Une Visite à Bangkok

Revue des Deux Mondes5e période, tome 2 (p. 382-411).


UNE VISITE À BANGKOK

Trois jours après son départ de Saïgon, le Donaï, vaillant petit steamer de la flottille des Messageries Fluviales, arrive devant Pak-Nam[1], à la barre d’entrée du Ménam. La marée est favorable et nous sommes bercés par le flot qui remonte lentement. Déjà, au soleil du matin, se reflète sur l’eau une pagode toute brillante sous l’émail blanc de ses murs. Au sommet flotte l’étendard rouge, timbré de léléphant blanc, de Sa Majesté Chulalongkorn, roi de Siam. Les rives du Ménam sont charmantes avec leurs villages flottans, portés sur des radeaux primitifs, mais très ingénieusement construits. De jolies cases à compartimens, dans lesquelles pénètre le regard, s’élèvent sur des bambous entre-croisés d’une hauteur de 0m,80. Le radeau, de forme quadrangulaire, est maintenu par de larges anneaux qui montent et descendent avec le flot et l’amarrent aux quatre angles, à de solides poteaux de bois plantés dans le lit du fleuve. La rivière est sinueuse, les aspects en sont très variés. Tout le pays est gai et vivant, parsemé d’oriflammes qui flottent autour des nombreuses pagodes, aux toits pittoresquement relevés à la manière chinoise. Les grandes cheminées des usines à décortiquer le riz s’élèvent au fond du tableau.

À neuf heures du matin, Bangkok, maintes fois entrevu, apparaît enfin couché dans la verdure, au bord de sa large rivière, dans le fourmillement de ses milliers de bateaux : jonques annamites, larges sampangs chinois, lorchas portugaises, goélettes de la presqu’île de Malacca, bateaux chinois aux grandes voiles de jonc, steamers siamois, chinois, anglais, allemands… et le seul Donaï pour représenter notre marine.

La Venise de l’Extrême-Orient compte 400 000 habitans. Ses radeaux, et ses maisons flottantes cachent les berges et s’étendent sur plus de six kilomètres. Ils forment des rues sur les multiples affluens du Ménam, sur les klongs (canaux) qui sillonnent la ville dans tous les sens. Les cases s’emmêlent si bien aux massifs de feuillage qu’on ne sait où commence la terre ferme. Au-dessus des eaux, des navires, des arbres, des pittoresques demeures de la cité fluviale, presque toutes sculptées et ornées de peintures, se dressent les multiples pyramides ouvragées, les phnoms des pagodes royales, tous revêtus de faïence et brillant comme l’or aux rayons du soleil.

La petite colonie française, composée d’une dizaine de personnes, me fait le plus aimable accueil. J’ai laissé à Saïgon le distingué ministre de France et sa femme, M. et Mme  Defrance, et c’est M. Hardouin, consul, M. Lefèvre-Méaulle, vice-consul, et Mme  Lefèvre-Méaulle qui veulent bien me faire les honneurs de la légation. M. Hardouin, notre représentant consulaire au Siam, où il habite depuis quatorze ans, est le Français qui connaît le mieux et la langue siamoise et les questions du Siam. Il a été, de l’aveu de tous, l’homme de la situation, il a rendu de grands services, et il est permis de regretter que cet homme éminent n’ait pu continuer à servir nos intérêts dans ce pays.

La légation est située sur le bord du Ménam et son jardin s’étend le long de la berge du fleuve. La chancellerie est au rez-de-chaussée et, sous les colonnades voûtées, se presse chaque jour une foule de cliens : Annamites, Laotiens, Cambodgiens venant solliciter la qualité de protégé français en vertu des accords de 1893.

On ne circulait naguère qu’en bateau dans la Venise du Siam, mais, depuis une vingtaine d’années, on a commencé à ouvrir des rues le long du fleuve et dans son voisinage. Des maisons s’élèvent nombreuses dans le quartier où vivent plus particulièrement les Européens, et toute la ville est éclairée à la lumière électrique. La même influence européenne se fait sentir sur la grande place qui précède le palais royal et le sépare des casernes modernes ; elle a pris depuis quelques années un aspect plus agréable : les monceaux d’ordures qui l’encombraient ont été repoussés un peu plus loin ; et, sur les grandes pelouses quadrangulaires, viennent paître les chevaux du roi.

Autrefois, et il n’y a pas très longtemps de cela, cette sorte d’esplanade servait pour les crémations royales. À ces occasions, tout le terrain était bouleversé de fond en comble. En moins de huit jours, l’on voyait s’élever ici et là des constructions légères en paillottes recouvertes de damas rouge ou d’étoffes de soies anciennes lamées d’or pour le roi et la cour ; puis, une haute tour carrée, sous laquelle se dressait l’urne renfermant le corps du défunt. On y élevait aussi des miradors sur lesquels s’installaient des gens du palais. Ils étaient vêtus de costumes anciens et coiffés de chapeaux pointus, et lançaient à la foule des citrons renfermant des pièces d’argent ou des billes en bois creux contenant des billets de loterie offerts par la munificence royale en l’honneur du défunt. Aujourd’hui, les crémations se font dans une pagode voisine du palais où un bûcher permanent est élevé sous un dôme formé de charpentes de fer et non plus du fameux bois de teck que les Laotiens tributaires devaient fournir. Ici, comme ailleurs, on retrouve les signes du temps.

La résidence du roi, vaste palais d’architecture italienne, détonne un peu à côté des pagodes royales, qui sont restées les plus grandes attractions de Bangkok, parce qu’elles ont conservé leur architecture propre. Leur premier aspect est papillotant. On ne saurait s’imaginer cet ensemble de pyramides ouvragées, recouvertes de tuiles vernissées aux couleurs claires et éclatantes. Quelques-unes sont revêtues d’une sorte de mosaïque, faite de morceaux de glace et de faïence ; d’autres sont recouvertes de fleurs en relief formées par des tessons de tasses de Chine aux brillantes couleurs. Le tout s’harmonise sans crudité de ton et offre un coup d’œil d’une originalité fastueuse.

La pagode du Vat-Phrakéo[2], très surélevée, entourée de colonnades et de multiples pyramides religieuses ou funéraires, est un monumeid d’une architecture étrange ; autant que superbe, où éclatent des beautés ignorées de nos monumens d’Occident. Généralement, les phnoms pyramidaux sont en faïence émaillée et de couleur étincelante : les uns bleus, les autres roses ou jaunes, ou encore de teintes heureusement combinées. Aux portes, comme partout ailleurs, les moindres détails d’ornementation attirent l’attention par l’élégance des motifs et le fini de leur exécution. Ce fouillis de détails, cette surcharge de motifs étonnent sans séduire. L’œil du voyageur d’Europe, habitué à la vérité des lignes de nos monumens, à leur harmonie à la discrétion du décor, se trouve vite lassé d’une profusion dans laquelle il ne voit que l’intensité et la matérialité du labeur. Néanmoins, cet art est siurprenant et laisse une impression d’esthétique spéciale difficilement définissable.

Le Vat-Phrakéo renferme des tréors infinis. Un grand nombre de bouddhas assis ou debout sont en or massif, resplendissant de pierres précieuses, ils proviennent, paraît-il, de l’ancienne capitale du Laos, la superbe Vien-Chan ou Vien-Tian, sur le Mékong. Les Siamois la détruisirent de fond en comble, en 1829, après lui avoir dérobé ses richesses, parmi lesquelles se trouvait le fameux palladium, le Bouddha en émeraude, le « Phra-Kéo, » qui, en réalité, est en jade. Depuis que les événemens de 1893 ont donné Vien-Tian à la France, les Siamois craignent de voir cette effigie déserter leur capitale pour retourner au Laos. Ils y font bonne garde, car sa disparition serait la fin de la domination siamoise. L’idole est juchée sur un amoncellement d’autels superposés et mesure 0m25 de hauteur. Elle repose sous un dais en or ; une riche étoile la recouvre, de sorte qu’on n’aperçoit que la tête.

Les murs de la pagode sont peints du haut en bas, ils retracent l’histoire de Bouddha ; ailleurs, le Ramayana déroule sa légende ; et, plus loin, le ciel brahmanique emmêle dans les nuages ses phalanges de thévadas. On devine l’œuvre d’ouvriers indous avec ses adultérations symboliques. Partout le brahmanisme est mêlé au bouddhisme et le domine dans les sculptures et les représentations ilécoratives comme du reste dans les cérémonies religieuses.

Cependant le Siam est le pays de l’Indo-Chine où le bouddhisme est le moins mélangé d’autres élémens religieux. La plus grosse part de l’épargne nationale est consacrée aux pagodes. À voir même la richesse de tous les temples, on pourrait croire le peuple entraîné par un zèle religieux ardent à la glorification superbe de ses symboles de morale divine. Il n’en est rien ; c’est plutôt l’égoïste préoccupation du bonheur personnel éternellement futur qui convie à des actes de munificence architecturale sans portée collective. La peur de mourir sans que la somme des « mérites » selon la conception bouddhique, l’emporte sur celle des « démérites » est pour beaucoup dans ces fondations pieuses ; et c’est acquérir un immense mérite que d’élever des temples à Bouddha. Or, ces sortes d’indulgences étant strictement personnelles, il s’ensuit que les pagodes élevées par les ascendans ne sont plus entretenues par les descendans, ceux-ci ayant à penser à leur propre salut. C’est ce qui explique la décadence rapide de tous les monumens bouddhiques. Au reste, le bouddhisme étant plutôt un système philosophique qu’une religion, les bonzes sont moins des prêtres faisant de l’apostolat comme les ministres de toute religion, que des moines cherchant, à l’ombre du cloître, dans le célibat et l’abstinence, l’acheminement vers une vie meilleure. Les pagodes sont, de la sorte, des monastères à l’usage exclusif des bonzes qui se réunissent pour psalmodier la doctrine bouddhique en des temples élevés dans l’enceinte de ces pagodes. Il ne s’y fait aucune prédication, ni cérémonie quelconque pour les fidèles, comme dans nos églises. Un seul enseignement leur est offert une fois par semaine, dans un sala, sorte de caravansérail, construit en dehors de l’enceinte de la pagode, pour abriter les voyageurs. Un bonze y fait une lecture des livres bouddhiques, et hommes et femmes sont admis à écouter la parole sacrée. Les bonzes, sont en réalité, les seuls éducateurs, et l’unique instruction consiste dans la lecture et l’étude des livres bouddhiques. De ce fait que l’étude de la doctrine du Guadama, le Bouddha birman, est la porte qui ouvre sur une vie meilleure, le chemin qui conduit au perfectionnement de l’être, il s’ensuit que tout bon bouddhiste doit passer par la pagode, séjourner plus ou moins dans les monastères qui en dépendent, en vue d’atteindre le but suprême de l’existence. Aussi les robes jaunes[3] sont-elles nombreuses dans les pays qui professent cette croyance, et, au Siam, les bonzes sont légion. On trouve parmi eux, confondus dans une même égalité, les fils de princes et de dignitaires comme les humbles paysans, cultivateurs de rizières. Le roi lui-même ne fait pas exception. Sa Majesté Chulalongkorn a, en effet, passé trois jours à la pagode, la tête et les sourcils rasés, dépouillé de ses insignes et revêtu de la robe jaune. J’ai vu une ancienne peinture le représentant ainsi.

La vie monastique est donc en grand honneur au Siam ; les bonzes y sont plus respectés que dans l’Annam et la Chine, parce que, plus fidèles à leurs vœux, ils suivent plus rigoureusement les prescriptions de Bouddha, surtout en ce qui concerne la chasteté.

On m’a conté cependant à ce sujet une fort curieuse histoire qui se serait passée il y a quelques années à la cour de Bangkok. On dirait d’un conte de Shéhérazade dans les Mille et une Nuits. Il s’agit d’une princesse du sang, tenant de très près, paraît-il, au trône siamois, et d’un jeune bonze d’une vingtaine de printemps. Tous les matins, à la porte du grand palais, la noble princesse, aussi belle que charitable, distribuait elle-même le riz aux bonzes qui venaient faire leur quête journalière. Sans le vouloir, sans le savoir, elle remarqua l’un d’entre eux : leurs yeux se rencontrèrent, et ce fut tout un roman, à la manière d’Alexandre Dumas père, avec escalades périlleuses, cordes de soie, déguisemens, que sais-je ? Le tout grâce à la complicité d’une suivante dévouée. Mais, dans l’enceinte du palais où se déroulait pareille intrigue, au milieu des princesses et des centaines de servantes composant la maison des nombreuses reines, le secret ne pouvait être gardé. Le roi l’apprit un jour, mais ne voulut pas y croire. Peu de temps après, la noble princesse s’alita, et les bonnes langues du palais ne manquèrent pas de revenir à la charge. Sa Majesté s’en moqua encore, se contentant d’envoyer à la malade son médecin extraordinaire, diplômé de l’Université d’Édimbourg. L’étiquette défendait d’approcher d’une personne royale à plus de quinze pas. Le docteur, ne pouvant se rendre compte plus exactement de l’état de la princesse, diagnostiqua une « hydropisie très prononcée. » À cette déclaration, les reines jalouses furent très déçues, mais n’en rirent que plus follement, quand le pavillon de la princesse retentit des vagissemens d’un nouveau-né.

Pendant ce temps, le roi était en villégiature, dans le golfe de Siam, et ce fut un de ses frères qui lui apporta, dans une corbeille, le témoignage indéniable de la culpabilité de sa sœur. La pauvre princesse n’avait pas manqué au roi, puisqu’elle n’était pas sa femme. Les sœurs cadettes seules peuvent être épousées. Elle était la victime des dures traditions de la Cour, qui imposent aux sœurs aînées du roi le célibat à perpétuité. On croirait peut-être qu’un souverain aussi éclairé que S. M. Chulalongkorn fit grâce à la pauvre femme. Il n’eut malheureusement pas ce courage contre les préjugés des siens. La princesse reçut de lui ces simples mots : « Tu sais ce qu’il te reste à faire. » C’était son arrêt de mort. Elle comprit, et, quelques jours après, on brûlait clandestinement, sur un bûcher vulgaire, le corps de la fille royale. Elle s’était laissée mourir de faim, selon les rites. Quant au jeune bonze, il ne fut pas fait pour lui tant de cérémonies. Dénoncé par la fidèle suivante, qui parla pour éviter la torture, il fut pris et eut la tête tranchée. Son corps fut jeté aux vautours.

Après cette digression, revenons à la pagode du Bouddha en émeraude que nous avons admirée déjà plus haut. Tout au sommet d’un des phnoms est la bibliothèque. Les livres sacrés et secrets, tenus en grand honneur dans toutes les pagodes, sont disposés au Vat-Phrakéo, dans une forme moderne bien faite pour surprendre, et reliés à la façon des petits volumes de nos bibliothèques. Puis, dans le chœur même de la pagode, à côté de merveilles, d’objets somptueux et d’ex-voto magnifiques, au milieu des plus luxueuses splendeurs, se voient, comme toujours en Orient, des objets du dernier ordre et du plus mauvais goût. À côté des riches bouddhas d’or, d’émeraude ou de jade, d’ivoire ou de bois de santal, finement travaillés, des arbres d’or et des arbres d’argent, grand joujoux pour nous, mais emblèmes de vassalité et riches présens des Malais et des Laotiens, se montrent, répandus à tous les étages du temple, les fleurs sous globe, les menus bouquets artificiels qui ornent les autels en compagnie de chandeliers de verre et d’accessoires de la boutique à cinq sous. Ces misérables objets nous choquent toujours, et avec raison, parce qu’ils sont ridicules. Et cependant, un peu de réflexion devrait nous faire penser à l’effet que notre amour du bibelot serait souvent capable de produire sur les Orientaux. Ne nous arrive-t-il pas de collectionner des objets quelconques, d’un usage quelquefois ignoré de leurs acquéreurs, tels les crachoirs qui figurent à terre dans toutes les pagodes et un peu partout ? Nous les utilisons en belle place, en manière de jardinière ou de porte-bouquets, avec bien d’autres objets vulgaires recommandés seulement par leur rareté ; et leur lointaine provenance, et certes ils seraient à leur tour la risée de leurs anciens propriétaires.

Parmi les sculptures qui décorent les nefs et les péristyles et surtout les cours intérieures des pagodes, un grand nombre n’ont aucun caractère religieux ; le Bouddhisme est essentiellement libéral et les bonzes tolèrent maintes effigies étrangères.

Une statuomanie bizarre a poussé le roi de Siam à accepter un déplorable présent. Un riche Chinois a offert à Sa Majesté une collection de statues en pierre représentant des types ethnographiques de toutes les races ; et il les a placées dans l’enceinte du Vat-Phrakéo, au milieu des sanctuaires, des phnoms, où on les rencontre disséminées dans tous les sens autour de la pagode centrale. À côté des immenses figures de Chinois fantastiques et grimaçans, les ogres, qui gardent les portes ; à côté des éléphans et des taureaux de bronze, des lions chimériques, à la gueule ouverte, dont les incisives tiennent éternellement la boule de granit roulante, on contemple avec stupéfaction le petit marin français au col rabattu, le moujik sous sa toque fourrée, le soldat anglais, l’américain, l’espagnol ou le hollandais. On ne saurait se figurer l’effet grotesque de ces affreuses reproductions au milieu de la fantasmagorie orientale.

Auprès du Vat-Pho (pagode du bouddha couché), se retrouve la même série de pagodes grandes ou petites, avec des rangées de cloîtres sous lesquels s’alignent, à côté les uns des autres, des centaines de bouddhas dorés, tous pareils, tous inertes et sans expression. Ce sont toujours aussi les jolies pyramides isolées ou placées dans l’ordre architectural du monument, les phnoms, qui figurent dans les armoiries du Cambodge, et qui, le grand soubassement carré en moins, reproduisent les édicules funéraires des Tibétains appelés tchorten. Ces monumens, souvent ruinés, ne résultent pas toujours d’un plan d’ensemble facile à comprendre ; ils paraissent parfois jetés en désordre au milieu des arbres poussés dans les ruines. À l’ombre de monticules buissonneux, se perdent des groupes fantastiques d’animaux féroces, figurant de véritables scènes. La jolie végétation envahissante encadre les brillantes faïences, voile de son mystère les légendes les plus bizarres, et donne à toutes ces colorations vives une atténuation très douce, une poésie et une tonalité pleine de charme. Le « Bouddha couché, » entièrement doré, est étendu sous un grand abri, posé sur le côté, la tête appuyée sur le bras droit. Dans la pénombre, l’effet est assez saisissant. Ses pieds mesurent cinq « parapluies » de longueur. Cette mesure est assurément inédite, mais c’est la seule dont je disposais, et j’ai compté 75 pas pour remonter des pieds à la tête.

Le comte de Beauvoir, dans son livre Java, Siam, Canton, en a fait une fort belle description, mais, comptant sans doute sur la naïveté de ses lecteurs épris du merveilleux, il leur a présenté un bouddha tellement plaqué d’or que sa possession « paierait les frais d’une guerre. » Il est vrai qu’à cette époque (1867), la gigantesque statue était encore toute neuve, tandis que maintenant sa peau s’est écaillée ; j’en ai eu un morceau aimablement offert par le gardien. J’ai souri en constatant que ce revêtement était formé d’une épaisse couche de laque sur laquelle on a appliqué une mince, très mince lamelle d’or. Néanmoins, l’idole a grand air. Ses pieds surtout sont remarquables : on y voit incrustés, en nacre du plus beau reflet, les 108 figures de la mythologie bouddhique décrites par Alabaster dans son livre The Wheel of the Law (la Roue de la loi). Des cercles concentriques, également en nacre, se trouvent sous ses pieds, tels ceux qui ornaient la plante des pieds de Çakya Mouni et distinguaient ce saint personnage des autres humains.


Le lendemain de mon arrivée à Bangkok, dès l’aube, un aimable négociant veut bien être mon guide et me faire visiter dans la cité indigène cet immense bazar du « Sam Pheng » qui se prolonge sur plusieurs kilomètres. Le « Sam Pheng » est une longue et étroite rue, sur laquelle s’embranchent sentiers, ruelles et passages, et dans laquelle on ne circule qu’à pied.

Nous laissons la voiture près d’une grande église, œuvre d’un ancien zouave, le R. P. Desalles, commencée il y a peu d’années avec quelques ticaux[4], et dont le clocher, aujourd’hui, domine la ville, non sans avoir causé, de ce chef, certain déplaisir aux Siamois. Elle a été construite sans architecte, grâce à l’intelligence et à la persistance du bon Père, qui a quêté partout, glané les tuiles, les pavés, voire les pierres du roi, dans les ruines de je ne sais plus quel bâtiment royal voisin et abandonné.

On est toujours étonné, quelque habitude qu’on en puisse avoir, de ces véritables miracles de la Providence, qui permettent à des hommes, modestes pour la plupart et sans nuls moyens, de trouver en lointain pays, où la mère patrie les abandonne tout comme en pays français, le moyen de faire des œuvres si grandes. Ils arrivent à se procurer des ressources inattendues chez leurs chrétiens et même chez les païens, et ils sont, en Orient, les soldats d’avant-garde, comme les apôtres qui savent faire aimer Dieu et la France.

Mon guide professe pour les missionnaires l’admiration qu’ils méritent. Il les a connus dans la brousse, vivant dans une case de feuillage ou de bambou, se contentant de la nourriture indigène, si insuffisante pour un Européen, se privant de tout, et conservant la bonne gaîté française, pour braver la misère et la souffrance avec le même entrain et le même humour que nos vieux soldats au bivouac.

Malgré la malpropreté et les odeurs déplaisantes, j’aime les courses dans les bazars et les cités indigènes. Je dois d’ailleurs reconnaître que la grande pluie de la veille, trop fréquente encore à mon gré en cette saison, a tout balayé et qu’une brise secourable nous met à l’abri des infections promises. Le marché est, dans tout l’Orient, le lieu de réunion par excellence. C’est au Talat (marché) que l’on peut entrevoir rapidement la vie de l’indigène, ce qu’il vend et ce dont il a besoin, ce qu’il mange, ce qu’il boit, sa façon de s’habiller, son travail et sa paresse, son caractère, son humeur, sa gaîté et sa tristesse, son allure et en un mot toute sa vie. Je m’amuse de toutes les boutiques et de tous les passans.

J’apprends que le jupon des femmes se nomme pha-noung et leur écharpe pha-hom. Hommes et femmes portent à peu près le même costume et les cheveux coupés ras. Seules, quelques jeunes femmes gardent les cheveux longs et trahissent ainsi leur origine annamite, laotienne ou pégouane. Je revois, au bazar, le kaki[5], le fruit renommé de la Chine, la sapotille à l’honnête figure de pomme de terre et au goût de nèfle. C’est un souvenir de Java, importé par le roi lui-même à la suite d’un voyage en 1872. Je retrouve les superbes bouquets de fleurs de lotus, à la corolle rose teintée, aux étamines d’or montées sur longs fils d’un blanc crème, au joli style en large disque piqueté d’or. Elle est admirablement noble, la fleur consacrée aux dieux, depuis l’Egypte jusqu’à l’Extrême-Orient. Tout à côté, le dauphin et le requin sont débités par tranches, avec les tortues et nombre de poissons. En fait de cuisine, on me préconise les œufs filés (œufs de canard salés) comme un mets à introduire chez nous ; et, en passant, on me recommande, pour le voyage, les gargoulettes en terre qui servent à rafraîchir l’eau. Il faut pourtant prendre garde avant de les acheter au hazar, car les Siamois les utilisent souvent sous les cadavres en décomposition ; et puis, sans se gêner, ils les remettent en vente. Défiez-vous aussi de quelques fruits tels que la banane verte très odorante, la goyave au parfum pénétrant, car ils peuvent bien avoir été employés déjà, en pareille occurrence, comme désinfectans.

N’oublions pas les boutiques des herboristes : on y vend des simples et une multitude d’objets bizarres et hétéroclites qui composent la médication indigène ; des peaux d’éléphans, qui, une fois bouillies, constituent, dit-on, un mets délectable ; des peaux d’hippopotames, excellentes contre la variole et les affections cutanées ; des nids d’hirondelles, souverains dans les maladies inflammatoires. Tout en causant, je continue d’examiner l’étrange collection de l’officine : squelettes de singes, mufles de tigres, serpens grillés (on les grille tout vivans), colonnes vertébrales de cobra, peaux de reptiles, bois de mille sortes aux vertus particulières, bois de teinture pour le beau jaune des robes de bonzes, crânes d’oies sauvages, recommandés contre la fièvre, têtes de tortues, foies de singes, gomme-gutte creuse à l’intérieur, à la coupure jaune orange, tendons de cerfs grillés, qui ont leur place dans la cuisine chinoise, viscères de singes, cornes de cerfs, aux vertus pharmaceutiques, qui se vendent au poids de l’or ainsi que le bois d’aigle, très odorant, qui lui-même se trouve dans un autre arbre.

Plus loin, ce sont les bijoutiers et orfèvres avec tous leurs objets d’argent finement travailés ; puis les Monts-de-Piété, toujours pourvus en Orient, et au nombre d’environ 1200 à Bangkok, la plupart tenus par des Chinois. On y trouve de tout, jusqu’à des produits d’Europe, parfois rares et introuvables ailleurs, et des merveilles volées dans les palais et les pagodes. On m’a conté qu’à Canton, il y a, entre onze heures et minuit, à certains jours, un marché des objets volés tenu par les voleurs eux-mêmes. Les étrangers y voient une ressource pour racheter leur bien. Au Siam,et à Bangkok en particulier, les maisons de prêts sur gage constituent autant de maisons de recel. C’est là qu’on va perquisitionner lorsque le boy ou les coolies disparaissent après avoir fait leur main.

Ailleurs, nous admirons les graveurs, les faiseurs de sceaux, ces beaux cachets de jade couverts de caractères et de dessins d’une si parfaite délicatesse. Le cachet ordinaire se nomme tra, mais, plus le personnage est important, plus son sceau augmente de grandeur dans des proportions considérables. Il y a aussi les marchands de bouddhas tout dorés, debout dans l’attitude de la prédication, assis dans l’attitude de la méditation ou de la prière, ou couchés dans l’attitude du repos final, le « nirvana. » Ces statues sont achetées par les fidèles, pour être offertes aux bonzes dans les pagodes. Cet acte constitue une œuvre méritoire entre toutes.

Les marchands de boissons de toutes sortes et de toutes couleurs sont réjouissans à regarder ; des verres remplis, dans lesquels flottent des filets de fruits jaunes ou rouges, ont des mines fort rafraîchissantes ; mais la saleté de ce bon peuple ôte absolument l’idée d’y tremper ses lèvres. On prétend que le thé avec une pointe de jasmin odorant est très agréable et meilleur que tout autre. C’est la même fleur de jasmin que les Européens mettent dans les lavabos de table, quand ce n’est pas la fleur d’ilang-ilang. Les marchands d’oiseaux étalent de superbes collections aux plumages étincelans : on y remarque surtout le petit bénédictin, qui, par un rare privilège, unit un charmant ramage à un magnifique costume. La poule russe est jolie à voir ; on dirait un paquet d’édredon blanc. Un arbre ravissant ombrage la boutique, c’est le poinseana, une légumineuse comme le flamboyant et le mimosa. Ses bouquets de fleurs rouges ou jaunes sont souvent utilisés dans, les garnitures de table ; car les indigènes ont un talent particulier pour les décorations florales.

Dans le bazar, enfin, on rencontre tous les costumes et tous les peuples réunis : les Chinois en longues tuniques, tout de bleu vêtus ; les Indiens au nez aquilin, à la barbe touffue sous la calotte de paille ou le turban, dans leurs robes multicolores ; les Birmans au chignon relevé, au foulard de soie rose tordu autour du front ; les Cambodgiens et Cambodgiennes aux cheveux taillés en brosse comme Siamois et Siamoises ; les Malais au visage sombre, et nos petits Annamites avec la robe notre aux reflets habituels de la percaline glacée. Mais l’élément qui domine est le Chinois. Les trois quarts des boutiquiers et des passans sont des Célestes, qui se trouvent ici comme chez eux, et mieux même que chez eux, car ils sont moins pressurés. Le Sam-Pheng (le bazar) leur appartient. Ils en ont fait une succursale de Canton et d’Amoy d’où la plupart sont originaires. Ils y ont transporté les petites ruelles tortueuses, fétides, sales, sans air ni lumière, de la mère patrie, et ils s’y trouvent bien. Détail curieux : on prétend qu’en temps de peste et de choléra, c’est le Sam-Pheng qui est le moins éprouvé de tous les quartiers de la capitale siamoise. Cependant le cœur se soulève, rien qu’à voir les détritus et les immondices amoncelés dans tous les coins, au bord des chemins, sur les rives des canaux ; et cela depuis des générations, à ce point que l’on ne sait où marcher et que la plupart des cours d’eau, autrefois navigables, ne sont plus aujourd’hui que boue fétide et consistante qui empêche le jeu bienfaisant des marées. Qui sait ? Peut-être, à force de vivre dans ce milieu pestilentiel, les habitans du Sam-Pheng sont-ils devenus réfractaires à la maladie ?


Au soir, le soleil est encore de feu et illumine splendidement le grand Ménam aux eaux vivantes, large deux fois comme la Seine et chargé de bateaux : grands steamers, barques couvertes, jolis yachts à vapeur, canots-périssoires menés par des femmes et des enfans en bas âge. Par parenthèse, j’ai même aperçu, sur un canal, trois de ces dames renversées par le remous de notre embarcation. Peu après, quand nous sommes repassés, elles avaient amené la périssoire près de la berge et s’occupaient activement à la retourner, à la vider, sans rancune et très gaiement. Tout ce monde, élevé sur l’eau et dans l’eau, est presque amphibie et nage comme de jeunes chiens. Les pagodes royales étincellent demi-masquées dans la verdure comme des diamans sous le soleil. Plus loin, elles étalent toutes les splendeurs de leur miroitante coloration. Nous remontons assez loin le Ménam, et nous le quittons, pour un canal qui bifurque en plusieurs branches, sans préjudice de canaux plus petits, également bordés de boutiques et d’échoppes. Ces petits cours d’eau se perdent dans la brousse, et on ne peut les parcourir que dans des pirogues fort étroites. Rien de plus intéressant que la vie et l’extension du trafic par eau et sur terre dans ce Bangkok. Rien de plus pittoresque, dans le cadre verdoyant des floraisons tropicales, que ces maisons flottantes montant avec le flux le long de leurs piquets d’attache. Lorsqu’un incendie éclate, chacun s’empresse de couper les amarres et d’ancrer sa maison à distance ; et, quand le danger est passé, on reprend le mouillage habituel. Les endroits commerçans sont recherchés, et, comme dans nos rues, ils se louent fort cher. De-ci, de-là, une grande maison quadrangulaire, accompagnée de son jardin à l’avant et à l’arrière, se promène sur l’eau, entourée de sa galerie ouverte et comprenant souvent quatre compartimens ou une grande pièce sur la façade et de petites par derrière. Elle s’en va chercher dans d’autres parages un nouveau point d’attache. Le canot à vapeur nous emporte trop vite à mon gré. En vain je voudrais flâner aux étalages et contempler la vie intime.

Quand nous revenons de notre expédition, les riverains mangent dans toutes les cases ; les enfans jouent sur les galeries, les jambes pendantes dans l’eau. Les scènes se déroulent sous nos yeux d’autant plus rapides que nous prétendons encore visiter la pagode du Vat-Cheng avant que la nuit arrive.

Nous sommes revenus dans le large Ménam, et la haute pagode se dresse majestueusement sur la rive droite, en face du palais royal et de son cortège de phnoms. Construit il y a un demi-siècle, le Vat-Cheng est peut-être le plus beau temple de Bangkok. Sa pyramide centrale domine toute la ville. Elle s’élance à une soixantaine de mètres de hauteur, révolue de riches faïences et de décorations émaillées. Ses petits phnoms se pressent en carré autour d’elle et descendent au bord du fleuve dans un ressouvenir du grand art kmer. Un escalier droit et escarpé grimpe sur chacune des faces du grand pli nom ; il conduit aux trois galeries circulaires qui coupent l’édifice en étages et atteint la moitié de sa hauteur ; Au soleil couchant, le tableau est inoubliable. Les ors et les émaux étincellent en mille flèches au-dessus de la ville et se reflètent dans les méandres de sa rivière, à travers la forêt des mâts et des arbres ; tandis qu’au sommet de la haute tour, un grand trident doré fait résonner ses clochettes comme une prière de la brise. C’est l’heure admirable, et trop courte en Orient, où le soleil baigne les objets de sa plus colorante lumière ; mais, dès qu’il ne vous brûle plus de ses feux, c’est la nuit qui va venir. Déjà elle tombe ; encore un instant elle est tombée, et maintenant elle verse ses plus limpides clartés.


Chulalongkorn, dont le nom signifie « petite pierre précieuse, » est le cinquième roi de la dynastie fondée vers 1780 par Sa Majesté Phra Phuttha Yot Fa, le vainqueur de l’usurpateur Phya Tak, général siamois, d’origine chinoise. Le Siam avait été envahi en 1767 par les Birmans. Le général Phya Tak parvint à les chasser. C’est lui, en réalité, qui établit lu capitale où elle est actuellement, au village de Bangkok, déjà connu comme station militaire au temps de Louis XIV, puisque les soldats amenés par le chevalier de Chaumont y furent casernes. On montre encore aujourd’hui, à l’entrée d’un canal sur la rive droite du Ménam, le fort qu’ils y élevèrent. Phya ïak avait donné le nom de Thanabouri à la nouvelle capitale. Le choix de remplacement de la cité royale ne parut pas heureux à Phra Phuttha Yot Fa. Il se fit construire un nouveau palais sur la rive gauche, un peu au-dessus du quartier chinois, et l’inaugura solennellement. La fondation officielle de Bangkok comme capitale date de cette époque.

Tout est donc moderne dans cette ville ; et cependant presque tous les monumens sont en ruines, ou auraient besoin de réparations. Des œuvres intéressantes se perdent faute de soin. Un principe néfaste, qui touche aux croyances, et dont nous avons dit un mot, intervient pour laisser inachevée l’œuvre d’un mort. Les plus anciens monumens de Bangkok remontent ainsi à cent vingt ans au plus ; et les plus beaux sont dus au roi Phra Nang Klao, qui éleva le Vat-Phrakéo pour y loger le bouddha enlevé à Vien Tian, et au roi Mongkut, père du roi actuel. On lui doit le Vat-Pho, la pagode du Bouddha couché.

Sa Majesté Chulalongkorn est né en 1853. En 1868, il a succédé à son père. Le fait est assez rare dans les annales siamoises pour qu’on en veuille savoir la raison. Le mandarin le plus puissant de l’époque l’appuya et exerça le pouvoir comme régent pendant la minorité du jeune roi. Il lui donna en mariage sa petite-fille, avec l’espérance, bien entendu, que, de cette union sortirait le futur héritier. Le malicieux destin s’acharna à contrecarrer ce calcul : le roi eut avec la fille du régent cinq ou six enfans ; mais toujours, hélas ! c’étaient des filles qui succédaient à des filles. Or, comme la loi salique est en vigueur sur les rives du Ménam, il n’y avait plus à compter sur la réalisation de ce rêve pas plus que sur la fidélité d’un monarque jeune, tout-puissant et séduisant, dans un pays où la polygamie est la règle. Il arriva ce qui était à prévoir. La fille du régent fut abandonnée et d’autres, filles de mandarins ou demi-sœurs plus jeunes que le roi, prirent sa place. Les héritiers sont alors venus, et même en très grand nombre.

Jusqu’en 1886, il n’y avait qu’un héritier présomptif désigné par les traditions ; c’était le Vang Na ou second roi. Intronisé en même temps que le premier roi par le régent, il devait régner en commun avec lui comme avaient régné leurs pères Mongkut et Phra Pin Klas, qui étaient frères. Mais la mésintelligence ne tarda pas à les séparer. Leurs rapports devinrent si tendus qu’il y eut brouille complète en 1875. Craignant pour sa vie, le Vang Na se réfugia à la légation d’Angleterre et demanda l’intervention du gouverneur de Singapour. Celui-ci, qui était alors sir Andrew Clarke, vint à Bangkok et réussit à arranger les choses. Bien que le compromis fût plutôt en faveur du premier roi, le second roi l’accepta et rentra dans son palais ; mais si, dans la suite, il parut dans les cérémonies publiques, tison rang, à côté de son cousin, ce fut pour exécuter le contrat intervenu, rien de plus. Cette situation ne se dénoua que par la mort. Le monarque, âgé d’une quarantaine d’années, succomba en 1886 à une maladie de langueur ; et on ne manqua pas, à cette occasion, d’attribuer cette fin prématurée à un poison subtil. Débarrassé de son héritier présomptif, auquel il fit des funérailles plus que médiocres, Chulalongkorn s’empressa de proclamer la suppression de la charge historique de « Vang Na » et de faire entrer dans ses coffres l’immense fortune laissée par le défunt. Les courtisans applaudirent, mais insinuèrent que le roi, maître absolu, devait songer à l’avenir du royaume et le mettre à l’abri de toute agitation lorsque s’ouvrirait sa propre succession. Pour cela, il devrait désigner lui-même un héritier présomptif. Et pourquoi ne pas imiter après tout ses cousins d’Europe ? Chulalongkorn ne se lit pas trop prier, car, dès la fin de 1886, il avait désigné, comme Dauphin, le fils aîné de la première reine, un enfant de onze ans.

On se rappelle encore à Bangkok les fêtes splendides qui furent données à l’occasion de l’intronisation du jeune prince ; elles durèrent huit jours. Des échos qui m’en sont parvenus, j’ai retenu le récit de la cérémonie de la consécration comme particulièrement caractéristique. Elle indique combien les croyances brahmaniques sont encore vivantes chez ce peuple converti au Bouddhisme à la surface seulement. La cérémonie eut lieu sur le Ménam ; une construction flottante richement décorée y avait été aménagée. Pendant tout le mois précédent, des pirogues, disséminées en aval et en amont, montées par des soldats vêtus de costumes anciens, veillaient jour et nuit pour écarter du lieu choisi les cadavres d’animaux et les immondices allant et venant avec la marée. La nuit, pendant que les bonzes psalmodiaient des prières, les parages du fleuve étaient illuminés au moyen de petites chandelles en cire fichées sur des troncs de bananiers qui flottaient comme des esquifs. De temps à autre, les soldats jetaient dans l’eau des poissons en carton-pâte, dorés ou peints, des cocos mûrs, également dorés, et une foule de menus objets désignés par les livres sacrés de l’Inde comme devant, paraît-il, purifier les eaux où devait se plonger l’héritier du trône. Ce baptême solennel eut lieu le deuxième jour des fêtes, en présence du roi, des princes, des hauts dignitaires, du corps diplomatique et consulaire et d’un immense concours de peuple. Le jeune prince était tout de blanc vêtu, comme autrefois les néophytes. Après les ablutions rituelles dans les eaux du Ménam, il fut placé sur un petit trône et là de nouveau abondamment ondoyé ; car, princes, dignitaires, mandarins de tous grades, ministres et consuls étrangers passèrent tour à tour devant lui en lui versant sur les épaules le contenu d’une conque marine. Cette épreuve, qui aurait pu avoir des conséquences fâcheuses sous un autre climat, fut admirablement supportée. Mais la mort le guettait et il s’éteignit quelques années après, en 1895, à l’âge de vingt ans. Il était logique de penser que son successeur serait son frère cadet, un autre fils de la première reine. Mais nous sommes en pays d’Orient et de bon plaisir. Des intrigues se formèrent autour du roi, très irrésolu de son naturel, et ce fut la seconde reine qui l’emporta. Son Mis fut désigné et la malheureuse première femme dut céder la place à sa sœur, qui reçut, bientôt après, le titre et le rang de reine principale. Le prince héritier n’a pas été élevé au Siam comme son prédécesseur, mais en Angleterre, et il s’y trouve encore.

Comme on le voit, la concorde ne régnait pas toujours dans le harem de Chulalongkorn ; et cela se conçoit, quand on songe au grand nombre de femmes qui briguent les faveurs royales. Je me suis laissé dire qu’il y avait plus de trois mille femmes au palais, maîtresses et servantes. Il n’y a point d’eunuques pour les garder ; cette charge est remplie par des matrones qui ont pour insignes des faisceaux formés de rotins. On les voit, ainsi armées, aux processions qui ont lieu souvent dans la cour d’honneur du palais, à l’occasion de la tonte du toupet d’un enfant royal. Parmi ces trois mille habitantes du palais, il n’y en aurait pas, m’a-t-on assuré, plus de trois cents qui eussent été distinguées par Sa Majesté. Bien que le roi soit maître absolu de faire comme bon lui semble en cette matière, il est cependant retenu par une certaine étiquette imposée par les usages. Ainsi il ne peut épouser que ses demi-sœurs ou parentes moins âgées que lui ; c’est ce qui explique comment la princesse, dont j’ai raconté plus haut les malheurs, son aînée de quelques années, n’a pu être élevée à la dignité de reine.

Les demi-sœurs du roi, étant filles d’un roi, les enfans nés de ces unions, que nos lois réprouveraient, sont qualifiés de princes célestes (chao fa) ; tandis que les enfans des concubines sont simplement princes (chao). Leurs mères peuvent être filles de princes du premier ou du deuxième degré, de dignitaires, de mandarins et même de bourgeois ; ils prennent rang dans les cérémonies officielles d’après leur âge, à la suite des princes célestes.

Quelle est la condition de ces femmes ? Question délicate assurément, car ces dames, préparées de bonne heure à l’existence qu’elles doivent mener, ne sauraient avoir le même sens moral, le même idéal que les femmes d’Europe. En effet, si un mandarin, un dignitaire trouve une beauté parmi ses filles ou celles de ses cliens, il la présente, avant l’âge de dix ans, à l’une des reines ou princesses du palais, et, si elle est acceptée, elle devient suivante de sa protectrice et doit rester constamment auprès d’elle. Elle grandit ainsi en âge et en sagesse, car les matrones sont là pour empêcher tout écart de conduite. Devenue jeune fille, elle est présentée au roi, et, si elle est agréée, son avenir est assuré ainsi que celui de sa famille, à la condition toutefois que la première impression royale ait quelques lendemains. Souvent cette impression est éphémère et la pauvre délaissée demande à retourner chez ses parens. Pour la plupart d’entre elles, la fortune ne commence que lorsqu’elles donnent le jour à un enfant royal. Alors, elles reçoivent une pension, des bijoux et tout l’attirail composant les insignes de leur dignité : boîtes à bétel, théières, crachoirs en or, etc. Elles ont une plus grande autorité pour intercéder en faveur de leurs proches. Le palais, toutefois, continue à leur servir de prison et, pour distraire leurs loisirs, elles jouent aux cartes avec leurs amies et leurs suivantes, elles brodent, lisent des romans, achètent des bijoux, que sais-je ? Habituées à cette existence depuis l’adolescence, elles ne sentent point le besoin d’aller et venir ; ne connaissant pas les douceurs de l’indépendance, elles ne s’en préoccupent point, et leur vie s’écoule ainsi sans histoire. Évidemment cette existence nous serait odieuse, mais peut-on dire que ces femmes soient malheureuses ?

Ce qui se passe chez le roi se répète, sur une échelle plus modeste, dans le palais de chacun de ses frères et demi-frères. Le roi Mongkut avait laissé soixante-quinze enfans dont une quarantaine de garçons. Il ne reste plus aujourd’hui qu’une vingtaine de fils, tous pourvus de grasses prébendes, grâce à la munificence de Chulalongkorn. Rompant avec les traditions en matière administrative, il a appelé ses frères à diriger les différens départemens ministériels ; mais, comme il y a plus de candidats que de places, il s’ensuit que chacun d’eux intrigue, se démène et fait intervenir au besoin les dames du harem pour emporter d’assaut la faveur royale. Pendant plusieurs années, le prince Devavongse, ministre des Affaires étrangères, demi-frère du roi et frère de père et de mère des trois principales reines, a tenu le premier rang parmi les favoris, plutôt par suite de la situation de ses sœurs que par le fait de ses remarquables capacités. Puis, ce fut le prince Savasti, autre frère du ministre des Affaires étrangères et des reines. Ses façons d’agir envers le souverain pendant son voyage en Europe en 1897 le tirent mettre à l’écart ; mais ses sœurs sont puissantes et il reviendra en faveur. En attendant, le favori actuel paraît être le prince Damrong, ministre de l’Intérieur.

Tous ces princes, dont la plupart sont venus en Europe, sont certainement moins distingués que leur royal frère et maître. Sa Majesté Chulalongkorn, sans être un bel homme, a de la prestance et une grande dignité. Sa physionomie, ouverte et douce, a je ne sais quoi qui plaît et inspire la sympathie dès le premier abord. Aussi a-t-il produit la meilleure impression dans les cours d’Europe. Comme tout monarque oriental, il aime le faste et la parade ; sa cour est des plus brillantes ; les fêtes qu’il donne au palais sont magnifiques et il y dépense des sommes considérables. On le dit très intelligent, très érudit, très versé surtout dans les langues sacrées de l’Inde, les écrits bouddhiques, et même dans la littérature européenne. Il serait également polyglotte ; mais en réalité, en dehors de l’idiome de son pays, il ne parle que la langue anglaise. Jusqu’à ces dernières années, il se servait toujours d’interprètes pour converser avec les princes et les représentais étrangers. Aujourd’hui, il s’exprime volontiers eu toutes circonstances dans la langue d’Albion.

C’est pendant les courses de Bangkok que je suis présentée au roi et à la reine actuelle par notre consul, M. Hardouin. Leurs Majestés occupaient un élégant, pavillon élevé sur l’esplanade qui précède le palais. Elles étaient entourées des princes et des enfans royaux. Les journaux mentionnent la grâce avec laquelle je suis accueillie. Notre conversation, qui route sur mon voyage et sur les ruines d’Angkor, sur Java et le temple de Bourouboudour que le roi vient de visiter, fait l’objet de leurs commentaires. Les photographies de Leurs Majestés m’ont été envoyées avec dédicace.

La course de chevaux est suivie, comme souvent en Orient, de fantaisies comiques, courses simultanées de tous animaux : coq, poule, éléphant, tortue, jeune ours, chien, que sais-je ? Puis d’autres courses encore, burlesques au possible : les concurrens partent, emportant à la main des sacs de toile dans lesquels sont enfermés des costumes originaux. Il faut ouvrir le sac, endosser le costume et arriver le premier au but. Siamois et Anglais rivalisent dans ces divertissemens. Viennent ensuite les courses de rîkchau[6], dont les conducteurs ont les yeux bandés et doivent courir dirigés par celui qui est dans le rikchau. Dans tous ces jeux, les Anglais, qui sont très nombreux, et naturellement grands sportsmen, ont la haute main. Ils aident aux plaisirs du roi, ils l’amusent, l’accaparent et le captent complètement.


La pagode de Val Saket, la grande nécropole siamoise, dresse pittoresquement son phnom appelé « montagne d’or » sur un monticule verdoyant, à l’extrémité d’un pittoresque canal : sous ses frais ombrages s’étendent le crématoire, le charnier et l’odieux cimetière, d’où l’on extrait les cadavres pour un dépècement effroyable, conforme aux rites et à la volonté du défunt. Les corps des hauts fonctionnaires sont conservés, un ou deux mois, quelquefois plusieurs années, dans une sorte d’urne munie d’un long tube vertical en bambou qui permet aux gaz délétères de s’échapper par le toit de la maison. Avant de le porter au bûcher, on fait faire au mort trois fois le tour de sa demeure en courant, afin qu’il n’y revienne pas. La religion interdit de brûler tout de suite les gens décédés rapidement, de mort violente ou d’épidémie. Les corps doivent reposer en terre pendant quelques jours ; mais les fossoyeurs enterrent à fleur de sol et les chiens se joignent aux vautours pour déterrer les cadavres. Les abords du cimetière sont ainsi jonchés de têtes et d’ossemens à demi rongés. Faire dévorer son corps par les vautours est une sépulture noble qui procure des grâces insignes ; leur abandonner un membre est un acte méritoire. Bouddha a ordonné, en signe d’expiation, que les corps des condamnés fussent entièrement dévorés. Les corps sont brûlés en totalité ou en partie ; et les gens de distinction et de foi raffinée ne manquent pas de réserver une part quelconque d’eux-mêmes aux corbeaux, aux chiens, aux porcs ou aux vautours ; aussi tous ces répugnans animaux sont-ils légion dans le charnier, sans préjudice de la ville où ils se répandent. Le corps, quelquefois plus ou moins corrompu, est découpé sur des pierres ad hoc placées à terre. Les entrailles sont réservées à tel animal, une cuisse aux porcs, un bras aux chiens ou aux corbeaux, et le reste est disposé sur un bûcher assez maigre dont on agite les débris pour obtenir une meilleure combustion. Ailleurs, le sapareu (croque-mort), après avoir pris dans la bouche du mort, où elle a été placée, la pièce de monnaie qui constitue son salaire, lui ouvre le ventre et lui entaille les membres, puis s’écarte pour faire place aux oiseaux de proie. Les vautours rassemblés, qui guettent sur les arbres, les toitures ou le sol, s’abattent sur le cadavre, et on ne distingue plus pendant quelques instans qu’un monceau d’ailes sombres qui battent frénétiquement. Lorsque les os sont déjà presque à nu, le sapareu écarte les oiseaux avec un grand bâton, retourne le corps et entaille profondément le dos. Le nuage noir s’abat de nouveau, et quelques instans après, il ne reste plus qu’un squelette dont le bûcher a bientôt raison. Vautours, corbeaux, chiens, porcs aux ventres traînans ont eu la part désignée, les rites sont accomplis et de nombreux mérites acquis au défunt.

Ces scènes effroyables se passent à l’ombre d’arbres charmans ; les grils funéraires jonchent la verte pelouse, et des fleurs s’épanouissent en multitude autour des petits pavillons aériens, aux toits relevés en hautes pointes qui constituent les édicules de dépècement. Ici, des bières béantes disent que la dépouille de leur propriétaire a reçu sa destination terrestre ; là, deux corps achèvent de se consumer ; et plus loin, dans les salas ouverts, se reposent les parens et les amis qui assistent à la cérémonie et doivent chacun apporter un morceau de bois au bûcher. Quand nous nous sauvons, confondus de ces scènes d’horreur que Dante n’eût osé rêver, les immondes repus font la sieste ; une vieille femme nous poursuit, tenant en main un os maxillaire à demi édenté qu’elle veut placer sur nos figures ; et un vieux sapareu offre, en ricanant, à notre admiration, une tête de mort dont il fait jouer la mâchoire.

Comme, en revenant, nous flânons aux boutiques, nous arrivons devant une maison en fête, dans laquelle on nous invite à entrer ; tout le monde est paré et a l’air riant, on voit partout des fleurs et des ornemens ; il y a évidemment un cadavre dans la maison. Il semble que les Siamois aient à se réjouir de voir leurs parens et leurs amis quitter cette vallée de larmes. Ils considèrent que leurs pleurs seraient une offense au mort, et pourraient le retarder et l’entraver sur la voie des diverses incarnations par lesquelles il doit passer.

Nous sommes dans une sorte de large boutique sans devanture, un guéridon est au milieu, sur lequel on s’empresse de nous apporter un plateau chargé de minuscules lasses de thé. A notre droite, s’élève une pyramide d’étagères très bien garnies, et au sommet, se trouve le grand coffre dans lequel la morte est enfermée. Des parfums délicieux nous entourent ; et de spongieuses goyaves sont placées en profusion près du corps, pour absorber les miasmes qui s’en échappent. Toutes les femmes de la maison sont habillées de blanc, c’est la couleur du deuil ; et les proches parentes ont la tête rasée. Après l’arrière-boutique où les femmes sont réunies, se trouve une cour pleine de fleurs et d’arbustes placés dans des caisses ou des faïences. Le Siamois, comme le Chinois et le Japonais, trouve les arbustes d’autant plus beaux que, à force de les tailler, il est parvenu à faire venir plus directement les pousses fraîches sur le vieux bois. Une grande maison est au fond de la cour. Tout est propre en ce jour de réception, nous sommes chez de riches commerçans. Un grand escalier accède à la salle supérieure. Des friandises, des sucreries, des tasses, des services de toutes sortes se rencontrent partout. Nous devons, sous peine de ne pas être polis, accepter de nouveau thé ou soda water et bonbons variés qui remplissent une quantité de petites assiettes. La table en est couverte. La gaieté et le sourire de ces gens qui viennent de perdre un des leurs est vraiment une étrange chose. Ils ont le culte de leurs morts, leur joie n’est qu’une forme de leur politesse ; c’est aussi, selon leurs idées, une dernière marque d’affection qu’ils témoignent au défunt. Sur un mur on voit les photographies des chapelles ardentes, de la mère de la défunte et de quelques pareils, devenues de précieux souvenirs pour les survivans.

Mon compagnon, qui avait beaucoup étudié les Siamois et circulé dans l’intérieur du pays, prétendait que leurs sentimens de famille sont très vifs. Il me disait avoir rencontré, dans une de ses étapes, une maison dans laquelle l’odeur pénétrante des goyaves et tous les parfums de l’Asie ne parvenaient pas à masquer l’intensité de celle qu’exhalait le cadavre. Par devoir, un vieillard couchait depuis un an au pied du cercueil de sa femme qui, pour une cause quelconque, attendait encore d’être brûlée. Selon les lois de l’hospitalité, mon compagnon avait été invité à coucher dans cette chambre funéraire, honneur qu’il s’était d’ailleurs empressé de décliner, pour passer la nuit dans son bateau amarré à la berge ; mais les exhalaisons de la maison allèrent jusqu’à lui, si bien qu’il en fut malade.


Un joyeux dimanche, je partis avec la colonie française pour Bang Pa In, la plus charmante résidence du roi de Siam, sur un grand et beau bateau-maison tiré à la cordelle par un petit canot à vapeur. Nous étions assis à l’avant, bien à l’ombre, et nous respirions gaiement l’air frais du malin.

Faut-il redire encore les charmes de la jolie rivière, des pittoresques pagodes, des gentils pontons à pavillons qui les précèdent ? Faut-il parler des canots qui passent et des grands trains de riz qui descendent, composés de 30 et 40 grands sampangs traînés par un remorqueur ? Ce n’est encore que la première récolte, dans deux mois, ils descendront par centaines. Viennent aussi les longs trains de teck qui suivent le fil de l’eau.

On dit le teck du Siam meilleur que celui de Birmanie et le plus apprécié vient des principautés laotiennes de Xieng-Mai et de Lakhon. Le teck n’offre vraiment une belle végétation que vers le 18° de latitude jusqu’au-dessus du 20°. Sa feuille est large et arrondie. Les arbres atteignent de 25 à 30 mètres de hauteur et mesurent une épaisseur d’un mètre à 1m,30 à quelques mètres au-dessus du sol. On compte de soixante à quatre-vingts ans pour qu’un tronc devienne adulte et soit bon à abattre. Après cet âge, il continue à grossir pendant un certain nombre d’années, puis il meurt et se dessèche sur pied sans pourrir. Il offre alors l’avantage de pouvoir être abattu et mis en flottage sans longues préparations, de sont les Lus et les Khas Mous du Luang Praban et du Nam Hou qui se livrent à cette exploitation assez compliquée et dressent les éléphans pour le transport des bois. On loue des bûcherons pour trois ou quatre ans, à raison de 80 francs par an. Ils doivent choisir les plus beaux arbres des forêts et pratiquer sur les troncs, à 1m, 50 ou 1m, 80 au-dessus du sol une incision circulaire de 5 à 6 centimètres de profondeur, pour saigner et dessécher le teck. L’arbre vert ne flotterait pas, et sa sève résineuse ferait éclater les fibres. Un an après, une seconde opération consiste en un ébranchage sommaire et un écorçage du tronc sur une hauteur de 3 à 4 mètres au-dessus de l’entaille déjà faite. Au bout de deux ans, l’arbre est abattu, ébranché et dépouillé de son aubier. Il doit rester sur chantier six mois ou un an et, en entier ou par fractions, les éléphans le traînent jusqu’aux cours d’eau. Si la crue est alors insuffisante, c’est un an ou deux de perdus.

Tout est intéressant et amusant pour moi. (Iliaque détail est un tableau dans un joli cadre. Les enfans tout jeunes circulent dans les canots-périssoires ; le mandarin navigue assis sous son parasol de papier huilé. Il y a tout un art pour bien placer les parasols, et souvent un piroguier rame à son aise, bien abri té sous un parasol incliné. Ailleurs, un homme bronze-pâle, nu comme Hassan, pagaie dans une écorce d’arbre. Plus loin, quatre bonzillons, dont les beaux vêtemens jaunes miroitent dans le soleil, rament avec ardeur. Dans quelques cases, on prépare la chaux rouge que les indigènes mâchent avec le bétel et la noix d’arec. Cette préparation réussit à merveille à déchausser les dents et à manger les gencives. La chaux est faite, me dit-on, avec des coquilles calcinées et pilées. On cultive ici le bétel en champs, tandis qu’au Laos, je le verrai grimper le long des arbres.

Souvent la confortable barcelonnette des enfans, une boîte en filet maintenu par un léger cadre, se balance suspendue aux boiseries du toit ; l’enfant y est bercé, aéré et garanti des moustiques. On ne s’accoutume pas aux moustiques : les indigènes s’en défendent eux-mêmes, la moustiquaire est usitée et l’on sème de légers plâtres mouillés sur la figure des enfans et des femmes. Souvent ce pointillé blanc sur la figure et les épaules des femmes est fait avec un art élégant par raffinement et coquetterie. Un grand nombre d’enfans aussi sont passés au safran du jaune le plus doré. On dit que c’est le meilleur remède contre les moustiques. Les voyageurs feraient peut-être bien de se « safraner, » car il n’est pas plus possible de se garantir des piqûres que de ne pas les gratter ; or, dans cette chaleur amollissante, la peau est à l’état de papier de soie mouillé qu’un rien peut déchirer. C’est souvent la cause première de la plaie annamite, sorte d’ulcère, dont j’ai tant entendu parler.

Nous stoppons vers midi à Pakret, un joli nom et un joli site, sous les grands arbres et les vastes abris d’une pagode inondée que nous ne pouvons atteindre. Nos petites tables réunies sont installées sur un plancher porté par de hauts pilotis, dans une vaste salle ouverte de tous côtés, au milieu de laquelle trône un grand Bouddha. Les pagodes sont plus ou moins en fête, à cette époque de l’année. Le riz a été semé du mois de juin au mois d’août, et, en septembre, il a été repiqué dans le Delta ; plus haut dans le pays d’Ayutia, l’ancienne capitale du Siam, on ne le repique pas, et il est de moins bonne qualité que le riz repiqué. En ce commencement de novembre, il n’y a plus rien à faire, qu’à attendre la baisse des eaux : la saison s’annonce bonne. Le Siam entier s’agite et se met en fête pour porter les offrandes aux pagodes. On rencontre donc partout de grands sampangs tout pavoises de bannières rouges, pleins de pyramides d’offrandes disposées sous un pavillon d’honneur. De longues théories de bateaux portent ainsi toute une population et s’en vont à la remorque vingt et trente à la file, musique en tête, accompagnées de leurs bonzes.

Près d’un confluent, dans un remous un peu agité, on m’indique le lieu où la première femme de Chulalongkorn, sœur des reines actuelles, a péri malheureusement. C’était la plus jolie et la plus aimée de ses jeunes sœurs, qu’il a toutes épousées, selon l’usage. Or, un jour qu’elle se rendait à Bang Pa In, traînée par un remorqueur, c’était au temps où les Siamois n’avaient pas encore l’expérience de la vapeur et du remorquage, son bateau-salon fut renversé. Elle était entourée de sa cour et de ses serviteurs, de tout un peuple qui nage comme poisson ; mais personne n’avait le droit de toucher à la Reine. Scrupuleux observateurs de la loi, ils l’ont laissée se noyer sous leurs yeux plutôt que de mettre la main sur elle. Peut-être son sauveur eût-il payé de la vie sa hardiesse ? Le roi cependant, tout en respectant cette coutume et la déplorant sans doute, a dégradé le mandarin qui commandait.

Toute la journée les rives continuent de fuir doucement, délicieusement à mon gré, mais trop lentement pour mes aimables compagnons, qui supputent l’heure tardive où nous arriverons à Bang Pa In. De temps en temps, on demande, un renseignement à un indigène : il répond par des unités de mesure à lui connues, par exemple : le temps de faire cuire une marmite de riz, de la manger et de fumer deux cigarettes, de faire cuire le riz pour quatre personnes, ou le temps de doubler tel nombre de caps en suivant les méandres de la rivière. Le Menam s’élargit et égale bientôt le Mékong à Phnom-Penh. Les cases s’espacent, le pays reste riche et habité, la clarté de la lune a succédé aux rapides douceurs du soleil couchant ; et, à 11 heures du soir, nous atteignons l’escale délicieuse qui est Bang Pa In. L’hôtellerie des princes a été gracieusement mise à notre disposition par le ministre de l’Intérieur, le prince Damrong, et nous y trouvons un confortable gîte à l’européenne.

Le palais royal, situé tout auprès, est une charmante habitation entourée de jolies pièces d’eau et de plusieurs autres palais et pavillons particuliers destinés à chacune des reines. Le roi n’y séjourne plus qu’une quinzaine de jours, chaque année, depuis le douloureux accident qui a coûté la vie à sa favorite. Il s’y rend avec toute sa cour au moment des hautes eaux, vers la fin d’octobre. C’est à Bang Pa In, qu’en 1891, il reçut le tsar Nicolas II, alors tsarévitch. On raconte qu’à cette occasion il donna des fêtes splendides, dont l’empereur de Russie semble avoir conservé un souvenir reconnaissant, car c’est de cette époque que date l’amitié de notre allié pour Chulalongkorn. Ces fêtes comprenaient une chasse aux éléphans dans le Kraal de l’ancienne capitale Ayutia, à quelques lieues en amont ; des joutes sur l’eau, des simulacres de combats des temps passés avec d’énormes mastodontes armés en guerre ; des jeux nationaux et enfin, comme clou de la fête, plus d’un millier d’indigènes venant offrir à l’héritier des tsars un fruit, une plante, un animal, une étoile, un bijou, produits du pays.

Le roi habite à Bang Pa In un pavillon entièrement en bois, richement décoré à l’intérieur. On y remarque quelques jolis bibelots, des spécimens rares de l’industrie siamoise ou laotienne. La reine actuelle a sa résidence séparée un peu plus loin, mais seule elle est admise à partager la demeure du roi. Un autre pavillon de style chinois ne doit pas être oublié. Il a été offert au roi avec tout son ameublement, véritable musée, par ses sujets originaires du « pays des fleurs. » Je ne crois pas avoir vu une plus belle collection de la « famille bleue. » Après un court séjour à Bang Pa In, nous redescendons à Bangkok, sans nous lasser jamais d’admirer la splendide vallée du Ménam.


Ce pays est partout plein de vie et de richesse. Nous l’avons presque tenu en nos mains, à plusieurs reprises ; d’abord en 1688, où nous étions sans rivaux et dernièrement encore en 1893. La population est plus ou moins nôtre, par nos protégés : les Laotiens, les Khas, les Cambodgiens, les Annamites. Beaucoup de Chinois même réclament notre protectorat. En effet, ceux-ci supportent malaisément la façon humiliante dont les frappe la capitation. Ils ne paient qu’un tical (1 fr. 60) au lieu des 6 ticaux exigés des Siamois, et ils acquittent cette taxe pour trois ans. Mais le percepteur, ou phoukpi[7] leur donne reçu de paiement en scellant les deux extrémités d’une ficelle au poignet de chaque contribuable, qui doit conserver ce bracelet humiliant pendant les trois années consécutives. Cela révolte les Chinois, et les dénis de justice des tribunaux, les vexations des fonctionnaires Siamois les tournent vers nous. J’ai vu, tous les jours, des foules de 200 et 300 hommes, sans compter les Chinois, se presser à la Légation de France pour solliciter leur inscription. Depuis la convention de 1896 notre situation n’est plus tenable. Nous nous interdisons toute intervention armée dans la vallée du Ménam autrement que d’accord avec les Anglais ; aussi l’outrecuidance et la tyrannie des Siamois n’ont plus de limites. Ils emprisonnent nos protégés par centaines et les soumettent par milliers à l’enrôlement forcé. Ainsi violentés, ceux-ci commencent à se désespérer de notre impuissance et Uniront peut-être, comme un certain nombre d’entre eux l’ont déjà fait, par si ; ranger sous le, drapeau siamois. Nos protestations platoniques n’aboutiront à rien, et pendant ce temps les Anglais obtiennent toutes les concessions et s’emparent amiablement du pays avec la complicité voulue des Siamois qui poursuivent cette politique : augmenter par tous les moyens les intérêts britanniques au Siam en affaiblissant les nôtres par tous les moyens également. Tel est le programme, il tend à amener tôt ou tard l’Angleterre à intervenir en invoquant les intérêts nombreux qu’elle possède dans le pays. Pour faire abandonner aux Siamois celle ; politique, il convient de défendre énergiquement les avantages acquis en 1893.

Les Anglais remplissent donc l’administration royale de leurs nationaux. Les percepteurs des impôts indirects sont surveillés par deux inspecteurs anglais à 20 000 francs par an. Un contrôleur général des Finances, un Anglais, a été institué cette année, aux appointemens de 62 000 francs. Des commissaires adjoints britanniques vont doubler les gouverneurs indigènes de province, etc., Il n’est pas jusqu’à la police qui ne soit commandée par des chefs anglais et encadrée de Sikhs, anciens soldats indous.

Le Siamois pur n’existe guère, même à la cour et chez le roi ; les populations voisines se sont multipliées au Siam grâce à une colonie chinoise importante — fourmis industrieuses qui lui donnent la richesse et la vie. Les Chinois s’expatrient sans femmes et se marient toujours dans le pays où ils s’établissent. Les rôles d’inscription des corvéables permettent de se rendre compte de la faiblesse de l’élément purement siamois comparé à celui fourni par les races voisines. La population du Siam est évaluée à 6 000 000 d’habitans se décomposant ainsi : 500 000 Cambodgiens illégalement incorporés au Siam depuis 1835 ; 1 000 000 de Laotiens, Khas, Shans, etc. ; 1 000 000 de Malais ; 1 200 000 Chinois, et 2 000 000 de Siamois seulement. Il existe aussi une colonie importante de « Mônes » originaires du Pégou. Elle a été autorisée à s’établir dans le pays par les rois de Siam au début de ce siècle ; ce ne sont donc point des prisonniers de guerre. Les « Mônes » appelés aussi « Thavai, » nom tiré de Tavoy, leur pays d’origine, peuvent être évalués à 300 000. Ils peuvent même fournir, le cas échéant, une arme excellente à nos diplomates, car les Anglais essaient d’inscrire les Shans comme leurs protégés, quoique les conditions ne soient pas les mêmes pour leurs sujets que pour les nôtres, puisqu’ils sont venus s’établir de leur plein gré dans le pays. Nos Annamites, Cambodgiens, Laotiens ont été l’objet de nombreuses rafles et enlevés comme prisonniers de guerre à diverses époques depuis le commencement du siècle. Ce ne sont pas des peuples vaincus ; leurs pays n’appartiennent pas au Siam. Nous revendiquons ces prisonniers et leurs descendans qui, normalement, doivent être soumis à notre domination. Si une entente ne peut se faire avec le Siam, l’Indo-Chine doit les reprendre pour repeupler le Tran Ninh et le Luang Prabang. Une clause très explicite de la convention nous le permet. On a déjà menacé les Siamois de cette mesure ; il y eut même un commencement d’exécution qui les a fortement émus. S’ils croyaient réellement à une telle résolution de notre part, ils céderaient sur les questions en litige pour garder les Laotiens chez eux.

Un autre point est à considérer. La rive gauche du Mékong qui nous est concédée est pour une longue région un désert inhabité et sans ressources par suite des dévastations et du dépeuplement opérés par les Siamois. Or, l’Européen ne peut rien par lui-même dans ces contrées : la main-d’œuvre indigène lui est absolument indispensable. Les Anglais ont enlevé au Siam ses provinces du nord, de l’est et de l’ouest de la Salouen. Ils sont maîtres de toute la presqu’île sur le golfe de Pegouan et sur toute la partie ouest du golfe de Siam. Ils viennent encore de régler à leur profit le sort de l’Etat de Raman. Nous nous sommes contentés de nous faire restituer le Laos tributaire de l’Annam. Encore cette restitution n’a-t-elle été que partielle puisque le royaume du Vien-Tian allait jusqu’à Korat.

Cette situation mal définie et instable ne peut se prolonger ; il importe qu’une action soutenue et énergique amène le roi de Siam à conclure que tous ses intérêts lui dictent une entente avec nous et une étroite union avec l’Indo-Chine française. Les populations des deux pays, ainsi que l’a très justement et très sagement déclaré à Saigon l’envoyé siamois, en mars 1899, ne doivent faire qu’une même famille. D’un jour à l’autre, en effet, nos protégés peuvent être appelés à posséder la majorité numérique dans la population siamoise. Que notre politique, à la suite de quelque massacre comme celui de Kouang Chang, nous amène à nous emparer de Haïnan, la grande majorité des Chinois du Siam venant de la province de Canton, du Ko-Kien et d’Haïnan, nos 15 000 protégés chinois actuels seraient augmentés de plusieurs centaines de mille. Les Indous, les Birmans et les Shans relevant des Anglais, les Siamois se trouveraient absolument réduits à une minorité dirigeante ; ils seraient noyés et annihilés. D’autant plus que les Chinois, qui tendent chaque jour à revendiquer en plus grand nombre notre protectorat, pullulent et dépasseront bientôt comme chiffre total les maîtres du sol. Ils détiennent tout le trafic et, dans l’avenir, ils absorberont inévitablement la race siamoise déjà métissée dans des proportions considérables. Les 30 usines à décortiquer le riz sont aux mains de propriétaires Chinois, dont quinze sont nos protégés.

Une dernière raison nous fait une nécessité d’implanter solidement la prépondérance de notre influence à Bangkok. La vallée du Ménam est un riche grenier d’abondance, indispensable à la prospérité et à la sécurité future de notre Empire colonial d’Indo-Chine. Une autre considération s’impose au point de vue des frontières : la vallée du Ménam et celle du Mékong se confondent en plusieurs endroits, surtout dans le sud, tandis qu’entre celles du Ménam et de la Salouen, il y a des contreforts formant une ligne ininterrompue. Il serait, pour toutes ces raisons, infiniment grave de voir l’Angleterre s’en rendre politiquement maîtresse et bientôt nous menacer dans nos propres possessions.

Il est donc urgent de revenir à l’exécution stricte par les Siamois de la convention annexée au traité du 3 octobre 1893, en poursuivant sans faiblesse l’exécution des clauses qui, dans la pensée des négociateurs français, devaient amener ce résultat. Le Mékong surtout est une région sur laquelle nous avons depuis 1867 jeté notre dévolu. Il ne saurait y avoir sur la rive droite d’autre influence que la nôtre. En conséquence, nous devons tenir la main à ce que les Siamois ne puissent plus reprendre dans cette région, comme dans les anciennes provinces cambodgiennes de Battambang et d’Angkor la suprématie qu’ils exerçaient autrefois. Une politique ferme et sans défaillance, qui n’a pas besoin d’être celle du « poing tendu, » est la seule qui convienne.


Isabelle Massieu.
  1. Pak signifie embouchure et Nam rivière.
  2. Les ph se prononcent comme un p.
  3. À Kandy, dans l’île de Ceylan et au Tibet, les bonzes portent la robe rouge.
  4. Monnaie d’une valeur d’environ 1 fr. 60.
  5. Le Kaki est le fruit du plaqueminier, cheu-tzeu en chinois.
  6. Pousse-pousse, djinriksha japonais.
  7. Veut dire en siamois « attacher le poignet. »