Une Sotie au XIXe siècle - la tentation de Saint Antoine de Gustave Flaubert

Une Sotie au XIXe siècle - la tentation de Saint Antoine de Gustave Flaubert
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 3 (p. 205-223).
UNE SOTIE
AU DIX-NEUVIEME SIECLE

La Tentation de saint Antoine, par M. Gustave Flaubert, 1 vol. in-8o ; Paris 1874.

Il faut rajeunir un mot de notre vieille langue, si l’on veut donner un nom exact au nouvel ouvrage que vient de publier M. Gustave Flaubert. Est-ce un roman ? Assurément non. Est-ce un poème ? Pas davantage. Serait-ce par hasard un essai philosophique sous forme de drame, où bien une de ces satires à plusieurs personnages que Voltaire intitulait Facéties et dialogues ? Il y a quelque chose de cela ; mais les dialogues facétieux de Voltaire sont nets, précis, et le sens en est parfaitement intelligible depuis le premier mot jusqu’au dernier, l’esprit agressif qui les anime ne cache pas son venin sous des voiles apocalyptiques. D’ailleurs le cadre choisi par M. Gustave Flaubert reporte la pensée vers des temps bien plus éloignés de nous. A propos d’un vieux scénario populaire, comment ne pas songer aux mystères, aux moralités, aux soties ?

Ce n’est pas la première fois que l’art de notre siècle avec ses prétentions philosophiques emprunte des sujets à l’imagination naïve du moyen âge. Goethe s’est approprié la légende de Faust, M. Edgar Quinet a fait sortir une épopée de la complainte du Juif-Errant ; tous deux ont exprimé les systèmes les plus ardus et les plus compliqués de leur temps à l’aide de personnages pris au théâtre des marionnettes. Goethe a beau donner à son Faust le titre de tragédie, Faust est un mystère comme l’Ahasvérus de M. Edgar Quinet. La Tentation de saint Antoine, toute distance maintenue entre M. Flaubert et les écrivains que je viens de citer, mérite-t-elle le même nom ? Je ne le pense pas. Le mot de mystère dans notre ancienne littérature s’applique à des œuvres d’une intention élevée, quelles que soient d’ailleurs les faiblesses de l’art et les erreurs du fond. Le Miracle de Théophile, où le vieux poète Rutebeuf a représenté aussi la tentation d’un religieux, tous ces miracles qui mettent toujours en scène l’intervention du ciel et de l’enfer dans la destinée de l’homme, le Jeu de saint Nicolas par Jean Bodel, les Miracles de Notre-Dame, le Miracle de l’impératrice de Rome, le Miracle de Clovis, sont vraiment des mystères dans le sens du moyen âge, c’est-à-dire des drames sacrés où apparaît une certaine liberté d’esprit avec une réelle élévation de sentiment. Les poètes à qui l’on doit ces curieuses ébauches y ont exprimé à leur manière le savoir et la philosophie de leur époque. Les idées que M. Gustave Flaubert a essayé de produire dans la Tentation de saint Antoine sont trop au-dessous du savoir et de la philosophie de nos jours pour qu’il soit possible de placer cette singulière œuvre dans la catégorie des mystères. Ce n’est pas non plus une moralité, car les joyeux auteurs de ces satires dramatiques, en raillant les abus et les vices du monde, avaient la prétention de réformer les mœurs de leurs contemporains. Que cette prétention fût justifiée ou non, le genre n’en supposait pas moins une foi positive à l’ordre moral. C’est précisément cette foi que M. Gustave Flaubert repousse avec dédain, la considérant comme chose vulgaire et absolument indigne de la poésie. Je ne vois en vérité que les soties dont le programme convienne de tout point à son œuvre. Les soties étaient des satires dialoguées, des satires dramatiques, dans lesquelles la sottise humaine était montrée sous toutes ses faces. Les sots, c’étaient tous les humains, et le poète qui les mettait en scène s’appelait résolument le prince des sots.

Des sots dont on se moque, un prince des sots qui rassemble de toutes parts les sujets de son empire et publiquement leur montre leur sottise, voilà bien le résumé de cette œuvre, si l’on s’en tient du moins à l’idée première qui en est le véritable fond. Cette idée, hâtons-nous de le dire, ne se dégage que pour le lecteur initié déjà aux précédens ouvrages de M. Gustave Flaubert. Il y a dans la suite de ses productions toute une série d’arcanes qu’il est nécessaire de pénétrer. En rendant compte ici même du dernier roman de l’auteur, l’Éducation sentimentale, j’ai été conduit à en signaler le caractère profondément misanthropique ; au moment où j’achève de lire la dernière page de la Tentation de saint Antoine, je m’assure de plus en plus que je ne m’étais pas trompé. Une misanthropie amère, hautaine, systématique, est certainement l’inspiration fondamentale de tous les ouvrages de M. Gustave Flaubert. Que représente Madame Bovary ? Les vulgaires ignominies de la vie quotidienne dans le monde qui nous entoure, la bêtise de l’homme, l’avilissement de la femme, la débauche, la luxure, la cupidité, l’irréligion risiblement grossière, toute sorte de types hideux et burlesques étudiés avec une précision scientifique au beau milieu d’une grenouillère normande. Qu’est-ce que Salammbô ? Une énigme perverse. L’éclat épique des peintures, la reconstitution hardie de l’antique Carthage, le portrait étincelant de la fille du suffète, tout cela n’est si curieusement fouillé, si richement mis en œuvre que pour enchâsser dans l’or et le porphyre deux ou trois idées impures et impies : l’image froidement méprisante de la femme, une noble vierge souillée à plaisir par des raffinemens d’imagination malsaine, la chaste Salammbô initiée savamment à la volupté, à la cruauté, à la passion, à la mort. Le mot de l’énigme dans cette mystérieuse peinture, c’est un outrage à l’humanité. « L’humanité m’ennuie, » disait en 1794 un révolutionnaire qui avait épuisé toutes les ivresses au milieu des fureurs de la tempête. L’auteur de Salammbô semble répéter ce mot de Danton ; seulement il le répète à sa manière, avec toute sorte de complications et de manœuvres où brille la dextérité de l’artiste. Salammbô était dirigée contre l’idéal de la femme, et l’Éducation sentimentale est dirigée contre l’idéal de l’homme. Rien de plus différent que les deux cadres ; au fond, c’est le même mépris du genre humain, le même dégoût de la vie, le même parti-pris d’avilir toutes choses. Après avoir ainsi défiguré l’homme et la femme, après s’être moqué de la nature humaine dans le passé des âges épiques comme dans la vulgarité des temps modernes, l’impitoyable pessimiste continue aujourd’hui son œuvre en évoquant l’histoire des religions.

On voit tout de suite combien M. Gustave Flaubert s’éloigne par le fond de ces auteurs de soties auxquels il a emprunté, sans le savoir peut-être, le cadre singulier de ses dialogues. Les rimeurs des vieilles soties ne sont que des satiriques joyeux ; l’artiste qui a écrit la Tentation de saint Antoine est un misanthrope gouailleur. À cette inspiration haineusement ironique, il faut, pour être exact, ajouter certaines choses dont les soties du moyen âge n’avaient aucun soupçon, un sentiment du style connu seulement des époques raffinées, les curiosités d’un ciseleur byzantin, le plus singulier emploi d’une érudition fantastique, le plus étrange pêle-mêle de systèmes philosophiques mal lus et mal compris.

La première idée qui vient à l’esprit quand on parcourt ces pages, c’est l’idée d’une mystification. L’auteur a-t-il un dessein, une pensée, ou bien s’est-il amusé à peindre des figures incohérentes selon le hasard de son caprice ? Il s’agit d’un cauchemar, il est vrai, ce qui autorise les apparitions les plus baroques ; mais peindre un cauchemar, c’est encore un sujet, et ce sujet peut bien ne pas être indigne de l’art, s’il est conduit avec intelligence, si l’on y entrevoit une espèce d’arrangement en vue d’un résultat quelconque. Ici, de prime-abord on ne soupçonne rien, aucun plan, aucun but ; on n’aperçoit qu’un tourbillonnement de masques, un fourmillement d’êtres absurdes, et tout naturellement, à chercher la signification de ces monstruosités, on craint de tomber dans un piège. Interroger comme des symboles des signes tracés à l’aventure, quelle naïveté mortifiante ! Prenez garde : pendant que vous vous appliquez en toute conscience à découvrir un secret qui n’existe pas, le mystagogue se gausse de vous, ô lecteur candide, et le prince des sots ajoute un nom à la liste de ses sujets. Telles sont les réflexions auxquelles on ne saurait échapper dès qu’on s’engage un peu dans la danse macabre de M. Flaubert avec le désir d’y comprendre quelque chose. Cette préface qu’on se rédige à soi-même n’est vraiment pas encourageante. Essayons toutefois de pénétrer sa pensée, écartons les masques et déchirons les voiles ; le meilleur moyen de châtier cette philosophie sournoise, c’est de l’obliger à se produire au grand jour.

La scène est en Thébaïde. Saint Antoine est dans sa cabane, méditant et rêvant. Cette cabane, faite de boue et de roseaux, est adossée à des rochers sur la plate-forme d’une montagne qui domine la vallée du Nil. D’un côté, la montagne est à pic, et le fleuve forme comme un grand lac au bas de la muraille de pierre. En face de la cabane se dresse une croix. Le soleil baisse, la nuit tombe ; le vieil ascète, en proie à un profond ennui, laisse échapper de son âme des paroles de désespoir. Toute sa vie passée lui apparaît. Il revoit en esprit sa mère, sa sœur, et cette douce jeune fille, Ammonaria, qu’il rencontrait chaque soir à la citerne, quand elle menait boire ses buffles. Le jour où un anachorète du désert l’a décidé à le suivre, sa mère s’est affaissée mourante, sa sœur lui faisait des signes pour le rappeler, Ammonaria tout en pleurs courait après lui. Il aperçoit encore sa robe qui flottait sur ses hanches et les anneaux de ses pieds qui brillaient dans la poussière. La pauvre Ammonaria, sa douleur allait sans doute attendrir Antoine ; c’est pour cela que l’anachorète lui criait des injures pendant que les chameaux, galopant toujours, emportaient le maître et le néophyte. Depuis ce départ, il a plus d’une fois changé de solitude ; il a habité d’abord le tombeau d’un pharaon, puis une citadelle en ruines au bord de la Mer-Rouge. Un jour que d’horribles démons, hurlant dans ses oreilles, l’avaient renversé à terre, une caravane qui passait par là le secourut et l’emmena dans Alexandrie. Là il voulut s’initier plus profondément aux mystères des Écritures sous la direction du vieux Didyme, le grand aveugle, qui connaissait mieux que personne l’esprit des livres saints ; mais il y avait trop d’occasions de pécher dans la ville tumultueuse, trop de bruit, trop de disputes, trop d’hérétiques et de sectaires arrêtant les passans dans les rues pour discuter avec eux et les convaincre. Il s’est réfugié à Colzim, il s’est imposé d’effroyables pénitences, il est devenu le modèle des solitaires. Tout un peuple d’ascètes s’est formé autour de lui. Il leur a donné des règles, comme un fondateur d’empire. Peu à peu cependant tous se sont dispersés ; lui seul persiste à mener cette vie contre nature.

Pourquoi cela ? Il aurait pu servir Dieu d’une autre manière, faire partie du clergé actif, se mêler aux hommes, visiter les familles. D’ailleurs un laïque n’est pas nécessairement damné. Il n’eût tenu qu’à lui d’être grammairien, philosophe, d’étudier les sciences, d’enseigner l’astronomie, de s’entourer de nobles jeunes gens qui eussent avidement recueilli ses paroles, ou bien, si ces triomphes de l’esprit sont des pièges pour la piété, qui l’empêchait d’être soldat ? Il était robuste et hardi ; il eût pu faire campagne ; supporter de longues marches, monter à l’assaut des villes, tendre les câbles des machines qui lancent les pierres et font pleuvoir le feu, entrer casque en tête par la brèche des murailles fumantes. Et de regret en regret, de pente en pente, dans cette sorte d’ambition à rebours, il descend des degrés supérieurs aux degrés les plus infimes ; pourquoi n’a-t-il pas acheté de son argent une charge de publicain au péage de quelque pont ? Les voyageurs lui auraient appris des histoires en lui montrant dans leurs bagages toute sorte d’objets curieux. De ce vœu si modeste, l’imagination de l’ascète s’élève tout à coup à des désirs extraordinaires. Le voilà de nouveau sur les hauteurs, mais ce ne sont plus les hauteurs saintes d’où il est descendu avec un si profond découragement ; il regrette de ne pas être magicien. Un philosophe lui a dit que « le monde forme un ensemble dont toutes les parties influent les unes sur les autres, comme les organes d’un seul corps. Il s’agit de connaître les amours et les répulsions naturelles des choses, puis de les mettre en jeu. « Quelle science que celle-là ! Devant les perspectives que lui ouvre cette idée, l’anachorète a des éblouissemens ; il se voit déjà initié aux arcanes souverains et modifiant ce qui paraît être l’ordre immuable. Qu’est devenue sa foi au Dieu de l’Evangile ? Il n’y pense même plus, un autre monde l’appelle, une autre puissance le domine et l’enveloppe. L’auteur, qui dispose de tous les jeux de l’ombre et de la lumière sur son théâtre fantastique, exprime ce changement d’une façon très significative. « Alors, dit-il, les deux ombres dessinées derrière l’ascète par les deux bras de la croix se projettent en avant. Elles font comme deux grandes cornes. »

C’est qu’en effet le diable n’est pas loin. Cette lassitude, ce dégoût, ces regrets, ces ambitions déréglées, autant d’appels au démon, et le démon a répondu. Le voici ; une grande ombre plus subtile qu’une ombre ordinaire se marque sur la terre. Accoudé contre le toit de la cabane, Satan, « comme une chauve-souris gigantesque qui allaiterait ses petits, » porte sous ses ailes les sept péchés capitaux. La seconde partie va commencer.

Assurément, si l’auteur a voulu traiter son sujet en psychologue et en poète, c’est ici qu’il doit concentrer ses efforts. A voir la paresse, la gourmandise, l’avarice, la colère, l’orgueil, l’envie, la luxure, venir aiguillonner tour à tour le vieux héros de la Thébaïde et profiter de ses défaillances, on soupçonnera sans doute ce que s’est proposé M. Gustave Flaubert. Prend-il au sérieux cette idée de tentation, ou prétend-il s’en moquer ? Croit-il avec la conscience de l’humanité que la vie est un combat, suivant la belle parole du sage romain, ou bien avec certaines écoles pense-t-il que l’homme doit se laisser vivre sans efforts et sans luttes selon la bonne loi naturelle ? N’en demandez pas tant à M. Gustave Flaubert. Il n’y a pas dans cette série de tableaux la moindre trace d’une pensée. Antoine cède d’abord, puis résiste, sans qu’on sache ni pourquoi ni comment. Il cède à de vagues mouvemens de concupiscence, il résiste grâce aux vagues mouvemens de l’habitude ; on ne le voit ni succomber ni vaincre. Rien n’est expliqué, rien ne parle, rien ne vit. Il est trop clair que l’auteur n’a cherché que des occasions de peintures fantastiques.

Ces peintures, il faut l’avouer, sont parfois d’une main vigoureuse. Si l’auteur s’inquiète peu de peindre logiquement les choses de l’esprit, il excelle à créer des images où reparaissent un instant les civilisations détruites. Quelques traits lui suffisent pour composer des machines immenses à la manière de John Martin. Voyez son tableau d’Alexandrie, les deux ports, le môle, le pont que soutiennent des colonnes de marbre plantées dans la mer, les navires à voiles passant sous les arches, autour du grand port, les constructions royales, le palais des Ptolémées, le Muséum, le Posidium, le Cæsaréum, le Soma, où est le tombeau d’Alexandre, dans les faubourgs des fabriques de verre, de parfums, de papyrus, les maisons blanches, les temples de granit aux frontons chargés d’or, les marchés pleins d’herbes, la foule dans les rues aussi bigarrée que les édifices, des prêtres d’Osiris, des soldats romains, des nègres, des femmes arrêtées au seuil des boutiques, des artisans courbés sur leur ouvrage. Tout cela est curieusement conçu et mis en œuvre avec puissance.

Ce spectacle amuserait les yeux, si le peintre ne s’avisait tout à coup de se transformer en historien. Vous regardiez non sans plaisir une gravure à l’eau-forte ; la gravure se brouille, s’efface, et une thèse historique apparaît sous l’image évanouie. Sur la scène que le peintre vient de représenter avec tant de détails, savez-vous quels personnages il amène ? Les moines de la Thébaïde vêtus de peaux de chèvres et armés de gourdins formidables, qui se ruent dans la ville pour tuer les ariens. Antoine, qui assiste en son cauchemar à l’horrible bataille, y est bientôt mêlé de sa personne ; il en devient même le principal acteur. On ne peut se dispenser de transcrire ici les indications du libretto : « Antoine retrouve tous ses ennemis l’un après l’autre. Il en reconnaît qu’il avait oubliés ; avant de les tuer, il les outrage ; il éventre, égorge, assomme, traîne les vieillards par la barbe, écrase les enfans, frappe les blessés. Et on se venge du luxe ; ceux qui ne savent pas lire déchirent les livres ; d’autres cassent, abîment les statues, les peintures, les meubles, les coffrets, mille délicatesses dont ils ignorent l’usage et qui, à cause de cela, les exaspèrent. De temps à autre, ils s’arrêtent tout hors d’haleine, puis recommencent. Les habitans réfugiés dans les cours gémissent ; les femmes lèvent au ciel leurs yeux en pleurs et leurs bras nus. Pour fléchir les solitaires, elles embrassent leurs genoux ; ils les renversent, et le sang jaillit jusqu’aux plafonds, retombe en nappes le long des murs, ruisselle du tronc des cadavres décapités, emplit les aqueducs, fait par terre de larges flaques rouges. Antoine en a jusqu’aux jarrets ; il marche dedans, il en hume les gouttelettes sur ses lèvres, et tressaille de joie à le sentir contre ses membres, sous sa tunique de poil qui en est trempée. La nuit vient, l’immense clameur s’apaise, les solitaires ont disparu… » Voilà l’histoire à la façon de M. Gustave Flaubert ; c’est ainsi qu’il nous donne un tableau de l’Égypte au IVe siècle de l’ère chrétienne !

On sait bien que beaucoup d’écrivains ecclésiastiques, dès ces premiers temps de l’institution monacale, en ont signalé les périls, on sait que saint Jérôme lui-même les dénonce sans ménagemens dans ses lettres ; mais où donc M. Flaubert a-t-il vu ces hordes de moines enragés saccageant Alexandrie et exterminant les ariens ? Ne dites pas qu’il s’agit d’un cauchemar, et que l’auteur a bien le droit de traduire en visions fiévreuses les ressentimens secrets de son héros. Jusque dans ce domaine du délire, où l’imagination en effet peut réclamer ses droits, l’histoire adresse à l’auteur des objections invincibles. Nous avons des renseignemens très dignes de foi sur la personne et le caractère de saint Antoine. Son grand compagnon d’armes dans la lutte contre Arius, Athanase, a raconté sa vie. Saint Jérôme, en écrivant la biographie de saint Paul ermite, a longuement parlé de son vénérable émule, le solitaire de Colzim. De savans hommes du XVIe siècle, à Paris, à Cologne, à Bâle, ont imprimé des lettres que saint Antoine avait écrites en égyptien à des monastères de la Thébaïde, et qui, traduites en grec et en latin, sont parvenues jusqu’à nous. On peut en lire le résumé dans la Bibliothèque d’Ellies du Pin et surtout dans le grand ouvrage que le bénédictin dom Rémi Ceillier a publié sous ce titre : Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques. Le principal caractère de ces lettres est l’onction, la piété, avec un grand bon sens et une rare finesse d’intelligence. Le moine égyptien, sans culture et sans lettres, embarrassa plus d’une fois les philosophes grecs qui venaient lui adresser des questions subtiles. Athanase, dans sa vie d’Antoine, en a conservé plusieurs traits. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que les beaux esprits, déconcertés par ses réponses, s’en allaient toujours enchantés de sa bonne grâce, « car il n’était point rustique pour avoir vieilli dans la montagne ; il était agréable et civil, et ses discours étaient assaisonnés d’un sel divin qui le rendait aimable à tous ceux qui l’allaient voir. » Ainsi parle saint Athanase[1]. Et voilà l’homme que M. Gustave Flaubert nous représente faisant des rêves atroces, éventrant les ariens, assommant les femmes, les enfans, les vieillards, trépignant avec joie dans des ruisseaux de sang qui lui montent jusqu’aux jarrets, humant comme un nectar les éclaboussures qui lui sautent aux lèvres !

Qu’on nous permette encore une citation du grand évêque à qui est due l’histoire du grand ascète. Ce n’est pas faire acte de pédantisme ; l’auteur de Salammbô affiche la prétention d’épuiser toutes les ressources de l’archéologie avant de donner carrière à son imagination. Nous le suivons sur le terrain qu’il a choisi. Quoi de plus naturel, et en même temps quoi de plus comique, je vous prie, que cette confrontation des documens les plus vénérables avec les fantaisies de M. Flaubert ? « Antoine, dit Athanase, se rendit dans Alexandrie à la prière des évêques et de tous les fidèles. Il y condamna les ariens dans un discours public, disant que leur doctrine était la dernière des hérésies et le signe avant-coureur de l’antechrist… Tout le peuple se réjouissait d’entendre un si grand homme frapper d’anathème une hérésie hostile au Christ. Tous les habitans de la ville accouraient pour le voir. Les païens eux-mêmes et leurs prêtres, ceux du moins à qui ils donnent ce nom, allaient à l’église et disaient : Nous demandons qu’il nous soit permis de voir l’homme de Dieu. C’est de ce titre que tous le saluaient. Beaucoup de païens exprimaient le désir de pouvoir au moins toucher le vieillard, persuadés que cela seul leur porterait bonheur. Dans ce peu de jours, il se fit plus de chrétiens qu’il ne s’en serait fait en une année. Quelques-uns croyant que la foule pourrait l’importuner, il leur dit sans s’émouvoir : — Ils ne sont pas en plus grand nombre que les démons avec qui nous combattons sur la montagne. » Voilà des scènes paisibles et des images toutes sereines ; où est donc le gourdin du vieux moine ? Où donc sont les furies, les tueries, et l’horrible joie du monstre qui piétine dans des flaques rouges ?

La chose la plus singulière en tout ceci, c’est que M. Gustave Flaubert connaît très bien le document que nous lui opposons. Il a lu avec attention la Vita et conversatio sancti patris nostri Anionii écrite par Athanase pour tous les moines de l’univers[2]. Bien des images très vives, très inattendues, qu’on attribue tout naturellement à la fantaisie de M. Flaubert, lui sont fournies par l’évêque égyptien. Il y a un endroit, par exemple, où le personnage de M. Flaubert, parlant de ses tentations, nous donne ces singuliers détails : « J’ai repoussé le monstrueux anachorète qui m’offrait en riant des petits pains chauds…, et cet enfant noir apparu au milieu des sables, qui était très beau et m’a dit s’appeler l’esprit de fornication. » Voilà bien, dites-vous, les conceptions bizarres et lubriques de l’auteur de Salammbô. Eh bien ! non, le diable déguisé en moine et offrant des pains à l’anachorète se trouve dans le récit d’Athanase ; M. Flaubert n’ajoute que la circonstance des petits pains chauds. Quant à l’enfant noir, il n’y change rien ; tous les traits sont empruntés aux pages du vieil évêque[3]. Je pourrais citer bien d’autres preuves de la curiosité avec laquelle M. Flaubert a feuilleté ces antiques documens. Quand il met dans la bouche d’Antoine ces paroles de satisfaction orgueilleuse : « c’est par mon ordre qu’on a bâti cette foule de retraites saintes, pleines de moines portant des cilices sous leurs peaux de chèvre, et nombreux à pouvoir faire une armée ; j’ai guéri de loin des malades, j’ai chassé des démons, j’ai passé le fleuve au milieu des crocodiles ; l’empereur Constantin m’a écrit trois lettres ; Balacius, qui avait craché sur les miennes, a été déchiré par ses chevaux,.. » tous ces traits, tous ces détails sont empruntés à la biographie de saint Antoine par saint Athanase. Comment donc M. Flaubert, qui a interrogé les textes, a-t-il pu défigurer l’histoire avec une telle violence ? On ne s’arrêterait pas à ce problème, si M. Gustave Flaubert n’était pas un artiste, et un artiste d’une nature toute particulière, esprit systématique, imagination acharnée. En posant cette question, c’est au principe même du livre que je m’attaque. La pensée première de l’auteur a été probablement celle-ci : « Je veux peindre le vieux monde à l’heure où toutes les religions de l’Orient et de l’Occident sont rassemblées au sein de l’empire romain. Que de contrastes ! que de figures étranges ! que d’apparitions inouïes ! IL y a là de quoi déployer ma force. Je placerai la scène en un lieu d’où je pourrai tout voir, dans la Thébaïde par exemple, non loin de ces grandes villes d’Égypte, confluens de toutes les inspirations de l’Europe et de l’Asie, entrepôts des deux mondes, caravansérails où se rencontre le grec avec le juif, le chrétien avec le néoplatonicien, le gnostique avec le sceptique, et des sectes sans nombre, et des illuminés de toute espèce, magiciens, thaumaturges, astrologues, vaticinateurs, guérisseurs[4]. Pour avoir mes coudées franches, je n’ai qu’à choisir un héros exalté, un ardent visionnaire (la terre d’Égypte en comptait par milliers), et c’est dans le cerveau de ce visionnaire que viendront se réfléchir les images de mon tableau. Y aura-t-il lieu de s’étonner qu’elles s’y reproduisent pêle-mêle ? La confusion même est un des caractères de cette époque ; l’empereur Hadrien le signalait déjà au IIe siècle, et précisément à propos de la situation religieuse de l’Égypte, dans une lettre célèbre que nous a conservée ; Flavius Vopiscus. Le visionnaire dont j’ai besoin, où est-il ? Je n’ai pas à le chercher bien loin dans L’Égypte du IVe siècle ; ce sera le chef et le modèle des ascètes, Antoine, celui dont les saints ont raconté les combats intérieurs et dont l’imagination populaire a travesti, si grotesquement la grande image. Souvenir de grandeur, souvenir de bouffonnerie, tout cela plaît à mon art et se prête à mon dessein. Voilà le sujet, voilà le cadre ; le vieux monde et son délire vu à travers le cerveau d’un ascète. »

Nous ne croyons pas nous tromper de beaucoup en résumant ainsi les conceptions qui ont présidé à cette œuvre sans nom. Après ? cela, quel intérêt y pourrait-on, chercher ? Dès les premières pages, on a vu combien l’histoire y est défigurée, et, comme l’auteur s’est arrogé toute licence sur ce point, comme il peut toujours répondre qu’il s’agit d’un cauchemar, que le cauchemar à des droits incontestables, que la fièvre est son domaine, que ni l’histoire ni le bon, sens n’ont qualité pour réclamer, à quoi bon poursuivre une telle lecture ? Est-il donc si intéressant d’apprendre ce que peut devenir une phase de la vie du genre humain reflétée dans un cerveau en délire ? S’il n’y a ici que le plaisir de la mise en œuvre, je suis obligé de dire, pour ma part, que ce plaisir ne compenserait pas suffisamment l’insupportable ennui que m’infligeraient le vide et la fausseté du fond. Une seule chose me soutient, je l’ai indiquée déjà, c’est l’idée qu’il y a peut-être une philosophie sous ces visions désordonnées.

Alexandrie et les ariens, l’empereur Constantin et les pères du concile de Nicée, Nabuchodonosor, la reine de Saba, toutes les scènes destinées à représenter les tentations des sept péchés capitaux, scènes fantasques, magiques, éblouissantes, ont passé tour à tour dans la lanterne du montreur d’images. Voici maintenant un épisode d’un autre genre : Satan s’est déguisé pour s’entretenir directement avec Antoine. C’est la troisième partie. Antoine avait un disciple nommé Hilarion, qui lui était cher entre tous. Où est-il aujourd’hui ? Mort peut-être ou caché plus loin dans quelque solitude plus profonde. C’est sous la forme de ce disciple que le tentateur revient auprès de l’ascète. Les sept péchés capitaux ont causé de nombreuses défaillances au pauvre Antoine sans le faire succomber tout à fait ; Satan reprend son œuvre dans une conversation légère, ironique, perfide, qui rappelle çà et là le Méphistophélès de Goethe devisant avec Faust. Antoine a grand’peine à reconnaître le fils de son cœur dans ce discoureur équivoque. Est-ce bien Hilarion qui tient de si étranges propos ? Ce n’est là ni son accent joyeux, ni son visage souriant. Évidemment, si c’est Hilarion, il a voyagé, il a vu le monde, il a connu des maîtres et hanté des écoles que le vieux moine ne soupçonnait même pas. N’est-ce pas pour cela qu’il l’écoute, quand tout ce qu’il dit devrait lui faire horreur ? Une ardente curiosité l’a saisi, et bientôt, malgré sa foi, malgré ses œuvres, malgré tant d’années héroïquement consacrées au service du Christ, il succombe sottement aux séductions qui ont perdu le premier homme. Eritis sicut dii, scientes bonum et malum. Oh ! pénétrer jusqu’aux principes de tout ce qui est, connaître la hiérarchie des anges, la vertu des nombres, la raison des germes et des métamorphoses ! Antoine, non pas celui dont Athanase nous a peint la robuste simplicité, mais celui de M. Flaubert, a souvent ramassé toutes ses forces pour s’élancer au sommet du ciel ; toujours il est retombé sur terre. « Le secret que tu voudrais tenir, lui dit Hilarion, est gardé par des sages. Ils vivent dans un pays lointain, sous des arbres gigantesques, vêtus de blanc et calmes comme des dieux. Un air chaud les nourrit. Des léopards tout à l’entour marchent sur des gazons. Le murmure des sources avec le hennissement des licornes se mêlent à leurs voix. Tu les écouteras, et la face de l’inconnu se dévoilera ! » Perfide promesse, fous ces sages que le Satan de M. Flaubert évoque tumultueusement ont pour mission spéciale de faire grimacer l’humanité. S’il mêle adroitement à ces caricatures quelques traits de ressemblance avec Jésus, peu importe que cette ressemblance tout extérieure ne se rapporte en rien au fond des choses ; il espère tromper le moine ahuri et déraciner la foi du fond de son cœur.

Voici d’abord les hérétiques des premiers siècles, moitié chrétiens, moitié néo-platoniciens, gnostiques, illuminés, ceux qui s’appellent les purs, ceux qui derrière tout symbole aperçoivent toujours les profondeurs insondables, et, saisis de vertige, s’y plongent éperdument. Voici Manès, Saturnin, Cerdon, Marcion, Bardesanes, chacun avec son système sur la création, les priscillaniens affirmant que c’est le diable qui a fait le monde, Valentin soutenant que le monde est l’œuvre d’un dieu en délire, Basilide qui promet à ses disciples de les faire supérieurs à la loi, si bien qu’ils pourront mépriser tout, même la vertu, les carpocratiens qui condamnent l’abstinence, les nicolaïtes qui recommandent d’exterminer la chair à force de débauches, les marcosiens qui font de l’inertie et de la stupidité la vertu par excellence, les paterniens qui se vantent d’apaiser le diable par des dévotions immondes. Après que tous ces insensés ont jeté leurs clameurs, un homme s’élance un paquet de lanières à la main, et frappant de droite et de gauche, dit à chacun des vérités terribles ; Marcion, Nicolas, Carpocras, Mahès, autant de scélérats, la vermine des écoles et la lie de l’enfer ! Qui parle ainsi ? Tertullien. Antoine, heureux de l’entendre, veut s’attacher à lui, comme le naufragé s’accroche à la planche qui peut le sauver ; mais déjà Tertullien a disparu. A sa place, il aperçoit deux femmes, Priscilla et Maximilla, les deux amies de Montanus, qui racontent leurs amours et finissent par se battre. Moritanus les sépare et annonce sa religion : après l’âge du père est venu l’âge du fils ; lui, il inaugure le troisième, l’âge du paraclet ; Ensuite c’est une nouvelle invasion de sectes, d’écoles, de groupes exaltés et violens : arcontiques, valésiens, caïnites, les partisans des évangiles apocryphes, ceux-ci glorifiant l’évangile d’Ève, ceux-là l’Evangile de Judas, ces autres la prophétie de Barcouf ! Antoine discute avec eux, on le terrasse, on l’entraîne, et après mille visions sans queue ni tête il se trouve entouré de fidèles qui lui crient : C’est toi qui es le Christ ! c’est toi qui es le Verbe !

Réveillé un instant par l’horreur qu’il éprouve, l’ascète tombe étendu dans sa cabane, et l’hallucination recommence ; Il voit les premiers chrétiens, les martyrs, les confesseurs, ceux qui ont survécu aux tortures, et qui plus tard se racontent leurs épreuves dans les agapes fraternelles avec des transports qui les enivrent. L’auteur ne néglîge pas cette occasion de répéter les calomnies des païens contre les communautés chrétiennes. Écoutez ce qu’il ose dire de ces réunions saintes où de si nobles personnes, frères et sœurs en Jésus, s’encourageaient dans la foi et l’espérance : « Leurs yeux noyés de larmes se fixent les uns sur les autres. Ils balbutient d’ivresse et de désolation ; peu à peu leurs mains se touchent, leurs lèvres ; s’unissent, les voiles s’entr’ouvrent, et ils se mêlent sur les tombes entre les coupes et les flambeaux. » Ainsi, malgré les prétentions à la science et sous les ciselures de la forme, on voit percer ainsi de page en page un scepticisme vulgaire. N’allez donc pas vous fier aux apparences, s’il lui arrive de bafouer les personnages qui ont osé contrefaire la mission de l’Homme-Dieu. Les trois apparitions qui terminent cette fantasmagorie des sages, — le gymnosophiste hindou, Simon le Magicien, Apollonius de Tyane et son disciple Damis, — composent assurément un épisode fort drolatique. Le mystique des bords du Gange, tout nu, enduit de bouse de vache, qui sort du tronc d’arbre où il vivait incrusté pour brûler la sale auberge de son corps et se plonger dans l’anéantissement, est une figure solennellement grotesque. Le magicien Simon possède à fond le langage des histrions de la foire : « Je peux faire se mouvoir des serpens de bronze, rire des statues de marbre, parler des chiens. Je peux apparaître en jeune homme, en vieillard, en tigre et en fourmi, prendre ton visage, te donner le mien, conduire la foudre… » Quant à la scène d’Apollonius de Tyane et de son disciple Damis essayant d’endoctriner Antoine, c’est une vraie bouffonnerie. Tout à L’heure, quand M. Flaubert jetait sur la scène, la cohue des hérésiarques, il y avait dans son procédé une certaine furie qui ne prêtait point à rire ; ici, qu’il l’ait voulu ou non, la sottise du sujet fait éclater son masque. Il écrit une espèce de vaudeville, quelque chose comme cette pièce de théâtre, chef-d’œuvre du bas comique, disait-il lui-même, et qu’il proposait l’autre jour (fort inutilement, il est vrai) à l’admiration de ses contemporains. Antoine devient une espèce de Géronte que se disputent deux Sganarelles frottés de haute érudition. Le premier Sganarelle est profond, le second est stupide. Ils ont chacun une histoire saugrenue à raconter, et c’est à qui dira la sienne le premier. Ils se croisent, s’interrompent, se coupent la parole, si bien que le malheureux Antoine, au milieu de ce vacarme, hébété, ahuri, ne sait que pleurer et geindre. Cette scène burlesque se termine par un miracle. Apollonius propose à son disciple Damis de le conduire au-delà de toutes les formes, plus loin que la terre, plus haut que le ciel, au sein des idées pures, afin de franchir encore le dernier espace et de saisir dans son infinité l’éternel, l’absolu, l’être. Il lui prend la main, et tous les deux, côte à côte, s’élèvent doucement dans l’air. Cet imbécile de Damis avait écrit des mémoires où il racontait bien des choses de cette force ; ces mémoires, véritable fatras, tombèrent, on ne sait comment entre les mains de l’impératrice Julia, femme de l’empereur Sévère, qui les fit rédiger en meilleur style par le sophiste Flavius Philostrate. La Vie d’Apollonius de Tyane par Philostrate n’est pas difficile à lire pour ceux qui ont le goût de ces billevesées ; elle a été traduite trois fois en français, d’abord par Castillon au XVIIIe siècle, par Legrand d’Aussy au commencement du nôtre, et il y a une dizaine d’années par M. Chassang. Cette dernière version, avec notes et commentaires, est de tout point excellente. M. Flaubert, pour étudier ce personnage, n’avait donc que l’embarras du choix, tant les documens abondent. Il a fort étudié Philostrate, cela va sans dire ; je crois pourtant que la scène gravement burlesque des deux histoires lui appartient en toute propriété. Philostrate n’y réclame rien.

À la fantasmagorie des sages, que couronne le miracle d’Apollonius, succède naturellement la fantasmagorie des divinités. De l’une à L’autre, le mystique philosophe de Tyane fournit la transition. Il se vante si haut de connaître tous les dieux, tous les rites, tous les symboles ! « Celui-là vaut tout l’enfer à lui seul, » s’écrie l’ascète frappé d’épouvante, et cependant, avec cette niaiserie que lui attribue l’auteur ; il cède au sentiment de curiosité éveillé dans son âme par les promesses du thaumaturge. Satan, qui est toujours là sous la figure d’Hilarion, saisit son désir au vol et aussitôt voilà le défilé des dieux qui commence. La ronde des sages, vraie ronde du sabbat, formait le quatrième acte de la sotie ; le cinquième met en branle la ronde des dieux.

Ce sont d’abord les dieux de ces âges où l’homme se distingue à peine de la nature qui l’enveloppe, dieux qui rampent, qui glissent à ras du sol sous les formes les plus infimes, feuilles, pierres, coquilles, vagues représentations d’animaux, espèces de nains hydropiques, puis des idoles antérieures au déluge, idoles informes, disloquées, dégingandées, qui craquant dans leurs jointures et se cassent les reins en marchant. « Antoine et Hilarion, dit l’auteur, s’amusent énormément ; ils se tiennent les côtes à force de rire. » Pauvre Antoine ! il ne rira pas toujours de si bon cœur. Hilarion, c’est-à-dire Satan, ne manque aucune occasion de lui signaler quelques ressemblances lointaines entre ces divinités grossières et les symboles du Dieu qu’il adore. Le vrai Antoine, dans le récit d’Athanase, n’est pas embarrassé par des argumens de ce genre, il confond les philosophes grecs qui viennent discuter avec lui en haut de sa montagne, et les renvoie aussi charmés que stupéfaits de son grand sens, car il est toujours alerte et souriant, toujours armé de force et de sérénité. Le Géronte que nous représente M. Flaubert est incapable de soutenir le combat. Sitôt qu’Hilarion prononce une parole malsonnante : « Oh ! grâce ! grâce ! n’achève pas ! » dit le bonhomme, et il se met à pleurnicher. C’est bien pis quand paraît le Bouddha. Hilarion commente le discours du mystique hindou en citant des versets de l’évangile. Si l’ami d’Athanase avait été soumis à pareille épreuve, il aurait crié au Bouddha : « Toi qu’on ose rapprocher du Christ, as-tu jamais dit : Notre père, qui êtes aux cieux ? La loi que tu enseignes est sans âme, sans cœur, sans foyer vivant. As-tu jamais exprimé un principe de vie, inspiré l’amour de la vie ? Tu n’es qu’un prêcheur de mort ; nous allons, nous, comme dit l’Évangile, vers celui qui a les paroles de la vie éternelle. » Au lieu de répondre ainsi, le saint Antoine de M. Flaubert tombe, à terre et y reste prosterné, écrasé, stupide.

Après un temps assez long, le bonhomme se relève et aperçoit un personnage qui le fait rire. C’est un poisson à tête d’homme qui « s’avance droit dans l’air en battant le sable de sa queue. » Cet être risible supplie Antoine de le respecter, car il est « le contemporain des origines, la première conscience du chaos, » il a habité le monde informe « où sommeillaient des bêtes hermaphrodites, où des yeux sans tête flottaient comme des mollusques parmi des taureaux à face humaine et des serpens à pattes de chien. » C’est Oannès, le dieu de l’ancienne Chaldée. Vous rappelez-vous dans Zadig la scène où l’Indien, l’Égyptien, le Chaldéen, en présence d’un Grec et d’un Celte, se querellent si plaisamment sur l’ancienneté de leurs idoles ? Le portrait d’Oannès tracé par l’auteur de Zadig fait grand tort à celui que nous donne M. Gustave Flaubert. Cette fois d’ailleurs les moqueries de Voltaire sont aussi sérieuses que spirituelles. Zadig apaise très sagement la dispute en prouvant aux disputeurs qu’ils sont tous du même avis. Ils ont beau se récrier, il les oblige à reconnaître qu’ils adorent, non pas le gui, mais celui qui a fait le gui et le chêne, non pas le bœuf, mais celui qui leur a donné les bœufs, non pas le poisson Oanhès, mais celui qui a créé la mer et les poissons. Certes les railleries du déisme voltairien sont ordinairement bien médiocres ; ne pensez-vous pas cependant que sur plus d’un point M. Flaubert les relève par le contraste ? Dans les plus ridicules folies du genre humain, Voltaire découvre et dégage un principe de vérité, la croyance universelle au Dieu créateur du monde. C’est faire acte de philosophe. M. Flaubert se croit sans doute bien plus hardi. Voltairien au fond, mais voltairien artiste, ajoutant l’imagination à l’ironie pour la rendre plus libre, affranchi de toutes les règles de bon sens, de toutes les convenances de goût qui retenaient encore le railleur du XVIIIe siècle, il s’applique à dégrader partout l’idée de Dieu. Dans cette moquerie de toutes les religions, le christianisme, n’en doutez pas, est sournoisement enveloppé. Seuls, les dieux de la Grèce prononcent avant de mourir quelques fières paroles, et arrachent au bonhomme Antoine ce cri d’admiration : Comme c’est beau ! comme c’est beau !

Faut-il poursuivre notre lecture ? Ce rayon de soleil qui tombe sur le front de Jupiter et sur le glaive de Mars indique-t-il que de ce chaos une idée quelconque se dégagera ? L’auteur a-t-il un regret, un amour, un idéal ? Un instant, quand il nous montre la croix plantée près de la cabane d’Antoine grandissant tout à coup, perçant les airs et projetant sur les dieux de la Grèce une ombre qui les fait tous mourir, j’ai cru qu’il allait protester contre la mort de l’Olympe. Idée absurde aux yeux du philosophe et qui révolte le chrétien, idée excusable, littérairement parlant, chez l’artiste enivré des beautés de la forme ! L’enthousiasme après tout, fût-il erroné, vaut mieux que cette perpétuelle ironie sous un appareil épique ; mais non, l’auteur de la Tentation de saint Antoine n’a pas même cette excuse. Son livre est le désordre même ; n’y cherchez pas la moindre trace du culte du beau, la moindre étincelle de la passion du vrai, quels que soient ce beau et ce vrai. C’est un pandémonium. Nul amour, nulle préférence ne guident l’esprit de l’auteur, si ce n’est l’amour des images à dessiner, des couleurs à étaler, des noms bizarres à faire résonner, et la prédilection pour les scènes lubriques. A-t-il à glorifier la sagesse de Jupiter, l’activité de Minerve, quelques mots lui suffisent ; mais s’il faut peindre les sanglantes mutilations d’Atys, l’effronterie d’Isis, les douleurs impudiques des pleureuses sur le corps d’Adonis, s’il faut faire gravement des calembours obscènes et religieusement décrire le culte des prostitutions dans les temples de Babylone, oh ! les détails abondent et les paroles se pressent sur ses lèvres : cynisme à haute dose, cynisme solennel et sacré, quintessence de cynisme !

J’ai dit : nul amour, nulle préférence sérieuse ; il faut ajouter : nul soupçon de la philosophie de l’histoire. Au simple point de vue de la science humaine, l’histoire des religions se développe avec l’histoire de l’humanité. Les croyances religieuses s’épurent suivant le travail intérieur du genre humain. Ne voit-on pas, au sein même de la révélation, les consciences s’éclairer, tout en s’exerçant sur un fond qui ne change pas ? Saint Augustin exprimait hardiment cette idée quand il demandait que Dieu grandît et se perfectionnât sans cesse au fond du cœur de l’homme ; crescat, perfectus semper, crescat Deus in te. C’est dans le même sentiment que de nobles esprits, essayant de tracer la philosophie de l’histoire, ont montré les idées religieuses se transformant d’âge en âge, de cycle en cycle, jusqu’au jour où se lève sur l’humanité la lumière du christianisme. De l’Égypte à l’Inde, de l’Inde à la Perse, de la Perse au monde grec, du monde grec au monde romain, il y a une progression, interrompue souvent, mais toujours renouée, selon les vicissitudes mêmes de la culture générale. Cet ordre, que la philosophie recherche et que la poésie peut se proposer de peindre, M. Gustave Flaubert prend plaisir à le bouleverser. Quels sont les dieux qu’il met en scène après les poétiques divinités de l’Olympe ? Les dieux des Scythes, les dieux des Cimmériens, les dieux de l’Étrurie, et parmi ces derniers le dieu Crépitus, expliquant lui-même le sens de son culte en des commentaires qui font penser à Rabelais. Ce n’est pas, bien entendu, le Rabelais a exquis et excellent » signalé par La Bruyère, c’est le Rabelais que ce même La Bruyère appelle « le charme de la canaille, » avec cette différence qu’il est grave, harmonieux, plaintif, et qu’il débite ses bouffonneries en style sacerdotal. Savez-vous enfin par qui se termine le défilé des dieux ? Le dernier de tous, ô blasphème des traditions, non pas seulement religieuses, mais poétiques et morales de notre race ! le dernier de tous, celui qui paraît et qui meurt après les lamentations rabelaisiennes de Crépitus, c’est Jéhovah.

J’entends le lecteur qui me crie : Assez ! La cause est entendue, et la patience ne saurait aller plus loin. — Le lecteur a raison, mais, avant de conclure, on tient à donner ses preuves. Moi aussi, je pense que c’est assez, et je me rappelle une page de Diderot qui exprime exactement ce que j’éprouve. Il s’agit d’une toile du peintre Boucher qui a excité la colère du critique. « Boucher ! je ne sais qu’en dire. La dégradation du goût, de la couleur, de la composition, des caractères, de l’expression, du dessin, a suivi pas à pas la dépravation des mœurs. Que voulez-vous que cet artiste jette sur la toile ? Ce qu’il a dans l’imagination, et que peut avoir dans l’imagination un homme qui ? .. » Je m’arrête, car Diderot s’attaque à l’homme, et je ne m’adresse qu’à l’artiste, à un artiste laborieusement égaré dont on voudrait voir la vigueur et l’effort employés à un meilleur usage. La seule chose que j’aie à signaler dans cette page de Diderot, c’est la répulsion que lui inspire une œuvre où il n’y a ni plan, ni composition, ni perspective, une œuvre incohérente où l’œil est offensé, où l’esprit est outragé. Diderot décrit avec verve ce pêle-mêle, ce fouillis, ce gâchis, bien moins, condamnable à coup sûr que celui dont nous venons de parler, puisqu’il y est question seulement d’un assemblage confus d’objets et de personnages rustiques ; puis, tout à coup, sans transition, éclatant contre les organisateurs de ce salon de peinture où est exposée cette chose irritante : « Mon ami, s’écrie-t-il, est-ce qu’il n’y a pas de police à cette académie ? Est-ce qu’à défaut d’un commissaire aux tableaux qui empêchât cela d’entrer, il ne serait pas permis de le pousser à coups de pied le long du salon, sur l’escalier, dans la cour, jusqu’à ce que le berger, la bergère, la bergerie, l’âne, les oiseaux, la cage, les arbres, l’enfant, toute la pastorale fût dans la rue ? Hélas ! non : il faut que cela reste en place ; mais le bon goût indigné n’en fait pas moins la brutale, mais juste exécution[5]. »

Diderot n’eût pas commis de telles brutalités, alors même qu’elles eussent été permises. Quant à l’exécution idéale, elle doit être complète ; cette sotie est un mauvais livre. Artiste, historien, philosophe, M. Gustave Flaubert s’est tristement fourvoyé. Artiste, il a dessiné des paysages éclatans, buriné quelques ébauches vigoureuses, trouvé certains effets de style ; mais il n’a fait en somme qu’une œuvre confuse, embrouillée, sans perspective, précisément le contraire de l’art. L’enchevêtrement du récit avec le dialogue ajoute encore au tintamarre et au brouillamini, comme disait M. Jourdain. Il faut avoir le texte sous les yeux pour comprendre les intentions de l’auteur ; bien des scènes, si on les entend lire à haute voix, sont inintelligibles. Historien, M. Flaubert a dénaturé la physionomie des siècles et rapetissé les plus grandes choses. Montalembert, dans le premier volume de ses Moines d’Occident, Chateaubriand, dans le onzième livre des Martyrs, avaient décrit et expliqué les scènes de la Thébaïde avec une élévation digne du sujet ; l’auteur de la Tentation de saint Antoine, qui a lu comme eux les antiques documens de cette histoire, les a falsifiés à plaisir. Philosophe, il mêle les questions, il confond les systèmes, il répète sur l’infini et le fini des formules dont le sens vrai paraît lui échapper ; il méconnaît en toutes choses l’idée de l’ordre ; enfin il a le mépris de l’humanité parce qu’il a le dégoût du monde, non pas un dégoût sincère, douloureux, comme celui du sombre Schopenhauer, mais un dégoût de bel esprit qui aurait indigné le misanthrope de Francfort.

Le dégoût du monde et le mépris de l’humanité, tels que M. Flaubert les affiche, apparaissent nettement dans la conclusion de son livre. On a vu que le vieil ascète, sans succomber tout à fait, subit constamment des défaillances ; tout le trouble, tout l’attire et le séduit. Sa dernière chute est de vouloir renoncer à son âme, il envie les êtres qui n’ont pas à combattre, qui ne sont pas un esprit, une conscience, une personne, il aspire à l’anéantissement. les dernières divinités qu’il aperçoit sont les esprits des animaux, des végétaux, des minéraux, les feux follets de la vie inconsciente, les odeurs, les souffles, ce qui n’a presque pas d’être, ce qui est tout voisin du néant. « O bonheur ! dit-il, j’ai envie de voler, de nager, d’aboyer, de beugler, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, — être la matière ! » Voilà le vœu suprême d’Antoine après cette nuit de démence. Aussitôt le jour se lève, les nuages se déroulent comme les rideaux d’un tabernacle, on aperçoit la figure du Christ dans le disque même du soleil, et Antoine se remet en prière, C’est comme si l’auteur disait : « Ce pauvre homme, toujours convaincu d’erreur, est toujours repris par les illusions de sa foi. » En d’autres termes, le sentiment religieux est une maladie, et cette maladie est incurable. Tel est, j’en ai peur, le dernier mot de ce livre.

Si cette interprétation est exacte, le malade le plus compromis en cette affaire n’est pas le symbolique personnage bafoué par l’auteur. Il n’est pas de pire maladie intellectuelle que la misanthropie dont s’inspire M. Gustave Flaubert. Encore le mot de misanthropie est-il insuffisant, il faudrait pouvoir dire misocosmie. Avec un talent si vigoureux, un goût si curieux de la forme, un amour si passionné de l’art, M. Gustave Flaubert peut voir où l’a conduit son système. Le dernier livre qu’il a publié était mortellement ennuyeux, celui-ci est illisible. Qu’il se renouvelle donc, il en est encore temps ; qu’il s’initie aux secrets de la vie morale, qu’il s’élève en toutes choses au sentiment de l’ordre, loi suprême de la philosophie et condition absolue du grand art. Il y aurait pour un écrivain de cette valeur de si précieuses ressources à découvrir dans la région des idées saines ! Libre à lui sans doute de railler telle époque, telle société, tel groupe d’hommes ; tant qu’il affectera le mépris systématique de la nature humaine, il ne sortira pas des ténèbres extérieures. En somme, et pour ceux-là même qui sont moins touchés que nous d’une telle impiété philosophique, que représente cette sotie bizarre intitulée la Tentation de saint Antoine ? Deux choses également répugnantes : la caricature de l’histoire et la falsification de la poésie.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. J’emprunte ici la traduction de dom Rémi Ceillier, Histoire générale des auteurs ecclésiastiques, t. IV, p. 508.
  2. Vita et conversatio sancti patris nostri.Antonii, scripta missaque ad monachos in peregrina regione versantes a sancto patre nostro Athanasio episcopo Alexandriœ. — Je me sers de l’édition donnée par M. l’abbé Guillon, alors professeur à la Faculté de théologie de Paris, dans sa grande collection des pères de l’église, Collectio selecta sanctorum ecolesiœ Patrum. Voyez XXXIIe volume, p. 195 et suiv.
  3. « Cum nec hoc modo posset Draco Antonium prosternere, sed sese viderot ex corde illius abjectum, stridens, ut scriptum est, dentibus, et quasi extra se raptus, qualis animo est talis specie ipsi apparuit, niger scilicet puer… Sciscitante Antonio : Quis tu es qui hæc mecum loqueris ? tum ille lamentabili voce : Ego, inquit, fornicationis sum amicus… et spiritus fornicationis voce. » Vita et conversatio sancti patru nostri Anionii, p. 200.
  4. Un des canons du concile d’Aneyre, tenu peu de temps avant le concile de Nicée, interdit à tous les chrétiens de recourir aux vaticinateurs, sorciers guérisseurs, etc… Voyez à ce sujet la savante étude de M. Eugène Révillout, le Concile de Nicée d’après les documens coptes, Paris, in-8o, 1873.
  5. Diderot, Salon de 1765.