Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 23-26).


V


Le repas terminé, on décida de faire notre promenade dans la forêt, d’une contenance d’environ trente hectares, mais remarquable par ses belles futaies et ses beaux arbres centenaires. L’entrée de la grande allée qui la traverse du levant au couchant, longue d’un kilomètre environ, était à un quart d’heure de notre pavillon ; on y arrivait par un chemin chartier, passant sur la propriété de Mage ; de chaque côté du chemin, de nombreux arbres fruitiers, poiriers et pommiers chargés de fruits. Un seul pommier, que l’on nomme « saulette gris » et dont les maîtresses branches étaient rattachées au tronc au moyen d’une chaîne de fer et les branches du tour soutenues par des étais, devait produire cette année environ six feuillettes de cidre, soit huit cents litres. Cette sorte de pomme produit le meilleur cidre du monde, agréable à boire, blanc et pétillant comme du champagne ; aussi il est rare ; ces arbres, très tendres de sève, ayant presque tous gelés en 1879, n’ont pas été remplacés ; les essais de greffage qui ont été faits, à quelques kilomètres de là, n’ont pas réussi ; cette sorte de pommier ne se plaît, dit-on, qu’en cette contrée.

Il faut dire ici que dans le pays on nomme cidre le jus de la poire ou de la pomme, on ne met pas d’eau dedans.

En entrant dans le bois, mon ami me dit : tu dois être venu ici dans ton enfance ; mais je parierais bien que tu trouveras ce bois plus beau qu’alors. À 15 ans, on ne voit pas les choses du même œil qu’à 50. En effet, sans faire de comparaison avec les forêts de Fontainebleau, Compiègne, Villers-Cotterets qui ont leurs beautés particulières et sont deux ou trois cents fois plus grandes, celle où nous étions commandait l’admiration. Les beaux arbres y étaient nombreux ; des hêtres, hauts de 80 à 100 pieds, formant des clairières comme on en voit une dans le bois de Meudon.

Je erois que tous les amants et amantes de la grande nature doivent aimer la forêt après la mer, et la montagne après la forêt. Je ne parle pas de la plaine, elle n’a de charme que pendant trois mois, de mai à fin juillet, au temps des papillons.

La forêt change complètement d’aspect du printemps à l’automne ; en avril et mai, les fleurs ont soulevé les feuilles sèches qui forment un parterre inimitable. Si l’on s’assied un instant et que l’on regarde à ses pieds, on est surpris du grand nombre de bestioles et d’insectes que l’on voit courir sur les feuilles et sur les chemins, depuis la fourmi, qui porte dans ses mandibules ses œufs ou des brins de paille dix fois plus gros que son corps. Le vol des oiseaux est rapide, soit qu’ils donnent la becquée à leurs petits, soit qu’ils fassent leurs nids ; ils sont pressés, ils chantent ou crient très fort, la pie jacasse sans cesse : « cara-caca », le pivert jette son cri de « pleu pleu énergique ; le joli coucou, à la queue arrondie, lance son « cou-cou » sonore ; heureusement pour les autres oiseaux que sa voix est puissante ; elle leur annonce que l’ennemi de leurs ceufs est là, car ce joli oiseau est ausi gourmand que poltron ; il se laisse poursuivre et battre par un simple moineau ; de plus, il est paresseux ; il ne fait pas de nid ; quand il a envie de pondre il gobe les œufs d’un nid, souvent d’un loriot ou d’un rossignol, laisse les siens à la place (toujours deux œufs) et ne s’occupe plus de rien.

Et les tout petits ; voyez cette nichée de mésanges des bois, appelées « queue de poèle », car elles ont un corps comme le petit doigt et une queue longue comme le doigt ; elles font une douzaine d’œufs ; voyez-les voleter de branche en branche, becqueter les insectes invisibles à nos yeux, toujours caquetant, elles ne se posent pas en place.

Enfin, partout, du sol, des feuilles, de l’écorce des arbres, un bruit mystérieux, un frémissement de vie, c’est la nature qui s’éveille.

En septembre, voyez les oiseaux que vous avez vus au printemps, si bruyants, si affairés ; ils volent maintenant sans hâte et semblent être comme les hommes à l’approche de l’hiver, préoccupés de savoir s’ils auront un abri pour eux et leur famille contre le froid, et s’ils auront le grain de mil pour ne pas mourir de faim.

En septembre, la forêt est plus calme et plus majestueuse qu’au printemps.

Voici un beau chêne, moins renommé sans doute que les doyens de Fontainebleau, mais plus vigoureux parce que moins vieux.

En voici un autre plus petit, mais droit comme un sapin ; la première branche est à environ huit mètres du sol. Qu’est-ce que c’est que cette énorme touffe de feuilles sèches et de mousse qui repose sur cette branche près du trone ? Un coup de canne frappé contre l’arbre nous le fait voir : deux jolies petites bêtes sortent de ce nid, car c’est un nid d’écureuils, et grimpent gracieusement sur les branches supérieures en faisant miroiter au soleil qui filtre à travers les branches, le panache orgueilleux de leur queue. Je pense avec tristesse que l’on fait la chasse à ces gentils petits animaux pour les manger ; on en voit aux étalages des marchands de comestibles de Paris. Va-t-on avoir la sottise de détruire ce qui anime les bois et leur donne une vie active ? Déjà, dans les plaines, on a détruit les alouettes. Un petit artisan, d’un village près de Blois, disait dernièrement devant moi que, pour sa part, dans une matinée, avec des lacets de crin posés où il avait balayé la neige, il en avait pris 96 douzaines.

Il y a cinquante ans, le promeneur était intéressé et charmé de voir, en avril, au dessus des blés, s’élever tout droit dans le ciel, une multitude de ces charmants oiseaux ; leurs chants d’allégresse était un ravissement ; aujourd’hui, à la même époque, la plaine est silencieuse ; les alouettes y sont très rares. Autour des habitations, les chardonnerets ont aussi disparu ; jusqu’aux rossignols que de pauvres ignorants détruisent, disant qu’ils mangent leurs abeilles. Il faut que l’homme tue : quelle tristesse !

Les pouvoirs publics pourraient pourtant empêcher le mal : non seulement tout cela anime la nature et fait le charme des hommes, mais, de plus, il est prouvé que les oiseaux détruisent les vers et insectes nuisibles aux récoltes et aux arbres.

— Tiens, me dit mon ami, regarde ce hêtre, c’est un des plus beaux arbres que l’on puisse voir ; il n’y a, je crois, que celui de la forêt de Villers-Cotteret qui soit plus beau ; tu l’as vu, du reste ; il a 60 mètres de haut dont 40 sans une seule branche, et gros en proportion, avec 300 ans d’âge, dit-on.

Suivant la magnifique allée centrale, nous arrivons bientôt à la sapinière ; là, se trouvent sur un terrain de bruyère recouvert d’un tapis d’aiguilles glissant, environ trois cents sapins des Vosges, droits comme une obélisque, hauts d’au moins cent pieds ; c’est magnifique. Devant nous, dans le lointain, le château de la Motte-du-Pré, caché en partie par les platanes et les peupliers, dont les feuilles commencent à se jaunir comme l’or sous les rayons du soleil ; on ne peut trouver un endroit plus ravissant, aussi, sommes-nous vite commodément assis sur des racines faisant saillies. Cadoret, qui est un homme de précaution, sort de sa poche une petite bouteille de vin clair en disant : « Voici de quoi nous désaltérer si la soif nous prend. »