Une Visite aux églises rationnalistes de Londres
Le dimanche de Londres effraie généralement quiconque se propose de séjourner pour ses affaires ou pour ses plaisirs dans la capitale de la Grande-Bretagne. Aussi étonnerais-je peut-être en racontant que, dans mes dernières visites à Londres, j’ai toujours fait en sorte d’y passer le plus de dimanches possible. C’est que la lecture du curieux ouvrage publié l’an dernier sur l’Unorthodox London par le révérend Maurice Davies m’avait amené à ce raisonnement des plus simples : pourquoi l’Angleterre du dimanche désoriente-t-elle l’étranger ? Parce qu’elle s’absorbe dans sa vie religieuse. Qu’il la suive donc dans les diverses phases de cette évolution, et, pourvu qu’il soit suffisamment au courant de la langue, il verra se transformer en une source d’impressions nouvelles les longues heures dont la seule perspective le faisait bâiller d’ennui.
Comme le fait observer M. Davies, nulle part, depuis l’époque où les écoles de philosophie et de religion encombraient les rues d’Alexandrie, la vie religieuse ne s’est affirmée sous des formes plus exubérantes et plus diversifiées que dans la métropole de l’empire britannique. En consultant le London Post-office directory, j’ai trouvé la mention d’une trentaine de cultes différens, et, comme ce recueil se borne à donner les adresses des congrégations qui ont pignon sur rue, il faut y ajouter les innombrables sectes qui se réunissent dans des habitations particulières, dans des salles de concert et jusque sous les viaducs des chemins de fer. On devine quel champ d’études s’ouvre ici à l’investigateur des phénomènes religieux. Quelques-unes de ces sectes sont aussi étranges dans leurs pratiques que dans leurs dénominations. Je me bornerai à citer les swédenborgiens, qui acceptent comme d’origine céleste les révélations du fameux mystique suédois, — les irvingites, qui, sous le nom d’église catholique et apostolique, se sont bâti dans Gordon square une véritable cathédrale pour y proclamer à l’aise le retour de l’âge prophétique, — les baptistes du septième jour, qui célèbrent le sabbat au lieu du dimanche, — les christadelphiens, qui nient l’immortalité de l’âme et qui ont ressuscité la théorie du millenium, — les joannistes, qui s’attendent à la seconde incarnation du Christ, — les sandemariniens ou glassites, qui admettent le paradis, mais qui repoussent l’enfer comme le purgatoire et qui communient en s’embrassant les uns les autres, — les gens à part (peculiar people) ; dont on connaît les démêlés avec la justice pour leur obstination à repousser médecins et remèdes dans les maladies de leurs enfans, — enfin ces congrégations que la voix populaire a surnommées les trembleurs (shakers), les sauteurs (jumpers), les hurleurs (tabernacle ranters). À côté de ces excroissances parasites du protestantisme se montre un mouvement d’idées qui représente au contraire le couronnement logique et inévitable de la réforme : je veux parler des églises rationalistes.
Chez les nations protestantes, la multiplicité des sectes laisse le champ libre à une série de croyances graduées entre la foi la plus aveugle et le scepticisme le plus absolu. Si nous prenons les termes extrêmes de cette série, entre ritualisées et déistes la distance est à peu près aussi grande qu’entre catholiques et libres penseurs ; mais cette distance est comblée par toute une échelle de sectes qui nous montre les partisans de la broad church se rapprochant des unitaires dans les limites de la liturgie anglicane, les unitaires avancés se transformant à leur tour en purs théistes par une simple suppression d’étiquette, les théistes passant ensuite aux déistes ou « théistes libres » par la négation de la personnalité divine, enfin les déistes eux-mêmes confinant au scepticisme positiviste. En Angleterre, il existe d’ailleurs une autre raison encore pour expliquer le développement des églises rationalistes. C’est l’idée essentiellement anglaise, — — le préjugé si l’on veut, — qu’il n’est pas respectable de ne pas assister le dimanche à un office religieux. Comme l’opinion ne s’inquiète pas si cet office est anglican, catholique, dissident ou même rationaliste, pourvu qu’il soit célébré devant une « congrégation » par un « ministre » d’une dénomination quelconque, on conçoit que les esprits avancés aient accueilli le seul moyen de concilier l’indépendance de leurs convictions avec les exigences de l’usage. Et qu’on ne se hâte pas de crier à l’hypocrisie d’une part, à l’intolérance de l’autre ! Une fois qu’il s’agit simplement de consacrer quelques quarts d’heure par semaine à écouter un sermon, voire une « lecture » débitée entre deux points d’orgue par un orateur de notre choix, au milieu d’un auditoire sympathique, cette pression de l’opinion publique est-elle plus regrettable que mille petits empiétemens des conventions sociales sur notre liberté individuelle de chaque jour ? Sans doute l’Angleterre religieuse a ses extravagances et ses absurdités ; mais, pour juger d’un état social, il faut l’embrasser sous toutes ses faces, et à côté de ce puritanisme archaïque, qui d’ailleurs cède peu à peu devant l’invasion des mœurs modernes, il faut envisager l’extension de cette activité intellectuelle et morale que l’habitude de discuter ou tout au moins d’examiner les problèmes les plus élevés de la nature humaine a’ tant concouru à répandre dans tous les rangs de la nation anglaise.
Parmi les églises que nous n’hésitons pas à ranger sous la dénomination de rationalistes, la plus connue, la plus ancienne, la plus nombreuse, c’est sans contredit l’église unitaire. Dans ses fractions les plus avancées, elle mérite encore le nom de chrétienne, puisqu’elle reste en communauté d’origines, de traditions et de sentimens avec toutes les autres subdivisions du christianisme ; mais elle n’a pas moins de droits au titre de rationaliste, aujourd’hui surtout que son caractère distinctif est de n’imposer à ses membres aucun dogme réprouvé par leur raison individuelle. Les anciens unitaires, soit qu’à l’instar des sociniens ils reconnussent au Christ une nature semi-divine, soit qu’ils en fissent simplement le plus parfait des hommes, avaient encore, comme toutes les sectes, un certain corps de doctrines positives qui formaient le patrimoine commun de leurs adeptes ; mais, à force de rejeter individuellement tous les dogmes essentiels de la théologie chrétienne, — tels que le péché originel, la vertu des sacremens, la résurrection de la chair, la possibilité des miracles, l’infaillibilité des livres saints, — ils finirent par n’avoir plus d’autre lien religieux que leur dénomination de chrétiens, leur vénération pour le personnage du Christ et leur adhésion aux principes généraux de la morale évangélique. Sur ce terrain, ils se sont rencontrés avec les nombreuses congrégations de méthodistes, de presbytériens, d’indépendans, etc., qu’un travail simultané d’émancipation intérieure avait également amenés à rejeter toute la partie dogmatique du christianisme. Aussi l’organisation officielle de l’église unitaire embrasse-t-elle aujourd’hui, non plus seulement les descendans religieux des anciens sociniens, mais toutes les congrégations de dénominations diverses qui, sans rejeter le titre de chrétiens, n’imposent plus à leurs membres aucune formule d’adhésion à une profession de foi déterminée. Désireux de sanctionner cette fusion en abandonnant tout ce qui rappelait leur ancienne condition de secte particulière, quelques unitaires ont même proposé la suppression de leur dénomination traditionnelle, et dans le courant de 1872 ils ont fondé, sous le nom de chrétiens libres (free christians), une association religieuse ouverte « à tous ceux qui croient l’homme tenu, non de posséder la vérité religieuse, mais simplement de la poursuivre sérieusement, et qui demandent la satisfaction de leurs besoins religieux aux sentimens de piété filiale et de charité fraternelle, avec ou sans accord dans les matières de théologie doctrinale. » Un an plus tard, les chrétiens libres célébraient solennellement leur premier anniversaire dans le grand temple maçonnique de Queen’s street. Parmi les ministres qui participèrent à cette cérémonie religieuse, on, voyait figurer M. Athanase Coquerel, de l’église réformée française, et même un membre de l’église anglicane, le révérend G. Kegan Paul. Les free christians n’auraient pu mieux affirmer leur prétention d’embrasser toutes les sectes du christianisme dans une église universelle fondée non plus sur ce que Channing appelait une « dégradante uniformité de dogmes, » mais sur cette communauté de sentimens qui permet de concilier l’indépendance de la pensée individuelle avec les liens de l’association religieuse.
Les diverses congrégations comprises sous le nom d’unitaires sont actuellement, d’après l’Unitarian Almanac, au nombre de 365 dans la Grande-Bretagne. La capitale seule en compte 25, installées un peu partout dans des chapelles de fer ou de briques, dans des music halls, dans des temples grecs et des églises gothiques. Ma première visite fut pour la chapelle de Little-Portland street, qui doit une certaine célébrité à son ancien ministre, le révérend J. Martineau[1], aujourd’hui retiré dans la direction d’un collège unitaire, le New Manchester College. Lorsque je m’y rendis un dimanche matin, je trouvai aux abords une file d’équipages qui indiquaient une assistance assez relevée. En effet les unitaires, comme le démontrent les listes publiées par la British and foreign unitarian Association, se recrutent surtout dans les classes supérieures de la bourgeoisie, bien que certaines de leurs congrégations, dans les quartiers pauvres, soient exclusivement formées par les classes inférieures. La chapelle, dont le fronton en style grec s’encastre dans l’alignement général de la rue, n’offre aucune particularité qui la distingue de la plupart des temples évangéliques. L’autel ne supportait d’autres ornemens qu’une image sculptée du Christ ; il était du reste à demi masqué par une chaire fort élevée qui occupait le milieu du chœur, côte à côte avec le pupitre du desservant. La congrégation me parut assez clair-semée. Un détail qui me frappa, c’est qu’elle comptait bien quatre femmes pour un homme. Serait-ce qu’en Angleterre le beau sexe a une préférence pour l’unitarisme ? ou bien le sexe fort ne renfermerait-il, comme chez les nations catholiques, que des orthodoxes et des indifférens ? Il ne faut pas se hâter de conclure, car dans les autres chapelles que j’ai visitées cette disproportion m’a paru s’effacer, et même, au sein des églises les plus avancées, se renverser en faveur de l’élément masculin. Vers onze heures, un orgue assez puissant se mit à ronfler, et le ministre ne tarda pas à gagner son pupitre. C’était un vrai type de ministre réformé, — chevelure bouclée et grisonnante, favoris cendrés encadrant une figure fine, taille haute et droite, drapée dans la robe noire à larges manches qui faisait ressortir la blancheur de son linge.
Après un instant de méditation intime, il annonça qu’il allait célébrer le dixième service de la liturgie unitaire. Je n’eus, pour me tenir au courant de la cérémonie, qu’à ouvrir un des petits volumes laissés sur les bancs à la disposition de chaque assistant. Ce formulaire, intitulé Book of common prayer for Christian worship, comprend dix services et de nombreuses prières, le tout plus ou moins calqué sur la liturgie de l’église anglicane, sauf dans tout ce qui comporterait une interprétation trinitaire ou même une signification dogmatique, comme le credo d’Anastase, le symbole des apôtres, etc. Cette liturgie est en vigueur dans deux cent vingt-neuf chapelles de la Grande-Bretagne.
Je ne m’étendrai pas sur les détails de la cérémonie, puisqu’elle est à peu de chose près une simple réduction de l’office anglican. La congrégation se levait et s’asseyait avec une régularité exemplaire aux momens indiqués dans le rituel ; mais elle ne me sembla se joindre que du bout des lèvres au chant des hymnes, exécuté d’ailleurs avec beaucoup d’ensemble par un chœur des mieux composés. Le sermon qui suivit avait pour objet de montrer qu’au dire même de la Bible le Christ s’était adressé non à l’intelligence, mais au cœur de l’homme, qu’il n’avait pas voulu enseigner une théologie ou une métaphysique nouvelle, mais qu’il avait simplement cherché à développer les sentimens de moralité et de charité inhérens à l’âme humaine. — C’était, comme on voit, une véritable apologie de la position prise par les unitaires actuels vis-à-vis des autres écoles chrétiennes. J’eus toutefois beaucoup de peine à suivre l’orateur dans le développement de cette thèse, soit qu’il parlât avec une volubilité exceptionnelle, soit que l’acoustique de la salle fût désorganisée par les vides de l’auditoire. La retraite du révérend Martineau a dû porter un coup sensible à cette congrégation, naguère la plus fréquentée des églises unitaires dans la capitale. Le temple de Little-Portland street s’élève près de Regent’s circus, au seuil du West-End. J’eus plus de difficulté à atteindre, un dimanche soir, l’église des free christians, située le long de Clarence-Road, dans cet ancien bourg de Kentish-Town, aujourd’hui rejoint et englobé par les accroissemens continus de la métropole. Comme le dimanche la loi interdit aux restaurateurs de servir, avant six heures du soir, tout consommateur qui ne réside pas à plus de 4 milles de distance, j’avais à peine une heure pour dîner, trouver un véhicule et franchir les 5 ou 6 kilomètres qui séparent de Clarence-Road les quartiers du centre : on voit comment une législation abusive peut aller à l’encontre de son objet ! Je m’arrangeai cependant pour prendre à Piccadilly circus, un peu avant six heures et demie, l’omnibus de Camden-Town, déjà bondé de couples endimanchés avec leur prayer book sur les genoux. Le sombre aspect des magasins rigoureusement fermés contrastait avec la foule qui circulait sur les trottoirs. Peu à peu les cloches, qui résonnaient de tous côtés, cessèrent de lancer leurs tintemens argentins, et les passans se réduisirent à quelques retardataires accélérant le pas dans la direction du temple voisin. Il était près de sept heures dix quand je franchis le seuil de ma chapelle, charmante petite église de style néo-gothique bâtie au fond d’un jardin. L’intérieur, avec sa large nef flanquée d’un bas côté, son orgue placé à côté de l’entrée, ses vitraux coloriés et ses inscriptions murales en lettres gothiques, parlait cent fois plus à l’âme que l’austérité rigide de maint temple évangélique. J’aurais même pu me croire égaré dans quelque chapelle ritualiste sans la simplicité de l’autel en pierre nue qui, pour tout ornement, exhibait une croix placée en dessous de l’entablement. A la gauche du chœur se trouvait une chaire assez basse, à droite le pupitre éclairé par deux bougies. Les pews, qui pouvaient contenir 200 ou 300 personnes, étaient assez bien remplies. Cependant le bedeau, reconnaissant à mon hésitation un visiteur de passage, me trouva encore une place à l’extrémité d’un banc vers le centre de l’église. Machinalement je cherchai un rituel autour de moi ; mais tous les exemplaires du banc étaient déjà accaparés par mes voisins. Je m’apprêtais donc à suivre platoniquement le service quand une gracieuse jeune dame franchit le passage qui me séparait de son banc pour m’apporter un prayer book de réserve et poussa la complaisance jusqu’à me l’ouvrir à la page voulue.
C’était encore la liturgie du révérend J. Martineau. J’observai seulement qu’ici la congrégation presque entière unit sa voix à celle du chœur. Les hymnes, comme du reste à la chapelle de Little-Portland street, sont tirés d’un petit recueil également compilé par M. Martineau. Le prédicateur que j’entendis en cette occasion n’avait peut-être pas un extérieur aussi typique que le ministre de la chapelle de Portland street ; mais il parlait avec clarté, chaleur et onction. Après avoir cité un texte de saint Paul relatif aux dissensions des premiers chrétiens, il fit observer que beaucoup de ces anciennes disputes théologiques nous semblent aujourd’hui ridicules et absurdes, d’où il conclut qu’il en serait de même dans quelques siècles au sujet de nos propres querelles dogmatiques. Malheureusement nous ne pouvons en juger nous-mêmes avec les yeux de la postérité. Il est donc sage de nous borner à suivre le conseil que saint Paul donnait aux controversistes de son temps. « Suivez Jésus et vivez la vérité. » Ce qui fait la supériorité du Christ, c’est qu’il a enseigné la loi d’amour, c’est qu’il a mis l’esprit au-dessus de la lettre. Aussi se trompe-t-on en faisant de la foi aux miracles un élément nécessaire de la religion chrétienne ou en se refusant à admettre le christianisme sans la croyance à la divinité de son fondateur. — On voit qu’ici encore le sermon était en quelque sorte le résumé des vues adoptées par la congrégation.
Cependant le prédicateur ne relevait pas lui-même de l’unitarisme. C’était le révérend Picton, de l’église indépendante. Les indépendans sont une branche détachée de l’église anglicane, qui en diffèrent simplement parce qu’ils repoussent toute attache officielle. On peut juger, par l’exemple du révérend Picton, de ce qui se passerait au sein de l’anglicanisme, s’il venait à perdre le caractère d’église établie, ou même s’il renonçait un jour à la barrière dogmatique des 39 articles. S’il faut en croire une anecdote qui m’a été rapportée, la première fois que le révérend Picton s’entendit avec un ministre unitaire pour un de ces « échanges de chaires » assez fréquens parmi les églises dissidentes, il étonna sa nouvelle congrégation par la hardiesse de son langage, alors que son collègue surprenait au contraire ses auditeurs indépendans par la timidité de son argumentation. Sans doute celui-ci avait cru devoir choisir le plus orthodoxe et celui-là le plus hardi de ses sermons, dans la pensée de se mettre respectivement au niveau de leur public ; mais il n’en ressort pas moins la difficulté d’établir une distinction bien nette entre les élémens les plus rapprochés des différentes églises qui en Angleterre vont graduellement du ritualisme semi-catholique aux dernières limites du rationalisme religieux.
En sortant de la Free Christian church, je pris un omnibus que je quittai à la station de Portland-Road, pour regagner pédestrement mon domicile. De toutes parts les innombrables chapelles du quartier dégorgeaient leurs congrégations sur la voie publique. Une foule nombreuse et mélangée, mais décente et tranquille, emplissait la grande artère de Portland street, qu’éclairait à peine la longue file de ses réverbères. Çà et là des débits de boisson et des boutiques de comestibles laissaient passer un jet de lumière à travers leur porte entr’ouverte. Le long des trottoirs circulaient des charrettes à bras où les maraîchers vendaient leurs produits à la clarté d’une chandelle vacillante, qui jetait sur le visage des acheteurs des reflets à la Rembrandt. A chaque coin de rue, des groupes stationnaient autour de quelques orateurs en plein vent. Ici c’était un prédicateur méthodiste, à la longue barbe et aux grands gestes, s’efforçant de surexciter les sentimens religieux de ses auditeurs par des tirades pathétiques agrémentées d’historiettes édifiantes ; là, deux représentans de sectes rivales s’écrasaient tour à tour à coups d’argumens bibliques avec un ordre et un calme qu’il faudrait souhaiter à toutes les controverses parlementaires. Parfois toute l’assistance entonnait un hymne dont les paroles modulées couvraient les bruits de la foule. Et dire que je me trouvais au centre de Londres, en plein XIXe siècle !
Un dimanche soir, M. Moncure Conway, sur qui j’aurai à revenir plus loin, me conduisit, près de la station de Cower street, à l’entrée d’un caveau où se réunissait une congrégation d’advanced unitarians. Les unitaires avancés présentent cette particularité qu’après le service la chapelle se transforme en salle de discussions et que le sermon du ministre est abandonné aux commentaires successifs des fidèles : on devine ce que deviennent les récits et même les préceptes de la Bible livrés aux hasards d’une pareille controverse ; mais il n’y a rien là que de très conforme au tempérament éminemment théologique de la nation anglaise.
D’ailleurs une église, constituée sur une base aussi large que l’unitarisme actuel, doit nécessairement comprendre des opinions religieuses fort éloignées les unes des autres, — et à nos yeux c’est même là son principal titre. — Ainsi il est certain qu’on trouve encore parmi ses fidèles des esprits disposés à reconnaître le miracle et la révélation. Au temple de Little-Pordand street, une partie de la congrégation s’agenouille à certains passages du service et l’on y célèbre régulièrement le sacrement de la communion, non pas, bien entendu, avec sa portée mystique, mais du moins à titre de banquet fraternel et commémoratif. D’autre part on rencontre certaines congrégations d’unitaires n’ayant plus de chrétien que le nom. Telle semble, entre autres, l’église de Clerkenwell, du moins à en juger par la prédication de son ministre, le révérend Peter Dean. Celui-ci déclare en effet prendre, pour toute théologie, « la foi en un Dieu infiniment parfait, » — pour révélation a l’univers, » — pour Bible « les manifestations de la nature, ainsi que la littérature sacrée de tous les temps et de tous les pays, » — pour Christ a le bien incarné dans l’humanité, » — enfin pour seuls sacremens « l’amour de Dieu et l’amour des hommes, — piété et moralité. » On voit qu’ici nous naviguons déjà en plein théisme.
Quelques logiciens ont reproché aux unitaires de ne pas pousser assez loin leurs tentatives de synthèse religieuse. A les en croire, conserver le nom de chrétien et repousser en même temps l’origine surnaturelle du christianisme, c’est se complaire dans l’équivoque et exclure inutilement de la communauté religieuse les juifs, les mahométans, les bouddhistes, les théistes même, qui se refusent à reconnaître la supériorité morale de la Bible. Pourquoi d’ailleurs ériger en dogme des préceptes, même purement moraux, une fois qu’on déclare fonder l’association religieuse non sur l’identité des croyances, mais sur la simple conformité du sentiment religieux ? L’église universelle, ce n’est pas une église chrétienne libre, c’est une église libre, ouverte à tous ceux qui admettent l’existence de Dieu, et qui éprouvent le besoin de lui rendre hommage en commun. Déjà dans les dernières années de la révolution française la société des théophilanthropes avait établi à Paris même un culte fondé sur ce qu’elle appelait les vérités de la religion naturelle, c’est-à-dire sur les principes admis par toutes les nations, et capables en conséquence de réunir toutes les sectes dans une commune aspiration vers la Divinité. C’est sur un raisonnement analogue que reposent à Londres deux congrégations purement théistes, l’une dirigée par le révérend Ch. Voysey, l’autre, beaucoup moins importante, par le docteur Perfitt.
Le révérend Charles Voysey était un clergyman fort distingué de l’église anglicane qui, dès son entrée dans les ordres, s’était fait remarquer par l’extrême indépendance de ses opinions religieuses. La publication d’un recueil intitulé the Sling and the Stone (la Fronde et la Pierre), où il mettait en question la divinité du Christ et le dogme du péché originel, excita une telle indignation dans les rangs des orthodoxes, que deux associations cléricales, l’English Church Union et la Church Association, offrirent chacune 500 livres sterling (12,500 francs) pour couvrir les frais d’un procès devant l’autorité compétente. Bref, M. Voysey fut privé de son bénéfice, et, sans même traverser l’étape de l’unitarisme, fonda à Saint-George’s hall, le 1er octobre 1871, la congrégation théiste qu’il dirige encore aujourd’hui.
Saint-George’s hall, située dans le prolongement de Régent street, est une petite salle de théâtre dont l’aménagement reproduit l’image exacte de nos cafés-concerts. La scène est fermée par un rideau de drap rouge, destiné à masquer le chœur. Pas d’autel, ni de chaire ; mais au-dessus de la rampe une espèce de tribune également recouverte en étoffe rouge, Quand je pénétrai dans la salle, je trouvai sur les dix premiers bancs, réservés aux membres réguliers de la congrégation, un public de cent vingt-cinq ou cent cinquante personnes d’apparence assez distinguée. Les huit derniers bancs, réservés, aux « visiteurs d’occasion, » étaient plus garnis encore. Les loges d’avant-scène, probablement louées à des prix assez élevés, renfermaient quelques familles qui étaient sans doute la fine fleur des fidèles. Enfin une quarantaine de personnes avaient pris place dans la galerie qui faisait à mi-hauteur le tour intérieur de l’édifice.
Un petit imprimé, répandu à profusion sur les bancs, m’apprit que la congrégation est en train d’amasser des fonds pour se bâtir un temple. Les travaux ne doivent commencer qu’au jour où les souscriptions auront atteint 1,000 livres sterling. Au commencement d’avril, elles s’élevaient déjà à 613 livres 16 shillings, soit environ 15,332 fr. 50 c, et il faut ajouter que près de 37,000 fr. ont déjà été promis pour l’époque où le building fund aurait atteint ses premières mille livres, Un seul individu figure dans cette dernière catégorie de souscripteurs pour la somme de 12,500 francs. Plusieurs anonymes ont 4pnné jusqu’à 100 livres chacun. Je remarque sur la liste des officiers, des baronnets, beaucoup d’hommes de science pomme feu sir Charles Lyell et sir John Bowring, etc.
Le révérend Ch. Voysey reproduit également un type de clergyman assez répandu en Angleterre : petite taille, avec une légère tendance à l’embonpoint, cheveux noirs et aplatis, visage soigneusement rasé. Comme dans les églises unitaires, je trouvai sur le banc où l’on m’installa un rituel spécialement composé pour la congrégation. De même que le rituel du révérend Martineau offre un résumée de la liturgie anglicane corrigée par l’exclusion de toute formule trinitaire, le Revised prayer book du révérend Charles Voysey semble un résumé de la liturgie unitaire soigneusement dépouillée de toute formule chrétienne. Pour la première fois je vis apparaître dans une liturgie des rites destinés à la crémation des morts ; je regrette de n’avoir pas demandé à l’auteur s’il avait déjà eu occasion de les appliquer.
Quand le révérend Charles Voysey monta au bruit de l’orgue dans l’espèce de tribune qui lui sert à la fois de pupitre et de chaire, je remarquai qu’il avait conservé le surplis et l’étole de l’église anglicane. Au premier abord, on ne peut se défendre d’une certaine surprise, quand sous ce costume de prêtre chrétien, après un service religieux calqué sur la liturgie des églises chrétiennes et entremêlé de lectures tirées de la Bible, on entend proférer les attaques les plus audacieuses contre les pratiques de certaines sectes, et les doctrines, les traditions du Christ lui-même ; ainsi, dans son sermon imprimé, Christianity versus universal Brotherhood (Christianisme contre Fraternité universelle), après avoir dénié aux unitaires le droit d’établir une distinction entre la partie dogmatique et la partie morale de leur religion, l’orateur reproche au christianisme de n’avoir accepté qu’à son corps défendant les grands principes de charité et de tolérance si souvent invoqués par ses dissidens et par ses adversaires. Cette contradiction apparente s’explique toutefois par la conviction de M. Voysey qu’en matière de culte surtout on doit s’efforcer d’introduire les idées nouvelles sous les formes anciennes. a Puisqu’il nous faut une forme de culte, dit-il dans la préface de son rituel, la plus acceptable sera encore une forme déjà familière à des oreilles britanniques, et cependant dépouillée de tout ce qui est suranné ou en désaccord avec un pur théisme. »
Le sermon qu’il prononça le jour de ma visite était une réfutation de l’atonement, c’est-à-dire de l’expiation soufferte par le Christ pour le rachat de l’humanité. Ce sermon, — qui aurait pu être prononcé par tout prédicateur unitaire, — ne m’apprit rien sur les particularités doctrinales d’une église qui soutient être « unique en son genre. » Heureusement je m’étais procuré à la porte de la sacristie, pour la modique somme de 4 pence, le sermon prononcé par M. Voysey à la cérémonie d’inauguration, le 1er octobre 1871. « Notre premier objet, dit-il dans ce véritable manifeste, est de miner, d’assaillir, et, si possible, de détruire la portion des croyances religieuses que nous tenons pour fausses, » c’est-à-dire, comme il nous l’explique en détail, presque toutes les doctrines du christianisme. « Toutefois, ajoute-t-il, là ne s’arrête pas notre tâche. Nous serions à la fois tristes et confus, si notre œuvre était purement destructive. Bien au contraire, nous ne démolissons que pour rebâtir ; nous ne désirons extirper des croyances fausses que pour les remplacer par des croyances vraies. » Il exposera donc en premier lieu sa foi en l’existence d’un être supérieur, infiniment bon et juste, que, faute d’un meilleur terme, il appellera Dieu. Viendra ensuite l’affirmation d’une vie future qu’il considère comme inséparablement liée à la croyance en Dieu. « Les deux doivent rester ou tomber ensemble. » Enfin il cherchera à développer l’esprit de vérité, de moralité, de pureté et de fraternité qui lui représentent les vraies conditions du sentiment religieux. — C’est sur ces bases un peu vagues que l’église de M. Voysey a victorieusement traversé les épreuves inhérentes aux débuts de toute église nouvelle. Si, comme on peut le prévoir désormais, il réussit à trouver les fonds nécessaires pour se bâtir un temple, cette expérience sera une réponse sans réplique à ceux qui ont contesté de tout temps la possibilité d’établir un culte sérieux sur les simples formules du théisme.
Je ne puis pas témoigner autant de confiance dans l’avenir de la congrégation dirigée par le docteur P. W. Perfitt. M. Perfitt officie dans la free church de Newman street. C’est un fait assez curieux que la chapelle unitaire de Little-Portland street, la congrégation du révérend Charles Voysey et celle du docteur Perfitt se trouvent toutes trois à quelques minutes l’une de l’autre. Toutefois l’épigraphe pompeuse « d’église libre » ne décore également qu’un music hall, de forme rectangulaire, avec une scène, un parterre et une galerie. Cette salle appartient, ainsi que l’étage supérieur, à la Société des réformateurs religieux indépendans (Society of independent religions reformers), qui patronne spécialement le culte du docteur Perfitt. Un imprimé, qu’on me remit à l’entrée, portait d’un côté le titre des sermons annoncés pour chaque dimanche du mois, de l’autre les statuts fondamentaux des réformateurs religieux indépendans. Ils s’y donnent pour objet : « 1° de réunir les personnes désireuses de cultiver le sentiment religieux dans une forme dépouillée de tout esprit dogmatique, de toute intolérance sectaire, de tout ferment sacerdotal ; 2° de découvrir et de formuler les vérités en relations avec les lois de la nature, les progrès des intelligences et les vies des hommes de bien dans tous les camps et dans tous les pays ; 3° de remplir notre devoir religieux envers la régénération de la société en coopérant aux efforts de toute association organisée en vue d’abolir la superstition, l’ignorance, l’intempérance, l’inégalité politique ou tout autre des maux nombreux qui affligent actuellement la société. » Toute personne, « mâle ou femelle, » désireuse de concourir à ces divers objets, peut faire partie de la société sans avoir à signer aucune profession de foi, pourvu qu’elle s’engage à payer une cotisation d’au moins 1 livre sterling par an.
Le service était annoncé pour onze heures et quart. A onze heures vingt, il y avait peut-être une douzaine de personnes dans la salle ; mais les fidèles, si je puis employer ce terme, continuèrent d’arriver isolément pendant l’office, si bien qu’à la fin de la cérémonie je pus compter 57 assistans ; c’était peu néanmoins pour une salle capable de contenir 300 ou 400 personnes. Ce public me parut exclusivement fourni par la classe moyenne ; cette fois c’étaient les femmes qui étaient en infime minorité ; à peine en comptais-je 6 ou 7. L’effet scénique n’était pourtant pas négligé. La tribune de l’officiant occupait le centre de la rampe. Le chœur, — a full choir, comme annonçait l’affiche, — réduit pour la circonstance à 3 femmes et à 2 hommes, loin de se dissimuler dans le jubé, comme à la chapelle de Little-Portland street, où de se dérober derrière le rideau, comme à Sairit-George’s hall, était assis en évidence sur des bancs placés aux deux côtés de la scène (et, ma foi, l’on n’y perdait rien, car les chanteuses me parurent fort jolies). Aussitôt que le docteur Perfitt eut pris sa place, les choristes se levèrent pour se ranger en ligne, derrière son pupitre, et entonner avec beaucoup d’ensemble un hymne qu’accompagnait un orgue sonore aux tuyaux dorés. Quand ils eurent repris leurs sièges, le docteur Perfitt formula en termes assez chaleureux une prière improvisée « au Dieu qui voit dans nos cœurs, » et, après le chant d’un nouvel hymne, lut tout un chapitre de la Bible pris dans le livre des rois, qu’il se mit ensuite à commenter d’après les procédés de la critique moderne. Un autre hymne termina le premier acte de la cérémonie. Le rideau ne descendit pas sur la scène ; mais le chœur rentra dans la coulisse, à l’exception d’une jeune et jolie chanteuse qui vint faire le tour des bancs une sébile en main. C’est la seule congrégation où j’ai vu quêter de la sorte. Dans la plupart des églises dissidentes, les frais du culte, y compris le traitement du ministre, sont couverts par les souscriptions des membres, qui en échange ont le droit de choisir leurs places pour toute la durée de l’année ; quant aux visiteurs de passage (occasional visitors), qui m’ont toujours paru assez nombreux, on %se contente de les inviter par un avertissement placardé en évidence à déposer une offrande quelconque dans un tronc placé près de la porte ; mais, à en juger par l’apparence, l’auditoire du docteur Perfitt ne constituait pas de congrégation régulière. Au reste, c’est seulement à l’office du matin que l’entrée est gratuite. Le soir, d’après l’affiche, les places coûtent respectivement 1 shilling, 6 et 3 pence ; il est vrai qu’alors la cérémonie n’est pas considérée comme un service religieux ; ce n’est plus qu’un topic suivi d’une lecture.
Le sermon ou discourse qui termina l’office auquel j’assistai avait pour titre « les moyens et la gloire de répandre la connaissance de la religion. » L’orateur y parla un peu de tout, et insista particulièrement sur l’erreur des missionnaires chrétiens qui traitent en idolâtres, sinon en sauvages, des peuples fort avancés dans la connaissance de Dieu, au lieu de se présenter, comme saint Paul aux Athéniens, avec la simple prétention de compléter leurs notions de l’être suprême et de l’âme immortelle. Le docteur Perfitt, qui officie en habit noir et en cravate blanche, se rattache par ses traits à ce type fort répandu en Angleterre qui fait songer à une tête de bouledogue ; seulement il y joint un large front qui lui donne un air d’intelligence, et une longue barbe grisonnante qu’envierait un patriarche d’Orient. Son ton reste malheureusement un peu monotone et doctoral, sans compter que sa prédication ne s’élève guère au-dessus d’une critique historique. Malgré les intermèdes de chant et de prière, je me serais cru à un cours d’exégèse, à une conférence sur l’histoire des religions, plutôt qu’à la célébration d’un culte, même purement déiste. J’ajouterai que l’assistance ne prend aucune part à l’office, qu’elle reste continuellement assise, qu’elle ne se joint pas même au chœur du bout des lèvres, et qu’elle n’a recours à aucun rituel pour suivre les différentes phases de la cérémonie. Ainsi s’explique l’insuccès relatif de cette église, qui par ses principes se rattache évidemment de si près à la congrégation du révérend Charles Voysey ; mais il faut observer aussi que M. Voysey est arrivé à l’organisation de son culte par le développement continu et logique de sa vocation spirituelle, tandis que l’église libre des réformateurs religieux indépendans m’a paru accuser l’inertie et la raideur inévitables des cultes imaginés à froid.
La simple croyance en Dieu est encore un dogme, pour peu qu’on définisse les attributs de l’être divin, et qu’on fesse de cette définition le credo d’une église quelconque. Or, si l’on admet que le culte est une pure affaire de sentiment, non de raison ni de foi, il faudra Ils dégager de toute formule positive, si simple qu’elle puisse être. Partant de ce principe, un Américain de talent, M. Moncure D. Conway, a fondé, il y a une dizaine d’années, une église ouverte à tous ceux qui veulent satisfaire leurs aspirations religieuses sans distinction de croyances théologiques ou métaphysiques, — à cette seule condition qu’ils n’érigent pas en dogme la non-existence de Dieu. Une pareille conception embrasse non-seulement les théistes de toutes les écoles, mais encore les panthéistes, les positivistes à la façon de John Stuart Mill, et tous les sceptiques qui refusent de se prononcer sur la réalité d’un être supérieur. Nous n’oserions affirmer que même des matérialistes ne sauraient y trouver place, car il n’y a d’exclus que les athées proprement dits.
M. Conway, qui ne prend le titre ni de révérend ni même de docteur, est un gentleman entre deux âges, grand, maigre, d’aspect robuste, à l’a barbe grisonnante, à l’œil vif et mobile, décelant son origine américaine par l’ensemble de sa physionomie, comme peut-être aussi par là persistance d’un léger accent. Il appartenait à une de ces familles méthodistes qui chaque printemps se réunissent pour former les camps religieux si bien décrits par Bret Harte dans ses récits du far-west. Lui-même d’ailleurs nous retrace dans un de ses sermons récemment imprimés, Revivalism, un tableau émouvant des scènes religieuses qui environnèrent son enfance et des efforts inutiles qu’il tenta pour partager la surexcitation spirituelle de son premier entourage. C’est en 1864 qu’il a succédé au fameux prédicateur théiste J. W. Fox, dans la chapelle de South-Place, à Finsbury square, et depuis l’an dernier il dirige une seconde congrégation dans une chapelle de Saint-Paul’s road, à Camden-Town.
La chapelle de South-Place à laquelle M. Conway consacre sa matinée est située en plein centre de Londres, à quelques minutes de Moorgate station, que je gagnai un beau dimanche d’avril par le chemin de fer souterrain. Comme un grand nombre de temples dissidens, elle s’annonce par un fronton de style grec. L’intérieur, dont l’aisance faisait plaisir à voir, consistait en une salle capable de contenir 400 ou 500 personnes, avec un orgue au-dessus de l’entrée. Aux deux côtés, l’inévitable galerie soutenue par des piliers fluets, dans le fond, une large estrade avec une sorte de tribune ornée de deux candélabres à gaz. Partout des bancs garnis de livres et ornés de coussins rouges. Quand j’entrais, un peu avant onze heures et un quart, la chapelle était presque vide, mais à peine la vieille femme qui faisait l’office de sacristain m’eut-elle assigné un siège dans un des bas côtés que je vis les bancs se remplir comme par enchantement : beaucoup de femmes, quelques-unes élégantes et fort jolies, diversifiaient agréablement cet auditoire d’aspect intelligent et sérieux. J’appris dans la suite que cette congrégation se recrutait surtout dans le monde des savans et des professeurs, dans les carrières libérales, enfin parmi quelques riches familles de la cité. M. Conway m’a nommé entre autres un alderman, un ancien lord-maire, des médecins, des gradués d’Oxford, le président actuel de la Société royale de philologie, etc. Je ferai cependant observer que, par ses tendances, le public de M. D. Conway représente l’extrême gauche des dissenters en politique aussi bien qu’en religion. Cette alliance d’un élément religieux avec la petite école des radicaux extrêmes, qui se rapprochent du socialisme français, conduit même parfois à des résultats assez bizarres. Ainsi j’ai moi-même entendu recommander au prône de cette chapelle théiste une prochaine conférence de ce M. Bradlaughe, qui non-seulement figure en Angleterre un des rares apôtres du républicanisme rouge, mais qui, trouvant le terme d’athéisme trop modéré, s’est posé sur le terrain religieux comme le champion de l’antithéisme. L’unitarisme au contraire, et même la congrégation de Saint-George’s hall sont, sous le rapport politique, d’une orthodoxie tout à fait fashionable ; ainsi la liturgie de M. Voysey, comme celle de M. Martineau, ont conservé les prières de l’église anglicane pour la reine, le prince de Galles, les deux chambres du parlement, etc.
Peu après l’entrée de la congrégation, M. Moncure Conway, en costume de ville, monta sur son estrade, tourna bourgeoisement le robinet de ses candélabres pour activer le gaz, bien qu’il fît grand jour, et, ayant ouvert un gros livre, désigna par un numéro d’ordre l’hymne qui allait commencer le service. La liturgie de M. Conway ne renferme que des hymnes recueillis au nombre de cinq cent cinquante dans un petit livre, Hymns and Anthems, fort élégamment imprimé. Les cent cinquante premiers ont été compilés par Fox ; les autres par M. Conway lui-même. On conçoit qu’il n’y ait pas de prayer book dans un culte qui repousse la prière. M. Conway a remplacé ce dernier élément par des « méditations, » sorte d’allocutions morales ou religieuses, qui tendent à élever l’âme sans faire d’appel direct à la Divinité. Le reste de son service consiste dans une alternance d’hymnes — chantés, sans intervention des fidèles, par un chœur qui me parut fort bien composé, — avec des lectures choisies par l’officiant dans un de ses ouvrages, Sacred Anthology, où il a réuni avec beaucoup de sagacité plus de sept cents passages tirés d’auteurs anciens et modernes, sacrés et profanes : la Bible y figure à côté du Coran et des Védas ; Confucius y donne la main à saint Paul et à M. Renan. Cette anthologie, m’a dit M. Conway lui-même, est admise dans dix congrégations d’Angleterre, — probablement des unitaires arrivés aux confins du théisme.
Quand M. Moncure Conway eut terminé sa seconde « méditation, » l’orgue joua quelque temps en sourdine pour laisser aux fidèles le temps de rentrer en eux-mêmes et de réfléchir aux paroles de leur ministre ; puis le chœur éclata tout à coup dans un antemne fort bien exécuté sur la musique de je ne sais plus quel maestro. Alors vint le tour du sermon ou plutôt du discourse. M. Conway avait choisi ce jour-là un texte des plus laïques, la santé publique (public health), cependant, tout en restant sur le terrain pratique, il sut habilement développer les rapports qui unissent la santé du corps à la sainteté de l’âme, conformément au dicton protestant que cleanliness is next to godliness (propreté est voisine de divinité). C’est d’ailleurs un de ses principes fondamentaux que faire de la science, c’est faire de la religion, et l’on doit reconnaître qu’il s’y prend lui-même de manière à justifier cette prétention.
M. Conway prête quelquefois sa chaire à des prédicateurs étrangers. Parmi les personnages qui s’y sont fait entendre dans les derniers temps, nous citerons un colonel américain, M. Wentworth Higginson, un pasteur unitaire de Manchester, le révérend S. Farrington, et un théiste indien, actuellement membre du conseil royal dans l’île de Ceylan. — Tous les jeudis soir les membres de la congrégation se réunissent dans la chapelle, transformée en salle de discussions et pour y traiter quelque question morale ou politique, comme dans la plupart des congrégations dissidentes qui se recrutent parmi les mêmes catégories de la société, les fidèles de M. Conway organisent périodiquement entre eux des soirées de conversation et de musique, des parties de campagne, des promenades sur la Tamise, etc. Ainsi la congrégation devient un centre de ralliement, non-seulement pour les manifestations religieuses, mais encore pour les. relations sociales de ses membres. Généralement ces fêtes sont annoncées au prône, et les cartes d’admission se vendent dans la sacristie.
La congrégation de Saint-Paul’s road, où M. Moncure Conway célèbre l’office du soir, est installée, non loin de la Free Christian church, dans une petite chapelle de fer qui, par la simplicité de son architecture, m’a rappelé les églises en bois de la péninsule Scandinave. Cette congrégation est une ancienne colonie de free christians qui avaient émigré de Clarence-Road à la suite d’un désaccord sur le choix du ministre. Depuis lors M. Conway, qu’ils appelèrent à la direction de leur nouveau temple, est si bien parvenu à les pénétrer graduellement de ses propres vues, qu’aujourd’hui ils pratiquent uniquement le culte de South-Place chapel, et qu’ils ont même renoncé à leur dénomination de « chrétiens libres. » Il y a là un exemple frappant des facilités qu’offre le protestantisme pour passer, par une transition graduelle et presque insensible, à des formes de culte plus en harmonie avec le développement continu de la raison individuelle. L’église romaine a des limites nettement circonscrites, et l’on n’en sort qu’au prix d’un brusque et souvent pénible déchirement, pour atteindre du coup aux dernières limites de l’incrédulité ou tout au moins de l’indifférence religieuse ; mais hors du catholicisme les églises d’aujourd’hui, malgré les bornes dogmatiques où elles essaient parfois d’enfermer la variation de leurs doctrines, ne sont plus que des points de repère destinés à marquer les étapes de la pensée religieuse dans son évolution vers un idéal sans cesse plus large et plus libre. De là pour chacun la possibilité de s’arrêter aux points précis, de cette évolution qui correspondent à son propre degré de culture intellectuelle et morale.
J’ai assisté à deux offices dans la chapelle de Saint-Paul’s road. La cérémonie y est exactement conduite de la même façon qu’à l’autre chapelle de M. Conway, sauf l’absence d’orgue et partant la suppression de l’antemne. Le chœur m’y a paru moins remarquable, mais en revanche la congrégation entière entonnait à haute voix les versets de l’hymne. Chaque fois je me trouvais devant une assistance de deux cents à deux cent cinquante personnes, qui, d’après leur mise, me parurent recrutées dans des rangs moins élevés, quoique appartenant encore à la classe moyenne. En revanche, elles me semblèrent participer à la cérémonie avec plus d’intérêt et même de ferveur qu’à South-Place chapel. Ainsi presque toutes avaient leur rituel en main, et personne ne restait assis pendant la récitation des hymnes. Cette différence tient sans doute, ici encore, à ce que la congrégation de Saint-Paul’s road est sortie tout entière d’une église régulière et traditionnelle, devenue trop étroite pour leurs vues religieuses, tandis que la congrégation de South-Place chapel m’a paru se composer surtout de dilettanti religieux, pratiquant — par raison plus encore que par conviction — le culte le moins compliqué et le moins exigeant qu’ils aient pu trouver.
Un des" sermons que j’ai entendus dans la chapelle de Camden-Town ferait dresser les cheveux sur la tête à toute l’école de Manchester. Sous prétexte d’enseigner l’art de faire son testament, how to make a will, M. Moncure Conway fit un véritable procès à l’épargne, en ce sens qu’il recommandait à ses auditeurs de dépenser de leur vivant, — bien entendu d’une façon raisonnable et utile, — tout ce qu’ils seraient en état d’acquérir : « Fort souvent les richesses accumulées par un père deviennent pour ses fils un fléau plutôt qu’une bénédiction (more a curse than a bliss), et si l’on veut consacrer son argent à des œuvres fécondes, il faut songer qu’on est soi-même le meilleur exécuteur de ses volontés. » — Je dois avouer que ce petit cours de socialisme pratique parut fort goûté des assistans ; il répondait du reste à une tendance nationale des Anglais, qui, surtout dans les classes moyennes, dépensent généralement la totalité de leurs revenus, et qui se contentent de fournir à leurs enfans les moyens de se créer eux-mêmes une situation indépendante. — L’autre sermon me parut toutefois plus intéressant en ce qu’il caractérisait mieux les vues religieuses de l’orateur. C’était à l’occasion du premier mai, qui est encore célébré dans les campagnes anglaises par certaines pratiques traditionnelles. M. Conway exposa l’antique mythe solaire, dont ces traditions semblent être le dernier écho, et il fit ressortir à ce sujet que toute religion est intimement liée à une certaine cosmogonie. Il montra ensuite que chaque modification des idées courantes sur le système de l’univers a provoqué une révolution parallèle dans les théories religieuses de l’humanité. « Ainsi aux conceptions astronomiques formées dans la vallée du Nil correspondaient les mythes sur la renaissance périodique du soleil, qui jouent un si grand rôle dans le paganisme. Ainsi encore le développement du christianisme a suivi le remplacement de la cosmogonie païenne par les lois de Ptolémée et par la théorie des cycles ; mais depuis Copernic et Galilée on a reconnu que la terre n’est pas le centre du monde et qu’à côté du mouvement circulaire la ramenant sans cesse vers son point de départ, une seconde impulsion l’entraîne continuellement, avec son orbite, vers un point plus avancé de l’espace. De là la théorie de l’épicycle, ou plutôt du progrès indéfini, qui, en religion comme en astronomie, doit remplacer les anciennes conceptions fondées sur l’immutabilité du monde physique et moral. C’est à ce but qu’il veut travailler en enseignant une religion fondée sur les données de la science moderne, la religion du progrès et de l’avenir ! »
M. Moncure Conway, autant que nous avons pu saisir ses doctrines, part de ce fait, qu’un instinct nous force à rendre hommage au principe supérieur généralement compris dans la notion de Dieu ; mais il croit en même temps qu’on ne doit pas définir cette notion, ni lui prêter des attributs déterminés par peur de l’enfermer dans quelque formule demain peut-être en désaccord avec les nouvelles constatations de la science. Il repousse également la prière, d’abord parce qu’il y voit une invitation illogique à changer le cours des lois naturelles, en second lieu, parce qu’en invoquant la Divinité, on semble lui attribuer des organes ou tout au moins des sentimens analogues aux nôtres. Aussi, dans ses méditations, s’il parle souvent de Dieu, jamais il ne l’interpelle directement pour l’adorer ou le bénir, et, parmi les Hymnes et Antiennes qui forment tout son rituel, il m’a déclaré lui-même choisir de préférence les compositions qui évitent de mettre en scène un Dieu personnel et conscient.
Il semble qu’il y ait là des scrupules exagérés. M. Conway confond la personnalité avec l’individualité divine. Qui donc ira s’imaginer Dieu pourvu d’yeux et d’oreilles, d’un cerveau et d’un cœur, en un mot d’une organisation taillée sur la nôtre, parce que, dans un élan d’émotion religieuse, on aurait fait appel à la souveraine intelligence ou à la suprême bonté de l’être divin ? Le révérend Charles Voysey ne peut être suspect sous ce rapport, car il m’a affirmé à moi-même qu’il cesserait de prier, s’il croyait Dieu capable de se rendre à ses prières. Cependant M. Voysey, comme le docteur Perfitt, comme les unitaires et les free christians, a maintenu la prière dans sa liturgie, parce qu’il y voit une satisfaction donnée à une inspiration instinctive et partant rationnelle de l’âme, une sorte de communion intime entre la nature divine et la nature humaine. Comme le dit un des plus fidèles disciples de ce Krause qu’on a pourtant accusé de panthéisme, M. J. Tiberghien, dans sa Psychologie expérimentale, « à quelque système philosophique qu’on s’arrête, il faut reconnaître avec les théologiens de tous les temps que le sentiment religieux s’adresse non à une vague substance, mais à un être doué de la conscience et du sentiment de soi. Si l’on fait abstraction de la personnalité divine, l’amour de Dieu est sans objet. » Aussi peut-on se demander si, en supprimant la prière de sa liturgie, M. Conway, malgré la vague religiosité de ses hymmes et de ses méditations, ne franchit pas la dernière barrière qui sépare d’une société de conférences ou d’une école de morale un culte rationnel réduit à sa plus simple expression.
Et cependant, si vague et si large que soit la théodicée de M. Moncure D. Conway, on ne peut contester que sa prédication ne réponde au sentiment religieux de ses nombreux auditeurs ; mais ce succès tient peut-être plus à la forme qu’au fond de sa doctrine. N’était l’absence de toute invocation à la Divinité, nous aurions même trouvé dans ses pratiques, s’il faut le dire, encore plus de chaleur et de vie, non-seulement que dans la petite église libre du docteur Perfitt, mais même que dans le déisme formaliste du révérend Charles Voysey. C’est que, fidèle à son principe, M. Conway, au lieu de s’adresser au raisonnement pour provoquer l’émotion religieuse, se contente de faire vibrer ces cordes lyriques du cœur humain qui sont les plus puissans auxiliaires, sinon les sources principales du sentiment religieux, ajoutons que, comme orateur, M. Conway, sans viser à l’éloquence, possède une voix fort claire et surtout fort onctueuse. Il excelle principalement dans le choix des images comme des apologues qu’il sème à travers ses discours, et si sa pensée se dérobe parfois sous les voiles d’un naturalisme nuageux, il sait faire jaillir de cette obscurité même un certain reflet de mystère et de grandeur qui satisfait les élans religieux de son auditoire, du reste facile à satisfaire.
On pourrait croire que les « théistes libres » de M. Moncure D. Conway ont atteint le dernier terme d’une religion fondée sur l’élimination progressive du surnaturel ; au-delà, il semblerait qu’il n’y a plus de culte possible, puisqu’il n’y a plus de place que pour l’athéisme, c’est-à-dire pour la négation dogmatique de Dieu. Cependant Londres possède encore une église, si église il y a, qui mérite d’être signalée ici. Je veux parler du positivisme ou plutôt du comtisme, qui prétend substituer au culte de Dieu la religion de l’humanité. On connaît la scission qui éclata dans le positivisme, du vivant même de son fondateur. L’école qui a prévalu en France rejette complètement les vues politiques et religieuses d’Auguste Comte, pour s’en tenir à son système philosophique ; mais en Angleterre un petit groupe, constitué par des hommes de réputation et de talent, a accepté dans son ensemble la doctrine du maître. Leurs réunions se tiennent non loin du British Muséum, dans une salle de Chapel street, rehaussée par les bustes en plâtre des treize grands hommes que Comte a donnés pour patrons aux mois de son fameux calendrier. Les adeptes sont longtemps restés en petit nombre, d’autant plus que les comtistes se sont toujours défendus de faire de la propagande populaire. Il y a quelques années, on raconte qu’un membre fort connu de la broad church avait voulu assister à une de leurs réunions ; comme à son retour un unitaire de ses amis lui demandait en plaisantant s’il y avait vu un Dieu en trois personnes, il répondit sur le même ton qu’il y avait vu trois personnes et pas de Dieu. — Aujourd’hui, d’après un de leurs membres les plus distingués, M. le professeur Beesly, qui a bien voulu me renseigner personnellement, leur congrégation compterait dans Londres une centaine de membres actifs. Chaque dimanche, ils se réunissent pour écouter une address débitée par leur « directeur, » le docteur Congreve. Jusqu’à présent, ils n’ont guère appliqué les minutieux détails du rituel comtiste que dans la célébration des mariages et dans la « présentation » des enfans ; mais, — toujours d’après M. Beesly, — ils n’attendent, pour organiser complètement leur culte, qu’une augmentation spontanée dans le nombre de leurs adhérens. Ajoutons ce détail, qu’ils ont organisé une instruction primaire conforme à leur système, et qu’à l’instar des cléricaux, ils proclament l’incompétence absolue de l’état en matière d’enseignement.
Le comtisme n’est pas la seule religion qui, enfantée par un cerveau français, ait jeté racine sur l’autre rive de la Manche. J’avais lu le dernier samedi d’avril dans les annonces du Daily News que la Humanitarian Society devait donner le lendemain, dans son local de Claremont hall, une conférence sur la religion de Dieu. Je n’y attachais pas grande importance, croyant avoir affaire à une de ces sociétés radicales qui s’efforcent de répandre leurs négations politiques et religieuses au moyen de meetings et de conférences spécialement données le dimanche. Ce fut seulement un mois après, comme je gravissais la pente de Pentonville avec l’intention de visiter à Islington la charmante chapelle néo-gothique d’Unity church, que l’idée me vint de faire un détour par Penton street pour jeter au moins un coup d’œil sur le public de la Société humanitaire. Une affiche placardée à la porte de Claremont hall m’apprit qu’un des sociétaires devait traiter ce soir-là de « la condition sociale des aveugles. » A côté se trouvait la liste des autres conférenciers qui avaient parlé dans le courant du mois ; j’y remarquai trois ou quatre noms qui dénotaient évidemment des origines slaves et germaniques. M’engageant dans un couloir obscur à la suite de deux jeunes gens qui conversaient en allemand, je finis par trouver un escalier qui débouchait sur une large salle remplie de bancs, où une vingtaine de personnes se trouvaient assises fort à l’aise. A côté de l’estrade destinée à l’orateur se voyait un piano qui frémissait déjà sous les doigts agiles d’une jeune personne vêtue de noir. Un second air succéda au premier, puis un troisième, sans que rien décelât l’approche du conférencier. En ce moment passait entre les bancs un respectable vieillard qui tenait en main un volumineux paquet de brochures ; sitôt qu’il m’aperçut, il devina sans doute un profane et s’élança vers moi, non pour m’expulser, mais pour me tendre un exemplaire, que je pris avec gratitude. Le titre me fit voir immédiatement que je n’étais pas tombé sur une variété de la National sunday League ; par malheur, il faisait tellement sombre dans la salle que je pus à peine lire ces en-têtes alléchans : « l’âge de la lumière, — le Dieu de la nature, — les mariages humanitaires, — quinze points de la religion de Dieu. » Cependant, comme la jeune pianiste venait de commencer son quatrième morceau, je perdis patience et résolus de battre en retraite avec mon butin, sans chercher davantage à savoir quelle était, au point de vue « humanitaire, » la condition sociale des aveugles. J’emportai au reste de quoi m’éclairer suffisamment sur le but et les travaux de la Humanitarian Society, mais quel ne fut pas mon étonnement en retrouvant, sous les théories prêchées dans ce music hall de Pentonville, le système de Pierre Leroux, qui, comme on sait, prétendait dégager de la philosophie païenne et même chrétienne la croyance à une transmigration des âmes dans les limites de l’humanité terrestre ! Les humanitaires touchent peut-être davantage au panthéisme, en ce qu’ils définissent Dieu « un être éternel et indivisible, dont l’essence pénètre tout l’univers sous la double forme de matière et d’esprit ; » mais leur théorie sur l’âme reproduit exactement les hypothèses du réformateur français.
Outre l’exposé de la « religion de Dieu, » la brochure contenait des dissertations et des controverses assez curieuses, — une profession de foi qu’il suffisait de signer « consciencieusement, » pour acquérir « le titre et les droits d’humanitaire, » — quelques paroles de gratitude envers le « Dieu de la nature, » intitulées la Prière des Humanitaires, — des extraits de lectures en plein air, « surpassant et remplaçant les quatre premiers chapitres du Nouveau-Testament, ainsi que le Sermon sur la montagne, » — enfin des rites pour la « solennisation humanitaire du mariage. » Il paraît que ces rites ont été appliqués pour la première fois, il y a deux ans, à l’union de M. Kaspary, le principal apôtre, sinon le fondateur de l’humanitarisme, avec la fille d’un de ses coreligionnaires. Seulement, comme la législation civile, qui n’est pas encore « humanitarisée, » ne reconnaît pas les mariages célébrés dans le temple musical de Claremont hall, force fut aux conjoints d’emprunter pour la circonstance la chapelle déiste de Finsbury square, où M. Moncure D. Conway a su se mettre en règle avec la loi.
Le phénomène le plus étrange, ce n’est pas qu’un individu invente ou formule des systèmes hypothétiques comme l’humanitarisme, mais qu’il trouve des gens pour le croire, le suivre et le seconder. La société humanitaire ne se borne même pas à ses conférences hebdomadaires « précédées et suivies de musiques, » comme disent les annonces ; mais chaque dimanche elle envoie encore de vrais missionnaires prêcher ses doctrines sous l’arche du Midland railway et au pont de Chelsea. Jusqu’ici, à vrai dire, — sauf pour le mariage des adeptes, — cette prédication a constitué l’unique manifestation de sa foi ; mais nul doute qu’à l’instar du comtisme elle ne développe son rituel à mesure que le besoin s’en fera sentir. On ne peut nier que nous n’assistions là au véritable enfantement d’une religion nouvelle. Si elle ne succombe pas dans cette période embryonnaire qu’on pourrait appeler sa phase métaphysique, on peut même prévoir, d’après sa tendance à dogmatiser, qu’elle ne tardera pas à se transformer en un culte positif, avec un cortège obligatoire de pratiques spontanées ou réfléchies, sinon avec toute une théologie basée sur quelque prétendue révélation. En attendant toutefois, l’humanitarisme constitue une doctrine assez inoffensive, parfaitement morale dans ses préceptes comme dans ses conséquences, et complètement renfermée dans cette sphère suprasensible où toutes les spéculations religieuses sont permises, en tant qu’elles sont de bonne foi, par cela même que les procédés de la méthode scientifique ne sauraient en démontrer ni la rectitude, ni la fausseté. C’est pourquoi nous n’avons pas hésité à le comprendre parmi les écoles religieuses de la métropole britannique qui, sans avoir leur place et leur rôle dans l’émancipation graduée de la pensée religieuse, méritent cependant le titre de rationalistes, en ce sens que, dans le domaine du raisonnement, elles respectent l’autorité de la raison.
C’est presque uniquement comme distraction que j’avais commencé cette course à travers certaines églises de Londres. Sans doute je me heurtai, chemin faisant, à plus d’une inconséquence, à plus d’une excentricité ; mais le sourire qui pouvait me rester aux lèvres s’effaça bien vite sous une impression générale de respect et de sympathie pour les efforts des esprits sérieux et sincères qui ont entrepris de concilier la liberté intellectuelle et le sentiment religieux, ces deux élémens nécessaires de toute civilisation harmonique. Je leur dois notamment d’avoir compris pour la première fois toute la portée de la grande réforme, qui, inaugurée par Luther, est encore inachevée aujourd’hui. L’impossibilité d’enfermer dans des bornes dogmatiques une croyance religieuse qui a pour fondement une protestation contre l’autorité du dogme, — l’extrême flexibilité de ce christianisme protestant, qui va du sacerdotalisme ritualiste au théisme des unitaires avancés, — la difficulté de tracer une démarcation, suivie terrain des doctrines, entre les nuances les plus rapprochées des églises les plus voisines, — ces trois faits, qui m’ont surtout frappé, ne sont-ils pas d’heureux augure pour ceux qui rêvent la paix religieuse en ce monde ?
Le jour où la société comprendra que l’unité religieuse doit se chercher non dans une chimérique uniformité de dogmes, mais dans l’union des sentimens provoqués chez les hommes par leur perception individuelle de l’infini et de l’idéal, ce jour-là il pourra y avoir encore des controverses théologiques, des différences d’écoles, des congrégations variées dans leurs pratiques comme dans leur dénomination ; mais il n’y aura plus de sectes, il n’y aura plus d’églises, ou, pour mieux dire, il n’y en aura plus qu’une : la communauté des fidèles groupés dans leurs temples respectifs pour adorer Dieu suivant des formules diverses. Déjà aujourd’hui ne voyons-nous point, par ce tableau même des églises rationalistes, que la tolérance dans les dogmes n’exclut pas la variété dans les rites ? Les unes, comme l’unitarisme, tiennent plus compte de la tradition ; les autres, comme le théisme du révérend Charles Voysey, se fondent davantage sur le raisonnement ; d’autres enfin, comme le déisme de M. Moncure D. Conway, tâchent de ne se baser que sur le sentiment, — et ainsi chacune répond à une face particulière de notre nature religieuse ; mais toutes se trouvent reliées par cette conviction commune, d’abord qu’en cas de conflit entre la raison et la foi, c’est la première qu’on peut et qu’on doit suivre, — ensuite que l’homme est moralement tenu, suivant la définition des free christians, « non de posséder la vérité religieuse, mais simplement de la chercher avec conscience. » C’est seulement à la condition de prendre ces deux principes pour point de départ qu’on’ pourra utilement travailler à la solution de ce qu’un savant, peu suspect de partialité spiritualiste, M. le professeur J. Tyndall, appelait « ce problème des problèmes, la satisfaction rationnelle des sentimens religieux. »
Tout laisse prévoir que, parmi les nations du vieux continent, l’Angleterre sera la première à approcher de ce but. Sans doute les congrégations dont nous avons esquissé le tableau ne comptent encore qu’un nombre restreint de fidèles ; mais on ne peut méconnaître qu’elles ne représentent une tendance de plus en plus répandue dans la société anglaise, chez les hommes de science, comme chez les hommes de religion : le désir sincère et réciproque de trouver les conditions d’une, entente définitive entre la religion et la science. Même l’église établie n’échappe pas à ce mouvement : comme le démontrait naguère M. Albert Réville, entre les ritualistes et les revivalistes, qui, dans des voies différentes, personnifient une suprême réaction de l’esprit théologique contre les envahissemens du rationalisme, on voit grossir chaque jour ce parti de la broad church qui, aux théories rivales de la justification, soit par la foi, soit par les pratiques, prétend substituer la doctrine plus élevée du salut par la sincérité des croyances et par la valeur des œuvres. Mais c’est surtout chez les sectes dissidentes comme les méthodistes, les presbytériens, les indépendans, qu’on peut observer l’affaiblissement des anciens dogmes, là même où l’on a conservé la liturgie primitive. Ainsi que naguère dans l’église réformée de France, ce sont en général les ministres eux-mêmes, qui, gagnés par l’esprit du siècle, font graduellement l’éducation rationaliste de leur entourage. Chez quelques congrégations, la transformation est complète ; chez d’autres, on peut en quelque sorte la prendre sur le fait. Ainsi l’on m’a cité une congrégation presbytérienne de Notting-Hill où chaque dimanche le ministre célèbre l’office du soir d’après le rituel presbytérien, et l’office du matin d’après la liturgie unitaire du révérend J. Martineau. « Nous ne faisons pas beaucoup de prosélytes, me disait d’autre part un unitaire que j’interrogeais sur la situation de son église ; mais, ce qui est plus important encore, nous voyons nos idées conquérir peu à peu les autres communions du pays. »
C’est ainsi que procédera sans doute la rénovation religieuse de notre société, — non par la création d’une foi nouvelle, ni même par un mouvement général de conversion aux doctrines des églises rationalistes, mais par une sorte de transfusion qui fera pénétrer la sève des idées modernes dans les veines des églises à la fois assez vigoureuses et assez flexibles pour subir impunément une pareille métamorphose. Assurément les vieilles conceptions théologiques ne disparaîtront pas du jour au lendemain ; elles resteront longtemps encore le lot des intelligences incapables d’atteindre à une perception plus générale dès-vérités religieuses ; mais l’essentiel, ce n’est pas tant d’inculquer cette perception aux esprits satisfaits d’une foi moins large que de leur fournir les moyens de s’émanciper, — au jour où ils en sentiront le besoin, — sans rompre la continuité de leur développement religieux. Toutefois, pour réaliser cette organisation supérieure d’une église ouverte et progressive, susceptible de donner entière satisfaction aux besoins moraux et intellectuels de notre nature et seule capable d’introduire dans les mœurs la tolérance inscrite dans les lois, une grande partie de la société moderne aura à se débarrasser des écoles religieuses qui non-seulement refusent aux autres églises toute part de vérité, mais qui contestent encore jusqu’à leur droit à l’existence.
Cte GOBLET D’ALVIELLA.
- ↑ Voyez l’étude de M. Charles de Rémusat sur les Controverses religieuses en Angleterre dans la Revue du 1er janvier 1859.