Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 94-107).

XIX


Sept ans ont passé, qui furent une véritable idylle ; deux enfants sont nés, mettant le comble à notre félicité ; mon beau-père étant mort, ma belle-mère vécut avec nous jusqu’en 1880, — sa perte nous a causé une grande peine.

Ma femme partageait mes idées ; elle disait que l’homme doit s’occuper du bien-être général, sans négliger ni son travail ni son foyer.

Je restai toujours à la tête de mon syndicat ; en 1875, je fus de la Commission d’initiative d’une délégation ouvrière envoyée à l’exposition de Philadelphie, délégation libre, c’est-à-dire qui n’acceptait ni la gérance, ni la souscription de l’État.

La souscription produisit 44.000 francs ; trente délégués purent partir en Amérique ; à leur retour, je fus chargé du rapport d’ensemble de cette délégation ; je n’acceptai aucune rétribution pour cela et le rapport que je fis fut imprimé.

Je faisais peu d’action militante ; en 1876, je fus invité par quelques socialistes, de travailler à l’organisation d’un Congrès ouvrier, lequel eut lieu. J’y traitai des rapports entre les ouvriers des villes et les ouvriers agricoles ; ensuite, ma corporation me délégua aux congrès de Marseille et de Lyon.

En 1878, une Commission fut nommée pour recevoir les délégués français et étrangers à l’Exposition ; j’en fus nommé secrétaire ; 80 groupes y étaient représentés. 39 citoyens de cette Commission furent poursuivis et condamnés ; 8 à la prison et les autres à l’amende ; pour mon compte, j’eus 100 francs, que paya ma Chambre syndicale.

La presse, en général peu scrupuleuse, sert en toutes circonstances les intérêts de la bourgeoisie qu’elle représente ; aussi, elle fait des comptes rendus tronqués et partiaux, qui dénaturent les faits. Ainsi il est des personnes de ce pays qui, après avoir lu leur journal, ont cru que ces trente-neuf condamnés faisaient partie d’une bande de malfaiteurs ; c’était, au contraire, parce qu’ils voulaient travailler au bonheur du plus grand nombre qu’ils ont été empêchés et condamnés. Ici, je donne en partie la défense que je présentai devant les juges de la 10e Chambre correctionnelle :


« Je ne crois pas devoir répondre à divers passages de réquisitioire, notamment lorsque M. le Substitut nous accuse d’être les ennemis de la famille, de la propriété, etc. Pour la famille, je la place assez haut dans mon respect pour qu’une semblable accusation ne m’atteigne pas ; j’ai deux enfants et je ne demande qu’à mon travail la possibilité de les élever dignement.

« Maintenant, Messieurs, je ne répondrai que quelques mots pour prouver combien est injuste l’accusation portée contre moi.

« Je suis accusé d’avoir fait partie d’une association non autorisée par le Gouvernement. Voyons les faits :

« Dans la première quinzaine de février dernier (1878), sept citoyens se trouvant réunis, émirent l’idée qu’une commission d’ouvriers fut formée à l’effet de recevoir les délégués français et étrangers, qui viendraient visiter l’exposition, de leur procurer des logements à bon compte et de leur fournir, en un mot, les renseignements utiles à l’accomplissement de leur mandat. Quatre-vingts chambres Syndicales et groupes d’études sociales répondirent à cet appel. Dans les réunions qui suivirent, il fut décidé qu’un Congrès aurait lieu, seul moyen de réunir nos frères de travail et d’exposer en commun nos revendications. La Préfecture de Police ayant menacé d’interdire ce Congrès, je fus chargé, avec quatre autres citoyens, de consulter des jurisconsultes, pour nous assurer si nous avions la loi pour nous ; la réponse fut affirmative, le Gouvernement ne pouvait interdire cette réunion sans violer la loi.

« Ceci dit, je repousse énergiquement l’accusation d’association illicite ; j’avais reçu mandat de ma Chambre syndicale de recevoir les délégués et d’organiser un Congrès ouvrier : rien de plus, rien de moins ; ainsi donc, fort de la consultation de jurisconsultes tels que MM. Crémieux, Albert Joly, Lehmann ; fort du discours que M. de Marcère, le ministre de la République, prononçait à Montargis, discours qui disait qu’il n’y avait plus de classes en France, que la liberté était égale pour tous ; fort de l’exemple qui nous était donné chaque jour par les Congrès internationaux, tenus au palais du Trocadéro, sous la présidence d’honneur des ministres, j’ai cru qu’il n’y avait pas deux sortes de lois ; j’étais convaincu d’être dans mon droit en agissant comme je l’ai fait, et si, le 22 septembre j’ai signé une protestation, c’est que j’étais indigné de voir qu’il y avait deux poids et deux mesures, que le Congrès catholique se réunissait et processionnait à Chartres en pleine liberté, pendant que les ouvriers qui avaient voulu se réunir à Paris étaient emprisonnés. Je me rappelle aussi que, lors de notre visite à M. Lepère, sous-secrétaire d’État, MM. Tolain, sénateur, Barodet, Thurigny et Tallandier, députés, rappelaient au représentant du Gouvernement qu’interdire ce Congrès c’était mettre le peuple hors le droit commun, hors la loi qu’ils s’en souviennent !

« Maintenant, MM. les juges, je ne viens pas vous demander l’indulgence ne me reconnaissant pas coupable, si la loi peut avoir deux interprétations, je le déplore pour les justiciables et encore plus pour les juges ; je suis coupable d’aimer la République ; rappelez-vous, messieurs, que c’est en son nom que vous rendez la justice… »

Tu le vois, mon cher ami, on triture les lois comme on veut, trois hommes éminents entre tous dans le barreau disent : La loi est pour nous, le gouvernement est impuissant et les juges reçoivent des ordres et ils condamnent, du reste, si c’est inique, cela ne surprend personne.

Tu m’as demandé de te définir le socialisme et l’anarchisme, je réponds brièvement à ta question, convaincu que tu en sais autant que moi.

Vers l’époque de 1875 à 1880, les chambres syndicales en se constituant, avaient un objectif bien défini : se grouper pour défendre ses salaires ; créer des groupes d’études sociales, indépendants des chambres syndicales où l’on étudierait les questions économiques et politiques internationales ; le premier point de vue était d’établir des relations entre les prolétaires du monde entier pour empêcher la guerre ; les autres questions, comme la grève générale vinrent après ; à ce moment, les plus impatients faisaient naturellement partie des groupements socialistes révolutionnaires ou évolutionnistes puisqu’il n’y avait pas de groupes anarchistes proprement dits. Il arrivait que de bons camarades, très sincères comme convictions, disaient :

En France, comme en Russie, il y a de véritables monstres parmi la classe dirigeante, capables de commettre toutes les injustices, tous les crimes contre les hommes de progrés ; il serait nécessaire de faire quelques exécutions parmi eux ; la bombe serait le moyen le plus pratique et le plus efficace ; il faudrait que nous cherchions à connaître les procédés chimiques pour en fabriquer.

La police savait et encourageait cela par son silence ; on ne fut pas longtemps à en avoir la preuve. Je reçus sous enveloppe anonyme les formules suivantes :


Recettes de manipulations pour matières explosives
ou inflammables


DYNAMITE

Nobel (brevet du 7 janvier 1870) a proposé les compositions suivantes :

Nitrate de baryum
70
Résine
10
Nitroglycérine
20
  ____
  100
Nitrate de baryum
68
Charbon riche en hydrogène
12
Nitroglycérine
29
  ____
  100


Fulmi-Coton

Le Fulmi-Coton s’obtient en trempant du coton, débarrassé de ses matières grasses, dans le mélange acide suivant :

1 P en poids acide azotique, densité de 1, 48 à 1, 50.

Pour 3 P acide sulfurique à 66° de Baumé.

(Procédé Lenk.)

À la poudrière du Bouché on prend :

1 volume acide azotique, à 48° Baumé, pour 2 volumes acide sulfurique à 66°.


Poudres brisantes

Poudre blanche : Augendre a proposé (compte rendu de l’Académie des sciences, 18 février 1850), une poudre nouvelle composée de :

Chlorate de potassium
2 P
Sucre blanc
2 P
(Mieux une seule partie.)  
Ferrocyanure de potassium
1 P

Elle détone par le choc et semble même capable de faire explosion par le frottement.

Pohl a indiqué le dosage suivant :

Chlorate de potassium
49
Sucre blanc
23
Ferrocyanure de potassium
28
Poudres fulminantes (procédé Girardin.)

On mêle, avec précaution, 3 parties de chlorate de potasse et 1 partie, soit de soufre, de charbon, de phosphore, de résines, etc.

Picrate

pour faire sauter les rochers, les bateaux, les navires, etc.

Picrate de potasse
55
Salpêtre
45

Toutes ces recettes sont extraites du dictionnaire de chimie de M. Wurtz, qui figure dans toutes les bibliothèques publiques et privées ; on peut encore les trouver dans le Dictionnaire Larousse, dans les traités de chimie en usage dans les écoles publiques.

Plusieurs parmi les militants avaient reçu des envois semblables ; les socialistes virent là un piège policier, et pour y parer ils déclarèrent publiquement vouloir faire leur propagande au grand jour et se servir du bulletin de vote ; ils invitèrent les anarchistes à constituer des groupes pour eux ; d’aucuns même n’avaient pas attendu cette invitation et se séparèrent des socialistes révolutionnaires, les traitant de bourgeois à la guimauve.

Cette fraction, qui n’existe plus, était sincère et animée du sentiment de justice sociale ; plusieurs ont payé de leur liberté ou de leur vie cette propagande par le fait.

Aujourd’hui, il est une autre fraction qui se dit anarchiste ; ce sont des déséquilibrés, véritables nomades, en marge de la société, ennemis du travail. Leur théorie est la reprise individuelle ; ils sont donc moins qu’intéressants.

En somme, il n’y a qu’un parti anarchiste proprement dit ; il a des adeptes dans les différentes classes de la société. C’est, si l’on peut dire, la fraction scientifique du socialisme révolutionnaire. On y trouve des hommes comme le grand géographe « Elisée Reclus ». Leur principe est de s’instruire mutuellement, de s’entr’aider, de n’accepter aucun poste, ni dans l’État, ni dans la commune, ni de voter pour aucun député ou conseiller municipal, etc. ; qu’ainsi libre, n’ayant « ni Dieu ni maître », selon le mot de Blanqui, l’homme, devenu conscient et raisonnable, se vêtira, se logera, se nourrira et travaillera quand il le jugera bon, la raison remplaçant l’obligation. Que la répartition dans la production et dans la consommation se fera tout naturellement, sans direction.

De telles conceptions sont certainement admirables et méritent d’être respectées ; mais pour en arriver là il faudra que les hommes soient devenus parfaits, ce qui ne paraît pas près d’arriver, hélas !

Pour le socialisme, c’est le seul parti qui ait une conception claire, nette et parfaitement définie, le mot révolutionnaire fait encore peur à quelques isolés, mais la masse le comprend ; cela ne veut pas dire que l’on veut soulever des pavés, brûler des usines, non. Cela veut dire tout simplement que la transformation économique rêvée, c’est-à-dire l’appropriation des instruments de travail, sol et sous-sol en propriété collective ou sociale, indivisée et inaliénable, ne pourra s’opérer que par la force, parce que la bourgeoisie, qui détient tout pouvoir : argent, armée, magistrature, clergé, ne consentira jamais à abandonner ses privilèges au profit de tous.

Venue au pouvoir économique par la grande révolution, elle a conscience de son histoire, qui lui montre que sa puissance vient de la possession des biens de la noblesse et du clergé ; aussi, elle n’hésitait pas à faire guillotiner les émigrés qui rentraient en France, moyen radical pour éviter les réclamations.

Elle s’est montrée combative, révolutionnaire même, jusqu’en 1830, où elle a pris les armes contre la royauté, parce qu’elle voyait que l’avènement d’une monarchie de droit divin, dans la personne de Charles X, soutien des émigrés, pourrait remettre sa propriété en question. Mais, après avoir conquis, en 1848, le pouvoir politique, elle eut toutes les forces en mains ; elle est encore, en apparence frondeuse, voltairienne, mais séparée complètement du peuple, elle est anticléricale pour lui faire prendre le change, elle va régner désormais par le suffrage universel qu’elle dirigera à son gré.

Viennent des revendications de la classe ouvrière, elle les repoussera par la violence, dans le sang pour les étouffer, et la répression sera d’autant plus terrible que les revendications auront d’importance.

C’est ainsi que la révolution du 18 mars 1871 connut les horreurs d’un carnage sans précédent dans l’histoire. La Commune vaincue, la bataille finie, la bourgeoisie immola plus de trente mille victimes, la fusillade n’étant pas assez expéditive, on eut recours aux mitrailleuses ; pourquoi pareille barbarie envers ses concitoyens, alors qu’à la guerre entre nations, on respecte la vie des prisonniers, tout simplement parce que la Commune avait écrit sur son drapeau : « Abolition de la propriété individuelle ».

Instruit par le passé, le prolétariat conscient a vu qu’il n’obtiendrait rien de cette bourgeoisie, s’il ne se liguait. s’associait, se fédérait pour exposer ses desiderata, c’est de ce sentiment que s’est pénétré le socialisme ; en 1881, pour la première fois, ses partisans se comptèrent aux élections municipales de Paris ; j’eus l’honneur d’être désigné parmi les candidats : ils furent 15.000 pour tout Paris.

Aujourd’hui, Paris et la France ont plus d’un million de voix socialistes, qui augmentent journellement.

Les grandes sociétés anglaises, les trades-unions qui, au début, ne visaient qu’au maintien des salaires, vont au socialisme collectiviste. Maintenant l’Allemagne est de même ; trois millions d’hommes sont aujourd’hui syndiqués, associés dans leurs coopératives de consommation, syndicats de métiers ; cette masse imposante se réclame du socialisme scientifique, intégral.

Dans les autres pays d’Europe et d’Amérique, c’est la même chose, on marche vers cet idéal, la transformation sociale, vers la Paix.

La Paix ! Mais aujourd’hui il n’y a que le socialisme qui travaille pour la paix ; il n’y a que lui pour dénoncer, démontrer que les conquêtes coloniales n’ont en vue que les intérêts de quelques hommes d’argent, financiers, industriels, gouvernants, hauts gradés dans l’armée, qui trouvent situation, gloire et profits dans les affaires de guerre (la vie des soldats ne compte pour rien, on ne met pas cela en ligne de compte). Exemple : l’Algérie, conquise depuis quatre-vingts ans, loin de rapporter, coûte encore à la métropole ; il en est de même pour le Congo, l’Afrique, Madagascar, le Maroc, etc. ; c’est le socialisme qui, seul, s’élève contre la folie des armements. En quelques années, un bateau de cinquante millions est jugé vieux, bon à servir de cible pour les tirs ; il faut voter les fonds pour en faire de plus modernes, et il se trouve toujours dans le Parlement une majorité qui a des intérêts plus ou moins directs pour voter les sommes nécessaires.

Seuls, les socialistes montrent le gaspillage des finances, les milliards passés à l’étranger pour aider aux armements, à l’industrie concurrente, alors qu’en France l’industrie souffre faute d’argent mis à sa disposition. C’est le socialisme seul qui montre les États allant chaque jour en s’endettant et que, en cas de guerre, la banqueroute est possible ; déjà l’État a fait une loi qui permettrait aux caisses d’épargne de ne pas rendre les fonds ; voyez-vous l’ouvrier, le domestique, le petit rentier même, qui, pris de peur et ayant besoin de son argent pour vivre, faire la queue aux guichets pendant plusieurs jours pour toucher une minime somme, alors qu’il lui est dû des milliers de francs convertis en Rente, et cette Rente, qui a perdu 10 0/0 depuis vingt ans par le juste fait que l’argent français est placé à l’étranger et que les grandes banques recommandent ces placements contre le 3 0/0 français.

C’est contre tous ces agissements que crie le socialisme, et pourtant les rentiers sont peu nombreux dans son sein ; c’est le socialisme qui réclame que les traitements des petits soient plus élevés et que ceux des gros soient réduits.

Les instituteurs d’Allemagne gagnent 40 0/0 de plus que ceux de France ; c’est le socialisme qui, sans relâche, montre que les guerres sont la ruine des nations et des hommes ; c’est lui qui, il y a longtemps, a proclamé la nécessité d’un arbitrage international pour régler les différends.

Comment ne frémirait-on pas quand on pense que chaque homme peut coûter dix francs par jour en temps de guerre ; mettant seulement pour la France deux millions de soldats, ce qui fait l’énorme dépense de vingt millions par jour, soit six cents millions par mois, et cinq fois plus encore pour pertes de récoltes, ponts, chemins de fer, nouveau matériel, pensions, etc., soit environ trois milliards par mois de guerre. Et la tuerie ! N’est-ce rien ? Avec les armes perfectionnées, on ne peut compter moins de 200.000 hommes tués ou estropiés ; est-ce assez horrible ! Eh bien, lisez la grande presse, soutien naturel de la Bourgeoisie, vous verrez que les socialistes sont des fous ou des utopistes, des sans-patrie ; elle prêche, par contre, la repopulation, et si vous lui répliquez qu’il serait plus urgent d’abord de sauver les cent mille enfants qui chaque année meurent de misère, c’est-à-dire de la misère des auteurs de leur jour, que par exemple pour cela il faudrait protéger la mère et lui procurer les moyens de vivre sans travailler un certain temps avant et après ses couches, à cela la grande presse vénale ne répond pas ou elle dit : Où trouver de l’argent ?

En un mot, partout le socialisme s’affirme pour la défense du travail contre le capital exploiteur des petits, c’est-à-dire contre les rois de l’argent. Depuis 1848, les diverses fractions de la bourgeoisie, sous quelques appellations qu’elles se soient dénommées : républicains, intransigeants, radicaux, opportunistes ou radicaux-socialistes, ont trompé la confiance des électeurs ; les moindres réformes sociales sont à l’étude pendant des dizaines d’années et si, sous la poussée de l’opinion, elles sont votées, le Sénat, complice de réaction, les tient encore dix ans avant de les ratifier ou de les enterrer.

Telles sont les grandes lignes du socialisme.

Les heurts qui se produisent au sein du parti dirigeant, qui ne sait plus comment se diriger, et est contraint de s’appuyer sur les partis réactionnaires pour gouverner, font pressentir une révolution sociale peut-être plus prochaine qu’on le pourrait croire.

Le développement du machinisme, soit industriel, soit agricole, augmentera de plus en plus les richesses ; mais le peuple, de plus en plus éclairé, comprenant qu’il ne peut rester toute la vie un simple rouage de ces machines, voudra les posséder après les avoir créées ; le socialisme, seul, lui garantira les moyens d’avoir sa part dans ces richesses en s’appropriant l’outil et le sol ; le temps n’est peut-être pas éloigné où la petite propriété terrienne s’acheminera d’elle-même vers le collectivisme, en s’associant dans la commune pour exploiter les terres en commun…

J’espère que tes vues sont larges et que tu ne vas pas me demander, comme tant d’autres, de bonne foi sans doute, comment la société collectiviste fonctionnera, comment se fera la production, la répartition et l’échange, comment le travail sera organisé ; nous avons sous les yeux des exemples nombreux ; l’État, les chemins de fer, occupent des centaines de mille d’employés de toutes sortes, lesquels ne connaissent ni patrons, ni directeurs, et tout marche très bien sous la conduite des ingénieurs, chefs et sous-chefs, etc., etc. ; cela marchera mieux encore quand la collectivité saura qu’elle a la même considération que le plus haut placé, et que les bénéfices de l’exploitation lui reviendront en partie au lieu d’aller dans la poche de quelques gros actionnaires ; puis, quand de nouvelles forces mécaniques feront leur apparition, les ouvriers ne craindront plus qu’elles viennent leur prendre le travail ; ils seront contents au contraire, se rendant compte que plus la machine se perfectionnera et fera vite, plus la fatigue physique sera moindre et plus le temps du travail sera abrégé.

Un point sur lequel les adversaires et aussi les personnes de bonne foi font de graves objections : c’est celui de l’émulation.

On dit : Que ferez-vous des grandes œuvres dans votre société égalitaire ? Comment pourront se produire les artistes ? Les millionnaires et les milliardaires ayant disparu, les grands génies ne pourront plus s’exercer, architectes pour les palais, constructeurs pour les bateaux de plaisance ou pour les longs voyages en mer, sculpteurs et grands peintres pour orner les palais, meubles de luxe, etc.

Ces réflexions pour les gens de bonne foi ressemblent à ces pauvres qui ne voudraient pas voir supprimer la propriété individuelle pour la raison qu’ils ont mis vingt sous à une loterie et qu’ils peuvent gagner un million.

Que peut vous faire à vous, collectiviste, de voir construire quelques palais de milliardaires ? On dit que le règne des grandes œuvres est passé. Combien de gens, parmi le peuple, donneraient aujourd’hui leur vote pour voir construire un autre palais de Versailles qui a coûté un milliard et vu périr cinquante mille ouvriers dans les terrains marécageux ; que vous importe à vous, travailleurs, que l’on construise avec votre argent des carrosses comme ceux qui sont exposés à Trianon, et dont l’un a coûté plus d’un million ; vous avez des manufactures nationales de porcelaine et de tapis : Sèvres et les Gobelins ; les artistes font de belles pièces qui sont toujours offertes à vos frais aux souverains étrangers ou à leurs valets, ou encore les tapisseries qui vont orner les musées et les palais nationaux ; vous êtes fiers quand un gardien de musée vous dit en se rengorgeant cette tapisserie ou ce tapis vaut cent mille francs !

N’ayez crainte, dans l’État collectiviste, plus que dans notre État individualiste, l’émulation sera centuplée ; il y aura du travail pour tous les artistes, ingénieurs, architectes, peintres, sculpteurs, orfèvres, tisseurs, et enfin toutes les branches de l’industrie auront du travail à édifier, meubler les palais nationaux et communaux. Toutes proportions gardées, chaque commune aura son petit palais et son musée avec sa décoration, ses salles de réunion, de spectacle et de bal ; le niveau intellectuel grandira la prospérité sociale ; les artisans de tous métiers auront beaucoup de travail à faire pour doter chaque famille des objets indispensables mobilier, articles de cuisine, vêtements, etc.

Mieux éclairés, qu’importera aux hommes de savoir qu’après leur mort la maison qu’ils ont habitée, le jardin qu’ils ont cultivé, ne seront pas transmis à leurs descendants, puisque leurs enfants seront instruits et entretenus aux frais de la commune ou de la nation jusqu’à ce qu’ils puissent travailler ; les souvenirs de famille pourront être transmissibles, comme par exemple : un objet d’art, un bijou, une montre ; et puis cette émulation, ce courage dépourvu du souci du lendemain, feront les individus comme les familles, plus heureux et aussi plus moraux ; au lieu de penser à économiser pour ses enfants, l’homme, sans souci des infirmités qui peuvent l’atteindre, pourra jouir en toute confiance du produit intégral de son travail ; il pourra, à son gré, ou voyager, ou acheter des objets d’art : bijoux, peintures, etc. ; en un mot, le champ de l’activité sera changé il y aura à faire pour tous, artisans ou artistes.

Et quelle fraternité il règnera dans une société où l’égalité sera une réalité ; pour figurer un exemple, prenons deux frères appelés à faire les mêmes études : l’un devient un savant architecte ; l’autre, qui n’a aucun goût pour l’étude, fera un maçon ou un terrassier ; il ne sera pas jaloux que son frère soit envoyé faire des voyages d’études, et quand il devra construire un palais sur ses plans, l’architecte ne sera pas jaloux de voir son frère collaborer à son œuvre en creusant les fondations de son édifice et avoir la même situation sociale que lui ; donc plus de privilégiés à l’étude et à la fortune, tous égaux en devoirs et en droits, ne portant plus de jalousie, plus de haine, le bien-être rendra les hommes bons et justes.

Tu m’as demandé pourquoi, militant dans un milieu où j’étais aimé et encouragé, je n’avais pas cherché à me lancer résolument dans la politique ; eh bien, c’est que je n’avais pas l’étoffe d’un politicien, puis mes enfants grandissaient et le contentement de pouvoir veiller chaque jour à leur éducation et à leur instruction, me retenait à la maison ; le bonheur rend égoïste ; avant de me retirer de l’action militante, je fis partie du Congrès du Centre qui, par la motion suivante, se rendit au Père-Lachaise pour la première fois.

J’y prononçai le discours suivant :


« Citoyennes, Citoyens,


« Aujourd’hui dimanche 29 mai 1881, le Congrès régional réuni au théâtre Oberkampf, à Paris, déclare lever la séance en signe de deuil des vaincus de la semaine sanglante de mai 1871.

« Au gouvernement de la République bourgeoise française et au Parlement, levant sa séance en signe de deuil du despote Alexandre II de Russie, les socialistes révolutionnaires, en réponse à cet hommage rendu aux ennemis des peuples, interrompent leurs travaux d’éducation sociale pour aller saluer la terre où reposent des milliers de prolétaires massacrés sans pitié pour avoir voulu conquérir le droit à la vie par le travail et pour avoir crié à la face de la Terre : Guerre aux rois ! Paix aux peuples !

« Le Congrès salue la mémoire de ces martyrs de la cause du droit et de la justice sociale et, au nom des principes internationalistes qui l’animent, adressent également un respectueux hommage à la mémoire des socialistes révolutionnaires des deux mondes qui sont morts pour la cause du peuple.

« À nous, socialistes révolutionnaires, appartient l’honneur de glorifier nos morts, sachons pour cela nous rappeler et mettre en œuvre les sublimes paroles de la Marseillaise :

Nous aurons le sublime orgueil
De les venger ou de les suivre.

« Gloire à la Commune et vive la Révolution sociale ! »


Aujourd’hui, c’est plus de vingt mille socialistes qui, chaque année, vont en pèlerinage au Mur des Fédérés.

Cette même année, mon organisation me donna mission de prononcer un discours sur la tombe de Blanqui ; je le fis devant dix mille personnes ; cet homme méritait bien l’hommage des républicains socialistes irréductibles, car il avait payé de quarante années de prison son amour à ses principes : « Ni Dieu, ni maître. »