Une Visite au canal de Panama

Une Visite au canal de Panama
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 189-204).
UNE
VSITE AU CANAL DE PANAMA

C’est au cours d’un récent voyage dans la mer des Caraïbes qu’il m’a été donné de visiter le canal de Panama, dont l’ouverture a passé bien inaperçue, car au moment où le premier navire, allant d’un Océan à l’autre, le franchissait, la guerre mondiale venait d’éclater. L’humanité avait ses pensées ailleurs, l’heure des fêtes et des cérémonies officielles faisait place aux jours de douleur et de deuil dans lesquels la terre allait vivre pendant d’angoissantes années.

Lorsque le bateau venant des Antilles poursuit sa route vers le canal, soit pour le traverser, soit simplement pour faire escale à Colon, il franchit par une passe un grand brise-lames, formé d’enrochements jetés à pierres perdues. Cet ouvrage, long de plus de 11 000 pieds, mesurant à sa base environ 150 pieds, protège les quais de la ville des grandes vagues du large. A la grosse mer, à la houle presque toujours très forte dans ces parages, succède un calme délicieux même pour ceux qui sont de bons marins. Le pont ne fuit plus sous les pas, le secours des rampes ou des bastingages devient inutile ; le bateau glisse sans heurt sur l’eau apaisée, et de l’avant le voyageur aperçoit une succession de collines, et à l’arrière-plan de montagnes boisées extrêmement vertes, noyées dans la brume bleutée sous un ciel laiteux, assez terne, car la quantité de vapeur d’eau en suspension dans l’air est considérable. Le ciel, parfaitement pur, d’un bleu éclatant, ne se voit guère dans cas régions qu’après les orages ou au début des nuits.

A gauche, les maisons de Colon forment une longue ligne blanche, coupée par des cocotiers. La ville, entièrement moderne, n’offre aucun intérêt : c’est le banal point d’arrêt que l’on retrouve à tous les carrefours des grandes routes du monde. Ses larges rues, se coupant à angle droit, sont bordées de maisons à un étage qui font songer à celles de Port-Saïd. La population, comme du reste celle de Panama, mais à un degré beaucoup plus grand, est extrêmement mélangée ; aux blancs, Américains, Européens des diverses parties de notre continent, aux descendants des anciens Espagnols viennent s’ajouter des Indiens du pays et des Indes orientales, des nègres, des Japonais, des Chinois et des métis de toutes ces races, à des degrés de sang différents. Dans bien peu d’autres parties du monde, il serait possible de trouver des échantillons plus variés de l’humanité- et offrant des produits plus déconcertants pour un ethnologiste.

Néanmoins, si la ville de Colon n’est pas pittoresque, elle est en revanche très bien équipée pour sa destination. Un vaste dépôt de charbon d’une contenance de 700 000 tonnes, emmagasiné sous l’eau pour éviter les combustions spontanées, est prêt à répondre à toutes les demandes. Un système de wagons circulant sur des rails et mus par l’électricité déverse dans les soutes des navires, à l’aide de manches articulés, du combustible à raison de 100 à 150 tonnes à l’heure. Cependant il faut ajouter que la mise en route de tout ce système compliqué a toujours été, pour les bateaux à bord desquels je me trouvais, une opération assez longue. Dois-je avouer aussi que ma critique se double d’un regret : celui de ne pas avoir eu sous les yeux, comme en Égypte par exemple, la longue file des charbonniers arabes, semblables à un chapelet humain, montant à bord d’un pas alerte le combustible dans des couffins, au son d’une vieille et entraînante mélopée ?

Sur les quais sont disposés des entrepôts de mazout pouvant contenir des centaines de mille de barils. La glace artificielle tellement nécessaire sous les tropiques et l’eau de bonne qualité sont en abondance. Deux bassins de carénage, dont l’un de près de 1 000 pieds, permettent aux navires de se réparer.

Il y a soixante ou soixante-dix ans, les environs de Colon n’étaient que de vastes marais s’étendant jusqu’aux premiers contreforts de la région montagneuse. Quand il fut question de construire le chemin de fer, vers 1850, le sol ferme ne fut trouvé, en certains endroits, qu’à plus de 50 mètres de profondeur.

Des légions de moustiques, tourbillonnant dans l’air, rendaient celtt contrée extrêmement insalubre. C’était le royaume de la fièvre jaune et de la malaria. La première de ces maladies a totalement disparu et la seconde se trouve efficacement enrayée grâce aux précautions prises.

Il est difficile maintenant d’imaginer ce qu’était cette terre de cauchemar à peu près inhabitable, quand on traverse en automobile Cristobal et Galun. Les marécages ont été drainés ou en partie comblés et sur les bords d’une route, dont bien peu de rues de Paris peuvent offrir le pendant, s’élèvent des maisons coloniales et des casernes, respirant la fraicheur. Elles sont entourées de haies de crotons tigrés, de bougainvilleas éblouissants, de bignonias dorés comme le feu. De grands arbres tour à tour couverts de fleurs suivant la saison les ombragent ; des gazons tondus de près, verts comme des tapis d’émeraude, des barrières blanches, achèvent de donner à ce pays, jadis maudit, un aspect enchanteur. Dans les potagers, des Chinois méticuleux vêtus de bleu, coiffés de larges chapeaux de paille coniques, vont et viennent, portant sur l’épaule, au bout de longues perches, des seaux d’eau, ou arrachent les mauvaises herbes sans cesse renaissantes. Dans nos climats, les jardiniers ne se doutent pas de ce que peut être, sous les tropiques, la lutte continuelle contre la végétation envahissante.


* * *

Avant de continuer notre route, il est nécessaire de rappeler brièvement la géographie de l’isthme. Du Nord au Sud des deux Amériques, une longue chaîne de montagnes, aux reliefs souvent très puissants, court parallèlement au Pacifique, avec des noms différents. A hauteur de Panama, elle se présente sous l’aspect de collines de faible élévation, dont la ligne de faîte, distante d’environ 17 kilomètres du Pacifique, est séparée de l’Atlantique par une longue étendue d’ondulations sensiblement plus basses, se conformant ainsi, toutes proportions gardées, a la loi générale de plissement du continent américain. Cet ensemble de hauteurs forme le bassin d’un fleuve, le Chagres, qui va se jeter dans la mer à l’Ouest de Colon. Son débit, variable, est cependant considérable surtout pendant la saison des pluies, qui dure neuf mois de l’année.

Avant d’être capté, on l’a vu monter d’une quinzaine de mètres en deux jours. Les ingénieurs ont donc coupé, par la tranchée de la Culebra, l’épine dorsale, et en barrant le Chagres et sa vallée à Gatun, ils ont créé le lac artificiel du même nom, dont la superficie est estimée à 425 kilomètres carrés. Ce réservoir immense donne l’eau nécessaire à l’éclusage des navires sur les deux versants. Cette partie du canal et le lac tout entier, le bief central, long de plus de 51 kilomètres, est à 23 ou 26 mètres suivant la saison au-dessus du niveau de la mer. Les navires allant d’un Océan à l’autre doivent donc être élevés et ensuite abaissés de cette hauteur.

Sur le versant de l’Atlantique, l’opération se passe à Gatun, à 12 kilomètres de la mer, et sur le versant du Pacifique, a Pedro Miguel, à 16 kilomètres de l’Océan, et ensuite à Miraflores.

La longueur du canal, d’eau profonde en eau profonde sur les deux mers et à toute heure, — car si à Colon les marées ne sont guère que d’une soixantaine de centimètres, à Panama elles peuvent atteindre environ 6 mètres, — est d’environ 80 kilomètres dont à peu près 29 kilomètres au niveau de la mer et le reste dans la partie des lacs et des écluses.

Lorsqu’un bateau, venant des Antilles, traverse le canal après avoir fait son charbon ou son mazout, et renouvelé sa provision d’eau à Colon, il arrive devant Gatun où il s’amarre à une muraille séparant les trois écluses jumelles. C’est là qu’il est élevé au niveau du bief central. Il y a en effet, à Gatun, un système double de trois sas, se succédant directement les uns aux autres, qui permettent de faire traverser en même temps des navires marchant dans des directions opposées, ou, en cas de réparation des écluses de droite, de pouvoir employer celles de gauche.

Aussitôt que le bateau se sera amarré, il n’aura plus le droit, pendant qu’il sera élevé ou abaissé, de se servir de sa vapeur ou de gouverner. Six locomotives électriques, trois de chaque côté, avançant avec une vitesse de 3 kilomètres à l’heure sur des rails à crémaillères à trois ressauts pour leur permettre de gagner la différence de niveau, s’emparent de lui en le tirant à l’aide de câbles d’acier réglant son allure et le maintenant, d’une façon absolument fixe, en direction, grâce à leur poids et aussi aux crémaillères qui ne permettent aucun jeu. Chaque chambre d’écluse a une longueur de 305 mètres, une largeur de 33 m. 53 et une profondeur sur les seuils de 12 m. 50. Les plus grands navires actuellement à flot, peuvent donc traverser le canal de Panama.

Cependant, afin d’économiser l’eau, chaque chambre est partagée en deux par des portes qui servent à écluser les bateaux de moyen tonnage. Ces portes, essayées pour la première fois le 26 septembre 1913, sont en tôle d’acier à deux vantaux à double face… Le poids d’un vantail varie entre 300 tonnes pour les petites portes et 600 tonnes pour les grandes, qui ont près de 25 mètres de hauteur. Cependant, grâce à leur chambre à air et aussi parce qu’elles plongent dans l’eau, le poids sur les gonds se trouve notablement diminué.

Toutes les précautions imaginables ont été prises pour qu’aucun navire ne subisse d’avarie en traversant les écluses et aussi pour qu’il ne puisse les détériorer par accident. Les portes sont doubles, afin que dans le cas où un bateau arrivant trop vite briserait l’une d’elles, le sas ne se vide pas brusquement. De plus, d’énormes chaînes protègent les portes : elles s’abaissent en temps utile dans des évidements pratiqués dans le fond des sas. Ces chaînes ne sont pas rigides et peuvent céder progressivement. Elles sont calculées de manière à arrêter un bateau de 10 000 tonneaux de déplacement marchant à une vitesse de 4 nœuds sur une longueur de 21 mètres. De plus, on les a placées à une distance telle des portes, qu’en cas d’un accident imprévu, celles-ci n’auraient guère de chance d’être endommagées. Les aqueducs qui donnent passage à l’eau pour remplir les écluses ont un diamètre de 5 mètres. Leurs bouches sont dans le fond des sas, afin d’éviter la violence d’un courant latéral qui pourrait projeter les navires contre les murailles.

Maintenus d’une façon rigide par les câbles d’acier qui les relient aux locomotives électriques et par quatre autres câbles que des hommes amarrent sur les quais, les navires sont simplement soulevés à une vitesse uniforme. La manœuvre d’ouverture et de fermeture des portes doubles, d’abaissement et d’élévation des chaînes de protection, de remplissage et d’écoulement de l’eau, faite par l’électricité, est exactement la même pour tous les systèmes : à Gatun, à Pedro Miguel et à Miraflorès, sauf qu’à Pedro Miguel il n’y a qu’une paire de sas et à Miraflorès deux.

Un agent placé dans une cabine dominant l’ensemble de l’ouvrage, procède à ces multiples opérations en tournant, et sans presque jamais regarder au dehors, des commutateurs électriques disposés sur une longue table. S’il se trompe dans ses manipulations et touche un commutateur autre que celui qu’il doit toucher, rien n’obéit, l’ordre des opérations ne pouvant être interverti.

J’ai assisté à Gatun, du quai et de la cabine de l’opérateur, au passage complet d’un pétrolier américain de 14 000 tonneaux de déplacement, allant vers le Pacifique. En quarante ou quarante-cinq minutes, et c’est à peu près le temps normal, du niveau de la mer il a été remonté dans les eaux du lac.

A côté des écluses dont nous venons de parler se trouve le barrage, la digue, retenant les eaux du lac. Elle est longue de plus de 2 400 mètres ; sa largeur à sa base est de 800 mètres et au niveau de l’eau de 20 mètres. Un grand déversoir a été créé pour faciliter l’écoulement du surplus des eaux en cas de crues exceptionnelles. Grâce à des vannes spéciales il pourrait donner passage à 4 000 mètres cubes d’eau à la seconde, et, si cela ne suffisait pas, 2 000 autres mètres cubes pourraient passer par aqueducs des écluses. En temps normal, le trop plein de l’eau sert à faire de l’électricité dont on use en abondance sur tout le parcours de l’isthme. Les écluses sont naturellement éclairées la nuit, ce qui permet aux bateaux de traverser à toutes les heures. Chaque passage de navire consomme, — il n’est pas besoin de le dire, — #une énorme quantité d’eau ; mais le lac Gatun en contient une telle masse que l’on estimait pouvoir faire face à un trafic de 88 000 000 de tonnes.

Pour se rendre compte de l’énormité du travail accompli, il faut non seulement le voir sur place, mais de plus il est nécessaire de compulser les chiffres des matériaux employés et des terrassements effectués. Beaucoup de personnes qui avaient visité les chantiers pendant les travaux m’ont dit qu’ils étaient bien plus imposants alors. Je le crois volontiers et c’est du reste ce qui arrive généralement pour toutes les créations humaines dans lesquelles l’impression de l’effort déployé s’évanouit avec l’achèvement de l’œuvre pour ceux qui n’en ont pas été les artisans.

La grande digue, à elle seule, représente un cubage de près de 19 000 000 de mètres. La maçonnerie des écluses et du déversoir atteint 1 600 000 mètres cubes. Le sable qui est entré dans la composition du béton provenait de 50 à 60 kilomètres de distance. Les pierres étaient concassées mécaniquement dans des usines pouvant produire plus de 4 500 tonnes par jour. Une fois le béton fabriqué par des bétonnières électriques, il était transporté, également à l’aide de l’électricité, au-dessus de l’endroit où il devait être coulé dans des moules métalliques que l’on relevait au fur et à mesure de l’avancement des travaux.


* * *

Nous avons laissé tout à l’heure le pétrolier dans les eaux du lac à sa sortie des écluses. Là, reprenant sa liberté d’action, il va le traverser par ses propres moyens en suivant seulement les bouées, lumineuses pendant la nuit, qui indiquent le chenal large en moyenne de 200 à 300 mètres et atteignant une profondeur qui varie entre 13 mètres 50 et plus de 25 mètres. Ce lac, d’une étendue sensiblement égale à celle du lac de Genève, en aucun de ses points ne peut être vu dans son ensemble.

Quand le barrage de Galun fut terminé, les eaux du Chagres prirent leur niveau. Elles enserrèrent les collines et les transformèrent en îles. En remontant les vallées, les rives se créèrent, plus découpées, plus pleines d’aspects imprévus que celles d’un lac naturel. Aussi au charme de ces perpétuelles surprises, vient s’ajouter la magnificence de la végétation tropicale. La brume légère s’élevant de sa surface et du sol humide de la forêt vierge, estompe les contours des lointains. Malgré un soleil ardent, aucune ligne n’est dure, aucune coloration n’est violente dans ces paysages si lumineux cependant. Un grand apaisement, une sorte de torpeur pour les yeux comme pour les oreilles, s’étend sous ces latitudes, sur toute la nature pendant les heures chaudes du jour. La vie bruyante ne reprend avec sa pleine intensité qu’après le coucher du soleil. Ceux qui ont campé près des marais ne peuvent oublier le prodigieux concert des nuits du Sud. Après bien des années, il me semble l’entendre encore s’élevant des cyprières de la Floride.

En dehors du chenal dont nous avons parlé, la forêt qui devait être recouverte par les eaux du lac, fut en partie brûlée, mais les grands arbres séculaires résistèrent ; ils ne moururent que lentement et surtout du fait de l’inondation. Quand la profondeur n’est pas par trop grande, on les voit se dresser au-dessus de la surface miroitante. Quelques orchidées ont poussé sur les fourches, des nids de guêpes gros comme d’énormes ballons d’enfants, se sont collés aux branches. C’est un étrange contraste que celui de ces troncs vénérables, chauves, et de leurs voisins qui, plus heureux qu’eux, n’ont pas été touchés par le feu ou l’inondation. Sur les îles, sur les rives du lac, la forêt tropicale, impénétrable, mystérieuse, descend touffue, exubérante, jusqu’à l’eau dans laquelle elle se mire. Les palmiers, les acajous, les gaïacs, les ficus, les cèdres, les sabliers et les grands bombax-céibas, l’arbre à laine, forment une voûte sous laquelle poussent, au milieu de la mi-obscurité, aussitôt qu’un filet de lumière parvient jusqu’à elles, les fougères et les mille variétés de plantes aux ravissants feuillages.

Sur toute la gamme de la verdure, des grands arbres chargés de mousses, d’orchidées innombrables, de plantes grasses, d’autres se détachant en pleine floraison, ne sont que des masses jaune d’or, rosées ou rouges comme celles des flamboyants qui illuminent la forêt et dont la splendeur dépasse toute imagination. Puis, sur les bords du lac, des aigrettes d’une blancheur immaculée, des pélicans bruns, des papillons diaprés et des libellules d’or, passent sans cesse pendant la matinée et vers le crépuscule, tandis que sur l’humus chaud des sous-bois et dans les eaux croupissantes, caché par les nénuphars, les roseaux et les larges feuilles des faux bananiers, on sent tout un peuple d’insectes et de reptiles à l’affût d’une proie. Rien ne peut donner une impression de vie plus intense que celle de cette végétation produisant sans cesse sans jamais se lasser.

À Panama comme dans beaucoup d’autres parties de l’Amérique tropicale et équatoriale, les fils télégraphiques, les disques, toutes les pièces métalliques en un mot seraient recouvertes d’une épaisse toison de mousses et d’autres parasites si, plusieurs fois par an, elles n’étaient passées au pétrole. Une pièce de bois abandonnée sur le sol devient, en peu de temps, une plate-bande de ces plantes des pays chauds qui s’accrochent et prospèrent partout où elles en trouvent le moyen.

Le lac Gatun se termine dans la direction de Panama auprès de la vallée du Chagres, vers Bas Obispo. C’est là que commence la tranchée de la Culebra, dont on a tant parlé et qui a donné et donne encore un tel mal aux ingénieurs. Pendant une douzaine de kilomètres il a été nécessaire d’excaver le terrain dans des reliefs atteignant une altitude maxima de 80 mètres. L’importance du déblaiement n’aurait rien été avec les moyens modernes, dynamite dont on employait dans cette partie du canal à l’époque des travaux plus de 2 500 000 kilos annuellement, pelles, excavateurs et perforatrices à vapeur, à air comprimé, à l’électricité pour forer les trous de mines. Ce qui a procuré une série de déboires qui ne sont pas finis, c’est la nature du sol composé de grandes épaisseurs d’argile sur de la roche dure.

Comme nous l’avons vu, le climat de l’isthme est extrêmement humide ; pendant neuf mois de l’année, il tombe des pluies torrentielles, de ces pluies des tropiques dont rien ne peut donner une idée dans les climats tempérés. Aussi les terrains s’imbibent rapidement, acquièrent un poids considérable quand ils sont en surface et glissent si l’on fait des travaux, entraînant souvent avec eux la couche des roches qui leur a servi de support. Depuis que l’on a coupé la tranchée de la Culebra, l’ensemble du cubage des éboulements représente à peu près à lui seul 40 p. 100 des déblaiements dans cette section des travaux. L’un de ces glissements, et ils ont été nombreux, se chiffrait par plus de 7 000 000 de mètres cubes.

En octobre 1915, le canal était totalement obstrué par de formidables masses d’argile et de roches se faisant face, un peu au nord de Gold Hill, et ce n’est qu’au mois d’avril 1916 qu’il fut possible de le livrer de nouveau à la navigation. En mars 1920, le même fait se reproduisit, d’une façon cependant beaucoup moins grave, arrêtant seulement le transit pendant deux ou trois semaines.

Il est à présumer que ces accidents se renouvelleront jusqu’à l’épuisement des terrains qui peuvent s’ébouler et dont les crêtes sont cependant maintenant à 900 ou 1 000 mètres l’une de l’autre, car tout a été fait pour y porter remède. On a drainé les talus par des fossés, on les a plantés ; des murs de soutènement ont été construits ; en désespoir de cause, les ingénieurs ont essayé d’injecter les pentes de ciment très liquide qui, projeté avec une grande force à l’aide de lances spéciales, devait modifier la composition du sol à une certaine profondeur et former comme une croûte. Rien n’y a fait : ces éboulements ont continué.

Les éboulements n’ont pas été les seuls méfaits causés par le terrain dans la région de la Culebra. Le plafond du canal, dont la largeur varie, dans la tranchée, entre 92 et 184 mètres, près des écluses de Pedro Miguel s’est exhaussé à plusieurs reprises, formant comme un bourrelet plus ou moins considérable, obstruant le passage. Après avoir examiné ces phénomènes, les ingénieurs ont trouvé qu’ils provenaient de la compression des argiles par les roches et les terres des talus du canal placées au-dessus d’elles et qui les forçaient à remonter là où il n’y avait plus aucun poids pour les maintenir.

On estimait qu’au 1er  janvier 1920 il avait été remué environ 100 000 000 de mètres cubes de déblaiements dans la Culebra sur un total de 190 000 000 pour le canal tout entier.

Le bateau dont nous suivons la marche depuis Colon, après avoir traversé la grande tranchée, arrive, devant l’écluse de Pedro Miguel, à un sas double qui le descend d’une dizaine de mètres dans le petit lac artificiel de Miraflorès à l’extrémité duquel les écluses du même nom à deux sas doubles, le mettent au niveau du Pacifique qu’il atteint à Balboa, ayant pris à peu près huit heures pour traverser l’isthme.

Le passage de ces dernières écluses donne lieu aux mêmes opérations qu’à Gatun.

Un chemin de fer relie Colon à Panama, long de 77 kilomètres et suivant pendant presque tout son parcours le canal, sauf dans la région de la Culebra. Il a été profondément modifié, à peu près entièrement refondu comme tracé depuis l’époque de sa création, entre les années 1850 et 1855. De la ligne primitive seules les sections de Colon à Mindi sur 6 kilomètres, et de Corozal à Panama pendant 4 kilomètres et demi ont été conservées. En moins de deux heures, dans d’excellents wagons où l’air circule en abondance, on peut se rendre d’une ville à l’autre en jouissant du spectacle du lac, de la forêt et des grandes savanes.

Malgré toute sa beauté, ce chemin de fer est infiniment moins grandiose que celui qui, un peu plus au Nord, conduit de Port-Limon à San José. Là, quand on pénètre dans l’intérieur après avoir traversé le long de la mer une zone humide dans laquelle poussent des bois de palmiers qu’aucune plume ne saurait décrire, on s’élève au milieu de hautes montagnes atteignant jusqu’à six ou sept mille pieds, couvertes par la forêt vierge tropicale, en suivant la vallée du Reventazon dont les eaux écumantes se brisent sur les roches. Mille variétés d’arbres, tantôt énormes, tantôt fins et élancés se dressent, pressés, droits, cherchant à se dépasser les uns les autres pour gagner la lumière. De ces arbres tombent, en cascade, leurs feuillages et ceux des lianes qui viennent rencontrer dans leur chute les grandes feuilles vert clair des faux bananiers, les longues palmes gracieuses des palmiers de toute sorte et les infinies variétés de plantes exquises, de fougères, depuis les grandes fougères arborescentes, magnifiques, jusqu’aux capillaires dont les tiges, semblables à des cheveux noirs, s’allongent sur le sol. Chaque arbre est couvert de mousses, d’innombrables orchidées aux tonalités brillantes et dont le poids fait plier les branches.

Çà et là, des colonies de loriots ont édifié leurs nids roux dont les poches pendent et se balancent au gré du vent. C’est le pays de l’éternel été où les fleurs se renouvellent sans cesse pour la joie des yeux et en donnant aux oiseaux-mouches leur pâture quotidienne. Qu’il fait bon, aux heures tristes et sombres de nos journées d’hiver, à la veille d’une tombée de neige, d’aller se réfugier, par la pensée, dans ces admirables contrées sur lesquelles Dieu a répandu à pleines mains ses bienfaits, régions de l’Amérique tropicale à l’exubérante parure inconcevable de beauté !

Sur le Pacifique, près du débouché du canal sur la mer, — car Balboa est véritablement à ce débouché, — s’élève Panama dont la population est d’environ une cinquantaine de mille âmes. Capitale de la République du même nom, elle fut fondée par Fernandez de Cordova, au XVIIe siècle. Quoique son caractère soit autre que celui de Colon, elle n’est cependant pas très pittoresque non plus. Plusieurs de ses églises, datant des XVIIe et XVIIIe siècles, sont assez pauvres au point de vue architectural. La chose n’est du reste pas surprenante, étant donnée l’époque de leur construction. Les maisons, de deux ou trois étages bordés de balcons, n’ont pas ce parfum vieillot de Carthagène des Indes, peut-être la ville la plus suggestive de l’Espagne coloniale de jadis. À Panama, un souffle du temps présent a enlevé le velours du passé. Parmi les réputations usurpées qui souvent courent le monde, son renom pour les chapeaux en est certainement un exemple. Ces chapeaux sont confectionnés dans l’Amérique du Sud, avec les feuilles d’un palmier, le Carludovica Palmata, tressé sous l’eau, très voisin du Ippi Appi, servant également, à la Jamaïque, à fabriquer des coiffures.

Pour se retremper dans le monde des souvenirs, il faut aller à une heure environ à l’Est. Là, sur le bord de la mer infiniment bleue, que rendent encore plus étincelante de larges taches errantes d’une couleur indigo profond, une de ces mers féeriques des pays tropicaux dépassant tous les rêves, se trouvent les ruines de la vieille cité de Panama des Conquistadores fondée au début du XVIe siècle par Pedro Arias de Avila, de sinistre mémoire, bourreau des Indiens et de ceux de ses compatriotes qui n’avaient pas le don de lui plaire. Chaque ruine a une mélancolique poésie qui lui est propre ; en Orient, sur les berges des fleuves, le limon gris apporté par les eaux s’est déposé recouvrant petit à petit, comme d’un linceul compact, les palais et les temples. Sur le bord des déserts, c’est le sable jaune, ténu, envahissant, chassé par le vent qui, lentement, s’est accumulé par longues vagues, laissant seulement à découvert des pans de murailles et des sommets de colonnes. À Panama, où il n’y a ni fleuves, ni déserts, c’est la prodigieuse puissance de la végétation qui s’est chargée d’apporter son action d’enveloppement mystérieux. La forêt, toujours prête à renaître partout où l’homme cesse de lutter, a envahi depuis des siècles le sol sur lequel s’élevait la ville prodigieusement prospère. Quand on arrive près des premières ruines, sur le bord de la route, c’est le pont que franchissaient jadis les convois de mules chargées des trésors du Pérou. — Ces trésors gagnaient, à travers l’isthme, Nombre de Dios, puis, vers la fin du XVIe siècle, Porto Bello, moins malsain, où ils étaient embarqués pour l’Espagne. — Son arche passe au-dessus d’un ruisseau coulant lentement sous une voûte de palétuviers dont les feuilles sont luisantes.

Plus loin, voici peut-être des couvents, peut-être le palais du gouverneur entouré d’arbres d’acajous et de campêches. Enfin, près de la grève se dresse la cathédrale dont le clocher domine l’ensemble des ruines. Sans doute Pizarre et d’autres grands aventuriers y vinrent-ils prier avant de s’embarquer !

Toutes ces constructions disséminées dans la forêt, sont en pierres brunies par le vent et le soleil. Des briques rosées bordent les baies, et des plantes grasses, quelques orchidées, se sont accrochées le long des murailles, tandis que des arbustes se balancent sur les corniches. Par-ci par-là des pavés disjoints, débris des rues d’antan, ne servent plus maintenant qu’à quelques Indiens vivant dans des cases ou à des lézards chassant les insectes.

À la fin de la première moitié de 1600, Panama comptait plus de 30 à 40 000 âmes ; près de 2 000 habitations de riches marchands, disent les historiens, construites en cèdres odorants, dans le goût des demeures d’Andalousie, s’élevaient, entourant des patios frais dans lesquels le soleil ne pénétrait jamais. Les employés, les ouvriers, les pauvres gens vivaient dans 5 000 autres maisons de cèdres également. Des Génois faisant la banque et le commerce des nègres, possédaient un comptoir.

Dès 1517, l’empereur Charles-Quint avait accordé à des négociants de cette nationalité, le privilège d’introduire en Amérique des nègres d’Afrique.

Deux grandes églises, huit monastères, dont les chapelles scintillaient sous leur parure d’argent, un hôpital, se dressaient au milieu de cette ville, active, opulente et heureuse, quand, en 1671, elle fut ruinée de fond en comble par Morgan.

Sous l’impulsion de ce chef remarquable, les boucaniers avaient atteint le sommet de leur réputation. Au mois de décembre 1670, quittant les îles de la mer des Antilles, ils tinrent un conseil de guerre au Cap Tiberon, afin de savoir s’ils iraient piller Carthagène, La Vera Cruz ou Panama. Pour son malheur, cette dernière ville fut choisie.

Après s’être emparé du château de Chagres, Morgan, à la tête de 1 200 hommes, et d’un peu d’artillerie, marcha de l’avant. Avec une rare imprévoyance pour des gens qui, le plus généralement, ne pouvaient compter que sur eux-mêmes, les boucaniers n’emportèrent aucun approvisionnement. Les Espagnols firent le vide devant eux ; aussi, dès le lendemain du départ, n’eurent-ils d’abord, pour tromper leur faim, que la ressource de fumer, puis de manger le cuir des guêtres et des gibernes. C’est donc dans un état lamentable qu’ils parvinrent devant la ville convoitée, défendue par de la cavalerie, quatre régiments d’infanterie, du canon et des taureaux sauvages que des nègres et des Indiens lancèrent sur eux.

Malheureusement pour les Espagnols, leur plan de défense avait été si mal conçu que dès le premier choc ils furent défaits. Le découragement s’empara d’eux et Panama se rendit sans qu’il en coûtât beaucoup aux boucaniers.

Le pillage fut complet et le feu dévora pendant quatre semaines cette ville de bois. Aussi lorsque Morgan se retira le 24 février 1671, il ne restait guère plus de ruines que nous n’en voyons maintenant éparses sur le sol.

À son retour à la Jamaïque, créé « sir » et élevé au rang de lieutenant-gouverneur de l’île, Morgan réprima impitoyablement la piraterie grâce à laquelle il était parvenu aux honneurs et à la richesse.

En dehors de Colon et de Panama, dans toute la zone de l’isthme louée à perpétuité aux États-Unis, zone de protection large d’environ 17 kilomètres, il n’y a comme agglomérations, — et elles sont très petites, — que celles formées à proximité des gares du chemin de fer et près du canal par les maisons des employés, les casernes (le gouvernement de Washington entretient là des troupes en permanence), et par les quelques habitations des éleveurs de bestiaux qui ravitaillent la population en viande fraîche. La plupart des prairies dans lesquelles paissent les animaux, se trouvent dans la région Sud ou Est du canal. Dans l’intérieur du pays, aux savanes succèdent d’immenses régions couvertes par la forêt vierge, très riches en bois précieux, mais à peu près inexploitées à cause du manque de voies de communication. Au milieu des clairières habitent des tribus indiennes jusqu’à présent insoumises, cultivant des bananes, un peu de maïs, du cacao et du tabac, mais vivant surtout du produit de la chasse et de la pêche. Belliqueuses, très éprises de leur indépendance, n’ayant eu depuis l’arrivée des Espagnols que des rapports difficiles avec les blancs, elles se défendent jalousement contre toute infiltration dans leur territoire de la part de ces derniers. Pendant le printemps de 1920, les San Blaz surprirent à une centaine de kilomètres à l’Est de Colon, des chercheurs de caoutchouc. Ils en massacrèrent un bon nombre et, au moment de mon passage, il était question d’organiser une expédition pour aller les châtier.

L’isthme auquel s’attachait, et à juste titre, une si mauvaise réputation au point de vue sanitaire, est maintenant absolument sain, autant que peut l’être, pour des Européens ou des Américains du Nord, une région tropicale extrêmement humide, donnant la même sensation qu’on éprouve en se promenant dans une serre d’orchidées. Il n’y a qu’une bien petite différence de température entre la saison des pluies et la saison sèche, époque à laquelle il pleut presque tous les jours, mais en beaucoup moins grande quantité cependant. À Colon, grâce à la forte brise venant de la mer des Antilles, et qui souffle de neuf à dix heures du matin jusqu’au coucher du soleil, il fait en moyenne de 31 à 33° pendant le jour, et la nuit de 25 à 26°. À Panama il faut compter sur 2 ou 3° de plus, la brise ne s’y faisant que peu sentir.

Le 3 août 1914, le premier navire de mer, le Christobal, passait d’un océan à l’autre. Quelques jours plus tard, le 15 du même mois, le canal de Panama était ouvert à la navigation. Comme nous l’avons vu, il fut bloqué à plusieurs reprises depuis cette époque et pendant des laps de temps plus ou moins longs, par des éboulements. Cependant, au 1er  janvier 1920, on comptait que 9 514 bateaux transportant 34 247 275 tonnes en avaient fait usage. — 8 888 étaient des navires de commerce et 626 appartenaient au Gouvernement fédéral.

Le 1er  janvier 1919, la totalité de la somme dépensée pour sa construction s’élevait approximativement à 373 000 000 de dollars, mais, dans le cas présent, la question financière n’offre qu’un médiocre intérêt, car les États-Unis sont assez riches pour pouvoir se donner une voie qui, politiquement, est d’une absolue nécessité pour le pays. Grâce à elle, la ville de New-York par exemple, se trouve rapprochée, pour les navires, de 7 873 milles marins de San Francisco. C’est la flotte de l’Atlantique pour ainsi dire unie à celle du Pacifique.

Ceci est tellement vrai qu’au moment où je termine cet article, il nous revient en Europe que cette œuvre gigantesque, et qui semblait devoir répondre à toutes les nécessités prévues, serait bientôt insuffisante comme débit, pour les besoins mondiaux des prochaines années.

De plus, les écluses, elles aussi, deviendraient trop étroites pour livrer passage aux vaisseaux projetés. Déjà les six nouveaux cuirassés du type Indiana de la Marine fédérale qui vont, dans un délai assez court, entrer en service, n’auront que 75 centimètres de jeu de chaque côté au passage des écluses, espace à peine suffisant pour placer les ballons de protection entre la coque et les quais. Ces navires géants, de 43 200 tonneaux de déplacement, ne seront-ils jamais dépassés ? C’est ce que beaucoup de bons esprits se demandent de l’autre côté de l’Atlantique. Ne parle-t-on pas en Angleterre de construire des bateaux de 55 000 tonnes ! Certaines personnalités préconisent donc l’idée de mettre dès maintenant à l’étude, soit le doublement du canal dans l’isthme de Panama, soit le percement d’un autre canal au Nicaragua. Ce dernier projet n’est pas nouveau, car déjà il en avait été question avant le vote du Spooner Bill, en 1902, quand le Gouvernement des États-Unis tergiversait au sujet du rachat à la Société française des travaux du canal, mais il avait été abandonné pour les raisons suivantes :

S’il était possible, sur la côte du Pacifique, de creuser un port, il fallait à peu près y renoncer sur l’Atlantique, les apports de la rivière San Carlos rendant depuis longtemps inutilisable le havre de Greytown.

Le tracé du futur canal avait à traverser le lac de Nicaragua dont le niveau est très variable et il se trouvait dans une région sujette à des tremblements de terre capables de bouleverser les travaux que l’on avait l’intention d’établir. Celui de 1844 aurait non seulement détruit les ouvrages d’art, mais encore les navires passant d’un océan à l’autre. De plus, il y avait dans le voisinage, deux volcans, l’Ometepe en pleine activité en 1883, et le Monotambo qui se réveilla soudain en 1905, après une cinquantaine d’années d’accalmie.

Enfin, si le vent souffle avec violence sur toute la côte de l’isthme de Panama, il n’atteint jamais cependant la même puissance qu’à Nicaragua où les pluies, pendant la saison, sont quelquefois tellement denses que toute navigation deviendrait impossible.

Que valent toutes ces objections à ce dernier projet ? C’est ce que l’avenir dira si le canal par le Nicaragua est mis à exécution. Mais avant tout, les États-Unis vont-ils se lancer, soit à Panama, soit ailleurs, dans d’aussi grands travaux ? La réponse à cette question sera résolue par le congrès de Washington et par le nouveau Président qui, dès son entrée en fonctions, se trouve en face d’un délicat problème à résoudre, s’ajoutant à tant d’autres !

Jean de Kergorlay.