Une Secte religieuse et politique en Danemark - Grundtvig et ses doctrines

UNE
SECTE RELIGIEUSE ET POLITIQUE
EN DANEMARK

GRUNDTVIG ET SES DOCTRINES

Jamais peut-être la religion n’a été plus vivement attaquée que de notre temps. Ce n’est plus seulement avec les sarcasmes de Voltaire et de Bolingbroke, c’est avec les armes plus terribles de la science et de la philosophie qu’on donne aujourd’hui l’assaut contre les doctrines révélées. Pourtant l’esprit religieux n’est pas mort ; loin de là, la vitalité s’en manifeste à nos yeux tous les jours. Dans les pays protestans surtout et aussi dans l’empire de Russie, de nombreuses sectes nouvelles, — signe évident d’activité religieuse, — naissent et prospèrent depuis un siècle. Sans parler des mormons polygames, ni de ces sectaires russes, imitateurs d’Origène, dont le cas doit être rangé parmi les monstruosités, on pourrait citer le puséisme, la high et la broad church en Angleterre, l’irvingianisme en Angleterre et en Amérique, et bien d’autres doctrines toutes greffées sur le vieux tronc du christianisme, dont plusieurs ont été l’objet ici même d’intéressans travaux. Nous voudrions ajouter un chapitre à ce genre de recherches par l’étude d’une secte danoise dont le fondateur, l’évêque luthérien Grundtvig, est mort, il y a trois ans, à Copenhague, et que nos voyages en Danemark nous ont permis d’observer de près.

Les grundtvigiens se plaisent à remonter aux premiers siècles du christianisme pour chercher dans la parole même du Christ le fondement de la foi ; mais Grundtvig, en même temps qu’un théologien, était un patriote. Tout en rêvant de créer une doctrine sur laquelle toutes les confessions chrétiennes se puissent rencontrer, il reste toujours Danois. Par suite, le grundtvigianisme est devenu, en même temps qu’une secte religieuse, un parti politique. Il a des représentans au parlement de Copenhague, et par sa grande influence sur les électeurs, à la campagne surtout, il est aujourd’hui une puissance avec laquelle le gouvernement doit compter. Quant à Grundtvig lui-même, élevé jusqu’aux nues par ses amis, qui voient en lui un prophète, et quelquefois raillé par ses ennemis, qui prétendent que ses prophéties ne s’accomplissent pas, il est respecté de tous comme homme et comme patriote, admiré de tous comme écrivain. À la fois théologien et poète, historien et homme politique, il a exercé sur son pays une si multiple influence que son nom se retrouve partout en Danemark. À l’église, même parmi ses adversaires, on chante les cantiques qu’il a composés ; au parlement, son nom est le mot de ralliement d’un parti ; dans les campagnes, de nombreuses écoles élevées par ses amis répandent ses doctrines parmi les paysans. Un homme dont l’activité intellectuelle s’est ainsi manifestée dans tous les sens, un homme qui remplit son pays de sa renommée et de ses ouvrages, peut être vivement attaqué par quelques-uns ; mais ce n’est point un homme ordinaire, on en peut être certain, et, comme tel, il mérite que l’on prenne la peine de l’étudier.


I

Grundtvig naquit en 1783, non loin de Vordingborg, en Sélande, dans la paroisse rurale d’Udby, où son père était pasteur. C’est là que s’écoulèrent paisiblement ses premières années jusqu’au jour où, pour l’achèvement de ses études, il fut envoyé au collège d’Aarhuns, dont il suivait les cours, logé dans une famille de la ville. En 1800, il se fit admettre à l’université de Copenhague comme étudiant en théologie, dans l’intention de succéder à son père.

On dit souvent que la vie d’un homme est le meilleur commentaire de ses ouvrages et la plus sure explication de ses doctrines. Il n’est personne pour qui cette observation soit plus fondée que pour Grundtvig. Bien que les années de son enfance n’eussent et marquées par aucun événement, elles laissèrent dans son esprit une empreinte qui ne s’effaça jamais. Le spectacle de la vie simple et pure de ses parens frappa vivement sa jeune imagination : il sentit mieux que nul autre la douceur et le charme de cette vie de famille que les peuples du nord connaissent si bien. Il y a d’ailleurs cela de particulier chez les pasteurs de village que, tout en vivant à peu près à la manière des paysans, ils savent, par certains soins de propreté et d’élégance, élever leur existence champêtre au-dessus de celle des cultivateurs. Attachés fortement aux vieilles mœurs, aux usages traditionnel, ils mènent une vie rustique, mais sans grossièreté, simple, mais sans rudesse. Rien n’était plus propre à poétiser dans un esprit jeune, et impressionnable et les paysans et la campagne. Plus tard, comme collégien, comme étudiant, et au milieu des soucis et des labeurs d’une carrière si remplie, il se reporte avec joie vers le temps de sa première jeunesse : une auréole poétique entoure ses souvenirs chéris ; il s’éprend d’amour pour les vigoureux laboureurs danois qui, pendant le court été du nord, arrachent à la terre ses riches moissons ; il aime les champs qu’ils cultivent, le sol qu’ils roulent aux pieds, la chaumière qu’ils habitent, l’église où ils vont prier le dimanche. De là cette passion du peuple qui fut toujours régnante dans l’âme de Grundtvig, ou, pour parler son langage, le goût du « populaire » (folkelig), c’est-à-dire de tout ce qui est caractéristique du peuple, de tout ce qui le touche et l’intéresse ; en religion comme en politique, en histoire comme en poésie, c’est toujours le peuple qu’il a en vue, c’est pour lui qu’il pense, qu’il parle et qu’il écrit. — Nous verrons que ce sentiment, auquel il est redevable des traits les plus saillans de ses doctrines et même de son style, le rendait parfois injuste dans ses jugemens sur les classes les plus éclairées de la population danoise, et particulièrement sur la bourgeoisie.

Par une pente naturelle de son esprit, Grundtvig fut amené à rechercher ce qu’était avant lui ce peuple danois à qui il consacrait toute l’activité de son intelligence. Dès sa jeunesse, il était curieux du passé ; il aimait à promener sa pensée parmi les événemens d’autrefois ; il se sentait solidaire des aïeux qui fécondèrent de leurs sueurs le sol national, qui le conquirent les armes à la main, et qui le défendirent vaillamment contre les ennemis du dehors. Il s’identifiait aux souffrances des premiers Scandinaves, qui avaient à lutter contre les rigueurs du climat, aux triomphes et aux défaites des héros northmands, aux misères des paysans du moyen âge réduits au servage par la noblesse, à la vie, enfin de tous les hommes que le sol danois a nourris depuis dix siècles. Il aimait son pays dans le passé comme dans le présent. Tel est d’ailleurs le caractère que le patriotisme tend à revêtir de nos jours : ce n’est point, comme on l’a dit, un vulgaire égoïsme de nation à nation, — l’égoïsme ne peut qu’abaisser les âmes, tandis que le patriotisme les élève et les grandit, — c’est un noble et profond sentiment de la solidarité que la communauté d’histoire et de traditions nationales fait naître entre les hommes. Nul plus que Grundtvig n’a senti la force de ce patriotisme historique qui, excitant les rivalités entre les peuples au moment où des utopistes chimériques rêvent de supprimer la guerre, ferait croire que la concurrence vitale, le struggle for life, du philosophe anglais, est, non pas seulement le lot des êtres individuels, mais aussi de ces êtres collectifs qu’on nomme des nations.

Les études d’histoire furent la principale occupation de Grundtvig pendant qu’il suivait à Copenhague les cours de la faculté de théologie : comme il le dit lui-même, « il parcourut sans foi la carrière académique. » Ses pensées étaient ailleurs. Le grand mouvement de recherches historiques qui se manifesta dans toute l’Europe au commencement de notre siècle naissait alors en Danemark. L’impulsion était donnée par une pléiade de savans, dont Finn Magnussen est demeuré le plus célèbre : on fouillait les bibliothèques de Norvége et d’Islande pour découvrir les vieux manuscrits qui pourrissaient dans l’oubli, les eddas étaient traduites et commentées, les sagas revoyaient la lumière, les gracieuses chansons du moyen âge, les poétiques kaempeviser étaient publiées : en même temps on commençait à collectionner tous les souvenirs des siècles passés, à classer les débris de l’industrie des ancêtres pour former les musées qui font aujourd’hui l’admiration des voyageurs. Grundtvig se lança ardemment dans cette voie ; mais jamais chez lui la pure érudition n’étouffa le sens poétique : il sut être à la fois, chose rare, un poète et un savant.

Le premier ouvrage de longue haleine qui sortit de sa plume est la Mythologie du Nord, publiée en 1808. Le sujet avait alors un mérite de nouveauté qu’il n’a plus aujourd’hui. L’imagination puissante et enthousiaste de l’auteur, jointe à sa profonde érudition, produisirent une vive impression sur le public lettré. Grundtvig alors était presqu’un adorateur des dieux barbares de l’ancienne Scandinavie, Odin, Thor et Freya, la trinité du Nord, disputaient la place au Christ dans son esprit exalté. Plus tard la réaction se fit, et à peu près comme son cher peuple scandinave, avec lequel il s’identifiait par la force de l’imagination, il descendit des hauteurs brumeuses de la Walhalia, pour revenir au culte de Jésus. Cependant jamais il ne se dépouilla de son amour pour les dieux du nord : il se plaisait à mêler leurs noms à ses ballades et à ses odes, même à ses pièces religieuses. Et c’étaient pour lui non point des métaphores de style, comme les dieux de l’Olympe pour nos poètes, mais de grandes figures qu’il aimait à évoquer sous sa plume parce qu’elles avaient conservé une sorte de réalité dans son esprit. Il rapprochait volontiers les deux églises ; il comparait les mythes nationaux aux traditions chrétiennes, semblable à ces missionnaires qui, pour convaincre plus facilement les sauvages qu’ils évangélisent, essaient de leur faire considérer le christianisme comme une simple réforme de leurs grossières croyances. Il semble même que ces comparaisons le fortifiaient dans la foi chrétienne. « Tu es chrétien, dit-il à son père dans une pièce de vers qu’il lui dédie, et tu suis avec joie les traces de la Divinité sur la terre. Moi, quoique chrétien, je contemple les antiques dieux du Nord et par eux j’ai reconnu, avant que le Christ eût été envoyé aux hommes, que le monde ne pouvait être sauvé que par lui. »

Tel était l’état d’esprit de Grundtvig quand parut son premier grand ouvrage en vers, les Scènes de la vie héroïque dans le Nord, publiées quelques mois après sa Mythologie. Sous ce titre, il voulut donner à ses compatriotes une peinture à la fois poétique et dramatique de la vie des anciens Scandinaves, au temps du paganisme et au temps où les deux religions luttaient avant la victoire définitive du Christ. C’est à la tragédie des Grecs qu’on peut le mieux comparer les dialogues héroïques de Grundtvig, et, bien qu’on ne trouve pas chez lui cette beauté en quelque sorte plastique du fond et de la forme qui a été de tout temps le propre des races gréco-latines, le poète danois fait parfois songer à Eschyle par la vigueur du style et l’étrangeté souvent grandiose des images. Il eût voulu faire revivre tout le passé héroïque du Nord dans un vaste cycle poétique. Comme Œhlenschläger, dans Balder ou dans Hakon Jarl, comme la plupart des poètes danois de la même époque, il exploitait avec enthousiasme les filons nouveaux que les archéologues et les historiens, avaient mis à jour dans les antiquités nationales. Son projet, trop vaste pour être mené à bonne fin, ne reçut d’autre commencement d’exécution que les Scènes de la vie héroïque, qui sont restées son chef-d’œuvre. C’est là que les éminentes qualités de Grundtvig prennent le plus puissant essor. Le poète semble planer au-dessus des terribles événemens qu’il décrit ; on sent que vainqueurs et vaincus, chrétiens et païens, lui sont également chers, et l’on ne peut se défendre de l’impression de grandeur et de sérénité qu’exhale l’âme du barde, confondant tous ses héros divers dans un égal amour. Emporté par son sujet, il s’élève au-dessus de lui-même : il sait éviter les obscurités de langage, les comparaisons peu exactes, malheureusement trop fréquentes dans ses autres écrits, et sans effort l’expression se met au niveau de la pensée.

Lorsqu’il publia cet ouvrage, Grundtvig, quoiqu’ayant achevé ses études de théologie, était resté dans la vie laïque ; il enseignait l’histoire dans un collège de Copenhague. C’est seulement en 1810 qu’il entra dans les ordres. Son père, très âgé alors, ne pouvait plus porter seul le fardeau de sa charge, et le réclama comme coadjuteur dans sa cure d’Udby. Grundtvig dut quitter Copenhague, où son nom était déjà célèbre, pour remplir les modestes fonctions d’un vicaire de campagne. Le Danemark est, comme la France, plus que la France s’il est possible, un pays où l’intelligence est centralisée : en province, on ne suit que de bien loin l’impulsion donnée par la capitale. Aussi cet exil dut-il coûter beaucoup à notre poète ; mais il ne dura pas longtemps. La mort du vieux pasteur ayant deux ans plus tard rendu la liberté à son fils, celui-ci s’empressa de revenir à Copenhague pour reprendre ses études. Les années qui suivirent furent les plus occupées de sa vie. Les théories religieuses qu’il devait plus tard compléter et coordonner étaient alors en état d’incubation dans son esprit : on pouvait déjà les pressentir dans les sermons que, sans être attaché officiellement à aucune église, il prononçait chaque semaine devant un nombreux auditoire attiré par sa réputation d’éloquence. Cependant il poursuivait sans relâche ses travaux profanes : il traduisait les historiens Snorre et Saxo Grammaticus, et préparait les matériaux d’une vaste Histoire universelle, publiée vers 1835, œuvre de philosophie autant que d’érudition, et l’un des plus beaux monumens littéraires dont le Danemark lui soit redevable.

Les préoccupations religieuses n’étouffèrent pas non plus son ardeur poétique : il fit des vers jusque dans son extrême vieillesse sans que jamais cette faculté s’éteignît en lui. Il avait du reste une idée de la poésie qui s’alliait à merveille avec le rôle de pontife qu’il remplissait dans son église. « Dieu, dit-il quelque part, a-t-il pourvu le poète d’un œil limpide et clairvoyant, de hautes et profondes aspirations et d’un doux son de voix, pour qu’avec des rêveries sans fondement il égare l’esprit des peuples ? .. pour qu’il mélange la lumière avec les ténèbres, le faux avec le vrai, et qu’il conduise à leur perte les âmes sensibles à ses chants ? » La mission du scalde est, pour Grundtvig, une mission divine et comme un sacerdoce. Aussi chantait-il pour épurer les âmes, les rendre accessibles aux grandes et nobles pensées, les détacher du terre-à-terre de la vie pratique, et les initier à l’amour de Dieu et de la patrie, — deux sentimens inséparables pour lui. Parmi les pièces de vers qui parurent sous son nom, un grand nombre devinrent bientôt si populaires en Danemark que l’auteur eût pu s’appliquer le volito vivù per ora virum du vieux poète latin. Les grands hommes du pays, les glorieux anniversaires, les fêtes religieuses, les légendes chrétiennes et païennes, le passé et le présent des Scandinaves, défilent dans ses chansons et ses ballades, où Odin et le Christ, Lokis et Satan, les ases et les apôtres, les héros des sagas et les guerriers modernes, sont bizarrement rapprochés et confondus. Son œuvre poétique rappelle ce ruisseau enchanté qu’il peint dans une ode de sa jeunesse : « Je sais un ruisseau merveilleux qui coule à travers la campagne. Tout ce qui repose sous la terre se mire dans ses eaux : il vient de notre patrie, et dans ses eaux notre image se montrera plus tard à nos descendans. »

Si, comme poète profane, au point de vue de la forme surtout, Grundtvig ne peut être comparé aux grands noms d’Œhlenschläger, d’Ewald, d’Ingemann, dans la poésie religieuse il est sans rival. C’est là ce genre que son goût du populaire pouvait se manifester avec le plus de liberté : la simplicité, la naïveté même, s’allient bien avec une religion qui s’adressa toujours aux hommes du peuple et aux simples plutôt qu’aux grands et aux savans. Les comparaisons familières, les images empruntées aux vulgarités de la vie, les expressions un peu archaïques, pour lesquelles Grundtvig eut toujours une prédilection marquée, prennent place sans choquer dans les ballades, les cantiques, les odes, qu’il consacre aux choses religieuses. La plupart de ces pièces, composées de strophes nombreuses, sont destinées à être chantées en chœur dans les réunions des pieux grundtvigiens, sur ces mélodies douces et mélancoliques qu’affectionnent les Scandinaves. Nous les comparerions volontiers à des complaintes, si ce mot en France ne rappelait trop les produits des versificateurs de tréteaux et des chantres des assassins célèbres. — C’est ce genre de poésie, d’un charme naïf, relevé par le talent et l’inspiration, que Grundtvig cultivait avec le plus d’ardeur à mesure qu’il avançait en âge. Bans son âme, attirée de plus en plus vers la religion, le profane cédait le pas au sacré. Vers sa quarantième année, sa vocation, jusqu’alors indécise, se révéla tout entière.


II

En 1825, un traité théologique intitulé Organisation, doctrines et rites du catholicisme et du protestantisme, parut à Copenhague. L’auteur, le professeur Clausen, partageait les opinions rationalistes nées de la philosophie du XVIIIe siècle qui s’étaient répandues en Danemark, comme dans toute l’Europe, à la faveur de la vogue dont jouissaient alors les ouvrages français. Son livre en était imprégné ; il soutenait cette théorie osée que les enseignemens de récriture sainte, avant d’être acceptés, doivent être passés au double crible de la critique historique et de la raison. De telles assertions, et sous la plume d’un professeur de théologie, ne pouvaient manquer de soulever des tempêtes. Ce fut un grand scandale dans tout le royaume. Bien que les doctrines rationalistes eussent cours dans une fraction du clergé, dans le haut clergé surtout, la majeure partie des hommes d’église étaient restés fidèles aux traditions de l’orthodoxie luthérienne. Le public lettré lui-même répudiait les hardiesses du professeur Clausen. A la lecture de ce livre, l’âme ardente et passionnée de Grundtvig s’enflamma. Lui aussi, il rêvait des réformes dans l’église nationale, lui aussi il sentait que l’heure était venue de renouveler le vieux culte en décadence. Déjà même, tout occupé qu’il fût d’études profanes, il avait exprimé dans ses sermons des opinions religieuses fort peu orthodoxes, auxquelles il avait rallié quelques-amis. L’apparition du livre de Clausen, qu’il entreprit de réfuter, lui fournit une occasion de donner un corps à ses théories encore un peu indécises. Après une première brochure intitulée la Rénovation de l’église, il publia son traité du Vrai Christianisme, qui est resté comme le fondement de sa doctrine religieuse.

Il est difficile de définir’ exactement la nature du grundtvigvianisme. Ce n’est point précisément une secte, c’est, suivant le mot des initiés, un « point de vue » nouveau sur les choses religieuses, — un « point de vue » qualifié d’historique, car Grundtvig a la prétention de réformer en se fondant sur l’histoire et non sur la raison. Ce qui le frappa le plus dans ses études sur l’histoire du christianisme, ce fut d’abord la religion primitive du Christ et des apôtres ; ce fut ensuite la réforme, qui, d’après lui, ouvrit l’ancien christianisme aux hommes du Nord qui le devaient renouveler et purifier. Ramener la religion à ses dogmes et à ses formes des premiers jours, en élaguant ce qu’il appelle les superstitions romaines, avait été aussi le but de Luther ; mais le réformateur allemand ne repoussait l’autorité des papes et des conciles que pour mettre à leur place l’autorité de l’Écriture sainte. Sur ce point, le réformateur danois l’abandonne. Voyant que l’exégèse biblique ne conduit le plus souvent qu’à des divergences, tenant en grand mépris les discussions scolastiques et les stériles ergoteries sur le sens des textes sacrés, Grundtvig en vint à penser que Dieu ne pouvait avoir placé sa doctrine dans un ensemble de livres confus et souvent incompréhensibles. Réfléchissant en outre que, pendant au moins une génération d’hommes, il y avait eu des chrétiens avant la rédaction des Évangiles, il en conclut qu’il doit exister une règle de foi en dehors des Écritures, à laquelle ces chrétiens des premiers jours aient pu obéir. Ici apparaît le point de vue historique. Cette règle de foi, il la trouve dans le symbole que le Christ aurait de sa propre bouche confié à la mémoire de ses disciples après sa résurrection. Tel est le fond de la doctrine et ce que les disciples appellent « l’incomparable découverte » de Grundtvig. — A côté du symbole des apôtres, vivante expression de la foi, Grundtvig place le baptême comme seconde condition du salut : par ce sacrement, nous entrons dans l’église et nous concluons avec Dieu une sorte de pacte en vertu duquel, en échange de la foi, nous obtiendrons la vie éternelle. Le baptême étant antérieur aux Évangiles, puisque Jésus fut baptisé par Jean, il échappe, comme le symbole, à l’Écriture et aux textes pour remonter au Christ lui-même.

L’idée de soustraire ainsi la religion à l’Écriture sainte n’appartient point à Grundtvig. C’est un retour inconscient vers les doctrines catholiques : c’est une répudiation d’un des grands principes de la réformation. Luther avait soumis l’esprit à la lettre : Grundtvig rétablit l’esprit dans ses droits en faisant résider la foi dans la tradition humaine, fondée sur la parole même de Dieu, le verbe divin dont parle l’Évangile de saint Jean, qui a existé dès le commencement des siècles. Pour lui, l’Écriture est morte, stérile, impuissante : seule la parole est vivante et vivifiante, et c’est à elle que le christianisme doit sa naissance et son développement. Nous retrouvons la même pensée et presque les mêmes termes chez les philosophes traditionnalistes. « La parole parlée est une parole vive, a dit Ballanche, la parole écrite est une parole morte. Dieu ne se communique aux hommes que par la parole vive. La parole écrite, qu’elle ait été inventée par l’homme ou par la société, a subi toutes les vicissitudes des choses humaines. Traduction imparfaite de la parole parlée, la parole écrite ne conserve quelque énergie, n’exerce quelque influence sur les hommes, ne traverse les générations successives que comme souvenir de la parole parlée. » On ne saurait mieux définir l’importance que Grundtvig attache aux livres saints dans la religion. Ils ne valent que comme souvenir de la parole de Dieu : à ce titre, ils méritent d’être lus et étudiés, mais seulement si l’on a la foi pour guide, — la foi qui repose sur la parole traditionnelle et non écrite, pieusement gardée dans l’âme des croyans.

Telles sont les idées que l’auteur du Vrai Christianisme commençait vers 1825 à répandre dans le public danois. Un groupe toujours croissant de disciples se recrutait à sa voix, moins parmi les classes éclairées de la société que parmi les âmes tendres et pieuses que le rationalisme effrayait et qui au danger du libre examen préféraient la facile doctrine qui leur était offerte. La persécution vint à point pour donner du relief à la personne de Grundtvig : ses violentes attaques contre Clausen lui valurent une condamnation à l’amende pour diffamation. Cet avertissement ne ralentit point son ardeur : il se démit des fonctions de desservant de la paroisse du Sauveur, qu’il exerçait depuis 1821, et, retrouvant ainsi une plus grande liberté d’action, il reprit avec plus d’acharnement que jamais la lutte contre les rationalistes. D’un camp à l’autre, on se lançait des articles de journaux et des brochures, on se bombardait avec de lourds traités.

En même temps une tentative était faite pour créer à Copenhague une église spécialement affectée à la nouvelle secte. Grundtvig, qui, comme aujourd’hui M. Döllinger, n’aimait guère à se mettre à la tête de ses amis, resta simple spectateur. Deux de ses lieutenans, Siemousen et Lindberg, plus grundtvigiens que lui-même, rédigèrent une pétition qu’un marchand de savon et un cordonnier se chargèrent de présenter au roi : on demandait l’autorisation d’établir une paroisse indépendante à la fois danoise et allemande, car les grundtvigiens comptaient alors, paraît-il, des Allemands dans leurs rangs. — La pétition fut repoussée comme contraire aux lois ecclésiastiques du royaume, et jamais aucune autre démarche ne fut tentée dans le même sens. On ne songea plus dès lors à sortir de l’église officielle, on se contenta d’en élargir la constitution, d’en rendre les règles assez élastiques pour qu’elle devînt habitable pour les dissidens et que les orthodoxes rigoureux y pussent demeurer côte à côte avec les rationalistes avancés. Grundtvig, qui s’était posé en champion de l’église établie, en vint à réclamer la séparation de l’église et de l’état, ou tout au moins la liberté religieuse. Ce changement de front coïncida avec sa conversion aux idées libérales et constitutionnelles en matière politique. Il sentait d’ailleurs qu’il ne pouvait que gagner à la liberté depuis que son grand ennemi, le rationalisme théologique de Clausen, était en décadence. De plus il était sûr de l’appui de la couronne. Le roi Frédéric VI avait été son ami dévoué, et Charles VIII, qui monta sur le trône en 1839, s’il n’était pas absolument d’accord avec lui sur « l’incomparable découverte, » lui témoignait plus de sympathie encore que son prédécesseur.

Le premier acte d’hostilité de Grundtvig contre l’église danoise remonte à 1835. Celui qui dix ans auparavant avait rompu des lances pour le maintien du rituel et des formulaires orthodoxes présenta aux états-généraux une pétition dont l’objet était d’autoriser les fidèles à recevoir les sacremens de n’importe quel pasteur du royaume, au lieu de les recevoir forcément du desservant de la paroisse à laquelle ils appartenaient. Une demande de cette nature avait une portée considérable. Il ne faut pas oublier que dans les pays luthériens, comme en Angleterre, l’église établie est un pouvoir civil aussi puissant que l’église romaine ne l’a jamais été : on ne repoussait le credo de l’église catholique que pour admettre les XXXVII articles de la reine Elisabeth, ou telle autre regula fidei aussi absolue et aussi inattaquable. Consentir à ce que demandait Grundtvig, c’était détruire l’unité de foi en reconnaissant officiellement qu’il y avait dans le royaume des hommes qui ne partageaient pas les opinions de leur pasteur. Sa demande fut donc rejetée ; mais quelques années plus tard il obtint une satisfaction partielle : une ordonnance du roi autorisa les fidèles à recevoir la confirmation d’un pasteur étranger à leur paroisse, moyennant une permission du ministre, permission qui ne devait jamais être refusée. Ce fut un premier pas dans la voie de la liberté religieuse. En 1855, on en fit un second. Le Danemark était alors un royaume constitutionnel, la charte de 1849 avait reconnu la liberté des cultes. Grundtvig, membre du parlement, reprit la tentative qui avait échoué vingt ans plus tôt devant les états. Son influence fut assez grande pour obtenir que le ministère Hall présentât lui-même la loi destinée à rompre les liens qui attachaient les paroissiens à leur pasteur. Aujourd’hui une liberté complète existe sur ce point.. Une autre loi, rendue il y a environ dix ans, va plus loin encore, et permet aux fidèles de se grouper et de se cotiser pour fonder des paroisses dites « électives, » dont ils nomment et paient les desservans. C’était encore une manœuvre grundtvigienne.

Grundtvig était rentré dans l’église dès qu’il avait cru pouvoir en faire partie sans violenter sa conscience. En 1830, il fut nommé pasteur à l’hôpital de Vartou, à Copenhague : il garda ce poste jusqu’à sa mort. Ses disciples l’imitèrent, ils évitèrent de faire un schisme, et vécurent comme lui dans l’église officielle, semblables aux jansénistes dans le catholicisme romain avant que la bulle Unigentius les eût excommuniés, ou comme les puseyistes dans l’église anglicane. En 1861, comme il célébrait le cinquantième anniversaire de son entrée dans les ordres, ses noces d’or avec l’église, Grundtvig reçut le titre honorifique d’évêque, tout en conservant ses fonctions à l’église de Vartou. Tous les dimanches, il prêchait devant une foule d’admirateurs et de disciples. Jamais il n’interrompit le cours de ses homélies hebdomadaires, si ce n’est pour quelques voyages en Angleterre et en Norvège. Ses études historiques et sa participation active aux travaux parlementaires pendant plus de dix ans ne le détournèrent jamais de ce devoir. A l’âge de quatre-vingts ans, son ardeur n’était point refroidie : son mâle visage, que ses anciens portraits nous montrent avec des traits si nobles et si purs, était sillonné de rides ; son corps s’était courbé sous le poids des ans, mais on voyait encore, à son regard plein de feu et de douceur à la fois, que le cœur avait conservé toute la chaleur de la jeunesse. Il parlait avec la même éloquence passionnée et enthousiaste ; cependant les calamités qui depuis quinze ans se sont appesanties sur le Danemark l’avaient frappé vivement ; souvent il faisait partager à ses auditeurs ses patriotiques angoisses ; d’autres fois, il se plaisait à rêver un avenir moins sombre, un âge meilleur, qu’il appelait de tous ses vœux, et que sa confiance dans le peuple danois lui faisait espérer. Des amis maladroits et fanatiques prenaient ces espérances pour des prédictions, et acclamaient le nouveau prophète envoyé de Dieu. Cela suffit pour donner prise à îa raillerie : le langage de Grundtvig rappelait trop souvent par ses images apocalyptiques le style de la Pythie de Delphes ; on se gaussa quelque peu à Copenhague du nouveau Daniel. On raconta même, — nous n’oserions garantir l’anecdote, — qu’un jour, à la suite d’un sermon où il avait pleuré sur les maux du pays, le vieillard, grisé par l’émotion, avait prédit à la reine douairière, veuve du roi Charles VIII, une de ses plus ferventes admiratrices, qu’elle était destinée à donner le jour à Ogier le Danois, le héros mythique de la patrie, qui doit renaître, dit la légende, pour sauver le Danemark quand il sera près de périr. Inutile d’ajouter que le prophète fut en défaut cette fois, et qu’Ogier continua son long sommeil dans les souterrains d’Elseneur, où il dort depuis dix siècles en attendant l’heure du suprême danger. Nous n’aurions garde d’insister sur ces défaillances d’un grand esprit qui ne sauraient affaiblir nos sympathies pour l’ensemble du caractère. — En 1872, une nombreuse réunion de disciples devait avoir, lieu, le 15 septembre, à Copenhague, pour célébrer le quatre-vingt-neuvième anniversaire de la naissance de Grundtvig. Le vieil évêque devait officier et prendre la parole… Tout à coup, le 2 septembre, il se sentit faiblir. Il s’éteignit dans la journée sans maladie et presque sans douleur. Ses amis accourus pour le voir et l’entendre ne purent qu’assister à ses funérailles.

Grundtvig emportait dans la tombe la satisfaction d’avoir créé une œuvre durable. Il laissait une famille nombreuse, issue de trois mariages successifs, et dont l’un des membres, Svend Grundtvig, professeur à l’université de Copenhague, est lui-même un poète distingué ; il laissait en outre un troupeau fidèle et nombreux. Son nom est devenu parmi ses disciples l’objet d’un culte respectueux comme ce culte que les cités grecques rendaient au héros éponyme leur fondateur. La mort du maître n’arrêta point l’élan de la propagande, et quoiqu’il ne soit guère possible de préciser le nombre des grundtvigiens, on peut dire qu’ils constituent une fraction importante de la population du Danemark. Il y a quelques mois, dans une assemblée tenue à Odensée, ils furent réunis au nombre de 5,000 : dans un petit pays et pour une secte recrutée surtout parmi les paysans, qui ne peuvent guère quitter leur charrue, ce nombre est assez significatif. La propagande grundtvigienne a même franchi la mer pour se porter en Norvège et en Suède. En Norvège, les efforts ne furent pas stériles : des hommes remarquables, entre autres le poète Bjôrnson, se sont mis à la tête du mouvement ; en Suède au contraire, insuccès complet. Le grundtvigianisme paraît peu convenir au caractère suédois : ce vague, cette poésie un peu nébuleuse, ces rêves idéologiques et politiques, qui plaisaient aux Norvégiens, n’ont jamais pu séduire leurs voisins. A plusieurs reprises, des congrès de théologiens des trois royaumes furent réunis, sur l’initiative de Grundtvig, pour discuter en commun Les principales questions de la nouvelle doctrine. Danois et Norvégiens étaient émerveillés de « l’incomparable découverte, » de la parole vivante et de la lettre morte ; les Suédois ne comprenaient pas.

Ainsi, malgré ses prétentions à concilier toutes les sectes chrétiennes, malgré les aspirations scandinavistes qui lui faisaient toujours placer la patrie Scandinave à côté et parfois même au-dessus de la patrie danoise, Grundtvig fit mentir le proverbe que nul n’est prophète en son pays, et ne put réussir au dehors. Esprit essentiellement danois, il ne put être compris que des Danois. Si les Norvégiens ont favorablement accueilli ses idées, c’est que leur pays, sous le rapport intellectuel, n’a pas encore secoué le joug de l’ancienne métropole. On conçoit du reste que dans le grundtvigianisme la religion et la patrie se trouvant intimement mêlées, la doctrine ne put être adoptée que par ceux entre lesquels la communauté d’origine et d’histoire a formé le lien puissant de l’amour de la même patrie. — Les grundtvigiens en effet professent un attachement profond pour les habitudes et coutumes nationales : ils se tiennent en méfiance contre les modes étrangères, les usages cosmopolites qui tendent de notre temps à uniformiser toute l’Europe. On les reconnaît au dehors à leurs vêtemens sombres, d’une simplicité puritaine. Ceux de la campagne conservent volontiers, — les femmes surtout, — les costumes locaux, que les autres abandonnent. Chez eux, ils mènent une vie patriarcale, dont la douce monotonie n’est interrompue que par les prières, les pieuses lectures, les chants religieux. Il nous a été donné quelquefois de nous mêler pendant quelques heures à ces paisibles existences, de prendre part à ces repas en famille précédés et suivis de prières à haute voix, et après lesquels le père donne le baiser de paix à sa femme et à ses enfans. Une bien touchante impression nous en est restée. Quant au culte extérieur, les grundtvigiens, le plus souvent dispersés dans les paroisses officielles de l’église établie, se conforment au culte national et suivent les mêmes exercices religieux que les luthériens orthodoxes. Il n’existe qu’un nombre fort limité de paroisses purement grundtvigiennes, celle de Vartou par exemple à Copenhague, où le pasteur Brandt continue l’œuvre du maître. En province, six églises de ce genre ont été construites aux frais des fidèles, qui les entretiennent et paient eux-mêmes les pasteurs : la plus importante est à Rysslinge en Fionie, non loin de Nyborg. Ceux qui visitent ces églises, même les adversaires décidés, ne peuvent se défendre d’admiration devant la foi et la piété des assistans. Nulle part les offices ne sont plus régulièrement et plus attentivement suivis. En même temps il règne parmi les fidèles une sorte de gaîté qu’en pays protestant l’on est peu accoutumé à rencontrer. Le culte protestant est d’ordinaire triste, sévère, froid. Rien de pareil chez les grundtvigiens. Leur religion leur montre un Dieu plein de miséricorde qui ne sait rien refuser à celui qui a été régénéré dans le bain du baptême quand il croit aux enseignemens du symbole. Le salut leur paraît chose facile et presque certaine : « Nous sentons que nous sommes toujours sous les yeux de la Providence, nous disait un homme distingué du parti : la grâce de Dieu nous soutient et nous fortifie. » Cette sérénité d’âme, cette tranquillité d’esprit, se traduisent au dehors par l’enjouement et la gaîté. Il est si naturel d’être gai quand on a la conviction de posséder la vie et la lumière, pour parler comme Grundtvig, tandis que les autres sont plongés dans les ténèbres de la mort. Ce caractère du culte grundtvigien, du « gai christianisme, » comme on l’appelle en Danemark, apparaît surtout dans les assemblées dites a réunions d’amis » (vennemöder) que les grundtvigiens tiennent périodiquement dans différentes villes. Instituées d’abord pour célébrer auprès du vieux pasteur de Vartou l’anniversaire de sa naissance, ces réunions ont passé dans les habitudes de ses disciples. Elles durent deux ou trois jours pendant lesquels les « amis » entendent des discours sur tous les sujets politiques et religieux, vivent, prient et chantent en commun : c’est quelque chose, n’en déplaise aux grundtvigiens, qui n’ont guère de tendresse pour notre ultramontanisme, c’est quelque chose comme ces pèlerinages politiques et religieux tout ensemble à la mode depuis quelques années chez nous. Là aussi on prie et on se réjouit, là aussi on voit aller de pair à compagnon la piété et la gaîté, — la « sainte gaîté, » dont un de nos prélats faisait récemment l’éloge. Ce point de contact avec le catholicisme n’est pas le seul que l’on remarque dans la doctrine de Grundtvig. On a vu déjà que les grundtvigiens, comme les catholiques, mettent la tradition au-dessus de l’Écriture, et attribuent au baptême une plus grande force que les luthériens ; mais Grundtvig avait contre la papauté les préventions communes à tous les protestans de toutes les sectes, et si doctrinalement il était quelquefois amené à se rapprocher de la religion romaine, son horreur pour le romanisme l’arrêtait bientôt. Si le catholicisme, au grand étonnement des Danois, fait aujourd’hui des progrès marqués dans le nord Scandinave, ce n’est pas à Grundtvig qu’on le doit.


III

Passionné comme il l’était pour le Danemark, si curieux d’en pénétrer les origines, si ardent à en célébrer les beautés et les grandeurs, Grundtvig ne pouvait se désintéresser des choses de son temps. Dès sa jeunesse, il fut un chaud patriote scandinave : ses études historiques lui montraient l’unité de race des Danois, des Norvégiens et des Suédois. Il rêvait de reconstituer sur de plus solides bases l’antique union de Calmar, qui avait réuni les trois couronnes sur la tête de la reine Marguerite. Les contemporains ont gardé le souvenir de l’ardeur avec laquelle, en 1814, il s’efforça d’enflammer l’enthousiasme de ses concitoyens pour la défense de la Norvège, que la diplomatie européenne venait d’octroyer au roi de Suède. Son appel produisit, paraît-il, une vive impression sur la jeunesse de Copenhague ; mais déjà les troupes suédoises, avaient passé la frontière, le Danemark dut céder. À cette époque et pendant bien des années encore, Grundtvig n’avait pas en politique les idées qu’il se forma plus tard, et qui, au même titre que les doctrines religieuses esquissées ci-dessus, sont devenues une des faces du grundtvigianisme. Il était, comme presque tous les Danois d’alors, partisan de la monarchie absolue : seulement tandis que la plupart l’étaient par instinct et un peu inconsciemment, comme on était royaliste en France avant la révolution, il raisonnait et établissait ses idées sur des fondemens historiques, Habitué à envisager les événemens humains au point de vue de la philosophie de l’histoire, il suivait les évolutions de l’esprit public et la série des faits pour en déduire des conséquences. Peu accessible aux théories françaises de 1789, il s’en tenait aux principes de la révolution danoise de 1660, qui, en enlevant le pouvoir à la noblesse pour le donner au roi, avait été un grand bienfait pour la nation. Auparavant le peuple était malheureux, réduit à une condition voisine du servage, accablé d’impôts et sans appui contre l’arbitraire des seigneurs. Aux états-généraux de 1660, une entente se conclut entre le » bourgeois et les clercs pour accorder au roi Frédéric III le pouvoir absolu avec l’hérédité, la couronne devint las sauvegarde du peuple contre les nobles, et à partir de cette époque le tiers-état ne cessa de prospérer. Au siècle dernier, principalement sous la sage administration de Bernsdorff, qu’on a pu appeler avec raison le Colbert danois, le commerce des villes prit un grand accroissement, et à situation des paysans continua de s’améliorer ; les ancienne » tenures féodales qui faisaient aux seigneurs la part du lion tombèrent en désuétude : de censitaires les paysans devinrent fermiers, de fermiers ils s’élevèrent peu à peu à la dignité de propriétaires en achetant les domaines de leurs anciens maîtres. Il ne paraissait pas nécessaire à Grundtvig d’opérer des réformes nouvelles : l’organisation des pouvoirs publics avait donné de bons fruits et méritait à ses yeux d’être respectée. Il avait en outre des préventions très vives contre le gouvernement constitutionnel : un roi sans pouvoir et des sujets régnans, il ne pouvait se faire à cette idée. Une monarchie puissante et patriarcale en même temps, ce qui dans un petit état n’est point irréalisable, lui semblait la meilleure forme de gouvernement, Rien de tout cela ne devait rester dans son esprit.

C’est après 1830 que se forma en Danemark le grand courant d’opinion qui devait seize ans plus tard forcer le roi Frédéric VII à accorder une charte à son peuple. L’expansion des idées françaises que la révolution de juillet avait remises en honneur dans toute l’Europe, le spectacle des tristes événemens dont les duchés de Slesvig et de Hoïstein furent le théâtre, poussèrent les esprits à s’occuper des affaires publiques. La lutte qui s’engagea dans les duchés entre l’élément allemand et l’élément danois eut pour effet immédiat de surexciter le patriotisme des deux partis. Des écrits de circonstance, brochures politiques, chansons, traités d’histoire, hymnes patriotiques, inondèrent le Danemark et passionnèrent l’opinion publique. Enfin l’insurrection des Allemands des duchés porta l’excitation au comble : le parti du Schleswigholsteinisme, qui prétendait prouver historiquement l’union des deux duchés et espérait par ce subterfuge annexer le Slesvig à la confédération germanique leva, comme on sait, l’étendard de la révolte, sous la conduite du duc d’Augustenbourg. Il fallut toute la bravoure de la valeureuse armée danoise, appuyée par la diplomatie européenne, pour venir à bout des rebelles, à qui la Prusse, ouvertement d’abord, secrètement ensuite, ne cessait d’envoyer des secours.

Cette crise terrible, ces dangereux symptômes de dislocation dans une monarchie déjà si souvent morcelée depuis quelques siècles, ouvrirent les yeux aux patriotes danois. On vit avec quelle faiblesse et par quelle série de fautes le gouvernement avait laissé les influences allemandes prendre pied dans les duchés de l’Elbe, comment une incurie séculaire avait permis à la langue allemande, symbole de la nationalité germanique, de supplanter le danois dans des provinces où il régnait exclusivement jadis… On comprit qu’il fallait prendre en main les affaires du pays, que le temps de la monarchie absolue était passé. Le courant constitutionnel prit une nouvelle force. Grundtvig, dans cette lutte dano-allemande, lutte de rase s’il en fut jamais, malgré la parenté qu’on se plaît à reconnaître aux Danois avec les Allemands, Grundtvig n’avait cessé de pousser à la résistance et de prêcher la guerre sainte. Il fut entraîné comme tout le monde. Il finît par croire aussi que, la monarchie absolue et traditionnelle étant impuissante à sauver le Danemark, l’heure avait sonné d’essayer le self-government. « Au XVIIIe siècle, écrivait-il en faisant allusion à la révolution de 1660, le peuple a donné la liberté au roi ; au XIXe siècle, le roi donnera la liberté au peuple. » Dès 1839, il composait un chant resté populaire qui marque sa conversion et dont voici le début : « La main du roi et la voix du peuple, — toutes deux fortes, toutes deux libres, — on les a eues jadis en Danemark, — bien des siècles avant nous. — Malgré les malheurs, les craintes et les dangers, — puissent-elles régner longtemps — et donner dans un nouvel âge d’or — le bonheur au vieux Danemark.

« Odin lui-même dans la Walhalla — assemble les Ases en conseil… »


Le roi Frédéric VII comprit qu’il fallait céder, et avec un désintéressement qui lui valut jusqu’à sa mort une popularité immense, il prit en 1848 l’initiative de réunir une assemblée nationale chargée d’élaborer une constitution.

Deux grands partis se trouvaient en présence : d’un côté les nationaux-libéraux, comprenant la majeure partie des bourgeois des villes, des fonctionnaires, des professeurs et étudians, — d’un autre côté les conservateurs, composés de la noblesse et des grands propriétaires. Ces derniers, à qui la fortune donnait une grande influence dans l’état, étaient hostiles à l’idée d’une constitution qui leur apparaissait comme le point de départ d’une période d’égalité qui verrait sombrer leurs derniers privilèges ; mais, le nombre n’étant point avec eux, ils ne purent faire prévaloir leurs vues. Les libéraux furent les véritables auteurs de la constitution de 1849[1]. La représentation nationale (rigsdag) fut divisée en deux chambres : — le folkething, nommé par le suffrage universel, mais avec des garanties d’âge, de résidence et de moralité, — le landsthing, chambre haute, comprenant des membres nommés au suffrage à deux degrés avec adjonction des habitans les plus imposés aux électeurs secondaires, et douze représentans de la couronne. — Depuis que le Danemark est un état constitutionnel, le pouvoir a été presque constamment entre les mains des diverses fractions du parti libéral. Après une courte éclipse (1852-1854) pendant laquelle les conservateurs reparurent aux affaires, les nationaux-libéraux reprirent le pouvoir et ne le quittent plus jusqu’à la guerre de 1864. Ils poursuivaient une politique qui consistait à assimiler le Slesvig au Danemark, et à donner une constitution séparée au Holstein, — ligne de conduite patriotique, mais imprudente, qui conduisit à la fatale guerre de 1864 et au démembrement. Un instant, la couronne rappela les conservateurs au pouvoir pour conclure la paix, mais les libéraux ne tardèrent pas à les remplacer ; aujourd’hui l’ancien parti conservateur n’existe pour ainsi dire plus. La noblesse, qui avait d’abord témoigné des méfiances contre la constitution, vit bientôt qu’elle n’avait pas de meilleur palladium et s’y rallia. C’est qu’en effet libéraux et conservateurs ont à lutter contre un nouvel adversaire, le parti radical ou parti des « amis des paysans. »

C’est une des particularités les plus singulières des pays Scandinaves que l’existence d’un parti paysan faisant échec aux habitans des villes. Sous ce rapport Norvège, Suède et Danemark sont dans une situation analogue. La lutte entre les progressistes et les conservateurs a pris la ferme d’une lutte entre les villes et les campagnes. Et tandis qu’en France, comme dans presque toute l’Europe, l’élément rural est l’élément conservateur, dans les trois royaumes ce sont les paysans qui sont les progressistes. La raison d’être de ce curieux phénomène apparaît clairement, si l’on pénètre dans l’organisation de la société Scandinave. Une distinction profonde a de tout temps existé entre la campagne et les villes. Agricole avant tout, la population s’est dès l’origine dispersée sur le sol pour le cultiver : les familles créèrent des exploitations rurales séparées et s’y fixèrent. De là ces grandes fermes ou gaards qui couvrent le pays et dont les habitans n’ont d’autre lien commun que l’église, souvent isolée elle-même au centre d’une vaste paroisse. On ne rencontre pas, comme en pays néo-latin, des villages et des hameaux composés de marchands et d’agriculteurs groupés au hasard. Les cultivateurs, qui d’ailleurs constituent l’immense majorité du peuple, habitent leur gaard, et s’adonnent exclusivement au travail de la terre. Les marchands, fabricans et trafiquans de toute nature forment la population des villes, dans lesquelles ils jouissent par privilège du droit d’exercer leur industrie ou leur commerce. C’est à eux que les paysans ont recours pour tout ce qu’ils ne peuvent se procurer d’eux-mêmes. Une ville, chez nous, est une simple agglomération d’habitans : nos statisticiens confèrent ce titre aux groupes de 2,000 âmes, ce qui est purement factice et arbitraire. Chez les Scandinaves, une ville porte ce nom parce que ses habitans ont reçu le droit de cité et les privilèges qui y sont attachés : c’est, selon le mot en usage dans les. idiomes du Nord, une place de commerce, Kjöbstad, Enfin autrefois la distinction avait son importance au point -de vue des réunions des états-généraux qui comprenaient quatre ordres : le tiers-état était scindé en deux parties, — d’un côté les paysans, de l’autre les bourgeois. En Danemark, les paysans, opprimés vers l’époque de la réforme par l’introduction des mœurs allemandes et réduits à un quasi-servage, perdirent de bonne heure leur importance politique : dès le début du XVIIe siècle, les rois négligeaient souvent de les convoquer quand ils assemblaient les états-généraux ; mais en Suède il n’en fut pas de même, et il y a moins de dix ans qu’on a pu voir pour la dernière fois les quatre ordres réunis à Stockholm. — Aujourd’hui ces vieilles distinctions tendent à s’affaiblir. Pourtant nous voyons encore les habitans des villes suédoises exemptés du service militaire de l’indelta, et les députés norvégiens élus séparément les uns par les villes, les autres par les électeurs ruraux. Dans le royaume danois, qui a subi davantage les influences, ou, comme dirait Grundtvig, la contagion des idées allemandes et françaises, le nivellement est plus avancé ; mais l’antagonisme subsiste dans les mœurs et dans la législation. Il est encore d’usage dans les lois danoises d’établir des dispositions particulières pour les villes et les campagnes, à moins que l’on n’ait inscrit en tête de la loi qu’elle s’applique au pays tout entier.

Se trouvant ainsi en opposition avec les habitans des villes, se comparant à eux et les jalousant, les paysans danois étaient tout à fait en situation pour écouter la voix des ambitieux, toujours disposés à fonder un parti quand il s’agit de le diriger. Ajoutez à cela qu’ils sont instruits, qu’ils lisent des journaux et sont au courant des nouvelles politiques ; l’ignorance, qui prépare si bien les hommes à subir les influences de clocher, est un facteur qu’on ne peut faire intervenir ici. — Avant 1848, le parti des paysans n’était qu’un parti social ; ils demandaient l’abolition des rares droits féodaux qui existaient encore, et de nouvelles facilités pour acquérir la propriété de la terre. Leurs désirs furent peu à peu réalisés ; il ne reste plus trace en Danemark des anciennes vexations de la féodalité ; les paysans s’enrichissent : de fermiers, ils deviennent propriétaires et forment urne gentry dont l’importance s’accroît sans cesse. La constitution de 1840, à l’élaboration de laquelle ils ne prêtèrent qu’un concours peu actif, leur donna des droits politiques. Ils se comptèrent, et, se trouvant les plus nombreux, ils songèrent à prendre eux-mêmes en main les rênes du gouvernement. Toutefois leurs représentans au parlement, qui s’intitulent « amis des paysans » et qui pour la plupart sont des transfuges de la bourgeoisie, ne firent point une brusque scission avec les libéraux ; ils se bornèrent à une opposition modérée ; c’est à la chute du ministère Frijs (1870), que la plupart d’entre eux avaient appuyé, qu’ils émirent leurs prétentions iet se posèrent nettement en parti radical. Outre les revendications ordinaires à toutes les démocraties., ils demandaient une diminution du nombre des fonctionnaires, des réductions des dépenses militaires et de celles qu’entraînent les théâtres, les musées, l’université, toutes choses dont les villes sont presque seules à profiter. Enfin par-dessus tout ils réclamaient l’établissement de la responsabilité ministérielle devant la seconde chambre. Ambitieux d’arriver au pouvoir, ils savaient bien que la couronne, dont les sympathies intimes sont pour les conservateurs, et qui a déjà fait un sacrifice en appelant les libéraux, ne distribuera jamais les portefeuilles entre les « amis des paysans » que du jour où la loi l’y contraindra. Et l’événement a prouvé qu’ils voyaient juste, car depuis 1872, grâce à des coalitions, ils sont en majorité au folkethinff, et les ministères marchent d’échecs en échecs, sans que le roi se décide à choisir ses conseillers dans l’opposition.

Quelle fut la part que Grundtvig prit à ces événement ? quelle fut sa place au milieu des partis qui se disputaient le pouvoir ? Membre de l’assemblée nationale réunie pour préparer la constitution, puis représentant du peuple aux neuf premiers ; folkething, il était ce que l’on appelait un franc-tireur, siégeant où bon lui semblait et votant suivant sa conscience, sans être inféodé à aucun groupe. Son influence fut néanmoins considérable, et elle s’exerça toujours dans le sens le plus libéral. Homme d’une imagination vive et d’un caractère passionné, du jour où Grundtvig rompit avec la monarchie absolue, il apporta dans ses nouvelles opinions toute l’ardeur d’un néophyte ; il ne fut point libéral à demi. Dans son amour pour le peuple, il lui semblait qu’un gouvernement populaire serait le salut du Danemark. Plein d’idées généreuses, de droiture et de bonté, il jugeait les autres d’après lui. Il prêtait inconsciemment à ses compatriotes ses propres vertus, et, dans son optimisme d’honnête homme, il pensait que les affaires publiques seraient d’autant plus prospères que ses chers Danois pourraient développer plus librement leurs heureuses facultés. Telle était à peu près d’ailleurs la doctrine des économistes français du XVIIIe siècle. Pour les physiocrates, dont les idées confinent quelquefois à la philosophie de Pangloss, les hommes abandonnés à leurs instincts et suivant leurs penchans formeraient une société parfaite : une harmonie merveilleuse règne entre leurs besoins, leurs appétits, leurs passions. L’état, voulant leur imposer un frein inutile, est la cause de tout le mal social. « Laissez faire, laissez passer » est le premier et le dernier mot de cette école optimiste. Que la société périsse par excès de liberté, il se trouverait des docteurs Sangrado pour regretter qu’on n’en eût pas accordé davantage… Le bon Grundtvig ne s’arrêtait pas toujours à temps dans sa fougue libérale ; nous le verrons soumettre au parlement d’étranges propositions. Pourtant son patriotisme et ses convictions religieuses l’empêchaient le plus souvent de dépasser la mesure. Si dans une pièce de vers il a écrit ce distique, qu’on lui ai souvent reproché :


« Que la liberté soit notre mot d’ordre dans le Nord, liberté pour Lokis, et liberté pour Thor, »


(On sait que Lokis est la personnification du mal), il est vrai de dire qu’en l’écrivant il ne pensait pas exprimer une théorie politique. Les lignes qui suivent montreront qu’au contraire il savait être modéré dans ses principes. « La liberté, écrivait-il dans son style imagé, est un mot glissant comme une anguille ; jamais il ne faut y penser ni en parler sans savoir d’abord à quelles forces on la veut accorder et dans quelle mesure, car, tandis que la société civile est fondée sur cette vérité, que la liberté pour toutes les forces nobles et bienfaisantes de se développer et d’agir sans contrainte est une exigence nécessaire de l’humanité, le déchaînement des forces bestiales, sauvages, destructives, est une peste pour les hommes. Aussi les lois ne sont-elles vraiment bonnes que si elles facilitent et protègent la libre expansion des forces salutaires. »

L’homme qui parlait si sagement a pu parfois errer dans la pratique, mais il sut rendre à son pays de véritables services. Il contribua, comme on l’a vu, à faire insérer dans la constitution de 1849 une clause relative à la liberté des cultes, clause salutaire, s’il en est, mais alors en opposition avec les idées reçues dans le Nord. Allant plus loin, il proposa la séparation absolue de l’église et de l’état ; c’est dans cette vue que furent déposés par lui en 1850 un projet de loi établissant le mariage civil, et par ses amis en 1859 une proposition bizarre de séculariser le sacrement de confirmation en en faisant une sorte de prestation de serment civique, à laquelle tous les jeunes Danois seraient tenus à un certain âge. Ces deux propositions, comme on pouvait s’y attendre, furent repoussées ; mais Grundtvig fut plus heureux sur d’autres points. On a déjà dit comment il obtint pour les fidèles la liberté de recevoir les sacremens hors de leur paroisse, et même de créer des paroisses « électives. » S’il ne put arriver à désétablir l’église nationale, il parvint d’une part à la rendre moins intolérante, et de l’autre à autoriser à côté d’elle l’admission des églises dissidentes, — ce qui était un grand progrès. En matière purement civile, il fit insérer dans la constitution de 1849 une promesse de réforme de la procédure en vue de simplifier les exigences surannées de la procédure écrite, en usage de tout temps dans le Nord. Il réclama en outre l’abolition des corps de métier, la liberté illimitée de la presse, la laïcité de l’instruction primaire, la suppression des examens pour l’admission à certaines fonctions publiques, — toutes demandes hâtives qui ne purent trouver grâce devant la majorité, pourtant libérale, de l’assemblée, mais qui montrent clairement comment le pasteur de Vartou marchait droit au but sans se laisser intimider par les craintes de ceux qu’il appelait des faux libéraux. C’est là du reste le plus grave reproche qu’on puisse faire à Grundtvig en politique : il partait d’idées préconçues et de principes a priori, et se souciait trop peu des circonstances dans lesquelles il se trouvait, des susceptibilités qu’il fallait ménager, des préventions qu’il fallait vaincre. Grundtvig était un théoricien, il n’était pas un homme d’état ; il lui manquait pour cela l’habileté, la souplesse et l’art de savoir tout soumettre à cette suprême raison d’état qu’on ne peut désigner que par un mot anglais, puisque les Anglais seuls la connaissent, l’expediency.

Tant que Grundtvig siégea personnellement au parlement, — jusqu’en 1859, — les « amis des paysans » ne formaient qu’un parti embryonnaire. Plus tard, quand ils devinrent puissans, — depuis 1870 surtout, — ils tentèrent d’attirer à eux les députés grundtvigiens qui suivaient la ligne de conduite tracée par le maître et représentaient sa politique ; mais les bondevenner ne se piquaient pas d’une orthodoxie bien rigoureuse, loin de là, on les avait toujours représentés comme de grossiers matérialistes, et en matière de patriotisme ils avaient donné maintes preuves d’indifférence. D’un autre côté, on accusait les libéraux modérés de ne pas vouloir la vraie liberté : on leur reprochait leur esprit bourgeois et timide, leur peu de goût pour le « populaire » et peut-être aussi leur froideur à l’adresse de a l’incomparable découverte. » Entre les deux extrêmes, les grundtvigiens hésitèrent quelque temps ; cependant le jour vint où il fallut se prononcer. L’ambition, qui est une mauvaise conseillère, les poussa dans les bras du parti radical. Tandis qu’un petit nombre seulement, comme M. Termansen, dévoués de cœur aux doctrines du maître, restaient fidèles à leur passé et à leurs principes, la presque totalité alla grossir les rangs des amis des paysans, les puissans du jour. Grundtvig, alors vieux et affaibli, ne se prononça pas ouvertement sur la conduite de ses disciples. Pourtant il avait aperçu les dangereux symptômes de dislocation qui se manifestaient dans son parti. « La hache est au pied de l’arbre, » avait-il dit dans un de ses derniers sermons. Aujourd’hui elle a pénétré jusqu’au cœur du tronc. — On sait comment est aujourd’hui composé le parlement. Dans la chambre haute, les conservateurs libéraux sont encore en majorité ; mais dans le folkething l’opposition triomphe. Sur cent et quelques membres dont se compose cette assemblée, cinquante voix seulement sont acquises au gouvernement. Sous le nom de « gauche réunie, » les opposans forment un groupe compacte, obéissant à une discipline rigoureuse. Les « amis des paysans, » qui préconisent la politique des intérêts matériels et au besoin la réconciliation avec l’Allemagne, se coudoient avec les grundtvigiens, dévots et patriotes, et qui jadis confondaient Dieu et la patrie dans un même culte. Cette bizarre coalition « de l’esprit et de la matière » a fait échec aux trois ministères libéraux qui se sont succédé depuis cinq ans. De même que le comte de Holstein-Holsteinborg et que M. Tonnesbech, M. Estrup, le premier ministre actuel, gouverne en s’appuyant sur la chambre haute et sur la confiance du roi. La gauche réunie a été jusqu’à refuser de voter l’impôt, et il est probable que, sans la crainte d’une dissolution, elle renouvellerait aujourd’hui cette manœuvre. Enfin, ce qui est plus grave encore dans un pays où le patriotisme est si vif, elle a refusé les crédits que sollicitait le gouvernement en vue de la défense du territoire. Les amis des paysans ont fait entendre qu’ils ne consentiraient aux dépenses militaires projetées qu’à la condition que les ressources destinées à y faire face fussent demandées à un impôt sur le revenu. Par leur résistance obstinée, ils ont arrêté des travaux urgens et empêché des réformes indispensables. En s’associant à de pareils actes, les grundtvigiens du parlement ont donné un démenti aux idées qu’ils avaient mission de défendre ; le maître ne les reconnaîtrait plus, et les doctrines du Dansk folketidende, organe officiel de leur politique, font horreur aux amis fidèles de Grundtvig. Trois choses faisaient la force et la raison d’être du grundtvigianisme politique : la patrie, la religion, la liberté. Son tort fut de poursuivre exclusivement la dernière, en négligeant les deux autres.


IV

Les sermons, puis les livres et les journaux furent les premiers modes de propagande des doctrines grundtvigiennes ; mais Grundtvig, que son genre de vie avait naturellement porté à s’occuper des questions d’instruction, ne tarda pas à comprendre combien, pour l’expansion de ses idées, il était important d’agir non plus seulement sur des hommes faits, toujours difficiles à convaincre, mais sur des jeunes gens dont l’esprit est plus souple et l’âme plus accessible. Ce ne fut pas son moins beau rôle.

Par une singularité qui surprend de prime abord, le pieux pasteur de Vartou était un ardent apôtre de l’instruction primaire laïque : on a vu qu’il déposa une proposition dans ce sens au parlement. Il lui semblait que la religion est avant tout affaire de famille et d’éducation première. Les parens doivent initier leurs enfans aux premiers élémens de leur culte. Ceux-ci compléteront ensuite leurs croyances par leurs lectures et leurs réflexions personnelles. L’instruction religieuse banale et uniforme donnée par un instituteur communal remplit seulement la mémoire : elle est impuissante à frapper l’esprit et le cœur auxquels elle est destinée. — Au reste, l’instruction primaire ne peut guère comprendre que l’étude des moyens d’apprendre, comme la lecture, l’écriture, le calcul ; mais dans un pays qui prétend se gouverner librement, chez un peuple qui partage la souveraineté avec le roi, il ne suffit point d’être en possession de ces instrumens du travail de l’esprit. Pour comprendre les questions vitales de la politique, pour émettre un vote en connaissance de cause, il faut une culture morale et un développement intellectuel que quelques années passées à l’école paroissiale, entre huit et quatorze ans, sont incapables de donner. Il est nécessaire d’avoir étudié l’histoire de son pays, d’en connaître la nature, les aptitudes, les besoins, les mœurs, d’être initié aux grandes lois qui régissent le développement des sociétés humaines et par-dessus tout d’aimer sa patrie. Pénétré de ces idées, Grundtvig prend en haine les lycées danois, où, comme en France ou en Angleterre, les langues classiques forment la base de l’enseignement. S’il pardonnait volontiers au grec, qu’il connaissait bien et dont il ne pouvait s’empêcher d’admirer les beautés, la « latinerie » l’exaspérait. Dans un certain pamphlet qui vise a l’académie de Soro, » qui réalise en Danemark le type d’un collège français, il ne tarit pas d’invectives contre la contagion latine qui corrompt les Scandinaves, contre l’esprit latin qui étouffe l’esprit du Nord, et il menace de détrôner Horace et Virgile pour mettre sur le pavois à leur place les Semund, les Snorri, toute la pléiade des anciens compilateurs des Sagas et des Eddas. Oubliant que la civilisation de l’Europe moderne, du Danemark comme des autres contrées, est d’origine romaine, que depuis l’art de fabriquer le bronze les Scandinaves n’ont rien appris que par le contact des hommes du sud, il veut rompre les liens qui rattachent son pays à la culture latine. Il lui semble qu’au lieu d’offrir pour modèles à la jeunesse les grands hommes de Borne et d’Athènes, il faut chercher des exemples dans l’histoire et la légende autochthones, et proposer à l’admiration les hauts faits des héros du Nord, En un mot, aux collèges latins il s’agit de substituer des écoles nationales, où l’on reçoive non plus un enseignement mort, fondé sur une civilisation étrangère et morte, mais une instruction vivante, conforme aux idées et aux besoins de notre temps, et par-dessus tout patriotique. Enfin, au-dessus de tout cela, Grundtvig rêvait d’édifier un jour sur les ruines des universités actuelles une vaste université Scandinave, immense officine de science où trois cents professeurs enseigneraient en même temps, créée et entretenue aux frais des trois « royaumes frères » pour la diffusion de la haute culture intellectuelle. Ce rêve brillant, il le caressait avec amour, tout en prodiguant les sarcasmes à l’université de Copenhague, à ses méthodes surannées, ses habitudes scolastiques, son pédantisme latin, son pathos allemand, — tant l’ancien étudiant en théologie, entraîné par la passion, était ingrat envers l’alma mater qui l’avait nourri plusieurs années dans son sein. Tandis que ce vaste projet n’était qu’un château en Espagne et n’eut jamais le moindre commencement d’exécution, des écoles grundtvigiennes d’ordre plus modeste naquirent et se multiplièrent peu à peu sur tout le territoire ; on les rencontre aujourd’hui jusque dans les parties les plus reculées du Jutland sous le nom de « hautes écoles de paysans » (folkhöjskoler). C’est en effet aux habitans des campagnes qu’elles s’adressent à peu près exclusivement. Elles représentent pour eux à la fois le collège et l’université. Grundtvig se plaisait à compter sur les paysans comme sur le cœur de la nation. A ses yeux, la bourgeoisie, plus ou moins cosmopolite par suite des relations constantes que le commerce entraîne avec les pays étrangers, la noblesse, que ses alliances avec les grandes familles de l’Allemagne du nord lui rendaient suspecte, ne représentent plus la race Scandinave dans toute sa pureté. Pour retrouver sans mélange les vrais descendans des anciens Danois, il fallait se tourner vers les cultivateurs du sol : par eux seuls, la patrie devait être régénérée ; les efforts des patriotes devaient tendre à les former et à les bien diriger. C’est à ce but que les hautes écoles devaient concourir.

La première folkhöjskole fut fondée en 1844 par un ami de Grundtvig, le conseiller d’état Fïor, dans la paroisse de Rödding en Slesvig. On était alors au plus fort de l’agitation germanique dans les duchés. L’école fut créée comme un boulevard du scandin-visme menacé. Voici en quels termes M. Flor exposait ses vues ; c’est un résumé exact des principes dont se sont inspirés ses imitateurs. « L’objet principal de l’instruction qu’on reçoit dans notre haute école, dit-il, est moins dans les connaissances pratiques que nous cherchons à donner à nos élèves que dans la vie intellectuelle que nous nous efforçons d’éveiller et de développer chez eux pour régénérer leur esprit, mûrir leur jugement, élever leur cœur, stimuler en eux le sentiment de l’ordre, du beau, remplacer l’habitude de l’oisiveté par l’amour du travail, donner plus de droiture à leur caractère et à tout leur être, faire naître et fortifier dans leur âme le sentiment de la solidarité nationale et de l’attachement à la patrie. » La préoccupation du patriotisme reparaît plus vivement encore chez d’autres écrivains. « Aucun homme, dit M. Nörregaard, directeur de l’école de Testrup, ne peut vivre sans porter l’empreinte d’une nationalité ; l’instruction doit donc être nationale, pour ouvrir le cœur à la vie nationale, à ses espérances et à ses dangers. »

On conçoit qu’un enseignement de cette nature ne puisse s’adresser à des enfans : les élèves ne sont admis que vers l’âge de quinze ou seize ans, après leur confirmation ; mais la plupart ont au moins vingt ans, « âge où les grandes questions de la vie deviennent pour eux des questions vivantes et doivent seulement le devenir. » Les écoles ne sont ordinairement ouvertes que depuis le mois d’octobre jusqu’au mois d’avril. Quand les récoltes sont levées, les travaux de la campagne sont finis : pendant les durs hivers du Nord, la terre est couverte de neige, et les cultivateurs ont de longs loisirs. C’est alors que les jeunes gens qui ont du goût pour l’étude, et que les doctrines grundtvigiennes ne choquent point, peuvent se rendre à la haute école. Ils sont logés et nourris pour la modique somme d’environ 175 francs pour toute la saison : l’internat, qui, comme mode ordinaire d’éducation, est honni de tout le monde en Danemark, aussi bien qu’en Allemagne, devient ici une nécessité ; il présente aussi l’avantage de faciliter l’influence des maîtres sur les élèves en les mettant plus longtemps en rapport. C’est une chose bien digne de remarque et bien caractéristique de l’esprit danois, que l’empressement de ces grands jeunes gens, aux allures alourdies, déjà endurcis par les travaux de la terre, avenir, par pur amour de l’étude, se soumettre pendant six mois à une discipline presque monacale et à un régime de vie si différent du leur. Il ne faut pas un médiocre effort de volonté pour plier au labeur intellectuel un esprit que les travaux du corps ont en général rendu paresseux et lent. Toutefois, sous le rapport de la vie matérielle, il n’y a rien de changé : le lait, le beurre, le fromage, le pain noir, forment la base de l’alimentation pour les élèves des hautes écoles comme pour le plus simple paysan. La maison d’école elle-même a toutes les apparences d’un manoir rural ; elle ne s’en distingue que par certaines recherches de propreté et certains soins d’entretien qui la pourraient faire passer pour une ferme modèle, et qui sont d’un exemple salutaire.

L’objet de l’enseignement, ainsi qu’on l’a vu plus haut, est non pas de donner des connaissances pratiques, mais, suivant le mot admis chez les grundtvigiens, d’éveiller les esprits. Les jeunes paysans qui arrivent à la haute école ne savent pas trop ce qu’ils y viennent chercher ; ils demandent le plus souvent à compléter les études de l’école primaire, dont ils ont parfois un peu oublié les leçons. L’instruction primaire est obligatoire en Danemark depuis 1814, et l’obligation est si bien passée dans les mœurs que ceux même qui en souffrent ne songent point à s’en plaindre ; cependant elle ne saurait être bien étendue, ni bien profonde, et après cinq ou six ans il n’en reste souvent que la lecture et l’écriture. Bref, les élèves aimeraient un enseignement pratique ; mais les grundtvigiens ne l’entendent point ainsi : ils veulent les éveiller, ce que ne sauraient faire des notions de calcul ou de chimie agricole. Qu’est-ce donc que cet éveil ? Sur ce point, il vaut mieux laisser la parole à un écrivain, éveillé lui-même, et comme tel mieux en mesure de répondre. M. Antoine Niessen, auteur de nombreuses brochures destinées à répandre dans le peuple les beautés de « l’incomparable découverte, » a écrit une petite nouvelle appelée Jean qui a été à la haute école, où il est question d’un jeune garnement que quelques mois de régime grundtvigien transforment en une manière de petit saint. Le jeune Jean rencontre un directeur d’une haute école et cause avec lui. « Je sais, dit le maître, délier la langue aux gens et leur faire tomber les écailles des yeux. Il y a des hommes qui ne voient pas la moitié de ce qu’ils devraient voir, bien que possédant les yeux du corps. La forêt se pare au mois de mai de feuilles verdoyantes, la prairie se revêt de gazon et de fleurs, le soleil va et vient chaque jour avec un merveilleux éclat, et les nuages se mirent dans les beaux lacs ; mais le paysan, qui a tout cela devant les yeux, ne le voit pas, ou, s’il le voit, il le regarde comme une vache regarde un moulin à vent… Nous avons une belle patrie où vécurent nos illustres ancêtres et qu’ils nous ont laissée en héritage, nous avons notre chère langue danoise que notre mère chantait devant notre berceau et qu’on chantera devant notre cercueil ; nous avons les nobles souvenirs des exploits de nos aïeux. — Toutes ces beautés, nous devons les voir pour les comprendre, les conserver et les transmettre à nos descendans… » Sous ce langage peut-être un peu naïf, on reconnaît bien la pensée de Grundtvig, son amour de la nature, son instinct du populaire. On voit comment c’est à l’imagination et au cœur plus qu’à l’intelligence et à la raison qu’on s’adresse pour éveiller les âmes, et ce que l’on entend par ce mot.

Les élèves sont soumis à un régime d’entraînement qui absorbe la journée tout entière. Leçons, chants, conversations, lectures, prières, tout concourt au même but. Les cours, auxquels est consacrée la plus grande partie du temps, ne durent pas moins de six à sept heures chaque jour ; d’ailleurs on ne demande aux élèves que de prêter l’oreille. On partage Les préventions de Grundtvig contre l’écriture morte et son goût pour la parole vivante, et on ne trouve pas mauvais qu’ils ne prennent pas une note. Il ne leur restera qu’une impression générale dans l’esprit : c’est précisément ce à quoi l’on tient le plus. — Ces jeunes paysans, la veille encore bouviers ou laboureurs, entendent d’enthousiastes descriptions des pays Scandinaves : le professeur s’étend complaisamment sur les beautés de la nature et les œuvres remarquables de l’industrie humaine, — sur les montagnes, les fiords, les produits du sol, les villes., les monumens. C’est toute une géographie poétique destinée à faire connaître et plus encore à faire aimer le théâtre des récits mythiques et historiques, chers aux grundtvigiens. On remonte jusqu’aux âges les plus reculés : on montre les premiers habitans du Jutland, des îles et de la péninsule vivant de chasse et de pêche et formant sur les rives des fiords, au fond des antiques forêts de pins qui précédèrent les hêtres de nos jours, ces villages rustiques dont les amoncellemens de coquillages et d’ossemens on révélé la place aux antiquaires modernes. Les Danois étaient alors à l’âge de pierre ; ils coupaient les viandes et préparaient les peau » avec de grossiers instrumens de silex. Plus tard arrive l’art de travailler les métaux, le bronze d’abord, puis le fer. C’est l’âge héroïque du Nord, l’époque des grands combats et des grands sacrifices dont les runes et les légendes ont conservé les lointains souvenirs. Les hordes diverses de même race qui peuplaient le Danemark et la péninsule suédo-norvégienne luttaient entre elles, avec acharnement, et ces luttes aboutirent à l’intérieur à la formation des trois royaumes actuels, à l’extérieur aux expéditions des Vikings et aux conquêtes des Normands. Chassé par la guerre civile, Gangerolf ou Rollon conquérait la Normandie ; d’autres s’emparaient de l’Angleterre et de la Finlande : d’autres encore lançaient leurs barques audacieuses jusqu’en Islande et en Amérique, C’est aussi l’âge où Thor, Odin et Freya recevaient les hommages des peuples du Nord, où la Walhala s’ouvrait à ces farouches guerriers à qui les dieux ne pouvaient promettre de plus douce récompense que d’éternels combats. La poésie et la musique viennent en aide à l’éloquence du professeur : grâce à elles, l’imagination est plus vivement frappée, et l’esprit subit une impression plus profonde. Le sens musical est si développé chez les Scandinaves qu’après quelques jours d’exercice les jeunes paysans chantent en chœur d’une voix pleine et sonore, en même temps qu’avec un accent de conviction qui séduit. Ils chantent les chansons, cantiques ou ballades que Grcundtvig a composés à la louange des dieux et des hommes de son pays.. Entraînés par cet enthousiasme que fait naître la musique chez ceux qui la comprennent, ils se passionnent pour les héros des légendes nationales, ils se pénètrent de ce passé étrange à qui l’éloignement prête une sorte de sauvage grandeur.

Quand on arrive à l’histoire moderne, ce mode d’enseignement poétique devient d’une application moins facile. On s’étend alors avec complaisance sur la vie publique et privée des Danois aux différens siècles et dans les différentes classes de la société : sans négliger les guerres dont le souvenir peut exciter le patriotisme, on préfère ce genre d’histoire intérieure et intime de la patrie, qui mieux encore que les récits des faits d’armes est de nature à la faire aimer ? on a importé d’Allemagne et acclimaté en Danemark ces leçons d’histoire de la civilisation qui fournissent trop souvent aux savans d’outre-Rhin une occasion d’exposer une foule de faits peu liés et pas toujours intéressans, collectionnés pendant des années de compilation. Inventions, progrès industriels et agricoles, littérature, science, musique, beaux-arts, tout y prend place à son tour. On commence en même temps à inculquer dans l’esprit des élèves les théories politiques grundtvigiennes : le scandinavisme règne en maître ; on prêche la réconciliation avec les Suédois et les Norvégiens, l’union des « royaumes-frères. » Puis on enseigne les élémens du droit administratif et constitutionnel pour faire connaître le mécanisme des institutions nationales, et mettre les élèves en état d’exercer avec discernement leurs droits politiques. Par les lectures et les conversations, on les initie aux affaires publiques contemporaines, et on les nourrit de ce libéralisme passionné de Grundtvig qui trop souvent conduit à la démagogie. L’influence des maîtres est d’autant plus considérable qu’il n’y a ni examen ni épreuve d’aucune sorte qui puisse tracer une ligne de démarcation tranchée entre ceux qui font les cours et ceux qui les écoutent.

Cet enseignement patriotique et poétique à la fois est le but principal des hautes écoles. On y sacrifie tout le reste, même les études religieuses, qui souvent ne font pas l’objet de leçons spéciales. Les élèves connaissent déjà les principes fondamentaux de la doctrine ; on s’efforce surtout d’affermir en eux la foi en leur faisant remarquer dans l’histoire l’enchaînement divin des événemens, en leur montrant le Danemark comme la « nouvelle Palestine » que Dieu a comblée de ses bénédictions jusqu’au jour où il lui réservait le suprême honneur de voir naître. Grundtvig. Les légendes des premiers temps du christianisme, les récits de la conversion des Scandinaves et de l’introduction de la réforme dans le nord, les chants religieux sont plus propres que les discussions dogmatiques à faire aimer la religion et à « éveiller » les jeunes auditeurs. Cependant les paysans danois, pour avoir peut-être l’imagination plus rêveuse que ceux des autres pays, ne dédaignent point l’utile. Pour les attirer, on fait quelques concessions à leurs exigences utilitaires, et quelques heures par semaine sont consacrées à l’arithmétique, à la comptabilité, à l’économie rurale, à la chimie agricole, voire à l’écriture, parfois un peu oubliée depuis l’école primaire. D’ailleurs, s’il y a identité dans les principes, les détails de l’enseignement varient suivant le caprice des directeurs ou les nécessités locales. A Lyngby, près de Copenhague, M. La Cour, ancien officier danois, qui s’est dévoué avec une admirable ardeur à l’instruction des paysans, a ajouté une école d’agriculture à la folkhöjskole. A Blaagaard, dans un faubourg de Copenhague, on utilise le voisinage de la ville pour faire visiter les musées et les collections scientifiques, et même pour mener les élèves aux séances du Rigsdag qui présentent un grand intérêt patriotique. A Hindholm, on a fait mieux : une école normale ou séminaire pour les instituteurs ruraux a été créée par le directeur M. Nielsen, un des hommes les plus éminens du parti. Ajoutons à cela que depuis quelques années un bon nombre d’écoles reçoivent des jeunes filles pendant deux ou trois mois de l’été. On a vu que la propagande grundtvigienne avait obtenu quelques succès en Norvège. Des hautes écoles y ont été fondées au nombre de dix à douze. En Suède, on en compte seulement deux ou trois, en Scanie, ancienne province danoise, dont Copenhague est dans une certaine mesure la métropole intellectuelle ; mais jusqu’à présent c’est seulement en Danemark que les hautes écoles de paysans, par le nombre des élèves qui les fréquentent, peuvent exercer une influence réelle sur la nation. Elles sont au nombre de soixante pour le moins ; 2,500 élèves les fréquentent chaque hiver et retournent ensuite dans leurs familles empressés à propager les idées dont ils sont imbus. De toutes les créations de Grundtvig, c’est la plus féconde et la plus prospère. L’état en a si bien compris l’utilité qu’il partage entre elles une subvention de 11,000 rigsdalers, — somme du reste peu en rapport avec l’état de choses actuel. Et les adversaires de Grundtvig se sont empressés d’établir des écoles du même genre pour prêcher leurs théories athées et socialistes : il en existe quelques-unes en Jutland créées par le démagogue Björnback d’Aarhuus. Toutefois, si le principe des hautes écoles est universellement loué, il n’en est pas de même de toutes les conséquences pratiques de l’enseignement grundtvigien. À ce sujet, les hommes modérés qui savent rendre justice à Grundtvig, tout en ne partageant pas ses idées, ne dissimulent pas leurs appréhensions. Ils craignent que) les résultats ne soient pas au niveau du zèle et du dévoûment des pieux grundtvigiens qui ont voué leur vie entière à la grande cause de l’éducation nationale. Au point de vue patriotique, les avantages des folkhöjskoler ne sauraient être contestés ; elles ont grandement contribué à répandre l’amour de la patrie dans le peuple des campagnes. Sous le rapport moral et religieux, il n’y a pas lieu non plus de ménager les éloges : quelque opinion que l’on ait sur la valeur intrinsèque de la doctrine, on ne peut nier que les idées religieuses et morales qui ont cours dans l’enseignement grundtvigien ne soient saines, larges, tolérantes, de nature à élever la moralité publique. C’est un danger d’un tout autre genre que des esprits clairvoyans ont signalé. Beaucoup d’élèves des hautes écoles, une fois revenus chez eux, passent pour des savans et se persuadent aisément qu’ils le sont en effet. L’ambition s’empare d’eux. Pourquoi ne joueraient-ils pas un rôle dans les conseils de la commune ou de la province ? Pourquoi même, avec un peu de bonheur, n’arriveraient-ils pas à siéger un jour au parlement ? Les députés Termansen et Dinesen n’étaient-ils pas de simples paysans et élèves des hautes écoles du peuple ?

L’ambition n’est pas condamnable chez celui qui peut occuper dignement la place à laquelle il aspire ; mais il n’en est point ainsi dans l’espèce. Des paysans qui ont pendant quelques mois chanté des hymnes nationaux et entendu des leçons d’histoire, si « éveillés » qu’on les suppose, ne peuvent faire, sauf le cas d’aptitudes exceptionnelles, que d’assez chétifs politicians. Les Danois ne devraient jamais oublier la belle comédie où leur grand comique Holberg peint avec une verve que Molière n’eût point désavouée les mésaventures d’un pauvre potier d’étain qui se croit nommé bourgmestre de Hambourg. Il serait triste que des écoles créées et dirigées avec un si admirable dévoûment devinssent des pépinières de politicians, ou, comme disent les Danois, de kandestöber[2]. C’est l’écueil contre lequel elles viendront se heurter, si le bon sens public ne fait justice de ces velléités inquiétantes.

Mais il ne faut point exagérer la portée de ces symptômes, En somme, les hautes écoles sont un legs précieux de Grundtvig au Danemark, plus précieux que des doctrines politiques et religieuses qui vraisemblablement n’auront qu’un temps. On a vu déjà que le grundtvigianisme, comme parti politique, était en dissolution et avait perdu sa raison d’être en opérant sa fusion dans la « gauche réunie. » Comme doctrine religieuse, il a été utile en donnant une vive impulsion au christianisme dans le nord ; mais en répandant dans les masses le goût de l’instruction, en tenant école de patriotisme, il peut exercer une influence puissante et salutaire sur l’avenir du pays. Est-il besoin de dire que nous faisons les vœux les plus sincères pour qu’il remplisse avec succès cette noble mission ? Le sort du Danemark ne saurait être indifférent à une âme française. Ce petit royaume, si courageux dans le malheur, est notre vieil ami, l’ami dans la bonne et dans la mauvaise fortune. Depuis les temps héroïques où Ogier le Danois qui « cuardise n’out unkes. » combattait pour la « douce France » aux côtés de Charlemagne, jusqu’à l’époque des guerres du premier empire, l’amitié des deux peuples ne s’est jamais refroidie. Seul de tous les états de l’Europe, le Danemark n’a jamais été en guerre avec nous. Jadis il était l’allié de nos rois, aujourd’hui la France malheureuse et démembrée trouve des sympathies profondes chez cette vaillante nation qui a aussi son Alsace-Lorraine à pleurer. Le Danemark s’intéresse à nos efforts pour réparer les maux de la guerre et rétablir au dedans l’équilibre que nous avons perdu. Lui aussi, du reste, il a besoin de retrouver la paix intérieure, compromise par les compétitions des partis, mais les belles et nobles qualités du caractère national, jointes à la fermeté du gouvernement, permettent d’espérer que la crise actuelle ne sera qu’une épreuve momentanée.


GEORGE COGORDAN.

  1. La constitution de 1849 a été révisée en 1865, mais elle a conservé ses traits principaux.
  2. Le mot handestöber (potier d’étain) a passé en proverbe dans la langue danoise depuis la comédie de Holberg dont nous parlons, qui est intitulée le Potier d’étain politique. Cette remarquable pièce a été plusieurs fois traduite en français.