Une aventure du chevalier de Grammont

Une aventure du chevalier de Grammont
Comédie en trois actes et en vers
Chez Ambroise Tardieu, éditeur ; Barba, Delaunay, et Ponthieu, libraires ; Pelicier, libraire ; Martinet, libraire.


PERSONNAGES.


LE CHEVALIER DE GRAMMONT 
 MM. Armand.
LE MARQUIS DE SÉNANTE 
 De Vigny.
LE CHEVALIER DE MATTA 
 Damas.
MERVILLE, attaché à la cour de Mme  Royale 
 Firmin.
THERME, valet du chevalier de Grammont 
 Montrose.
UN OFFICIER des gardes 
 Baptiste cadet.
LA MARQUISE DE SÉNANTE 
 Mlle  Mars.
DELPHINE, nièce du Mquis  de Sénante 
 Mlle  Devin.
UN VALET 
 Faure.


La scène se passe à Turin, dans la maison du marquis de Sénante.


UNE AVENTURE
DU
CHEVALIER DE GRAMMONT


ACTE PREMIER.




SCÈNE PREMIÈRE.


LA MARQUISE, MERVILLE.


MERVILLE.

Ah ! madame, daignez prendre ici ma défense,
Ou de fléchir son cœur je perds toute espérance.

LA MARQUISE.

Mais comment se fait-il qu’avec autant d’amour
Elle et vous ne soyez jamais d’accord un jour ?
Delphine a, cependant, le plus doux caractère.

MERVILLE.

J’en conviens avec vous ; mais son humeur légère,
Et son goût décidé pour les brillants succès,
De querelle entre nous sont d’éternels sujets.
Je m’étais bien promis, comptant sur mon courage,
De la voir plaire à tous, sans concevoir d’ombrage :
J’étais déjà plus calme, et j’osais me flatter
De pouvoir l’adorer, sans trop la tourmenter,
Lorsque du Chevalier la funeste présence
Est venue en ces lieux…

LA MARQUISE.

Est venue en ces lieux…Bon, quelle extravagance !
C’est monsieur de Grammont qui vous met en courroux ?

MERVILLE.

Vraiment il est permis d’en devenir jaloux.
On vante à chaque instant sa grâce naturelle,
Sa gaîté, son esprit ; enfin c’est un modèle
Que l’on doit imiter si l’on veut réussir ;
Mais qui pourrait si bien et flatter et mentir ?

LA MARQUISE.

Sur ce point, il est vrai, son adresse est extrême,
Et si l’amant flatteur était celui qu’on aime,
Je plaindrais votre sort ; mais vous ne savez pas
Que parfois un grondeur a pour nous plus d’appas,
Et qu’à ces doux propos dictés par l’imposture
Nous préférons souvent une sincère injure.

MERVILLE.

Delphine, croyez-moi, pense différemment.

LA MARQUISE.

L’esprit du Chevalier l’a séduite un moment.
D’un hommage éclatant, sa jeunesse étonnée
À le bien accueillir fut sans doute entraînée.
Se voir, à dix-sept ans, l’objet des tendres soins
Du héros de la cour, en avoir pour témoins
Cent femmes dont le cœur aspirait à la gloire
De voir leurs noms cités dans sa galante histoire,
L’emporter à leurs yeux !… Un triomphe si beau,
Des plus sages vraiment troublerait le cerveau.
Mais je connais Delphine, et je puis vous promettre
Qu’aux lois d’un tel amant bien loin de se soumettre,
Elle résistera sans efforts à ses vœux.
N’a-t-il pas des défauts qui frappent tous les yeux ?

MERVILLE.

Et voilà justement ce qui me désespère !
Je le craindrais bien moins s’il était plus sincère ;
Mais ce sont ses défauts qui le rendent charmant.
Son cœur froid et léger lui laisse à tout moment
Le loisir d’exprimer, du ton le plus aimable,

L’amour qu’il ne sent pas ; son esprit agréable
Par un jaloux soupçon n’étant point tourmenté,
Rien n’altère l’éclat de sa vive gaîté.
Calme dans ses transports, frivole avec sagesse,
Chez lui le sentiment est encor de l’adresse.
Langoureux près d’Emma, sémillant près d’Églé,
Sur leurs différents goûts son esprit est réglé ;
Il médit avec l’une, et soupire avec l’autre ;
Auprès de la dévote, il fait le bon apôtre,
Et la coquette en lui retrouve son portrait ;
C’est ainsi qu’adoptant le travers qui lui plaît,
À la femme qu’il trompe il fait perdre la tête,
Et ses défauts ont seuls l’honneur de la conquête.

LA MARQUISE.

Ah ! si vous confondez Delphine et son amour,
Avec l’essaim galant des femmes de la cour,
Je ne m’étonne plus qu’en sa juste colère
Elle rompe avec vous…

MERVILLE.

Elle rompe avec vous…C’est être trop sévère.

LA MARQUISE.

Vous le méritez bien ; mais malgré les efforts
Que vous faites tous deux pour aggraver vos torts,
Au malheur, aux regrets, dont le sort vous menace,
Je vois un grand obstacle…

MERVILLE.

Je vois un grand obstacleAh ! dites-le de grâce !

LA MARQUISE.

L’amour qu’on a pour vous…

MERVILLE, souriant.

L’amour qu’on a pour vousVous le croyez, vraiment ?

LA MARQUISE.

Faut-il vous rappeler ce fortuné moment,
Où l’on me conjura, d’une voix suppliante,
D’employer mon crédit sur monsieur de Sénante
Pour le déterminer à vous donner sa main ?

MERVILLE.

Je n’étais pas alors l’objet de son dédain ;
Et si votre mari moins contraire à ma flamme
Eût daigné consentir, Grammont…

LA MARQUISE.

Eût daigné consentir, GrammontÀ votre femme
De même eut fait sa cour, et vous auriez été
Un peu plus ridicule, et non moins tourmenté ;
Mais un plus grand malheur peut vous atteindre encore.

MERVILLE.

Quoi Delphine ?…

LA MARQUISE.

Quoi DelphineEst promise. Elle-même l’ignore.
Le marquis aux Grammonts désirant s’allier,
A promis en secret sa nièce au Chevalier,
À la condition qu’il plairait à Delphine.

MERVILLE.

Dieu ! c’est le dernier coup que le ciel me destine !

LA MARQUISE.

Eh bien, pour le parer il faut nous réunir,
Enlacer l’ennemi, l’atteindre et le punir.

MERVILLE.

Ah ! si vous le vouliez ce serait bien facile !

LA MARQUISE.

Et comment s’il vous plaît ?

MERVILLE.

Et comment s’il vous plaîtEn vous montrant docile
Aux vœux d’un inconstant… S’il pouvait concevoir
Auprès de vous, madame, un seul moment d’espoir,
Bientôt le Chevalier délaisserait Delphine,
Et nous serions alors…

LA MARQUISE, l’interrompant.

Et nous serions alorsAh ! fort bien, je devine.
Ce défaut dont la nièce est coupable à vos yeux,
Semblerait, chez la tante, un attrait merveilleux.

MERVILLE.

Sans doute.

LA MARQUISE.

Sans doute.Et mon mari penserait-il de même ?

MERVILLE.

Vous savez jusqu’où va sa confiance extrême ;
Comme il est glorieux de vos moindres succès,
Et si, sur vos vertus, il se repose en paix.

LA MARQUISE gaiement.

J’en conviens, qu’un hommage ou me flatte ou m’offense,
Sa sécurité va jusqu’à l’impertinence.

MERVILLE.

Il faut l’en corriger.

LA MARQUISE.

Il faut l’en corriger.Je le voudrais en vain.
Ce monsieur de Matta qui me donne la main,
Du matin jusqu’au soir, à la cour, à la ville,
A-t-il jamais troublé sa passion tranquille ?

MERVILLE.

C’est qu’un tel soupirant semble peu dangereux.

LA MARQUISE.

Il affecte pourtant d’être fort amoureux,
Et je ris malgré moi des peines qu’il se donne
Pour obéir en tout à ce qu’un autre ordonne ;
Car il n’est, près de moi, si tendre et si galant,
Que par ordre.

MERVILLE.

Que par ordre.Et de qui ?

LA MARQUISE.

Que par ordre. Et de qui ?Du Chevalier.

MERVILLE.

Que par ordre. Et de qui ? Du Chevalier.Vraiment ?

LA MARQUISE.

C’est lui qui le condamne au supplice de plaire,

En dépit de ses goûts et de son caractère.
Par cet étrange amour, qu’il dirige fort bien,
Le Chevalier prétend m’aveugler sur le sien,
Et m’occuper assez, pour m’empêcher d’entendre
Ce qu’à Delphine il dit de l’accent le plus tendre.

MERVILLE.

Mais pourquoi cette ruse ?

LA MARQUISE.

Mais pourquoi cette ruse ?Ah ! j’en sais le sujet.
Je n’ai pas vivement secondé son projet ;
Et sans doute il me croit de ces tantes cruelles
Qui détestent l’amour que l’on n’a pas pour elles.

MERVILLE.

Fi donc ! d’un tel soupçon vous devez vous venger.

LA MARQUISE.

Vous le voulez ? eh bien ! j’affronte le danger.
Mais que pensera-t-on d’un semblable artifice ?

MERVILLE.

Eh ! ne suis-je pas là pour vous rendre justice ?

LA MARQUISE.

Sans doute ; vous direz que j’agissais pour vous ;
Et d’ailleurs… mais on vient…

MERVILLE.

Et d’ailleurs… mais on vientC’est Therme.

LA MARQUISE.

Et d’ailleurs… mais on vient… C’est Therme.Laissez-nous,
Pour triompher du maître avec plus d’assurance
Je veux, par le valet, entamer la vengeance.

MERVILLE.

Combien je vous devrai ! (Il sort.)


SCÈNE II.


LA MARQUISE, THERME.
LA MARQUISE.

Combien je vous devrai !C’est vous, Therme, approchez.
Ne serait-ce pas moi qu’en ces lieux vous cherchez ?

THERME.

Oui, madame, et je viens de la part de mon maître
M’informer de l’instant où chacun doit paraître
Au bal de la Princesse, et demander enfin
S’il peut avoir l’honneur de vous donner la main ?

LA MARQUISE.

À six heures du soir on commence la fête ;
Dites au Chevalier que je me tiendrai prête,
Et que Delphine aussi nous accompagnera.
Si j’en crois certain bruit, cet avis lui plaira,
Car vous venez pour moi, bien moins que pour ma nièce,
Convenez-en ?

THERME.

Convenez-en ?Madame…

LA MARQUISE.

Convenez-en ? Madame…Allons, point de finesse.
À ce mystère-là je prends quelque intérêt,
Et fort mal à propos Therme fait le discret :
Je veux savoir de lui ce que son maître pense,
Et je m’engage à bien payer la confidence.

THERME.

Ce qu’il pense, madame ? eh ! qui peut le savoir ?
Amoureux le matin, indifférent le soir,
Il change de projet, d’humeur, de caractère,
À chaque instant du jour…

LA MARQUISE.

À chaque instant du jour…Et selon qu’il veut plaire.
Mais l’avez-vous jamais vu tendrement épris ?

THERME.

Ah ! nous ne serions pas exilés de Paris,
Si d’un trop noble amour il eût su se défendre :
À des plaisirs de roi monsieur osa prétendre,
Et d’un rival puissant il subit le courroux.

LA MARQUISE.

Sans doute il fut aimé ?

THERME.

Sans doute il fut aimé ?Quelque démon jaloux
Le voulut.

LA MARQUISE, avec affectation.

Le voulut.Ah ! vraiment, je n’en suis pas surprise.

THERME, à part.

Elle soupire !… Allons, encore une de prise.

LA MARQUISE.

Il dut être bien triste en partant pour Turin ?

THERME.

Nous nous sommes un peu divertis en chemin.
La douleur, voyez-vous, a besoin d’assistance,
Et nous avons joué pour tromper la souffrance.

LA MARQUISE.

Ainsi tous les amants qui partent désolés,
Lorsque la route est longue, arrivent consolés.
Mais avec ces plaisirs qu’on prend sans conséquence,
On trompe les absents, aussi bien que l’absence.
Est-ce encor pour charmer ses regrets douloureux,
Qu’ici le Chevalier paraît tant amoureux
De Delphine ?

THERME.

De Delphine ?Amoureux !

LA MARQUISE.

De Delphine ? Amoureux !A-t-il vraiment pour elle
Un sentiment profond ?

THERME.

Un sentiment profond ?Elle est jeune, elle est belle :
Mais aux femmes de cour mon maître accoutumé,

Par des airs de candeur ne peut être charmé ;
Il lui faut plus d’esprit, d’obstacle, de mystère,
Et je ne pense pas qu’il persiste à lui plaire.

LA MARQUISE, à part, assez haut pour être entendue de Therme.

Oh ciel ! s’il était vrai ?… mais non… (Haut.) Par son esprit
Matta sur votre maître a-t-il quelque crédit ?

THERME.

Tous deux s’aiment beaucoup ; mais dans cette alliance
L’un fournit l’amitié, l’argent, la confiance ;
L’autre les embarras, les dangers, les plaisirs ;
C’est la part de mon maître ; il faut qu’à ses désirs
Son ami se conforme avec obéissance.
Ah, quant au Chevalier, c’est une différence :
On ne le soumet pas aussi facilement,
Et moi-même j’agis sur lui fort rarement ;
Mais tel est l’ascendant que sa gaîté sait prendre,
Que de lui tout céder, on ne peut se défendre ;
Il commande en riant.

LA MARQUISE.

Il commande en riant.Quel pouvoir dangereux !

THERME.

Ah ! ma foi, c’est bien pis lorsqu’il est amoureux !
Il donnerait au diable, amis, parents, richesse,
Le tout pour obtenir un mot de sa maîtresse.

LA MARQUISE.

Therme veut le flatter ?

THERME.

Therme veut le flatter ?Ah ! je le connais bien !

LA MARQUISE, d’un air mystérieux.

N’importe… de ceci, Therme, ne dites rien.
Surtout que votre maître ignore l’importance
Que je puis attacher à cette confidence.

THERME.

Sur ma discrétion madame peut compter.

LA MARQUISE, à part.

Il promet de se taire et va tout raconter.


SCÈNE III.


THERME, seul.

En vain à résister la sagesse l’invite ;
L’amour qu’on prend pour nous, ne s’éteint pas si vite !
Mais plus je réfléchis, et plus je crois prudent
De servir de mon mieux ce nouveau sentiment.
Car si le Chevalier à Turin se marie,
Il faut à mes profits dire adieu pour la vie.
Pour surveiller sa femme on ne fait pas grands frais ;
Et lorsque d’un mari l’esprit repose en paix,
L’emploi de confident rapporte peu de chose.
Ainsi donc, c’en est fait, dès ce jour je m’oppose
À tout projet d’hymen ; je ne souffrirai pas
Qu’avant l’heure fatale il s’enterre ici-bas.
De la jeune beauté qu’un autre se contente.
Moi, je veux qu’à la nièce on préfère la tante :
Elle est belle, son cœur n’est point à mépriser,
Et l’on n’est pas du moins forcé de l’épouser.


SCÈNE IV.


LE CHEVALIER, THERME.


LE CHEVALIER.

Lorsque chez moi j’attends avec impatience
Une réponse, ici qui te retient ?

THERME mystérieusement.

Une réponse, ici qui te retient ?Silence !

LE CHEVALIER.

Ah ! vas-tu prendre encor cet air mystérieux
Qui ne te sert jamais qu’à mentir un peu mieux ?

THERME, piqué.

Non vraiment, j’aurais tort de vouloir vous instruire

De tout ce que, sur vous, je viens d’entendre dire,
De l’amour qu’on vous cache, et des projets qu’on a.
Un valet ne doit pas se mêler de cela.

LE CHEVALIER.

Bon, que dis-tu ! quelle est cette beauté discrète
Qui t’a fait confident de sa flamme secrète ?

THERME.

À quoi sert d’en parler ? Doit-on ajouter foi
Aux récits mensongers d’un homme tel que moi ?

LE CHEVALIER.

Ah ! quand la vérité peut t’être profitable,
De parler franchement je te crois fort capable.

THERME.

C’est toujours quelque chose, et…

LE CHEVALIER.

C’est toujours quelque chose, et…Dis-moi sans détour
Quel est ce doux objet, victime de l’amour.

THERME.

Une femme adorable ! unique !

LE CHEVALIER.

Une femme adorable ! unique !Ah ! je devine,
Tu viens de rencontrer la charmante Delphine ?

THERME.

Bien mieux qu’elle vraiment ! certes je fais grand cas
De son air enjoué, de ses jeunes appas ;
Mais la grâce, l’esprit ont cent fois plus de charmes,
Et pour un conquérant dont chacun craint les armes,
La gloire d’asservir un cœur qui se défend,
Vaut mieux que le plaisir de séduire un enfant.

LE CHEVALIER.

Fais-moi grâce aujourd’hui de tout ce verbiage,
Et dis-moi simplement quel est son nom, son âge ?

THERME.

Son nom ? Vous le savez déjà, j’en suis certain.

LE CHEVALIER.

Tu me fais trop d’honneur ; je ne suis pas si fin.

THERME.

Aux attraits dont je parle, à cette grâce exquise,
Comment n’avez-vous pas reconnu la Marquise ?

LE CHEVALIER.

Madame de Sénante !…

THERME.

Madame de Sénante !…A pour vous de l’amour.

LE CHEVALIER.

Quand, pour elle, Matta soupire nuit et jour !

THERME.

Et qu’importent les soins d’un amant incommode !
Les amoureux transis ne sont plus à la mode.
Et monsieur de Matta, soit dit sans vous flatter,
Ne peut être un rival pour vous à redouter.

LE CHEVALIER réfléchissant.

Quoi, la Marquise aurait tant de coquetterie !…
Non, non, c’est de sa part une plaisanterie.

THERME.

Une plaisanterie ! et pensez-vous vraiment
Que je sois si crédule en fait de sentiment ?
Ah ! quand on a l’honneur d’être à votre service,
On ne saurait, monsieur, rester long-temps novice.
D’abord ainsi que vous je me suis fait la loi
De ne croire aux discours, qu’autant que je les voi :
Moi, j’écoute des yeux.

LE CHEVALIER.

Moi, j’écoute des yeux.C’est le moyen d’apprendre.

THERME.

Et, lorsque j’aperçois dans une femme tendre,
Les vains efforts d’un cœur qui craint de se trahir,
Et cet air de froideur que dément un soupir ;
Toutes ces ruses-là me prouvent sa franchise :
Et voilà justement comme était la Marquise.

LE CHEVALIER souriant.

Vraiment ?

THERME.

Vraiment ?Si vous saviez avec quelle chaleur,
Elle me demandait l’état de votre cœur ;
Et combien en parlant des attraits de sa nièce
Un sentiment jaloux redoublait sa tristesse ;
Vrai, j’en avais pitié.

LE CHEVALIER, avec ironie.

Vrai, j’en avais pitié.L’excellent naturel !
Mais pour la plaindre ainsi, suis-je donc si cruel ?
As-tu peur de me voir, dédaignant sa tendresse,
Par d’insolents mépris outrager sa faiblesse ?
Non certes, je sais trop ce que l’humanité
Réclame en pareil cas d’égards et de bonté,
Pour la femme sensible à qui l’on a su plaire.
Et je vais de ce pas…

THERME, l’arrêtant.

Et je vais de ce pas…Gardez-vous d’en rien faire.
Sur les moindres détails de cet amour discret,
J’ai promis, envers vous, le plus profond secret,
Et ce serait, monsieur, vouloir me compromettre…

LE CHEVALIER.

À cette raison-là chacun doit se soumettre.
Eh bien ! soit… Tu seras d’autant mieux obéi,
Que je veux avant tout savoir de mon ami
S’il adore toujours madame de Sénante.

THERME.

On voit assez vraiment qu’il la trouve charmante ;
Mais de sa passion il est un peu guéri,
Depuis qu’il doit sans cesse amuser le mari.
Savez-vous bien, monsieur, que cette charge est rude,
Et qu’en lui conseillant d’en prendre l’habitude
Pour être mieux reçu, vous avez, entre nous,
Plus exigé de lui qu’on n’obtiendrait de vous ?

LE CHEVALIER.

Cet ennuyeux emploi, j’en conviens, doit déplaire ;
Mais demande aux amants quel en est le salaire ?

THERME.

J’entends venir quelqu’un.

LE CHEVALIER.

J’entends venir quelqu’un.Laisse-moi.

THERME.

J’entends venir quelqu’un. Laisse-moi.Songez bien
Que de ce qu’on m’a dit mon maître ne sait rien.

LE CHEVALIER.

C’est bon.

THERME, à part.

C’est bon.Voilà de quoi rompre le mariage.


SCENE V.


LE CHEVALIER, MATTA.
MATTA.

Ma foi, je ne saurais y tenir davantage !
Du matin jusqu’au soir promener ce marquis,
Être, sur chaque point, toujours de son avis ;
Admirer ce qu’il fait, et se pâmer de rire
Aux ennuyeux bons mots qu’il s’amuse à redire ;
À la chasse le suivre, à table l’écouter ;
Connaître les auteurs qu’il lui plaît de citer ;
S’enfermer chaque soir loin de la compagnie,
Pour divertir monsieur, et faire sa partie ;
Apprendre qu’en amour il n’eut point de rival,
Ou l’entendre vanter son bonheur conjugal ;
À la fin ce métier lasse ma patience ;
Et quel que soit l’honneur de la persévérance,
Je renonce au profit qui m’en peut revenir.

LE CHEVALIER.

Quoi ! lorsque tes ennuis sont tout près de finir,
Au moment du succès ton cœur se décourage ?
En vérité, mon cher, je le croyais plus sage.

MATTA.

Avec tes beaux conseils, je te trouve plaisant,
Et voudrais bien te voir à ma place un instant,
Pour me convaincre un peu de ta haute sagesse.

LE CHEVALIER, avec affectation.

On doit tout supporter pour plaire à sa maîtresse.

MATTA.

Oui, lorsqu’on est aimé, mais qui peut m’assurer
Des sentimens qu’ici je croyais inspirer ?
C’est toi, qui certain jour, je m’en souviens encore,
Vins me dire tout bas : Mon ami, l’on t’adore.
Un peu surpris d’abord de ce brusque bonheur,
Je voulus quelque temps douter de ma faveur ;
Mais tu me fis si bien compliment de ma gloire,
Qu’en véritable sot je finis par y croire ;
Et que malgré mon goût, pour céder à tes vœux,
Je me laissai par toi couvrir de rubans bleus.

LE CHEVALIER.

En te faisant porter les couleurs de ta belle,
Je croyais ajouter une grâce nouvelle
À celles qui déjà t’avaient gagné son cœur.

MATTA.

Non, le bleu me sied mal.

LE CHEVALIER.

Non, le bleu me sied mal.Je l’ignorais, d’honneur.

MATTA.

Encore, si pour prix de tant de complaisance,
Quelques moments heureux comblaient mon espérance !

LE CHEVALIER.

Ah ! pour les obtenir, il faut les acheter,
Et contre les délais ne pas se révolter.
D’ailleurs, chaque pays en usage diffère :
À Paris on décide, ici l’on délibère ;
Mais le but est le même ; au temple de l’amour.

L’un arrive en six mois, l’autre arrive en un jour.
Qu’importe ? En voyageant près d’un objet aimable,
Le chemin le plus long est le plus agréable.

MATTA.

Avec ta poésie et tes charmans délais,
Je suis las de marcher sans arriver jamais.
Cet emploi séduisant, dont un fat se contente,
Et qu’on appelle ici cavaliéré servente,
Ne peut me convenir. Sans cesse aux petits soins,
Ce malheureux, contraint d’aimer devant témoins,
Et paré des couleurs de sa belle inhumaine,
Succombe sous le poids d’une assommante chaîne.
Par ma foi, s’il faut être ainsi pour parvenir,
J’abandonne à jamais l’espoir de réussir.

LE CHEVALIER, à part.

Tant mieux, je vais agir en toute conscience.

(Haut.)

Encor un jour ou deux, crois-moi, prends patience.
La fête de ce soir peut servir nos projets,
Et j’ai quelque raison d’espérer un succès.

MATTA.

À suivre cet avis je pourrais me contraindre,
Si j’étais moins troublé, mais j’ai tout lieu de craindre
Qu’on ne m’ait tant prié d’amuser le mari,
Que pour mieux s’occuper d’un nouveau favori.

LE CHEVALIER, à part.

Aurait-il découvert ?… (Haut.) Bon, quelle folle idée !
Quoi ! d’un jaloux soupçon ton âme est possédée ?

MATTA.

Ah ! ce manége-là ne me parait pas clair ;
Et le jeune Merville, entre nous, m’a tout l’air
D’être aimé plus que moi.

LE CHEVALIER, à part.

D’être aimé plus que moi.Je ris de sa méprise.

MATTA.

N’as-tu pas remarqué ses soins pour la marquise,
Et comment auprès d’elle il trouve le moyen
D’obtenir chaque jour un secret entretien ?

LE CHEVALIER.

Mais tu m’y fais songer ; c’est peut être un caprice :
Je veux la surveiller pour te rendre service.

MATTA.

C’est m’obliger.

LE CHEVALIER.

C’est m’obliger.Dans peu tu seras éclairci
Sur ce doute cruel, compte…

MATTA.

Sur ce doute cruel, compte…Chut ! la voici.


SCÈNE VI.


LE CHEVALIER, LA MARQUISE, MATTA.


LA MARQUISE.

Vous ici ? J’ignorais cette aimable visite.
Pourquoi ne m’avoir pas fait avertir plus vite ?

LE CHEVALIER.

Nous hésitions, madame, à vous voler le temps,
Que vous donniez sans doute à des soins importans.
Le jour où l’on médite une grande parure,
On désire être seul. À Paris, je vous jure
Que l’ami le meilleur arrive toujours mal,
Lorsque chez une femme il tombe un jour de bal.

MATTA.

De ces à-propos-là, s’il faut que je le dise,
Je ne manque jamais de faire la sottise ;
Aussi me reçoit-on sans cesse avec humeur.

LA MARQUISE.

Ici vous n’avez point à craindre un tel malheur.
Lorsqu’on donne à la cour une fête brillante,
Sans dédaigner le soin d’y paraître élégante,
Je n’y consacre pas les momens précieux,
Qu’auprès de ses amis on peut employer mieux.
Mais d’ailleurs aujourd’hui, soit raison ou caprice,
Du bal et des plaisirs je fais le sacrifice.

LE CHEVALIER.

Eh quoi ! prétendez-vous seule vous affranchir
De l’obligation d’animer, d’embellir
Une fête où le goût et la magnificence
Ravissent tous les yeux moins que votre présence ?
Ah ! ne nous traitez pas avec tant de rigueur !

MATTA.

Vous ne parlez ainsi que pour nous faire peur,
D’humeur et de dépit vous seriez accusée.

LA MARQUISE.

Non, pour de tels plaisirs je suis mal disposée.
Je me sens l’âme triste et l’esprit inquiet :
De ce vague chagrin, sans savoir le sujet,
Je tenterais en vain de vouloir me distraire ;
Car loin de s’en lasser, mon cœur semble au contraire
Y trouver quelque charme.

LE CHEVALIER, à part.

Y trouver quelque charme.Ah ! quel aveu charmant

MATTA, à part.

Serait-ce moi ?

LA MARQUISE.

Serait-ce moi ?D’ailleurs, à parler franchement,
Ces grands bals m’ont paru de tout temps insipides.
Qu’y va-t-on recueillir ? des compliments perfides,
Les soupirs affectés d’un sot avantageux,
Ou bien, d’un grand seigneur l’hommage dédaigneux.
Là, de l’unique objet dont notre âme est émue,

Nous devons avec soin détourner notre vue ;
Car du monde les lois ordonnent, avant tout,
De ne jamais laisser soupçonner notre goût ;
Nous n’y devons parler qu’aux gens sans conséquence ;
Aussi nos mots flatteurs y sont presqu’une offense.
Encor si tant d’ennuis nous sauvaient des propos,
Que répandent sur nous les méchants et les sots ;
Mais loin de savoir gré d’une telle réserve,
Elle irrite souvent le malin qui l’observe ;
Il y croit voir l’effort d’un esprit agité,
Qui veut à tous les yeux cacher la vérité.
Osez-vous accueillir la moindre politesse,
Il lit dans vos regards l’aveu d’une faiblesse :
Votre ennui lui paraît une douce langueur ;
Votre gêne, un tourment, dont il cherche l’auteur ;
Enfin, dans son ardeur à vous trouver coupable,
Sur le silence même il invente une fable.
Ah ! j’en prends à témoin les femmes de tout rang,
Qui de ces bals joyeux reviennent en pleurant.
La plus belle par fois, sous sa gaité factice,
D’un sentiment jaloux vous cache le supplice.
Oui, toutes vous diront que ces brillans plaisirs,
Ce pouvoir dangereux d’exciter vos désirs,
Ces triomphes d’un jour que chacun leur envie,
Ont coûté quelque chose au bonheur de leur vie.

MATTA.

C’est parler comme un ange, et cet accent si doux,
Fait qu’en vous écoutant l’on pense ainsi que vous.

LE CHEVALIER.

Sans nier le plaisir qu’on trouve à vous entendre,
Madame, à votre avis je ne saurais me rendre,
Et convenir ici que ces aimables lieux,
Où tout se réunit pour enchanter les yeux,
Cachent pour le bonheur des piéges redoutables.
Je les crois bien plutôt à l’amour favorables.

Là, tel qui n’oserait déclarer son ardeur,
Permet à ses regards de dévoiler son cœur.
À l’aspect d’un rival, si son âme saisie,
Par un trouble indiscret montre sa jalousie ;
Quelquefois du chagrin qu’il veut dissimuler,
Même avant qu’il se plaigne on vient le consoler ;
Un mot dit en passant, d’un ton d’indifférence,
En rassurant son cœur, le livre à l’espérance.
Parmi tant d’intérêts voir deviner le sien,
C’est être déjà sûr qu’on l’accueillera bien.
Aussi d’un pas léger il vole sur les traces
De celle dont partout on admire les grâces ;
L’éloge qu’on en fait sans cesse répété
Déjà de son amour flatte la vanité ;
Et s’il l’entend citer comme la plus jolie,
Il prend sans le vouloir un air de modestie.
On discute avec feu ? profitez du moment
Où chacun parle haut d’amour, de sentiment,
Pour demander tout bas ce que du vôtre on pense.
Si tremblante on répond à cette confidence,
Ah ! quel trouble divin ! quel espoir enchanteur !
Et qu’il faut de vertu pour cacher son bonheur !
Le jaloux qui vous voit, en vain se désespère,
Vous pouvez sans danger rire de sa colère.
Ailleurs les importuns sont l’effroi du plaisir,
Là leur babil joyeux étouffe un doux soupir,
Et les tendres aveux d’un charmant tête-à-tête
Se trouvent protégés par le bruit de la fête.

MATTA.

Mais ce qui me ferait pencher vers cet avis,
C’est que ces fêtes-là déplaisent aux maris,
Et qu’en fait de danger ces messieurs s’y connaissent.

LA MARQUISE.

C’est fort souvent à tort que leurs soupçons y naissent.
Mais laissons ce sujet et parlons sans détour :

(Au Chevalier.)
Le motif qui vous fait désirer qu’à la cour
Je me rende ce soir, aisément se devine ;
Mais tranquillisez-vous, on y verra Delphine,
La duchesse d’Alby pour moi l’y conduira.

LE CHEVALIER d’un air tendre.

Et quelle autre pour nous, vous y remplacera ?


SCÈNE VII.


MERVILLE, DELPHINE, LA MARQUISE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, MATTA.


LE MARQUIS, en montrant la Marquise.

Demandez-lui plutôt.

DELPHINE.

Demandez-lui plutôt.Est-il bien vrai, ma tante ?
Vous n’irez point au bal, seriez-vous mal portante ?

LE MARQUIS.

Par ma foi, cette crainte aujourd’hui suffirait
Pour critiquer nos mœurs et les peindre en un trait.
De refuser un bal avez-vous la sagesse ?
Chacun vous croit malade et près de vous s’empresse,
Comme si pour rester chez soi tranquillement,
Il fallait que l’on fût à son dernier moment.

LA MARQUISE.

Je n’ai pas, je l’avoue, une aussi bonne excuse
À vous donner…

DELPHINE.

À vous donner…Eh bien ! si ma tante refuse,
Je ne la quitte pas et je refuse aussi.

MERVILLE, à Delphine, avec dépit.

Espérez-vous causer plus librement ici
Avec le Chevalier ?

DELPHINE, à Merville.

Avec le Chevalier ? Oui, monsieur.

LA MARQUISE.

Avec le Chevalier ? Oui, monsieur.Je m’oppose
À ce beau sacrifice, et ne serai point cause
D’une privation dont tous nos courtisans
Me feraient à bon droit des reproches sanglans.
En agissant ainsi, ma chère, l’on commande.

LE MARQUIS.

Je le vois, vous allez céder à sa demande.

LA MARQUISE, regardant le Chevalier.

Lorsque de m’en prier tout le monde est d’accord.
Pourrais-je résister sans me donner un tort ?

DELPHINE.

Ah ! c’est trop de bonté.

LE CHEVALIER, à la Marquise.

Ah ! c’est trop de bonté.Ce trait de complaisance
Vous assure à jamais de ma reconnaissance.
Je n’aurais porté là qu’un esprit fort distrait,
Et j’y vais, grâce à vous, trouver un intérêt.

DELPHINE, à la Marquise.

Si pourtant vous souffrez, il n’est pas raisonnable…

LA MARQUISE, regardant le Chevalier.

Je me sens beaucoup mieux.

LE CHEVALIER, à la Marquise.

Que vous êtes aimable !

LA MARQUISE, à part.

Therme a tout dit.

LE MARQUIS, d’un air fin à la Marquise.

Therme a tout dit.J’entends, oui, vous faites fort bien ;
Mais comme dans ces bals je ne suis bon à rien,
J’espère bien ici, messieurs, ne vous déplaise,
Avec l’un de vous trois souper tout à mon aise.

LE CHEVALIER, vivement.

Matta sera charmé de rester avec vous.

MATTA.

Qui, moi ?

LE CHEVALIER.

Qui, moi ?De ces plaisirs il n’est pas fort jaloux ;
Et celui de causer en toute confiance,
En sablant avec vous quelque bon vin de France,
Sera, j’en suis certain, beaucoup plus de son goût.

LE MARQUIS.

Je compte donc sur lui.

MATTA.

Je compte donc sur lui.N’y comptez pas du tout.
Je ne saurais…

LE CHEVALIER.

Je ne saurais…Allons, point de cérémonie.
(Bas à Matta.)
Encore cette fois ; de tenir compagnie
À notre cher marquis, on te saura bon gré.

LE MARQUIS.

Pourtant à ce souper, s’il avait préféré…

LE CHEVALIER.

Non ; des gens scrupuleux c’est l’usage ordinaire,
Ils se font ordonner ce qu’ils brûlent de faire.

LE MARQUIS.

Ah ! puisqu’il est ainsi, je le garde ce soir
En dépit de lui-même, et je lui ferai voir
Qu’autant que chez un prince, on s’amuse à ma table.

MATTA, avec ironie.

J’en suis bien convaincu !

LE CHEVALIER, bas à Matta.

J’en suis bien convaincu !Mais sois donc plus traitable.

MATTA.

C’est par trop abuser…

LE CHEVALIER, de même

C’est par trop abuser…En restant avec lui
Tu détruis les soupçons…

MATTA.

Matta sera charmé de rester avec vous.Oui ; mais je meurs d’ennui.

LE CHEVALIER.

Allons, c’est convenu. (Bas à Matta.) La Marquise t’en prie.

MATTA.

Vraiment ?

LA MARQUISE.

Vraiment ?Il se fait tard ; venez, ma chère amie.

LE MARQUIS.

Allez, et secondez s’il se peut mon dessein.

LA MARQUISE.

Puis-je compter sur vous pour me donner la main,
Merville ?

MATTA, au Chevalier.

Merville ?Tu l’entends, je ne puis me défendre…

MERVILLE.

À vos ordres, madame, ici je vais me rendre.

(La Marquise et Delphine sortent, Merville les suit.)
LE CHEVALIER, à Matta.

Patience. (Haut.) Un instant, si je puis m’échapper,
Avec vous, mes amis, je reviendrai souper.

LE MARQUIS.

Vraiment ?

LE CHEVALIER.

Vraiment ?Je le promets.

MATTA, prenant la main du Chevalier.

Vraiment ? Je le promets.Eh bien, je veux te croire.

LE CHEVALIER.

En m’attendant, parlez de sciences, d’histoire ;
Enfin, amusez-vous. (Bas au Marquis.) Ne le ménagez point,
Il est sur tout cela, savant au dernier point ;
Mais loin d’en convenir, comme un diable il le nie.

LE MARQUIS, au Chevalier.

Voilà, pour un savant, une étrange manie.


FIN DU PREMIER ACTE.


ACTE II.


SCÈNE PREMIÈRE.


THERME, LE CHEVALIER.


LE CHEVALIER.

Oui, j’en dois convenir, tu ne m’as pas trompé.
D’un sentiment profond son cœur est occupé ;
El si tu me sers bien, la sensible marquise,
Au gré de mes désirs, sera bientôt soumise.
Sais-tu qu’elle est charmante, et que de ses beaux yeux,
De ses traits séduisants, je suis presque amoureux ?
Mais je l’empêcherai de me tourner la tête.

THERME.

Et comment ?

LE CHEVALIER.

Et comment ?En faisant au plus tôt sa conquête.
Va, dès qu’on lui ravit le bonheur d’espérer,
L’amant le plus épris cesse de délirer.
Le bonheur seul rend sage.

THERME.

Le bonheur seul rend sage.Ah ! l’on doit vous en croire,
Car chez vous la raison vient avec la victoire.

LE CHEVALIER.

C’est bon ; de celle-ci songeons à profiter.
As-tu là le billet que je viens de dicter ?

THERME.

Oui, monsieur, j’en ai fait une belle copie,
Voulez-vous la signer ?

LE CHEVALIER.

Voulez-vous la signer ?Je n’en ai nulle envie,
L’auteur de cet avis doit rester inconnu.
Ou, si non… tu m’entends ! (Il le menace du geste.)

THERME.

Ou, si non… tu m’entends !Fort bien, c’est convenu.
Lorsque de l’orthographe on n’a pas l’habitude,
De semblables écrits demandent de l’étude.
Je vais me lire encor pour plus de sûreté.
(Il lit.)
« À monsieur, monsieur le capitaine des gardes de son
altesse madame Royale. »
L’adresse me paraît fort bien en vérité !

LE CHEVALIER.

Poursuis.

THERME, lit.

« Monsieur le capitaine est averti que par suite d’une querelle
survenue ce soir entre le marquis de Sénante et le chevalier
de Matta, ces messieurs se sont donné rendez-vous
demain matin sur les remparts. »

LE CHEVALIER, à part

demain matin sur les remparts.Je vois d’ici l’effet de cette lettre.

THERME, rêvant.

Demain sur les remparts.

LE CHEVALIER.

Demain sur les remparts.Ne va pas la remettre
Toi-même, il faut qu’un autre ait soin de la porter.

THERME, rêvant toujours.

Oui, monsieur…

LE CHEVALIER.

Oui, monsieur…Allons, pars.

THERME.

Oui, monsieur… Allons, pars.Mais…

LE CHEVALIER.

Oui, monsieur… Allons, pars. Mais…Qui peut t’arrêter ?

THERME.

Je veux être pendu si j’entends quelque chose
À ces contes en l’air que votre esprit suppose.
Car jamais le Marquis et monsieur de Matta

N’ont eu, j’en suis certain, de ces querelles-là.
Tous deux savent trop bien que, sur le moindre indice
D’un projet de duel, aussitôt la justice
Fait conduire en prison combattants et témoins,
Le tout pour leur apprendre à se disputer moins.

LE CHEVALIER.

Eh bien ! ne vois-tu pas dans cette loi sévère,
Le parti que l’on peut tirer de leur colère ?

THERME.

Quoi, vous auriez dessein ?

LE CHEVALIER.

Quoi, vous auriez dessein ?Il le faut bien vraiment,
Puisque je ne saurais la voir seule un moment.

THERME.

Ah ! morbleu m’y voilà, la ruse est excellente :
Sans contrainte il faut voir madame de Sénante ;
Mais un mari soigneux, un amoureux soumis…

LE CHEVALIER.

L’accompagnent sans cesse.

THERME.

L’accompagnent sans cesse.Ils sont fort bons amis.

LE CHEVALIER.

On les dit en querelle…

THERME.

On les dit en querelle…Et vite on les arrête.

LE CHEVALIER.

Pour qu’ils ne viennent point troubler le tête-à-tête.

THERME.

Ô génie admirable ! et qui confond le mien !
Vous seul pouviez trouver cet innocent moyen !

LE CHEVALIER, riant.

Il est bon, n’est-ce pas ?

THERME.

Il est bon, n’est-ce pas ?Comment donc, immanquable !

LE CHEVALIER.

Mais de le seconder seras-tu bien capable ?

THERME.

Quelle crainte ! eh ! monsieur, ne vous souvient-il plus,
Des murs que j’ai sautés, des coups que j’ai reçus,
De ces assauts de nuit, périlleuses affaires
Qui pouvaient m’envoyer tout d’un trait aux galères,
Et dont je suis sorti sans cesse avec bonheur ?

LE CHEVALIER.

Oh ! oui, tu fus toujours un fripon plein d’honneur ;
Mais ne va pas ici, voulant m’en faire accroire,
De mon habit brodé recommencer l’histoire.

THERME.

Ah ! monsieur, pouvez-vous garder le souvenir
De ce trait de gaîté ?

LE CHEVALIER.

De ce trait de gaîté ?J’aurais du t’en punir :
Mais songe à mériter cet excès d’indulgence
En faisant aujourd’hui preuve d’intelligence.

THERME.

Si pourtant sans avoir rien à me reprocher,
Ces messieurs s’obstinaient à ne pas se fâcher,
Et s’accordaient au mieux ?

LE CHEVALIER.

Et s’accordaient au mieux ?Ah ! je les en défie,
Ils ne sauraient avoir tant de philosophie.
J’ai déjà mis Matta de fort mauvaise humeur ;
Le Marquis est pédant, susceptible, frondeur ;
De l’autre il va vouloir éprouver la science,
Et dès le premier mot ils perdront patience.
Mais on vient, c’est Matta qui s’avance vers nous,
Je ne veux pas sur moi qu’il use son courroux. (Il sort.)


SCÈNE II.


THERME seul.

Allez, pour l’augmenter je ferai mon possible.
Que de pareils amis la tendresse est risible !
C’est à qui se nuira le plus habilement.




SCENE III.


MATTA, THERME.


MATTA.

Chez ces dames ton maître est-il en ce moment ?

THERME.

Pour les conduire au bal il est venu les prendre,
Et déjà tous les trois sont partis pour s’y rendre.
Je croyais qu’avec lui vous étiez à la cour ?

MATTA avec humeur.

S’il ne m’avait joué le plus indigne tour
J’y serais en effet ; mais son humeur joyeuse
A voulu m’imposer la faveur précieuse
De souper, tête à tête, avec le vieux Marquis.

THERME.

Ce soir même ? et quel crime avez-vous donc commis
Pour avoir à subir une telle sentence ?

MATTA.

Quel crime ! ah ! dis plutôt un excès d’innocence.
Mais qu’on me paye ou non de ce généreux trait,
Je le ferai servir à quelque autre intérêt.

THERME.

C’est bien prendre la chose.

MATTA.

C’est bien prendre la chose.Oui, dans cette journée
Je veux du Chevalier fixer la destinée.

THERME.

Et comment, s’il vous plaît ?

MATTA.

Et comment, s’il vous plaît ?En obtenant pour lui,
La main du tendre objet qui l’enchaîne aujourd’hui.

THERME, à part.

Peste soit du projet. (Haut.) Quoi, marier mon maître ?
Vous, son meilleur ami ! d’un procédé si traître
Vous êtes incapable…

MATTA.

Vous êtes incapable…Eh ! puis-je faire mieux ?
La nièce du Marquis a de nobles aïeux.

THERME.

Mais pour le marier, songez donc, je vous prie,
À ses goûts inconstants, à son étourderie.

MATTA.

C’est parce que j’y songe, et veux l’en corriger,
Que j’ai formé ce plan ; il est temps de changer
Sa conduite frivole et souvent périlleuse,
Pour l’honnête repos d’une existence heureuse.

THERME.

Cet honnête repos, ou je me trompe fort,
Doit beaucoup ressembler au calme de la mort ;
Et mon maître, monsieur, s’amuse trop à vivre
Pour goûter un conseil si dangereux à suivre.

MATTA.

Il ne s’amuse pas autant que tu le crois,
Et tu peux sur ce fait t’en rapporter à moi :
Depuis plus de dix ans l’amitié nous enchaîne ;
J’ai suivi malgré moi le torrent qui l’entraîne,
Et je sais mieux qu’un autre à quel point ce fracas
De revers, de succès, lui cause d’embarras ;
Et combien fort souvent les soins et les fatigues,
De conduire à la fois une foule d’intrigues,
De jouer sans argent, d’emprunter sans crédit,
Bien loin de l’amuser, lui font perdre l’esprit.

THERME à part.

C’est trop vrai.

MATTA.

C’est trop vrai.Des maris, sans avoir à nous plaindre,
Nous commençons pourtant à nous faire un peu craindre.
Il en est de fâcheux ! aussi je crois prudent
De s’amender beaucoup, car il est évident
Qu’à force de tromper les pères et les filles,
Nous nous ferons chasser de toutes les familles.

THERME.

Cela vaut encor mieux que de s’y voir admis
À charge d’épouser la fille du logis.
Mais vous renoncerez à ce plan téméraire,
Le cher Marquis n’est pas très-facile en affaire ;
Dès que sur ce sujet il vous verra venir,
Sa fureur…

MATTA.

Sa fureur…Quelle idée !

THERME.

Sa fureur… Quelle idée !Il faut vous prévenir
Qu’humoriste et brutal ici chacun le nomme.

MATTA.

Non, il est ennuyeux ; mais c’est un fort bon homme.

THERME.

(À part.)
Quel sang-froid ! inventons quelque chose de mieux.
(Haut.)
Mais vous ignorez donc jusqu’où ce furieux,
Dans un accès d’humeur, peut porter la vengeance.
On cite mille traits de son extravagance.
D’abord… deux jeunes gens enfermés dans la tour,
Pour avoir à sa femme osé faire la cour.
Un autre, moins discret… ou plus heureux peut-être,
Qu’il a fait sans façon jeter par la fenêtre.

MATTA.

Oh ciel ! que dis-tu là ?

THERME.

Oh ciel ! que dis-tu là ? Bah ! ce n’est encor rien :
Pour sauver son honneur il a plus d’un moyen ;
Et dès que le soupçon s’empare de son âme,
Il gronde, il bat, il tue…

MATTA.

Il gronde, il bat, il tue…Eh ! mon Dieu, de sa femme,
Jamais un seul instant je ne l’ai vu jaloux.

THERME.

C’est que devant témoin il cache son courroux.
Pour tromper l’ennemi, des maris d’Italie
Vous ne connaissez pas toute la perfidie :
Devenez-vous l’objet de leurs jaloux transports,
À vous bien recevoir ils redoublent d efforts.
Le plus vindicatif vous caresse, vous fête,
Auprès de sa moitié vous laisse tête à tête ;
Mais si bravant l’écueil qu’il fallait éviter,
De ce petit moment vous osez profiter,
Dieu puissant, quel malheur !… Tenez, monsieur, j’en tremble.
Ah ! si vous m’en croyez, ne soupez pas ensemble,
Ce marquis me fait peur, ne vous y fiez point.

MATTA.

Comment, tu le croirais violent à ce point ?

THERME.

Demandez à ses gens. On a beau vouloir feindre,
Avec nous les défauts se font jour.

MATTA.

Avec nous les défauts se font jour.Qu’ai-je à craindre
Des siens ?

THERME.

Des siens ?Tout.

MATTA.

Des siens ? Tout.Comment, moi ?

THERME.

Des siens ? Tout. Comment, moi ?N’en soyez pas surpris.

De sa femme il voit bien que vous êtes épris ;
Et je me trompe fort, ou dans cette occurrence
Il va de votre cœur essayer la prudence.

MATTA.

Je le dérouterai sans peine.

THERME à part.

Je le dérouterai sans peine.Quel ennui !

MATTA.

D’abord sur tous les points je dirai comme lui.

THERME à part.

Diable ! (Haut.) Gardez-vous-en ; cette douce habitude
Est des amans heureux l’ordinaire attitude :
Montrez-vous bien plutôt intrépide, tranchant,
Et s’il le fallait même, un tant soit peu méchant.
C’est le plus sûr moyen de triompher du traître.

MATTA.

Non, non, je ne saurais…

THERME.

Non, non, je ne saurais…Mais je le vois paraître,
À son caprice au moins ne soyez pas soumis.
Songez bien…

MATTA.

Songez bien…C’est assez. Porte ailleurs tes avis.
Un semblable intérêt m’importune et m’irrite.

THERME à part.

Il se fâche ? envoyons le billet au plus vite. (Il sort.)



SCÈNE IV.
MATTA seul

Sans croire aux sots propos qu’il vient de débiter,
J’aurais mieux fait pourtant de ne pas l’écouter.



SCÈNE V.


MATTA, LE MARQUIS DE SÉNANTE.


LE MARQUIS à ses gens, sans voir Matta.

Je ne veux point revoir un maraud de la sorte ;
Et quand il reviendra, défendez-lui ma porte.
Avec tant d’impudence et de fatuité,
Sans égards, sans respect pour nulle autorité,
À des gens tels que moi prétendre en faire accroire !

MATTA à part.

À qui donc en a-t-il ?

LE MARQUIS, sans voir Matta.

À qui donc en a-t-il ?Parbleu, de cette histoire
Il se repentira. D’abord de ma maison
Je le chasse à jamais.

MATTA à part.

Je le chasse à jamais.Therme aurait-il raison ?

LE MARQUIS, apercevant Matta.

Ah ! c’est vous ? Pardonnez. (À lui-même.) Avoir l’effronterie
De vouloir me duper !

MATTA.

De vouloir me duper !Vous, monsieur ?

LE MARQUIS.

De vouloir me duper ! Vous, monsieur ?Je parie
Qu’ayant trouvé chez moi facilement accès,
Le fat se croit déjà certain de son succès.

MATTA.

Mais de qui parlez-vous ?

LE MARQUIS.

Mais de qui parlez-vous ?Du plus sot personnage,
Qui d’un présent plus sot prétend me faire hommage.
Enfin c’est un auteur qui vient me dédier
Un livre, que sans honte on ne peut publier.

L’ignorant, sur l’histoire à chaque instant radote,
Et prête à Xénophon ce que dit Hérodote.

MATTA à part.

Quoi ! c’est là le sujet ? Diable soit de l’auteur,
Avec sa dédicace ; il m’a fait une peur…

LE MARQUIS.

L’ennuyeux écrivain ! Que le ciel vous préserve
De le lire jamais.

UN LAQUAIS annonçant.

De le lire jamais.Monsieur veut-il qu’on serve ?

LE MARQUIS.

Oui. (À Matta.) J’ai dit qu’on nous fît souper dans ce salon.
Nous y causerons mieux des filles d’Apollon,
De leurs divins travaux ; mon cher, que vous en semble ?

MATTA.

Si vous le permettez, nous parlerons ensemble
De femmes un peu moins savantes.

LE MARQUIS.

De femmes un peu moins savantes.J’y consens.

MATTA.

Laissons les gens d’esprit leur prodiguer l’encens.

LE MARQUIS à part.

Ah ! comme avec adresse il me donne le change !

MATTA en se mettant à table.

Ma foi sur le souper il faut que je me venge,
C’est l’unique moyen de prendre mon parti.

LE MARQUIS.

Buvons… Vous offrirai-je un peu de ce rôti ?

MATTA.

Volontiers.

LE MARQUIS.

Volontiers.Vous avez tous les dons, sur mon âme :

Convive du mari, soupirant de la femme,
Aimable pour chacun, de tous deux bien venu.

MATTA.

De votre femme ! moi le soupirant connu ?

LE MARQUIS.

Eh quoi ! prendriez-vous ce nom pour une offense ?
Je serais fort blessé de cette irrévérence.
Apprenez que ma femme a bien assez d’appas,
Pour voir mille galans enchaînés à ses pas ;
Et qu’épris de ses yeux, des gens du haut parage,
N’ont pas cru s’abaisser en lui rendant hommage.

MATTA.

De ses attraits bien loin de nier le pouvoir,
Croyez que le respect, la crainte, le devoir,
Ont seuls…

LE MARQUIS, fort animé.

Ont seuls…Dirait-on pas que chercher à lui plaire
Est un soin ridicule ?

MATTA.

Est un soin ridicule ?Allons, point de colère :
Si près d’elle j’obtiens quelque espoir de retour,
Puisque vous l’ordonnez, je lui ferai la cour.

LE MARQUIS.

De nos maris jaloux je n’ai point le système,
Et rien ne peut troubler ma confiance extrême.

MATTA.

Ah ! c’est aussi montrer trop de tranquillité !

LE MARQUIS.

Non, j’ai trois sûrs garans de ma sécurité :
Le premier est, d’abord, la vertu de ma femme ;
Après, le sentiment qui pour moi seul l’enflamme ;
Et pour troisième, enfin, l’avantage réel
De joindre à certain air un esprit naturel

Qui doit, sans vanité, me rendre préférable
À l’amant le plus tendre et le plus agréable.

MATTA.

À cet obstacle-là je n’avais pas pensé :
Les agrémens sont tout, oui, rien n’est plus sensé,
Et vous avez raison de compter sur les vôtres ;
Allez, ce garant-là vaut autant que les autres.

LE MARQUIS.

N’est-ce pas ?

MATTA.

N’est-ce pas ?Comment donc ! je n’ai jamais douté
Des plaisirs que l’on trouve en votre intimité.
Et pour vous le prouver, je vais, sans plus d’adresse,
Vous demander la main de votre aimable nièce.

LE MARQUIS.

Vous arrivez trop tard ; je ne puis vous nier
Qu’elle est depuis long-temps promise au Chevalier.

MATTA.

À Grammont ?

LE MARQUIS.

À Grammont ?C’est encore un secret de famille.
Il nous fallait savoir comment la jeune fille
Accueillerait ce choix ; et s’il vous l’a caché,
Votre ami le devait, n’en soyez pas fâché.

MATTA.

Vraiment, non ; dans ceci rien ne peut me déplaire,
Car c’était pour lui seul que j’entamais l’affaire.

LE MARQUIS.

Oui ?… Tant mieux ; mais étant d’accord sur cet objet,
Occupons-nous un peu d’un plus grave sujet.
Tel que vous me voyez, vif, léger dans le monde,
Je n’en ai pas moins fait une étude profonde
De l’histoire, et des mœurs de chaque nation.

Sur ce point important de l’érudition,
Votre savoir, dit-on, mérite des éloges,
Et je veux réprouver : parlons des Allobroges.

MATTA.

Des Allobroges ? Moi… je n’en connais pas un.

LE MARQUIS.

Allons donc… Sans vouloir vous paraître importun,
Je puis vous demander vers quel temps ces barbares
Sont venus en Piémont porter leurs mœurs bizarres :
Ce fait n’est constaté par nul historien.
Peut-être savez-vous ?…

MATTA.

Peut-être savez-vous ?…Vraiment, je n’en sais rien.
Mais c’est probablement dans le temps de la ligue,
Lorsque les lansquenets… appelés par l’intrigue
Des Guises, vinrent…

LE MARQUIS.

Des Guises, vinrent…Bah ! je doute de ce fait.

MATTA se levant.

Par ma foi, doutez-en, tout autant qu’il vous plaît.

LE MARQUIS.

Pour un homme érudit…

MATTA.

Pour un homme érudit…Que le ciel me punisse,
Si d’être un érudit j’eus jamais la malice.

LE MARQUIS.

Vous le niez en vain ; et ce soir même ici,
À propos de savans Grammont vous a trahi.

MATTA.

Le traître ! il le sait bien ; nous autres gens de guerre
Nous ne lisons jamais.

LE MARQUIS.

Nous ne lisons jamais.Tout prouve le contraire.
Vous avez trop d’esprit pour être un ignorant.

MATTA avec impatience.

Je ne sais rien, vous dis-je ; et même en écoutant
Des prétendus docteurs l’ennuyeux radotage,
Je serais bien fâché d’en savoir davantage.

LE MARQUIS.

Que veut dire cela ? Serais-je par hasard,
Un des docteurs traités avec si peu d’égard ?

MATTA.

Moi, passer pour savant ? L’aventure est nouvelle.




SCÈNE VI.


MATTA, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, LA MARQUISE, DELPHINE, MERVILLE.


LE CHEVALIER.

Eh ! mais d’où vient ce bruit ? ici l’on se querelle ?

LE MARQUIS.

Eh ! non, nous discutons.

MATTA, au Chevalier.

Eh ! non, nous discutons.Traître !

LA MARQUISE.

Eh ! non, nous discutons. Traître !Sur quel sujet ?

LE MARQUIS.

Sur rien.

LE CHEVALIER à part

Sur rien.Ma confidence a produit son effet.

MATTA.

Ce dernier est trop fort !

LE MARQUIS.

Ce dernier est trop fort !Du bal de la princesse
Vous revenez bientôt ?

LA MARQUISE.

Vous revenez bientôt ?C’est vrai ; mais votre nièce
A désiré rentrer.

DELPHINE, bas à la Marquise.

A désiré rentrer. Ma tante, épargnez-moi ;
Et si j’ai du chagrin, ne dites pas pourquoi.

LA MARQUISE.

Mon Dieu ! rassurez-vous, je sais ce qu’il faut taire.

LE MARQUIS.

Un si brusque retour cache quelque mystère.

MERVILLE.

Je le crois comme vous ; le bal était charmant,
Et madame en faisait le plus bel ornement,
Lorsque, sur je ne sais quelle subite idée,
À partir tout à coup elle s’est décidée.

DELPHINE.

Pour ce retour, moi seule ai droit à votre humeur,
Je me sentais tort mal.

MERVILLE.

Je me sentais tort mal.Vraiment ! (À part.) Ah ! quel bonheur !

LA MARQUISE.

Souvent dans les projets dont on jouit d’avance,
Le moindre événement trompe notre espérance ;
(À Delphine.)
Pour attrister la joie il ne faut qu’un regret.

LE MARQUIS.

Et je n’étais pas là, quel aimable intérêt !

LE CHEVALIER bas à la Marquise, pendant que le Marquis cause avec Matta.

Songez à l’entretien dont j’obtins la promesse,
Demain avant midi…

LA MARQUISE.

Demain avant midi…Non, non…

LE CHEVALIER.

Demain avant midi… Non, non…Quelle faiblesse !

LA MARQUISE, minaudant.

À quoi bon ?

LE CHEVALIER souriant.

À quoi bon ?Je le veux.

LA MARQUISE.

À quoi bon ? Je le veux.Vous me désespérez,
Je ne suis jamais libre…

LE CHEVALIER d’un ton résolu.

Je ne suis jamais libre…Eh bien ! vous le serez.

LE MARQUIS à Matta.

Allons, convenez-en.

LE CHEVALIER, au Marquis.

Allons, convenez-en.Eh ! mais, sur quel chapitre
Disputiez-vous tantôt, je veux être l’arbitre
De ce fameux procès ; il paraît sérieux,
Car tout à l’heure encor vous étiez furieux.

LE MARQUIS.

Non.

LE CHEVALIER au Marquis.
(Montrant Matta.)

Non.Vous l’étiez, vous dis-je ; et je vois à sa mine
Que malgré ses efforts la fureur le domine.

LE MARQUIS.

Vraiment, de son humeur je serais fort surpris.

LE CHEVALIER bas à Matta.

Eh ! mon dieu, qu’as-tu fait à ce pauvre Marquis ?

MATTA.

Moi ? rien vraiment ; lui seul m’a fait donner au diable,
Avec ses mots savans.

LE CHEVALIER à Matta.

Avec ses mots savans.Sois donc plus raisonnable.
(Bas au Marquis.)
Je l’avais bien prévu.

LA MARQUISE au Chevalier.

Je l’avais bien prévu.Que disiez-vous tout bas ?

LE CHEVALIER à la Marquise.

Bon, de ce différent ne vous alarmez pas.

LE CHEVALIER à Matta, en montrant le Marquis.

Son regard te menace.

MATTA.

Son regard te menace.Allons donc, tu veux rire ?

LE CHEVALIER avec affectation.

Je prétends que sur toi tu prennes quelque empire.

MATTA.

Mais je suis fort tranquille.

LE CHEVALIER élevant la voix.

Mais je suis fort tranquille.Allons, modère-toi.

LE MARQUIS.

Qu’est-ce donc ?

LE CHEVALIER feignant d’être ému.

Qu’est-ce donc ?Ce n’est rien.

MATTA.

Qu’est-ce donc ? Ce n’est rien.Mais encore ?…

LE CHEVALIER l’interrompant.

Qu’est-ce donc ? Ce n’est rien. Mais encore ?…Suis-moi.

LE MARQUIS.

Pourquoi donc l’emmener ?

LE CHEVALIER.

Pourquoi donc l’emmener ?Il ferait une scène,
Je le connais, il faut d’ici que je l’emmène,
Il se croit insulté, blessé.

LE MARQUIS.

Il se croit insulté, blessé.Par qui ?

LE CHEVALIER.

Il se croit insulté, blessé. Par qui ?Par vous.
N’allez pas d’un seul mot augmenter son courroux.

LA MARQUISE.

Qu’a-t-il donc ?

LE MARQUIS.

Qu’a-t-il donc ?Ah ! parbleu, ce courroux est risible,
Et moi seul aurais droit d’être aussi susceptible,
Car il s’est exprimé…

LE CHEVALIER, à Matta.

Car il s’est exprimé…Sortons. Il perd l’esprit.

MATTA.

Non, non, je veux savoir contre moi ce qu’il dit.
(Au Marquis.)
Monsieur…

LE CHEVALIER.

Monsieur…Tais-toi.

LE MARQUIS, à Matta.

Monsieur… Tais-toi.Monsieur…

LE CHEVALIER, entraînant Matta vers la porte.

Monsieur… Tais-toi. Monsieur…Viens donc, je t’en supplie.

MATTA.

Quel démon !

LE CHEVALIER.

Quel démon !Entre amis doit-on risquer sa vie ?




SCÈNE VII.


LE MARQUIS, LA MARQUISE, DELPHINE, MERVILLE.


LE MARQUIS.

De cet accès d’humeur je reste confondu.

LA MARQUISE.

C’est à vous qu’il en veut, si j’ai bien entendu ?

LE MARQUIS.

Le Chevalier le dit, et je me romps la tête
Pour deviner d’où vient cette grande tempête.

MERVILLE.

Mais de cette fureur si vous le trouvez bon,
J’irai, sans plus tarder, lui demander raison ?

LE MARQUIS.

Grand merci, c’est à moi de calmer sa colère.

LA MARQUISE.

L’auriez-vous offensé ?

LE MARQUIS.

L’auriez-vous offensé ? Vraiment, bien au contraire,
Nous avons en soupant resserré les doux nœuds
D’une amitié durable, et j’ai comblé ses vœux,
En lui faisant d’abord la sincère promesse
De donner son ami pour époux à ma nièce.

MERVILLE.

Qu’entends-je ?

LA MARQUISE, à Merville.

Qu’entends-je ?Taisez-vous.

DELPHINE.

Qu’entends-je ? Taisez-vous.Oh ciel !

LA MARQUISE.

Qu’entends-je ? Taisez-vous. Oh ciel !Le Chevalier,
Qui prétend toujours plaire et jamais se lier,
Vous a fait demander Delphine en mariage ?

LE MARQUIS.

Oui, ma foi, c’en est fait, il veut devenir sage.

LA MARQUISE.

Vraiment ?

LE MARQUIS.

Vraiment ?J’ai d’autant mieux secondé son désir
Que j’avais vu ses soins reçus avec plaisir,
Et que j’étais bien sûr de contenter Delphine.

MERVILLE avec dépit.

Vous le voyez, l’amour aisément se devine,
Et chacun veut servir un si doux sentiment.
Permettez que je joigne ici mon compliment
À tous ceux dont bientôt vous recevrez l’hommage.

DELPHINE.

Croyez bien qu’il me flatte on ne peut davantage.
(À part.}
J’en mourrai, mais n’importe.

LE MARQUIS à Delphine.

J’en mourrai, mais n’importe.Eh bien, que réponds-tu ?

LA MARQUISE.

Mais vous la pressez trop, son cœur est combattu
Par tous les sentiments qu’un tel projet inspire.
Elle a trop à penser pour avoir rien à dire.

MERVILLE.

Eh ! mais, en pareil cas le silence répond.

LA MARQUISE avec impatience à Merville

Vraiment, par sa bonté votre avis me confond.
Mais pour nous le donner attendez qu’on l’exige.

LE MARQUIS.

Non, en parlant ainsi franchement il m’oblige.
Car malgré son sang-froid, je craignais en secret
Que de ce mariage il n’eût quelque regret.

DELPHINE avec vivacité.

Vous étiez sur ce point dans une erreur bien grande.

LA MARQUISE.

Mais vous en dites là, plus qu’on ne vous demande.

DELPHINE..

Non, madame, et je veux dans ce même moment,
Décider démon sort irrévocablement.
Puisqu’à former ces nœuds ici chacun m’engage,
J’aurais tort de vouloir différer davantage ;
Ainsi mon oncle peut disposer de ma main,
Et pour vous plaire à tous, s’il le faut dès demain,
J’épouserai celui que son choix me destine.
(À part.)
Je l’ai bien mérité, malheureuse Delphine ! (Elle sort en pleurant.)

LE MARQUIS.

Eh bien !…

MERVILLE, à la Marquise.

Eh bien !…Vous l’entendez, je suis au désespoir,
Et je vous jure ici de ne plus la revoir. (Il sort.)

LA MARQUISE.

Ces menaces d’amants ne sont pas fort à craindre ;
Mais allons consoler des deux le plus à plaindre.

(Elle passe dans l’appartement de Delphine.)



SCÈNE VIII.


LE MARQUIS, à Merville, qu’il croit encore là.

Contre nous sans raison, pourquoi donc s’emporter ?
Eh bien ! les voilà tous partis sans m’écouter.
Quel démon aujourd’hui leur trouble la cervelle !
L’un, avec son ami, m’invente une querelle ;
L’autre, sans nul motif s’enfuit au désespoir ;
Enfin chacun s’en va, sans me dire bonsoir.
Ah ! si j’y comprends rien, que le ciel me confonde !
Un accès de folie a saisi tout le monde !


FIN DU SECOND ACTE.


ACTE III.


SCÈNE PREMIÈRE.


LA MARQUISE, DELPHINE.


LA MARQUISE.

Allons, prenez courage, et ne vous livrez plus
Aux reproches cruels, aux regrets superflus.
Contre vous, mon enfant, vous êtes trop sévère ;
Un instant, j’en conviens, vous parûtes légère,
Et le plus tendre amant put se croire offensé ;
Mais vous l’aimez encor, et tout est effacé.
Hors le crime odieux qu’on nomme indifférence,
Tous les torts en amour sont pardonnés d’avance.

DELPHINE.

Ah ! dans mon triste cœur vous ranimez l’espoir.
Pourtant il a juré de ne plus me revoir.

LA MARQUISE.

Sans doute, et c’est pourquoi je l’attends dans une heure.

DELPHINE.

Vous l’attendez, vraiment ?

LA MARQUISE.

Vous l’attendez, vraiment ?Pensez-vous qu’il demeure
Long-temps sans revenir s’informer de l’effet
Qu’a produit son dépit, et savoir ce qu’on fait
Pour hâter le moment que son amour redoute ?
De son retour vers vous, ah ! n’ayez aucun doute.
Sans même l’éclairer sur ce que vous pensez,
Vos yeux, votre pâleur, en diront bien assez
Pour ôter de son cœur l’inquiétude affreuse,
De vous croire jamais avec un autre heureuse.

DELPHINE.

Hélas ! il est trop vrai, Merville…

LA MARQUISE.

Hélas ! il est trop vrai, Merville…En ce moment,
Il s’agit beaucoup moins d’apaiser un amant,
Que d’amener votre oncle à rompre l’alliance,
Qui lui semblait devoir combler votre espérance.
C’est à vous, mon amie, à tenter ce succès,
Vous aurez dans son cœur facilement accès.
Il eut toujours pour vous une tendresse extrême ;
Parlez-lui de Merville, avouez qu’il vous aime,
Qu’un instant de dépit vous éloigna de lui,
Mais qu’un sincère amour vous ramène aujourd’hui.
Enfin, dites-lui bien, qu’aux regrets condamnée,
Vous seriez loin de nous, sans cesse infortunée.
Si ce motif touchant sur lui ne gagne rien,
Fiez-vous à mon cœur pour trouver un moyen
De lui faire, avant peu, retirer sa parole,
Pour vous choisir ensuite un mari moins frivole.
Mais on vient… C’est votre oncle, adieu, comptez sur moi.

DELPHINE.

Pour tant d’aimables soins, ah ! combien je vous dois !




SCÈNE II


LE MARQUIS, DELPHINE.


DELPHINE à part.

Hélas ! comment va-t-il accueillir ma prière ?

LE MARQUIS.

J’étais bien sûr, ici, de te voir la première.
Dès que de mariage on prononce le mot,
La crainte et le plaisir vous réveillent bientôt.
Des jeunes filles c’est la coutume ordinaire ;
Elles ne dorment plus quand il s’agit de plaire.
Mais que vois-je ? tes yeux se remplissent de pleurs.

DELPHINE.

Il est vrai…, malgré moi…

LE MARQUIS.

Il est vrai…, malgré moi…Lorsque de ses faveurs,
Le ciel semble vouloir combler ta destinée,
Qui peut donc t’affliger ?

DELPHINE.

Qui peut donc t’affliger ?Je ne me sens pas née
Pour jouir de ces biens en vivant loin de vous.
Si monsieur de Grammont devenait mon époux,
Il faudrait renoncer à vous, à ma patrie,
Et ce serait vraiment sacrifier ma vie.

LE MARQUIS.

Ah ! ces réflexions vous viennent un peu tard,
J’ai donné ma parole, et déjà j’ai fait part
À nos proches parents de ce beau mariage.
Hier vous en avez reconnu l’avantage,
Et tout à coup voilà que vous changez d’avis

DELPHINE.

Mais cependant, mon oncle, il doit m’être permis.

LE MARQUIS.

Eh ! que me parlez-vous d’exil, de sacrifice,
Quand tout est convenu ? d’un semblable caprice,
Non, je ne serai point la dupe, le jouet,
Et vous épouserez le mari qui vous plaît ;
À subir cet arrêt, sans peine on est docile.

DELPHINE en pleurant.

Ah ! je n’ai plus d’espoir !…




SCÈNE III.


Les Précédens, MERVILLE.


LE MARQUIS.

Arrivez donc, Merville.

DELPHINE à part.

C’est lui.

LE MARQUIS.

C’est lui.Venez m’aidez à ramener l’esprit
De ma nièce…

MERVILLE avec embarras.

De ma nièce…Monsieur…, je venais

LE MARQUIS.

De ma nièce… Monsieur…, je venaisIl s’agit
De lui dire, avant tout, combien l’on est blâmable,
Lorsque après avoir fait un choix très-convenable,
On change sans raison, d’humeur, de sentiment,
Et qu’on veut aujourd’hui congédier l’amant,
Que pour futur époux on acceptait la veille.

MERVILLE, avec feu.

Quoi, vous refuseriez ! se peut-il ?

LE MARQUIS.

Quoi, vous refuseriez ! se peut-il ?À merveille.
Par votre étonnement vous en dites bien plus,
Qu’on n’en pourrait jamais exprimer là-dessus.

DELPHINE.

Oui, vous avez le droit de blâmer ma conduite,
Mais puisqu’à cet aveu le malheur m’a réduite,
Au moins puis-je affirmer que d’un trait offensant,
D’un indigne calcul mon cœur est innocent :
J’ai voulu d’un jaloux braver la tyrannie ;
J’espérais me venger ; moi seule suis punie !

LE MARQUIS.

Que dit-elle ?

MERVILLE.

Que dit-elle ?Ah ! grands dieux, si son cœur se repent,
Ainsi que moi, monsieur, montrez-vous indulgent.

LE MARQUIS, avec surprise.

Comment, ainsi que vous ?

MERVILLE, vivement.

Comment, ainsi que vous ?Oui, l’amour lui pardonne !

LE MARQUIS.

À l’autre.



SCÈNE IV.


LE MARQUIS, M. DE MATTA, MERVILLE, DELPHINE.


MATTA.

C’est lui.Puisqu’ici je ne trouve personne
Pour m’annoncer, allons, j’entre tout bonnement.

LE MARQUIS.

Ah ! c’est vous ?

MERVILLE à part.

Ah ! c’est vous ?Quel ennui !

MATTA.

Ah ! c’est vous ? Quel ennui !Dans mon empressement
Je venais sans détour vous parler de l’affaire
Où j’ai, sans le vouloir, excité la colère
D’un homme que j’estime, et qui doit franchement
M’expliquer les motifs de son ressentiment ;
Car je veux être un sot, si dans cette aventure,
Je devine comment j’ai pu vous faire injure.

LE MARQUIS.

Quoi ! sur ce différent vous voulez revenir ?
Ah ! ma foi, j’en avais perdu le souvenir :
Certain de n’avoir dit en cette circonstance
Aucun mot dont parfois l’amour-propre s’offense,
J’attendais en repos qu’ici le Chevalier
Vînt m’apprendre la fin du courroux singulier
Où je vous vis hier, et qui, soit dit sans feinte,
M’a sur votre raison inspiré quelque crainte.

MATTA.

Moi, j’étais fort tranquille, et Grammont sait très-bien
Qu’à votre humeur d abord je ne comprenais rien ;
Mais puisqu’il l’avait vue, il fallait bien y croire,
Et c’est pourquoi je viens…

LE MARQUIS.

Et c’est pourquoi je viens…Oh ! l’excellente histoire !
Avec tout son esprit comme il s’est abusé.

MATTA.

Je crains plus que de nous il se soit amusé.

MERVILLE à part.

Ils n’en finiront pas. (Haut.) Messieurs, la chose est claire,
Et vous n’avez tous deux nul tort dans cette affaire ;
Puisqu’elle est expliquée, il n’y faut plus penser.

LE MARQUIS.

J’y consens de bon cœur ! (à Matta.) et je veux l’embrasser,
Pour le convaincre mieux qu’en ami je le traite.

MATTA.

Allons, embrassons-nous.

(Ils s’embrassent.)




SCÈNE V.


Les précédens, L’OFFICIER DES GARDES, SUITE.


L’OFFICIER

Allons, embrassons-nous.Messieurs, je vous arrête.

LE MARQUIS.

Qu’est-ce à dire ?

DELPHINE.

Qu’est-ce à dire ?Ah ! mon Dieu !

MATTA.

Qu’est-ce à dire ? Ah ! mon Dieu !C’est sans doute une erreur.

MERVILLE.

Connaissez mieux les gens.

L’OFFICIER au Marquis.

Connaissez mieux les gens.Mais n’ai-je pas l’honneur
De parler à monsieur le marquis de Sénante ?

LE MARQUIS.

Oui, que lui voulez-vous ?

L’OFFICIER

Oui, que lui voulez-vous ?Simplement qu’il consente
À me suivre à l’instant.

MATTA.

À me suivre à l’instant.En quels lieux ?

L’OFFICIER

À me suivre à l’instant. En quels lieux ?En prison.

TOUS.

En prison !

LE MARQUIS.

En prison !Allons donc, vous perdez la raison.

MERVILLE à l’officier.

Un moment. De quel droit osez-vous le contraindre ?

L’OFFICIER

Monsieur, voici mon ordre. Ah ! je n’ai rien à craindre.

MERVILLE, prend le papier, et lit.

« Instruit de l’affaire qui doit avoir lieu ce matin entre le
marquis de Sénante et M. de Matta, nous vous enjoignons
l’ordre de les arrêter, en vertu de la loi sur les duels. »

MATTA.

Comment ! dans cet arrêt je suis aussi compris ?

MERVILLE.

Le fait n’est pas douteux.

MATTA à l’officier.

Le fait n’est pas douteux.Monsieur, l’on s’est mépris.

LE MARQUIS.

C’est mon meilleur ami.

MATTA.

C’est mon meilleur ami.Nous sommes bien ensemble.

L’OFFICIER

J’en suis très-fâché ; mais…

MATTA.

J’en suis très-fâché ; mais…Mais, laissez-nous.

DELPHINE.

J’en suis très-fâché ; mais… Mais, laissez-nous.Je tremble.

L’OFFICIER

Rassurez-vous, madame, ils ne se battront pas.

MATTA.

On nous accuse à tort.

LE MARQUIS.

On nous accuse à tort.Jamais pareils débats…

L’OFFICIER

D’une semblable erreur me croiriez-vous capable ?
Quand j’arrête quelqu’un, il est toujours coupable.
À renfermer les gens lorsque j’ai consenti,
Demandez si jamais je me suis repenti.
Allez, en fait d’arrêts on connaît ma science,
Et vous pouvez me suivre en toute conscience.

LE MARQUIS.

Vous vous trompez, vous dis-je.

L’OFFICIER au Marquis.

Vous vous trompez, vous dis-je.On m’a tout raconté.
D’ennuyeux, de pédant, monsieur vous a traité.

LE MARQUIS.

Qui, moi ? jamais…

L’OFFICIER à Matta, lui montrant le Marquis.

Qui, moi ? jamais…Monsieur, piqué de cette offense,
N’a-t-il pas sans égard ri de votre ignorance ?

MATTA.

Que prétendez-vous dire ? il m’aurait… Apprenez
Que je ne souffre point…

L’OFFICIER

Que je ne souffre point…Ah ! vous en convenez !

MATTA.

Je ne conviens de rien.

MERVILLE à Matta.

Je ne conviens de rien.Calmez-vous.

LE MARQUIS à l’officier.

Je ne conviens de rien. Calmez-vous.Je vous jure
Que lui, ni moi, n’avons à venger une injure.

L’OFFICIER

La résistance ici serait hors de saison.
Si, comme on le prétend, ces messieurs ont raison,
La cour les renverra.

MATTA.

La cour les renverra.Quelle grâce infinie !
Et n’espériez-vous pas me garder pour la vie ?
Que feriez-vous de plus si j’étais criminel ?

LE MARQUIS.

Ah ! ne disputons pas dans cet instant cruel,
Et surtout, croyez-moi, ne faisons point d’esclandre.
Si tout à coup, grands dieux ! ma femme allait apprendre
Le triste événement qui va nous séparer,
Elle en pourrait mourir. Ah ! cours la préparer
Sur ce malheur. Delphine, et tache qu’elle ignore
Cette arrestation, quelques moments encore.
Satan fût-il l’auteur de cette trahison,
On ne saurait long-temps nous garder en prison.

MERVILLE.

Pour en être plus sûr, je cours chez la princesse.

DELPHINE à Merville.

Je n’ai d’espoir qu’en vous.

MERVILLE.

Je n’ai d’espoir qu’en vous.Comptez sur ma promesse,
Vous les verrez bientôt.

MATTA.

Vous les verrez bientôt.Allons, il est écrit
Qu’ici je n’aurai pas un seul jour de répit.




SCÈNE VI.


DELPHINE

Voyons ma tante, et sur cette aventure étrange,
Essayons, s’il se peut, de lui donner le change.
Ah ! mon Dieu, la voici.



SCÈNE VII.


LA MARQUISE, DELPHINE.


LA MARQUISE.

Ah ! mon Dieu, la voici.Que s’est-il donc passé ?
Chacun, en me voyant, a l’air embarrassé,
Et vous-même semblez encore tout émue.
Qu’avez-vous ?

DELPHINE.

Qu’avez-vous ?Je n’ai rien ; mais c’est qu’à votre vue
Je ne m’attendais pas.

LA MARQUISE.

Je ne m’attendais pas.Votre oncle était ici ?

DELPHINE.

Oui… Mais…

LA MARQUISE.

Oui… Mais…Et j’y croyais trouver Merville aussi.
Que sont-ils devenus ?

DELPHINE.

Que sont-ils devenus ?Pour affaire pressante
Tous les deux sont sortis… Mais monsieur de Sénante,
Dans peu…

LA MARQUISE.

Dans peu…Si, mon enfant, cela vous est égal,
Dites la vérité, car vous mentez fort mal.

DELPHINE à part.

Je le sens. (Haut.) Eh bien, donc…

LA MARQUISE.

Je le sens. (Haut.) Eh bien, donc…Quelle était cette escorte
De gardes, d’officiers, qui sortait de la porte,
Au moment où j’entrais ici ?

DELPHINE.

Au moment où j’entrais ici ?C’était…

LA MARQUISE.

Au moment où j’entrais ici ? C’était…Eh bien ?

DELPHINE.

C’était pour le marquis. D’abord ne craignez rien,
Il est en sûreté.

LA MARQUISE.

Il est en sûreté.Quel danger le menace ?

DELPHINE.

Puisqu’il est innocent, il obtiendra sa grâce.

LA MARQUISE.

Sa grâce ? à quel supplice est-il donc condamné ?

DELPHINE.

Eh, non ! les officiers d’ici l’ont emmené
Pour le mettre à l’abri d’une méchante affaire.

LA MARQUISE.

Je ne vous comprends pas, parlez-moi sans mystère.

DELPHINE.

Eh bien donc, puisque rien ne saurait vous tromper,
Apprenez qu’un témoin de ce maudit souper,
Où mon oncle et Matta se sont mis en colère,
Est allé raconter au palais cette affaire,
Et qu’on a décidé qu’il fallait tout d’abord
Les conduire en prison pour les mettre d’accord.
C’est quand ils se juraient l’amitié la plus tendre,
Que pour les séparer on est venu les prendre.

LA MARQUISE.

Ils sont donc arrêtés ?

DELPHINE.

Ils sont donc arrêtés ?Hélas ! j’aurais voulu
Vous épargner au moins ce coup inattendu.
Mais sous peu de moments, à ce que dit Merville,
Vous reverrez mon oncle ; ainsi soyez tranquille.

LA MARQUISE réfléchissant.

Et cet avis prudent, sait-on qui l’a donné ?

DELPHINE.

Un de vos gens peut seul en être soupçonné.
L’on n’en doit accuser que son excès de zèle,
Il a craint pour son maitre.

LA MARQUISE.

Il a craint pour son maitre.Et sur cette nouvelle,
Merville, chez madame, est allé réclamer,
Contre un ordre que rien ne peut légitimer ?

DELPHINE.

Ah ! si vous aviez vu son dévouement extrême,
Sa fureur…

LA MARQUISE.

Sa fureur…Oui, je sais à quel point il vous aime.
Et je ne doute pas que cette occasion
Ne serve mieux que nous sa vive passion.
Car tout comble nos vœux.

DELPHINE.

Car tout comble nos vœux.Bon, que voulez-vous dire ?

LA MARQUISE riant.

Que le tour est charmant et qu’il faut bien en rire.

DELPHINE.

Quoi ! cet événement qui m’a fait tant de peur ?…

LA MARQUISE.

Va peut-être à l’instant fixer votre bonheur.

DELPHINE.

Comment ?

LA MARQUISE.

Comment ?Du chevalier ceci n’est qu’une ruse,
Dont il croit profiter ; mais son esprit s’abuse,
Et je veux lui prouver, avant la fin du jour,
Qu’on sait, tout comme lui, jouer un malin tour.
Sans doute, il va venir ; ou je suis bien trompée.
Ou je l’engagerai…



SCÈNE VIII.


LA MARQUISE, DELPHINE, THERME.


THERME, à la porte.

Ou je l’engagerai…Madame est occupée,
Je me retire.

LA MARQUISE.

Je me retire.Entrez.

THERME, à part.

Je me retire. Entrez.Il faut être prudent,
(Haut.)
Mon maître, désolé du petit accident
Qui, sans doute, vous a causé quelque surprise,
M’ordonne de savoir si madame est remise
De ce moment d’effroi ?

LA MARQUISE.

De ce moment d’effroi ?Pas encore.

THERME bas à la Marquise.

De ce moment d’effroi ? Pas encore.Il est là.

LA MARQUISE bas à Therme.

Qu’il attende un instant, je vais (montrant Delphine.)

THERME bas, d’un air fin.

Qu’il attende un instant, je vaisJ’entends cela.

LA MARQUISE.

(Haut.)

Dites au Chevalier que mon cœur est sensible
À ce tendre intérêt. (Bas à Therme.) Et que je suis visible.

THERME.

Il suffit. (À part.) De mes soins voilà le résultat ;
Ma foi, ce rendez-vous valait un coup d’état. (Il sort.)

LA MARQUISE à Delphine, après avoir vu sortir Therme.

Le Chevalier s’avance.

DELPHINE.

Le Chevalier s’avance.Avec lui je vous laisse,
Mais déclarez-lui bien que malgré la promesse
Qu’il reçut de mon oncle et qu’il surprit de moi,
Je ne puis me résoudre à lui donner ma foi.

LA MARQUISE.

Non, ce n’est point assez, il faut qu’il vous refuse ;
Et qu’il soit seul, ici, la dupe de sa ruse.




SCÈNE IX.


LA MARQUISE seule.

Pour combattre avec gloire un semblable ennemi,
Vraiment il faut avoir un courage affermi.
Et sans le noble but où mon amitié vise,
Ah ! je renoncerais bientôt à l’entreprise.
Mais il y va du sort de ces pauvres amants ;
Et si d’un cœur épris feignant les sentiments,
J’assure pour jamais le bonheur d’une amie,
On me pardonnera cette coquetterie.
D’ailleurs, s’il faut le dire, il me paraît charmant
De pouvoir être, un jour, coquette innocemment.




SCÈNE X.


LA MARQUISE, LE CHEVALIER.


LE CHEVALIER.

Eh bien, l’avais-je dit ?… vous voilà délivrée
Des amis dont sans cesse on vous voit entourée.

LA MARQUISE.

Oui, vraiment, vantez-nous l’ingénieux moyen
Qui vous vaut aujourd’hui ce moment d’entretien.

LE CHEVALIER.

Pourquoi pas ?… Suis-je donc à vos yeux si coupable,
D’avoir imaginé cette petite fable,
Dont il ne peut jamais résulter d’autre mal,
Que de prouver à tous l’intérêt sans égal
Que porte à votre époux un ami très-sincère ?
Est-ce là pour personne un sujet de colère ?

LA MARQUISE.

Je voudrais comme vous m’aveugler là-dessus,
Mais vainement j’essaie…

LE CHEVALIER.

Mais vainement j’essaie…Eh bien ! n’y pensez plus,
La chose est faite, ainsi laissez la destinée
Arranger à son gré cette heureuse journée.

LA MARQUISE.

Mais ils vont en prison.

LE CHEVALIER.

Mais ils vont en prison.Bon, ne les plaignez pas,
Ils sont fort bien traités, je les ai vus là-bas :
On les a poliment mis tous deux en voiture.
Il est vrai que Malta faisait une figure…
Quelle mine, grands dieux ! ah, vous en eussiez ri,
Il était consterné ; quant à votre mari,
Il avait près de lui la meilleure attitude :
Ainsi n’ayez pour eux aucune inquiétude,
Et félicitez-les de ce qu’à si bon prix
Ils achètent l’instant que vous m’aviez promis ;
Car, pour me procurer ce bonheur ineffable,
Ah ! je sens que de tout j’aurais été capable !

LA MARQUISE.

Vous me faites frémir.

LE CHEVALIER.

Vous me faites frémir.Non, telle est mon humeur.
Pour moi l’incertitude est le plus grand malheur ;
Quel que soit mon destin il faut que je l’apprenne,

Que je livre mon âme au charme qui l’entraîne,
Ou bien que sans espoir à mon sort résigné,
Je triomphe à jamais d’un amour dédaigné.
Qu’on ne m’accuse pas en cela d’exigence :
Je sais borner mes vœux et souffrir en silence ;
Mais pour qu’avec raison je croie à sa vertu,
Il faut qu’en ma faveur un cœur ait combattu,
Et qu’un peu de pitié m’aide à porter ma chaîne.
Sinon, à son orgueil livrant une inhumaine,
Je pars et vais loin d’elle apprendre à la haïr.

LA MARQUISE.

C’est agir sagement.

LE CHEVALIER.

C’est agir sagement.Eh bien, dois-je partir ?

LA MARQUISE.

Mais… cette question a droit de me confondre,
Et vous me permettrez de ne pas y répondre.

LE CHEVALIER.

Pourquoi vous imposer silence à ce sujet,
Quand vous avez déjà pénétré mon secret ?
Feindrez-vous avec moi de ne pas me comprendre ?
De ces petits moyens vous devez vous défendre,
Ils ne sont plus admis par les gens comme il faut
Depuis qu’en fait d’amour chacun pense tout haut ;
Ainsi donc au vulgaire abandonnez ces armes,
Et convenez tout franc du pouvoir de vos charmes :
Ce que vous m’inspirez, soyez de bonne foi,
Vous l’aviez deviné bien long-temps avant moi ?

LA MARQUISE.

J’avais vu seulement que vous cherchiez à plaire ;
Mais puisque vous voulez qu’on parle sans mystère,
Je vais de votre esprit imiter la candeur,
Et vous laisser aussi lire au fond de mon cœur.
D’abord je n’irai pas, en femme ridicule,
Vous parler de devoir, de raison, de scrupule ;

Et pour vous faire mieux pressentir un refus,
Me servir des grands mots auxquels on ne croit plus :
Avec vous ce discours serait fort inutile,
Pour vous laisser tromper vous êtes trop habile.
Ainsi donc il vaut mieux, puisqu’en vain l’on vous ment,
Se montrer à vos yeux sans nul déguisement.

LE CHEVALIER.

Oui, l’on peut avec moi s’épargner l’artifice.

LA MARQUISE.

Ma vie a commencé par un grand sacrifice.
Sans consulter mon goût, soumise à mes parents,
Au marquis de Sénante engagée à seize ans,
Je n’ai pu de l’amour sentir naître la flamme ;
Dès lors à l’amitié j’ai consacré mon âme.
Comptant sur ma raison, je me fis le serment
D’éviter à jamais un autre sentiment.
Jusqu’ici sans effort j’ai tenu ma promesse ;
Mais d’aimer aujourd’hui si j’avais la faiblesse,
Je sens que je voudrais échapper au malheur
D’avoir à disputer un infidèle cœur,
Et que j’exigerais d’un amant, l’assurance
De me sacrifier tout lien pris d’avance.
Tenez, si, par exemple, un hasard malheureux
M’avait rendu témoin de ses soins amoureux
Pour quelque jeune objet, dont la grâce infinie
Me paraissait devoir l’attacher pour la vie,
À tant d’esprit, d’appas, de mérite éclatant,
Malgré moi j’aurais peine à le croire inconstant ;
À moins que d’une prompte et complète rupture.
Je n’eusse entre mes mains la preuve la plus sûre ;
Et qu’enfin vers l’objet de ce premier amour,
Je ne dusse plus craindre un funeste retour.
Sinon, dans mon dépit vous prenant pour modèle,
À sa frivolité livrant un infidèle,
J’irais loin de ses yeux apprendre à le haïr…
Vous m’avez entendue… Eh bien ! dois-je partir ?

LE CHEVALIER.

Ah ! pour vous rassurer sur ma constante flamme,
D’un cœur où vous régnez, exigez tout, madame,
Ordonnez ; quels que soient vos ordres rigoureux,
De ma soumission je serai trop heureux.
Mais puis-je d’un tel bien accepter l’espérance ?
Ne m’abusez-vous pas ?… Vous gardez le silence,
Et peut-être en secret approuvez la raison,
Qui vous fait accuser d’un peu de trahison.
Dissipez le soupçon que mon âme redoute.

LA MARQUISE.

Il ne m’appartient pas de détruire un tel doute.
Et vous devez savoir…

LE CHEVALIER.

Et vous devez savoir…Oui, je sais qu’en amour,
L’amant le plus rusé devient dupe à son tour.
Mais, n’importe, eussiez-vous la malice infernale
De vous jouer ici d’une ardeur sans égale,
Je vous pardonnerais ce trait plein de noirceur,
En songeant qu’il me vaut ce moment enchanteur.

LA MARQUISE.

Ce pardon généreux malgré moi m’en impose,
Je ne m’attendais pas au trouble qu’il me cause.

LE CHEVALIER.

D’avoir flatté mon cœur auriez-vous le regret ?

LA MARQUISE avec agitation.

Je devais éviter cet entretien secret.

LE CHEVALIER vivement.

Ah ! combien ce reproche ajoute à mon ivresse !
Parlez, qu’exigez-vous encor de ma tendresse ?

LA MARQUISE.

Je croyais l’avoir dit.

LE CHEVALIER.

Je croyais l’avoir dit.Serait-ce cette enfant,
Dont l’amitié pour vous est l’attrait le plus grand ?

LA MARQUISE.

Mais si l’on vous aimait, on en serait jalouse.

LE CHEVALIER.

Je puis vous rassurer, madame, je l’épouse.

LA MARQUISE.

Sans l’aimer ?

LE CHEVALIER.

Sans l’aimer ?Ah ! vraiment je me garderais bien
De faire entrer l’amour dans un pareil lien.

LA MARQUISE.

Quoi ! vous l’épouseriez ?

LE CHEVALIER.

Quoi ! vous l’épouseriez ?Sans vous être infidèle,
Sans m’éloigner de vous, je vais trouver près d’elle
Ce calme de l’hymen, où l’âme innocemment,
Des troubles de l’amour se repose un moment.
Je cherche dans ces nœuds un peu de solitude,
Ce bonheur nonchalant qui naît de l’habitude,
Dont la rivalité ne peut vous alarmer.
Et qui laisse à nos cœurs des loisirs pour aimer.

LA MARQUISE à part.

Le monstre ! (Haut.) Ah ! je n’ai pas tant de philosophie,
Tout partage me blesse, et je me glorifie
De ne pouvoir aimer si raisonnablement.
Mais quand vous proposez un tel arrangement,
Vous faites assez voir l’amour qui vous domine ;
Je n’en puis plus douter, vous n’aimez que Delphine.

LE CHEVALIER.

Ingrate ! osez-vous bien me blâmer, entre nous,
D’avoir pris ce chemin pour arriver à vous ?
Pouvais-je, sans danger, essayer de vous plaire,
Braver de vos amis les soupçons, la colère,
Avant d’avoir acquis, par un heureux détour,
Le droit de vous parler à chaque instant du jour ?
Montrant à tous les yeux le trouble de mon âme,

Il fallait les tromper sur l’objet de ma flamme :
C’est alors que formant un dessein courageux,
Je parus à Delphine adresser tous mes vœux.
À rester près de vous elle était destinée,
Ma vie à votre sort allait être enchaînée ;
Et l’aspect enivrant d’un si doux avenir
M’a séduit, j’en conviens ; pourriez-vous m’en punir ?

LA MARQUISE.

Non ; mais ainsi que vous, à mes projets fidèle,
Je saurai me soustraire à la peine cruelle
De vous voir accomplir un hymen que je hais.

LE CHEVALIER.

Qu’osez-vous dire , ô ciel !… vous, me fuir ? non jamais.
Eh quoi ! de cette enfant…

LA MARQUISE.

Eh quoi ! de cette enfant…Je veux le sacrifice.

LE CHEVALIER.

C’est à votre beauté rendre bien peu justice,
Que de craindre un instant qu’on hésite entre vous.
Mais je suis trop flatté de ce soupçon jaloux,
Pour n’être pas ravi d’avoir à le détruire.
Ainsi donc, commandez.

LA MARQUISE.

Ainsi donc, commandez.Eh bien, il faut m’écrire…

LE CHEVALIER.

Tout ce que vous voudrez ; dictez.

LA MARQUISE montrant une table.

Tout ce que vous voudrez ; dictez.Mettez-vous là.

LE CHEVALIER, allant à la table.

Me trouvez-vous assez soumis comme cela ?

LA MARQUISE souriant.

Je n’attendais pas moins de votre complaisance.

LE CHEVALIER à part.

J’aurai mon tour. (Haut.) Allons, prononcez la sentence.

LA MARQUISE dicte, et le Chevalier écrit.

« Madame, M. le marquis de Sénante daignait m’accorder la main de sa nièce ; mais je ne puis accepter un aussi grand bienfait. »

LE CHEVALIER s’interrompant.

En fait de sacrifice on peut tout demander ;
Mais lorsqu’on en obtient on en doit accorder,
Et vous devriez bien éloigner ce Merville ;
Sa présence me gêne.

LA MARQUISE.

Sa présence me gêne.Oh ! rien n’est si facile ;
Vous n’avez, pour cela, qu’un mot à joindre ici.

LE CHEVALIER.

Et ce mot, quel est-il ?

LA MARQUISE.

Et ce mot, quel est-il ?Écrivez, le voici.

(Elle dicte.) « Merville adore votre aimable Delphine ; il en est aimé ; protégez leur amour, et permettez-moi, madame, de m’associer à vous pour accomplir leur bonheur. »

LE CHEVALIER, après avoir plié la lettre.

Faut-il ?

LA MARQUISE.
(Elle prend la lettre.)

Faut-il ?Donnez. (À part.) Enfin il s’est laissé surprendre.

LE CHEVALIER à part, en se levant.

Ce billet, avant peu je saurai le reprendre.

LA MARQUISE.

De cet accord au moins si quelqu’un se repent.
Ce ne sera pas moi.

LE CHEVALIER.

Ce ne sera pas moi.Ni moi non plus, vraiment ;
Car pour tenir de vous le seul bien que j’envie,
Le ciel m’en est témoin, j’aurais donné ma vie ;
Trop heureux de pouvoir, bravant le sort jaloux,
Après tant de bonheur, mourir à vos genoux.

(Le Chevalier est au moment de tomber aux genoux de la Marquise, quand la porte s’ouvre.)




SCÈNE XI.


LE MARQUIS, LA MARQUISE, LE CHEVALIER, MATTA, MERVILLE, DELPHINE.


LE MARQUIS.

Nous voilà revenus ; allons, plus de tristesse.

LE CHEVALIER à part.

Maudit soit le retour !

LE MARQUIS.

Maudit soit le retour !Auprès de la princesse
Merville s’est rendu le garant de nous deux,
À lui seul nous devons ce retour bienheureux.

MATTA au Chevalier.

Et fort inattendu, n’est-il pas vrai ?

LE CHEVALIER.

Et fort inattendu, n’est-il pas vrai ?J’enrage !

LA MARQUISE au Marquis.

D’un violent souci ce retour me dégage.

LE MARQUIS.

Ah ! de l’inquiétude où vous étiez pour nous,
Je vous l’affirme bien, j’ai souffert plus que vous.
(Apercevant le Chevalier.)
Mais de si bon matin, quel motif vous attire,
Chevalier ?

LE CHEVALIER.

Chevalier ?Je venais (À part.) Je ne sais que lui dire.
(Haut.)
Je venais m’informer,…

LA MARQUISE.

Je venais m’informer,…Pourquoi donc le cacher ?
(Donnant la lettre au Marquis.)
De cette lettre-ci, monsieur venait chercher

La réponse ; lisez : au désir de Merville,
Pourriez-vous aujourd’hui ne pas être docile ?
Surtout quand le moyen d’assurer son bonheur,
Vous est, par son rival, offert de si bon cœur.

MATTA.

Qu’entends-je ?

LE MARQUIS, après avoir lu, montrant le Chevalier.

Autant que lui, mon âme est généreuse ;
Merville, elle est à vous ; sachez la rendre heureuse.

DELPHINE, embrassant son oncle.

Mon cher oncle !

MATTA au Chevalier.

Mon cher oncle !Es-tu fou ?

LE CHEVALIER.

Mon cher oncle ! Es-tu fou ?Que veux-tu ?

MERVILLE à la Marquise.

Mon cher oncle ! Es-tu fou ? Que veux-tu ?Ce bienfait,
Pour le réaliser vous seule avez tout fait.

LA MARQUISE d’un ton moqueur.

Je vous l’avais promis, Merville.

LE CHEVALIER.

Je vous l’avais promis, Merville.Quel langage ?
En formant aujourd’hui cet heureux mariage,
Auriez-vous par hasard abusé du pouvoir
Que sur un faible cœur votre esprit doit avoir ?
Non, vous savez trop bien que de cette imprudence
Tôt ou tard, sans pitié, l’on peut tirer vengeance.

LA MARQUISE.

Ah ! j’ai bien quelques torts…

LE CHEVALIER, bas à la Marquise.

Ah ! j’ai bien quelques torts…Pas tant que vous croyez :
Sans ce maudit retour…

LA MARQUISE à part.

Sans ce maudit retour…L’insolent !

LE CHEVALIER.

Sans ce maudit retour… L’insolent !Vous riez ?
C’est assez convenir de tout ce que je pense.

LA MARQUISE.

Non, je ris de l’excès de votre confiance,
Et me reprocherais d’en vouloir abuser.
Si jamais une femme osait s’en amuser,
Contre elle, croyez-moi, montrez-vous implacable,
Par un prompt abandon punissez la coupable,
Allez loin de ses yeux apprendre à la haïr.

LE CHEVALIER.

Ah ! c’est là votre avis ?

LA MARQUISE en souriant.

Ah ! c’est là votre avis ?Oui, vous pouvez partir.

MATTA.

Je suis vengé.

LE MARQUIS au Chevalier.

Je suis vengé.Fort bien, maintenant je devine :
Connaissant les secrets sentiments de Delphine,
Elle aura contre vous employé son esprit.
Et peut-être elle-même a dicté cet écrit

LA MARQUISE avec ironie.

Moi, j’aurais triomphé ?

LE CHEVALIER.

Moi, j’aurais triomphé ?J’entends votre ironie,
Madame, et comme un sot j’ai perdu la partie ;
Mais tout autre à ma place eût agi comme moi.
J’avais trop à gagner à votre bonne foi
Pour oser soupçonner une ruse pareille ;
Et j’en dois convenir, vous jouez à merveille.

LA MARQUISE.

Pas mieux que vous, vraiment, mais j’avais plus beau jeu.

LE MARQUIS.

Allons nous réjouir.

LE CHEVALIER.

Allons nous réjouir.Non, je vous dis adieu ;
À Turin, désormais, je ne saurais plus vivre.

MATTA.

Allons ; vous allez voir qu’il me faudra le suivre.

LE CHEVALIER.

Pour oublier les biens qu’ici l’on m’a ravis
Il me faut des plaisirs ; je retourne à Paris.


FIN.