Une Restauration - L’Espagne sous Alphonse XII

Une Restauration - L’Espagne sous Alphonse XII
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 241-268).
UNE RESTAURATION

L’ESPAGNE SOUS ALPHONSE XII.

Le XIXe siècle semble en politique destiné à se consommer tout entier dans une double tâche qu’il ne lui sera peut-être point donné d’achever. Il tient de la révolution deux legs connexes et étroitement liés ensemble ; l’un est la reconstruction territoriale de l’Europe, en dehors de l’héritage de la conquête et sur la base du libre consentement des peuples; l’autre est la reconstitution intérieure des états européens selon les mêmes principes de droit et de liberté. Dans ses efforts bientôt séculaires pour atteindre au double but, l’Europe a fait bien des pas en avant et aussi plus d’un pas en arrière. Si nous prenons les choses de haut, si nous faisons taire les douleurs de la France injustement victime d’une récente mutilation, nous voyons qu’en Occident le problème gouvernemental, la question purement politique, est depuis longtemps la principale, tandis qu’en Orient la question territoriale, nationale, encore loin d’être résolue, demeure au premier plan, menaçant l’Europe entière de graves et longs conflits. Les états de l’Occident, les trois grands peuples latins en particulier, sont depuis des années à la recherche d’un gouvernement. Dépourvus tous les trois des avantages qu’assure aux peuples une tradition non interrompue, ils ont été obligés de recourir à des tentatives incertaines et à des combinaisons diverses. Sur un sol plus ou moins dénudé par le flot des révolutions, les uns prétendent bâtir de toutes pièces un édifice nouveau, les autres travaillent à relever les ruines du passé ou au moins à reconstruire sur les anciennes fondations. L’Italie, qui, par une sagesse et une fortune uniques au monde, a conquis à la fois son unité nationale et sa liberté politique, laisse ce double bien sous l’égide de la monarchie parlementaire; la France, si durement éprouvée et si vite relevée, poursuit avec patience sa troisième expérience de la république, pendant que l’Espagne, ayant rapidement traversé sa première phase républicaine, commence sa seconde expérience de la monarchie constitutionnelle.

J’étais allé en Espagne sous le règne de la reine Isabelle, il y a une douzaine d’années; j’y suis retourné l’hiver dernier sous le règne de son fils Alphonse XII. Sans les troupes victorieuses, qui occupent militairement les provinces basques, sans les gares du nord partout brûlées au pétrole par les carlistes, un étranger eût pu oublier la révolution et la guerre civile, oublier le règne d’Amédée de Savoie et la république, pour se persuader que le fils avait régulièrement succédé à la mère. Un tel héritage recueilli sans troubles ni lutte armée n’est déjà plus dans les habitudes de l’Espagne. Chez elle comme chez nous, il n’y a point eu depuis le dernier siècle de fils ayant paisiblement succédé au trône de son père. Chaque avènement de souverain a été accompagné ou suivi de profonds bouleversemens[1]. Les dernières révolutions de la France et de l’Espagne présentent un singulier parallélisme; on dirait deux pièces imitées l’une de l’autre, ayant même intrigue, mêmes caractères et ne différant par le dénoûment que pour mieux s’adapter à la scène nationale. Les deux drames se jouaient simultanément sur les deux théâtres voisins; mais, comme pour éviter tout soupçon d’emprunt ou de plagiat, les acteurs espagnols ont eu soin de brusquer la fin et de n’en être jamais au même acte que leurs rivaux français. Comme pour affirmer son originalité et l’indépendance de sa politique, l’Espagne, tout en passant par des événemens analogues, a fait presque constamment le contraire de ce qu’allait faire sa grande voisine. Entrée en révolution avant nous, elle appelait chez elle un monarque étranger pendant que l’insurrection parisienne brûlait les Tuileries. Revenue à la royauté, elle se jetait tête baissée dans la république au moment où, dans l’assemblée de Versailles, se tramaient la chute de M. Thiers et le rappel du comte de Chambord. Une fois en possession du gouvernement républicain, elle en descendait rapidement tous les degrés pour remonter brusquement à la monarchie légitime, vers le moment où la France allait enfin s’arrêter à la république. A travers les coups de main parlementaires et les pronunciamientos militaires, l’Espagne, dans ces années fiévreuses, semble ainsi s’être hâtée pour nous devancer et avoir mis son amour-propre à ne jamais se trouver à la même étape que nous. La France et l’Espagne se sont, à quelques mois de distance, donné un gouvernement régulier, une constitution qui a la légitime prétention de vivre et de durer; mais, pour sortir de l’ère des révolutions, les deux pays ont pris une porte différente. De ces deux constitutions ainsi contemporaines, l’une monarchique, l’autre républicaine, il sera curieux de voir laquelle aura l’existence la plus longue et la plus calme.


I.

Comment deux pays si voisins et placés dans des conditions analogues, deux pays qui semblaient avoir fait même route, ont-ils inopinément pris deux chemins opposés? Il y a plusieurs causes à cette divergence, plusieurs causes qui, pour l’observateur, rendent la république naturellement plus turbulente, et par suite manifestement plus précaire en Espagne qu’en France. C’est d’abord la configuration géographique de l’Espagne, à la fois mieux séparée du reste de l’Europe et moins bien unie en elle-même. L’on regarde d’ordinaire le régime démocratique comme convenant mieux aux peuples isolés des autres, pourvus d’une frontière incontestée et n’ayant rien à craindre de l’étranger; sur la scène de l’histoire en effet, la concentration des pouvoirs est chez la plupart des peuples le dénoûment naturel d’une existence menacée ou disputée. L’Espagne n’en permet pas moins une observation inverse. Une nation péninsulaire comme elle, ceinte de l’immense fossé des mers, et, sur son seul côté vulnérable, couverte de l’indestructible bastion des montagnes, est peut-être d’autant plus exposée aux discordes intestines qu’elle est plus à l’abri des périls du dehors. Le sentiment de l’unité nationale diminue avec le besoin d’union. Moins dangereuse pour la vie du malade, la fièvre de l’anarchie peut durer plus longtemps au sud des Pyrénées, et par suite la substitution d’une république régulière à une monarchie séculaire y est plus malaisée. La frontière de l’Espagne, qui fait sa sécurité nationale vis-à-vis de l’étranger, fait à l’intérieur sa faiblesse politique. La France, au contraire, tire à cet égard un réel avantage de ce qui fait sa faiblesse militaire. Dénuée sur son flanc oriental de frontière naturelle, et aujourd’hui dépouillée de toute frontière artificielle de places fortes, la France ne saurait sans péril longtemps s’abandonner aux rêves des théoriciens politiques ou aux expériences des empiriques : les grandes démences ou les longues folies lui sont interdites parce qu’elles lui seraient mortelles. C’est là une vérité mise en lumière par l’histoire même des dernières années. Aurions-nous été tentés de détourner les yeux de l’étranger, que l’étranger ne nous en eût pas donné le loisir. Nous avons des voisins qui ne se laissent pas oublier : lorsque nous sommes le plus occupés de nos propres affaires, le plus enclins à nous absorber dans nos luttes de partis, nous entendons au-delà des Vosges des fanfares guerrières qui viennent nous rappeler à nos périls, à la concorde, à la circonspection. Si la France est relativement sage et modérée, si la république n’y a pas encore couru les mêmes aventures qu’en Espagne, nous en sommes en partie redevables à nos voisins d’outre-Rhin. La presse allemande, avec ses attaques alternativement sourdes et bruyantes, nous rend le plus grand service qu’un peuple puisse recevoir d’un autre ; c’est pour nous la voix du veilleur de nuit qui dissipe les songes et ramène à la réalité, ou le cri de la sentinelle qui avertit de l’approche du danger. L’Espagne, dans son isolement, n’a pas de voisin pour l’inviter avec la même autorité à l’union, à la sagesse, à la patience; aussi les passions déchaînées par les révolutions y peuvent-elles plus librement se donner cours, et la démocratie plus longtemps se débattre dans le désordre. Le jour où elle verserait dans l’anarchie, la république aurait encore moins de chance de durée en France que dans la Péninsule, parce qu’elle y compromettrait davantage l’existence nationale.

Un pays dont la cohésion n’est point maintenue par le besoin d’union vis-à-vis de l’étranger se trouve plus aisément menacé de dissolution par la rupture du vieux lien monarchique. La structure du sol espagnol aggrave ce danger pour l’Espagne. Ce cadre national si nettement dessiné par la mer et les Pyrénées est à l’intérieur coupé par la nature en grands compartimens, inégaux, séparés les uns des autres. En dépit des contours massifs de la Péninsule, l’isolement s’y retrouve au dedans comme au dehors. Le relief du sol y dresse entre les diverses provinces des barrières que ne laissent pas soupçonner les côtes peu échancrées de l’Ibérie. Grâce aux plateaux arides et à demi déserts des deux Castilles, la richesse et la population des Espagnes, au lieu de converger vers le centre comme dans la plupart des autres pays de l’Europe, se répandent, se déversent vers le pourtour littoral, vers la périphérie. Sous ce rapport, la France et l’Espagne sont deux pays tout différens, tout opposés : chez l’un, le sang tend à affluer au cœur jusqu’à délaisser les membres; chez l’autre, la vie, active aux extrémités, diminue d’intensité à mesure qu’on se rapproche du centre. Séparée des hautes plaines de Castille par d’épaisses sierras, chacune des régions de l’Océan ou de la Méditerranée a sa vie propre et tend à une existence indépendante; chacune a son histoire, ses traditions; beaucoup ont leur langue, toutes ont leur patriotisme local. Aussi l’Espagne semble-t-elle menacée, aux jours de révolution, de se désagréger et de se briser en une série de petits Portugal. Près de quatre siècles d’union matérielle sous une même royauté n’ont pu redresser ce penchant naturel à l’isolement, au fédéralisme, au cantonalisme; à chaque révolution, on le voit reparaître sous les étendards les plus divers, sous la bannière fleurdelisée des carlistes basques comme sous le drapeau rouge des anarchistes de Carthagène ou du Ferrol. Dès que le nœud monarchique est rompu, toutes ces provinces, réunies et maintenues en faisceau par la royauté, tendent à se séparer, chaque région et chaque cité prétendant s’autoriser de l’autonomie démocratique et de l’individualisme républicain pour s’affranchir du pouvoir central. En Espagne, la république incline spontanément au fédéralisme, elle rencontre ainsi sur son chemin une pierre d’achoppement de plus. Ayant plus de mal à éviter l’anarchie et à préserver l’unité nationale, une république espagnole est plus vite menacée d’une réaction.

La plaie la plus apparente de l’Espagne moderne, la plaie toujours ouverte des pronunciamientos militaires, n’est pas sans relation avec le double isolement intérieur et extérieur de la Péninsule. Dans un pays si bien délimité et si tranquille du côté de ses voisins, l’armée semble depuis un demi-siècle n’avoir plus pour fonction de protéger la nation contre les ennemis du dehors. Tout son rôle se borne à maintenir l’ordre intérieur avec l’unité nationale, elle n’est qu’une grande et nombreuse gendarmerie, et quand elle veut être autre chose, l’armée devient une carrière politique. Tout son rôle est de prêter main-forte aux gouvernemens et au besoin de les renverser, d’étouffer les insurrections et à l’occasion d’en provoquer. Instrumens de la politique, les chefs militaires se sont mis à en faire pour leur compte. Pour l’armée comme pour le pays, la sécurité extérieure de l’Espagne a été un principe d’indiscipline et de discorde. Tranquille du côté de la frontière, l’armée comme la nation redoute moins des aventures où ses chefs ont beaucoup à gagner et où la patrie semble avoir peu à perdre. Avec de telles habitudes, une république, où la première place est toujours à prendre, offre de singulières chances d’anarchie. Tant que les mœurs y autoriseront les pronunciamientos, l’Espagne ne pourra s’établir en république sans risquer de tomber au rang de ses filles de l’Amérique du Sud, dont la guerre civile et les coups d’état semblent pour longtemps le régime normal.

Bien d’autres causes contribuent à rendre l’établissement du régime démocratique plus malaisé encore en Espagne qu’en France. C’est d’abord l’ignorance opaque du peuple, qui des formes politiques nouvelles n’attend que des chimères enfantines ou l’avènement de la licence; c’est le peu de maturité intellectuelle de la nation, chez laquelle les idées libérales du dehors et les traditions d’un passé doublement autoritaire se mêlent et se confondent en une sorte de chaos, de désordre inextricable. Les semences apportées par les vents du nord semblent être tombées au hasard sur un sol encombré de broussailles, assez fortes pour arrêter la croissance des germes nouveaux sans l’être assez pour les étouffer. L’Espagne est à la fois hantée des souvenirs du passé et obsédée des pressentimens de l’avenir; nulle part ne miroitent aux yeux tant de lueurs vagues et confuses, tant d’idées troubles et indistinctes, tant de ces notions indécises ou contradictoires, partout si fréquentes à notre époque de transition. Le caractère espagnol apporte, par ses qualités comme par ses défauts, d’autres obstacles au fonctionnement régulier du self-government démocratique. La sobriété tant vantée du Castillan, la modicité de ses besoins, son esprit d’endurance, lui rendent le désordre moins sensible et l’anarchie moins funeste, pendant que l’esprit d’aventure, toujours persistant dans la nation, lui fait prendre goût et plaisir aux joutes armées des partis et aux péripéties des luttes intestines. Épris des spectacles émouvans, l’Espagnol regarde facilement les séditions ou les pronunciamientos en spectateur curieux, en amateur des beaux coups, de même que, dans les courses de taureaux, la foule bariolée du barbare amphithéâtre crie volontiers bravo au novillo qui pousse vigoureusement les toreros et renverse le matador.

Une des grandes différences de l’Espagne et de la France, c’est le besoin de bien-être et par suite le besoin de travail, le besoin d’ordre et de paix de la dernière, qui sous ce rapport est encore singulièrement plus exigeante que sa voisine. La situation économique des deux pays est pour beaucoup dans la diversité de leurs tendances, le cadastre seul en donnerait la raison. A l’inverse de la France, l’Espagne est encore, dans la plupart de ses provinces, soumise au régime des grands domaines, des latifundia. Or il est difficile que la démocratie triomphe dans l’ordre politique avant de s’être enracinée dans les lois économiques. Comme en Espagne l’avénement de la démocratie est moins préparé, son règne serait plus dangereux et plus turbulent. Dans beaucoup des régions de la Péninsule, le droit de propriété est demeuré moins bien défini, moins précis, moins absolu qu’il ne l’est dans l’Europe centrale. La terre n’est point toujours entièrement sortie de ce régime primitif encore subsistant en Russie, où la communauté garde ses droits sur le sol[2]. Ici, en Estramadure par exemple, les villages avaient conservé jusqu’à la suppression des biens de mainmorte de vastes communaux que les lois de désamortissement leur ont fait vendre souvent à vil prix, et dont à chaque révolution le paysan dépouillé revendique à coups de fusil la possession. Là, en Andalousie par exemple, les grands domaines sont demeurés assujettis par la coutume à des droits de pâture, dont les propriétaires, aidés par la législation, cherchent à s’affranchir, et qu’à chaque occasion le peuple des campagnes prétend faire revivre. La révolution en Espagne se complique ainsi parfois d’une sorte de question agraire; les paysans des campagnes, pleins des souvenirs d’un passé encore récent, renversent les barrières, arrachent les clôtures. En voulant restaurer des droits prescrits et d’anciennes coutumes, le villageois se rencontre dans ses revendications comme dans ses violences avec l’ouvrier des villes, contempteur des droits acquis et apôtre des chimères de l’avenir. Une forme nouvelle de gouvernement, dont le nom sonne d’une manière étrange aux oreilles d’un peuple ignorant et qui se présente à lui comme une ère de réparation universelle, apporte ainsi au fond des campagnes des fermens de trouble qui remuent jusqu’aux entrailles de la nation.

Avec tant de causes de malaise, l’on ne peut s’étonner des tristes et brefs destins de la république espagnole : ainsi faite, c’eût été miracle si elle eût vécu. Par sa configuration géographique comme par le caractère de ses habitans, par ses traditions politiques comme par sa situation économique, l’Espagne, en renversant le trône, était plus particulièrement exposée aux désordres et aux luttes civiles. Son isolement de l’étranger et ses mœurs nationales ont beau y rendre l’anarchie moins funeste et moins intolérable qu’en France, la vieille monarchie catholique est déjà un état trop moderne, trop peuplé, trop pénétré de notre civilisation pour que l’anarchie y puisse durer indéfiniment. Sur le sol de la vieille Europe, la république ne saurait vivre qu’en cessant d’être révolutionnaire, et en Espagne il lui est encore plus malaisé qu’ailleurs de sortir des révolutions qui lui donnent le jour.

La courte république espagnole, si brusquement interrompue par un double pronunciamiento militaire, est riche en leçons pour les peuples qui essaient de la même forme de gouvernement. Son histoire, si finement contée ici de son vivant[3], offre une sorte de comédie de cape et d’épée où les événemens se pressent et dont les héros se poussent les uns les autres hors de la scène, une pièce en trois journées à l’ancienne mode espagnole, sans longueurs et sans intermèdes, courant avec une incroyable célérité vers un dénoûment aisé à prévoir. Ce drame héroï-comique se pourrait intituler le Certain pour l’incertain[4] ou « comment les républicains perdent les républiques. » Jamais le fractionnement des partis, la tendance aux extrêmes et l’esprit d’exclusion, jamais la présomption des factions, l’infatuation des hommes et l’aveuglement des coteries n’ont été aussi loin; jamais l’impuissance des agitateurs à calmer les agitations et l’inhabileté des démagogues à contenir la démocratie n’ont été aussi clairement et aussi rapidement mises en lumière. Toutes les convoitises déchaînées dans la nation, toutes les déceptions après toutes les illusions, l’administration dissoute et énervée en face des villes ou des provinces insurgées, le pouvoir émasculé en présence de l’émeute, l’armée décomposée en pleine guerre civile et les cadres brisés en l’honneur des principes démocratiques, tel est le bilan de la république espagnole; au premier jour, les progressistes ralliés au nouvel ordre de choses mis de côté, et les républicains de la veille prétendant au monopole des portefeuilles et des places; au second jour, les plus avancés et les plus turbulens imposant au pouvoir leurs hommes et leur drapeau, si ce n’est leurs théories, Pi y Margal succédant à Figueras et la république fédérale à la république sans épithète ; à la troisième journée, l’excès du mal amenant un retour en arrière, les hommes modérés rappelés au gouvernail au milieu de l’orage, Castelar succédant à Salmeron, successeur de Pi y Margal, l’administration retrempée, l’armée raffermie, l’ordre rétabli dans les provinces, et le pouvoir réparateur en butte aux attaques des partis extrêmes, bientôt renversé par les cortès républicaines au moment où il semblait rendre la république viable; les cortès à leur tour dissoutes par les grenadiers du général Pavia pour faire place à une dictature militaire, préface d’une restauration, — telle est l’histoire de la république espagnole, telle est la pièce jouée par ses chefs, comme s’ils avaient d’avance appris leur rôle. La moralité en est d’autant plus frappante que les principaux acteurs étaient plus convaincus, et, malgré leurs fautes, plus intelligens et plus sincères. Il y a parfois des états qui semblent se charger de montrer aux autres les dangers et les misères de tel ou tel système, de tel ou tel régime. C’est ce qu’a fait la république espagnole : elle a pris pour elle le rôle de l’ilote ivre destiné à dégoûter les hommes libres de la débauche révolutionnaire.

L’éphémère république espagnole est une leçon pour les républicains trop pressés d’appliquer toutes les formules républicaines; elle en est une aussi pour les conservateurs, pour les autoritaires trop enclins à recourir à la force armée. Quand le général Pavia ferma la porte des cortes, le maréchal Serrano put se croire en état de gouverner avec ses amis, de maintenir avec plus ou moins de tolérance un pouvoir intérimaire sorti d’une illégalité. L’événement montra l’erreur de ce rêve; il est donné à peu d’hommes de faire le Cromwell ou le Bonaparte. L’autorité légale des chambres une fois brisée, il faut installer quelque chose à la place. Un pays qui supporte un coup d’état ne s’arrête pas à mi-chemin dans la voie des solutions, il comprend peu les coups de force au profit d’un président, d’un régent, d’un gouvernement anonyme. Quand on en appelle ainsi aux baïonnettes contre les chambres ou la constitution, il faut avoir sous la main un gouvernement tout prêt, un monarque tout équipé, autrement l’on risque de travailler pour d’autres et de laisser appliquer encore une fois le sic vos non vobis du poète. Lorsque les faiseurs de coups d’état ne se soucient point du rôle de Monk, un autre le joue pour eux. Comme les révolutions, les pronunciamientos s’appellent les uns les autres. Martinez Campos succède à Pavia, et le maréchal Serrano fait place au jeune Alphonse. Quand on sort de la légalité, on ne peut fermer aux autres la porte qu’on a enfoncée soi-même, et les peuples ne sauraient rester en l’air, suspendus entre la république et la monarchie. Alors c’est le parti le mieux préparé ou le plus audacieux qui recueille l’héritage de la république avortée.

Aux yeux de certains esprits, la monarchie est un remède qui cicatrise instantanément les plaies d’un peuple, comme jadis les rois de France passaient pour guérir les écrouelles en les touchant. C’est beaucoup exiger d’une forme de gouvernement que de lui attribuer de ces vertus miraculeuses : il n’est malheureusement ni panacée sociale, ni spécifique infaillible pour la fièvre révolutionnaire ou l’anémie politique. L’Espagne en est aujourd’hui une preuve. Jamais république n’avait moins bien réussi, jamais restauration n’a été mieux indiquée. La monarchie est revenue en Espagne dans des conditions en tout temps difficiles à trouver ailleurs, impossibles à rencontrer en France aujourd’hui. Alphonse XII avait la bonne fortune de représenter à la fois l’hérédité royale et les libertés constitutionnelles. L’existence d’une autre légitimité qui personnifie uniquement le passé n’est qu’une sauvegarde pour la restauration espagnole, ainsi contrainte de demeurer moderne et libérale pour demeurer elle-même. Le jeune roi a déjà rendu au pays la paix intérieure, il lui fait espérer le rétablissement de sa domination dans les forêts de Cuba comme dans les montagnes basques, et cependant après deux ans de ce gouvernement réparateur, une brume épaisse semble encore couvrir l’horizon politique de l’Espagne. Les difficultés persistent, les embarras renaissent, et s’ils sont moins apparens, ils ne sont guère moins réels. Le pays, ébranlé par tant de secousses, n’a point dans sa stabilité une entière confiance, l’avenir reste incertain, parce que le changement accompli dans le pouvoir n’a point changé la nation elle-même. Le levain révolutionnaire fermente sourdement au lieu de bouillonner à la surface. Les partis vaincus ne désespèrent point, ne désarment point; pour enlever aux amis de l’ordre nouveau toute inquiétude, et aux adversaires tout courage, il faudrait des années de bon gouvernement. L’apaisement social ou politique d’un grand pays est une œuvre de longue haleine, toujours à recommencer, jamais achevée.

Maintes personnes regardent une restauration comme une fin, un dénoûment. Il en est plutôt de la monarchie comme du mariage, qui dans les romans clôt souvent le récit et dans l’existence réelle n’est d’ordinaire qu’un début. Chaque mode de gouvernement, chaque régime a ses difficultés, toute restauration a les siennes. La plus grande est, en ramenant une dynastie, de ne point ramener tout l’ordre de choses renversé avec elle. Une restauration ne peut être une simple reconstruction du régime abattu par la révolution, une simple ventrée en scène des partis et des hommes expulsés du pouvoir. Un régime politique n’est point une colonne de bronze coulée d’un seul jet ou un monolithe fait d’un seul morceau, que l’on redresse d’un coup, et qui pour se tenir debout n’a qu’à être remis sur son piédestal. La prétention de ressusciter le passé est le grand péril de toute restauration monarchique ou républicaine, car la république peut aussi avoir ses restaurations. Il est malaisé de relever un gouvernement sans l’entourer des hommes ou des partis dont les fautes en avaient provoqué la chute. La difficulté semble plus grande encore avec un jeune prince à peine sorti de l’adolescence, avec un souverain sans expérience, qui semble ne pouvoir avoir d’autres conseillers que les ministres de son prédécesseur.

En Espagne, la monarchie restaurée a dans ses débuts au moins sagement évité cet écueil. Le règne du fils s’est présenté comme un règne nouveau et non comme une simple reprise du règne interrompu de la mère. Le ministre auquel le jeune roi a confié la présidence du conseil est demeuré étranger à la direction des affaires sous la reine déchue. Les portes du palais d’Alphonse XII se sont ouvertes à des hommes qui avaient pris une part directe au renversement d’Isabelle II. La restauration espagnole n’a pas voulu n’être que le rapatriement dans leurs places des fonctionnaires dépossédés de leur emploi. Le roi veut être autre chose que le chef officiel d’un parti, et la royauté semble résignée d’avance à laisser à l’occasion passer le pouvoir des mains qui ont préparé la restauration aux mains qui l’ont subie. Ce n’est qu’à cette condition, ce n’est qu’en se dégageant des partis qui voudraient le confisquer à leur profit, et en répudiant tout esprit d’exclusion, qu’un régime politique, monarchie ou république, devient vraiment national, et cesse d’être le gouvernement d’une faction pour être celui du pays.

Après deux ans et demi de règne, Alphonse XII en est encore à son premier ministère, car l’on ne saurait compter le court intermède rempli par le général Jovellar; devant la caducité précoce des cabinets républicains, une telle existence semble presque de la longévité. Le cabinet de Madrid a du reste ses difficultés : comme il arrive souvent, les vainqueurs, unis avant la victoire, se divisent après leur triomphe au risque de rendre le succès à leurs communs adversaires. Parmi les hommes qui ont préparé la restauration ont éclaté des dissidences qui, en rompant d’anciens liens politiques, menacent d’accroître le fractionnement des partis déjà si nombreux et si morcelés. L’homme distingué qui est à la tête du conseil des ministres, M. Canovas del Castillo, a voulu fonder, sous le nom de conservateurs libéraux, un grand parti de gouvernement, embrassant les débris des anciens partis ralliés à Isabelle II. Par malheur il n’est pas aisé en politique de gagner du terrain d’un côté sans en perdre de l’autre. M. Canovas del Castillo s’est, par ses infructueuses avances aux modérés historiques, les héritiers de Narvaez, par sa bienveillante indulgence pour les carlistes, aliéné quelques-uns de ses amis. Sous le nom de centralistes s’est formé aux dépens des bataillons ministériels une petite phalange de dissidens qui, si elle ne se joint aux constitutionnels commandés par M. Sagasta, aggravera sur l’étroit champ de bataille la complication et la confusion des manœuvres. Dans cette situation, l’on ne peut dire ce que l’incontestable habileté de son chef doit assurer de durée au premier ministère d’Alphonse XII. Le difficile n’est pas de savoir comment le remplacer. En dehors des amis de la première heure et des fauteurs de la restauration, en dehors du petit groupe dissident du centre ou de ces modérés historiques dont la politique étroite et réactionnaire a provoqué la chute d’Isabelle, la monarchie espagnole a l’avantage d’avoir en face d’elle des hommes à qui le roi peut confier le pouvoir. L’Espagne a dans les conservateurs libéraux de M. Canovas et dans l’ancien parti constitutionnel de M. Sagasta les élémens de deux gouvernemens, de deux cabinets qui, de même qu’en Angleterre les whigs et les tories, pourraient se succéder et alterner régulièrement aux affaires. Pour tout régime, ce serait là une bonne fortune; l’embarras est de savoir comment peut s’opérer la transition d’un parti et d’un ministère à l’autre. Ce qui est le plus malaisé en Espagne, c’est le passage régulier et pacifique du gouvernement de la veille à celui du lendemain : à ce point de vue, le nouveau règne ne paraît pas beaucoup en progrès sur ses devanciers. Les avenues du pouvoir sont si bien gardées, si bien occupées, qu’on ne voit guère comment on peut les forcer sans faire violence à la légalité. Pour mesurer l’étendue de cette difficulté, il faut connaître les mœurs politiques de la Péninsule, et aussi la nouvelle constitution de la monarchie espagnole.


II.

Deux reproches principaux ont été faits au gouvernement de la reine Isabelle, deux fautes connexes ont préparé sa chute en menaçant le pays de lui enlever le bénéfice de la défaite des carlistes. Les maximes constitutionnelles proclamées pendant la minorité d’Isabelle II ont été sous son long règne appliquées avec peu de sincérité; l’influence du palais a été prédominante et, par suite des penchans personnels de la souveraine, la puissance du clergé, ébranlée pendant son enfance, tendait à se raffermir au détriment de la liberté religieuse. Ce double danger est un de ceux contre lesquels il est difficile de se garder avec des mesures législatives et des précautions constitutionnelles. Pour y parer, la constitution de 1869, votée avant l’intronisation du roi Amédée, avait dépouillé l’église de tout privilège et réduit la royauté à un rôle tout passif. Une restauration ne pouvait aller aussi loin. La nouvelle constitution a rendu à la royauté tous les droits qu’elle possède dans les monarchies constitutionnelles; mais une charte a beau définir la prérogative royale, elle n’en saurait pratiquement limiter l’exercice. En pareille matière, les textes législatifs importent peu, les mœurs décident de tout; les partis qui ont le plus blâmé l’ingérence personnelle de la reine déchue sont en ce moment, comme nous le verrons, les plus enclins à vanter l’exercice de la prérogative royale et à réclamer l’intervention du jeune souverain.

Il en est autrement de la liberté religieuse; aussi est-ce une des questions qui ont été le plus débattues dans les cortès constituantes. La loi fondamentale de 1869, acceptée par le roi Amédée, avait enlevé au catholicisme romain la qualité de religion d’état : la nouvelle charte la lui a rendue. Le gouvernement de don Alphonse, obligé de donner satisfaction aux conservateurs, ne pouvait disputer à l’église un titre que lui accorde au-delà des Alpes le statut du royaume d’Italie. La grande discussion a porté sur la liberté des cultes. En Espagne, les traditions de l’inquisition ne sont pas le seul obstacle à la tolérance religieuse. Les auto-da-fé ont cessé, et le voyageur a de la peine à retrouver dans les villes espagnoles remplacement du quemadero où tant de victimes ont laissé leurs cendres; le saint-office est aboli, son œuvre reste. L’expulsion des juifs et le bûcher des hérétiques n’ont laissé debout en Espagne qu’un seul culte, en sorte que la tolérance y paraît sans objet, et la liberté religieuse sans utilité pratique. Il n’y a d’autres protestans espagnols que les rares prosélytes des sociétés bibliques, et les seuls juifs de la Péninsule s’abritent à Gibraltar sous le pavillon britannique.

Là est une des grandes différences entre l’Espagne et la France. Chez nous, l’intolérance n’a pu achever son œuvre; le judaïsme, le protestantisme surtout, ont, à travers toutes les persécutions de l’ancien régime, conservé assez d’adhérens pour que la liberté religieuse eût un objet réel et pressant, pour que l’église dominante ne pût prétendre être seule nationale. Ce fait a eu sur le développement moral et intellectuel des deux nations une influence plus grande qu’on ne le suppose d’ordinaire. Si dans les deux pays certain parti cherche à rétablir la solidarité de l’église et de l’état, à confondre dans le présent comme dans le passé le patriotisme avec le zèle religieux, de telles tentatives sont bien plus naturelles, elles ont bien plus de chances de succès dans la patrie de saint Ignace de Loyola et de sainte Thérèse que dans celle de Calvin et de Coligny. La foi catholique est encore, dans l’opinion du plus grand nombre, une condition de la nationalité espagnole. En France, où l’existence des protestans et des juifs s’impose comme un fait, il est malaisé de contester la liberté des cultes; les plus zélés catholiques sont contraints d’admettre la tolérance religieuse comme une des conséquences regrettables, mais nécessaires, de notre histoire nationale. En Espagne, les catholiques peuvent méconnaître l’obligation de concéder des droits à des sectes qui n’existent point sur le sol espagnol ; il leur en coûte de renoncer au bénéfice de dix siècles de luttes et de victoires.

L’unité religieuse, tel est le mot d’ordre des adversaires de la liberté de conscience; ce que les défenseurs des droits de l’église mettent en avant, c’est l’intérêt politique, l’intérêt de la nation. « Pourquoi, disent-ils, ajouter une cause de dissension à toutes celles qui nous divisent? A quoi bon abandonner un privilège historique qui a fait la force de l’Espagne, et que lui envie l’étranger déchiré par les querelles religieuses? » La conformité des croyances est ainsi représentée comme le grand lien national dans un pays où tous les autres liens de mœurs, de commerce, de langue même, sont faibles et semblent toujours prêts à se rompre. La religion est signalée comme le ciment même de l’Espagne, construite par une croisade religieuse, et, sans l’église, menacée de tomber en ruines. A quels hommes, ajoute-t-on, faut-il attribuer la liberté des cultes? Est-ce à des nationaux? Non, c’est le plus souvent à des Anglais, à des Américains, aux missionnaires protestans, aux sociétés bibliques. La tolérance semble ainsi n’être qu’un droit de propagande et d’agitation accordé aux étrangers et parfois aux ennemis de l’Espagne. Ainsi raisonnaient dans les cortès ou dans la presse les nombreux et puissans défenseurs de l’unité religieuse; ils refusaient de reconnaître qu’en bannissant les cultes dissidens, l’Espagne continuait à s’entourer d’une barrière morale plus élevée que les Pyrénées. Ce qui fait l’importance de la liberté des cultes en Espagne, ce n’est pas le petit nombre de prosélytes des missionnaires protestans, ce ne sont pas les prédications des pasteurs réformés, c’est la reconnaissance des droits de la conscience, l’abrogation définitive du monopole religieux de l’église. Sous cette question de la liberté des cultes, en apparence presque toute théorique, ce qui au fond est en débat dans la Péninsule, c’est la liberté de penser, liberté qui, en Espagne comme partout, a bien peu de garanties, si la loi n’admet qu’une foi officielle, qu’une église légale. De toutes les libertés modernes, c’est celle qui de tout temps a le plus manqué à l’Espagne, celle dont le défaut a été le plus fatal à sa grandeur.

La constitution de 1876 sanctionne modestement la liberté de conscience. « Personne, dit l’article 11, ne sera molesté pour ses opinions religieuses, ni pour l’exercice de son culte, sauf le respect dû à la morale chrétienne. » L’exercice des cultes dissidens est autorisé, le privilège des cérémonies ou manifestations publiques est expressément réservé à la religion d’état.. Ce serait de l’ignorance que de regarder une telle réserve comme fâcheuse ou peu libérale. En Espagne, de telles restrictions sont encore utiles, ne fût-ce que pour maintenir l’ordre public. Après l’opposition faite par l’épiscopat et le Vatican à cette tolérance restreinte, après les longs débats soulevés dans les cortès, on doit s’estimer heureux si cette clause est résolument maintenue et respectée. Déjà de récens exemples, à Port-Mahon et à San-Fernando, montrent que ceux qui inscrivent la tolérance dans les lois ne savent pas toujours la pratiquer dans les faits. L’application de la liberté religieuse reste en Espagne, comme ailleurs, une des difficultés du gouvernement, car il faut défendre la liberté contre la double intolérance de droite et de gauche, contre les fanatiques qui ne veulent souffrir d’autres cultes que le leur, et contre les forcenés qui, sous prétexte de liberté, ne voudraient admettre l’exercice d’aucun culte. Le gouvernement doit assurer les droits de la conscience, sans permettre que la propagande religieuse serve de couverture à des intrigues politiques, ou la polémique des novateurs de pavillon à la contrebande révolutionnaire.

Le clergé catholique trouvera peut-être aussi son profit à la tolérance qu’il dispute aux dissidens. Les adversaires de la liberté sont souvent, on le sait, les plus zélés à s’en servir, et, faute de privilège, les premiers à se prévaloir du droit commun. Il y a une liberté que réclame partout l’église, celle des ordres religieux et des fondations monastiques. Les couvens, on s’en souvient, ont été fermés dans toute la Péninsule, en Espagne comme en Portugal, sous la minorité de doña Isabelle et de doña Maria. Décrétées en pleine guerre civile, la suppression des couvens et la confiscation des biens de mainmorte ont été exécutées avec plus de rigueur dans les états de sa majesté catholique que dans le nouveau royaume d’Italie. Les moines de toute robe ont été chassés des cloîtres somptueux d’où ils avaient si longtemps régné sur les Espagnes, ils ont été dépouillés de leur costume en même temps que de leurs biens. Les rares vieillards que la loi a laissés encore dans leurs anciennes maisons y vivent en simples prêtres, comme desservans de l’église, si ce n’est même en gardiens ou en portiers. Les religieuses mêmes, tolérées dans les hôpitaux, ont été longtemps sans se montrer dans les rues. A mon premier voyage en Espagne, il y a une douzaine d’années, à l’époque même où régnait sur la reine Isabelle la sœur Patrocinio, je ne rencontrai de costumes religieux qu’à Gibraltar, où l’Angleterre offrait un asile aux moines comme aux juifs.

Depuis la restauration, les moines ont commencé à reparaître. Il s’est déjà formé ostensiblement plusieurs communautés d’hommes, et l’on annonçait, il y a quelques semaines, que dans je ne sais quelle ville de province l’autorité avait laissé des capucins promener, aux yeux étonnés des Espagnols, la robe brune de saint François. Les catholiques semblent prêts à se prévaloir de la tolérance religieuse pour rouvrir des couvens et arborer de nouveau les couleurs variées de la vieille milice monacale. A demi vaincu sur le terrain de l’unité religieuse, le clergé va peut-être faire servir sa défaite à la reconstruction de l’active et nombreuse armée violemment licenciée par la révolution. À ce titre, la réapparition dans une ville de province des archaïques et pittoresques costumes du moyen âge serait plus qu’une inoffensive exhibition, ce serait une sorte de manifestation ou l’affirmation d’un droit dont au besoin l’on compte largement user. Déjà on entend parfois parler du retour des jésuites. En Espagne comme chez nous, l’ordre de saint Ignace, bien que banni légalement, a continué d’exister; mais, comme naguère en France, ses membres ne vivent plus ostensiblement en congrégation religieuse. Ils sont du reste loin de se cacher; tout récemment, à ses dernières élections, l’académie historique de Madrid admettait dans son sein un père de la compagnie de Jésus. Les mœurs, plus tolérantes que la loi, ne s’opposeront peut-être point à une restauration des ordres monastiques. En tout cas, dans un pays dont les moines ont été si longtemps les vrais souverains et où la vente des biens de mainmorte a été l’œuvre d’une génération encore vivante, la rentrée des ordres religieux sur la scène publique mériterait d’attirer l’attention.

Comme l’Italie, l’Espagne pouvait difficilement rendre à la société laïque le libre usage de ses membres sans rompre violemment les mailles serrées dont l’avait enveloppée le réseau séculaire des institutions monastiques. Aujourd’hui que la révolution est faite, que le sol national est dégagé de tous les liens de la mainmorte, l’érection de nouvelles maisons religieuses semble de longtemps sans danger pour l’indépendance du pouvoir civil ou la richesse de l’état. En pareille matière, la pratique de la liberté paraît assez simple pour qu’on en tente au moins l’expérience. Par malheur, il faut compter avec les préventions des uns et avec les prétentions des autres, avec les imprudences et les ambitions des amis aussi bien qu’avec les appréhensions des adversaires. Tout en étant demeuré fort attaché au catholicisme, le bourgeois espagnol n’est pas sans défiance vis-à-vis d’un clergé qui n’a pas oublié son ancienne puissance. En Espagne comme ailleurs, le profit que certains partis politiques attendent de leur alliance avec elle n’est point sans compromettre l’église. Ce n’est pas toujours sans imprudence que les conservateurs choisissent la religion comme champ de manœuvres, l’église ayant rarement plus à gagner qu’à perdre à se laisser mêler aux luttes politiques. En Espagne, le danger est moindre aujourd’hui ou moins visible qu’en d’autres contrées; il n’en subsiste pas moins. Là comme en tout pays catholique, une des grandes difficultés des gouvernemens modernes est d’assurer la liberté de l’église sans lui abandonner le pouvoir. La difficulté est la même en monarchie et en république, mais le péril est pour chacune d’elles en sens inverse. Pour une monarchie, pour une restauration surtout, naturellement disposée à rallier autour d’elle toutes les forces conservatrices, l’écueil est d’ordinaire trop de condescendance envers l’autorité ecclésiastique, au risque de préparer la chute du trône en le voulant appuyer sur l’autel. Pour une république, pour une démocratie dont le règne est encore contesté, le danger est plutôt dans une défiance excessive et des rigueurs intempestives qui exaltent les passions religieuses, les plus susceptibles et les plus persistantes de toutes. Peut-être, en Espagne comme en France, l’attitude des partis au pouvoir n’a-t-elle pas été exempte de tout reproche, chacun penchant du côté de son principe. Quoi qu’il en soit, ce qu’on doit désirer pour les deux pays, c’est qu’en dépit des opinions extrêmes, les questions religieuses n’y prennent jamais le pas sur les questions politiques, et que la nation ne s’y laisse jamais, comme en Belgique, ranger au nom de l’église sous deux bannières ennemies.


III.

Une constitution dans une monarchie est toujours faite sur le même plan général. Sauf dans le petit royaume de Grèce, le système des deux chambres et des contre-poids est partout en usage, partout le jeu de la machine est plus ou moins analogue. Ce qui chez les divers états diffère le plus dans le mécanisme constitutionnel, ce n’est ni la forme ni les fonctions du double ressort parlementaire, c’est la matière et pour ainsi dire le métal dont ils sont faits. Ce qui met tant de diversité entre des constitutions d’ordinaire si semblables, c’est moins les prérogatives des deux branches du parlement que leur mode de composition, que l’origine des assemblées représentatives. Là est, en tout pays aspirant à la vie politique, la première et la plus grave question. La révolution de 1868 avait donné à l’Espagne le suffrage universel, la restauration de don Alphonse l’a replacée sous le régime du cens. La grande réforme que n’a pas osé tenter en France la majorité de l’assemblée nationale, les certes constituantes l’ont en 1876 accomplie dans la Péninsule. Bien des conservateurs au nord des Pyrénées envieront autant à l’Espagne cette restriction des franchises électorales que l’établissement de la monarchie.

Pour des esprits non prévenus, la solution différente du même problème dans les deux états n’a rien d’inattendu. En prenant sur un point d’une telle importance deux routes opposées, les chambres des deux pays n’ont probablement fait que se conformer aux instincts, si ce n’est aux besoins de leur patrie respective. En Espagne, le suffrage universel, introduit par une révolution sans lendemain, n’avait point eu le temps de s’implanter; en France, après une pratique constante de près d’un tiers de siècle, il avait des racines assez profondes pour ne pouvoir être arraché sans déchirer, sans bouleverser le sol même du pays. Entre les deux états, toute la différence n’était point là : le suffrage universel avait rencontré en France une terre manifestement plus propice, manifestement mieux préparée. A cet égard, le peuple espagnol a vis-à-vis du peuple français deux grandes causes d’infériorité : il est plus ignorant, il est plus pauvre; par là même un vote éclairé et indépendant y est à la portée d’un moins grand nombre de citoyens. Le suffrage universel est le régime naturel d’une société démocratique, le système censitaire est d’autant plus à sa place qu’un pays est moins avancé dans la voie démocratique. Or l’Espagne n’est pas seulement moins riche que la France, la richesse y est partagée entre moins de mains. La distribution de la propriété suffirait à rendre compte de la diversité des lois électorales dans les deux états. La France est le pays de l’Europe où la propriété territoriale est le plus divisée et où la rente nationale est répartie entre le plus de familles ; à ce titre elle devait être la première des nations européennes à tomber dans le suffrage universel. Dans la plus grande partie de l’Espagne au contraire, la terre est encore agglomérée en vastes domaines. La substitution ou vinculacion, les majorats, ont été supprimés sous le règne d’Isabelle, mais la loi du partage égal n’a pas encore eu le temps de couper les grands domaines et de morceler les champs. L’abolition de la mainmorte et la vente des biens ecclésiastiques n’a pu dans un pays privé de capitaux beaucoup démocratiser la propriété foncière. La grande propriété, qui a été une des causes de la dépopulation de la Péninsule, tient souvent le paysan, l’aldeano, dans la dépendance du propriétaire. « Chez moi, me disait un Castillan, tous les villageois sont à moi, et leurs votes m’appartiennent. »

Partout en effet il y a un lien étroit entre l’état politique et l’état économique; le premier ne s’explique jamais que par le second. En des pays tels que l’Espagne, le manque d’indépendance du plus grand nombre fait du suffrage universel un leurre et peut même en faire un péril pour la liberté. Chez une population agricole, souvent dans la main des grands propriétaires et souvent sous l’influence du clergé, le suffrage universel, sincèrement pratiqué, risquerait de tourner contre les idées et contre les partis qui le réclament. Des pays plus riches que l’Espagne, l’Italie, par exemple, sont encore dans ce cas : le meilleur moyen d’y compromettre la démocratie, c’est de leur appliquer prématurément les solutions démocratiques. L’avenir sera probablement partout contraire au cens : le droit de vote est comme une côte, sur laquelle on n’est sûr de s’arrêter que lorsqu’on l’a descendue tout entière. Le suffrage universel est le terme naturel de toutes les réformes électorales; mais parce qu’on y doit aboutir un jour, ce n’est pas une raison de s’y précipiter et de se laisser glisser sur la pente au risque de verser et de choir en arrivant au bas. En Espagne, il est vrai, on ne peut mettre à la charge du mode de suffrage aboli aucun accident fâcheux qui eût été évité avec le frein du cens. Au sud des Pyrénées, le régime électoral semble jusqu’ici ne rien changer aux résultats des élections ; censitaires ou non, elles aboutissent toujours à la même fin, au triomphe du gouvernement. Le corps électoral n’est pour le pouvoir du jour qu’un instrument flexible, qu’un écho fidèle aux injonctions de l’administration. Cette égale docilité du pays sous les régimes électoraux les plus différens montre combien il est peu mûr pour le suffrage universel. La première chose pour l’Espagne est d’apprendre à pratiquer la liberté du vote, et à cet égard le suffrage restreint est certainement la meilleure école. Quand le droit de vote est ainsi un jeu pour les gouvernemens et les partis, ce n’est pas en l’étendant à tous qu’on en rendra l’exercice plus digne et qu’on donnera aux élections la sincérité sans laquelle il ne saurait y avoir de vraie liberté.

En Espagne, le mal est si invétéré qu’il semble difficile d’y porter remède. Toutes les opinions ont leur part de responsabilité dans les pratiques qui depuis trente ans ont vicié les élections jusqu’à faire douter qu’un instrument à tel point faussé puisse de longtemps être redressé. Pression administrative et fraudes électorales, épuration ou élimination arbitraire des listes, intimidation des votans, falsification des votes, tous les procédés inventés en d’autres pays pour diriger les choix du peuple sont entrés dans les mœurs politiques de l’Espagne et devenus d’un usage si général, qu’employés presque également par tous les partis au pouvoir, ils n’excitent plus l’indignation ou l’étonnement d’aucun. Le régime constitutionnel, ainsi corrompu dans sa source, paraît incapable d’être assaini.

En aucun pays, les anecdotes électorales ne sont aussi nombreuses; les héros des plus scandaleuses sont les premiers à les conter et à s’en faire gloire. En voici un exemple que je tiens d’un propriétaire de la province de Santander. Cet homme sans préjugés se vantait de faire toutes les élections de sa commune à l’aide de l’alcade, qui, étant son débiteur, était dans sa main. Un jour, le propriétaire, contrairement à son habitude, se trouva soutenir un autre candidat que celui du ministère. L’embarras de l’alcade était grand, il n’avait point les mains très nettes du côté des bois de l’état, et le gouverneur lui avait laissé entendre que, si sa commune ne donnait pas 300 voix au gouvernement, l’alcade pourrait aller expier ses délits forestiers dans les présides d’Afrique. Le propriétaire ne se tint pas pour battu : « Vous ne pouvez faire une élection contre le gouvernement, dit-il à l’alcade, vous pouvez être malade et me laisser la place. » Ce qui fut dit fut fait. Le magistrat municipal resta au lit tout le jour de l’élection, grâce à une grave indisposition bien et dûment constatée par certificat de médecin. Le propriétaire s’installa dès le matin à l’ayuntamiento avec quelques-uns de ses amis, constitua avec eux la mensa, le bureau, et, sans attendre l’heure légalement fixée pour le vote, procéda au scrutin avec ses créatures. Faisant faire un demi-tour de cadran à l’aiguille de l’horloge municipale, le bureau déclara la clôture du vote avant l’arrivée des électeurs de la partie adverse. Le tour était joué, la commune avait donné ses 300 voix au candidat de l’opposition. Le résultat fut expédié au chef-lieu, mais à quoi bon? Le gouverneur ne fut pas assez sot pour s’embarrasser de si peu. Au recensement général des suffrages, il se trouva que les 300 voix de la commune à l’alcade malade appartenaient au candidat ministériel.

Telles sont les mœurs électorales de l’Espagne; peut-être ne faut-il pas cependant prendre de pareilles histoires à la lettre. Dans tous les discours, dans tous les récits d’un Espagnol, il y a toujours une part d’exagération qu’il est prudent de porter en décompte. On ne doit jamais oublier que le français hâblerie vient du castillan hablar, et que le verbe espagnol qui signifie parler semble dériver du latin fabulari. Quoi qu’il en soit, de tels traits, alors même qu’ils ne seraient pas exacts, montrent, de la part de ceux qui les racontent avec une orgueilleuse complaisance, une singulière perversion morale. La campagne est naturellement le domaine privilégié des fraudes électorales, bien qu’elles franchissent parfois les portes des villes. Là aussi le zèle des gouverneurs ou des alcades a recours au besoin à de bizarres procédés. Dans une petite ville d’Andalousie, où la lutte menaçait de mal tourner, l’autorité fit, au moment de clore le scrutin, lâcher un taureau qui, dispersant les électeurs, lui permit de recenser à sa façon les bulletins. Peut-être est-il plus dangereux qu’utile pour un peuple d’avoir dans les mains les armes et l’attirail de la liberté, s’il doit s’en jouer ainsi au risque de se blesser lui-même.

Avec de telles habitudes, on comprend qu’en Espagne le résultat des élections ait peu de valeur aux yeux du pays, aux yeux de l’opinion. Ainsi profanées par les gouvernemens ou les partis, les formes les plus sacrées de la liberté politique perdent le respect des masses et ne sont plus regardées que comme de vaines et menteuses cérémonies. En Espagne, un vote unanime n’affermit pas un gouvernement, chaque parti se tenant sûr du même succès dès qu’il aura dans les mains le même instrument. Dans la plupart des élections, le résultat est si bien prévu qu’en dehors de quelques grands centres l’opposition renonce à la lutte. Cette abstention étant attribuée aux conditions inégales du combat et non à la faiblesse des partis qui refusent de combattre, le prestige de l’opposition demeure intact au milieu de ses défaites électorales, tandis que le pouvoir ne tire de ses triomphes aucune force réelle. Des victoires plus disputées et moins complètes auraient un tout autre prix. En leur ouvrant librement l’arène électorale, le gouvernement obligerait au moins ses adversaires à combattre avec le scrutin, tandis que, désertant le champ de bataille légal, les partis se réfugient dans les complots, dans les mines sourdes, jusqu’au jour où éclatent insurrections et pronunciamentos. Quand les armes permises sont ainsi faussées, que les règles des joutes politiques sont iniquement violées et que le juge du camp est manifestement déloyal, les adversaires recourent aux moyens prohibés, aux surprises, à la ruse, aux guet-apens. Ainsi, en Espagne, la corruption électorale, qui enlevait toute valeur morale aux gouvernemens légaux, a été à la fois la cause et l’effet des coups d’état et des pronunciamientos militaires qui, sous le règne de l’oppression légale, s’appelaient les uns les autres. Pour échapper à ce cercle vicieux où elle tourne depuis une quarantaine d’années, il n’y a pour l’Espagne qu’une porte de sortie : la liberté électorale, la sincérité du vote.

Le gouvernement du roi Alphonse semble avoir compris l’erreur des régimes précédens et vouloir renoncer aux traditions corruptrices. Le ministère fait profession de laisser aux élections pleine et entière liberté. Par malheur, de bonnes intentions et de sages paroles ne suffisent point pour extirper des abus presque séculaires. Un gouvernement ne sait pas toujours modérer le zèle de ses agens, et quand il s’agit de son triomphe, l’autorité est rarement très scrupuleuse sur les excès de pouvoir. L’Espagne est cette année en train de procéder à de triples élections, municipales, provinciales, nationales, et pour cette première application de la nouvelle loi électorale, les anciennes plaintes s’élèvent de tous côtés. On a accusé les listes officielles d’inexactitude, on y prétend retrouver des mineurs, des incapables, des femmes, des morts même, et si les morts s’abstiennent dans les villes, ils votent parfois encore, dit-on, dans les villages. Les doléances de l’opposition, jalouse d’atténuer d’avance l’impression de ses défaites, pourraient être regardées comme un calcul, si le cabinet n’avait par quelques fâcheuses mesures donné lui-même du poids aux reproches de ses adversaires. Au milieu des élections municipales, le ministère a destitué le gouverneur de la capitale, homme considérable, longtemps l’un des amis les plus, influons et des auxiliaires les plus zélés du président du conseil dans les luttes des certes. L’impérieux besoin d’unité administrative a beau la justifier, cette brusque résolution fait craindre de la part du cabinet un esprit d’exclusion et des procédés de pression électorale qui, en fermant à ses adversaires la grande route du suffrage, les rejettent comme par le passé dans les noirs sentiers de l’intrigue.

La nouvelle loi électorale n’est peut-être pas non plus sans péril pour la sincérité des élections. Ce que les libéraux lui pourraient reprocher est ce qui au premier abord semble le plus libéral. La loi nouvelle n’accorde pas seulement l’accès des urnes aux contribuables, à côté d’eux elle admet au vote ce qu’elle appelle les capacités. En cela la restauration espagnole semble plus démocratique que la monarchie de juillet, dont les ministres refusaient si obstinément toute adjonction de ce genre. Par malheur, il n’y a là qu’une ressemblance de mots : sous ce nom prétentieux de capacités, l’on désigne d’ordinaire les professions libérales, exigeant plus de connaissances que de fortune, et, par suite, des hommes remuans, ambitieux, qui, dans les pays modernes, forment souvent l’élément le plus impatient, le plus besoigneux, le plus révolutionnaire. En Espagne, il en est tout autrement; il ne s’agit point là d’une sorte de cens de l’intelligence ou de l’instruction substitué au cens de la richesse. Ce que la loi comprend sous le nom de capacités, ce sont presque uniquement les fonctionnaires publics, ce sont les gens en place et non ceux qui en convoitent, et, par suite, ce sont les hommes les plus conservateurs, les plus dévoués, les plus dépendans. Le droit de contrôler les finances publiques et de voter les impôts est concédé en même temps au contribuable qui alimente le trésor et au fonctionnaire qui émarge au budget, en sorte que c’est un égal titre électoral de payer l’impôt et d’en vivre. Au nombre de ces j:apacités divisées en éligibles et non éligibles, selon l’importance de la place ou le taux du traitement, sont compris les plus minces employés, les plus petits commis des administrations gouvernementales, provinciales, municipales.

Dans un pays où le manque d’industrie et les préjugés traditionnels, où la routine et la paresse dirigent vers les emplois publics, aux dépens des carrières productives, toutes les ambitions et les convoitises, une telle législation électorale n’est point sans inconvénient. En Espagne plus encore que chez nous, la manie bureaucratique est un des principaux fermens des révolutions, chaque parti ayant à caser tout un état-major de fonctionnaires et une armée d’employés. Dans une comédie appelée El gran filon, un écrivain contemporain a vivement décrit cette passion de ses compatriotes, qui, voyant dans les emplois publics la mine la plus accessible et la plus productive, se jettent sur ce riche filon avec la même rapacité que leurs ancêtres sur les mines du Mexique et du Pérou. Contre les adversaires qui convoitent ses dépouilles, les auxiliaires que le gouvernement appelle à la lutte sous le nom de capacités, c’est une sorte de garde prétorienne, c’est la troupe sûre et disciplinée des gens en place. L’intervention dans les luttes électorales de la phalange bureaucratique aurait peu d’importance, si les contribuables armés d’un bulletin se faisaient un devoir de prendre part au combat. Par malheur, il n’en est rien, la constitution a eu beau restreindre de moitié le nombre des électeurs, ils ne se montrent pas plus jaloux de se servir d’un droit devenu un privilège. L’indifférence pour la chose publique, l’abstention systématique des partis, le scepticisme général, expliquent seuls ce peu d’empressement à prendre part à un tournoi politique dont les vainqueurs sont toujours désignés d’avance. Aux récentes élections provinciales, les premières faites sous l’empire de la loi nouvelle, la capitale même de l’Espagne n’a pas envoyé aux urnes un tiers de ses électeurs. Sur 52,000 électeurs inscrits, Madrid a compté à peine 17,000 votans, et dans ce nombre figurent environ 8,000 employés, c’est-à-dire que près de la moitié des suffrages exprimés appartiennent aux agens du pouvoir. Cette fois pourtant une partie de l’opposition avait eu le courage de ne point se réfugier à l’abri de l’abstention. Une telle proportion d’électeurs et de votans, de voix libres et de voix dépendantes, a quelque chose de peu rassurant pour l’avenir constitutionnel de l’Espagne. Avec de pareilles mœurs publiques, le premier soin d’un gouvernement devrait être d’élargir la voie électorale, d’aplanir à tous les citoyens, à toutes les opinions, l’accès des urnes sous peine de demeurer, avec ses factices majorités parlementaires, à la merci des conspirations de caserne ou des intrigues de palais.

Jusqu’ici les partis aux affaires semblent avoir eu pour politique de se barricader dans le pouvoir comme dans un château-fort entouré de fossés, levant derrière eux tous les pont-levis, de façon à mettre leurs adversaires hors d’état de les chasser autrement que par surprise. L’habitude de voir les avenues du pouvoir si bien gardées et toutes les élections tourner au profit du gouvernement entraine les hommes politiques aux plus singulières théories constitutionnelles. Renonçant aux pratiques des pays libres, les Espagnols, au lieu de compter sur une majorité parlementaire pour obtenir le pouvoir, comptent sur le pouvoir pour obtenir une majorité. En leur peu de confiance dans les élections, des partis qui s’intitulent libéraux et se regardent comme les héritiers éventuels du ministère actuel, les centralistes et les constitutionnels aussi bien que les modérés, en appellent aujourd’hui même à la prérogative royale comme à la seule clé qui puisse ouvrir au pays une issue légale et le faire sortir de l’impasse politique où l’enferme le gouvernement. Les libéraux, ne voyant aucun moyen d’arracher la majorité aux ministres en place, engagent hautement le jeune souverain à retirer sa confiance aux hommes qui jouissent de l’appui des chambres pour la transférer à des partis en infime minorité dans le parlement. Donnez-nous le gouvernement, dit au roi l’opposition, donnez-nous la gubernacion, et nous obtiendrons du pays une nouvelle majorité, tant les hommes d’état d’Espagne se sont accoutumés à regarder les chambres comme le produit de l’administration et non le gouvernement comme le produit des élections et des cortès. Les partis semblent d’accord pour regarder la porte officielle du pouvoir, la grande entrée des ministères, comme inaccessible, d’accord pour monter aux affaires par escalade ou par une porte dérobée. La royauté tire de cette situation un nouveau et dangereux prestige. Faussant la mission constitutionnelle du souverain, l’on recourt à lui comme à une sorte de deus ex machina qui doit dénouer toutes les situations, trancher toutes les difficultés. Chose singulière, les partis qui accusaient la reine Isabelle de pouvoir personnel invitent, à quelques années de distance, don Alphonse à s’affranchir de la majorité des chambres; les partis qui ont renversé la mère au nom des libertés constitutionnelles ne voient de salut pour l’état que dans l’intervention arbitraire du fils. Il y a là pour un jeune souverain à peine à l’âge d’homme un rôle difficile, une lourde responsabilité, et pour un pays à peine sorti des révolutions et des coups d’état une perpétuelle menace et d’inquiétantes perspectives.


IV.

Avec de telles mœurs électorales, nul pays n’aurait plus que l’Espagne besoin d’une chambre haute indépendante et considérée. Or la base, le point d’appui qui lui fait défaut dans la chambre des députés, dans le congreso, l’Espagne parlementaire le trouvera malaisément dans son nouveau sénat. Bien que ce ne soient pas les modèles qui manquent, la chambre haute est presque partout la pièce délicate, le ressort défectueux autant qu’indispensable du mécanisme constitutionnel. Le sénat espagnol actuellement en voie de formation participe à la fois de la chambre des lords d’Angleterre, du sénat élu de la Belgique, du sénat à vie du royaume d’Italie. Dans son embarras, la constitution de 1876 a emprunté à toutes les théories et à tous les modèles, prenant un trait de chacun, à l’un des sénateurs de droit, à l’autre des sénateurs inamovibles nommés par la couronne, à un troisième des sénateurs périodiquement élus par les provinces ou les corporations. Les constituans espagnols semblent s’être inspirés des idées qui sous le règne de notre dernière assemblée nationale prévalaient dans l’ancienne commission des trente. Le nombre des membres de la chambre haute est fixé à 360 : une moitié doit provenir de l’élection, l’autre moitié se composer de sénateurs de droit et de sénateurs à vie nommés par la couronne. Les membres de droit sont d’abord les fils du souverain, puis les grands d’Espagne possédant un revenu foncier de 60,000 pesettes ou 12,000 douros[5]. Il y aura ainsi dans le sénat espagnol un élément aristocratique et le plus souvent héréditaire. On compte, dit-on, dans le royaume 165 titres de grandesse; en défalquant les titres possédés par des femmes ou par des mâles au-dessous de l’âge sénatorial fixé à trente-cinq ans, il resterait encore 40 candidats à la pairie. De ce nombre, une bonne moitié paraît posséder la fortune requise par la loi, en sorte que plus de cinquante grands d’Espagne pourront siéger de droit dans la haute chambre du pays. C’est là une part d’autorité ou d’influence légale bien considérable pour une aristocratie d’ordinaire sans éducation politique et sans influence morale. Il se peut du reste qu’en accordant à ces grands d’Espagne le libre accès du sénat, les auteurs de la constitution n’aient pas compté les familles qui pourraient réclamer la chaise curule. Le nombre des sénateurs de droit est tel que le nombre de sièges laissés à la libre disposition du gouvernement en est considérablement réduit. Aussi dit-on que lors des récentes nominations faites par la couronne, le ministère n’a pu faire honneur à toutes ses promesses et que les déceptions ont grossi les rangs de ses adversaires.

En même temps qu’aux grands d’Espagne, les portes du nouveau sénat doivent s’ouvrir d’elles-mêmes devant les hauts dignitaires de l’armée, de la magistrature, de l’église. L’armée sera représentée par neuf capitaines-généraux, les services civils seulement par cinq présidens de tribunaux ou de grands conseils administratifs, l’église par le patriarche des Indes et onze archevêques. Dans cette distribution de fauteuils sénatoriaux, c’est le clergé qui, en dépit de ses penchans carlistes et de son opposition à la constitution, a reçu la meilleure part. Comme la chambre des lords d’Angleterre, le sénat espagnol aura son banc des évêques. Aux douze prélats sénateurs de droit viennent s’ajouter en nombre presque égal les élus des provinces ecclésiastiques à chacune desquelles la loi concède un représentant qui, choisi par les délégués du haut clergé, devra toujours être pris dans son sein. En revanche, la constitution décide qu’à la chambre des députés ne pourront être élus que des laïques.

Le plus grand nombre des sièges sénatoriaux est remis à la nomination du roi ou abandonné à l’élection; mais la constitution a pris soin d’enfermer le choix de la couronne ou des électeurs dans d’étroites limites, au moyen de catégories déterminées. Par leur origine, sénateurs à vie et sénateurs temporaires se rapprochent ainsi pour la plupart des sénateurs de droit. Les membres de la haute chambre doivent être choisis parmi les officiers-généraux et les évêques, les ambassadeurs et les conseillers d’état, les députés ayant été réélus un certain nombre de fois, enfin parmi les présidens d’académie. Ces catégories, déjà restreintes, le sont encore davantage par un cens d’éligibilité fixé modestement à un minimum de 7,500 pesetas de revenu en terre ou en rente. La partie du sénat soumise à l’élection se renouvelle par moitié tous les cinq ans, le souverain a le droit de la dissoudre tout entière aussi bien que le congrès des députés. Des 180 sénateurs abandonnés à l’élection, une dizaine seront nommés par le clergé, une dizaine par les universités, autant enfin par les académies et les sociétés économiques. Les 150 sénateurs restant sortiront d’une élection spéciale non sans analogie avec le procédé employé par noire constitution républicaine pour la majorité de nos sénateurs. Comme chez nous, ces sénateurs seront désignés par les représentans des diverses municipalités et les députations provinciales, qui correspondent à nos conseils-généraux, avec cette grave différence que l’élection des délégués communaux n’est point concédée à l’ayuntamiento ou conseil élu de chaque commune, mais à une assemblée formée pour un quart des conseillers municipaux, et pour les trois autres quarts des principaux contribuables[6]. Avec un pareil procédé, les sénateurs à l’élection représentent avant tout la propriété, la richesse, comme les sénateurs de droit les traditions aristocratiques, religieuses ou administratives.

Ainsi trié à l’aide du double crible d’un cens électoral et d’un cens d’éligibilité, ainsi passé au tamis d’étroites catégories d’éligibles, le sénat espagnol sera sans doute assez conservateur. Ce qui de sa part est à redouter pour le gouvernement et la constitution, ce n’est point l’infidélité aux grands principes sociaux ou le manque de dévoûment aux institutions, ce serait plutôt un zèle excessif, un esprit exclusif, une majorité trop fermée et trop compacte. En combinant les nouveaux rouages parlementaires, les mécaniciens politiques de Madrid n’ont peut-être pas assez songé que, pour faire d’un sénat un utile et efficace modérateur, il ne suffisait point de lui donner du poids. En matière constitutionnelle, l’équilibre peut être rompu autant par l’excès de résistance que par le manque de frein. Ce n’est point d’ordinaire par défaut d’esprit conservateur que pèchent les chambres hautes, et le meilleur moyen de leur assurer un grand rôle et une véritable autorité, c’est de les composer de telle façon qu’elles ne demeurent jamais en désaccord avec l’opinion publique. En Espagne, l’équilibre constitutionnel et l’harmonie des deux chambres sont d’autant plus nécessaires qu’un article de la constitution les déclare toutes deux égales en droits, et stipule expressément que les lois de finances même doivent toujours être sanctionnées par le vote du sénat.

En tout autre pays, le mode de formation du nouveau sénat pourrait inspirer quelque inquiétude pour la liberté; dans la Péninsule, de telles craintes sembleraient puériles. L’on n’y a pas assez l’habitude de prendre au sérieux les stipulations constitutionnelles pour beaucoup s’effrayer du mode de composition de la haute chambre. Pour le sénat comme pour le congrès des députés, dès qu’il y a des élections, le gouvernement est assuré de triompher, et dans cette confiance, les partis ont beaucoup moins à se préoccuper des cortès que du palais, des réunions parlementaires que des intrigues de cour qui peuvent les amener au pouvoir. Les constitutionnels, que l’on regarde généralement comme les héritiers naturels du cabinet actuel, donnent déjà à entendre qu’en arrivant aux affaires ils feraient renouveler toutes les élections nationales, provinciales ou municipales faites sous le règne de leurs prédécesseurs. En cas de besoin du reste, un ministère nouveau, constitutionnel ou modéré, ne reculerait pas devant une révision de la constitution. Les Espagnols sont exempts de toute superstition, de tout fétichisme pour les fictions légales. Cette indifférence aux formes constitutionnelles, ce scepticisme politique, est une des grandes plaies de l’Espagne. Si le régime parlementaire n’y fonctionne point d’une manière normale, la faute n’en est pas à la constitution, qui en dépit de ses défauts garantit au peuple espagnol toutes les libertés essentielles, la faute en est aux mauvaises traditions, au manque de mœurs politiques, au peu de scrupule des gouvernemens et des partis.

Eq tout pays, en monarchie comme en république, la liberté politique n’a pas de meilleur rempart que le respect des institutions. En dehors de là, il n’y a pour une nation ni repos assuré ni liberté durable. Un peuple n’est vraiment sorti de l’ère des révolutions que lorsqu’il possède dans un pacte constitutionnel une sorte d’arche sainte sur laquelle les partis n’osent porter la main sans une religieuse terreur. A cet égard, un peu de superstition n’est même pas inutile. L’Espagne, non moins que la France, est malheureusement étrangère à cette sorte de culte, de religion encore vivante dans les heureuses contrées où la constitution a la force et l’autorité du préjugé : ses institutions sans cesse remaniées ne lui inspirent ni dévotion ni foi. Des deux côtés des Pyrénées, cette espèce d’incrédulité ou d’impiété politique enlève à l’avenir toute sécurité. Au lieu de les traiter comme leurs saintes images, comme ces statues peintes et habillées dont ils ne changent les vêtemens qu’après des génuflexions répétées et avec des rites solennels, les Espagnols sont habitués à jouer avec leurs institutions et leurs chartes successives comme avec de vaines et profanes poupées, qu’ils dépouillent ou brisent au gré de leurs caprices sans comprendre les calamités qu’attire sur leur patrie cette sorte de sacrilège. Ce sont là de fâcheuses traditions, c’est là un mal auquel il n’y a d’autre remède que le temps, qui seul peut rendre les institutions vénérables et seul décider si la restauration espagnole est un refuge entre deux tourmentes ou une demeure pour les générations.

L’avenir le montrera; en attendant, ce qu’il faut au sud comme au nord de la Bidassoa, c’est un gouvernement qui vive, qui dure assez pour laisser aux plaies des révolutions le loisir de se cicatriser, assez pour faire pénétrer dans le pays l’habitude et le goût du self-government et y rendre impossibles coups d’état et pronunciamientos. En Espagne, les républicains mêmes sont intéressés à voir mûrir, à l’ombre du trône, l’esprit et les mœurs politiques sans lesquels leur pays pourra toujours courir après la liberté sans jamais l’atteindre. Les patriotes ne peuvent oublier que la dernière révolution a laissé à la restauration espagnole une tâche immédiate dont elle n’a encore accompli que la moitié. Après avoir mis fin à la guerre civile du carlisme, après avoir dompté les provinces basques encore frémissantes et prêtes aux premiers troubles à un nouveau soulèvement, le gouvernement d’Alphonse XII doit achever une autre guerre civile, et, par les armes et par un régime colonial plus équitable, pacifier la grande île de Cuba. La restauration enfin a devant elle une autre œuvre aussi pressante que malaisée, le rétablissement des finances et du crédit national, ou, pour mieux dire, le développement même de la richesse et de la population, deux choses qui dans la Péninsule se tiennent et ne peuvent croître qu’à l’abri d’un gouvernement à la fois stable et libéral. A l’âge de son jeune souverain, il suffirait d’un règne paisible pour refaire de l’Espagne, en moins d’un demi-siècle, un des grands peuples modernes. Or le relèvement de l’Espagne, joint à la régénération de l’Italie et à la colonisation de l’Algérie, aurait pour résultat d’empêcher l’axe moral de l’Europe de trop se déplacer vers l’est, et, en dépit des progrès des nations slaves et germaniques, de raffermir ou de restaurer dans les deux mondes l’équilibre intellectuel de notre civilisation.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Sur les dernières révolutions de la Péninsule, voyez l’Espagne politique de M. Victor Cherbuliez; sur les précédentes, voyez l’Espagne moderne et les Révolutions de l’Espagne contemporaine de M. Ch. de Mazade.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1876, notre étude sur la propriété rurale en Russie.
  3. Voyez l’Espagne politique de M. Victor Cherbuliez.
  4. El cierto para el dudoso, titre d’une comédie de Lope de Vega.
  5. La peseta, ou pièce de 4 réaux, vaut 1 fr. 5 cent.; le duro vaut 5 pesettes.
  6. Cette disposition semble un emprunt aux institutions de la dernière révolution espagnole, qui, en introduisant partout le suffrage universel, avait voulu dans la vie communale en tempérer pratiquement les effets. Dans ce dessein, à côté de l’ayuntamiento chargé des affaires administratives, on avait imaginé de créer une junte municipale (junta municipal) chargée de la partie financière et pour les trois quarts de ses membres composée des représentans des contribuables, à cet effet subdivisés en trois groupes.