Une Visite au commandant d’Annunzio

Une Visite au commandant d’Annunzio
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 801-816).
UNE VISITE
AU
COMMANDANT D’ANNUNZIO

Voici que l’Italie communie aujourd’hui dans une sainte joie : elle se voit enfin groupée tout entière sous les plis du drapeau national. Des lambeaux de patrie, tels que Trente, Aquilée, Trieste, Pola, tant d’autres villes et contrées encore sont délivrées, et il n’y a plus de Barbares dans les cités où jadis résonna la langue latine et régna le lion de Saint-Marc.

Mais de même que l’aube peut sembler parfois le moment le plus émouvant d’une journée dont le midi sera resplendissant, il faut convenir que des heures poignantes et belles entre toutes furent celles où, dans Rome anxieuse, on sentit poindre l’offensive, à la fin d’octobre, et bientôt palpiter la Victoire.

On se trouvait fiévreux, agité. Sur les fronts de France, de Serbie, de Palestine, partout enfin, la bataille faisait rage. Or, comme dit un proverbe, quand on se bat chez le voisin, — et ici le voisin, c’était l’ami, — le bâton bouge dans la main. Quelques-uns s’étonnaient : pourquoi ce silence sur le Piave et le frappa ?

Mais, vers le 25 ou le 26, deux ou trois communiqués firent comprendre que l’offensive se préparait, se déclenchait, que la lutte était très dure, que l’Autrichien résistait éperdument. L’angoisse étreignait les cœurs, puis aussitôt ce fut l’espoir. Le 28, on sut que le Piave était passé en deux points. On s’arracha les journaux. Les camelots crièrent la belle nouvelle par la Via Nazionale et le Corso à demi ténébreux, où l’on s’arrêtait sous les rares lumières pour lire avidement les détails. Quelle émotion ! quelle fierté ! Tous les pas se pressaient, et une sorte de bruissement continuel, comme le bourdonnement d’une ruche, s’élevait dans la pénombre des grandes rues. On annonçait le bouleversement des lignes autrichiennes, les prisonniers par milliers, la capture de canons, de mitrailleuses innombrables, de munitions, de convois entiers. « Comunicato straordinario ! » annonçait un vendeur de gazettes, qui en pleurait presque, sous la terrasse de la villa Aldobrandini…

Ah ! comment résister au désir fou de voir, s’il se pouvait, le champ de bataille, le lieu de la victoire latine sur les nouvelles hordes de Goths, de Hongres et de Huns, naguère jetées par des princes brutaux sur la patrie de Virgile et du Vinci, et aujourd’hui mises en déroute, grâce à l’endurance et au courage des modernes légions romaines ? Une phrase admirable de Gabriele d’Annunzio, publiée cette semaine même (28 octobre) dans le Corriere della Sera, chantait dans ma mémoire : « Vittoria… i cielo sono men vasti delle tue ali[1]. » Le Piave m’attirait par sa triple gloire : là, il y a un an, l’invasion terrible avait été brisée ; là encore, voici quelques mois, la seconde ruée tudesque s’était effondrée ; là, enfin, commençait l’irrémissible débâcle des Barbares !…


Deux jours après, le 30, je roulais en auto, à toute allure, par la plaine vénète. Nous venions de Padoue, et gagnions le fleuve illustre, franchi l’avant-veille par les troupes italiennes.

La Vénétie ne ressemble-t-elle pas un peu à certains coins de la Hollande ? Ce n’est qu’une immense plaine, découpée en carrés par des fossés bordés de saules. On sent que l’eau se trouve partout au ras du sol : elle s’écoule très lentement, s’endort, s’élève en un brouillard perpétuel, estompe l’horizon. Au milieu de cette campagne mouillée, herbue et potagère, serpente la Brenta, languissant canal, et s’élèvent çà et là des campaniles aux tendres couleurs, ou des villas baroques, bonnes pour les plaisirs sans passion du sénateur Pococurante, dont la philosophie émerveilla Candide.

Un tel paysage est-il riant, est-il beau ? Je l’ai vu, quant à moi, triste à serrer le rieur, la guerre l’ayant cruellement insulté, sinon détruit. On avait dû camoufler sans grâce les routes magnifiques, crevées en outre par les obus. Arbres tordus ou brisés, passerelles rompues, barques à demi sombrées, puis, en approchant du front, la désolation des villages roses jetés bas, voilà le morne voile que la bataille a fait descendre sur toute une zone de la Vénétie, déjà mélancolique en temps de paix. Un pauvre patelin du Nord ruiné par l’artillerie nous tirera des larmes ; mais il y a quelque chose, non de plus douloureux, néanmoins de plus inattendu, et peut-être de plus absurde encore dans le bombardement d’un fragile village, peint comme un coquillage, et qui ne semblait avoir mûri, sous le soleil caressant du Midi, que pour les chansons, la vendange et le repos de Tityre, une fois la journée faite. Susegana, par exemple, nous apparut ainsi qu’un hameau de corail mis en miettes, dont les nuances mal éteintes essayaient encore de sourire, au milieu d’un silence horrible.

Cependant, de place en place, l’auto s’arrêtait, pour laisser passer soit un bataillon d’infanterie couvert de poussière, soit quelque file interminable de cavaliers, soit des batteries d’artillerie. On approchait du Piave, que toute l’année italienne passait peu à peu. Çà et là, encore cloué à quelque arbre ou gisant dans la boue, se trouvait un écriteau portant « Nach… nach… » trace de la seconde tentative autrichienne pour prendre Venise. Je songeais au fameux « Nach Paris ! » et demandai au lieutenant, mon compagnon, qui savait l’allemand, comment on disait « Vers la honte ! » en cette langue. Bien en prit au lieutenant, d’ailleurs, de parler allemand : il put interroger des prisonniers autrichiens qui défilaient sans cesse, par petits groupes, traînards apparemment, ou déserteurs ramassés dans des trous. Leurs réponses ne variaient guère. Dès qu’ils entendaient, en effet, un officier italien leur demander à quelle nationalité ils appartenaient, tous de répondre aussitôt : « Polonais, nous sommes Polonais ! » A croire les prisonniers, il n’y avait plus un Autrichien dans l’armée autrichienne : tous Polonais !

Quelques malheureux en guenilles et pieds nus passaient aussi, très acclamés : des Italiens, arrachés aux mains de l’ennemi. Deux d’entre eux semblaient moins hâves, parce qu’on les employait, nous dirent-ils, à la boulangerie dans les lignes autrichiennes, et qu’ils parvenaient à ne pas trop mourir de faim. Ils n’en étaient pas moins en loques ; mais l’un d’eux, un Napolitain, portait en bandoulière une guitare qu’il n’avait jamais quittée. En captivité chez les Boches, cette cigale s’était trouvée fort dépourvue, mais non d’espoir, et avait chanté tout l’été, en attendant la victoire des siens.

Un kilomètre ou deux encore : à chaque pas, maintenant, les convois se groupent, attendent, et, les routes n’existant pour ainsi dire plus, des caravanes sans fin de mulets se glissent de tous côtés, semblent être sorties de terre à l’on ne sait quel signe magique, tandis que de consciencieux attelages de chevaux arrachent au sable et au limon des chariots et des caissons. Les bonnes bêtes ! Elles se ruent dix fois de suite contre leurs traits qui résistent, sans émouvoir un véhicule impassible et stupidement enfoncé dans la boue, comme un hobereau prussien dans son entêtement : et ici encore une remarque m’étonne, à savoir que les conducteurs italiens ne hurlent jamais contre leurs chevaux, contrairement à la manière des charretiers de chez nous. Le peuple, là-bas, serait-il meilleur philosophe qu’ici ?

Enfin, au-delà de quelques broussailles, et dans le jour déjà déclinant, un désert de galets s’étend sous nos yeux : c’est le Piave. Au milieu de cette plage immense, le cours d’eau gronde avec violence en deux bras assez éloignés l’un de l’autre. Et à la moindre pluie, c’est la crue : tout est inondé, le désert se change en fleuve Océan. Naguère encore, un puissant pont métallique enjambait le lit de la double rivière : mais les Autrichiens l’ont fait sauter, et c’est sur deux passerelles de bois, construites en quelques heures, qu’à présent s’engagent petit à petit, l’une après l’autre, des théories d’hommes, de chevaux, de camions et de mules, sans que jamais la foule de soldats qui couvre la pierraille du fleuve en semble diminuée. Car cette multitude pullule, et descend toujours et toujours de la berge, comme si quelque infatigable et invisible Deucalion y semait sans trêve de la race humaine. Au crépuscule, ce passage de l’armée victorieuse au point tout récemment conquis de haute lutte exaltait l’âme. Vues de loin, les silhouettes commençaient à se détacher en noir sur les passerelles. Elles avaient l’air rude et sombre : c’étaient les troupes du châtiment.

Quand j’ai traversé à mon tour ces deux bras du Piave fougueux et d’une si étrange couleur de turquoise morte, de jaspe livide : « Là, pensais-je, une fois encore dans l’histoire du monde, le parti sombre aura reculé devant le parti de la lumière, la violence et l’oppression devant la dignité latine… » Et je n’écoutais pas sans émotion mugir sous mes pieds cette eau furibonde qui les touchait presque, et qui, si peu d’heures auparavant, roulait du sang.

Mais nous nous approchions de la bataille bien davantage, le lendemain ! Nous suivions alors les tranchées autrichiennes établies sur la rive gauche, beaucoup plus près de l’embouchure, vers San Dona di Piave. Là, plus de galets à sec : le fleuve, uni en un seul bras, et toujours aussi véhément, se précipite à pleins bords entre deux digues herbues dont l’une, la gauche, domine complètement l’autre, où se trouvaient les lignes italiennes. Or, il y avait un jour à peine, on se massacrait encore sur ces rives. Les tranchées ennemies regorgeaient d’objets abandonnés n’importe comment, jetés n’importe où : armes, approvisionnements, munitions, vêtements, mobiliers, chaises et couchettes, ustensiles de ménage, papiers, livres (je note pour les curieux que des romans français, traduits en allemand, gisaient assez nombreux, entre autres le Doktor Pascal, von Emile Zola), correspondance, lettres commencées, linges sinistrement rouges, photographies, affreuses peintures figurant soit des enfants blonds à grosses jambes, soit des gretchen, etc… et tout cela renversé, piétiné, souillé de fange, sinon de sang… Hélas ! il y avait aussi de plus poignants débris, quand je ne me souviendrais que de certaine main coupée, — autrichienne apparemment, car de ses doigts raidis, elle indiquait la direction du sauve-qui-peut, — quand je n’évoquerais enfin que d’humbles corps en tunique gris-vert, reposant çà et là pour jamais, et devant lesquels nous nous découvrions au passage.

Poursuivant la revue triomphale et funèbre à la fois, nous parvînmes à San Dona, ou plutôt à ce qui fut San Dona. Un amas lamentable de décombres : ce déchirant spectacle me fut offert trop souvent, dans la pauvre chère France, pour qu’il m’inspirât ici grande surprise. Mais quelle pitié !… Mon compagnon, bon et brave soldat, ne disait plus mot, si son visage demeurait courageusement calme : il était né à San Dona, en effet, y possédait en 1914 sa maison de famille, ses souvenirs et ses livres, et depuis un an y savait installé l’ennemi héréditaire. Il revenait chez lui pour la première fois.

Au tournant de la grande rue du bourg, mieux détruite encore que les autres : « Ah ! fit-il, ma maison n’existe plus. » En même temps, il montrait de sa canut ; un monceau de ruines, derrière quoi l’on apercevait un joli jardin aux arbres blessés. « Lieutenant, lui demandai-je, pourquoi passez-vous si vite ? Vous pourriez peut-être retrouver quoique cher bibelot parmi les décombres… » Point de réponse. Il se hâtait en silence, gagnant la lisière du village. J’ai compris alors : il allait au cimetière. Je l’y suivis de loin, et l’ayant rejoint : « Voyez… » me dit-il, très pâle. Devant lui, un chaos : c’était le caveau des siens, au fond duquel s’entr’ouvraient des cercueils rompus… C’est peu, devant certaines douleurs, que de se taire, les larmes aux yeux, et de serrer une main en détournant la tête.

Notre auto dut se frayer la route, au retour vers Padoue, entre des chariots transportant des bateaux pour les ponts, des pieux, des pilotis, toute une brigade avec son artillerie, ses mules, ses bagages. L’exode d’un peuple !… Le soir, au mess, éclataient et resplendissaient les nouvelles. Ln commandant revenait de Conegliano, où la population délivrée délirait de joie. Montrant un ignoble morceau de pain noir, tout gluant, que l’Autriche distribuait aux campagnes : « C’est une paysanne, dit le commandant, qui me l’a donné. Et elle a ajouté en riant : Bon voyage, commandant, et adieu Caporetto ! »


Faut-il l’avouer, au milieu de cette joie contenue encore, mais si frémissante et profonde, ma pensée revenait sans cesse à celui qui avait tant voulu, prédit et chanté la Victoire, à celui qui, dès l’août de 1914, avait déjà déclaré la guerre aux Barbares, à l’ami qui nous consolait tous dans Paris menacé, à l’ardent prophète de Quarto, à l’infatigable soldat de l’Italie en armes, à l’héroïque et patient blessé, à l’ « oseur » de Pola, de Buccari, de Vienne, au porte-parole et porte-drapeau de son pays, au grand et cher Gabriele d’Annunzio ? Tout mon cœur me poussait vers le patriote passionné qui avait dû tellement souffrir l’an dernier à pareille date, et dont l’avion prenait sans doute aujourd’hui, — et radieusement ! — son vol au-dessus des kaiserlicks reconduits à coups de sabre…

J’ai toujours frissonné en entendant Gabriele d’Annunzio parler de l’Italie. Il n’est pas seulement le fils, mais aussi l’amant de son pays : et sa tendresse brûlante et concentrée lui sort par les pores de la peau, dirait-on. Sur tous les sujets, il s’abandonne avec plaisir, et parfois avec coquetterie, a son lyrisme naturel et charmant. Toutefois, dès qu’il s’agit de sa patrie, le poète change de ton, non moins que de visage ; il se replie sur lui-même, en quelque sorte, et se recueille : on croirait qu’il s’arme. Sa voix devient extraordinairement douce, paisible : mais on y sent je ne sais quoi, qui serait « capable de tout. » Il fait presque peur. Il commande, en tout cas.

Or, son champ d’aviation se trouvait au Lido, bien près de Padoue… Me refuserais-je l’émotion d’aller me jeter dans ses bras ?

Il y a quelque chose de gênant à gagner Venise au fin matin, en arrivant de Fusina par une brume de Toussaint, dans une chaloupe automobile qui bondit sur l’eau grise. On se trouve comme confus, car la ville Anadyomène vous ouvre sévèrement sa Giudecca entre des bâtisses sans grâce, et semble vous avertir d’un ton qui plaisante peu : « Où donc, étourdi, penses-tu te rendre ? Dans une cité des rêves ? Mais regarde autour de toi. Vois mes usines, mon chemin de fer, mes magasins, et ces vastes bateaux. Oublies-tu que je suis un port, et même un excellent port, des plus actifs ? »

Bientôt pourtant, voici la Dogana, le palais des Doges étayé et cuirassé de plâtras, plusieurs vaisseaux de guerre, puis la grande lagune… Le canot file toujours, et le Lido s’approche. Enfin, l’on y touche.

Un petit embarcadère, une auto grise, celle précisément du commandant d’Annunzio… Il va venir subito, me dit le soldat chauffeur. Et en effet, presque aussitôt un autre canot aborde rapidement : c’est lui ! Déjà il s’avance, les mains tendues. L’affection me fait battre le cœur, et quelque piété s’y mêle.

A-t-il changé, depuis ce morue hiver de 1915…, où je l’ai vu pour la dernière fois ? Guère. Il est amaigri, peut-être. Il porte une casaque de cuir fauve. Son képi de coin mandant le coiffe jusqu’aux oreilles. Nulle recherche dans son habillement ; il parait seulement certain mécanicien de grade supérieur : on sent qu’il va travailler.

Derrière les hangars du champ d’aviation, qui se trouve à San Niccolò, au bout du Lido et contre la passe, — un mauvais terrain, déclarent les spécialistes, trop étroit pour de grands appareils, — s’élèvent des baraquements de bois : tout cela très balayé, propre et bien tenu. Le commandant d’Annunzio ne doit aimer ni le désordre, ni le laisser aller. Il me fait entrer en une longue cabane fort soigneusement peinte, et qui rappelle, ainsi placée parmi les arbres, quelque avenante maison de pionnier dans un monde nouveau : c’est son quartier général, il y possède un petit appartement, un « campement » plutôt. Dans la première pièce, on établissait des meubles, un comptoir : « Nous ferons ici un bar, » me dit-il. Après quoi, il me montre, en sa chambre ornée avec beaucoup de goût, deux vieux saints de chêne vermoulu qui sourient vaguement aux survenants : « Voici saint Fortuné et sainte Aventurine, les deux patrons de l’escadrille. » Les placera-t-il dans le bar ? Ou les ramènera-t-il au ciel dans son avion, quelque jour ? Nous gagnons ensuite une salle un peu plus vaste, a fenêtres basses, — l’on eût cru pénétrer dans le salon d’une frégate ; — où des jeunes gens, tous en tenue d’aviateur, consultaient des cartes, ou attachaient de longs rubans verts, blancs et rouges a de petits sacs portant l’écusson d’Italie. Des yeux brillants, la voix gaie, le geste prompt, l’allure vive : le plus âgé de ces pages n’avait pas vingt-cinq ans. « Ce sont mes pilotes et mes observateurs, » me déclara le commandant. Tous lui font le salut militaire. Il leur serre la main, et me présente. Devant l’un d’eux : « Voici Gabriellino, mon fils, » fait-il. Et il ajoute : « Gabriellino est observateur, comme moi. Vous voyez là un bon soldat d’Italie. »

Dès ce moment, et quand la plupart se remirent à nouer leurs sacs, — sachets aux couleurs joyeuses, contenant une proclamation du poète, et qui étaient destinés à être lancés du haut des avions, en signe de Hesse et d’anniversaire, pour la fête de la Toussaint, — une sorte de grâce guerrière me séduisit beaucoup, à savoir la nuance très particulière du respect que tous les subordonnés du commandant d’Annunzio témoignaient à celui-ci. Jamais il n’élevait la voix, ni ne parlait autrement qu’avec une extrême sérénité et une vraie camaraderie ; et de même chacun lui répondait-il du ton le plus confiant, ainsi que le plus affectueux. Néanmoins, ces jeunes gens, presque tous officiers, se plaçaient comme instinctivement dans une position militaire, réunissaient les talons sans y penser, et tout en souriant, si d’aventure ils plaisantaient, portaient malgré eux la main à leurs képis. Et dans le personnel inférieur, même affection chaude et visible, unie à la même déférence profonde. Sans doute le commandant n’avait-il point exigé cette qualité de l’amour et du respect confondus : mais elle était née d’elle-même autour de sa gloire, de son courage et probablement de sa bonté, de son attachement envers toute l’escadrille qui portait son nom.

Car elle porte son nom, en réalité. On tente de l’appeler autrement. « Désormais, me confie-t-il, on va la nommer officiellement l’escadrille de saint Marc. Nous allons donc placer partout ici ce nouvel emblème, le lion de ville des Doges. » Officiellement, soit. Pourtant, dans le pays, on dit « l’escadrille d’Annunzio. » Et dans l’histoire, on s’exprimera de même.

Et c’est juste. Il serait difficile que deux blessures de guerre, — dont l’une fut, hélas ! la perte d’un œil, — deux grades conquis sur le champ de bataille, un grand nombre de citations, d’incalculables vols de combat, les exploits de l’Adriatique, le raid de Vienne et autres imprudents coups d’éclat, n’imposassent point à des soldats. Un commandant d’escadrille se repose parfois : Gabriele d’Annunzio, jamais. Et l’on doit noter qu’il a dépassé l’âge où trop d’autres, en se ménageant, sont tenus pour des sages. Il serait impossible que le labeur écrasant de cet administrateur méticuleux, qui se relève parfois la nuit, et travaille quotidiennement jusqu’à une heure ou deux du matin à des rapports militaires, à des projets, à des œuvres de propagande, à des discours, à, des articles destinés à enflammer l’armée, ne soulevât point l’admiration étonnée de ses subordonnés[2]. Il serait étrange enfin qu’ils oubliassent que ce chef si brave et si laborieux est le poète Gabriele d’Annunzio, rien de moins.

Mais voici le commandant debout. Je le suis sur le champ d’aviation, parmi les Bessonneaux. On s’empresse autour de lui, il a regard à tout, surveille tout, me montre orgueilleusement les sveltes appareils qui ont survolé Vienne, ainsi qu’un grand et splendide avion dont lui firent don les irrédents. De toutes parts se trouvent-peints des symboles et des devises. Sur les carlingues, je lis : Sufficit animus (Le courage suffit), ou bien : Tramite recto. (Par la route droite.) Ailleurs, c’était : Semper adamas. (Toujours de diamant, ou d’acier.) Cominus et eminus ferit. (Il frappe de près et de loin.) Io ho quel che ho donato. (J’ai ce que j’ai donné.) Più alto e più oltre. (Plus haut et plus loin.) Memento audere semper. (Souviens-toi d’oser toujours.) Le tout sous des aigles, des ailes, des proues, des cornes d’abondance, etc… La beauté, la poésie, le rêve se répandent partout, dans son escadrille, par ses soins et sa volonté. Ajoutez-y l’énergie et l’audace[3]. Il n’en est pas seulement le commandant, mais vraiment l’animateur. Il y a longtemps que, dans les lettres, nous le nommons ainsi.

Enfin : « Je vais m’habiller ! » fait-il… Et il nous quitte.

Quelques instants après, reparut à nos yeux une sorte de personnage polaire, une boule de lainages bruns doublés de triples fourrures. Comme il souriait, on éprouvait plutôt l’impression de la légèreté, comme si un coup de vent dût enlever tout à l’heure cette houppe de laine. Mais en son visage enserré par le passe-montagne, ses deux yeux, — même celui qui fut blessé, — semblaient énormes, puissants, effroyablement volontaires, des yeux de haut vol, d’implacables yeux de proie ! Entouré de tous, il se rend vers l’avion dont il a fait choix pour sa reconnaissance d’aujourd’hui : il s’agit d’aller atterrir, s’il se peut, près de Pordenone, sur le champ d’aviation de la Comina, sans doute évacué à cette heure par l’ennemi. Le commandant prend fort à cœur cette expédition, parce qu’il a débuté dans l’aviation militaire à la Coiniun, et y a vécu de longs mois merveilleux avant Caporetto. Quelles qu’eussent été les objections des pilotes, touchant l’état du ciel, où celles de ses amis, vu l’incertitude au sujet de la présence ou de l’absence des arrière-gardes autrichiennes, il a décidé de revoir aujourd’hui même la Comina : et il n’est pas aisé de le faire changer d’avis[4].

Parvenu à la carlingue… Mais quoi ! décrirons-nous l’envolée d’un avion ? Cette fois, c’était l’auteur des Laudi qui quittait le sol… Ah ! je me l’étais bien juré, pourtant, de ne point songer à Pégase !… Et puis, au dernier moment, quand les roues se sont détachées de l’herbe, je n’ai pu m’en empêcher.

L’attente du retour fut longue, bien longue… Tout à coup, tandis que nous guettions les moindres frissons de la nue, il y eut alerte au rivage. Sous les canons du fort, au milieu d’un silence impressionnant, un torpilleur portant le drapeau blanc entrait lentement dans la passe, où le guidait un petit monstre de guerre, nommé Mas. Quoi donc ? Un bateau de la flotte autrichienne qui se rendait ?… Renseignements pris, ce n’étaient que des envoyés de Parenzo, qui venaient demander de l’aide et du pain. Mais en- ces minutes encore, l’aile de la Victoire caressait la lagune.

De nouveau, le temps passe. L’inquiétude nous prenait, la clarté baissant déjà, quand un murmure nous parvint du ciel : « Le commandant !… » Et chacun de courir.

L’avion se précise, tournoie au-dessus du champ comme un faucon sur la proie, puis s’abat, et se pose. La foule s’empresse… Du haut de la carlingue élevée comme une chaire, d’Annunzio pâli par le vent des nuages, les yeux agrandis encore, hirsute et comme farouche sous ses lainages, brandissait entre ses gants énormes un gouvernail d’avion où était peinte une croix noire, et s’écriait en italien, d’une voix que je reconnus à peine : « Dix, mes gars, nous en rapportons dix pareilles ! Dix croix d’Autriche, ramassées à la Comina ! Et du butin tant qu’on en veut ! La canaille est en débandade ! Nous avons revu les payses, vos amies de l’année dernière… » C’était le triomphateur haranguant la tribu !

Moins d’une heure après, le canot automobile nous ramenait tous deux à Venise, au seuil de la Casetta Rossa, palais minuscule sur le Grand Canal où loge le commandant d’Annunzio. A peine la porte ouverte : « Voulez-vous me donner un instant ? me dit-il. Le bain délasse, à la suite d’un long vol… » Sur quoi, il disparut, me laissant en compagnie courtoise et jolie, dans son salon, — et la féerie a commencé.

Je crois qu’un enchanteur, en effet, donnait des coups de baguette. J’allais de surprise en surprise, ce n’étaient que métamorphoses soudaines et minutes charmées.

Il n’y a qu’un instant, j’errais sur un champ d’aviation sévère et nu. La nuit menaçait de sombres hangars, noyait déjà les cordes des avions et les canons des batteries. Et soudain je me trouvais transporté dans je ne sais quel coffret de Longhi, paré, ciselé, ornementé, et je cherchais des yeux mon masque blanc et mon manteau à sérénades. Là-bas, dans le crépuscule, on grelottait sous le brouillard d’extrême automne, le danger d’autrui serrait le cœur, on parlait de combats, de mort et de rivaux en débâcle, un grand oiseau armé fondait du ciel. Ici, le feu jasait dans la cheminée aux porcelaines fines, l’on avait chaud, l’on souriait aux nouvelles du soir, et l’on contait des anecdotes de Rome et de Paris. Tout à l’heure, un conquérant de l’air, d’aspect presque féroce sous sa carapace bourrue, étreignait de ses mains gigantesques la dépouille ennemie, et s’adressait à la foule d’une voix inconnue. Or, voici que maintenant cet homme sauvage entrait au salon, et c’était un officier d’une élégance exquise, mince comme un bachelier, et tout brillant d’or. Quatre rangs de rubans glorieux ornaient sa tunique gris perle, sans parler de la médaille des mutilés, portée comme la plaque d’un ordre, et à laquelle, hélas ! il a droit, sans oublier non plus les deux chevrons de blessures, puis les deux couronnes pour grades gagnés au feu, brodées sur la manche au-dessus de l’insigne du commandement, puis les ailes de l’aviateur. Le ceinturon lui serrait la taille, le haut col blanc de la brigade Novara amenuisait son visage… Vraiment, cet officier de cour était-il bien le même que le terrible chef des oiseaux de proie du Lido ?

Le diner eut lieu dans une petite salle à manger galante, toute en glaces anciennes, relevées de guirlandes. Vers la fin du repas, le maître du logis fit emplir de Champagne les coupes de verrerie précieuse. « Ce vin vient de Reims, me dit-il. On me l’a offert voici quelques semaines, quand je suis allé en avion revoir la chère France, et nos troupes qui combattent là-bas, unies à votre admirable armée. J’ai rapporté ces bouteilles ici par la voie des airs. C’est un peu de la grâce de chez vous qui a survolé les Alpes. » Puis, élevant sa coupe et touchant la mienne : « Au passage du Rhin ! » fit-il… Ah ! Gabriele d’Annunzio sait recevoir.

Le poète a beaucoup parlé. On sait ce qu’est sa conversation : le plus lumineux et savoureux mélange de lyrisme et de malice, de douceur affable et de violence paisible, de confiance et de retenue, d’images magnifiques et de gaîté imprévue, de camaraderie charmante et d’une soudaine noblesse, le tout environné toujours et comme parfumé d’une courtoisie d’un autre temps. A quoi bon essayer de noter ce qui fut le sourire ou la fantaisie de cette fête vénitienne ? Des pages et des pages n’y suffiraient point. Mais il me souvient surtout de ce qui m’a beaucoup ému.

Un sujet, entre autres, me troublait. Il me fallut bien avouer au poète à quel point ses amis souffraient de le voir à tout instant et sans trêve risquer sa vie : qu’il ne vote donc plus, miséricorde ! qu’il se repose enfin, il a donné à son pays tout ce que les meilleurs des citoyens peuvent offrir à leur patrie, son âme et son esprit, sa volonté, son énergie, son sang, presque sa vue…

— Mais non pas sa vie ! s’écria-t-il… Comment vous, qui vous dites mon ami, pouvez-vous souhaiter que je ne meure pas au feu, et en plein ciel ? Quelle vieillesse me destinez-vous donc ? Celle d’un homme de lettres à mitaines, qui écrira des ouvrages, assis comme un rond-de-cuir à son bureau ?… Oh ! non. J’ai trop goûté à la vie hasardeuse et sublime de l’espace et du vent, j’ai trop joui du danger, j’ai trop besoin maintenant de tenter, d’oser ! J’aime de passion le vol. Voudriez-vous que je menasse l’existence d’un commandant podagre, qui signe des pièces ? Jamais je ne me sens plus heureux que là-haut, loin de toutes les pauvretés et langueurs humaines… En outre, faut-il vous l’avouer ? j’adore la guerre. Après l’avoir souhaitée de toutes mes forces, pour l’honneur et la gloire de l’Italie, après avoir lancé l’appel aux armes, sur le rocher de Quarto et le balcon du Capitole, je tremblais de voir mes forces me trahir au moment de prendre pour si longtemps l’épée. Or, mon corps m’a permis de faire ce que voulait mon énergie. Et, d’ailleurs, la volonté est magique : elle peut tout, exactement tout. Ce fut pour moi un second étincellement de la jeunesse. Ne fût le sang d’autrui qui coule, je serais tenté de considérer avec effroi la fin de la guerre… »

Il s’arrêta un instant, et reprit d’un air dur : « J’espère d’ailleurs que nul Sénat, ni qu’aucun pasteur de peuples, envisageant comme Marc-Aurèle les affaires du monde au nom de la philosophie, n’arrêtera nos armes avant que les Barbares ne jonchent la route jusqu’à Vienne et jusqu’à Berlin. Je compte voir cela avant de mourir triomphalement ! »

Et comme à ce mot je me fâchais encore, Gabriele d’Annunzio baissa les yeux, et prit sa voix très nette et très calme, celle qui lui vient aux lèvres dès qu’il nomme son pays :

— L’Italie, fit-il, est une patrie jeune. Elle n’a pas vos siècles d’unité, vos siècles d’histoire. Elle n’a pas votre immémoriale tradition de peuple déjà soudé et grand lors des Croisades. Puissé-je donc maintenant, par toute ma vie, jusqu’à la mort incluse, contribuer à la tradition de la jeune Italie ! »

Un jour, un obus tomba sous ses pas, et par miracle l’épargna. Les fantassins qu’il commandait en ce temps-là[5] enlevèrent la ceinture métallique du projectile, et la lui offrirent ensuite, après y avoir fait ajouter par un orfèvre un feuillage d’or et un rameau d’argent. La branche d’argent, lui déclarèrent ces braves, est pour le poêle ; et les feuilles d’or, pour le soldat. Je l’ai vue, cette couronne, et me demande parfois si ces simples gens n’ont pas exprimé la vérité : l’or est pour le soldat… Toutefois, l’on n’a qu’à se réciter quelques vers du poète, et alors…

J’essaie de lui persuader qu’après la guerre, il pourra, et peut-être devra, vu son immense autorité, jouer un puissant rôle. Mais il secoue la tête : « Je suis habitué à pétrir l’âme des soldats, matière ardente, accessible aux sentiments fougueux et purs. Que pourrait devenir ma parole dans la puanteur des intérêts bas et des manœuvres politiques ? » Évidemment, la majesté des Parlements lui apparaît moins que la noblesse militaire.

Après le dîner, il veut bien me montrer l’étrange manuscrit des Nocturnes, œuvre tourmentée, faite de rêveries et de visions, qu’il composa durant sa longue et cruelle torture, lorsque, sous la menace de devenir aveugle, il dut demeurer des semaines et des mois couché dans une obscurité complète, avec les pieds plus hauts que la tête. C’est un amas énorme de bandes de parchemin, sur chacune desquelles il n’était possible de tracer qu’une seule ligne à la fois. On renouvelait sans cesse la bande sous ses doigts, et il écrivait ainsi dans l’ombre, au milieu de souffrances continuelles. A peine aujourd’hui s’il peut lui-même en déchiffrer certaines. Mais la plupart sont très lisibles… Je touche avec respect ces traces de douleur et de beauté.

Puis, la soirée s’avançant, assis tous deux devant le feu, et seuls maintenant, nous avons abordé le grand sujet qui nous est si cher, et peut-être nous fit amis :

— Quand je me rappelle, dit-il, ce que la France a fait en 1914 !… Savez-vous que c’est moi, et j’en suis très fier, qui ai pour la première fois écrit ces mots : « Le miracle français, » dans un article du Gaulois, au début de ce tragique août 14 ?… Quand donc j’évoque la Marne, l’Yser, l’incroyable sursaut d’énergie de Verdun, et toute l’épopée ; et lorsqu’aussi je songe à notre Italie, lancée soudain dans la plus monstrueuse guerre, sans préparation suffisante, manquant de presque tout, et se décidant ainsi par dignité nationale, non sans fort bien savoir à quelle fournaise elle courait, et malgré l’opposition féroce d’un tiers du peuple ; si j’évalue en pensée le nombre d’usines que mes compatriotes ont su créer au milieu de la tourmente, la véritable disette qu’ils ont subie, les perpétuelles et sournoises résistances intérieures qu’ils durent surmonter ; pour peu que je croie assister encore à l’épouvantable souffrance de Caporetto, à l’affolement, au deuil public qui l’ont suivi, puis au redressement admirable, au splendide arrêt sur le Piave, à la reprise héroïque et furieuse de soi-même à laquelle tout un peuple aura su se contraindre, — car c’est notre miracle italien, le Piave !… Dès que je réfléchis enfin à ces merveilles de l’histoire humaine, il me semble que nos deux patries fraternellement unies seraient capables, à elles seules, de soulever l’univers ! Au lieu que séparées… Ceux qui nous diviseraient pour des vétilles ou des questions de protocole mondial, seraient des criminels et des traîtres, sinon peut-être pis encore, des cerveaux nains, et donc antipathiques… « L’Italie et la France représentent la Latinité, c’est-à-dire la fleur du monde. Les races latines conservent en dépôt la beauté parfaite. Elles ont imposé le règne de l’intelligence. Elles savent que la force des brutes s’effondre toujours, et veulent que l’esprit soit le chef, le seul chef !… »

Longtemps nous devisâmes ainsi de la belle amitié italo-française, que tous deux nous souhaitons indissoluble et fraternelle avec tant de ferveur !

— D’ailleurs, reprit le poète après un moment de rêverie, je suis très optimiste. Les vieux entêtés, à préjugés séniles, mourront. J’ai toute confiance en la forte jeunesse de l’Italie. L’avenir m’apparait radieux.

De quel ton il prononce ce mot, « la jeunesse ! » Qu’il est bien de son pays en ce culte passionné de l’avenir, lui que certains étourdis ont accusé parfois d’être « passéiste ! »

— Pourquoi, lui demandai-je, ne prendriez-vous pas à tâche d’instruire la France, touchant l’Italie, et réciproquement ?

— Parce que je suis suspect, me répondit-il en souriant. Chez vous, on jugerait que je loue trop ma patrie. Ici, on estimerait que je célèbre trop ma seconde patrie.

Quand je quittai le lendemain le commandant d’Annunzio sur le Lido, il s’apprêtait, ivre de joie, à s’envoler vers Trieste. Il y voulait porter une bannière italienne « de 12 mètres sur 9, » depuis longtemps tenue en réserve. Mais, par une précaution délicate non moins qu’affectueuse, il faisait aussi détacher et placer dans sa carlingue la petite cloche de son champ d’aviation, car on sait que les voleurs d’Autriche ont dépouillé tous les clochers triestins de leur pauvre âme…

Le commandant put-il ce jour-là descendre sur la Terre Promise ? Sans doute. Peu après, en tout cas, quand ses amis français ; le 11 novembre, ont gagné la leur, il envoyait à l’auteur de ces lignes cette frémissante, cette émouvante dépêche ;

« Toute parole est vaine. J’embrasse en vous mes chers frères de France.

« Gabriele d’Annunzio. »


MARCEL BOULENGER.

  1. « Victoire… les cieux sont moins vastes que les ailes ! »
  2. Bien mieux, on accable en outre l’écrivain de demandes et de suppliques. Pas une société ne se fonde, qu’il ne doive fournir une devise, ou adresser quelques mois. Publie-t-on des imagos patriotiques, on le sollicite pour les légendes. On l’a même officiellement chargé, tout récemment, de composer le glossaire italien de l’aviation. Cette science étant là-bas nouvelle, en effet, a fait naître des termes bizarres et comiques, simple travestissement du français, tels que capotare, cabrure, atterrare, amerrare, decollare, etc. Gabriele d’Annunzio rectifiera sans peine. On le sait philologue excellent, il a le sens de la valeur et de la vie des mots. Comme je l’interrogeais, touchant le genre à attribuer au fleuve Piave : « On dit généralement le Piave, me répondit-il. Cependant la Piave se dit aussi : ce fleuve a les deux genres. Quant à moi, je l’ai nommé le Piave tant qu’il nous arrêta : c’était alors un mâle. Mais depuis que nous l’avons passé, c’est seulement… une femelle, et je ne l’appelle plus que la Piave. »
  3. Sans omettre la fierté, non dépourvue d’impatience. Ce matin-là, justement, comme un journaliste d’une nation neutre faisait demander, avec l’autorisation qu’il fallait, la permission de visiter l’escadrille, le commandant s’écria soudain, blanc de colère : « Répondez que le commandant d’Annuuzio ne veut pas ! Dites qu’il refuse net de montrer à un neutre son camp et ses armes ! » Et il fallut que le messager s’en fût avec cela.
  4. Gabriele d’Annunzio croit moins au danger qu’à ses fétiches, dont il emporte avec lui une grosse bourse pleine : balles qui devaient le tuer, fragments de mitraille, etc. Et quant au péril… Une bombe autrichienne, tombée tout près de lui, ne cassa qu’une verrerie fragile en sa chambre : or, le lendemain même, il allait en avion voler sur Pola, et laissait choir sur le quai du port les fragments du vase brisé, enfermés dans un joli petit sac, avec sa carte. Ces insolences sont pour lui le sel de la vie.
  5. « Pendant la guerre, dit-il avec désespoir, j’aurai donc fait tous les métiers : fantassin, officier de liaison, d’état-major, marin, aviateur. J’aurai tiré le fusil, lâché la bombe et lancé la torpille. Mais à cause de mes yeux, il me faut caindre les galops trop rudes : si bien que je n’aurai pas pu charger, moi qui suis d’une brigade de cavalerie, cavalier dans l’âme, qui ai tant adoré et compris les chevaux. »