Une Visite aux Rochers - Mme de Sévigné en Bretagne

Une Visite aux Rochers - Mme de Sévigné en Bretagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 66 (p. 453-472).
UNE
VISITE AUX ROCHERS

MADAME DE SEVIGNE EN BRETAGNE.

C’est le destin des enfans des hommes qui passent dans le monde portant au front un de ces reflets qui s’appellent le génie ou la beauté, la grâce ou l’esprit, de laisser comme une trace lumineuse partout où ils ont vécu, partout où ils ont aimé et pensé. Ils ont une patrie natale ou une patrie d’adoption, un séjour préféré, dont le nom reste lié à leur nom au point d’en devenir inséparable. On se plaît à les suivre dans ces lieux de prédilection, où leur fantôme semble errer encore comme un hôte invisible et familier, où tout parle d’eux, où l’on dirait qu’ils vont à chaque instant reparaître, et qui ne seraient rien, qui seraient restés à jamais obscurs, si ces privilégiés n’avaient laissé partout l’empreinte de leurs pas, la magie des souvenirs. Une ville est trop grande, surtout quand elle s’appelle Paris, elle a vu trop d’événemens, pour s’absorber dans une existence individuelle, dans l’éclat d’une renommée. Molière est une grande gloire, et Paris serait encore Paris sans Molière : on a même de la peine à trouver la maison de l’auteur du Misanthrope ; mais que seraient Vaucluse sans Pétrarque, Strafford-sur-Avon sans Shakspeare, et Ferrare elle-même sans le Tasse ? Auprès de Florence, on montre encore San-Casciano, où Machiavel dans sa disgrâce partageait son temps entre les viriles lectures et les entretiens familiers avec les paysans. Un petit château du Périgord est devenu un lieu de pèlerinage pour avoir abrité Montaigne. Combourg vit par Chateaubriand. Les curieux de poésie iront quelque jour chercher Lamartine à Milly, quand le bruit, le triste bruit des créanciers et des souscriptions aura cessé. Voltaire lui-même a eu Ferney, Rousseau a eu les Charmettes. Je n’en finirais pas. Et Mme de Sévigné, elle aussi, la belle dame, la reine des beaux esprits, Mme de Sévigné, en dehors de Paris et de son tourbillon, en dehors de la cour et de ses intrigues, a eu ses aimables retraites ; elle a eu Livry, elle eu ses bois des Rochers, où elle se déploie à l’aise, qu’elle décrit de mille façons toujours nouvelles, et sur lesquels elle a laissé pour jamais un rayon de sa popularité charmante. Ah ! qu’il y aurait bien, ce me semble, un curieux et piquant chapitre à tracer sous ce titre : Mme de Sévigné aux Rochers ! Mme de Sévigné loin de Paris, en pleine Bretagne, recueillant les bruits du monde en faisant ses foins, lisant Rabelais ou M. Nicole avec son fils, avec la Mousse, tandis que sa pensée vole en Provence vers sa fille, s’intéressant aux contes de son jardinier, aux affaires bretonnes comme aux aventures de Versailles et de Fontainebleau, laissant parler sur son exil et en définitive heureuse, parce que la source du contentement était en elle, parce que, selon le mot de Mme de La Fayette, la joie était l’état de son âme.

Ce n’est pas que depuis deux siècles bien des choses n’aient changé dans ce coin de terre consacré par l’imagination la plus étincelante. La hache a fait crier plus d’une fois toutes ces dryades et ces hamadryades que Mme de Sévigné plaignait avec un si spirituel attendrissement quand on coupait ses bois. Les arbres qu’elle a plantés ont disparu, et après ceux-là d’autres sont tombés encore. Les futaies ont servi de temps à autre à grossir l’héritage. Les propriétaires qui se sont succédé ont été moins occupés, si je ne me trompe, de la gracieuse mémoire dont ils étaient les gardiens que de leurs convenances, et je crains même que dans cette maison à la haute et fine tourelle il ne reste plus une grande provision de l’esprit, de l’humeur hospitalière et accueillante de la maîtresse d’autrefois. On raconte qu’un jour, il n’y a pas si longtemps, un héritier lointain et indirect se plaignait tout haut des curiosités indiscrètes que lui attiraient les paperasses d’une telle aïeule. N’importe, deux choses restent encore : le paysage d’une calme austérité et l’image de celle « qui fut le génie de ce morceau de Bretagne. Si l’ombre de Mme de Sévigné n’habite plus la maison des Rochers, elle est partout autour du château, flottante et insaisissable.

Je l’ai entrevue l’autre mois se dérobant dans ses clairières. C’était par un de ces « temps miraculeux » que la belle dame décrit elle-même au courant de sa plume, par un de ces « beaux jours de cristal de l’automne, qui ne sont plus chauds, qui ne sont point froids. » Quelques feuilles commençaient à jaunir et à se détacher de l’opulente verdure, tourbillonnant dans un rayon de soleil. De la terre, humide encore des pluies récentes, s’exhalaient d’âpres senteurs, auxquelles se mêlait l’amère odeur du chêne. La tranquillité profonde, le silence mystérieux de ces bois n’étaient troublés que par quelque mugissement lointain ou par le bruit des écureuils gambadant d’arbre en arbre. La brillante apparition venait de franchir la grande grille, elle prenait par le mail, et se hâtait vers une de ces allées longues et droites, l’Infinie ou la Solitaire. Elle marchait d’un pas dégagé, — elle n’avait pas encore son rhumatisme, — le visage riant et ouvert, un laquais la suivant, elle portant un livre, peut-être le Tasse ou un de ces romans qui la ravissaient. Elle allait s’asseoir un instant et lire à la Capucine ou dans quelqu’un de ces pavillons élevés tout exprès par elle pour servir de lieu de repos. Je crus la voir qui demandait avec gaîté à son laquais ce que c’était que ces vagabonds au vêtement étrange et inconnu qui la suivaient ainsi curieusement. Puis le rêve s’évanouit, — un propriétaire ou un intendant longeait le bois un faisceau de branches sous le bras, — et je me disais que c’était pourtant vrai, que deux siècles s’étaient écoulés sans doute, mais que dans ces allées où je passais elle avait passé, que ses regards s’étaient fixés sur ces champs, sur ces collines, que c’était le même soleil à la différence près de quelques révolutions de plus ou de moins ; je me disais que là s’était dérobée toute une partie de sa vie et non la moins féconde, que là, au temps de ses premiers bonheurs de jeune femme, lorsque le marquis de Sévigné vivait encore et n’était pas encore infidèle, elle recevait la plaisante épître de Bussy et de Lenet : « Salut à vous, gens de campagne, — à vous, immeubles de Bretagne… » Je me disais enfin que de là étaient parties toutes ces lettres étincelantes, ingénieuses, animées, histoire d’un esprit, histoire d’une société, histoire aussi de cette maison des Rochers, devenue sous cette baguette de magicienne un château enchanté fait pour le plaisir de l’imagination, avant d’être simplement une propriété suivant la fortune banale des héritages[1].

La physionomie des lieux aide à l’illusion. Le paysage ne change pas comme les hommes. Aujourd’hui comme autrefois, il garde ce je ne sais quoi de sévère et doux dont s’émerveillait Mme de Sévigné. Mieux encore, c’est tout ce paysage de la Haute-Bretagne, de Vitré, de Fougères, qui est resté avec son caractère saisissant et pittoresque. On dirait un immense fourré feuillu, touffu, verdoyant, une forêt infinie s’étendant de la plaine au coteau, coupée par intervalles de champs et de prairies, parsemée de clairières, d’étangs et de vieux châteaux, dont les vieilles tours se dressent grisonnantes au-dessus des épais massifs. C’est dans un pli de cette immensité de verdure que se cachent les Rochers, à une lieue et demie de Vitré. On y va par un chemin dont se fût fort accommodée la brillante châtelaine d’autrefois, et qui court entre les haies vives, les clos, les taillis, vers Argentré. On ne voit le château que de loin, par-dessus la cime des arbres, ou quand on y arrive tout à fait. Il ne reste guère du vieil édifice que la tour, qui me rappelait par sa forme élancée et aigue une tour de mon pays. Une partie plus moderne a été ajoutée depuis. Tout auprès, la chapelle construite avec tant d’amour par l’abbé de Coulanges élève encore dans l’air son dôme dont l’ardoise reluit sous le soleil. D’un côté sont les jardins, la grande cour, le parc, les labyrinthes, les bois aux allées infinies avec les pavillons qu’on essaie aujourd’hui de relever ou de soutenir ; de l’autre, entre le château et des dépendances, se déroule en s’élargissant un vaste espace qui a été, si je ne me trompe, le manège ou le jeu de longue paume, et qui descend vers une pelouse formant une terrasse naturelle d’où on domine la vallée, les Bas-Rochers, le moulin. Le domaine touche de ce côté à la terre des Duplessis-Argentré, dont il n’est séparé que par l’étang du Beuvron, objet d’éternelle querelle entre les deux maisons. C’est de cette famille qu’était cette pauvre Duplessis qui poursuivait de son amitié Mme de Sévigné, et que celle-ci poursuivait tout bas de ses amusantes, de ses immortelles malignités. Tels sont cependant les jeux de la fortune : autrefois les Sévigné éclipsaient les Duplessis ; aujourd’hui les Rochers n’égalent pas en beauté, en magnificence pittoresque le château voisin d’Argentré, jeté nonchalamment au milieu de ses immenses prairies, de ses eaux vives et de ses ombrages. Dans son ensemble, ce paysage touffu, solitaire, plein de silence, a une gravité douce, un air d’aimable sauvagerie, de mystère pénétrant qui attire et fait rêver.

Ce n’est rien aujourd’hui d’aller en Bretagne, à Vitré et aux Rochers ; au temps passé c’était le bout du monde : c’était une aventure, un exil, tout au moins une expédition lointaine, — d’où on revenait encore, il est vrai. Figurez-vous d’abord Mme de Sévigné sortant d’un hôtel de Rambouillet ou d’un salon du faubourg, de chez Mme de La Fayette, pour se mettre en chemin avec le bon abbé de Coulanges. Une chose bien sûre, c’est qu’avec une telle femme la gaîté, l’esprit, la vivacité de l’imagination vont être du voyage. Tous ces dons charmans n’attendent pas même la première halte pour éclater. « Notre essieu rompit hier dans un lieu merveilleux. Nous fûmes secourus par le véritable portrait de M. de Sottenville. C’est un homme qui ferait les Géorgiques de Virgile, si elles n’étaient déjà faites, tant il sait profondément le ménage de la campagne. Il nous fit venir madame sa femme, qui est assurément de la maison de la Prudoterie, où le ventre anoblit… » Pauvre gentilhomme campagnard, qui se trouve là justement sur le chemin pour égayer ce commencement de voyage et tarir les larmes légères du départ ! La première étape est Orléans, et ici déjà on se fait à la vie errante. On s’embarque sur la Loire ; il faut s’embarquer, c’est devenu une mode, une obligation « de prendre des bateliers à Orléans comme à Chartres d’acheter des chapelets. » On hisse le grand carrosse sur le bateau, et dans cette maison flottante disposée de façon à garantir du soleil, « bien à l’air, bien à l’aise, » on cause, on lit, on a « tous les points de vue qu’on peut imaginer, » on admire les sites qui se succèdent. « C’est pour nous divertir que nous allons sur l’eau, écrit-elle ; nous allons voguer sur la belle Loire ; elle est un peu sujette à se déborder, mais elle en est plus douce… » Un jour on va coucher à Véret chez l’abbé d’Effiat, qui vient prendre la voyageuse au bord de l’eau et qui la ramène par un « chemin semé de fleurs. » Le lendemain, c’est Tours, où règne Dangeau comme gouverneur. Entre Saumur et Angers, grave aventure : on reste enfoncé dans le sable en pleine Loire. Il faut bien débarquer, et on tombe à minuit « dans un tugurio plus pauvre, plus misérable qu’on ne peut le représenter, dit-elle ; il n’y avait rien du tout que deux ou trois vieilles femmes qui filaient, et de la paille fraîche, sur quoi nous avons tous couché sans nous déshabiller… »

Ainsi on va le jour, la nuit. « Nous ramons tous, » s’écrie-t-elle gaîment. Enfin c’est Nantes, où elle est reçue aux flambeaux par M. de Lavardin, qui l’attend « avec plusieurs nobles, » et elle s’amuse de la scène qui « du milieu de la Loire devait être admirable. » Pour le coup, Mme de Sévigné n’est plus bien loin des Rochers ; tout compte fait, elle ne met guère qu’une douzaine de jours pour arriver. En huit heures aujourd’hui on est à Vitré, aux Rochers, en pleine Bretagne. Voilà ce que Mmo de Sévigné n’avait pas prévu, et qui sait même si devant cette merveille elle ne regretterait pas encore le temps où elle se laissait aller à la douce, à la « sage et majestueuse Loire, » où elle se représentait

« Dans un petit bateau,
Dans le courant de l’eau,
Fort loin de mon château. » C’est à peu près l’histoire des voyages de 1675 et de 1680. On n’a plus le temps de voyager si gaîment, de regarder, d’admirer, comme faisait Mme de Sévigné tout en pensant à sa fille, à ses affaires, à ses amis, à son fils, le jeune guidon des gendarmes de M. le dauphin.

C’est en 1644, année de son mariage, que Mme de Sévigné arrive pour la première fois aux Rochers, dans la fleur de la jeunesse et de la grâce, avec cette originalité de race qu’elle tient des Rabutin-Chantal, avec cet esprit que la pesante pédagogie de Chapelain et de Ménage n’a pu éteindre. Son mari, le marquis de Sévigné, avait tout ce qu’il faut pour séduire et pour ruiner le bonheur d’une femme ; il ne manquait pas d’esprit, il était de bonne noblesse, beau cavalier, bien fait, et en même temps léger, prodigue, libertin, querelleur. Il sortait d’un duel, où il avait été fort endommagé, au moment de se marier, et c’est un duel avec le chevalier d’Albret pour Mme de Gondran qui devait bientôt rompre cette union mal assortie. Un jour, bien plus tard, Mme de Sévigné, pressée par Bussy sur un mot qui lui était échappé, mettait lestement l’année de son veuvage prématuré au nombre des deux ou trois époques de sa vie qui avaient mérité de laisser une trace dans son imagination, qui lui rappelaient ses meilleurs souvenirs. Alors, à sa première apparition aux Rochers, 1644, elle était heureuse, elle en était encore à l’illusion de l’amour dans le mariage, et elle en jouissait avec cette facile et légère spontanéité d’une âme faite pour ne pas se désespérer, même quand les contre-temps viendront. Le dernier séjour de Mme de Sévigné dans sa chère retraite bretonne est de 1689. Entre ces deux dates, 1644-1689, qui embrassent toute une existence, presque tout le grand XVIIe siècle, elle renouvelle bien souvent le voyage en Bretagne. Elle s’y trouve notamment à l’époque où éclate la disgrâce de Fouquet, féconde en ennuis et en émotions pour elle ; elle y est en 1671, l’année des états de Vitré, en 1675, l’année des troubles, en 1680, en 1685 ; elle y passe l’été, le printemps, l’hiver ; quelquefois ces stations se prolongent jusqu’à dix-sept mois sans interruption, de sorte qu’on peut bien dire que cette solitude a gardé une partie de son âme et de son esprit, est pleine de son image.

Livry, la jolie abbaye de l’abbé de Coulanges, perdue au milieu de la forêt de Bondy, Livry a eu aussi, je le sais bien, le privilège de partager avec les Rochers les tendresses de Mme de Sévigné, de cacher toute une portion de sa vie intime. Là elle avait vu s’écouler les journées heureuses de son adolescence quand elle n’était encore que la pupille de l’abbé. Là, plus tard, elle allait passer quelquefois la semaine sainte ou même les jours gras ; là, quand Paris se dépeuplait et qu’elle ne pouvait aller plus loin, elle aimait à se réfugier, disant : « Paris est un désert, et, désert pour désert, j’aime mieux celui de la forêt de Livry, où je passerai l’été. » Horace Walpole, venant de faire son pèlerinage en l’honneur de celle qu’il appelait Notre-Dame de Livry, décrit l’aimable abbaye avec « son air de simplicité rustique, » environnée de coteaux qui ornent la perspective. « L’abbé, dit-il, occupait une maison décente et commode. A quelques pas se trouve le pavillon consacré à Mme de Sévigné par son oncle. Du côté du jardin, qui conduit à la grande route, est un petit pont de bois sur lequel la chère dame allait d’ordinaire attendre le courrier qui lui apportait les lettres de sa fille… » Mais Livry est aux portes de Paris, et c’est presque Paris encore ; c’est le joli petit désert. Les Rochers sont le grand désert, la grande solitude, la vraie campagne plus âpre et peut-être plus chère. Là plus que partout, elle a vécu avec ses pensées, avec ses émotions, en tête-à-tête avec elle-même, comme elle dit ; elle y a été jeune femme, jeune veuve, mère heureuse ou tourmentée, grande dame recherchée, entourée jusque dans sa retraite au fond des bois. C’est là qu’elle avait ressenti dans un premier épanouissement de cœur ce qu’elle pouvait ressentir d’amour auprès d’un mari si peu digne d’elle. C’est là qu’étaient nés ses enfans, — le plus jeune, Charles de Sévigné, certainement, — la belle Madelon, Mme de Grignan, peut-être, on ne sait, tant il y a contradiction entre un acte de baptême de l’église Saint-Paul à Paris et ces mots de la mère elle-même à sa fille : « Vous… qui êtes née dans ce pays… nous remettons votre nom dans son air natal. » Par mille liens intimes, par tout ce qu’il y a de plus vivace dans l’âme, par les entrailles en quelque sorte, elle tient à cette terre bretonne, où elle se sent ressaisie par un monde familier toutes les fois qu’elle arrive. « Nous voici dans ces pauvres Rochers. Quel moyen de revoir ces allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre, sans mourir de tristesse ? Il y a des souvenirs agréables, mais il y en a de si vifs et de si tendres qu’on a peine aies supporter… » Notre-Dame de Livry ! disait Horace Walpole ; on pourrait dire aussi Notre-Dame des Rochers ! La vérité est que ni aux Rochers ni à Livry elle n’était une sainte ; partout c’était une femme d’une trempe merveilleuse, mélange d’imagination et de raison, de sensibilité et de pétulance, de naturel et de raffinement, de simplicité et d’éclat mondain.

Je voudrais la peindre dans ce monde de Bretagne, où elle passe et revient sans cesse pendant quarante ans comme une familière et brillante apparition ; je voudrais la montrer se faisant bravement Bretonne sans cesser assurément d’être Parisienne, mêlant les souvenirs de Mme de La Fayette, de M. de Larochefoucauld et le plaisir de ses champs, s’intéressant à tout ce qui s’agite autour d’elle, à la réunion des états, aux troubles de la province, aux petites aventures de Vitré, recevant de son mieux les visiteurs attirés par son esprit aussi bien que par sa gracieuse hospitalité, et en définitive toujours charmée de se retrouver seule, — seule du moins avec son fils, avec l’abbé de Coulanges, avec la Mousse, — trouvant du temps pour tout, s’occupant, s’égayant de tout et racontant tout à sa fille.

Le moment où ses lettres commencent à se coordonner et à devenir une chronique suivie, la plus spirituelle des chroniques, est aussi le moment où elle apparaît en Bretagne comme une reine, presque dans l’éclat d’un personnage public ; c’est l’époque où les états se rassemblent à Vitré en 1673. Brillante encore dans sa maturité épanouie, liée avec tout ce qu’il y a d’illustre, belle-mère du lieutenant-général de Provence depuis quelques années, renommée pour son esprit, Mme de Sévigné est une trop grande dame pour n’être pas un personnage essentiel dans une si importante circonstance. D’abord les gouverneurs, le duc et la duchesse de Chaulnes, qui tiennent à ne pas s’ennuyer, proclament sa présence nécessaire au service du roi. Que fait-on aux états ? Ce n’est pas encore pour le peuple l’heure d’entrer en scène, de tout saccager et d’être pendu. Pour le moment on vote de l’argent, on dîne, on boit surtout, on danse. Toute la noblesse de la province est réunie. Mme de Sévigné se mêle à tout ce monde, et il faut voir comme elle décrit cette « immensité de Bretons, » où il y a pourtant quelques gens d’esprit, et les mangeries, et le menuet de M. de Locmaria et de M. de Coëtlogon ! « C’était une grande joie de me voir aux états, où je ne fus de ma vie, écrit-elle. Je n’ai pas voulu en voir l’ouverture, c’était trop matin. Les états ne doivent pas être longs, il n’y a qu’à demander ce que veut le roi, on ne dit pas un mot : voilà qui est fait. Pour le gouverneur, il y trouve je ne sais comment plus de quarante mille écus qui lui reviennent. Une infinité d’autres présens, des pensions, des réparations des chemins et des villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bais éternels, des comédies trois fois la semaine, voilà les états. J’oublie quatre cents pièces de vin qu’on y boit ; mais si j’oubliais ce petit article, les autres ne l’oublieraient pas, et c’est le premier… » Puis, quand le programme est bien rempli, elle ajoute avec sa mordante gaîté : « Le contrat de notre province avec le roi fut signé vendredi ; mais auparavant on donna deux mille louis d’or à Mme de Chaulnes et beaucoup d’autres présens. Ce n’est point que nous soyons riches, mais c’est que nous avons du courage, c’est que nous sommes honnêtes, et qu’entre midi et une heure nous ne savons point refuser nos amis. C’est l’heure du berger ; les vapeurs de vos fleurs d’orange ne font pas de si bons effets… » Tout en riant et en se moquant, elle est bien un peu flattée, la belle dame, des honneurs, des civilités dont on la comble, des toasts portés à Mme de Grignan, qu’un honnête indigène appelle Mme de Carignan. Au fond cette représentation bretonne n’est pas ce qui la charme. Elle aime bien mieux les Rochers. « Je meurs d’envie d’être retournée dans ma solitude, écrit-elle… J’ai besoin de me rafraîchir, j’ai besoin de me taire… — Enfin, ma bonne, j’ai trouvé mon abbé, ma Mousse, ma chienne, mon mail, Pilois, mes maçons… »

Et que fait-elle dans sa solitude ? Elle respire, elle jouit de la liberté avec son aisance naturelle, comme elle fait toujours quand elle est aux Rochers. Elle anime tout ; elle achète des terres pour augmenter son parc et étendre les promenoirs ; elle ouvre des allées nouvelles, elle plante des arbres et surveille avec amour ceux qui grandissent. « Mes petits arbres sont d’une beauté surprenante, dit-elle. Pilois (son jardinier) les élève jusqu’aux nues avec une probité admirable….. Vous savez que je vous donnai une manière de devise qui vous convenait. Voici un mot que j’ai écrit sur un arbre pour mon fils, qui est revenu de Candie : vago di fama ! N’est-il point joli pour n’être qu’un mot ? Je fis écrire hier encore en l’honneur des paresseux : bella cosa far niente ! » Que fait-elle encore ? Elle lit avec son fils, avec la Mousse, qui la trouvent ridicule « de préférer un compte de fermier aux contes de La Fontaine. » Elle ne se lasse jamais. « Nous lisons toujours le Tasse avec plaisir… Mon fils nous lit des bagatelles, des comédies qu’il joue comme Molière, des vers, des romans, des histoires. Il est fort amusant, il a de l’esprit, il nous entraîne et nous a empêchés de prendre aucune lecture sérieuse. Quand il sera parti, nous reprendrons quelque morale de ce M. Nicole… — Nous lisons aussi l’histoire de France depuis le roi Jean. Je veux la débrouiller dans ma tête au moins autant que l’histoire romaine, où je n’ai ni parens, ni amis ; encore trouve-t-on ici des noms de connaissance. Enfin, tant que nous aurons des livres, nous ne nous pendrons point… » Et Rabelais, et Montaigne, et Guichardin, et l’histoire de la révolution de Portugal recommandée par M. de Larochefoucauld, et les livres de dévotion, tout y passe. La lecture, la promenade, les ouvriers qui bâtissent la chapelle et dont on suit les travaux, les gens qu’on envoie à la prairie remuer les foins, les visites qui se succèdent, — aux grands jours Mme de Chaulnes, M. de Lavardin, M. de Rennes et les autres évêques, — aux petits jours ; à l’ordinaire la Duplessis, la plaisante victime dont on s’accommode encore quand il pleut, — c’est là cette libre existence des Rochers, où se concentre sous un reflet du ciel de Bretagne tout ce qui a occupé cette active et expansive nature, tout ce qui en fait la saine, la vivante et cordiale originalité.

Le secret de cette originalité en tout, dans la vie de campagne comme dans la vie mondaine, dans les mouvemens du cœur, dans les saillies de l’esprit, dans les goûts, dans les habitudes et jusque dans la dévotion, c’est la vérité, même quand elle semble garder encore « ce reste de bel air qui la rend précieuse. » Mme de Sévigné est femme, disais-je, femme par tout ce qu’il y a de meilleur et de plus attrayant, par la spontanéité des impressions, par la mouvante diversité d’une nature libre, sincère et facile dans sa fécondité. Elle a je ne sais quoi de vivant qui se dégage des préciosités et des affectations, de toutes les atmosphères factices. Ce n’est ni une précieuse, quoiqu’elle ait passé par l’hôtel de Rambouillet et qu’elle ait bien du raffinement, ni une dévote janséniste, quoiqu’elle ait une grande tendresse pour ces chers messieurs de Port-Royal et un grand faible pour tout ce qui vient de là, ni une mondaine à la façon de Mme de La Fayette, quoiqu’elle soit bien attirée par le faubourg, C’est une femme.

On le devinerait presque rien qu’à la voir, non dans tous les portraits de fantaisie qui ont couru et qui courent encore sous son nom, mais dans l’image la plus vraie, la plus authentique probablement, celle qui a été tracée par le peintre Nanteuil et gravée par Edelink. Ce qui domine sous le rayonnement de la grâce et de l’esprit qui transfigurait tout, c’est une certaine bonhomie, une certaine réalité un peu massive par le bas, sans trop d’idéal, sans excès de distinction, et le portrait écrit, — le chien de portrait, comme elle l’appelle, — qui se rapproche le plus de la gravure d’Edelink pourrait bien être celui qui a été laissé en si mauvaise compagnie par le plus compromettant, le plus médisant, le plus vaniteux des amis et des parens, Bussy, — le même qui voulait un jour consoler un peu trop Mme de Sévigné des infidélités de son mari, et qu’elle arrêtait d’un mot plaisant : « Tout beau, monsieur le comte ! je ne suis pas si fâchée que cela. » C’est bien elle, telle qu’elle a été, telle qu’elle a dû être, avec « les yeux petits et brillans, la bouche plate, mais de belle couleur, le front avancé, le nez carré par le bout, la mâchoire comme le bout du nez, les cheveux blonds, déliés et épais, » et tout cela, sans être beau en détail, formant l’ensemble le plus agréable. Sur ce visage, où il y a tout excepté le grand air, on sent la vie, le mouvement ; on entrevoit la femme aimable et facile, libre d’instinct, malicieuse sans fiel, laissant de côté « les pruderies qui ne lui sont pas naturelles, » se prêtant à tout, prenant les choses et les hommes pour ce qu’ils sont, et répétant le mot : « Tout est à facettes, tout est vrai, c’est le monde. » Chez elle aussi, tout est à facettes, tout est ondoyant et divers. Elle s’enflamme pour Pascal et elle savoure Rabelais ou les Cordes de La Fontaine. Elle a de la vertu, mais c’est une vertu qui n’a rien de farouche, qui entre dans les sentimens, dans les faiblesses des autres. Avec une imagination aventureuse et légère, elle est merveilleusement raisonnable, sensée et même économe dans sa vie, et ce n’est pas elle qui ferait comme cette comtesse de Fiesque, dont elle disait qu’elle « comptait pour rien la petite terre où il ne vient que du blé, et croyait avoir fait une affaire admirable de l’avoir vilement donnée pour avoir des miroirs d’argent et autres marchandises. » Elle se livre à sa gaîté avec délices, et tout à côté elle aura des traits d’une vive, nette et rapide éloquence sur M. de Turenne, ou bien elle parlera de la mort, de l’inconnu, de l’heure dernière avec l’accent le plus pénétrant : « Je suis embarquée dans la vie sans mon consentement ; il faut que j’en sorte… Et comment en sortirai-je ? Par où ? par quelle porte ? quand sera-ce ?… » Sait-elle qu’elle se rencontre alors avec saint François de Sales ? Et de fait l’on peut se rencontrer de plus loin, puisqu’elle tient à l’aimable saint par son aïeule, Mme de Chantal, comme elle tient à Bussy, comme elle tient à tout, — et tout ce qu’elle est, elle l’est sincèrement, naturellement, dans la mesure la plus charmante de la vérité humaine.

Qu’y a-t-il de plus humain que la religion de Mme de Sévigné ? Pour tout dire, j’ai bien dans l’idée qu’elle est quelque peu hérétique, que la mère et la fille, quand elles échangent leurs confidences sur ce point, vont plus loin qu’elles ne croient. Elles s’accusent réciproquement d’hérésie, ces deux étranges théologiennes, et elles ont peut-être raison toutes les deux. Ce n’est pas que Mme de Sévigné n’y mette toute sa bonne volonté ; elle fait ce qu’elle peut. Elle a de bonnes apparences, comme elle dit ; elle a l’église, elle ne manque pas le sermon : le père Bourdaloue la ravit, l’office de la semaine sainte l’émeut. Au fond, elle a toujours un compte ouvert avec elle-même en matière religieuse, et elle se fait une dévotion à sa manière. D’abord elle n’aime guère les jésuites. « Je vous admire, écrit-elle à sa fille, d’être deux heures avec un jésuite sans disputer ; il faut que vous ayez une belle patience… Je vous assure que, quoique vous m’ayez souvent repoussée politiquement sur ce sujet, je n’ai jamais cru que vous fussiez d’un autre sentiment que moi… » Elle inclinait plutôt, ne fût-ce que par générosité, vers Port-Royal, dont elle a tous les livres rangés sur. un rayon de sa bibliothèque des Rochers ; mais là aussi elle trouve des difficultés, on lui subtilise trop la religion, et, tout compte fait, elle va devant elle, prenant un peu de tous les côtés, retranchant un peu de tous les côtés. Un jour elle écrit : « Je ne dis plus mon chapelet ; à mesure que je suis avancée dans l’envie d’être dévote, je me suis retranché cette dévotion ou pour mieux dire cette distraction… » Elle trouve qu’elle rêve bien assez sans cela. Un autre jour elle ôte doucement de sa prière du soir ce qu’elle appelle de la pluche, les souvenez-vous, très pieuse vierge Marie, etc., et elle récite des miserere en français. C’est un ragoût qui réveille son attention et la met hors de la routine. Elle va jusqu’à écrire : « La morale chrétienne est excellente à tous les maux ; mais je la veux chrétienne : elle est trop creuse et trop inutile autrement… Vous aurez peine à nous faire entrer une éternité de supplices dans la tête, à moins que d’un ordre du roi ou de la Sainte-Écriture. » Et dans cette chapelle qui s’élève sous ses yeux aux Rochers, qui est restée debout après elle, quelle est l’unique inscription qu’elle place en lettres d’or au-dessus de l’autel ? Soli Deo honor et gloria ! A Dieu seul ! C’est « pour éviter toute jalousie » entre les saints, dit-elle ; un crucifix, un tableau de la sainte Vierge et son inscription, elle n’en veut pas davantage.

Est-ce par une révolte d’esprit fort, par un instinct d’indépendance philosophique, qu’elle s’arrange tout doucement une religion un peu libre ? Nullement, elle n’est rien moins qu’un esprit fort ; elle est d’avis qu’il y a « de certaines philosophies qui sont en pure perte. » Elle est tout simplement ainsi par sincérité. Le dernier mot de cette dévotion et de bien d’autres dévotions, dans ce siècle et dans bien d’autres siècles, est encore ce qu’elle dit d’elle-même : «….. Je ne suis ni à Dieu ni au diable ; cet état m’ennuie, quoique, entre nous, je le trouve le plus naturel du monde. On n’est point au diable parce qu’on craint Dieu et qu’au fond on a un principe de religion ; on n’est point à Dieu aussi parce que sa loi est dure et qu’on n’aime point à se détruire soi-même. Cela compose les tièdes, dont le grand nombre ne m’inquiète point du tout ; j’entre dans leurs raisons. Cependant Dieu les hait ; il faut donc en sortir, et voilà la difficulté… » Il y a ceux qui tranchent la difficulté héroïquement par la foi absolue ; il y a ceux qui la suppriment pour n’en avoir pas le souci ; entre les uns et les autres, il y a ceux qui la voient sans en sortir, parce qu’ils sont des hommes, parce que la vie se passe à voir des difficultés dont on ne triomphe jamais. Ils sont un peu de la famille de Montaigne, dont Mme de Sévigné faisait son compagnon à Livry et aux Rochers, qu’elle allait lire sur un banc de mousse.

Un autre trait caractéristique de cette organisation si vive, si indépendante et si souple, c’est le goût de la campagne, le sentiment rustique, dirai-je, qui n’est en fin de compte qu’une des nuances du sentiment humain. Chose rare au XVIIe siècle que ces échappées vers le bleu du ciel et la verdure de la terre ! Mmo de Sévigné est avec La Fontaine du petit nombre des génies de ce temps qui aiment la nature, qui la sentent, qui se plaisent auprès d’elle, et même parmi ses contemporains elle est connue, presque signalée pour ce goût extraordinaire, puisque la froide, la raisonneuse Maintenon parle quelque part de « ces bois où Mme de Sévigné rêverait à Mme de Grignan fort à son aise. » C’est l’effet de cette sève débordante qui ne peut tenir dans un salon pas plus qu’elle ne peut tenir dans une secte, dans tout ce qui resserre l’horizon et comprime la spontanéité. Et ce qu’elle aime, ce n’est pas la campagne arrangée, artificielle, enfermée entre deux murs, c’est la vraie et large campagne à l’air libre. Elle se plaît à voir l’herbe tomber sous la faux, sans craindre de se mouiller ; elle se trouve à l’aise dans les clairières pleines de solitude et de silence ; elle a de belles passions pour le renouveau comme pour les déclins d’automne, pour les soirs transparens, pour les clartés de la lune, avec laquelle elle a des familiarités, pour les mystères des bois et pour tout ce qui vit : tout l’amuse, tout l’intéresse. Elle éclate en expressions pittoresques soit qu’elle aille chez Faverole, à Issy, « où l’épine blanche, les lilas, les fontaines et le beau temps » lui donnent tous les plaisirs qu’on peut avoir, soit que, tout fraîchement grondée par « notre bonhomme, » Arnauld d’Andilly, qui l’appelle « une jolie païenne, » elle accoure à Livry, où elle voit « le beau triomphe du mois de mai, » écoutant dans le jardin « les rossignols, les coucous et les fauvettes, » passant tout le soir « à se promener toute seule, » — soit enfin qu’elle se retrouve aux Rochers, dans la chère et familière retraite où elle voit tout, où elle connaît tout.

Ici elle ne tarit pas sur son parc, sur ses ouvriers, sur ses allées. « J’ai trouvé les bois d’une beauté et d’une tristesse extraordinaires, écrit-elle à sa fille ; tous les arbres que vous avez vus petits sont devenus grands et droits et beaux en perfection ; ils sont élagués et font une ombre agréable. Ils ont quarante ou cinquante pieds de hauteur. Il y a un petit air d’amour maternel dans ce détail. Songez que je les ai tous plantés et que je les ai vus, comme disait M. de Montbazon (de ses enfans), pas plus grands que cela. C’est ici une solitude faite exprès pour y bien rêver… » Et, comme si cela ne suffisait pas, elle y revient sans cesse, à l’été, à l’automne. « Les bois sont toujours beaux. Le vert en est cent fois plus beau que celui de Livry. Je ne sais si c’est la qualité des arbres ou la fraîcheur des pluies, mais il n’y a pas de comparaison. Tout est encore aujourd’hui (20 octobre) du même vert du mois de mai. Les feuilles qui tombent sont feuille-morte, mais celles qui tiennent encore sont vertes. Vous n’avez jamais observé cette beauté… » Elle sait bien trouver du reste de quoi s’occuper : elle plante et elle coupe. « Je m’amuse à faire abattre de grands arbres. Le tracas que cela fait représente au naturel les tapisseries où l’on peint les ouvrages de l’hiver : des arbres qu’on abat, des gens qui scient, d’autres qui font des bûches, d’autres qui chargent une charrette, et moi au milieu, voilà le tableau… » Et moyennant cela, sans compter le reste, la vie passe si vite qu’elle ne sait « comme on peut si profondément se désespérer des affaires de ce monde. » Telle est la différence entre ces femmes d’autrefois : Mme de La Fayette vit dans son salon, tout au plus dans son jardin ; Mme de Sévigné se sent à l’aise en pleine nature agreste.

Le moment vient où entre cette femme de Vitré, comme elle s’appelle, et son monde de Paris éclate justement à ce sujet une sorte d’escarmouche amicale qui est la révélation piquante de cette opposition de goûts, de cette différence d’humeur. Mme de Coulanges ne peut comprendre que Mme de Sévigné, qui commence déjà à n’être plus jeune, veuille passer son hiver dans ses « humides Rochers. » Mme de La Fayette, avec une amitié impérieuse, fait une charge à fond contre cette idée étrange de s’enfouir au bout du monde. « Il est question, ma belle, qu’il ne faut point que vous passiez l’hiver en Bretagne, à quelque prix que ce soit. Vous êtes vieille, les Rocher sont pleins de bois, les catarrhes et les fluxions vous accableront ; vous vous ennuierez, votre esprit deviendra triste et baissera ; tout cela est sûr, et les choses du monde ne sont rien en comparaison de ce que je vous dis… » Mme de Sévigné est sensible à l’amitié qu’on lui montre ; mais à Mme de Coulanges elle répond gaîment : « Humide vous-même. » Et elle écrit à sa fille au sujet de toutes les offres de Mme de La Fayette : « Ce mot d’être l’hiver aux Rochers effraie. Hélas ! c’est la plus douce chose du monde. Je ris quelquefois et je dis : C’est donc cela qu’on appelle passer l’hiver dans des bois ! » Elle rit en effet, et elle reste aux Rochers sans en mourir du tout. — Comme nos merveilleuses contemporaines qui ont l’ambition d’être des reines de salon et du monde, et qui ont tout, excepté ce que l’argent ne donne pas, — comme elles-feraient bien d’aller prendre des leçons de naturel, de saine élégance et même de simplicité auprès de cette campagnarde, grande dame et bonne femme, qui se remet de la douceur dans l’esprit avec « le vert naissant et les rossignols, » et qui sait si bien se plaire dans la compagnie « de ses moutons et de ses vaches, » avec qui elle va causer dans la prairie ! Mais non, ce serait peut-être pour elles, une dangereuse école : elles seraient capables d’acheter de faux cheveux pour conformer leur coiffure à la tradition, d’avoir aussi leurs Rochers, de chasser Picard qui ne veut pas aller faner, d’écrire des lettres et de se croire des Sévigné ! Elles ne seraient pas de leur temps, et elles n’en seraient pas plus de l’autre siècle.

Bonne femme, direz-vous, cordiale et humaine ! Oubliez-vous de quel ton leste et frivole elle parle de ces pauvres paysans révoltés que son ami le duc de Chaulnes fait pendre un peu partout, lorsque le gouvernement de Louis XIV récompense la Bretagne de sa docilité en lui infligeant de nouveau les édits qu’elle a déjà rachetés en 1671, lorsque commencent les dragonnades fiscales de 1675 ? Il est vrai. Mme de Sévigné serait d’ailleurs de son siècle et aurait quelques ménagemens, que ce ne serait pas encore un crime irrémissible. Si aujourd’hui un gouvernement procédait à la Louis XIV et livrait une province à la soldatesque pour quelques bureaux de taxes pillés et pour quelques pierres jetées dans le jardin de M. le préfet, je sais bien ce qu’on en dirait ou ce qu’on en penserait. Mme de Sévigné en parle quelquefois avec une apparente légèreté, comme elle parle de tout ; c’est la forme qui a trompé. Au fond, quand elle voit de près ces malheurs et cette désolation, elle ne rit plus. Elle est saisie, elle aussi, de cette grande pitié qui est au royaume de France en ce temps-là, car ce n’est pas seulement en Bretagne que la misère est affreuse et que les paysans se révoltent, c’est un peu partout. Avec le sentiment humain, la vieille humeur frondeuse se réveille chez elle. « Nos six mille hommes sont partis pour abîmer notre Bretagne, écrit-elle à Mme de Grignan. Ce sont deux Provençaux qui ont cette commission, c’est Forbin et Vins. M. de Pomponne a recommandé nos pauvres terres. M. de Chaulnes et M. de Lavardin sont au désespoir. Voilà ce qui s’appelle des dégoûts. Si jamais vous faites les fous, je ne souhaite pas qu’on vous envoie des Bretons pour vous corriger. »

Et ces pauvres Bretons, elle les peint sous des traits qui n’ont peut-être pas absolument vieilli. « Ils sont six ou sept mille dont le plus habile ne sait pas un mot de français, dit-elle. M. Boucherat me contait l’autre jour qu’un curé avait reçu, devant ses paroissiens, une pendule qu’on lui envoyait de France (car c’est ainsi qu’ils disent) ; ils se mirent tous à crier dans leur langage que c’était la gabelle et qu’ils le voyaient fort bien. Le curé habile leur dit sur le même ton : Point du tout, mes enfans, ce n’est point la gabelle, vous ne vous y connaissez pas. C’est le jubilé. En même temps les voilà à genoux. Que dites-vous de l’esprit fin de ces messieurs ?… » Et encore : « Nos pauvres Bas-Bretons s’attroupent quarante, cinquante par les champs, et dès qu’ils voient les soldats, ils se jettent à genoux et disent meâ culpâ : c’est le seul mot de français qu’ils sachent… On ne laisse pas de pendre ces pauvres Bas-Bretons ; ils demandent à boire et du tabac, et qu’on les dépêche. » Je ne sais si je me trompe, mais il y a, ce me semble, plus d’éloquence dans certaines saillies ironiques, dans certains récits tout nus que dans toutes les déclamations, quand Mme de Sévigné, par exemple, montre dans les rues de Rennes « tous ces misérables, vieillards, femmes accouchées, enfans errant en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture, » et aussi quand elle dit : « Nous ne sommes plus si roués : un en huit jours, seulement pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me paraît maintenant un rafraîchissement. J’ai une tout autre idée de la justice depuis que je suis en ce pays. Vos galériens me paraissent une société d’honnêtes gens qui se sont retirés du monde pour mener une vie douce. Nous vous en avons bien envoyé par centaines. Ceux qui sont demeurés sont plus malheureux que ceux-là. » La penderie du reste ne s’arrête pas aux paysans. « On a pris soixante bourgeois, écrit-elle un autre jour ; demain on commence à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne leur point dire d’injures et de ne point jeter des pierres dans leur jardin… » Voilà la moralité ! Il y a en France des manières de tout dire ; celle de Mme de Sévigné est moins frivole qu’elle ne le paraît. L’émotion perce sous l’ironie. — Elle parlait ainsi tout bas dans ses lettres, dira-t-on ; mais vous, sans être les contemporains de Louis XIV, de M. Colbert et de M. de Chaulnes, parlez-vous bien haut des choses qui vous blessent le plus ? Et n’est-il pas des temps, quels que soient les dehors dont ils se parent, où il suffit que ce qui reste de conscience, de droiture, d’équité naturelle, vive en certaines âmes, ne fût-ce que comme une protestation involontaire, inavouée, volant sur les ailes de l’esprit vers l’avenir ? Pour moi, il me suffit que dans ces troubles de Bretagne Mme de Sévigné ne soit pas du côté de ceux qui pendent, et qu’elle le dise assez pour que sa légèreté ne trompe pas.

Après cela, on le voit bien toujours, elle reste une femme aux impressions aussi mobiles que vives, mêlant l’esprit et l’imagination à une sensibilité qui se répand avec profusion et qui se concentre principalement dans la grande affaire de sa vie, la préoccupation de ses enfans, de sa fille surtout. Que cette inépuisable sensibilité en effet soit un des dons de cette heureuse nature, ce n’est point douteux ; seulement elle est sensible à sa manière, comme une personne qui a été guérie de bonne heure des entraînemens de la passion, qui n’a gardé de l’amour que le goût de plaire, et qui s’est réfugiée dans ces affections dont elle dit elle-même : « Les grandes amitiés ne sont jamais tranquilles. » Volontiers on se représente Mme de Sévigné comme l’abbé Arnauld la vit un jour dans son carrosse souriante entre son fils et sa fille, semblable à « Latone au milieu du jeune Apollon et de la petite Diane. » Pendant quarante ans, elle garde cette attitude, elle s’absorbe dans cette passion de mère, d’autant plus vive qu’elle remplace toutes les autres. C’est Mme de Grignan qui éclipse son frère. Elle est la belle Madelon, la plus jolie fille de France, la reine de Provence, l’objet de toutes les pensées. Charles de Sévigné est le petit guidon qui n’a guère de chance, qui s’efface et finit en gentilhomme breton, après avoir fait bravement la guerre et avoir montré peu de goût pour la cour ; il disparaît dans l’ombre de sa toute-puissante sœur. Chose curieuse pourtant, des deux enfans le plus aimable, le meilleur n’est pas peut-être celui qui est resté le plus environné du prestige de la tendresse maternelle, et au fond même je ne sais si dans l’âme de Mme de Sévigné le partage a été aussi inégal qu’on l’a toujours pensé, que le feraient croire tous les signes d’une préférence passionnée. Charles de Sévigné a souffert d’une circonstance : on n’a pas les lettres que sa mère lui écrivait, pas plus qu’on n’a les lettres qu’elle écrivait au cardinal de Retz. Mme de Grignan est demeurée ainsi seule en vue sous le rayon de cette passion maternelle. Je ne veux pas médire d’une personne si ardemment et peut-être si imprudemment adorée. Ce qui est clair, c’est qu’avec cette beauté un peu indolente et d’assez grand air qu’elle a dans son portrait resté aux Rochers, portrait qu’on dit de Mignard, elle est un de ces êtres superbes nés pour se laisser aimer plus que pour aimer eux-mêmes bien profondément. Mme de Sévigné a beau faire, elle a beau couvrir toutes les différences, toutes les oppositions de caractère entre elle et sa fille sous un mot, « nous sommes une nouveauté l’une à l’autre, » Mme de Grignan reste toujours une femme assez froide, assez hautaine, un peu guindée, d’humeur passablement glorieuse et vaine, « se contemplant dans son essence, » agréable à ses momens et à sa façon, mais n’ayant rien du naturel et de la grâce expansive de sa mère. C’est une politique, que dis-je ? c’est une philosophe qui compte vraiment dans la tradition cartésienne. Elle raisonne, elle aime la quintessence : elle serait faite pour être la correspondante de Mme Swetchine ! Tandis que Mme de Sévigné passe sa vie à désirer pour son gendre une charge de cour qui lui ramène sa fille, Mme de Grignan avec sa philosophie se montre beaucoup moins pressée de sacrifier au plaisir de retrouver sa mère sa fastueuse royauté de Provence, et quand elles sont ensemble, les froissemens intimes, les déchiremens éclatent. L’éloignement enflamme, ravive la passion, même la passion maternelle, et transfigure ceux qui en sont l’objet. Si elles avaient vécu toujours réunies, nous n’aurions pas les lettres d’abord, et Mme de Sévigné se serait peut-être plus d’une fois aperçue qu’elle s’était fait une idole qui lui rendait l’amitié laborieuse.

Tout est contraste entre la mère et la fille, tout est affinité entre Mme de Sévigné et son fils. Le malheur de ce fils, c’est d’avoir disparu dans le tourbillon de cette passion maternelle toujours sur le chemin de Grignan, et de plus d’avoir été lancé dans l’histoire par quelque mot sanglant de Ninon, d’être plus connu pour ses équipées de jeunesse que pour ses qualités. Au fond, c’est une nature aimable, fine et sincère ; par la physionomie, il ressemble un peu à sa sœur, il tient de sa mère par le caractère ; il a reçu d’elle la gaîté, la facilité, la bonne grâce. Elle le sait bien, et en paraissant uniquement occupée de la Provence, elle ne laisse pas de garder une part de son cœur pour ce fils en qui elle se sent revivre ; elle le suit du regard dans ses campagnes, à Candie, en Flandre, sur le Rhin, sous M. de Turenne, sous M. de Luxembourg. « Il est parti, dit-elle, j’en ai pleuré amèrement ; je n’aurai pas un moment de repos pendant ce voyage ; j’en vois tous les périls, j’en suis morte. » Et une autre fois elle écrit à sa fille : « Vous dites que je ne vous dis rien de votre frère ; je ne sais pourquoi ; j’y pense à tout moment et j’en suis dans des inquiétudes extrêmes ; je l’aime fort, et il vit avec moi d’une manière charmante ; ses lettres sont aussi d’une manière que, si on les trouve jamais dans ma cassette, on croira qu’elles sont du plus honnête homme de mon temps. » Le petit guidon des gendarmes-dauphin a, il est vrai, de fréquentes distractions ; il a l’humeur légère, et il fait autant de campagnes avec Ninon, avec la Champmeslé et bien d’autres qu’avec M. de Luxembourg ou M. de Turenne ; mais il a du bon, il « vaut son pesant d’or. »

D’abord il a une grande vertu : il a le cœur bien placé et n’a aucune jalousie de l’affection enthousiaste dont sa sœur est l’objet ; il aime sa mère comme celle-ci peut-être voudrait être aimée de sa fille. Toutes les fois qu’il peut être auprès d’elle, il s’y retrouve avec délices ; il l’entoure, il la divertit, il l’occupe, il se fait son lecteur à Livry et aux Rochers, et, à y regarder de près, on pourrait dire qu’il y a beaucoup plus d’intimité dans les rapports de Mme de Sévigné avec son fils que dans ses relations avec sa fille. Rien n’est plus plaisant d’ailleurs que cette intimité. Par exemple Mme de Sévigné écoute d’étranges confidences et entre dans de singuliers détails : elle gronde son fils, il convient de tout, et ils sont toujours d’accord. « Il est plaisant, écrit-elle ;… il me conte toutes ses folies, je le gronde et je fais scrupule de les écouter, et pourtant je les écoute. Il me réjouit, il cherche à me plaire ; je connais la sorte d’amitié qu’il a pour moi ; il est ravi de celle que vous me témoignez ; il me donne mille attaques en riant de l’attachement que j’ai pour vous… » Mme de Grignan est bien rigoureuse quelquefois pour cet aimable frère si bien assaisonné de temps à autre par ses maîtresses, mais ayant en somme toujours de l’honneur ; elle l’accuse presque de bas sentimens lorsque, fatigué de traîner dans sa charge de guidon sans pouvoir monter plus haut, il veut quitter le harnais et se sent pris de l’amour de la Bretagne. Mme de Sévigné entre un peu dans les sévérités de sa fille, elle revient bientôt, et elle finit par comprendre ou avoir l’air de comprendre les raisons du frater, ses lassitudes du guidonnage, son goût breton. Ce goût breton lui-même n’est point un obstacle entre eux ; il est plutôt un lien. C’est là, aux Rochers, en effet, que l’intimité est la plus étroite et la plus douce. C’est là que, pendant la douloureuse maladie de 1675, Charles de Sévigné entoure sa mère de ces soins dont elle parle à sa fille : « Le frater m’a été d’une consolation que je ne vous puis exprimer, il se connaît joliment en fièvre et en santé. J’avais confiance en tout ce qu’il me disait ; il avait pitié de toutes mes douleurs… » C’est là qu’elle aussi à son tour, en 1680, elle soigne Charles de Sévigné pour des blessures qui ne viennent pas précisément de la bataille de Senef. C’est là enfin qu’un peu plus tard, à l’époque du mariage de ce fils en pleine Bretagne, elle se retrouve de nouveau, un peu dépaysée d’abord, tout près de devenir mordante, auprès d’une bru, puis bientôt gagnée par la bonne grâce et goûtant toujours cette intimité des Rochers, où les seuls orages sont une lettre de Provence en retard, une mauvaise nouvelle de Mme de Grignan.

La dernière fois que Mme de Sévigné va aux Rochers et goûte encore le charme âpre et doux de cette solitude * c’est en 1689 et 1690. Elle y reste dix-sept mois. Depuis le jour où pour la première fois elle était arrivée, souriante et heureuse » en Bretagne, que d’années s’étaient écoulées ! Et dans cet intervalle que d’événemens, que de préoccupations, que de scènes toujours nouvelles, que d’agitations de cœur dont ces bois eux-mêmes avaient été les témoins et dont ils pouvaient garder le secret ! Maintenant, en 1689, ce n’est plus la riante animation de la jeunesse, ni même la gaîté libre d’une facile maturité. Mme de Sévigné est arrivée à ce point où on commence à sentir l’âge non-seulement en soi-même, mais encore dans les vides qui se font autour de vous, dans la transformation de tout ce qui vous entoure. Ceux qu’on aimait s’en vont. L’abbé de Coulanges n’est plus. Il y a longtemps que M. de Turenne a été emporté par son boulet, ce terrible boulet « chargé de toute éternité. » Le cardinal de Retz a disparu. M. de Larochefoucauld est mort et sera bientôt suivi de Mme de La Fayette. Fouquet s’est éteint dans sa prison ; d’Harouys, le trésorier de Bretagne, est à la Bastille. Le siècle s’en va. Des enfans de Mme de Sévigné, l’un, Mme de Grignan, est toujours la reine de Provence, mais la ruine commence à entrer dans cette maison fastueuse ; l’autre enfant, Charles de Sévigné, s’est rangé tout à fait. Il vit en gentilhomme au foyer domestique, de plus en plus enclin à l’austérité, en attendant de se faire anachorète. Elle-même, l’aimable femme, elle fait comme tout le monde, comme son siècle, elle vieillit.

Ce n’est pas que la gaîté l’abandonne ; mais elle commence à trouver, quand elle se promène, que les feuilles sont moins épaisses et laissent plus aisément passer la pluie qu’autrefois. Elle sent qu’elle a besoin de ménagemens, « Ne soyez point en peine de ma solitude, je ne la hais pas… J’ai soin de ma santé… Je suis devenue sage… » Sans avoir rien de morose, la vie des Rochers en ce dernier séjour semble ne plus avoir tout le mouvement du temps passé ; elle prend une certaine teinte de gravité et de douce monotonie. « Vous voulez savoir noire vie, ma chère enfant ; hélas ! la voici. Nous nous levons à huit heures, la messe à neuf. Le temps fait qu’on se promène ou qu’on ne se promène pas, souvent chacun de son côté. On dîne fort bien. Il vient un voisin, on parle de nouvelles. L’après-dînée nous travaillons, ma belle-fille à cent sortes de choses, moi à deux bandes de tapisserie… A cinq heures, on se sépare, on se promène ou seule ou en compagnie. On se rencontre à une place fort belle ; on a un livre, on prie Dieu, on rêve à sa chère fille, on fait des châteaux en Espagne, en Provence, tantôt gais, tantôt tristes… Nous avons eu du monde, nous en aurons encore, nous n’en souhaitons pas… Enfin, ma fille, c’est une chose étrange comme avec cette vie tout insipide et quasi triste les jours courent et nous échappent, et Dieu sait ce qui nous échappe en même temps. Ah ! ne parlons point de cela. J’y pense pourtant ! ,.. » Voilà le pressentiment qui la gagne et l’envahit malgré elle. Ce n’est point aux Rochers cependant, et ce n’est que quelques années après, en Provence, que, subitement attaquée de la petite vérole, elle mourait presque seule, à demi abandonnée dans le vaste château de Grignan, n’ayant pas du moins la suprême joie de voir à son chevet sa fille, qui était pourtant sous le même toit, et se disant peut-être que, si elle était en Bretagne, son fils serait auprès d’elle. Le 3 octobre 1690, elle avait quitté les Rochers pour n’y plus revenir. Depuis on ne l’a plus revue que comme j’ai cru l’apercevoir l’autre jour, ombre errante, fantôme léger et insaisissable ; mais en s’enfuyant elle a laissé dans ces bois, comme elle a laissé dans l’histoire de l’imagination et de l’esprit, la trace, l’éblouissante trace de son passage.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voir la belle et complète édition de Mme de Sévigné qui se publie à la librairie Hachette, sous la direction de M. Ad. Régnier, et qui est tout près d’être achevée. C’est le monument définitif élevé a cette charmante mémoire.