Une Violation de neutralité au XVIe siècle - César Borgia à Urbino/01

Une Violation de neutralité au XVIe siècle - César Borgia à Urbino
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 525-544).
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LES MASQUES ET LES VISAGES




UNE VIOLATION DE NEUTRALITÉ AU XVIE SIÈCLE


CÉSAR BORGIA À URBINO


I
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L’histoire qu’on va lire me fut racontée par un portrait. Elle est tout entière, à la vérité, contenue dans des papiers, et des papiers du temps, c’est-à-dire des pièces dont l’authenticité ne fait aucun doute : lettres privées, lettres d’ambassadeurs, mémoires, diarii, actes publics[1]. Mais sans ce portrait, je ne m’en serais jamais inquiété. Je crois que c’est une aventure commune à beaucoup d’entre nous. On rencontre, dans la vie, une figure singulière, aux traits fortement accusés, avec une inquiétante énigme dans le maintien ou dans le regard. On demande à son voisin à qui est cette figure et pourquoi ce regard… Si c’est dans un musée, on le demande aux catalogues, aux guides, aux historiens ; si les historiens ne le savent pas ou le savent mal, on interroge les contemporains du modèle, les archives, les monumens, et il arrive que, brusquement, sans y songer, on est jeté en plein drame. Un témoin se rencontre qui donne la clef du mystère physionomique, d’autres paraissent alors pour contredire ou pour confirmer. Bientôt, ils sont une foule, nous entourant, parlant tous à la fois. On est tout confus d’être seul à ne pas connaître une histoire qui passionna tant de gens… Pendant ce temps, le Portrait nous suit des yeux et semble contredire ou confirmer, par son indice physiologique, le témoignage des morts. Il est ainsi la cause déterminante de cette enquête et sa contre-épreuve, et comme c’est à lui, en définitive, qu’il faut en revenir pour élucider ce que les documens écrits n’élucident pas entièrement, nous lui savons gré de tout ce qu’il nous a forcés d’apprendre pour le bien voir.

Celui dont il s’agit présentement n’est pas des plus célèbres. Pourtant, nul n’est entré au Palais Pitti sans le voir, et nul ne l’a vu sans être arrêté par son mystère. C’est une face longue et triste et pâle d’homme encore jeune, glabre, anguleux, le menton légèrement en galoche, le front clair découpé par une barrette noire en as de pique, le nez long et tombant, le cou nu sectionné par le collet bas et droit comme par une lunette de guillotine, le tout encadré par la double chute des cheveux raides et longs à droite et à gauche. La tenue, d’une extrême discrétion dans sa somptuosité, est un manteau noir qui descend en serpentant et laisse apercevoir, çà et là, les écailles carrées d’un brocart d’or, comme une peau de crocodile. Pas de geste, pas même de bras visibles : un long buste posé bien droit, les épaules effacées, comme pour offrir la poitrine à un peIoton d’exécution. Selon la recette classique, le côté clair de la face s’enlève sur un fond sombre, sur un mur qui tombe droit fil derrière le milieu du crâne ; le côté ombré de la figure se découpe sur la clarté d’un ciel, d’un horizon de montagnes, d’eaux, d’arbres, aperçus par une fenêtre, avec deux meules de foin

De qui est cette peinture grave et calme, dans des tons chauds, mais sans éclat particulier, ce dessin admirable et serré ? Autrefois, c’était le portrait d’un inconnu par un inconnu. Puis, on l’attribua au Francia, ensuite à Caroto ; on l’attribue aujourd’hui à Bonsignori, — sans parler de Raphaël, auquel, à de certaines époques, on donnait tous les beaux portraits dont on ignorait l’auteur. On poursuivra longtemps encore, sans doule, la recherche de cette paternité. Il est peint évidemment à la fin du xve siècle, ou au début du xvie, et peint par un maître, vigoureux, un peu austère, dédaigneux des bagatelles. Pour « tirer la ressemblance » d’un homme, il ne fait pas mille histoires : il le place bien en face de lui, lui pousse les épaules en arrière, lui dit de ne pas bouger, comme les photographes de jadis, et le peint. C’était le bon temps.

Quant au modèle, son identité ne fait pas de doute : nous sommes en présence de Guidobaldo Ier comte de Montefeltro et troisième duc d’Urbino. C’est le fils de l’homme au nez cassé et au bonnet rouge qui est aux Uffizi et de Battista Sforza ; c’est le mari d’Élisabetta Gonzague, dont le portrait est à la Tribune, c’est le beau-frère du marquis Gonzague, le héros de Fornoue et d’Isabelle d’Este. L’identité est attestée par la ressemblance exacte de la figure et du costume avec le portrait en miniature qui accompagne le manuscrit de Castiglione, De Guidabaldo Urbini duce, à la Bibliothèque Valicane[2]. Au reste, quand on lit le signalement de Guido, que le même Castiglione a rédigé, afin de le faire connaître à Henri VII, où il le peint « d’une haute stature, le teint pâle, le visage pas tout à fait plein, mais d’une forme élégante et, à tout âge, très gracieux ; dédaigneux pourtant de toute coquetterie et, en ce qui concerne le vêtement, recherchant seulement la décence et la propreté, les yeux glauques, les cheveux d’abord dorés, ensuite à peine blonds, plats, peu abondans sur le cou, les épaules larges, beaucoup de poitrine, peu de ventre, les cuisses fortes, les jambes minces, » on retrouve, sans rien y changer, tout le physique de ce portrait.

Physique, en vérité, fort particulier et impressionnant : que veut ce regard fixe et atone ? Pourquoi cette maigreur, ces pommettes saillantes, cette attitude droite, ferme, mais résignée, passive devant la destinée ? Sur quel secret tragique, — ou simplement misérable, — sont scellées ces lèvres finement découpées dans le circonflexe aigu de leur arc ?

Qu’attend cet homme, et d’où vient l’infini de sa tristesse et de son désenchantement ? De quelle lignée épuisée ou de quels crimes est-il l’aboutissement ? Sur quelles solitudes infécondes son regard est-il posé ? Quelle désillusion de l’homme ou de la femme ? Il nous semble que nous sommes en présence d’un prédestiné du malheur. Si c’est un soldat, il n’a pas dû vaincre ; si c’est un amoureux, il n’a pas dû plaire ; si c’est un docteur, il n’a pas dû persuader… Pour tout dire, et pour ne pas chasser plus longtemps une image obsédante, quoique irrévérencieuse et sans doute injuste, voici, transposé dans le plan du grand Art, le type classique long, triste et pâle du Pierrot de la Comédie italienne : l’être malchanceux, sentimental, battu et trompé. Et l’on cherche quel est l’Arlequin, du xve ou du xvie siècle, qui joue dans le même drame. On n’a pas longtemps à chercher. C’est un terrible Arlequin qui rôde, ici, dans l’ombre : c’est César Borgia.

I. — L’INVASION

Un beau soir d’été, le 20 juin 1502, vers huit heures, Guidobaldo de Montefeltro, duc d’Urbino, venait de dîner à l’ombre des arbres des Zoccolanti, près de l’église de San Bernardino fondée par son père, laquelle est à deux kilomètres environ, derrière Urbino, et il considérait le panorama des campagnes accidentées et silencieuses qui l’entourent. Il tenait sous son regard, comme à la portée de sa main, la capitale de son petit royaume, vue de dos si l’on peut dire et allongée sur le faite de la montagne, — royaume petit[3] mais fidèle, peuplé d’amis et de vétérans que son père avait maintes fois conduits à la victoire. Il distinguait aisément, barrant l’horizon, la longue ligne de son palais immense et précieux, rempli de livres rares et de belles figures que son père y avait rassemblés. Il ne distinguait point tous les toits de tuiles des maisons serrées sur l’une et l’autre pente, autour du palais géant ; il ne savait point encore quels rêves de beauté venaient d’éclore sous l’un d’eux et iraient peupler un jour toute notre planète des figures les plus idéales qu’elle ait jamais connues, mais il les couvait tous du même regard bienveillant et paternel. Il jouissait donc d’un de ces tableaux de paix parfaite, si rares dans la vie, où rien ne trouble la pensée, lorsque, brusquement, parut un courrier haletant, la figure bouleversée, arrivant de Fossombrone, ayant cherché le duc dars Urbiuo et. porteur des plus étranges nouvelles : César Borgia, qu’on croyait en marche pour une expédition contre le Camerino, venait brusquement de dévier de sa route. Il venait de quitter Spolète où était son quartier général et, au lieu de tourner à droite, il avait pris la grande route au Nord et gagné, à marches forcées, Costacciaro et Cantiano, précédé par deux mille hommes d’infanterie, et il s’avançait sur Cagli, c’est-à-dire en plein État neutre d’Urbino. L’homme de confiance du duc, Messire Doice, qui lui mandait ces nouvelles, ajoutait qu’il recevait de Fossombrone l’avis suivant : des deux mille hommes que César Borgia venait de rassembler précédemment en Romagne pour investir le Camerino, la moitié s’était retournée vers la frontière urbinate et occupait les hauteurs d’Isola di Fano, de Reforzale et Sorbolongo, c’est-à-dire les passes entre l’État Urbino et celui de Sinigaglia ; tout Fano était occupé par les troupes pontificales ; enfin les comtes de Montevecchio et de San Lorenzo, qui évoluaient sur cette frontière, venaient de passer à la solde de Borgia et sans doute allaient marcher aussi contre Urbino.

En entendant ces choses, un homme de notre temps fût demeuré stupide… Il aurait pris le courrier qui les lui rapportait pour un fou ou un mystificateur… Qu’avait César contre lui ? ils étaient fort bien ensemble. Il n’y avait pas six mois, il avait reçu Lucrèce Borgia en grande pompe à Urbino, et quitté son propre palais pour qu’elle s’y déployât plus à son aise ; il lui avait même donné sa femme Élisabetta Gonzague pour l’accompagner à ses noces avec Alfonso d’Este. Élisabetta en avait reçu, d’ailleurs, les plus tendres témoignages d’amitié… Il n’y avait pas plus de trois mois, le Pape avait donné à son neveu et fils adoptif, le jeune Francesco Maria della Rovere, le titre de « Préfet de Rome, » et voici qu’il voulait lui donner, en mariage, sa nièce Angela Borgia. Il n’y avait pas un mois que César avait écrit à Isabelle d’Este, belle-sœur de la duchesse d’Urbino, une lettre tout emmiellée pour fiancer son fils à elle âgé de deux ans à la fille qu’il venait d’avoir de Charlotte d’Albret. Il n’y avait pas huit jours qu’à son quartier général, de Spolete, parlant à Messire DoIce, il l’avait assuré qu’il n’y avait « personne en Italie pour qui il eût un attachement aussi fraternel que pour Guidobaldo !… » Rien ne s’était passé, depuis ces quelques jours, qui ait pu changer les sentimens du Valentinois à son égard… Tout au contraire, celle artillerie que César traînait avec lui maintenant sur les routes du duché, elle lui avait été fournie par Guidobaldo lui-même, non pas comme allié, mais sur une réquisition du Pape !… Il avait envoyé des bœufs pour la conduire et donné des ordres pour que les chemins fussent réparés entre Gubbio, la Serra et Sassoferrato... Mais, au fait, pourquoi César lui avait-il demandé tout cela ? Et pourquoi lui demandait-il encore mille hommes pour les diriger sur la Toscane et aider à la conquête d’Arezzo ? Il n’en avait guère besoin… Quel était donc son objectif ? Camerino, Arezzo, ou bien n’était-ce pas plutôt Urbino ? « Je crains bien d’avoir été joué ! » s’écria Guido en frappant sur la table. Il sauta à cheval et regagna, en toute hâte, son palais.

Là, de nouveaux courriers l’attendaient. L’un d’eux, envoyé par les autorités de Saint-Marin, venait l’avertir qu’on voyait un millier d’hommes de Borgia, c’est-à-dire le reste de sa troupe de Romagne, s’avancer sur Sant’Arcangelo et sur Verrucchio, pour saisir la passe étroite où coule la Marecchia entre les deux rocce de Scorticata et de Verrucchio, à l’entrée de la plaine de Romagne… C’était l’attaque par le Nord… Enfin, du gouverneur de Cagli, c’est à-dire du Sud, parvenait, à l’instant, ce dernier son de cloche : César Borgia, reçu à Cagli en ami, s’y était proclamé seigneur et maître et marchait sur Urbino où il serait le lendemain matin… Il n’y avait plus à en douter : c’était l’invasion : — l’invasion par une armée d’une dizaine de mille hommes au moins, bien entraînée, pourvue de tout ! En l’espace d’une heure, le danger le plus formidable, qui pouvait, à cette époque, menacer un petit prince italien, lui était apparu…

Que faire ? Combattre ?… Pour combattre, il faut des soldats et les soldats manquaient, — le peu d’hommes armés du duché étant dispersés, çà et là, dans les garnisons et les forteresses. En paix avec tous ses voisins, en dehors des conflits internationaux, et notamment de l’» Entreprise de Naples, » neutre par sa position même et son humeur pacifique, l’État d’Urbino n’entretenait pas une armée véritable. Il faut du canon, et une partie de son artillerie était entre les mains de César Borgia, sur l’ordre du Pape. La ville n’était même pas fortifiée. Comment la défendre ?… Les notables, dès la première nouvelle de l’invasion, étaient accourus au Palais et, à la lueur des lampes et des torches, ils délibéraient, La délibération ne fut pas longue. Il n’y avait aucun moyen de résister. Peut-être, en laissant la ville ouverte à l’envahisseur, éviterait-on le pillage, l’incendie, et les vies seraient sauves.

Quant au duc, avant tout, il ne fallait pas qu’il courût le risque de tomber entre les mains du Valentinois. On savait trop de quoi celui-ci était capable. Il avait fait assassiner, après l’avoir comblé de gentillesses, un prisonnier de guerre âgé de dix-huit ans seulement, le jeune et beau Astorre Manfredi, seigneur de Faenza, qui pourtant s’était rendu librement et en échange de sa parole. Il en ferait tout autant de Guidobaldo. Donc le duc devait partir. Vivant et libre, il pourrait attendre des jours meilleurs, quelque retour de fortune. Le grand appui de César, le Pape, était vieux, et s’il venait à disparaître, le pouvoir des Borgia croulerait aussitôt. D’ailleurs, Urbino n’était pas tout l’État. Il y avait des forteresses dans le Montefeltro : il y avait le nid d’aigle, le berceau de la puissance militaire de ce pays, San Leo. Si le duc devait se défendre jusqu’à la mort, c’était là.

Guidobaldo le comprit et se résigna au départ. Il n’y avait pas une minute à perdre. Il n’avait pas à se préoccuper du sort de sa femme : la duchesse d’Urbino, Élisabetta Gonzague, était à Porto, près de Mantoue, auprès d’Isabelle d’Este. Mais il lui fallait pourvoir au salut de son neveu Francesco Maria della Rovere, le nouveau « préfet de Rome, » âgé de treize ans. Ce serait un trop précieux otage entre les mains de César et peut-être une victime. Il décida donc de l’emmener, malgré son jeune âge et les fatigues et les périls probables de la route. Il prit avec lui, aussi, son écuyer favori Giovanni Andrea, habile aux armes, et son premier chambellan Cathelan, auquel il confia son trésor et ses papiers ; il s’entoura d’une petite troupe d’archers à cheval, fidèles à toute épreuve, et à onze heures et demie du soir environ, il quittait silencieusement le palais… Il passa sous la porte précieusement sculptée de ce Cortile, où étaient gravées et peintes toutes les machines de guerre de tous les temps, vains simulacres de force et de victoire, et cette inscription à la gloire de son père : … Qui bello pluries depugnavit, sexies signa contulit, octies hostem profligavit omniumque prelorium victor ditionem auxit…, ironiques témoins de sa fuite par là même où le grand condottiere avait passé pour aller châtier Sigismondo Malatesta… Peut-être ce contraste hanta-t-il sa pensée ; peut-être, aussi, qu’il n’y songea guère : ce sont les historiens qui ont de ces loisirs. Il descendit donc, par ces étroites anfractuosités, entre des murailles qu’on appelle des rues à Urbino, et, remontant, puis redescendant au gré des pentes de cette ville qui « se couche de toutes parts, » selon la définition de Montaigne, les sabots des chevaux tâtant le pavé dans l’ombre, il prit la route de San Leo.

Tout en chevauchant, Guido songeait. Il repassait ses souvenirs et voyait s’éclairer, à la lueur de l’événement, bien des points restés obscurs. Cette insistance des Borgia pour que sa femme accompagnât Lucrèce à Ferrare, cette réquisition de l’artillerie urbinate, cette prière que les routes de Cagli fussent réparées, cette réquisition de mille hommes par Vitellozzo qui n’en avait nul besoin contre Arezzo : tout cela qui lui avait paru si singulier et incohérent s’enchaînait fort bien et formait, dès lors, la trame où il venait de se prendre… Il se rappelait, maintenant, un sinistre individu venu à Urbino pour l’assassiner, — il y avait plus d’un an de cela, c’était au mois de février 1501, — un certain Camillo Garraccioli, — oui, c’est bien ainsi qu’il s’appelait !… — qu’on avait dû pendre pour lui inculquer le respect de la vie humaine. Il avait paru, alors, que ce personnage n’était pas mû par son propre génie et qu’une main puissante en manœuvrait les ficelles et l’on avait cru y reconnaître la main de Borgia.. — Il n’hésiterait donc pas devant un guet-apens… Et, encore aujourd’hui, pourquoi cette attaque par le Nord, ces troupes qui avançaient par Verrucchio sur San Leo ? Sans doute, pour le prendre, lui, Guidobaldo !... Il y avait toutes les chances pour que les routes praticables du Montefeltro fussent, déjà, interceptées. Il fallait les éviter, se jeter en pleine montagne, au risque de se casser le cou. Les fugitifs quittèrent donc la route, descendirent dans le torrent de l’Apsa et, par des sentiers détournés, s’acheminèrent dans la direction de Sassocorvaro.

C’est une étrange aventure que de cheminer par les ravins qui entourent Urbino, même de nos jours, même en plein jour. Il y faut quelque attention et quelque adresse. Il y a quatre siècles et à minuit, sur ces damiers bosselés qu’on appelait des routes, ou ces pistes de terre battue, quand on quittait le rocher pour la vallée, on imagine ce que pouvaient être une chevauchée et une fuite. La petite troupe avançait péniblement, le long des précipices, dans la nuit des forêts qui, à cette époque, couvraient toute la montagne. Après quatre heures de marche, comme on avait traversé la Foglia et le torrent de Conca et qu’on approchait de cette chaîne de montagnes qui aboutit au piton de San Leo, on respira plus à l’aise. San Leo, gigantesque obélisque debout parmi les montagnes qui vont s’abaissant, sur la rive droite de la Marecchia, des Alpes de la Lune et du Sasso Simone à la plaine et à la mer, à dix kilomètres à vol d’oiseau de Saint-Marin, est une des forteresses les plus inaccessibles du monde entier. Quand Dante, au IVe chant du Purgatoire, veut donner l’idée d’un rocher abrupt, impossible à gravir, il dit qu’il l’est davantage même que San Leo. C’était plus encore pour la race des Montefeltro : c’était le sommet dédié à Jupiter Feretrius, Mons Feretri, le Dieu jadis tout-puissant dont le nom et la protection étaient descendus sur tout le royaume, puis la demeure du saint ermite Léo, le miracle de la nature et de l’art, le palladium de l’État d’Urbino. Là, avec une garnison petite, mais fidèle, et un peu de canon, Guido pouvait tenir en respect les troupes de Borgia indéfiniment. Mais il fallait y arriver…

On y arriverait, sans doute, dans la journée du lendemain. Jusque-là, aucun danger n’était apparu. Mais à mesure qu’on approchait du but, la montagne déserte semblait s’animer. Des silhouettes suspectes, au long des crêtes, paraissaient et disparaissaient sur la lumière mal éteinte du ciel, dans cette nuit du solstice d’été, une des plus courtes de l’année... Quand on les rejoignait, c’était un berger, un chasseur, un paysan inoffensif. Mais il semblait aux fugitifs qu’il y avait beaucoup de bergers, cette nuit-là, dans les montagnes du Montefeltro… Quels troupeaux gardaient-ils au juste ? Si l’on avait eu le loisir de les examiner, ou aurait pu voir briller quelque chose, sous leur manteau, qui n’était pas en forme de houlette... Comme on approchait de Monte Copiolo, une de ces ombres mouvantes vint droit aux fugitifs et les appela par leur nom. Tombait-on dans une embuscade ? Non. C’était un faux berger, mais un véritable ami. Il venait de la part d’un Urbinate fidèle, un certain Dionigi Agatoni de’ Maschi, de Sant’ Agata, pour servir de guide au duc d’Urbino. Ce Dionigi se trouvait présentement à Monte Copiolo ; il avait appris, la veille, l’invasion du duché et, ayant remarqué que des soldats ennemis déguisés en bergers rôdaient par toutes les passes menant à San Leo, il avait, de son côté, posté des hommes à lui, également déguisés en bergers, sur tous les sentiers par où il soupçonnait que le duc pourrait venir. Pendant toute la nuit, ces différens travestis s’étaient épiés les uns les autres, d’un bord à l’autre des ravins. Tout cela avait été conçu et réalisé avec une telle rapidité que le guet-apens organisé par Borgia se trouvait déjoué. Le duc, rendant grâce au ciel, suivit le guide. À l’aube, la petite troupe atteignait le château de Monte Copiolo.

Là, Dionigi l’attendait avec un dévouement résolu, mais de fâcheuses nouvelles. Les soldats de Borgia venant de Sant'Arcangelo et de Verrucchio, au lieu de marcher sur Saint-Marin, comme on le croyait, avaient occupé les deux seules passes par où l’on pût accéder à San Leo, et des hommes venus de Rimini et de Cesena, bien organisés, l’investissaient de toutes parts. Le chemin était coupé, le combat impossible : il ne restait plus que la fuite. Guido remonta donc à cheval avec ses compagnons, accrus de Dionigi et, dans la même journée, par des chemins détournés, la petite troupe parvint à Sant'Agata Feltria, solide forteresse sur les confins de la Toscane et de la Romagne. Quand ils virent se dresser le cube de pierre, à pic sur son rocher en surplomb, qui regarde encore aujourd’hui la Perticara, il était temps : hommes et chevaux tombaient de fatigue.

L’enfant, surtout, le jeune préfet de Rome, ne pouvait supporter une plus longue chevauchée. Pour ne point l’exposer aux hasards grandissans de la fuite, Guidobaldo résolut de se séparer de lui et de l’envoyer, avec deux compagnons fidèles, par le val di Bagno et la Toscane, jusqu’à Savone, d’où il rejoindrait son oncle, le cardinal de la Rovere, cet ennemi juré du Pape Alexandre VI, qui devait un jour régner sous le nom de Jules II. Quant à lui, le seul territoire sur lequel il put espérer trouver asile était celui de Venise. En montant droit au Nord, sans doute avec un peu de chance atteindrait-il, en une journée, Castelnuovo, qui était une sorte d’enclave vénitienne dans les possessions de Borgia en Romagne. Pour toucher le but, moins il aurait de monde avec lui, plus il avait de chances de passer inaperçu. Il congédia donc ses archers, ne gardant avec lui que ses trois chambellans ou secrétaires, revêtit des bardes de paysan et, le 22 juin, après une nuit de repos, prit la route de la Toscane, par l’évêché de Sarsina, en descendant le cours du Savio. La journée, quoique pénible, s’annonçait assez bonne. Il avait déjà passé la rivière et espérait arriver, sans encombre, à Castelnuovo. Il était sur le territoire de Cesena, dans la région du soufre, une des plus sinistres pierrailles de cette région, lorsque, en traversant le lit d’un torrent dit le Borello, les cris : « À mort ! à mort ! Tuez-les ! » éclatèrent dans le désert silencieux, poussés par une troupe de paysans armés qui attendaient cachés derrière un pli de terrain. À ce cri, une foule d’autres apparurent et les fugitifs n’eurent que le temps de jeter au galop leurs montures. Mais ils étaient serrés de près, les manans étaient déjà à une portée d’arbalète du duc ; ils allaient le joindre, quand le cheval d’un de ses compagnons glissa, et le malheureux fut entouré aussitôt d’un essaim d’égorgeurs. C’était le trésorier Cathelan : sa sacoche éventrée laissa rouler des pièces d’or qui éblouirent la racaille et la clouèrent sur place. On raconta, plus tard, que l’infortuné serviteur avait spontanément crié qu’il était le duc et était mort égorgé pour sauver son maître. En tout cas, celui-ci était déjà loin, et le soir même, à huit heures, à demi mort de fatigue, il s’abritait, à Castelnuovo, sous les ailes puissantes du Lion de Saint-Marc.

Le lion, dans la circonstance, ne se montra pas tout à fait digne de sa renommée. Les autorités de Ravenne, auxquelles Guido avait dépêché un courrier dès son arrivée, avant même de prendre du repos, lui répondirent, sur-le-champ, qu’elles ne voyaient pas d’un très bon œil sa présence sur leur territoire : la ville de Castelnuovo était faible et de peu de défense, l’ennemi puissant : bref, on lui enjoignait de s’en aller au plus vite. Un des plus tristes effets de l’adversité, le plus triste peut-être, est de voir, du côté où il est le moins pur, le profil des hommes. Guido, d’esprit bienveillant, ne voulut trouver, là, que le judicieux conseil de gens qui se sentaient trop faibles pour le protéger efficacement. Il demanda seulement qu’on lui donnât jusqu’à la nuit pour préparer son départ, et comprenant que sa dernière chance venait à lui manquer, il changea une fois encore de déguisement, et se prépara à faire face à une mort inévitable.

À ce moment, on vint lui dire qu’une femme demandait à lui parler. C’était une paysanne qui revenait du marché de Meldola. Ce qu’elle venait lui dire prouvait qu’il ne s’était pas trompé dans ses pressentimens. Le bruit courait, à Meldola, qu’un second courrier, dépêché par les autorités de Ravenne au Duc, pour presser encore son départ, avait été arrêté par les gens du Valentinois, interrogé et contraint de révéler la retraite du fugitif. Aussitôt, tous les hommes des troupes pontificales s’étaient échelonnés pour couper les issues, notamment, d’un côté, les chemins qui menaient à San Galeato en Toscane et, de l’autre, la route de Ravenne. Le filet était bien tendu. Pour y échapper, il ne fallait pas attendre qu’il se refermât tout à fait : chaque minute qui s’écoulait y ajoutait une maille. Il était six heures du soir. Guido décida de ne pas attendre la nuit et, las de ruser avec le danger, il voulut pousser droit en avant, se jeter en plein territoire ennemi et remettre tout entre les mains de Dieu.

Avec lui, deux de ses gens, le messager vénitien venu de Ravenne et ses trois compagnons et deux guides tentèrent la chance. Entre Castelnuovo et la route de Ravenne, règne un dédale de petits vallons boisés à travers les derniers contreforts des collines qui vont s’abaissant, sillonnées de ruisseaux ou de torrens, assez propices à une marche défilée. Les rochers taillés à facettes et les mamelons ronds où Benozzo Gozzoli déroule, en un long serpent, le cortège étincelant et bigarré de ses Rois mages, peuvent en donner quelque idée. Les fugitifs coupèrent à travers ces vallées et ces collines. Chacun de ces bois pouvait être une embuscade, chaque ravin une souricière. Pendant plusieurs heures, les cavaliers cheminèrent, évitant les maisons, suivant les sentes, masqués par l’ombre grandissante au creux des gorges, en sorte que la nuit tombait, et la route devenait de plus en plus ardue et incertaine, lorsque le pauvre Prince, débûchant des montagnes, s’élança vers la plaine et vers la mer.

C’était le dernier effort à fournir, miais le plus rude. Il pouvait déjà se croire en sûreté, lorsque, tout d’un coup, comme il traversait la grande route de Cesena à Forlimpopoli, à peu près à l’endroit appelé Torre del Moro, il entendit à sa gauche et à sa droite éclater des décharges d’artillerie. Qu’est-ce que cela voulait dire ? On tirait le canon à Bertinoro, à Cesena, à Forlimpopoli, tout le long de la via Flaminia. Sur les collines qu’il venait de franchir, des feux d’alarme s’allumaient, jalonnant la piste qu’il venait de suivre. En même temps, les cloches de toutes les églises, à tous les points de l’horizon, se mettaient en branle. Il voyait, sur tous les chemins, une ruée de gens se précipiter vers les hameaux qu’il venait de traverser... Il était donc découvert : le drame touchait à sa fin. Toutes les voix du ciel et de la terre sonnaient l’hallali…

Ce n’était même pas la « vue. » Le Prince passa, invisible, dans le clair crépuscule de juin, enveloppé, comme d’une nuée céleste, par la protection de Jupiter Feretrius. À mesure qu’il voyait s’abaisser à sa gauche les feux du couchant derrière le paravent ondulé des montagnes et, à sa droite, s’allumer les étoiles sur l’Adriatique, il approchait de Ravenne, c’est-à-dire du salut. Sans débrider, il courut toute la nuit. Au matin, il entrait dans la vieille ville de Théodoric, alors à Venise, et la municipalité, un peu honteuse, semble-t-il, de ce qu’elle avait fait la veille, le recevait avec de grands honneurs. Il était sauvé.

De là, il lui était relativement facile de gagner Mantoue, par les États du duc de Ferrary. Il alla donc chercher un refuge auprès de son beau-frère, le marquis Gonzague, l’homme agenouillé devant la Vierge de la Victoire, et de sa femme Isabelle d’Este. Il trouva celle-ci avec sa femme à lui, Élisabetta Gonzague, ignorantes de tout, se promenant tranquilles dans les jardins de Porto, sous les charmilles taillées par le fameux jardinier de la marquise et qu’on peut voir au Louvre dans le tableau de Mantegna, la Sagesse victorieuse des Vices. Pour le moment, c’était le Vice qui triomphait. L’acte de César Borgia et son obstination à se saisir de la personne du Duc pour en faire un cadavre plongèrent les deux femmes dans la stupeur. La marquise écrivit à sa belle-sœur. Claire de Montpensier : « Nous étions depuis un certain temps tranquilles et contentes, ici, où se trouve, depuis le Carnaval jusqu’à ces jours-ci, l’illustrissime duchesse d’Urbino ; bien des fois nous avons souhaité votre présence pour compléter notre plaisir. Mais voici que, récemment, est survenu l’inopiné et malheureux événement de la perte du duché d’Urbino et l’arrivée ici, du Seigneur Duc, avec quatre cavaliers seulement, lequel ayant été, grâce à la trahison, surpris à l’improviste, n’a sauvé sa vie qu’avec grand danger. Nous sommes devenues si interdites, si accablées et si désolées, que nous-mêmes nous ne savions où nous nous trouvions, comme peut penser Votre Excellence, et si grande est la compassion que j’ai pour la Duchesse que je voudrais ne l’avoir jamais connue. Mantoue, le 27 juin 1502. »

La catastrophe n’accablait pas seulement les cœurs : elle confondait l’entendement. Le marquis Gonzague grommela, contre Borgia, des imprécations qui durent faire grimacer terriblement son masque de nègre. Quant à Guidobaldo, son premier soin, avant de prendre aucun repos, fut d’écrire au beaufrère de sa sœur, le cardinal de la Rovère une longue lettre où il le mettait au courant de l’étrange aventure. Il insistait sur la neutralité qu’il n’avait jamais cessé d’observer, et sur ce point qu’il n’était en guerre avec personne au moment où son État avait été envahi ; il racontait, par le menu, toutes les péripéties de sa fuite et terminait en disant qu’il avait tout perdu, « sauf sa vie, son pourpoint et sa chemise. »


Il y a une mode pour les thèses historiques, comme pour les chapeaux, et elle obéit à peu près à la même loi, qui est celle de l’alternance et de l’exagération. C’est ainsi qu’après lapériode romantique, où les Borgia furent cités comme des cas de tératologie morale, on a vu paraître toute une école qui, sous couleur de les considérer en fonction de leur époque, les a déclarés normaux et conformes à l’idéal de leurs contemporains. Quelques textes de Machiavel, industrieusement pratiqués, ont concouru à cette étrange opinion. Égorger son frère au cours d’une promenade nocturne, assassiner son beau-frère et le poursuivre blessé, au lit, malgré les larmes de sa sœur, et l’achever, étrangler un jeune prince inoffensif, presque un enfant, auquel on a promis la vie sauve, semer son chemin des cadavres de parens, d’amis, de serviteurs, qu’on a comblés de caresses, ne donner sa parole que pour la violer, ne se réconcilier que pour se venger, ne s’allier que pour trahir : — tout cela, s’il fallait en croire les docteurs de la relativité de la loi morale, aurait paru aux gens du xvie siècle les choses les plus naturelles du monde. Les romantiques ne l’avaient point compris, étant gens de peu d’objectivisme historique et de nerfs trop faciles à secouer : l’école nouvelle témoignerait d’une supériorité politique et d’un llegme transcendant en ne s’émouvant pas pour si peu.

Cette thèse est séduisante, comme tous les paradoxes, mais, quand on serre de près les réalités, il faut beaucoup en rabattre. Que les crimes politiques fussent plus fréquens alors qu’aujourd’hui, c’est tout à fait évident, quoique, de nos jours, il ne soit peut-être pas impossible d’en trouver encore quelques exemples. Que ces crimes ne fussent pas immédiatement punis par l’Europe unanime, soulevée, organisée, armée, et que le coupable, mieux préparé à déchaîner le fléau que ses victimes ou ses témoins à le conjurer, pût leur faire tête quelque temps, parfois quelques années, — il est encore vrai que le xvie siècle nous a donné cet immoral spectacle. Félicitons-nous de vivre dans des temps si différens ! Mais que l’opinion d’alors, l’opinion des lettrés, des humanistes, des savans et des soldats, des princes mêmes et des femmes, ait vu là un idéal, c’est autre chose. En réalité, les gens du xvie siècle, non plus que nous, ne trouvaient naturel, ni digne d’éloges, qu’on cambriolât, sans crier gare, la maison de son voisin, et que, pour s’épargner l’ennui de ses doléances, on disposât tout pour le faire égorger au coin d’un bois. La conscience d’alors, comme celle d’aujourd’hui, réprouvait ces gentillesses. C’est ainsi que l’acte du Valentinois, violant la neutralité d’Urbino, excita une surprise et une indignation réelles. Jusque dans sa famille, jusque chez Lucrèce Borgia, on en trouve le témoignage. Dès le 27 juin, au moment même où Guido arrivait à Mantoue, un témoin, Bernardino de Prosperi, écrivait, de Ferrare, à Isabelle d’Este, que la duchesse de Ferrare « ne pouvait se consoler en songeant à toutes les amabilités reçues à son passage à Urbino quelques mois auparavant, » et, le 29, le prêtre de Correggio écrivait à la même Isabelle à propos de la même Lucrèce : « Elle m’a demandé si j’avais quelque lettre de Votre Excellence sur l’événement. J’ai dit que non. Elle a montré un extrême déplaisir et toute sa Cour avec elle et a dit qu’elle donnerait cinquante mille ducats pour ne l’avoir pas connue !… »

Ceci pourrait n’être que courtoisie personnelle et sens affiné des convenances. Mais un sûr indice que César sentait la nécessité de s’excuser devant l’Italie et l’Europe, c’est qu’il le fit, — et il n’était point l’homme des gestes et des paroles inutiles. Le crime étant à peine accompli, ou pour mieux dire étant en voie d’accomplissement, il rédigea sa propre apologie, et sur la route de Cagli à Urbino, dans la matinée du 21 juin, avant même d’entrer dans la ville, il dépêcha au Pape un courrier porteur d’une lettre explicative et justificative de son acte. Cette lettre, à la vérité, n’était pas pour le Pape, qui savait fort bien à quoi s’en tenir : elle était pour être montrée aux diplomates de tous les États d’Italie et d’ailleurs, passant au Vatican. Elle n’avait rien d’impromptu : il aurait pu la rédiger avant de quitter Rome. Mais il importait qu’elle parût, comme son crime même, dictée par les circonstances. Dans ce document, il n’affiche nullement un mépris des traités, ni un cynisme politique particuliers au xvie siècle. Il ne proclame, en aucune façon, le droit du plus fort à remanier la carte du monde à sa fantaisie. Il s’excuse d’avoir violé la neutralité urbinate, en déclarant avoir les preuves que le duc d’Urbino l’allait violer. Il a seulement pris les devans. Il n’y songeait nullement en quittant Rome. Il se dirigeait vers le Camerino, auquel il avait régulièrement déclaré la guerre, au nom du Pape et que celui-ci avait, au préalable, excommunié selon l’usage : tous ses préparatifs, sa concentration de troupes, en faisaient foi. Seulement, en approchant de Spolète, — qui devait être sa base naturelle d’opérations dans la contrée montagneuse, quand il irait à l’Est et au Nord de la plaine ombrienne, — il avait appris que Guidobaldo rassemblait de l’argent, des vivres et des troupes pour aller au secours de son voisin. Pouvait-il continuer sa marche sur le Camerino avec la menace d’une attaque sur le flanc, au moment où il entrait dans les montagnes ? C’était une folie ! Puis, il avait une juste vengeance a tirer. Guidobaldo jouait double jeu : en l’attaquant, il n’avait fait que se défendre. D’ailleurs, ce duc félon s’était enfui devant la réprobation de son peuple, et la ville s’était rendue librement. Il allait y entrer sans effusion de sang. César terminait en s’excusant d’avoir entrepris cette opération subsidiaire, lui le chef des troupes pontificales, sans l’autorisation du Pape…

Cette extraordinaire apologie ne trompa peut-être pas grand monde, mais on y chercherait vainement les symptômes d’une morale particulière au xvie siècle. Elle est rédigée dans les mêmes termes qu’emploierait un contemporain, qui aurait commis le même crime, pour endormir les révoltes de la conscience moderne.

Le plus singulier, c’est que, tout d’abord, des faits semblèrent confirmer le mensonge. Des soldats du gouverneur de Camerino, faits prisonniers durant la marche sur Foligno, déclarèrent qu’un complot avait été ourdi, à Urbino, pour capturer les canons auxquels Guido, lui-même, avait promis de fournir des moyens de transport. D’autre part, l’évêque d’Ischia, partisan de César, fit avouer à un prisonnier que cinq cents fantassins, venant d’Urbino, étaient entrés dans le Camerino pour aider à sa défense. Ces cinq cents hommes, d’ailleurs, étaient des mythes : personne jamais n’en entendit plus jamais parler. Mais celui qui a la victoire trouve toujours des gens pour raconter sur le vaincu tout ce qu’il veut.

Maintenant, comment cette victoire avait-elle été si facile ? Il faut, pour le comprendre, se représenter que le Valentinois menait, à ce moment-là, deux expéditions : l’une contre le Camerino, au Sud-Est d’Urbino, l’autre contre Arezzo, au Sud-Ouest. Le duché se trouvait donc au haut de la fourche ou des tenailles formées par ses troupes, ou par ses communications, et dont le manche était à Rome. Il suffisait de les refermer, en les allongeant un peu, pour le prendre. L’expédition d’Arezzo n’était pas officiellement une affaire pontificale : c’était, prétendument, une affaire personnelle entre Vilellozzo Vitelli et les Florentins, pour venger le meurtre judiciaire de son frère, ancien condottiere des Lys. Mais Vitellozzo était à la solde de César ; il n’agissait que par ses ordres, il en recevait des renforts ; on pouvait donc faire circuler des troupes le long de la frontière urbinate et même pousser des convois et des hommes sur les routes de Nocera Umbra, Gubbio, La Serra, Sassoferrato, sans éveiller des soupçons. Tout cela était en apparence soit contre le Camerino, soit contre Arezzo. Pour comble de faux-semblant, César avait imaginé de demander son aide à Guidobaldo. Vitellozzo lui réclamait mille hommes pour l’aider à réduire la citadelle d’Arezzo. « Mais je ne suis pas en guerre avec les Florentins ! Je ne suis en guerre avec personne ! » répondait le duc d’Urbino. César le lapidait de lettres du Pape, lequel invoquait les services qu’il avait déjà rendus à l’Église pour le prier de faire réparer les routes sur le chemin de Camerino, de pourvoir au ravitaillement de son monde, de fournir des bœufs pour le transport de l’artillerie : bien plus, de prêter son artillerie à lui. Guido répondait en envoyant son confident, Dolce di Lotto, alors à Pérouse, vers le Valentinois pour l’apaiser avec de belles paroles et un magnifique cheval de bataille pompeusement habillé de brocart.

Il était déjà trop tard. Le 10 juin, les avant-gardes pontificales avaient quitté Rome par la via Flaminia et s’avançaient vers le Nord. Deux jours après, César suivait avec son état-major. Puis, venait le corps principal, environ 6 000 hommes avec 700 hommes d’armes. En outre, deux mille hommes attendaient des ordres dans les llomagnes, mille dans les défilés faisant communiquer les États de Sinigaglia et d’Urbino sous les ordres des comtes de Montevecchio et de San Lorenzo, et mille au Nord du duché ; à Verrucchio. Le 15, César arrivait à Spolète, et là, il ordonnait la levée d’un homme d’armes par maison, dans toutes les parties des Romagnes en sa possession. Puis il montait à cheval et, à marches forcées, gagnait Costacciaro, faisant passer devant lui deux mille fantassins, qu’il appelait son « artillerie à pied, » et précipitait toujours plus vite, vers Cantiano et Cagli. C’est sur la route, entre ces deux villes, que Doice di Lotto l’avait rencontré. Stupéfait de ce qu’il voyait, sentant la trahison croître autour de lui, Dolce avait immédiatement prévenu son maître, mais trop tard. Une marche forcée, pendant laquelle les troupes firent trente milles par jour, sans repas ni repos, les amenait à Cagli le 20 et là, levant le masque, — un des masques innombrables dont il se parait, — César se proclama seigneur du lieu.

Pendant ce temps, ses lieutenans de Fano et de Forli se mettaient en marche ; le premier, avec de l’artillerie, occupait Ruforzale, isola di Fano et Sorbolongo, positions qui commandent les grandes routes entre Urbino et Sinigaglia ; le second, venant de Forli et de Cesena, tournait par Sant’Arcangelo et Verrucchio, entrait dans cette région des montagnes où se dressent, comme deux titans, les rochers de Saint Marin et San Leo. Ainsi, de toutes parts, se refermait sur Guidobaldo le filet tendu par le terrible rétiaire… Le duc avait échappé par miracle, mais le duché était pris. Il ne pouvait y avoir de résistance sérieuse. La nuit du 20 au 21 juin, où Guido avait quitté son palais, il y eut un terrible désordre. Les jeunes gens et la plèbe « qui n’avait rien à perdre, » dit un historien, avaient couru aux armes. Mais les autorités et les gens sages avaient plutôt couru cacher leurs trésors, ne se faisant aucune illusion sur l’honnêteté de Borgia. Beaucoup emmenèrent leurs femmes et leurs enfans dans les villages voisins, quelques-uns jusqu’à Pesaro. Peu à peu, les prudens décidèrent les belliqueux à déposer leurs armes et, le lendemain, quand César parut en grand costume, sur un cheval magnifiquement caparaçonné, suivi de ses lances et de ses hommes d’armes en harnais de tournoi, avec plumes aux couleurs diaprées, il ne trouva plus, en face de lui, qu’une foule pacifique, stupéfaite et résignée.

Les autres villes, ou forteresses, devaient également se soumettre. Même San Leo, l’inexpugnable San Leo, par la trahison ou la sottise de son gouverneur, un certain Lattanzio, de Bergame, se rendit. Plus tard, à Venise, ce mal avisé personnage étant allé faire sa cour au souverain dépossédé : « Seigneur, lui dit-il, ne doutez pas que je sois prêt à remplir toutes les conditions nécessaires à la reprise de San Leo. » — « Ma foi, répondit le Duc, vous avez déjà rempli la première, qui était de le perdre. » Mieux inspiré, ce gouverneur eût plaidé le désarroi où il s’était trouvé faute d’avertissement et faute d’ordres. La brusquerie de l’attaque avait déconcerté la résistance. César venait de donner l’exemple que Tavannes mit plus tard en aphorisme : « Les soldats doivent être dans les villes devant qu’ils sachent pourquoi. » L’Italie, en se réveillant, se trouva en présence du fait accompli. Et Machiavel et Soderini, tout ébaubis, écrivirent qu’on avait appris la mort du duc d’Urbino « en même temps que sa maladie. »

Robert de La Sizeranne.

  1. Guidobaldo I, duca d’Urbino, Lettera del 28 giugno 1502 al Cardinale Giuliano della Rovere (Arch. fiorentino, et copie à la Vaticane), publiée par Leoni, dans Vita di Francesco Maria della Rovere ; par Alvisi dans Cesare Borgia duca di Romagna, et, en anglais, par Dennistoun, dans Memoirs of the Dukes of Urbino.

    Madiai, Diario delle cose di Urbino. (Archivio storico per le Marche e per l’Umbria, III.) — Marin Sanuto, Diarii. — Baldassare Castiglione, De Vita et Gesiis Guidubaldi Urbinis ducis et Il Cortegiano. — Giustinian, Dispacci, II, 1502-1503. — Johannis Burchardi, Diarium. — Machiavel, Légation auprès du duc de Valentinois en Romagne. Légation à la Cour de Rome. Le Prince. Discours sur Tite-Live. — Sérassi, Delle Lettere del conte Baldassare Castiglione. — Bembo, Opere, II.

    Cf. Guicciardini, Storia d’Italia, I. — Baldi, Memorie concernenti la città d’Urbino. — Baldi, Vita e fatti di Guidobaldo duca d’Urbino. — Dennistoun, Memoirs of the Dukes of Urbino, I et II. — Gregoronius, Lucrezia Borgia. — Alvisi, Cesare Borgia duca di Romagna. — Yriarte, César Borgia et Autour des Borgia. — Luzio e Renier, Mantova e Urbino. — Marcolini, Notizie storiche di Pesaro e Urbino. — Delaruelle, I Ritratti di Guidobaldo di Montfeltro (L’Arte, 1900). — Ugolini, Storia dei conti e duchi d’Urbino, Il

    Commentaria quarumdam terrarum, locorum et hominum status Urbini… Memoria di quanto si fece dal duca Guidobaldo e suoi popoli, e particolarmente in Urbino, nel tempo che il Duca Valentino prese quello stato… Ms. neli Archivio del Comune di Urbino. — Apud Ugolini.

  2. Portraits de Guidobaldo, comte de Montefeltro, troisième duc d’Urbino,

    Authentiques :

    1° Miniature en tête du manuscrit no 1766 Urb. Lat. de la Bibliothèque Vaticane, De Guidubaldo Urbini duce, texte de Balthazar Castiglione ;

    2° Tableau à l’huile peint au début du xvie siècle (tête avec barrette, buste fond de paysage) attribué tantôt à Francia, tantôt à Bonsignori, tantôt à Caroto, tantôt à Raphaël. Au palais Pitti, salle de l’Iliade, no 195 ;

    3° Le personnage à genoux, à droite, au premier plan du tableau de saint Thomas et saint Martin par Timoteo Viti, dans la sacristie du Dôme, à Urbino ;

    4° Médaille portant, au droit, le buste à gauche d’un enfant, cheveux longs, coiffé d’une petite calotte, avec l’inscription : Guidub. Dux. Urb. Montisferetri. ac. Durantis. Comes, et, au revers, une femme drapée vue de face, assise, les mains jointes, tenant une branche d’olivier, avec l’inscription ; Solam. me. fata. relincunt. caetera. quam. rapiant. Au cabinet impérial de Vienne ;

    5° L’enfant flguré tenant un sceptre auprès de son père Federigo, comte de Montefeltro, deuxième duc d’Urbino, en manteau ducal, sur sa chaise seigneuriale. Usant un livre posé sur un pupitre. Dans le tableau de Juste de Gand, au Palais Barbermi ;

    6° L’enfant à longs cheveux, coiffé d’une toque ornée de brillans, figuré à côté de son père Federigo duc d’Urbino, écoutant la leçon d’un professeur en chaire dans le tableau de Juste de Gand, à Windsor.

    Présumés avec vraisemblance :

    1° L’enfant en bas âge, figuré dans les bras de sa mère, à droite de la figure de Federigo, comte de Montefeltro, deuxième duc d’Urbino, dans le tableau la Communion des Apôtres, de Juste de Gand, à l’Institut des Beaux-Arts, à Urbino ;

    2° L’enfant à la calotte et aux longs cheveux, de profil gauche, attribué à Giovanni Sanzio, galerie Colonna, à Rome.

  3. Le duché d’Urbino était petit pour un royaume, mais grand pour un duché. Il comprenait une partie importante des Romagnes et des Marches, depuis Gubbio au Sud jusqu’à Saint-Marin au Nord et depuis les Alpes délia Luna, à l’Ouest, jusqu’au delà de Fossombrone à l’Est, c’est-à-dire tout le Montefeltro proprement dit avec sa capitale San Leo, puis les légions de Castel Durante (aujourd’hui Urbania) et de Sant’Angelo in Vado, de Gubbio, de Gagli, de Pergola et de Fossombrone : en tout sept villes épiscopales. un certain nombre de petites cités, et de 300 à 400 villages fortifiés ou castelli.