Une Vie d’Emigré polonais – Julien Ursin Niemcewicz
C’est le jeu cruel de la politique et des révolutions de broyer en passant certaines nations et d’en disperser les membres palpitans, de les réduire à cette extrémité où elles n’ont plus rien d’intact que le cœur, toujours acharné à battre, et l’esprit, noblement obstiné à jouer avec le malheur; enfin de créer quelquefois deux peuples au sein d’un même peuple, — l’un fixé au sol, vivant d’une vie mystérieuse, refoulée et contrainte, — l’autre errant, proscrit, portant partout avec lui les idées, les sentimens et l’image de la patrie. Ce n’est rien encore lorsque l’exil est un supplice infligé par un parti à un autre parti dans les conflits intérieurs, car ces tristes victoires des partis sont éphémères; la proscription est une arme dangereuse que désavoue bientôt l’instinct national, et dans la mêlée des opinions la violence elle-même se lasse, la trêve est toujours possible. Il n’en est plus ainsi quand l’exil est la fatalité et comme le dernier refuge du patriotisme aux prises avec une domination étrangère. Alors, tant que dure cette domination, la lutte obscure ou éclatante est la condition inévitable, et elle se dénoue invariablement par des supplices ou par des expatriations nouvelles. Ainsi commencent ces exodes périodiques d’une race vaincue et démembrée. Les émigrations prennent un caractère régulier et permanent. Elles sont au dehors une sorte de représentation passionnée et douloureuse, comme un abrégé vivant de la patrie: elles forment une tribu dispersée et toujours ralliée au même mot d’ordre, aux mêmes espérances, qui se transmettent à travers des générations de bannis. Elles campent plus qu’elles ne se fixent partout où elles passent, et se mêlent aux sociétés étrangères sans s’y confondre. On les reconnaît à je ne sais quel air d’attente, d’inquiétude, d’ardeur belliqueuse toujours prête à se répandre et toujours perdue, à je ne sais quelle fixité de passion et de tristesse. Qui n’a connu de ces émigrés sans cesse en alerte, passant leur vie comme des soldats sous les armes qui attendent un signal, remués, agités, découragés, entrevoyant dans toutes les oscillations du monde la possibilité de retrouver une patrie, et au plus léger frémissement écoutant comme une voix secrète qui leur dit : Ce sera peut-être pour demain?
Ainsi s’est formée et a vécu cette Pologne de l’exil dont les événemens n’ont fait qu’épaissir les rangs à mesure que la politique a redoublé d’efforts pour assurer son œuvre de démembrement, et dont la destinée se résume dans le mot de ce maréchal de Lithuanie du dernier siècle, de ce comte Prozor qui fut tour à tour prisonnier des Prussiens, des Autrichiens et des Russes, déporté, émigré, et mourut en disant : « La Prusse m’a ravi ma jeunesse, l’Autriche ma santé, la Russie mon intelligence; mais mon âme me reste! » L’âme en effet, c’est ce qui est resté à cette race dans son pèlerinage à travers le monde. Il y a plus d’un siècle déjà que le mouvement d’émigration a commencé pour la Pologne; il y a plus d’un demi-siècle qu’au bruit de la révolution française et sous le coup d’un dernier partage, ce mouvement s’est étendu, est devenu une fatalité permanente, et a pris son vrai caractère, celui d’une scission de nationalité, d’un démembrement moral répondant au démembrement matériel. A dater de cette époque, il y a en quelque sorte deux nations, l’une obscure, attachée à un foyer sans indépendance, foulée par les dominations, l’autre disséminée, voyageuse, et résolvant cet étrange problème de faire vivre une patrie en dehors de toutes les conditions de l’existence des peuples, par la seule force d’un sentiment incompressible. La Pologne n’est plus seulement dans des frontières remaniées et effacées, elle est sur tous les chemins de l’exil et dans tous les pays. Elle est en Amérique avec Kosciusko; elle est au camp de ces légions de Dombrowski mêlées à toutes les agitations guerrières de la république et de l’empire en France, souvent sacrifiées, toujours renouvelées et entraînées au chant héroïque de ralliement : «Non, la Pologne n’est pas morte tant que nous vivons! » La Pologne est enfin partout où il y a un Polonais fidèle combattant ou pensant. Un moment, sous l’empire, le grand-duché de Varsovie est un espoir et suspend le mouvement d’émigration; 1815 crée une dernière et vague illusion par la promesse de ce royaume, germe et noyau d’une reconstitution possible. Bientôt le mouvement recommence; il se précipite de nouveau en 1831 pour ne plus s’arrêter. Il se poursuit dans le mystère des répressions inutiles, et chaque émotion qui se ravive, chaque pulsation intérieure ne fait que jeter au dehors de nouveaux bannis, qui vont grossir cette patrie extérieure formée de tout ce qu’il y a de vivace, d’intelligent et d’ardent, devenue redoutable moins par ce qu’elle peut que par ce qu’elle représente, par l’obstination de sa fidélité et par le feu inextinguible de son prosélytisme.
La politique a beau dédaigner ces émigrés et considérer son œuvre comme accomplie : elle réussit par instans à se tromper elle-même et à faire illusion aux autres ; elle crée une sorte de paix matérielle, elle sent l’âme qui lui échappe, car l’âme est ailleurs. Vainement aussi ces proscrits, émus souvent jusqu’à l’exaspération, échouent contre la force et sentent retomber sur eux le poids d’un ordre européen qui les met à la merci de trois maîtres unis par la plus triste des solidarités : un de leurs traits caractéristiques est cette merveilleuse faculté qui leur reste de ne désespérer jamais. Après chaque déception, ils recommencent. Pour eux, rien n’est irrévocable : au fait brutal d’un démembrement qui, par ruse, par habileté ou par effraction, cherche à pénétrer dans l’organisation européenne, ils opposent la puissance incorruptible d’un droit moral devant lequel on s’arrête, même quand on n’ose toucher au fait. Quelquefois ces proscrits sont populaires, parce que leur malheur émeut tous les sentimens généreux, parce que l’opinion, ébranlée par les événemens, se jette avec une recrudescence de passion sur ce vieux et éternel grief de la mutilation d’un peuple, et ils se fient trop peut-être à ce souffle de faveur irritante et stérile, qui souvent ne veut dire qu’une chose : « Réussissez, puis nous verrons. » D’autres fois ils ont à subir de ces bourrasques d’impopularité qui viennent assaillir les causes les plus justes elles-mêmes, quand elles se laissent envelopper dans quelque solidarité néfaste ou quand elles sont importunes, et alors ils se réfugient dans l’obscurité, dans un travail ingrat, dans une tenace et morne espérance. Vingt fois victimes de leurs illusions ou des événemens, ils sont restés debout, foudroyés et obstinés dans leurs rêves de revendication. C’est à travers ces poignantes alternatives qu’a vécu, depuis trente ans surtout, cette émigration polonaise, composée de gentilshommes, de soldats, de prêtres, d’écrivains, d’hommes de toutes les classes, de vieillards et d’enfans, formant réellement un monde à part, qui a ses traditions, son organisation, ses caractères étranges, ses aventuriers et ses héros, ses types où se reflètent l’histoire et l’esprit d’une race.
Bien des gens peuvent encore se souvenir d’avoir vu plus d’une fois, il y a moins de vingt ans, un homme aux longs cheveux blancs, à la physionomie ouverte et fine, au regard pénétrant et vif, portant gaiement sa verte vieillesse : Gros a peint cette figure parlante. C’était un de ces bannis en qui semblait revivre tout un passé d’épreuves et de luttes vaillamment soutenues. C’était Julien-Ursin Niemcewicz, un Polonais qui avait été homme du monde, député de Livonie à la grande diète de 1788, soldat auprès de Kosciusko à Macieiowice, prisonnier des Russes dans les casemates de Pétersbourg, cinq fois émigré, orateur véhément, publiciste redoutable dans sa Bible de Targowica, historien passionné dans ses récits du Règne de Sigismond III, poète dramatique et lyrique. Ou pour mieux dire ce n’était ni un écrivain, ni un orateur, ni un soldat, c’était un patriote se servant de toutes les armes, de la parole comme de l’épée, du sarcasme comme de l’ardente éloquence, pour combattre au milieu des crises d’une nationalité réduite à se disputer à la destruction. Son nom résume près d’un siècle durant lequel il n’est pas un événement où il n’ait eu un rôle, il n’est pas une pensée patriotique qu’il n’ait réchauffée de son esprit, il n’est pas un instant, fût-ce « entre midi et douze heures, » comme il disait, entre l’éclair et la foudre, où il n’ait semé autour de lui sa verve agitatrice, qui fut souvent la terreur des faibles ou des traîtres. Et qui écrit aujourd’hui son histoire, ou qui l’écrivait il y a quelques mois à peine? C’est cet autre grand exilé qui mourait récemment plein de jours, après avoir rempli jusqu’au bout ces devoirs envers la patrie qu’il appelait, en homme d’état, en vrai diplomate, « le service public; » c’est le vieux prince Adam Czartoriski qui occupait son viril déclin de cette biographie de Niemcewicz. Autrefois c’étaient les écrivains qui se faisaient les historiographes des grands seigneurs; aujourd’hui les princes racontent quelquefois la vie des écrivains et s’en font honneur. Une amitié de jeunesse et le patriotisme unissaient le prince Adam et Niemcewicz; le malheur n’avait fait que resserrer le lien. Entre les deux vieux amis, entre le grand seigneur diplomate et l’agitateur de l’esprit, c’était à qui porterait le plus dignement cet ingrat et redoutable nom d’émigré. Le prince Czartoriski n’a pensé qu’à faire une œuvre pieuse, et il a peint en Niemcewicz un des types les plus curieux de l’émigré placé entre deux siècles, réunissant les caractères de l’ancienne Pologne et quelques-uns des traits de la Pologne nouvelle, ayant toutes les allures d’autrefois et les pressentimens de l’avenir.
Ce n’était pas le dernier pour la Pologne, mais c’était l’un des derniers d’une génération qui était venue au monde à la mauvaise heure des partages, qui a traversé toutes les crises, toutes les révolutions du siècle, et qui s’en va sans avoir touché au terme des désastres dont elle vit la triste aurore. C’est en 1757 que Julien-Ursin Niemcewicz était né dans le palatinat de Brzesc, sur les confins de la Lithuanie et de la Mazovie. Il avait pour grand-père un hussard de Sobieski, qu’il a peint lui-même avec ses ailes, son armure et son arc, menant la libre vie du gentilhomme campagnard: les événemens retentissaient dans cette maison paternelle qu’il a décrite d’un trait original dans ses mémoires, et la première forte impression qu’il ressentit fut quand il vit sa mère s’évanouir de douleur en apprenant l’enlèvement des sénateurs à Varsovie en 1768. De ses yeux étonnés d’enfant il voyait s’ouvrir une crise où il y avait comme une lutte entre le bon et le mauvais génie de la Pologne. La vieille anarchie locale se défendant avec un acharnement d’héroïsme sous une couleur d’attachement aux mœurs nationales et à la liberté; un mouvement tardif de régénération se révélant par des tentatives de réformes emportées dans la confusion ; des partis turbulens toujours prêts à courir aux armes, déchirant le royaume, se démenant, se confédérant; un roi, Stanislas-Auguste Poniatowski, bon de cœur, léger d’esprit, faible de caractère, flottant des uns aux autres, patriote par éclairs et retombant sous le joug de son ancienne maîtresse Catherine II, qui lui avait donné la couronne; la fureur des plaisirs et des fêtes envahissant cette société aristocratique et guerrière entourée dans ses cours d’heiduques, de pages et de cosaques; la Russie, la Prusse et l’Autriche encourageant les divisions pour intervenir, fomentant l’anarchie qui assurait leur proie et se faisant en secret leur part des dépouilles : c’était là le spectacle étrange et saisissant de ce peuple à l’héroïsme brillant et inutile, marchant à la catastrophe à travers les convulsions et les plaisirs. Vie romanesque où ne manquaient ni les aventures dramatiques, ni les figures vigoureuses, ni même les héroïnes passionnées! La confédération de Bar fut la grande explosion de tous ces élémens confus; le premier partage fut le dénoûment. Là commence réellement ce duel séculaire d’une nationalité retrempée, éclairée par son malheur même, et de la triple domination qui l’enlace sans la vaincre, sans l’étouffer. Là s’ouvre cette triste carrière où les conquérans, poussés par une violente logique, sont obligés d’aller jusqu’au bout, et où des générations frémissantes vont revendiquer sans cesse leur héritage perdu. Une nouvelle Pologne se lève.
C’est au milieu de ces émouvantes péripéties de la confédération de Bar et du premier partage que grandissait et mûrissait Julien Niemcewicz, élevé d’abord à l’école des cadets de Varsovie avec Kosciusko, Wessenhof, Mostowski, Kniaziewicz et tous ceux qui allaient avoir un rôle dans les destinées nouvelles de la Pologne. Lié naturellement de goût et de fortune à cette génération, il commençait par jeter son feu de jeunesse dans cette vie de plaisirs où se reposait un moment cette société si profondément remuée. C’était un brillant cavalier, accueilli, recherché, ayant son entrée dans la haute aristocratie, surtout chez les Czartoriski, et courant à tous les succès. Il jouait la comédie dans les salons et peut-être aussi dans les boudoirs. Le XVIIIe siècle soufflait à Varsovie. Le mondain ne s’est jamais perdu dans le patriote chez Niemcewicz. C’était d’ailleurs une nature alerte et fine, moins légère et moins enivrée de dissipations qu’on ne l’eût dit. Les voyages ouvrirent son esprit et furent pour lui un stimulant nouveau. Il commença son odyssée, comme il le disait, en 1783, en partant de Varsovie avec le prince Czartoriski, le père du prince Adam, et il alla partout, en Allemagne, en Hollande, en Italie, à Malte, en France, en Angleterre, voyageant gaiement et observant beaucoup, s’amusant du mariage du doge avec l’Adriatique à Venise et du roi Ferdinand vendant les poissons sur le marché de Naples, assistant au procès de Warren Hastings à Londres et donnant des leçons de danse au futur roi d’Angleterre. « C’est à moi, disait-il plus tard avec une pointe d’humour, que l’Angleterre est redevable de ce que le roi George IV sait danser la cosaque. » Paris l’attirait surtout; il y respirait à pleine intelligence l’air et les idées du temps. On touchait à 1788, à une nouvelle et décisive crise pour la Pologne, avant que la France elle-même n’entrât en scène. Ce mouvement de régénération intérieure qui était un instant apparu dans les convulsions d’une nationalité menacée, et que le partage de 1772 avait un moment interrompu, ne s’était point arrêté en effet; il avait pénétré au contraire plus profondément jusqu’au cœur de cette société éprouvée. Dans ce qui restait de la Pologne, l’éducation transformait les esprits, des idées nouvelles germaient, et la pensée d’associer le peuple lui-même à l’œuvre commune de reconstitution devenait le mot d’ordre d’une politique. Voilé sous le faste et les plaisirs qui régnaient à Varsovie, ce mouvement se précisait et s’étendait. Il apparut au grand jour en 1788 par la grande diète d’où sortit la constitution du 3 mai 1791. Niemcewicz était à Paris; il courut aussitôt à Varsovie pour prendre part aux travaux de la grande diète comme nonce de Livonie. C’était son début d’homme public. Son odyssée avait été jusque-là riante et facile, elle allait être agitée et même quelquefois devenir sombre sans altérer la bonne humeur de cette nature qui entrait dans la carrière la plus orageuse avec la fermeté du cœur et la fertilité d’un esprit passionné. Cette date de la grande diète et de la constitution du 3 mai est restée comme un idéal pour la Pologne. C’était en effet un spectacle d’une noblesse émouvante. Au milieu d’une Europe où les idées nouvelles soufflaient de toutes parts et n’avaient point encore ce reflet sombre de la révolution française, un peuple partiellement démembré, abandonné des nations, se relevait seul, ne prenant conseil que de lui-même, et mettait la main à l’œuvre de sa reconstitution. Ce qui avait fait sa ruine, ce liberum veto d’où était sortie si souvent la guerre civile, il le désavouait; il fondait l’hérédité du trône en même temps qu’il créait les conditions d’une liberté régulière. Les principes qui allaient être proclamés en France, il les inscrivait dans sa constitution, brisant les castes, affranchissant les serfs, créant en un mot l’unité de la nation par l’égalité des droits. C’était la plus légitime des œuvres; mais elle rencontrait des ennemis de deux sortes, — un certain parti polonais résistant par intérêt aux nouveautés jusqu’à sacrifier le pays, et ceux-là mêmes qui, après avoir démembré une première fois la Pologne, épiaient l’heure favorable d’un second partage. De là les complications dramatiques de ces années où tout était lutte à Varsovie et dans les provinces. Tandis que le parti national se hâtait d’agir et d’organiser une Pologne nouvelle, la Russie, gouvernée encore par Catherine, appuyée par la Prusse et l’Autriche, ne songeait qu’à étouffer cette étincelle de vie, ce mouvement réformateur qui déjouait ses calculs, et elle trouvait des auxiliaires dans le parti polonais hostile qui, tout faible qu’il fût, était assez puissant encore pour organiser l’agitation, pour laisser à la révolution le temps de se perdre, à l’étranger le temps d’arriver. En face de la grande diète et de la constitution du 3 mai s’élevait la sinistre confédération de Targowiça, dernier témoignage de la vieille anarchie, suprême et terrible appel à l’intervention étrangère. Elle était l’œuvre d’un très petit nombre de Polonais infidèles, de quelques familles, — les Félix Potocki, les Branicki, les Rzewuski, — qui sont restées depuis lors marquées d’un sceau terrible, qui ont cherché quelquefois à se laver de cette vieille tache, et qui semblent retomber toujours sous le poids de cette fatalité. Quant au roi Stanislas-Auguste, il pâlissait d’anxiété et d’incertitude; il était peut-être de cœur avec les réformateurs de la diète, la crainte l’enchaînait à la Russie. Il voulait rester roi, fût-ce d’un royaume grand comme son chapeau, et dans ses faiblesses il était vraiment l’image mélancolique et débile des pouvoirs touchés par la fatalité. Niemcewicz fut dès le premier jour un des chefs de ce parti national qui tentait ouvertement la conspiration généreuse de sauver l’indépendance du pays par la régénération intérieure. Il était de cette élite des Czartoriski, des Kosciusko, des Kollontay, des Mostowski, des Wessenhof, et, se multipliant avec le péril, il employait toutes les formes de l’action; il dirigeait et enflammait l’opinion par la presse, par la tribune, par le théâtre. Constitutionnel de principes et de goût, mais patriote avant tout, ce qu’il poursuivait dans ses adversaires, c’étaient moins des dissidens d’opinion que des auxiliaires de l’étranger. Pour lui, le Russe était l’ennemi, et il le criblait de traits mordans et sanglans, sans épargner la majesté de la grande Catherine elle-même, fort éclaboussée dans la mêlée.
Niemcewicz, sans avoir l’esprit fait pour les grands desseins, avait le don de l’action et de l’initiative. Ce fut lui qui, avec Mostowski et Wessenhof, créa à cette époque la Gazette Nationale et Étrangère œuvre de polémique sérieuse et hardie destinée à soutenir les réformes, à les populariser par le retentissement de la presse. Il n’a pas assez de cette arme du journal, il se sert du théâtre pour électriser l’esprit public, pour intéresser le peuple tout à la fois aux souvenirs de sa vie nationale et à ses destinées nouvelles. Il écrit le Retour du Nonce dans ses foyers et Casimir le Grand. C’étaient des commentaires rapides et vivans de tout ce qui agitait les âmes. Le Retour du Nonce mettait en présence l’ancienne et la nouvelle Pologne personnifiées. Ces œuvres étaient reçues avec passion; mais c’est surtout dans la diète que Niemcewicz déployait sa prodigieuse activité, éclairant toutes les questions d’une lucide et véhémente éloquence, exerçant bientôt la fascination d’un esprit supérieur. Chacun de ses discours était un acte, soit qu’il défendît l’hérédité du trône en rappelant qu’il y avait eu des peuples libres sous des rois, et que César et Cromwell avaient été des oppresseurs sans être couronnés, — soit qu’il soutînt la cause de l’émancipation des paysans au point de s’attirer les apostrophes d’un de ces fiers woïévodes qui ne comprenait rien que la noblesse, et qui lui disait en lui serrant la main à le faire crier : « Traître, tu as été gentilhomme et tu fraternises avec les vilains! » — soit enfin qu’il dressât l’acte d’accusation du parti de Branicki, de Félix Potocki, et de la Targowiça naissante. La tactique de ce parti était d’embarrasser les décisions de la diète, de traîner en longueur, en attendant de prendre les armes et d’offrir à la Russie ce facile prétexte d’intervention. Niemcewicz dévoilait hardiment ce système, poursuivait ces conspirateurs et réclamait l’armement du pays. Orateur, publiciste, écrivain dramatique, il marchait au même but. La constitution du 3 mai fut votée, mais il était trop tard; le principe de non-intervention n’était pas alors proclamé. Époque singulièrement émouvante de l’histoire de Pologne, où l’existence nationale elle-même était enjeu, où l’intensité de la passion publique se manifestait quelquefois par les scènes les plus curieuses, où le drame était partout, dans les salons, dans les assemblées, au théâtre! Un jour on représentait le Casimir le Grand de Niemcewicz, et le triste roi Stanislas-Auguste était présent. Dans une scène du drame, Casimir disait : « Au besoin, je me mettrai à la tête de mon armée pour défendre les nouvelles lois! » La salle entière frémit. Stanislas-Auguste, s’avançant hors de sa loge, répéta avec un semblant d’énergie : « Oui, je me mettrai... » Sa voix disparut dans une explosion frénétique. Malheureusement quelques jours plus tard Stanislas-Auguste ne se mettait pas du tout à la tête de son armée pour défendre les nouvelles lois; il passait lui-même au camp de la Targowiça; les Russes allaient camper à Varsovie, et pour le moment la Pologne avait vécu. A l’heure même où les trois puissances du Nord ouvraient la guerre contre la France révolutionnaire, qu’elles accusaient de ne pas respecter le droit public, elles consommaient de leur propre main ce dernier attentat que le comte de La Marck stigmatisait d’un cœur indigné dans le secret de ses correspondances avec Mirabeau.
C’en était fait de la constitution du 3 mai, de l’indépendance nationale elle-même livrée par la Targowiça, et pour la première fois Niemcewicz émigrait avec le prince Adam Czartoriski, le comte Ignace Potocki, Hugues Kollontay et bien d’autres. Il partait le cœur plein de colère contre les Russes d’abord, puis contre ces conspirateurs qui s’étaient faits les instrumens de la ruine de la Pologne, et, s’arrêtant à Vienne, il lançait contre eux un pamphlet terrible, la Bible de Targowiça qu’il appelait aussi les Livres féliciens par allusion au nom de Félix Potocki. Pour parler à l’imagination d’un peuple religieux, il avait choisi cette forme biblique, popularisée depuis par Mickiewicz dans les Pèlerins polonais. Ce n’était cependant rien moins qu’un livre religieux; c’était une véritable explosion d’ironie sanglante contre les héros de la Targowiça. C’est le dernier mot de l’invective et du sarcasme. Une chose curieuse, c’est que ce pamphlet, imprimé secrètement à Vienne, se propageait en Pologne par les courriers de l’ambassade russe, et le duc de Richelieu lui-même, alors au service de la Russie, se trouvait chargé sans le savoir de porter ces pages mordantes qu’on se disputait à Varsovie. Niemcewicz aimait assez ces tours piquans. Il ne resta pas longtemps à Vienne; il partit pour l’Italie et s’arrêta à Florence, où il passa deux ans. Il avait le goût des arts, il aimait l’Italie: il n’était pas cependant sans avoir l’œil sur la Pologne, lorsqu’un soir il reçut la visite d’un inconnu envoyé par un autre grand émigré, Kosciusko, et chargé de lui porter le salut polonais, qui ressemblait à un appel : landetur Jesus-Christus! C’était le signal d’une suprême protestation de la Pologne contre le partage et d’un dernier combat pour la constitution du 3 mai. Cette tentative de 1794 avait été préparée par Kosciusko, Ignace Potocki, Kollontay. L’insurrection avait éclaté, les Russes avaient été chassés de Varsovie, et la révolution se trouvait presque miraculeusement accomplie. Niemcewicz accourut aussitôt à l’action et au péril.
C’était une révolution sans avenir peut-être; elle n’a pas moins un intérêt puissant par son caractère, par ses mobiles et ses personnifications. Elle a surtout cela de curieux que pour la première fois le peuple entre en scène dans ce drame des destinées de la Pologne. Les chefs de l’insurrection de Varsovie étaient des bourgeois, mieux encore, des ouvriers, le boucher Sierawski, le cordonnier Kilinski, — le roi Kilinski, — comme l’appelaient avec ironie les Russes. Kilinski est un des personnages originaux du temps; c’est lui qui donne le signal du combat, il descend dans la rue après avoir communié. C’est un homme naïf, d’un bon sens énergique, d’une imagination colorée de poésie naturelle, ardemment patriote, sans haine d’ailleurs et nullement sanguinaire; il ne donne la mort que par nécessité de combat, et, dans des mémoires qu’il a laissés, il a des expressions singulières pour caractériser cette nécessité : il appelle cela, apaiser des officiers russes, tranquilliser des Cosaques. Le gouverneur russe de Varsovie le fit venir, et, croyant l’intimider, il entr’ouvrit son manteau pour montrer au cordonnier les décorations constellant sa poitrine. «Regarde, bourgeois, et tremble! lui dit-il. — Monseigneur, répondit le cordonnier, je vois chaque nuit dans le ciel des étoiles innombrables, et je ne tremble pas. » La présence de Kilinski dans le gouvernement provisoire de Varsovie était un phénomène assurément nouveau. Le chef même de cette révolution, Thadée Kosciusko, se sentait l’homme du peuple combattant pour le peuple; il portait volontiers la casaque du paysan. Ce n’était pas un grand homme dans le sens éclatant du mot, c’était une âme ferme, droite et sobre, se dévouant simplement à sa patrie. Malheureusement pour la révolution polonaise, le plus difficile n’était pas de vaincre par surprise; elle avait à s’organiser et à se défendre dans le cercle de feu où elle était enfermée par les Russes et les Prussiens. Dombrowski, celui qui devait être le chef des légions polonaises, était chargé de tenir tête aux Prussiens; Kosciusko restait pour faire face à Suvarov, qui s’avançait, et au général russe Fersen, qui manœuvrait sur la Vistule pour revenir sur Varsovie. Ce n’était plus le temps de délibérer et d’écrire; Niemcewicz se faisait soldat volontaire, aide-de-camp de Kosciusko. Le 6 octobre 1794, ils quittaient tous les deux Varsovie en secret et partaient pour l’armée; trois jours après, ils étaient à Macieiowice, point de réunion des forces polonaises, qui ne s’élevaient pas à plus de six ou sept mille hommes pour rompre les épais bataillons russes. On touchait au dénoûment, les deux armées étaient en présence. Le 9 au soir, Niemcewicz et le général Kaminski se promenaient et virent une nuée de corbeaux. « Vous rappelez-vous votre Tite-Live? dit Kaminski; ces corbeaux volent à notre droite, c’est un mauvais augure. » Le lendemain, le petit village de Macieiowice voyait périr la fortune de la Pologne dans une lutte inégale et sanglante. La petite armée polonaise succombait héroïquement; la plupart des chefs, Kaminski, Sierakowski, Kniaziewicz, Kopeç, étaient blessés et prisonniers. Niemcewicz, lui aussi, était gravement blessé. Kosciusko avait la tête fendue et perdait tout son sang; il n’exhala pas le cri suprême qu’on lui a prêté, cri du patriotisme vaincu et découragé : finis Poloniœ ! il ne reprit connaissance que le lendemain, et, voyant Niemcewicz auprès de lui, il lui demanda où ils étaient. « Hélas! dit Niemcewicz, nous sommes prisonniers des Russes. » Ce fut la fin de la révolution de 1794. L’odyssée commençait à devenir sombre pour Niemcewicz.
Qu’allait-on faire de tous ces prisonniers, chefs et soldats? Les uns étaient envoyés en Sibérie, au Kamtschatka, à Irkoutsk; les autres étaient conduits à Saint-Pétersbourg pour expier dans les cachots le crime d’un patriotisme obstiné. Ils marchaient en troupe sous la garde de détachemens russes traînant le butin ramassé dans toutes les demeures seigneuriales de la Pologne. Deux mois après la bataille de Macieiowice, harassés d’un pénible voyage, souffrant encore de leurs blessures, ils arrivaient à Pétersbourg par une froide nuit d’hiver. Niemcewicz, séparé de ses compagnons, ne savait trop ce qu’on voulait faire de lui. On le mit dans une barque, on lui fit traverser la Neva, qui charriait ses glaces, et un instant après il entendait se fermer derrière lui la porte de la citadelle. Il entrait dans une cellule obscure et humide ayant huit pieds de long sur huit pieds de large, éclairée par une petite fenêtre garnie de grosses barres de fer, contenant un poêle, un petit lit de bois, une chaise et une petite table. « C’est ici votre demeure, » lui dit-on. Il demanda à boire, on lui apporta de l’eau dans une écuelle de bois. Il était onze heures du soir, 10 décembre 1794, « date qui sera certes k jamais présente à ma mémoire! » disait-il. Niemcewicz passa là deux ans, ayant des compagnons de captivité qu’il ne pouvait voir, Mostowski, le banquier Kapostas de Varsovie, le brave Kilinski lui-même. Kosciusko était mieux traité; il avait pour prison la maison du commandant de la forteresse. Les Russes affectaient de voir en lui l’instrument naïf et honnête de quelques ambitieux, d’Ignace Potocki, de Kollontay surtout, qui n’avait échappé à la Russie que pour tomber entre les mains de l’Autriche. C’est cette période de sa vie que Niemcewicz a racontée dans un livre qu’il a appelé Notes sur ma captivité à Saint-Pétersbourg, expression vive et émouvante de ce que peut souffrir un esprit libre dans la solitude d’un cachot.
La Pologne, comme l’Italie, compte certes plus d’un chapitre de ce qu’on pourrait appeler la littérature des prisons et de l’exil. Le livre de Silvio Pellico est resté le type de ces tristes poèmes. Les Notes sur ma Captivité sont les Prisons de Niemcewicz. Un autre vaincu de Macieiowice, le général Kopeç, déporté au Kamtschatka, a laissé aussi des mémoires qui sont le récit de ses épreuves d’exilé et de prisonnier. C’est toujours la lutte de l’âme patriotique aux prises avec le malheur infligé par le maître étranger. Seulement, là où le patriote italien souffre, se résigne et pousse la mansuétude presque jusqu’à l’abdication, Kopeç, avec le même sentiment religieux, mais avec plus d’énergie, lutte et espère; Niemcewicz garde sa haine contre les Russes, sa sérénité dans l’épreuve. Il y a quelque chose de sain et de curieux dans cette ferme bonne humeur d’un homme en guerre avec la fortune et ne se laissant pas dompter. Il n’est point du tout larmoyant. Niemcewicz avait de cette vigueur d’âme qui s’enveloppe de gaieté et de grâce mondaine. Depuis qu’il est pris à Macieiowice, il ne cède pas un instant à l’intimidation. Vaincu, blessé et captif, il se sent supérieur aux Russes, et il se venge par une impitoyable ironie. Durant ce long voyage à Pétersbourg, il se moque du général Chruzczew, de son gardien Titov et de tous ceux qui le conduisent; il fait leur caricature. A son arrivée à la citadelle, il se moque même du ministre de l’intérieur, Samoïlov, grand personnage en habit de cour et tout chamarré de décorations, devant lequel il comparaît avec sa pelisse de peau de loup, son bras en écharpe et ses cheveux en désordre. « Je suis fâché, monsieur, lui dit-il d’un ton narquois, de paraître devant vous dans un costume aussi peu convenable. » Une fois dans la prison, on cherche à lui arracher des révélations. On l’interroge, on le presse, on le menace. « Je n’ai point de révélations à vous faire, dit-il à Samoïlov, et je n’ai point le talent de vous fabriquer des contes. Quant à vos menaces, je sais que je suis entre vos mains; je m’attends et je suis résigné à tout, je désire la mort plus que je ne la crains... En entrant dans ce cachot, j’ai laissé l’espérance derrière moi. »
Alors commençait cette vie de solitude mortelle à laquelle Niemcewicz n’échappait qu’en lisant, — car on laissait pénétrer jusqu’à lui quelques livres, — en essayant de faire passer dans la langue polonaise l’harmonieuse douceur de Racine ou l’élégante correction de Pope. Sentant le besoin de l’exercice, il avait imaginé un moyen singulier : avec les cheveux qui tombaient de sa tête et les poils de sa barbe, il avait fait une balle, et il jouait une heure tous les matins. Quelquefois l’été, pendant la nuit, il se collait aux barreaux de sa fenêtre, et, entrevoyant un coin du firmament, il passait des heures entières à rêver : il songeait à l’Italie, à Florence, à la Pologne déchirée et mutilée, à ses amis et à ses parens, qui ignoraient son sort. Il avait des momens de tristesse, mais son âme ne fléchissait pas. Un jour, le 4 juin 1796, il entendit de sa prison des décharges d’artillerie : il en demanda la cause, et on lui répondit que la grande-duchesse avait « daigné mettre au monde un fils. » Ce fils, c’était celui qui fut l’empereur Nicolas. « Ainsi, disait plus tard Niemcewicz, je n’étais pas encore sorti de ma prison d’alors que déjà s’empressait de naître l’homme qui devait, dans mes vieux jours, me forcer à chercher un tombeau sur une terre étrangère. » Triste et sombre fatalité des choses qui, de ce bruit du canon écouté indifféremment alors par un prisonnier polonais, faisait le signal mystérieux d’une ère plus terrible et lointaine encore pour la Pologne! Cette vie dura deux ans, et ne finit que par la mort de l’impératrice Catherine, frappée au mois de novembre 1796 d’une maladie étrange. Je ne redirai pas tout à fait le récit de Niemcewicz. Rien. n’est assurément plus bouffon que le tableau de cette cour suspendue aux mouvemens convulsifs du ventre de l’impératrice, placée entre une souveraine qui se débat dans l’agonie, mais qui peut se relever encore, et un grand-duc prêt à se jeter sur le sceptre.
Une conversation de soldats apprit cette mort libératrice à Niemcewicz. « Enfin nous aurons un tsar! disait l’un. — Il y a longtemps que cela n’est arrivé, disait l’autre; notre vieille matuszka (petite mère) s’est, je crois, suffisamment divertie. — Plus que suffisamment, reprenait un troisième; chacun son tour. J’espère que maintenant nos prisonniers sortiront. » Paul Ier, le nouveau tsar, se piquait d’une certaine magnanimité et même de justice pour la Pologne, dont il disait volontiers qu’il n’eût jamais souffert le partage. Il ouvrit la prison des Polonais, et il voulut aller lui-même porter cette bonne nouvelle à Kosciusko. Il fit plus : il combla ses captifs de dons et d’amitiés. Il eût voulu retenir Kosciusko et Niemcewicz, à qui il offrit des biens, des domaines; mais Kosciusko souffrait dans son âme patriotique : à peine dégagé de ses liens, quoique malade et affaibli, il avait hâte de fuir cette Russie, où il croyait toujours voir des espions, et, ne pouvant aller vivre dans la Pologne affranchie, il partit pour l’Amérique; Niemcewicz le suivit. Ils quittèrent cette Europe d’où le nom même de la Pologne semblait disparaître, libres et tristes, comblés de présens par l’empereur Paul et gardant l’immortelle blessure.
Cette fois l’émigration était lointaine. L’Amérique n’était point l’Italie, mais c’était une terre libre et hospitalière où déjà plus d’une fortune errante de l’Europe pouvait trouver un asile, et où de vigoureux patriotes travaillaient à former une nation : spectacle tout à la fois amer et instructif pour le fils d’une nation qui périssait! Pour des Américains encore tout chauds d’une guerre d’indépendance, ces fugitifs d’une race vaincue, ces échappés de la terrible Krepost (forteresse) de Pétersbourg avaient le double prestige du patriotisme et du malheur. Kosciusko était un La Fayette de la Pologne. Auprès de lui, Niemcewicz n’était point éclipsé. Accueilli partout, il se lia avec Washington, qui le reçut à Mount-Vernon, avec Adams, avec Jefferson, et c’est pour ce dernier qu’il écrivit, avec un enjouement mêlé de souvenirs douloureux, ce récit de sa captivité qui s’ouvre gaiement par un repas d’amis, la veille de Macieiowice, et qui finit par un tableau burlesque de la mort de Catherine. Niemcewicz fit aussi une autre connaissance en Amérique, celle du prince qui devait être le roi Louis-Philippe. Les deux émigrés se virent quelquefois et se lièrent d’amitié. La couronne du duc exilé ne pesait pas alors dans la balance de la destinée beaucoup plus que la plume de l’écrivain. Niemcewicz parcourut les États-Unis; il alla à Philadelphie, à New-York, à la Nouvelle-Orléans, et il finit par s’établir à Elisabeth-Town. Ses ressources tarissaient bientôt cependant; il se plia fièrement à cette vie nouvelle de pauvreté, ne voulant rien accepter de personne. Il sciait lui-même son bois et lavait son linge, il labourait un petit champ. Il menait ainsi une médiocre existence, lorsque la fortune vint un instant lui sourire : il se maria avec une femme d’une famille riche et honorable, veuve d’un de ses amis. Mme Kean-Livingston; mais il ne voulut rien changer dans sa manière de vivre, et il mît une délicatesse singulière à ne point profiter de la fortune de sa femme. Il comptait déjà cinq ans d’exil; la mort de son père se rappela un moment en Pologne en 1803.
Lorsque Niemcewicz arriva à Varsovie, il ne put voir aux portes de a ville une sentinelle prussienne sans se sentir le cœur serré, sans éprouver le tourment secret du patriote qui revient dans son pays livré à l’étranger. Il passa une année à arranger ses affaires; il alla voir ses amis les Czartoriski. Simple écrivain, il aurait pu jouir du succès de ses œuvres, éditées par son ancien compagnon Thadée Mostowski; mais il brûlait en quelque sorte en Pologne. C’est un temps dont il n’aima jamais à parler, et dont il ne se souvenait qu’avec amertume,. Tout le froissait et l’offensait. Il n’avait plus qu’une espérance, et il la plaçait dans un fait bizarre. Par une étrange coïncidence, après tous les remaniemens de la Pologne, le point de division entre tous ces fragmens dispersés d’un peuple s’appelait Niemirow. Le mot lui semblait un emblème; il voulait dire point de paix, — point de paix dans la Pologne partagée! Et puis c’était le moment où les frontières, les conquêtes et toutes les vieilles organisations des royaumes allaient être au bout de l’épée. Revenu en Amérique, Niemcewicz suivait tout ce mouvement guerrier de l’Europe, exalté ou découragé selon qu’il le voyait s’approcher de la Pologne ou s’arrêter. En 1806, la guerre avec la Prusse lui parut le signal décisif. Il partit de nouveau, et, en arrivant à Bordeaux, il apprit la paix de Tilsitt, qui créait le grand-duché de Varsovie.
Lorsqu’au lendemain de Macieiowice quelques soldats polonais, conduits par Dombrowski, allaient à travers l’Europe rejoindre les armées françaises et formaient ces légions animées à l’espoir de se rouvrir un chemin par les armes jusque dans la patrie morcelée, cette passion d’héroïsme semblait une folie aux esprits sages accoutumés à manier les affaires humaines. Et cependant ces héroïques illuminés tenaient leur parole : ils rentraient avec Napoléon. Une Pologne redevenait possible. Les Russes eux-mêmes le craignaient, témoin ce mot de la princesse Narichkin à Saint-Pétersbourg après la paix de Tilsitt : « au moins il n’y aura pas de Pologne, il n’y a qu’un ridicule duché de Varsovie. » Ce n’était que le grand-duché de Varsovie, il est vrai; mais il rendait à l’indépendance un fragment du sol national; une partie de ce peuple échappait à la Russie et à la Prusse. Il y avait une armée polonaise avec un chef polonais, et cette armée, deux ans plus tard, devait battre les Autrichiens. Niemcewicz s’attacha à cette création incomplète, qui était un commencement de renaissance. Il fut nommé secrétaire du sénat du grand-duché, inspecteur de l’instruction publique. En 1809, pendant la campagne contre l’Autriche, il fut chargé de la défense des remparts de Varsovie. Ces années furent pour lui pleines d’une infatigable activité. Il parcourait le pays, observant tout, étudiant tout l’industrie, l’agriculture, le commerce, les gymnases, et il trouvait encore le temps d’écrire des Voyages historiques. Il sentait que la Pologne renaissante touchait à une crise suprême. Elle avait gagné déjà dans la guerre de 1809 contre l’Autriche. Le dernier mot était dans le duel qui se préparait entre Napoléon et la Russie.
À ce moment décisif où s’ouvrait la campagne de 1812, Niemcewicz fut nommé commissaire pour l’armement du pays. Je ne sais ce que fit le commissaire; mais l’écrivain fit la guerre à sa façon, et vigoureux partisan, dans ses Lettres lithuaniennes, le plus virulent de ses pamphlets après la Bible de Targowiça. C’était sous une forme périodique, et dans le cadre le plus animé, un cliquetis d( lettres supposées, émanant d’hommes de tous les âges et de toutes les conditions, de patriotes, de tièdes, de soldats polonais, de Russes, d’Allemands, de Juifs, et toutes tendant à un seul but, — enflammer le pays. Niemcewicz y prodiguait la verve, l’ironie, la passion, le travestissement. Une chose curieuse à remarquer dans ces Lettres lithuaniennes, c’est que l’espoir est grand tant que Napoléon reste en Pologne. Jusque là tout est confiance passionnée et enthousiasme. Dès que Napoléon franchit la frontière pour s’enfoncer en Russie, l’inquiétude commence, l’angoisse s’accroît de jour en jour. Révélation instinctive de toute une situation! Si l’intérêt de la Pologne eût été écouté en effet, et peut-être aussi, — pourquoi ne pas le dire? — si l’intérêt de la France elle-même eut été plus mûrement posé, Napoléon serait resté campé dans sa force, organisant la Pologne, s’appuyant sur elle sans en dépasser les frontières et réduisant la Russie à accepter la paix. C’était le conseil du prince Joseph Poniatowski et de bien d’autres; c’était le sentiment de toute la Pologne exprimé par Niemcewicz. Le destin emporte l’empereur. Il y a encore un moment d’inexprimable anxiété; puis le reflux des armées commence, et tout disparaît dans l’effroyable déroute. Niemcewicz lui-même est emporté jusqu’à Dresde, où il souffre de la misère, de la fièvre et du bombardement. C’est la fin d’un grand rêve, et lorsque le dernier mot de ces catastrophes va jaillir du choc des armées sur d’autres champs de bataille, tout change de face. Ce n’est plus ni la Pologne d’autrefois ni le grand-duché de Varsovie de 1811, c’est la Pologne des traités de Vienne, c’est le royaume russe de 1815 avec la Galicie annexée à l’Autriche et Posen à la Prusse; c’est en un mot le partage sanctionné pour la première fois par l’Europe avec des garanties douteuses, une vague promesse de libéralisme à Varsovie et la certitude de luttes nouvelles.
Ce royaume de Pologne pourtant, tel qu’il sortait des crises violentes de 1815, tel qu’il échappait à l’ambition à la fois audacieuse et équivoque de l’empereur Alexandre, ce royaume avec sa constitution, son autonomie apparente, son armée et cette ombre d’organisation nationale que lui promettaient les traités, pouvait encore être un espoir, et c’est par là qu’il fit illusion un instant à de sincères patriotes, à Kosciusko lui-même comme à Niemcewicz. Alexandre flattait ces hommes, il cherchait à les rallier, il allait au-devant des généraux qui avaient servi Napoléon, et s’étudiait à laisser entrevoir mille perspectives souriantes au patriotisme polonais. L’illusion ne fut pas longue. Kosciusko, déçu, s’en alla mourir dans la solitude, à Cracovie, sur le dernier fragment du sol polonais resté libre, et Niemcewicz revint à Varsovie pour y vivre quinze ans, retiré de la scène publique, indépendant, exerçant toujours son prodigieux esprit et assistant en témoin dangereux à cet essai de régime constitutionnel qui commençait. Les années venaient sans éteindre le feu de son patriotisme et de son esprit. C’est peut-être l’époque la plus active de sa vie littéraire. Tantôt il créait le roman historique dans les Deux Sieciech en opposant habilement les mœurs de l’ancienne Pologne et les mœurs de ce siècle, le zupan et l’habit moderne; tantôt, dans les Chants historiques, il réveillait tout un passé d’héroïsme et livrait à l’imagination populaire le récit des vieux exploits polonais, la ballade de l’hetman Zolkiewski; tantôt enfin il écrivait l’Histoire du règne de Sigismond III, racontant avec une verve passionnée la prise et l’incendie de Moscou par les soldats de Zolkievvski, au reflet d’un récent incendie qui donnait à ses pages une sorte d’intérêt tout présent. Même vaincu, l’historien aimait à tourner ce fer dans la plaie des Russes; c’était une représaille contre la fortune. Niemcewicz a épuisé réellement presque tous les genres de littérature, excepté la philosophie, qu’il n’aimait pas et dont il disait qu’elle kantait les têtes polonaises. Il écrivait des histoires, des tragédies, des romans, et il semait l’ironie sous la forme légère de fables presque toutes politiques et toujours sanglantes, déguisant à peine les personnages. C’était un fabuliste impitoyable.
Ceux qui ne cherchent dans les œuvres de l’esprit que la valeur esthétique, la science et l’art, ceux-là trouveront sans doute à reprendre dans tout ce qu’a écrit Niemcewicz; ils montreront des faiblesses de poésie dans ses chants, des omissions dans ses histoires, des préjugés, des emportemens, des légèretés; ils lui reprocheront de ne voir que l’incendie de Moscou dans le règne de Sigismond III. C’est que Niemcewicz n’était pas simplement un artiste écrivant pour écrire, se livrant dans une atmosphère paisible à toutes les délicates recherches de l’art et de la science, ou se complaisant à dérouler le tissu des événemens et des fictions. Il se servait de toutes les formes de l’esprit sous l’obsession d’une pensée unique, avec l’unique dessein de servir la bonne cause comme il pouvait, selon son expression. L’inspiration patriotique allumait son intelligence, et si le génie de l’histoire ou de la poésie lui faisait des reproches, il répondait moitié triste et moitié badin, sans triompher et sans plier le front : Civis polonus sum ! Ce cri du citoyen retentissait partout en terre polonaise. Les chants historiques étaient répétés dans les salons et sous le toit du pauvre. Le Règne de Sigismond III était, il est encore un des tableaux les plus vifs et les plus attachans, un de ces livres où la jeunesse ne cesse d’aller puiser le sentiment de la grandeur nationale. Une autre chose à remarquer et qui explique comment, sans atteindre la perfection de l’art, Niemcewicz a été un des hommes le plus populaires, c’est que patriote, écrivain, il avait le don d’initiative que je signalais en lui. Le premier dès la grande diète, il se sert du journal et crée la comédie politique par le Retour du Nonce. Le premier, plus tard, il ébauche le roman historique, et le premier il fait du pamphlet une littérature. Le premier aussi, par un triste privilège, il subit la prison et l’exil, il laisse sa trace dans cette citadelle de Pétersbourg où tant d’autres ont passé après lui. Il marche en avant comme un éclaireur étincelant sur tous ces chemins battus par la Pologne de notre temps. C’est ce qui lui donnait la popularité, l’ascendant, et ce qui faisait de lui à cette époque, entre 1815 et 1830, une sorte de dictateur de l’opinion publique en face de cet autre dictateur, le tsarévitch Constantin, que l’écrivain appelait plaisamment le « Napoléon du Belvédère. »
C’est là en effet le trait saillant de cette époque où s’ouvre une expérience qui ne pouvait aboutir qu’à un affranchissement nouveau de la Pologne ou à un asservissement complet. Dans ce royaume qui avait une constitution, une diète, des lois distinctes, une armée nationale, le libéralisme était l’ombre, la réalité était la dictature, — une dictature bizarre comme celui qui l’exerçait : prince singulier, mélange du barbare et de l’homme civilisé, à la taille svelte et élégante et aux traits du Kalmouk, aux sourcils fauves et hérissés, au nez retroussé et aplati, à la voix rauque. Le grand-duc Constantin avait des qualités de cœur ; mais dans ces qualités mêmes il y avait quelque chose de violent et de farouche. Il avait une sorte de culte pour la mémoire de son père l’empereur Paul, et gardait contre ses assassins un ressentiment amer. Il s’était épris d’un amour ardent pour une jeune Polonaise, Mlle Grudzinska, depuis princesse de Lowicz, et pour elle, pour pouvoir l’épouser, il renonça à la couronne des tsars; il abdiqua son titre d’héritier de l’empire. L’empereur Alexandre négocia habilement cette cession de droits, craignant la terrible nature de son frère, et en échange il lui abandonnait la Pologne comme une sorte de royaume feudataire. Constantin resta quinze ans le dictateur de la Pologne, à peine tempéré dans ses colères par la douce influence de la princesse de Lowicz, effrayant quelquefois Varsovie, dont il parcourait les rues au galop des quatre chevaux de sa voiture, jouant volontiers au Napoléon, passant des revues, frappant impitoyablement ses soldats pour un bouton d’uniforme qui manquait, et se piquant d’ailleurs d’avoir une belle armée. Il mettait sa passion dans cette armée, et plus tard, pendant la guerre de 1831, voyant un jour les Russes à demi en déroute, il applaudissait avec une sorte d’amour-propre curieux à ses braves Polonais. Le tsarévitch avait des accès de bonhomie et de bruyante gaieté, et il se laissait aller parfois à des caprices bizarres jusqu’à faire pendre un singe qui l’importunait de son bruit, et à infliger la bastonnade à un cheval qui avait fait un faux pas. C’était un étrange roi constitutionnel qui aimait, dit-on, les Polonais en les rudoyant et en les corrompant tant qu’il pouvait. Constantin dominait Varsovie et, je l’ai dit, l’effrayait même parfois; Julien Niemcewicz avait la dictature de l’esprit. Il n’était rien, et il était tout-puissant sur l’opinion. Sans titre, sans fonction, sans caractère public, il était souvent l’inspirateur des délibérations de la diète et l’âme des résistances patriotiques. Seul peut-être il bravait le grand-duc Constantin, et même il se moquait de lui. Le tsarévitch avait la manie d’exiger le salut militaire. Niemcewicz, toutes les fois qu’il le rencontrait, lui faisait ce salut avec une ostentation comique. Un jour il descendit de voiture pour se mettre au port d’armes; Constantin finit par le dispenser de tout salut. Dans ses démêlés avec le grand-duc, Niemcewicz se servait d’un talisman singulier : il avait reçu de l’empereur Paul une tabatière ornée d’un portrait; lorsqu’il voyait le tsarévitch bouillonner de colère, il tirait sa tabatière et montrait le portrait de Paul Ier, qu’il appelait « mon bienfaiteur, mon libérateur. » La colère de Constantin tombait magiquement à cette vue de l’image de son père. Niemcewicz au reste était presque aussi despote à sa manière que son terrible rival. Il inspirait une véritable frayeur aux douairières des salons, dont il dévoilait les intrigues, aux traîtres, dont il poursuivait les connivences, à tous ceux qu’il appelait « les volontaires de la bassesse. » On le redoutait avec sa pelisse de peau d’ours sous laquelle se cachait l’homme toujours prêt à lancer l’épigramme, le trait mordant, le bon mot impitoyable. Ses fables étaient de vrais petits drames où tous les personnages connus avaient une place.
D’ailleurs, en poursuivant cette guerre patriotique, Niemcewicz avait un sentiment élevé de l’honneur national; s’il voulait le préserver par l’ironie de la bassesse et de la servilité, si même, dans les limites d’une action juste et sérieuse, il était encore prêt à tout pour son pays, il avait aussi le conseil droit et modéré. Un jour, à l’époque du couronnement de l’empereur Nicolas à Varsovie, en 1829, un complot avait été formé pour frapper la famille impériale tout entière; la conscience des conjurés eux-mêmes s’émut de ce sinistre projet, et l’un d’eux, avant de frapper le grand coup, voulut avoir du moins l’avis d’un patriote éprouvé. Il alla tout confier à Niemcewicz. L’heure d’agir était proche; Nicolas devait être assailli avec les siens au moment où il placerait sur son front une couronne polonaise dérisoire. Niemcewicz sentit se réveiller tout ce qu’il avait de chaude éloquence pour combattre cette pensée de meurtre qui était le démenti de toutes les traditions nationales et du caractère polonais lui-même, qui altérait la cause de la Pologne dans sa pureté et dans sa noblesse, et pouvait la déshonorer aux yeux du monde. Il détourna l’arme des jeunes fanatiques. Cette popularité de Niemcewicz, si redoutable à la Russie, servait du moins cette fois à protéger le tsar dans sa vie et dans celle de sa famille. Le vieux patriote de Macieiowice voulait combattre les Russes de toutes les forces de son âme et de son esprit sans souiller une pensée de résurrection d’un meurtre contraire à toute l’histoire de Pologne. Deux ans plus tard, la révolution de 1831 avait déjà éclaté, un chef militaire qui s’était illustré sous l’empire, qui avait recueilli des mains du prince Poniatowski mourant le commandement de l’armée polonaise, mais qui depuis s’était tristement signalé par sa servilité envers la Russie, le général Vincent Krasinski, rentrant à Varsovie, était sur le point d’être massacré par une foule furieuse; il avait déjà la corde au cou. Niemcewicz se jeta au-devant de la populace; il pria, supplia, invoqua si énergiquement le souvenir de son compagnon Kosciusko, l’honneur de la patrie, qu’il arracha la victime au peuple. Il ne sauvait pas seulement un homme, qui d’ailleurs le lendemain était de nouveau un traître, il donnait peut-être à la Pologne un de ses plus énergiques poètes, Sigismond Krasinski, dont le génie serait resté étouffe sous le poids d’un crime populaire, et que la mort tragique de son père eût réduit au silence. Niemcewicz avait flagellé de sa satire le général Krasinski pour son vote complaisant dans le jugement de la conspiration de 1827; il le sauvait d’un emportement du peuple en 1831. Il était dans son rôle de dictateur de l’opinion, implacable pour le Russe, pour le servile du Russe, énergique à sauver l’honneur d’une révolution nationale.
Quand vinrent ces grands jours de la révolution de 1831, qui s’éclairent de ces quinze années de lutte, de cette double dictature de Constantin et de Niemcewicz, d’une commotion nouvelle de l’Europe, le vieux patriote était naturellement un des chefs de cette résurrection. Il avait soixante-treize ans déjà, et n’était pas moins actif. Il entra au conseil national créé dans le premier moment à Varsovie; mais la révolution polonaise n’avait pas seulement à former des conseils et des gouvernemens, elle avait à tenir tête à la Russie d’un côté, et de l’autre à négocier avec l’Europe, à chercher des amitiés, des appuis, s’il y en avait pour elle. Ce fut Niemcewicz qu’on envoya à Londres, et il y alla avec un jeune Polonais devenu aujourd’hui ministre en France, le comte Walewski. Il faut se souvenir de ce temps où tout était effervescence en Europe. De quoi s’agissait-il, à vrai dire, pour la Pologne? Il s’agissait pour elle de tenir son drapeau assez longtemps pour se fortifier des sympathies croissantes des peuples, pour que l’Europe, dans un intérêt de paix universelle, sinon dans un intérêt d’humanité, pût offrir une médiation. Les Polonais soutenaient vigoureusement la lutte contre la Russie, et Niemcewicz négociait à Londres; il négociait en représentant personnellement estimé d’une puissance qu’on ne reconnaissait pas, qu’on aimait théoriquement, dont on désirait peut-être le succès, et pour laquelle o\ ne voulait rien faire. Le journal que Niemcewicz a laissé sur ce temps n’a point vu le jour encore; le prince Adam Czartoriski détache seulement les extraits de quelques lettres qui éclairent cette épineuse mission et le rôle de l’Angleterre au milieu de ces événemens.
Les difficultés étaient grandes. D’abord Niemcewicz se trouvait dans un monde presque entièrement renouvelé depuis sa jeunesse. Il le disait lui-même avec un accent de plainte secrète : « Mes anciennes connaissances, Fox, Sheridan, sont malheureusement morts; je ne connais plus personne ici... » Pourtant il trouvait sans effort les amitiés les plus hautes : il se liait avec le frère du roi, le duc de Sussex, avec lord Grey, avec lord Palmerston; il voyait M. de Talleyrand, qu’il appelait toujours « le renard boiteux. » Après tout, que voulait l’Angleterre? comment voyait-elle cette lutte engagée par une nation? On peut s’en faire une idée par un entretien que Niemcewicz avait avec lord Palmerston le 25 août 1831. « J’ai dit à lord Palmerston, écrit-il au prince Czartoriski, que notre cause est celle de l’Europe, celle de l’humanité, A défaut d’autre mérite de notre part, celui-ci devrait déjà être grand aux yeux des puissances étrangères que nous ayons détruit l’opinion qu’on s’était formée sur la force invincible de la Russie. — Oui, dit lord Palmerston, vous avez fait et vous faites encore des prodiges; nous n’aurions jamais supposé que vous pussiez résister si longtemps. — Cela ne vaut-il pas la peine alors, répliquai-je, de conserver une telle nation? Pourquoi ne feriez-vous pas pour nous ce que vous avez fait pour la Grèce et la Belgique? — Avec vous c’est autre chose, répondit lord Palmerston; la Grèce a lutté pendant cinq ans, la Porte ne pouvait parvenir à la dompter. Notre commerce souffrait beaucoup des corsaires. — Mais le choléra est bien plus terrible que les corsaires, et il s’avance avec les Russes. — Ah! si vous remportiez une victoire décisive, cela pourrait changer l’aspect des affaires. Quant aux Belges, c’est le roi des Pays-Bas lui-même qui nous a invoqués comme garans des traités de Vienne ; nous avions ainsi le droit de nous y mêler, tandis que Nicolas ne fait pas appel à notre médiation. — Ainsi, si Varsovie succombait, vous nous abandonneriez? — Jamais, répondit-il, nous ne permettrons qu’on touche à un cheveu des traités de Vienne, et nous vous appuierons énergiquement. — Mais il ne s’agit pas de traités maintenant pour nous : il s’agit d’indépendance et d’une dynastie, et cette dynastie, nous l’accepterions volontiers des mains de l’Angleterre. — Lord Palmerston se tut; mais son visage trahit une visible satisfaction... » Et Niemcewicz finit ainsi le récit de cet entretien peu encourageant : « En un mot, tout notre espoir est en Dieu et dans une bonne victoire! »
La victoire malheureusement ne venait pas. Cette guerre de Pologne n’était qu’une suite de désespoirs héroïques entrecoupés de prodiges inutiles. Lorsque Niemcewicz parlait d’indépendance, on lui répondait par les traités de 1815; lorsque Varsovie tombait sous l’effort des armes russes, lord Palmerston lui disait : « Il fallait prolonger la lutte, tenir au moins jusqu’à la fin d’octobre. » Lord Grey était plus franc dans un entretien avec Niemcewicz. Celui-ci lui adressait nettement cette question : « Eh bien! ferez-vous quelque chose pour nous? — Rien, » répondit lord Grey. La chute de Varsovie, sans être entièrement imprévue peut-être pour le négociateur polonais, lui inspirait une amertume profonde; elle mettait fin à sa mission, mais il lui restait encore à disputer, s’il le pouvait, quelque dernière marque de sympathie, à sauver quelques garanties, ne fût-ce que celles de 1815, à s’occuper surtout des émigrés. Il parcourait l’Angleterre, l’Ecosse, l’Irlande; il organisait des meetings, des loteries, toute une agitation de bienfaisance en faveur de ses malheureux compatriotes. Il était le plénipotentiaire de l’exil, et dans ses relations, suivies avec esprit, ce volontaire de la diplomatie ne se refusait pas à l’occasion le mot piquant. Un jour, en 1833, au moment où l’empereur Nicolas était allé en Allemagne pour nouer cette alliance du Nord que la guerre d’Orient a brisée, Niemcewicz visitait lord Palmerston, et il lui parlait de tout ce mouvement allemand : « Je dois vous faire mes complimens de condoléance, milord, lui dit-il tout à coup; il paraît que vous êtes un peu en disgrâce à Saint-Pétersbourg. » Lord Palmerston sentit la fine raillerie, et répondit en souriant : « Peu m’importe leur faveur ou leur défaveur, j’irai toujours mon droit chemin. — Mais la Pologne? dit Niemcewicz. — Vous pouvez être certain, reprit le ministre anglais, que vous ne désirez pas plus que moi de voir la Pologne heureuse; mais on ne peut pas toujours faire ce qu’on désire. » Il fallait rester sur cette maigre consolation, dernier mot de la politique de l’Angleterre et de la mission du patriote polonais à Londres.
Ce n’est qu’en 1834 que Niemcewicz vint en France, et c’est là désormais qu’il vécut jusqu’au dernier jour. Il avait émigré pour la première fois en 1792; 1834 le trouvait encore exilé. Tout avait changé autour de lui en Europe et en France; il n’y avait que la pensée de sa vie qui fût restée en lui intacte et invariable; sa bonne humeur même survivait tout entière, et après avoir tout éprouvé, tout épuisé, après avoir vu tout manquer, il ne se croyait pas dispensé d’agir et de servir. C’est ce qu’il appelait gaiement « continuer le service, quoique sans uniforme, » faisant allusion à l’usage russe de laisser ou de retirer l’uniforme aux fonctionnaires destitués. Il modifiait à son usage le mot ancien et ne regardait comme possible pour le fils d’une patrie souffrante que le negotium cum dignitate. Quant au repos, il ne se le promettait qu’en Dieu, — et encore. ajoutait-il, il ne voulait pas jurer de s’abstenir, même dans l’autre monde, de toute agitation pour la Pologne. Il était, à vrai dire, dans cette dernière émigration ce qu’il avait toujours été, animé, plein de feu, prompt à l’épigramme et à la saillie. Il y a des natures tristes jusque dans le bonheur, et il ne faut jamais leur en vouloir, car cette tristesse n’est que l’excès d’une susceptibilité morale qui est le signe de leur noblesse. Il y a des natures souriantes jusque dans l’adversité. Niemcewicz était une de ces dernières natures. Dans sa gaieté néanmoins, il gardait l’instinct sérieux et élevé, et en aimant à vivre dans les salons, à lancer des mots malicieux, surtout à l’adresse des femmes, comme un homme du XVIIIe siècle, il avait d’autres pensées. Il s’occupait sans cesse du sort des pauvres réfugiés ; il créait des institutions de bienfaisance pour eux, des écoles pour la jeunesse et les enfans nés dans l’exil. Il était l’un des fondateurs d’une bibliothèque polonaise, un des promoteurs d’une société historique chargée de rechercher dans les archives françaises, anglaises, italiennes, tout ce qui peut éclairer l’histoire de la Pologne.
Exilé dans ce pays qu’il avait vu autrefois et qu’il trouvait si singulièrement renouvelé, il faisait par intervalles quelques visites aux Tuileries, où il était reçu comme un des chefs de l’émigration polonaise et comme une vieille connaissance. La destinée a des jeux bizarres : elle remettait en présence deux hommes qui s’étaient rencontrés, il y avait trente-cinq ans, aux États-Unis, sans se douter alors qu’ils se retrouveraient ailleurs, le prince devenu roi, l’écrivain émigré toujours émigré, et que l’un et l’autre, le prince et le patriote polonais, finiraient également par mourir sur une terre étrangère. Niemcewicz était dans une de ces situations où l’on sent vivement ces jeux de la fortune, où l’on se défie de la prospérité, et un soir il écrivait dans son journal ces simples mots dont toute l’éloquence est dans les événemens : « Je passais hier devant les Tuileries. J’ai vu à la fenêtre le petit comte de Paris aux bras de sa nourrice. Pauvre petit ! c’est dans des temps difficiles et incertains que tu es né ; quel avenir t’attend ?… » Niemcewicz se retira en 1839 à Montmorency. De là il se rendait souvent avec le général Kniaziewicz à Billancourt, chez le comte Thadée Mostowski, son ancien compagnon de la grande diète, de la Gazette nationale, du cachot de Pétersbourg, et l’éditeur de ses œuvres au commencement du siècle. Il achevait de vivre au milieu des souvenirs de sa jeunesse. Avant de mourir, il fit un testament où il se peignait tout entier. Il partageait sa petite fortune entre ses compagnons d’exil et des œuvres patriotiques, et il léguait aussi une somme de 5,000 fr., avec les intérêts accumulés, à celui qui remporterait la première victoire sur les Russes. Il avait déjà plus de quatre-vingts ans, et il s’éteignit en 1814. Il est resté déposé à Montmorency; c’est là que son historien, le prince Adam Czartoriski, allait récemment le rejoindre. Niemcewicz voulut être mis au tombeau avec la bague commémorative donnée aux fondateurs de la constitution du 3 mai 1791.
Cette date du 3 mai reste comme la marque indélébile d’une génération dont Niemcewicz est une des plus brillantes personnifications. Pour les hommes de ce temps, là était l’espérance, et plus ils avaient espéré, plus aussi ils avaient ressenti la déception de la défaite. Depuis ce moment, ils ont agi, ils se sont dévoués; mais le jour où leur œuvre avait été abattue, ils avaient cessé de croire. « Pour Niemcewicz, dit le prince Czartoriski dans des pages pleines d’une émotion sérieuse, sa muse est depuis lors tantôt triste et plaintive, tantôt pleine de fiel et d’amertume; mais on chercherait en vain chez lui l’accent d’un espoir ranimé, d’une âme confiante... Tout au plus alla-t-il jusqu’à célébrer les anciens exploits; il n’entonna jamais l’hymne de la délivrance et de la résurrection. L’espérance, une fois abattue par le désastre de la Targowiça, n’a jamais pu retrouver dans son âme son ancienne vigueur. Tout cela ne l’empêchait pas de prendre part à chaque effort national : il le faisait par devoir, pour n’avoir rien à se reprocher; mais dans un avenir prochain il n’entrevoyait que des malheurs incessans dont le terme lui échappait, qui devaient durer plus que sa propre vie. » Quel est le secret de ce découragement intérieur de toute une génération? Niemcewicz le dit : c’est l’esprit du temps où elle était née, du XVIIIe siècle. Dans l’accomplissement de leurs desseins de rénovation, Niemcewicz et ses contemporains manquèrent de cet énergique instinct religieux qui fortifie un peuple dans sa vie morale, l’aguerrit contre son infortune même et ravive l’espérance jusque dans la défaite. C’est justement cet instinct qui, sous la dure pression du malheur, s’est réveillé dans la Pologne nouvelle, et qui donne au mouvement actuel un caractère si étrange et si émouvant, en faisant de la prière et de la passion du sacrifice un moyen de lutte. C’est ce qui fait la différence entre la génération d’autrefois et la génération d’aujourd’hui. La première avait cessé de croire, celle qui lui succède a retrouvé la foi par la souffrance; mais il est un trait par lequel les deux générations se ressemblent : l’une et l’autre auront supporté avec la même intrépidité les mêmes épreuves. « Des déboires! disait un Polonais éminent, je ne vis que de cela depuis trente ans! » Et qui peut dire de combien de déboires, d’épreuves, de déceptions, de luttes obscures et ingrates se compose la résurrection d’un peuple?
CHARLES DE MAZADE.