Une Visite à l’école normale en 1812

UNE VISITE


A L'ECOLE NORMALE


EN 1812.




Parmi bien des souvenirs politiques, bien des confidences reçues, ou des témoignages recueillis sur l’histoire de nos quarante dernières années, je veux choisir aujourd’hui l’anecdote la plus littéraire, la plus inoffensive pour tout le monde. Je me reporte en pensée à l’origine d’un établissement universitaire que nous possédons encore, et que j’ai eu l’occasion de bien connaître et de servir en différens temps et sous des formes très différentes : je suis à l’École normale, dans les premiers jours de sa fondation de 1811 à 1812, époque où, créée magnifiquement sur le papier par décret impérial, elle n’occupait encore qu’un réduit fort modeste dans les combles de l’ancien collège Louis-le-Grand, avec une quarantaine d’élèves et trois ou quatre maîtres seulement.

J’avais, quoiqu’à peine à l’âge de la conscription, l’honneur d’être un de ces maîtres pour une partie de l’enseignement des lettres latines et françaises. Un savant homme, le premier grammairien de notre temps, le père et l’instituteur de l’orientaliste et du critique de génie que nous envient l’Allemagne et l’Angleterre, M. Burnouf, faisait le cours principal de littérature ancienne. Un Italien de l’esprit le plus fin et helléniste d’un goût exquis, M. l’abbé Mablini, ancien secrétaire du respectable évêque de Casal, enseignait la philologie grecque ; enfin, ce qui importait beaucoup, un célèbre professeur de l’ancienne université, habile et sévère écrivain dans une difficile traduction, d’un esprit peu étendu, mais singulièrement ferme et juste, M. Guéroult, conseiller à vie de l’université impériale, dirigeait l’École, et la voulait inflexiblement classique ; sans distraction et même sans diversité d’études, par la seule méditation de l’antique et de l’excellent.

C’était là sans doute, en ce qui touche les lettres dont je m’occupe exclusivement ici, un plan d’études bien peu compliqué et un choix de maîtres bien restreint. Toutefois, par une sorte de privilège qui semble attaché aux premières années des créations heureuses, de celles qui manquaient, qu’on a long-temps attendues et dont la matière était prête, avant qu’on essayât de la régler, ces commencemens de l’École normale comptèrent bien des noms qui ne sont pas encore oubliés dans nos jours de renouvellement rapide, et ils ont formé quelques-uns des premiers écrivains de notre époque, de ceux dont le talent est aujourd’hui présent et incontesté. C’est à ce temps, en effet, qu’appartiennent quelques-uns des hommes qui firent tant d’honneur à cette université de France, si ébranlée maintenant. Quoique plusieurs des talens qui en sortirent alors ne soient plus, et que la mort ait cruellement moissonné sur la route, déjà longue, parcourue depuis la fondation de l’École, c’est de là que datent deux écrivains, dont les noms sont un des grands titres de la littérature du XIXe siècle, M. Cousin, créateur dans la philosophie par la passion et l’éloquence du langage, esprit actif et étendu, qui a relevé du même coup dans la science le spiritualisme et la méthode, l’enthousiasme du beau et l’érudition ; M. Augustin Thierry, créateur dans l’histoire moderne par la nouveauté des recherches et l’éclatante vérité du coloris ; peintre inimitable dans le récit épique, tel que le comportent les mœurs barbares du moyen-âge, seule poésie de notre histoire, et publiciste plein de sagacité inventive et de précision dans l’examen des institutions et des usages d’où sont laborieusement sortis les temps nouveaux de l’Europe. Là s’annonçait aussi le professeur d’un esprit si juste et si délicat, l’homme de goût éminent auquel notre littérature doit un de ses plus durables monumens sur l’antiquité classique, M. Patin, l’auteur de l’histoire du théâtre tragique des Grecs.

Ces noms seuls réunis sous la même date suffiraient pour illustrer une institution naissante ; mais tout auprès, dans le même mouvement d’études, se rencontraient des mérites faits pour honorer toute grande école, et dans ce nombre rappelons d’abord ceux qui n’achevèrent pas les espérances qu’ils donnaient, un jeune homme, M. Maignien, dont les premières pages ; en 1815, annonçaient le talent d’un publiciste, et ce jeune Charles Loyson, qui, sans autre secours que d’excellentes études de lettres et de philosophie, sortait à vingt-deux ans de l’École, poète touchant et pur, écrivain polémique assez redoutable pour embarrasser de ses premiers coups Benjamin Constant, et penseur assez solide et assez grave pour mériter l’entretien fréquent et l’amitié des deux orateurs illustres qui devaient rendre si respectable à la France cette tribune politique aujourd’hui reléguée dans l’histoire, M. de Serres et M. Royer-Collard : rare et noble jeune homme, dont la fin si prématurée fut entourée et bénie des soins affectueux d’un autre homme de bien éloquent, M. l’évêque d’Hermopolis !

À cette époque de l’École se rapportent encore des noms justement distingués, le fondateur d’une des premières feuilles de critique savante dans le mouvement littéraire de la restauration, M. Dubois, écrivain d’un savoir consciencieux et d’un talent libre et animé, auquel il’ aurait fallu seulement, pour achever d’importans travaux, une partie du loisir qu’on lui a désormais trop rendu ; M. Damiron, véritable sage, philosophe de cœur comme M. Droz, avec une science étendue, aussi estimable par le but élevé de ses travaux qu’il est ingénieux dans le détail de ses recherches, le premier homme qui ait appliqué la critique littéraire à presque tous les noms importans de la philosophie depuis trois siècles, et qui ait ainsi donné à l’histoire des idées l’intérêt instructif et sensible de la biographie ; M. Guigniaut, conduit par la philologie à la connaissance intime de l’antiquité, et qui dans un livre, fruit de trente ans d’études, a offert l’exemple, si rare aujourd’hui, d’un grand sujet d’histoire complètement approfondi et d’un travail aussi sincère pour les opinions que neuf et curieux pour l’étude des faits.

D’autres noms encore nous seraient rappelés ou par d’utiles travaux historiques, ou par une diversité de savoir, une sûreté de goût trop renfermées dans la retraite, et auxquelles il n’a manqué que plus de confiance et de liberté pour obtenir autant de célébrité que d’estime. Quoi qu’il en soit, cette abondante moisson de la première École normale, et cette impulsion si honorablement continuée qu’elle donna dès-Lors aux études prouve sans doute que le moment de la créer avait été bien choisi et que le plan de cette création était bien conçu. C’est à ce sujet qu’il ne me paraît pas indifférent de recueillir ici quelques souvenirs dont j’ai été, il y a bien des années, l’occasion et le confident.

Un matin que, dans les premiers mois de 1812, la section la plus nombreuse de l’École normale était réunie avec son jeune professeur pour la conférence de poésie latine et de littérature française, on annonça dans la salle où se tenait l’assistance un aide-de-camp de l’empereur, accompagné de quelques amis connus dans le monde et dans l’enseignement. M. le général de division comte de Narbonne entra le premier, avec sa grace élégante et polie, s’assit au milieu de ses amis sur un banc fort simple, et le cours continua ou plutôt recommença. Ce cours était une suite d’études réfléchies et soudaines sur quelque monument d’art, quelque œuvre consacrée, puis une lecture fort débattue d’essais modestes sur quelque sujet de morale et d’histoire littéraire. On s’exerça dans la séance à juger l’œuvre un peu artificielle d’un grand écrivain et l’effort quelquefois heureux d’un habile et noble rhéteur. Ce furent d’abord quelques pages du Dialogue d’Eucrate et de Sylla passées à l’épreuve d’une censure historique et verbale, sévère comme s’y plaît la jeunesse, puis l’analyse rapide et la critique incidente des meilleurs passages du Marc-Aurèle de Thomas, rapprochés de quelques grands traits de l’original antique. Ensuite on lut et on discuta sans pitié quelques Considérations écrites par un élève sur Fénelon et Vauvenargues. Deux heures se passèrent dans cette étude, où le principal auditeur jeta quelques mots justes et fins et quelques souvenirs d’un parfait à-propos, et où beaucoup d’élèves avaient pris part brièvement, avec cette liberté bienséante et cette promptitude d’esprit qui préparent le mieux les hommes à la vie ou du moins à la parole publique. À la fin de la séance, on était tenté de crier vive l’empereur, et on saluait avec grand respect son noble représentant ; car les cœurs des jeunes gens, surtout alors, étaient bien remplis, bien éblouis de la gloire de l’empereur, malgré le terrible impôt du sang dont cette gloire était déjà si chèrement payée, et on était loin de prévoir les funestes obscurcissemens qu’elle allait subir, et dont quelques mois à peine nous séparaient.

Cependant l’Université, en sa qualité d’œuvre nouvelle, étant dès-lors fort attaquée par des intérêts et des vues très différentes, et toutes les attaques, dans le silence du pouvoir absolu, devant aboutir à l’oreille du maître, cette visite inusitée, cette inspection d’un genre nouveau fut très remarquée et fit raisonner beaucoup. Le respectable conseiller à vie chef de l’École s’en inquiéta des premiers. Il craignait également deux choses : l’accusation de retour vers le passé, de tendance routinière, et l’accusation plus grave encore d’innovation imprudente, le reproche d’ultra-montanisme ou de philosophisme. De sa personne il avait aimé la philosophie du XVIIIe siècle et la révolution, comme un esprit modéré peut les aimer, bien entendu, sans scepticisme épicurien et sans approbation de la violence et de l’iniquité ; mais enfin il les avait aimées ; et il avait même écrit un petit livre élémentaire et savant, d’une exactitude assez hardie, sur le système régulier, les obligations légales et la courte durée des magistratures romaines. Tout cela sans doute se perdait dans son admiration bien connue pour l’empereur, qui était pour lui la révolution, la république, plus la gloire et le génie ; mais enfin il craignait que son zèle ne fût pas aussi bien jugé qu’il méritait de l’être, et qu’une opinion moins impériale et plus monarchique que la sienne, qu’il rencontrait parfois au grand-conseil de l’Université, ne se fît jour ailleurs et ne lui valût une mauvaise note en haut lieu. Un aide-de-camp de l’empereur, ancien émigré, grand seigneur de manières et de nom, l’inquiétait ; et il avait besoin de se rappeler que M. de Narbonne avait été ministre de la guerre au temps de l’assemblée législative, et qu’il avait grandement contribué, dans un ministère de trois mois, à organiser les armées qui gagnèrent les premières batailles de la révolution. Du reste, l’inquiétude dura peu : on sut bientôt que le rapport avait été favorable, que M. de Narbonne avait dit qu’il était charmé de tout à l’École hormis du logement ; qu’il ne voulait pas en tirer un horoscope sur l’avenir littéraire des élèves, mais qu’il n’avait jamais vu tant de jeunes gens d’esprit dans un grenier. On ajouta presque officiellement qu’on était près de l’empereur content d’une institution à laquelle, nous dit-on, sa majesté mettait le plus grand prix, et qui était présente à sa pensée. Cela fit espérer à notre respectable chef que bientôt l’École serait constituée comme l’annonçait l’article 110 du décret du 17 mars, avec les trois cents élèves qui lui étaient promis, un vaste mobilier scientifique, de grands bâtimens à part, et un beau jardin pour les études botaniques. M. Guéroult espérait que ce décret d’installation nous arriverait dans quelques mois, daté au moins de Varsovie ou de Vilna.

Pour moi, sans prévoyance comme on l’est dans l’extrême jeunesse, je me bornais à l’envie de savoir quel air avait eu notre conférence, et, si l’homme supérieur autant qu’aimable qui m’honorait de sa bienveillance était content de nous. J’allai, trois ou quatre jours après, à la découverte chez M. de Narbonne, qui arrivait de Saint-Cloud, où son service l’avait retenu, et où il était souvent, disait-on, admis à l’entretien familier de l’empereur. « Eh bien ! me dit-il, ma visite a-t-elle fait plaisir rue Saint-Jacques ? car j’en ai été un peu grondé ailleurs ; mais j’ai entendu en revanche de très graves réflexions sur l’École normale, l’enseignement public, et, comme dit l’empereur, la moyenne intellectuelle nécessaire à un peuple, et la gloire des lettres nécessaire à un grand peuple. Je vous aurais souhaité là, dans un coin, avec votre vive attention, pour n’en rien perdre ; mais, malgré la difficulté de la controverse avec un homme qui commande à plus de trente légions, j’ai assez discuté pour me bien souvenir des objections et des avertissemens du maître ; et je veux vous en dire quelque chose, pour votre bien. »

Je fus alors, je l’avoue, tout étonné de cette importance de cabinet donnée à l’incident d’une visite à l’École normale, et malgré cette présomption, maladie trop naturelle des commençans littéraires, je ne concevais pas qu’il y eût dans la tête qui dominait l’Europe une place réservée pour l’École normale et une attention curieuse pour l’objet de ses études. Je marquai cette surprise. « Vous n’y entendez rien, me dit M. de Narbonne. L’empereur, si puissant, si victorieux, n’est inquiet que d’une chose dans le monde, les gens qui parlent, et à leur défaut les gens qui pensent, et cependant il les aime assez, ou du moins il ne peut s’en passer. Il veut, et il me l’a dit vingt fois, que son règne soit signalé par de grands travaux d’esprit, de grands ouvrages littéraires. Être loué comme inspirateur de la science et des arts, être le chef éclatant d’une époque glorieuse pour l’esprit humain, c’est l’idée qui le flatte le plus, c’est ce qu’il a cherché par ses prix décennaux ; et il s’impatiente de la lenteur des grands talens à paraître, quand il les demande. N’ayant pas d’abord réussi par en haut, il reprend de plus bas, à la racine de l’édifice, et il veut que de fortes études saisissent de bonne heure la jeunesse et suscitent les talens supérieurs, en élevant le niveau général ; il a compté pour cela sur l’École normale et sur l’enseignement des lycées régénéré par une laborieuse milice de jeunes maîtres ; il y veut des études fortement classiques, l’antiquité et le siècle de Louis XIV ; puis quelques élémens de sciences mathématiques et plus tard la haute géométrie., qui est, dit-il, le sublime abstrait, comme la grande poésie, la grande éloquence est le sublime sensible. Seulement, il entend que tout cela soit d’accord avec le pouvoir concentré de l’empire, et, comme il le dit, que la pensée agrandie par son règne tourne dans son orbite. Aussi, mon cher, le choix de vos lectures déplaît, et je n’ai pas fait ma cour en ne vous grondant pas. »

Mon étonnement redoubla, non pas d’être blâmé, mais d’être aperçu dans ce mouvement du monde. Bientôt j’appris que rien même d’imperceptible n’échappait à ce coup d’œil d’aigle, et ne devait dévier du cercle magique de ses regards. M. de Narbonne avait été d’abord interrogé, pressé, redressé sur sa visite. « Eh bien ! lui avait dit l’empereur à la première vue, vous êtes donc allé hier au Lycée impérial, visiter mon École normale, et pour entendre quelles choses ? Deux déclamations, l’une contre Sylla, l’autre sur Marc-Aurèle. Franchement, je vous croyais bien au-dessus des illusions de l’Athénée, et de l’idéologie du professeur Garat, qui, Dieu merci, ne fait plus de leçons publiques, et ne vote plus contre moi qu’au scrutin secret du sénat. Je ne suis pas fâché cependant que vous me fassiez songer à mon École normale. Parlons-en : j’y tiens beaucoup ; c’est ma création, une création nécessaire. Qu’y a-t-il en France aujourd’hui pour l’avenir des lettres et l’honneur de l’esprit humain ? Quelques talens qui vieillissent sans successeurs. Plus de loisirs et plus de solitude ; plus de corporations riches, paisibles, où on travaille à la grande littérature, soit par besoin de distraction, soit par piété ; un clergé pauvre et militant, qui sera tel encore pendant bien des années, et qui, quand il deviendra autre, exigera d’autant plus un contre-poids de science séculière. Regardez-moi plutôt : j’ai relevé l’église, et elle m’a consacré ; et cependant que de querelles entre nous ! quelles difficultés avec Romel Mais, d’autre part, les études civiles, on ne les veut, on ne les cherche que pour des professions lucratives ou des places, pour être avocat, médecin ou auditeur au conseil d’état. Il me fallait donc créer de ma main une profession civile, désintéressée, grave, qui ne travaillât que pour les lettres et la science, du reste nullement exclusive, point fermée, ouverte au clergé en même temps qu’elle sert à exciter son zèle : c’est l’idéal de mon Université de France, et je puis dire d’outre-France. Voyez le beau rapport de Cuvier sur les écoles de Hollande ! Il n’est pas une institution dont je m’honore plus, et que je veuille davantage maintenir forte et durable : c’est pour cela que je l’ai dotée d’un impôt et d’une juridiction. J’ai bien entendu donner l’inamovibilité à ses membres comme à des magistrats. J’ai voulu surtout qu’elle fût fortement lettrée : j’aime les sciences mathématiques et physiques ; chacune d’elles, l’algèbre, la chimie, la botanique, est une belle application partielle de l’esprit humain : les lettres, c’est l’esprit humain lui-même ; l’étude des lettres, c’est l’éducation générale qui prépare à tout, l’éducation de l’ame. Aussi voyez comme, pour organiser mon Université, j’ai préféré Fontanes à Fourcroy, qui pourtant m’était aussi bien dévoué, et à qui cette disgrace a fait grand mal, je le crains ; mais, dans un chef d’empire, pas de faiblesse humaine : il y allait de l’avenir de la jeunesse et des traditions de l’esprit français. »

Puis, s’avançant vers son ingénieux interlocuteur, dont il croyait probablement saisir la pensée dans quelque regard échappé : « Les lettres, la science, le haut enseignement, savez-vous bien, mon cher Narbonne, que c’est là un des attributs de l’empire, et ce qui le distingue du despotisme militaire ? Ce sont là nos pouvoirs intermédiaires et dépendans, comme disait votre Montesquieu quand il voulait, dans son classement des états, faire une place de faveur à la monarchie française. Sans cela, sans l’égalité de gloire de ma Légion-d’Honneur pour toutes les primautés militaires ou civiles, je serais un despote. Voyez donc ! Jugez par là si je dois veiller sur ce feu que j’ai rallumé et qui est le feu sacré de l’empire. En pareille matière, il n’y a pas de petite faute, ni par conséquent de négligence permise.

« La plus grande faute qu’un homme pourrait faire, ce serait de vouloir gouverner, en dehors des lumières du temps, cette nation, la plus intelligente de la terre. Aussi j’ai deux ambitions : élever la France au plus haut degré de la puissance guerrière et de la conquête affermie, puis y développer, y exciter tous les travaux de la pensée sur unes échelle qu’on n’a pas vue depuis Louis XIV. C’était le but de mes prix décennaux qu’on m’a gâtés par de petites intrigues d’idéologues et des couronnemens ridicules, comme celui du catéchisme de Saint-Lambert ; mais, soyez-en sûr, le fond de la pensée était grand. Ce pays-ci ne peut pas plus se passer de raisonnement et d’esprit qu’il ne peut se passer d’air. Je le distrais par des batailles gagnées ; mais il faut aboutir, il faut pourvoir à l’entretien moral d’un grand peuple savant, industrieux, frondeur, quoique soumis. Il faut pour la classe aisée et pour les esprits bien nés de toute classe cent lycées dans l’empire, des groupes d’écoles supérieures dans toutes les grandes villes, des académies universitaires au siège de chaque cour impériale. Jugez quelle sera l’émulation d’une jeunesse d’élite prélevée sur quarante millions d’ames ! Quelle prime offerte au talent, et quelles chances multipliées de le faire naître ! Le mouvement qui, au XVIIIe siècle, partait de la société et ensevelissait le pouvoir, je veux qu’il parte du trône et que partout il réveille et dirige.

« Mais, pour tout cela, mon cher Narbonne, il faut une base solide, il faut ce bon sens qui, comme dit Bossuet, je crois, est le maître de la vie humaine. Je n’aime pas la philosophie politique du XVIIIe siècle, je ne l’aime pas même dans ceux qu’on répute les plus sages. Voyez-vous, il y a toujours en eux du déclamatoire. Ceux qui doivent agir ne faisaient pas alors d’assez grandes choses pour que ceux qui regardent et raisonnent pussent écrire avec élévation et simplicité. Aussi, regardez Montesquieu lui-même, que d’erreurs, avec un esprit merveilleux ! Il est magistrat dès l’enfance ; il veut une monarchie tempérée par des gens de robe ; et il perce de mille traits l’esprit chrétien, il déchire tant qu’il peut la robe de l’église ; il admire en platonicien ces républiques grecques plus inapplicables de nos jours que le gouvernement de la tribu de Juda, et il prétend être monarchiste ; il pose en principe l’honneur pour ressort principal de sa monarchie, et il vante jusqu’à la corruption du gouvernement britannique. Sans doute, grace au fil conducteur que lui tendait Machiavel, il a bien jugé les institutions et le génie des Romains ; il a même supérieurement compris le mécanisme de la légion romaine, et je lui en sais gré pour l’honneur du métier ; mais qu’est-ce que cette conversation de Sylla et d’un sophiste grec dont vous étiez hier si fort occupé ? de quelle lumière, de quelles idées justes cela peut-il remplir de jeunes esprits de notre temps et de mon règne ? Quel faste de langage ! En vérité, si je m’en souviens bien, dans ce tête-à-tête c’est Sylla qui est le bel esprit et le rhéteur. Que veut-il dire avec ce bouclier qu’il avait sur les murailles d’Athènes et ce javelot qu’il avait à Orchomènes ? Jamais général romain eut-il un javelot ? et est-ce ainsi, par quelques images physiques toujours misérables et inaperçues dans la grandeur des masses, qu’on fait saillir la puissance du génie et sa domination sur les hommes ? Non : des colonnes dirigées, des marches tout à coup commandées, une force irrésistible jetée sur un seul point, et un homme à l’écart, immobile, qui prévoit, qui juge et qui inspire tout de sa pensée, voilà le grand capitaine, soit avec la tactique et les feux de l’art moderne, soit avec les instrumens inférieurs de mort dont disposait l’antiquité.

« Pour nous qui avons tant fait la guerre, pour vous qui avez su l’organiser, voilà l’idée qu’il faut donner de cette puissance divine du commandement militaire. Maintenant allons au fait. Quelle est la morale de ce parlage magnifique de Sylla ? Aucune. L’écrivain ou son pseudonyme grec a l’air de donner des regrets à cette ancienne république romaine qui ne pouvait plus durer trois jours. Il craint que Sylla n’ait donné un fâcheux exemple en prenant le pouvoir, et une inutile leçon de modération en le quittant. Est-ce là ce qu’aurait dit Machiavel et ce que devait penser un esprit politique ? N’était-ce pas le moment de comprendre et de bien expliquer la nécessité de ce qui, dans le monde, revient à certaines dates, de ce que moi je devais faire dix-neuf cents ans plus tard ? Non, je le répète, rien de cette pompeuse analyse des actes de Sylla n’est vrai, et la faire admirer, c’est fausser de jeunes esprits. Il y a cependant un grand mot dans ce dialogue de brillant sophiste. « J’ai étonné les hommes, dit Sylla, et c’est beaucoup. » Sans doute ; mais ce n’est pas tout.

« J’étonnais les hommes, en revenant de Campo-Formio, après avoir battu Wurmser et tant d’autres. J’étonnais les hommes en débarquant tout seul d’Égypte. Cela est bon pour commencer ; mais il a fallu quatre ans de bonne administration, de ralliement des partis, d’équité, d’actes réparateurs, pour fonder quelque chose. Il a fallu mettre ensemble Treilhard et Tronchet, Merlin et Barbé-Marbois, les dominateurs déchus et les proscrits réhabilités, et faire marcher de front tout le monde à la gloire d’une époque nouvelle. Ma plus grande victoire, ce fut mon gouvernement civil. Sauf deux ou trois opiniâtres, je ne laissai rien de considérable en dehors, et j’enveloppai tout dans ma toge consulaire.

« Mais le XVIIIe siècle, hormis Frédéric II, n’entendait rien à l’art de gouverner. Celui-là seul avait appris la politique en faisant la guerre. Le reste et les gens de lettres surtout, y compris Montesquieu, singeaient Tacite et ne voyaient rien au-delà ; et Tacite, vous le savez, fausse l’histoire pour peindre éloquemment. Il calomnie l’empire ; il est de la minorité, du vieux parti de Brutus et de Cassius. C’est un sénateur mécontent, un boudeur d’Auteuil, qui se venge la plume à la main dans son cabinet. Il a des rancunes d’aristocrate et de philosophe tout à la fois ; il subtilise avec mauvaise humeur, et ne comprend pas la grande unité de l’empire, cette unité qui, même avec des princes médiocres ou à moitié fous, tenait tant de peuples dans l’obéissance de l’Italie romaine. Le règne des empereurs fut une grande ère d’égalité, sauf l’esclavage domestique, s’entend. Il donna au monde ce qu’aime aujourd’hui la France. Claude même fut populaire, en nationalisant Romains tous les peuples d’Occident, du Danube à l’Èbre et du Rhin à la Seine. Tacite dit que le peuple regretta Néron. Cela prouve que, pour le temps, la bonté de l’institution l’emportait même sur les crimes de l’homme. Et cependant l’historien ne songe pas aux conséquences de cet aveu qui lui échappe, et il continue sa guerre sourde, même contre Vespasien, un des plus grands hommes de l’empire. Il faut, en toute cette matière, redresser les préjugés d’école ou les malices de salon, et surtout en préserver les maîtres futurs de la jeunesse. »

M. de Narbonne aimait Montesquieu, que personne n’avait mieux lu, et il avait un grand goût pour le génie de Tacite. « Ah ! sire, dit-il, que l’empereur ne m’oblige pas de répéter plus faiblement ce plaidoyer pour Tacite qu’a fait devant vous M. Wieland, et dont l’Allemagne ne s’est que trop entretenue. Votre majesté crut alors qu’il y avait dans cette défense une représaille de vaincus ; mais ce ne sont pas les vaincus seulement, c’est la conscience du genre humain qui est du parti de Tacite contre les Césars de Rome. L’histoire n’a pu les calomnier, et nul grand homme n’est intéressé à diminuer l’horreur qu’en a donnée l’histoire. »

« Il n’importe, reprit l’empereur plus doucement ; Tacite et ses imitateurs modernes, les gens qui, sous l’apathique Louis XV, avaient peur de Tibère, ne sont pas de bons guides en histoire. Point de cette imagination chagrine et conjecturale, en parlant à la jeunesse. Montrez-lui la grandeur simple et vraie ; faites-lui lire les Commentaires de César. J’aurais mieux aimé à l’École normale et devant vous quelque analyse bien sentie des beaux récits que fait César de ses campagnes et de ses négociations. Vous me direz qu’il ne s’agit pas de former des conquérans, d’accord ; puis cela ne s’apprend guère dans les livres. On est né César, on ne le devient pas ; mais ce qui s’apprend, ou du moins se fortifie, c’est le sens droit pour juger un peu les choses humaines, comprendre l’œuvre du génie, reconnaître à temps César, au lieu de déclamer contre lui. C’est à cela, parmi bien des choses, que sert l’étude ; elle vous donne la raison de l’instinct des masses, et vous fait distinguer de loin les hommes venus pour commander aux autres ; et c’est ce que n’enseignent pas du tout ni le rhéteur Eucrate croyant mesurer Sylla, ni le rhéteur Thomas faisant sur la tombe de Marc-Aurèle un pamphlet contre les lettres de cachet et le parlement Maupeou de Louis XV. »

M. de Narbonne honorait le nom de Thomas, qu’il avait beaucoup connu dans les salons de Mme Necker, et qu’il avait trouvé parmi les gens de lettres du temps plus scrupuleux, plus savant et plus réellement citoyen qu’on ne l’était alors ; puis il tenait encore du fond du cœur à ces belles espérances, à ces promesses légales de 1789, et au travail philosophique qui les avait précédées. Il concevait que la liberté eût été ajournée par la victoire ; mais il ne la reniait pas. En admirant l’empereur, il n’aimait pas l’empire tout guerrier et absolu ; et il croyait ce régime glorieux, mais violent, condamné à périr, s’il ne se réformait. Pour lui, Turgot était le ministre regrettable, et Thomas le libre penseur honnête homme ; et, malgré la distance où son esprit si juste laissait l’emphase doctorale trop fréquente dans le XVIIIe siècle, le fond des choses à ses yeux rachetait les torts de la forme. Il ne se fit donc pas faute de répondre que, dans l’éloge de Marc-Aurèle, le héros et même le panégyriste n’étaient pas une mauvaise étude pour l’imagination de la jeunesse. « Les Antonins, disait-il, ont donné soixante ans de bonheur au monde, et Marc-Aurèle est leur type le plus grand et le plus pur. Cette peinture du bien-être de tant d’hommes par la volonté d’un seul, cet enthousiasme de grandeur morale mêlé au pouvoir suprême, est un spectacle salutaire à tous, et qui, certes, ne nuit pas à l’obéissance. L’empire d’un tel prince, rigoriste de vertu sur le trône, est la meilleure apologie de cette puissance illimitée que commande parfois l’état du monde. Il est bon qu’elle soit placée à cette hauteur. Nulle autre forme de gouvernement à la même époque n’aurait pu faire autant de bien, suspendre autant de maux, et mieux mériter du genre humain. Marc-Aurèle ne fut pas seulement un sage sur le trône ; il fit la guerre en habile et heureux général. Il frappa d’un grand coup les Barbares, comme Marius deux siècles auparavant. Il tint en soumission tout le Nord, campa sur le Danube durant plusieurs hivers, il y était quand la mort le surprit, et rien à cette mort ne fut ébranlé dans l’obéissance des peuplades vaincues et dans la paix si bien établie de l’empire. Si Tacite a exagéré contre le pouvoir des Césars, la vraie réponse à lui faire, c’est le règne de Marc-Aurèle. »

« Là, là, dit l’empereur en riant ; il ne faut décourager personne ce règne patriarcal des Antonins sera la retraite de nos vieux jours. Vous savez mon goût passionné des détails et le plaisir que j’aurais, après la guerre, à faire pénétrer partout l’industrie et le bien-être. En attendant, nous vous mènerons plus loin que votre empereur modèle n’est allé. Nous couvrirons Vienne sans y stationner, nous, et nous jetterons nos têtes de ponts non pas sur le Danube seulement, mais sur le Niemen, le Volga, la Moskwa, et nous refoulerons pour deux cents ans la fatalité des invasions du Nord. C’est bien là aussi, mon cher Narbonne, un service rendu à l’humanité. Du reste, je : ne vous tiens pas quitte, et je vous ai pris en flagrant délit de philosophie sentimentale, vous, homme d’expérience comme de cœur, et qui avez vu la révolution. Je connais bien cet éloge de Marc-Aurèle qui a été une des œuvres d’avant-scène de nos réformateurs philosophes. Fort jeune, je l’ai entendu vanter et déclamer au représentant Fréron, quand il était proconsul dans le Midi. Cela me semblait très sonore ; mais ni l’écrivain, ni même le héros n’est à mon gré. Marc-Aurèle, c’est une sorte de Joseph II dans de plus grandes proportions, philanthrope et sectaire, en commerce avec les sophistes, les idéologues du temps, les flattant, les imitant et persécutant les chrétiens, comme Joseph II les catholiques des Pays-Bas. J’aime mieux Dioclétien, sur la peau duquel Chateaubriand a voulu m’égratigner un peu dans ses Martyrs. Il a bien choisi la comparaison ! Je n’abdique pas, moi ; je ne vais pas planter des laitues à Salone. C’est une différence. Du reste, Dioclétien, jusqu’à sa maladie de langueur, fut un grand prince, administrateur, guerrier, nullement contemplatif, et par là plus utile à l’empire que Marc-Aurèle entre sa femme Faustine et son fils Commode.

« Je me résume sur cette question très grave des études, car l’éducation publique, c’est l’avenir de l’empire et la durée de mon œuvre après moi. Il faut que l’enseignement public soit avant tout judicieux et classique. Point d’histoire systématique, point de ces conjectures déclamatoires qui expliquent mal les grands hommes et falsifient les événemens pour en tirer une morale de commande. Que veut dire Montesquieu avec ces distinctions raffinées, avec cet héroïsme de Sylla qui, dit-il, « était un héroïsme de principe plus funeste qu’un héroïsme d’impétuosité ? » Toiles d’araignée que tout cela ! Dans l’homme fort, tout est à la fois raison et mouvement ; il veut impétueusement ce qu’il a conçu par une réflexion profonde, et son héroïsme est d’une seule pièce. Sylla a saisi violemment le pouvoir, parce qu’il se sentait capable de le porter, parce que le temps de l’empire approchait et qu’il y a toujours des essais avant la fondation finale. Il l’a quitté, parce qu’il vieillissait, qu’il était malade, qu’il avait un spleen, une humeur noire, un de ces accidens intérieurs de l’homme qui, dégoûtant de la vie, peuvent bien dégoûter de l’empire. Je n’aime pas le livre du sénateur Cabanis ; mais, j’en conviens, le physique est pour beaucoup dans l’homme, et il y a bien des choses qui s’expliquent mieux par là que par la métaphysique creuse et par les distinctions entre l’ame grande et l’ame haute, comme en fait Montesquieu.

« Avant tout, mettons la jeunesse au régime des saines et fortes lectures. Corneille, Bossuet, voilà les maîtres qu’il lui faut. Cela est grand, sublime, et en même temps régulier, paisible, subordonné. Ah ! ceux-là ne font pas de révolutions ; ils n’en inspirent pas. Ils entrent à pleines voiles d’obéissance dans l’ordre établi de leur temps ; ils le fortifient, ils le décorent. Quel chef-d’œuvre que Cinna ! comme cela est construit ! comme il est évident qu’Octave, malgré les taches de sang du triumvirat, est nécessaire à l’empire, et l’empire à Rome ! La première fois que j’entendis ce langage, je fus comme illuminé, et j’aperçus clairement dans la politique et dans la poésie des horizons que je n’avais pas encore soupçonnés, mais que je reconnus faits pour moi. Le cardinal de Richelieu se plaignait de Corneille ; il ne lui trouvait pas un esprit de suite, une dépendance assez docile. Cela se peut. Ce génie, tout paisible et modeste qu’il était dans le train ordinaire de la vie, ne devait reconnaître la souveraineté du génie que dans une pensée maîtresse pour son propre compte. Un premier ministre, un favori servant et régnant n’était pas son chef naturel ; mais comme il m’eût compris !

« Quant à Bossuet, c’est la plus grande parole de l’univers chrétien et le meilleur conseiller des princes. Ce que j’ai appris de lui depuis mes difficultés avec Rome me le fait encore plus grand. Je l’avais cru d’abord un poète, un Homère biblique. On nous instruisait très mal à Brienne : j’avais quinze ans ; on ne me mettait dans les mains que d’insipides extraits de Domairon.

« Des extraits ! méthode pitoyable ! La jeunesse a du temps pour lire longuement et de l’imagination pour saisir toutes les grandes choses. Plus tard, je réparai cette lacune en lisant prodigieusement, mais avec peu de choix, au hasard d’une bibliothèque de garnison. Le grand côté de l’histoire ne m’apparaissait pas. À Valence, mon ame dormait encore ; et ce que j’écrivais, car j’écrivais beaucoup, était faible et pâle.

« Le jour où par bonheur je rencontrai Bossuet, où je lus, dans son Discours sur l’histoire universelle, la suite des empires et ce qu’il dit magnifiquement des conquêtes d’Alexandre, et ce qu’il dit de César qui, victorieux à Pharsale, parut en un moment par tout l’univers, il me sembla que le voile du temple se déchirait du haut en bas et que je voyais les dieux marcher. Depuis lors, cette vision ne m’a plus quitté, en Italie, en Égypte, en Syrie, en Allemagne, dans mes journées les plus historiques ; et les pensées de cet homme me revenaient plus éclatantes à l’esprit, à mesure que ma destinée grandissait devant moi. Mais en même temps, et c’est ce que je sens bien aujourd’hui comme le côté pratique du génie fondé sur le bon sens, voyez comme ce pieux évêque, si digne d’être cardinal et qui ne le fut pas, si grand défenseur de l’église contre les dissidens et les incrédules, s’est montré le champion fidèle de la royauté devant l’église. Tout ce que je lis de lui, tout ce que m’en ont dit le bon évêque de Casal et l’évêque de Nantes, me remplissent d’admiration. Si cet homme existait, il serait depuis longtemps archevêque de Paris, et le pape, ce qui vaudrait mieux pour tout le monde, serait encore au Vatican ; car il n’y aurait pas alors dans le monde de chaire pontificale plus élevée que celle de Notre-Dame, et Paris ne pourrait avoir peur de Rome.

« Avec un tel président, je tiendrais un concile de Nicée dans les Gaules. — Je comprends, sire, reprit M. de Narbonne, habitué à ces rapides mouvemens de pensées qui, dans les entretiens de l’empereur, transportaient en un moment l’esprit d’un hémisphère à l’autre ; je comprends ; mais que votre majesté permette qu’en ce moment je n’abandonne ni ne défende la question sur laquelle elle sait ma tristesse et mon profond dissentiment. Le sage et religieux Bossuet ne serait pas l’auxiliaire d’un schisme impossible. Vous le savez, sire, il n’y a pas assez de religion en France pour en faire deux : ce qui serait ôté à la hiérarchie régulière serait infailliblement donné à la licence des opinions et à l’anarchie sceptique ; mais je m’arrête : il vaut mieux aujourd’hui, sur des questions d’art et de goût, qui sont aussi des questions sociales, suivre, comme je le fais, cette variété d’idées qui vous échappent, et où rien ne semble au-dessous de la pensée politique à laquelle sans cesse elles vous ramènent. Je voudrais que le monde pût vous entendre. »

« C’est qu’il n’y a pas, mon cher Narbonne, de littérature séparée de la vie entière des peuples. Leurs livres, ce sont leurs testamens, leurs conversations ou leurs rêves : judicieux, élevés, magnanimes, quand le peuple est grand ; vicieux, frivoles ou insensés, quand il se corrompt et s’abaisse. Ayons donc des lettres françaises dignes du concordat et de la paix de Presbourg, de Marengo et de Tilsitt ; et pour cela ayons de fortes études et une jeunesse nourrie dans l’admiration du grand et du beau. »

En recueillant ces débris de l’entretien d’un homme qui a fait et dit tant de grandes choses, en les liant avec certitude à quelques empreintes prédominantes gravées jadis en moi, et dont l’invention serait plus invraisemblable que le long souvenir, j’ai cru qu’il ne serait pas sans intérêt pour l’histoire de montrer les curiosités d’esprit, les digressions à la fois spéculatives et pratiques, dont se préoccupait par momens le dominateur de l’Europe, si près de la dernière tentative et du naufrage de sa gigantesque fortune. Il m’a semblé aussi que c’était justice envers tous de rappeler le sentiment que ce dictateur sans pareil avait de la dignité morale de la France, et la part que, dans ses vœux du moins, il faisait à la liberté des intelligences et à la gloire des lettres, au moment même où il se croyait obligé de faire peser sur l’une et l’autre un pouvoir si absolu et si funeste à lui-même.


VILLEMAIN,


membre de l’Institut.