Quand on arrive à la limite extérieure de la forêt, le soleil entre déjà son disque enflammé au-dessus des montagnes de l’est. L’ennemi s’avance en-deçà de la rivière et en nombre supérieur. Les deux tribus ennemies ne tardent pas à faire halte en face l’une de l’autre, à quatre cents pas de distance environ. Un chef des Papuas sort de la ligne de bataille, et vient, à la façon des héros de l’antiquité, défier les flèches de ses adversaires. C’est un de ces géans qui rappellent le Goliath de l’Écriture ou les Gaulois nos ancêtres ; sa barbe et sa chevelure sont poudrées de craie, sa figure et son corps enduits d’une peinture blanche. Au dire de Connel, ce guerrier, dont la présence inspire la terreur, est un des plus féroces cannibales de la tribu des Papuas. La mort de ce chef serait presque bataille gagnée, et l’Irlandais prie le meilleur tireur de ses compatriotes de l’ajuster. Le capitaine désigne le docteur ; mais celui-ci refuse en alléguant je ne sais quels scrupules. Un des matelots du Hound, moins prudent, fait feu, et à peine le vent a-t-il emporté la fumée de la carabine, qu’on peut voir le Goliath papua lever les bras en l’air et tomber comme une statue colossale arrachée de sa base. « Grace à Dieu, s’écrie Connel, le démon a cessé de vivre ! » Mais déjà l’armée ennemie s’ébranle pour venger son chef, et Connel s’élance de son côté pour repousser le choc des Papuas. Une de ses mains brandit une courte hache, l’autre est armée d’un long et fort épieu. « Hourra pour les Horaforas et la vieille Irlande ! » s’écrie Connel, et ce double cri de guerre, souvenir du passé et orgueil du présent, est le signal de l’attaque.
Le combat de deux tribus sauvages est, pour M. Coulter, un spectacle dont il regrette de ne pouvoir observer plus à l’aise les détails étranges. Malheureusement, notre pauvre docteur est lui-même engagé dans la mêlée. Qu’on se figure un nuage de poussière au milieu duquel se débattent des corps hideusement tatoués, d’horribles cannibales brandissant des kriss ou des haches dans leurs mains ensanglantées. Des hurlemens, des cris, des soupirs, le bruit sourd des crânes brisés sous les casse-têtes, forment à cette scène émouvante un accompagnement dont l’harmonie sauvage ne laisse rien à désirer. Parfois le nuage de poussière, en se divisant, laisse voir le sol déjà jonché de morts. Enfin, les guerriers peints en blanc commencent à fuir par groupes isolés, puis par bandes compactes, et bientôt un cri de victoire signale le succès des guerriers de Connel. Dès-lors commence un carnage en règle. Les Horaforas parcourent le champ de taille en achevant ceux à qui le casse-tête, le poignard ou les flèches ont laissé un souffle de vie. Lorsque Connel sort de ce tourbillon de poussière et de cette mare de sang, les peintures de son corps sont effacées ; sa hache, sa lance, ses bras, son corps tout entier, sont rougis de sang. « Pour l’amour de Dieu, lui dit le capitaine, ne pouvez-vous empêcher vos hommes d’égorger ces misérables blessés ? leurs cris d’agonie sont horribles à entendre. — C’est plus que je ne pourrais faire ; autant vaudrait essayer de régler le cours du vent. C’est aujourd’hui le dernier jour de la tribu des guerriers blancs (white painted). » Tout en parlant ainsi, Connel essuie la sueur sanglante qui baigne son front et se laisse tomber de fatigue sur l’herbe rougie. L’oeuvre de mort s’achève sur un champ de bataille que les pieds des combattans ont dépouillé de toute verdure, tandis que les faucons et les vautours tournoient joyeusement au-dessus des cadavres.
On bivouaque sur le champ de bataille, et le lendemain les Anglais sont ramenés en triomphe par Connel à leur bord. En vain le capitaine presse l’Irlandais de renoncer à sa vie sauvage, et lui offre un passage gratuit jusqu’en Europe. Le roi des Horaforas a juré de ne pas quitter sa tribu. Il mourra dans les forêts de la Nouvelle-Guinée, et les guerriers peints en rouge danseront autour du bûcher qui brûlera ses os. Le capitaine insiste. Alors une larme brille dans les yeux de Connel, il regarde un instant ses compatriotes sans proférer une parole ; mais soudain il lâche les mains du capitaine qu’il tenait serrées dans les siennes, pousse un sifflement aigu, et disparaît dans les bois, suivi sa sauvage escorte.
Telle est la dernière scène du voyage. Le navire gagne Tahiti. Le Stratford est en train de s’y ravitailler. M. Coulter laisse le Hound se diriger vers le Chili, où son ami, le capitaine Trainer, finit par s’établir après avoir épousé une jeune créole fort riche. Aujourd’hui M. Trainer mène une vie calme et heureuse à Santiago, capitale de la république chilienne. Quant au docteur Coulter, il est rentré à Londres un samedi, et ce n’est pas sans quelque émotion qu’il a entendu le lendemain les cloches des temples appeler de leur voix comme les fidèles au service divin.
Je voudrais croire que les dangers et les fatigues de cette longue excursion auront guéri M. Coulter de la fièvre des voyages ; mais ne sais-je point par expérience que c’est de toutes les fièvres la plus incurable ? Je me souviens d’un jour où je traversais moi-même un pauvre village situé près du golfe du Mexique. J’entendis tout à coup un orgue de Barbarie répéter une de ces romances que les musiciens de nos rues avaient mille fois en France fait résonner à mes oreilles. L’homme à qui je devais ce souvenir de la patrie absente était un Français lui-même, un débris de notre pauvre colonie du Guazacoalco, réunit à errer misérablement sur les grandes routes du Mexique. Cette mélodie naïve me plongea dans une mélancolie profonde, et je me surpris, sous le ciel bleu du tropique, au milieu des pompes d’un printemps éternel à regretter les brouillards de France et les soupirs du vent d’automne à travers nos bois dépouillés. Je ne m’attendais pas alors qu’un jour viendrait ou, au milieu de ces brouillards de la patrie, je regretterais ma vie inquiète de voyageur et ces vastes horizons du Mexique, dont j’avais tant de fois maudit l’inaltérable azur. C’est pourtant un sentiment semblable que m’a fait éprouver la lecture des récits de M. Coulter. Il me semblait retrouver mes propres traces en suivant le voyageur anglais, tantôt sur les grèves de l’Océan Pacifique, tantôt au milieu des savanes et dans l’inextricable labyrinthe des forêts vierges. Après tout, désirer et regretter sans cesse, n’est-ce pas un peu l’histoire de tous les voyages ? Seulement il n’est pas donné à tous les conteurs d’excursions lointaines de porter dans leurs récits cet accent de franchise et ces vives couleurs qui font revivre la réalité aux yeux de quiconque l’a entrevue une fois. Ce reflet de la nature tropicale que j’ai trouvé dans le livre de M. Coulter, bien peu de voyageurs ont su le faire passer dans leurs écrits. En faveur de cette abondance de couleur locale, on peut bien pardonner à l’écrivain anglais quelques longueurs et quelques puérilités. De tels livres, malgré leurs défauts, gagneraient à être connus en France. À l’heure où les mœurs publiques semblent se détendre, où la nation a un si pressant besoin de retremper son énergie morale, ces luttes viriles avec une nature vierge n’offrent pas des exemples sans grandeur ni sans utilité. Dernièrement on appréciait ici même les vigoureuses productions du romancier américain Sealsfield. L’Angleterre est riche en récits de voyages et d’aventures où l’on retrouve un peu de l’intérêt puissant et des mâles qualités qu’un critique éclairé signalait à bon droit dans les œuvres du conteur américain. Ces récits sont pour beaucoup dans cette humeur aventureuse, dans cette heureuse et brillante audace, qui caractérisent encore aujourd’hui la race anglaise. Pourquoi la France ne prendrait-elle pas aussi intérêt à ces souvenirs, à ces tableaux des terres lointaines ? Pourquoi, sous l’impression de quelque œuvre émouvante, ne sentirait-elle pas s’éveiller, en elle ce goût des voyages, cet instinct de colonisation si communs chez nos voisins ? À coup sûr, l’expérience vaudrait la peine d’être tentée, et on aurait quelque raison d’en espérer le succès, si l’attention publique se portait un peu plus sur les travaux des voyageurs anglais.
GABRIEL FERRY.
- ↑ Le Voltigeur hollandais.
- ↑ Nom marin de l’alcyon.
- ↑ Mot anglais importé des Indes orientales, et qui signifie un fourré de broussailles et de bambous.
- ↑ C’est une hutte construite en osier, terminée en cône et recouverte d’une épaisse couche d’argile. Pour l’observer en passant, ce mot temascal ou termascal n’est pas le seul de la langue indo-mexicaine qui ait une étymologie grecque ; on retrouve encore une étymologie semblable dans le mot teocali (maison de Dieu, temple).