Une Religieuse excommuniée - Amélie de Lasaulx

Une Religieuse excommuniée - Amélie de Lasaulx
Revue des Deux Mondes3e période, tome 40 (p. 698-709).
UNE
RELIGIEUSE EXCOMMUNIEE

Le soir de Sadowa, aux dernières lueurs du crépuscule, les infirmiers prussiens aperçurent une grande figure noire qui vaguait de côté et d’autre et dont les allures mystérieuses irritèrent leur curiosité. Elle disparaissait tout à coup comme si elle fût rentrée sous terre ; puis elle reparaissait, pour disparaître encore. Ils la prirent d’abord pour un de des corbeaux sinistres qui s’abattent sur les champs de bataille, pour un maraudeur d’armées, pour un détrousseur de cadavres. En l’approchant, ils reconnurent un prêtre qui se couchait à côté des mourans pour les administrer. C’était le curé de Problus ; son. village était en ruines, ses paroissiens étaient en fuite, il avait vu brûler la moitié de son presbytère. Sa méchante soutane offrait au regard des passans de déplorables accrocs, de lamentables déchirures. Il en avait laissé des lambeaux aux clous de toutes les granges où il allait distribuer des rations, à l’essieu de toutes les charrettes qui transportaient des mourans, aux épines des buissons sous lesquels il ramassait des blessés. Ce qui lui en restait lui suffisait pour remplir sa tâche ; il courait partout chercher du pain pour les affamés, des secours pour les délaissés. Il fallait se défier de lui ; il avait des mains prenantes, âpres à la proie. Quand il s’agissait de donner, il perdait de vue la distinction du tien et du mien.

Cet admirable curé ne songeait pas à s’admirer lui-même. Il se sentait peu de chose lorsqu’il se comparait à une religieuse, supérieure de l’hôpital Saint-Jean, qui avait quitté Bonn et ses malades pour venir travailler au service des ambulances. Trois jours après la bataille, elle s’était installée au château de Hradek, où-quatre-vingts patiens, couchés sur la paille, avaient été confiés à ses soins. L’incroyable activité qu’elle déployait dans l’exercice de ses lugubres fonctions, les tendresses de sa charité, ses yeux qui voyaient tout, ses mains qui touchaient à toutes les plaies sans les faire crier, ses journées consacrées aux pansemens, ses nuits employées à laver, à blanchir, à coudre, son infatigable dévoûment, sa sérénité que rien n’altérait, tout cela plongeait le digne prêtre dans un abîme d’étonnement. Un jour il s’écria : « Chère et respectable sœur, je suis sûr que les anges vous préparent au ciel une place d’honneur pour tout le bien que vous ne cessez de faire. » A quoi elle répondit en rougissant : « On ne saurait en faire assez quand on travaille pour l’éternité. » Elle avait pris sa souquenille en pitié, elle lui donna une soutane neuve ; plus tard elle lui fit présent du crucifix qui pendait à son rosaire. Le prêtre décida que cette soutane et cette croix seraient « l’éternel honneur de sa vie et le seul ornement de son humble tombeau. »

La profonde admiration que cette religieuse inspirait au curé de Problus était partagée par tous les blessés recueillis à Hradek. Les chirurgiens disaient d’elle qu’elle était plus infirmière que nonne, et cependant elle s’occupait des âmes autant que des corps. Elle avait des consolations pour toutes les douleurs ; catholiques, protestans ou juifs, elle parlait à chacun le langage qu’il pouvait entendre, et à tout le monde elle donnait un peu de son cœur et un peu de sa foi. Un pauvre troupier italien, qu’elle avait soigné longtemps sans pouvoir conjurer l’inévitable destin, l’appela un jour à grands cris ; il prétendait avoir une communication pressante à lui faire. Quand elle parut, rassemblant ses forces et le peu d’allemand qu’il savait, il s’écria : « Wenn sorella crepirt, gleich bei Jésus ! Quand sœur crèvera, ira droit à Jésus ! » La religieuse lui fit signe qu’elle avait compris ; alors il essaya de battre des mains, son visage rayonna de plaisir et il expira.

Qu’eût pensé le curé de Problus ; qu’eût pensé le soldat lombard, si quelque prophète leur avait révélé les secrets de l’avenir ? Quelle eût été leur surprise si on était venu leur annoncer que cette femme qu’ils avaient vue à l’œuvre serait quelques années plus tard retranchée de la communion des fidèles et qu’après sa mort, on la dépouillerait de sa robe pour lui faire racheter le crime d’avoir voulu mourir dans la foi où elle était née, d’avoir refusé de dire oui quand sa conscience disait non ? Le curé de Problus et le soldat lombard avaient l’esprit bien court ; ils n’avaient pas su voir sur ce front la griffe de Satan, le signe de ces rébellions qu’on expie dans l’étang de soufre et de feu. Pascal disait : « Si mes lettres sont condamnées à Rome, ce que j’y condamne est condamné dans le ciel. » Lorsqu’on vint annoncer à sœur Augustine que, si elle ne se soumettait, elle serait expulsée de l’ordre et dépouillée de l’habit, elle pleura beaucoup, elle pleura longtemps ; on la frappait dans ce qu’elle avait de plus cher au monde. Au bout de quelques jours, elle surmonta son désespoir, elle finit par dire : « . Eh bien ! qu’est-ce après tout ? Un matin je ne trouverai plus ma robe noire, elles se mettront à m’appeler mademoiselle, et il n’en sera rien de plus. Aux yeux de Dieu et de ma conscience, je reste sœur de charité. »

Si sœur Augustine a eu le malheur d’être tracassée, tourmentée par les jésuites et leurs amis, elle a eu un bonheur qui n’échoit pas à tous les saints ; après sa mort elle a trouvé un biographe digne d’elle. Sans contredit elle eût été le meilleur de tous. Elle éprouvait le besoin de causer avec sa conscience, elle écrivait son journal ; mais à la fin de chaque année elle le brûlait. C’est le seul péché qu’elle ait commis, et on a peine à le lui pardonner ; elle avait une rare distinction d’esprit, le don du style, des éclairs d’imagination et des mots de génie qui font penser quelquefois à Pascal, plus souvent à l’imitation. A l’aide de quelques fragmens de ce journal, qu’un heureux hasard a sauvés, et de nombreuses lettres pieusement conservées, une amie de sœur Augustine, qui l’avait beaucoup pratiquée, a raconté sa vie. Elle s’est moins occupée de la louer que de la faire connaître ; son livre restera pour prouver à la postérité que le XIXe siècle n’a pas seulement inventé les chemins de fer et le télégraphe électrique, qu’il était capable dans l’occasion de produire des saints, en leur imprimant sa marque, et cette estampille nous plaît[1].

Il est des vocations qui sont lentes à se déclarer. Dans son enfance on battit plus d’une fois Beethoven pour l’obliger à faire ses gammes. Amélie de Lasaulx était loin de se douter qu’elle s’appellerait un jour sœur Augustine. Quand sa sœur aînée prit le voile, la baronne Haxthausen lui dit en plaisantant : « Qui sait si tu ne finiras pas par entrer dans un cloître ? » Elle répondit avec indignation : « J’aimerais mieux grimper sur le mur du jardin et sauter dans la Moselle. » Née à Coblentz en 1815, elle descendait d’une vieille famille lorraine, établie depuis soixante-dix ans sur les bords du Rhin. Comme tous les Lasaulx, son père était un original, un homme à talent et à fantaisies. Après avoir essayé de tout, il s’improvisa architecte par le conseil de son ami Goerres. Il débuta par des bévues ; mais il sut bientôt son métier, sans l’avoir appris, et s’y acquit un nom. Il n’était pas dévot, on disait de lui que, lorsqu’il avait rendu les clés d’une église, il n’y remettait plus les pieds.

Il laissait ses enfans croître et s’élever à la grâce de Dieu, comme les fleurs des bois, et ainsi grandissait Amélie. Elle était charmante avec ses joues pleines, ses yeux noirs où étincelait la gaîté, son rire éclatant et sonore, toujours de bonne humeur, pleine d’imaginations bizarres et parfois impertinentes, on la chérissait dans toute la famille. Elle adorait son père et son père l’adorait ; il l’appelait son cadet, sa petite sauvage. Coiffée à la Titus, et plus tard laissant flotter sur ses épaules les longues tresses de son épaisse chevelure, elle ne descendait jamais un escalier qu’en glissant sur la balustrade, et plus entreprenante que le garçon le plus hardi, elle se lançait dans de s aventures où sa robe essuyait des désastres. Le célèbre Clément Brentano, l’un des familiers de la maison, lui administrait à ce sujet de vertes semonces, lui prophétisait qu’elle unirait mal, sur quoi elle fondait en larmes. Alors il lui disait, impatienté : « Cadet, va laver tes yeux pleurards. » Et en la voyant reparaître : « Tu les as donc lavés ? Il n’y paraît guère, ils sont encore aussi noirs que les miens. »

La maison paternelle n’était pas gaie tous les jours ; le père était distrait, la mère avait l’humeur froide et boudeuse. Était-elle mécontente, elle se taisait, et son silence se communiquant de proche en proche, enfans et parens passaient quelquefois des semaines entières sans échanger une parole. Mais Amélie avait un oncle, le conseiller de justice Longard, dont le logis hospitalier était la joie et l’honneur de Coblentz. On y considérait la vie comme une fête, on y cultivait cette gaîté du pays rhénan qui est la sœur de ses bons vins. A l’amour du bien-vivre le conseiller de justice joignait le goût des choses de l’esprit. Il était lié avec les Mendelssohn, avec la famille du peintre Cornélius, avec Kaulbach, avec Boisserée ; étrangers de distinction, savans et artistes de passage avaient leurs entrées chez lui, on y vit un jour le comte de Montalembert. Cette maison était le paradis d’Amélie ; elle y goûta tous les plaisirs de la jeunesse, elle y jouait la comédie, des charades, toutefois elle n’y dansa jamais, et au demeurant elle ne vit qu’un bal en toute sa vie : « J’étais à Ems avec mon père ; on dansait au casino, je me tins debout devant la porte. En regardant ce tourbillon, je pensais : Tous ces gens sont-ils donc fous ? »

Plusieurs partis se présentèrent, elle les refusa au vif déplaisir de sa famille. On la châtia par un silence qui dura plusieurs mois ; c’était la méthode de l’endroit. On attribuait ses refus à l’orgueil, elle répondit vivement : « Pour orgueilleuse je ne le suis pas ; je connais quelqu’un dont je cirerais les bottes avec joie s’il me demandait de le faire. » Cet heureux mortel ne s’est jamais douté de son bonheur. Elle agréa la recherche d’un jeune médecin et crut l’aimer ; un mot suffit pour lui ouvrir les yeux et détruire son illusion. Elle retira sa parole et bientôt après fut saisie d’une fièvre aiguë qui faillit l’emporter. Elle guérit pourtant, mais dans sa vie et dans ses pensées tout était changé ; elle avait conçu le dessein d’entrer en religion. Elle avait l’âme trop forte pour aller chercher dans un couvent ce baume magique qui enchante les douleurs d’un cœur blessé, elle se chargeait de se consoler elle-même. Ce qui l’attirait, « c’était moins le cloître que la besogne. » Elle fit un séjour chez son frère Ernest, professeur à l’université de Wurtzbourg ; la maison qu’il habitait était voisine d’un hospice, elle voyait entrer les malades, et elle s’écriait : « Les mains me démangent de me mettre à l’ouvrage. » Elle disait dans son énergique langage que a sa vocation la hantait tout le jour comme un péché. » C’est là le signe des vraies vocations ; tous ceux qui ont fait de grandes choses dans ce monde ont été la proie d’une pensée qui les sollicitait avec l’insistance d’un péché.

Pendant l’été de 1838, Amélie de Lasaulx commença des démarches auprès de la mère générale des sœurs de Saint-Charles Borromée à Nancy, et bientôt elle franchit le pas ; mais s’inspirant des habitudes silencieuses de sa famille, elle partit sans prendre congé de personne. Son père demeura longtemps inconsolable ; il en voulait à l’église de lui avoir volé son bien, son bonheur, sa gaîté, son soleil. Amélie fut inflexible. Après un noviciat de trois ans, elle prit l’habit et prononça ses vœux sous le nom de sœur Augustine. Puis on l’envoya à Aix-la-Chapelle, et sept ans plus tard, nommée supérieure, elle se rendait à Bonn pour y diriger le nouvel hôpital catholique, où elle a passé vingt-deux années.

A plusieurs reprises le catholicisme a fait amitié avec la philosophie. Au moyen âge, il apprit beaucoup d’Aristote ; plus tard il se laissa greffer par Descartes et cette greffe produisit des fruits savoureux. Au commencement de ce siècle, le commerce qu’il entretint avec la philosophie allemande lui procura une école de grands théologiens, tels que les Hermès et les Mœhler. Approuvés d’abord par l’église, ils devinrent bientôt suspects ; les jésuites se chargèrent de les dénoncer à l’animadversion du saint-siège. On calomnie les jésuites, on les accuse de tout sacrifier à l’amour de l’intrigue et de la domination ; ils sont plus consciencieux qu’on ne le pense, ils sont absolument sincères dans le goût que leur inspire la médiocrité, dans l’horreur qu’ils ressentent pour toutes les générosités de l’esprit. L’un des frères de sœur Augustine, Ernest de Lasaulx, fut un des coryphées du catholicisme libéral ; croyant plein de ferveur et écrivain distingué, il eut le chagrin de voir mettre ses livres à l’index. Sœur Augustine aimait tendrement son frère, mais elle ne partageait pas toutes ses idées, et au surplus, elle ne se piqua jamais de théologie. En matière de dogmes, elle s’en tenait à son catéchisme, qu’elle interprétait avec son cœur ; elle croyait parce qu’elle aimait, elle aimait parce qu’elle croyait.

Elle avait cette religion simple et élevée des grandes âmes qui ne respirent à l’aise que sur les cimes. Aussi faut-il lui pardonner d’avoir toujours éprouvé une invincible répulsion pour les méchantes petites idolâtries par lesquelles on a déshonoré le catholicisme, pour les sottes pratiques, pour tous les abêtissemens de l’esprit, pour les images dévotement sensuelles, pour ces cœurs saignans qui, disait-elle, « crucifiaient son esthétique. » Lorsqu’elle était entrée en religion, les règles et les statuts de la congrégation des sœurs de Saint-Charles étaient fort simples. Il y était dit que des femmes dont la vocation consiste à servir les pauvres, à soigner les malades, ne peuvent pas consacrer beaucoup de temps aux exercices de la dévotion ; on ne leur en prescrivait que fort peu, dont elles étaient dispensées en cas de nécessité pressante ; elles pouvaient suppléer à tout par l’oraison intérieure. D’année en année, sous l’influence des jésuites, sœur Augustine vit ces règles se compliquer de pratiques superflues ou nauséabondes, d’observances puériles. Quand la supérieure de l’hôpital Saint-Jean se rendait à Nancy selon l’usage pour y faire une retraite, elle ne savait que trop ce qui l’y attendait. — « On a déballé là-bas beaucoup de trésors spirituels, écrivait-elle en 1868 à une amie, mais il y en a fort peu qui m’aient agréé. La chère mère s’en est bien aperçue. » Elle se soumettait, mais en frémissant. Il lui semblait parfois que « son cœur était trop grand pour un cloître. »

Cependant, malgré les dégoûts qui l’assaillaient, cette prisonnière de Dieu et des pauvres ne se repentit jamais de la servitude où elle s’était engagée. La joie surmontait la douleur et les abattemens. — « Je regrette, disait-elle, que ma profession ne soit pas une personne, pour pouvoir la presser sur mon cœur. N’est-elle pas ma meilleure amie ? N’est-ce pas elle qui me rend à moi-même par sa douce violence ? N’apaise-t-elle pas mes souffrances par la délicieuse certitude que toutes mes heures sont consacrées à l’humanité ? » En dépit des pédans, des intrigans et des faux dévots, ce qu’elle était venue chercher dans son hôpital, elle l’y avait trouvé. Elle s’était promis « de s’enrichir auprès de ceux qui n’ont rien, de guérir avec les infirmes, d’apprendre à vivre des mourans. » Elle s’écriait : « Les malades sont nos trésors ; les souffrances de l’âme et du corps sont nos domaines, et la guerre elle-même nous enrichit. » Elle avait surtout la joie de satisfaire ce besoin de dévoûment qui la travaillait, de répandre autour d’elle cette brûlante charité dont elle était consumée, de mettre au service des petits de la terre tous les dons qu’elle avait reçus, le génie de l’ordre, l’industrie du bien, sa merveilleuse netteté d’esprit et de parole, ses mains vigilantes et agiles qui n’étaient jamais lasses, l’art du commandement et le talent de consoler. Elle assistait les chirurgiens dans leurs opérations, dirigeait la pharmacie, pansait les malades, s’ingéniait pour des distraire et souvent les veillait. Ses yeux et son cœur étaient partout, sans qu’elle négligeât l’éducation des novices qui lui étaient confiées et qu’elle entourait d’une maternelle sollicitude, ne leur imposant jamais l’obéissance muette et passive, les traitant « comme des personnes, non comme des choses. » Les religieuses qui étaient sous sa garde l’adoraient. On s’étonnait à Nancy que tout le monde voulût aller à Bonn, que tout le monde y voulût demeurer à perpétuité ; quand il fallait partir, c’étaient des larmes, des désolations. La parfaite bonté, jointe à la supériorité du caractère et de l’esprit, inspire des attachemens passionnés, d’amoureuses tendresses. Cette femme extraordinaire subjuguait tous les cœurs et embrasait de son zèle tout ce qui l’approchait ; la seule règle qu’elle ne pût faire observer dans sa maison était celle qui prescrit à chaque sœur de s’en tenir à la tâche qui lui est assignée. Quand on exécutait mal ses ordres, sa patience était infinie, mais parfois lui coûtait. Alors, en vraie fille de sa mère, elle se taisait, et on voyait passer dans ses yeux noirs une flamme pareille à ces éclairs silencieux qui annoncent un orage lointain. L’orage n’éclatait jamais.

Ce qu’elle avait fait de son hôpital, Bonn le savait ; ce qu’elle fit aux ambulances pendant les guerres de 1864 et 1866, les médecins et les chirurgiens, les blessés danois, autrichiens et prussiens, en ont rendu témoignage. Elle se multiplia, poussa le dévoûment jusqu’à l’héroïsme, se réservant toujours les besognes les plus rebutantes. Ces débauches de charité lui furent fatales ; elle rapporta de Bohême une santé détruite, mais une âme invincible. En 1870, elle dut renoncer à faire campagne. Aussi bien elle ne voyait qu’avec horreur « cette épouvantable guerre franco-allemande, qui marquait de son doigt sanglant les linteaux de toutes les portes, » et plus prévoyante que les politiciens de Berlin, elle s’écriait : « Que gagnerons-nous à cet énorme enjeu ? » Une cinquantaine de lits militaires furent installés dans l’hôpital Saint-Jean. Ses forces épuisées ne lui permettaient plus de soigner des blessés, mais elle les visitait sans cesse. Dans le nombre se trouvaient quelques prisonniers français ; sa compassion était particulièrement tendre à leur égard, elle s’efforçait de pourvoir à tous leurs besoins, elle chérissait en eux l’exil, le malheur et la défaite. Les blessés allemands l’accusaient d’une partialité injuste, qui n’était qu’une délicatesse de charité. L’un d’eux disait avec humeur : « Si j’étais Français, j’aurais obtenu depuis longtemps ce que je demande. »

Nous avons dit que le XIXe siècle avait marqué cette sainte à son estampille et qu’elle ne ressemblait pas à tous les saints. La sainteté ne fait pas toujours bon ménage avec le bon sens ; somme toute, il est plus facile de mortifier son esprit que ses passions, il en coûte moins de se priver de sa raison que de ses plaisirs. Sœur Augustine, jusqu’à la fin, conserva soigneusement son bon sens ; elle montait la garde autour de lui, elle le considérait comme un dépôt sacré, elle était convaincue que Dieu le lui avait donné, elle se promettait de le lui rendre tel qu’elle l’avait reçu. Dans une de ses tournées, l’ecclésiastique préposé à la congrégation arriva un jour à Bonn. Il y raconta pompeusement les miracles qui s’étaient opérés dans les autres maisons, et, son carnet à la main, il pria sœur Augustine de lui conter les siens pour qu’il en prît note. Grande fut sa surprise lorsqu’elle lui répondit qu’il ne s’était jamais rien passé de miraculeux dans l’hôpital Saint-Jean, lequel depuis lors ne fut plus en odeur de sainteté ; mais elle se garda bien de lui dire qu’elle avait envie de pleurer quand on lui parlait de l’eau de Lourdes et du miracle de la Salette, et que le suprême effort de sa patience était d’écouter « les gens à qui la sottise sort par les yeux. »

Les saints ont d’habitude l’humeur grave et un peu tendue ; ils passent leur vie à contraindre la nature, et la nature, qui est la source de toute joie, se venge des violences qu’ils lui font en les condamnant à la tristesse ; les arbres émondés ne sont jamais gais. Quoiqu’elle eût souvent envie de pleurer et malgré les dégoûts que lui causaient les tracasseries, malgré les sévérités d’une conscience affamée de perfection, qui ne se faisait grâce sur rien, sœur Augustine garda toujours son enjouement, ce qu’elle appelait sa bienheureuse légèreté d’esprit, ihr glücklicher Leichtsinn. Le monde est ainsi fait qu’il a peine à se représenter une sainteté qui rit. Jusqu’au bout, sœur Augustine sut rire. Dans la dernière semaine de son séjour à Hradek, comme elle se rendait à pied dans une ambulance voisine, elle se sentit si réjouie par la solitude de la forêt qu’elle traversait qu’oubliant tout à coup les horreurs qu’elle avait vues, les plaies sanglantes qu’elle avait maniées et pansées, son état, son habit, son âge, elle se mit à sauter à pieds joints par-dessus les tas de pierres espacés sur le bord de la chaussée. Un cri de joyeux étonnement interrompit sa gymnastique. En se retournant, elle aperçut avec effroi une troupe de soldats qui semblaient prendre quelque plaisir au spectacle d’une religieuse en gaîté. Les saints n’ont qu’une idée, et ils réprouvent tout ce qui pourrait les en distraire. Dans les rares et courts loisirs que lui laissaient ses pauvres et ses malades, sœur Augustine se permettait toutes les distractions. Elle aimait les arts, la science, les beaux vers ; mais surtout elle aimait les fleurs « qui, disait-elle, sortent tout droit de la main de Dieu. » Elle déclarait que rien n’est plus instructif qu’un printemps fleuri ; elle y voyait « une ombre de l’éternel printemps que n’effeuillent pas les vents du nord. » Dans les derniers temps de la vie, il lui fut donné de passer quelques heures hors de son hôpital, sur le Rhin. En contemplant avec délices ce beau fleuve qui lui avait toujours été cher, elle se mit à réciter des vers de Dante, et elle troublait les dévotions de la sœur cuisinière qui l’accompagnait ; elle lui disait : « Ma sœur, ma sœur, levez donc votre nez de dessus voire bréviaire, vous n’aurez pas ceci tous les jours. » Mais si elle aimait les fleurs et le Rhin, ce qu’elle aimait encore plus, c’étaient ses amitiés. Elle n’avait pas compris dans son vœu de pauvreté les appauvrissemens du cœur, elle n’entendait pas faire la solitude dans son âme, ni porter le désert sous sa robe noire. Un matin qu’elle avait entendu une ennuyeuse homélie, dont la conclusion était que, pour aimer Dieu davantage, il ne faut pas donner son amour aux hommes, elle écrivait dans son journal : « Mon Seigneur, si c’est là le chemin où il faut vous chercher, je ne vous trouverai jamais. »

Non-seulement elle se prêtait aux empressemens de ses amis, elle se prêtait au monde, quand le monde venait la chercher. Elle avait un goût particulier pour les visites de la princesse Marie de Wied ; elle était sensible aussi aux attentions de la vieille reine Marie-Amélie, qui ne passa jamais par Bonn sans la voir et qui lui envoya son portrait par son petit-fils, le duc de Cobourg. Du reste, tous les étrangers de marque tâchaient de s’introduire auprès d’elle, et pour leur plaire, elle n’avait pas besoin de parler. Elle possédait l’art d’écouter à un tel point qu’où disait quelquefois : « Pour le coup, Mme la supérieure a été bien intéressante aujourd’hui. » Ce jour-là, elle avait à peine ouvert la bouche, mais elle comprenait tout et ses yeux parlaient. « De quoi n’aimait-on pas à l’entretenir ? Histoire universelle et bruits du quartier, recettes de cuisine et dieux de l’iode, on pouvait tout déballer dans sa pharmacie. » Et tout cela lui agréait beaucoup plus que les trésors spirituels de Nancy.

Mais ce qu’il y avait en elle de plus étonnant, c’était son absolue tolérance ; c’est là le prodige des prodiges. Quand Dieu créa le monde, il se reposa le septième jour ; toutes les fois qu’il réussit à créer un saint vraiment tolérant, il éprouve le besoin de se reposer pendant trois siècles. Dans chaque erreur sœur Augustine voyait la part de vérité ; dans chaque coupable elle cherchait les restes d’un honnête homme. Elle avait des amis dans toutes les confessions et les aimait tous également. Elle se refusa toujours énergiquement à toute tentative de prosélytisme ; elle condamnait le zèle indiscret comme un outrage à la bonté de Dieu. On amenait quelquefois des protestans dans son hôpital ; elle aurait cru se déshonorer si elle avait essayé de les convertir ; elle déclarait qu’elle était la dernière personne au monde qui voulût troubler quelqu’un dans sa foi. Elle était si tolérante qu’elle tolérait jusqu’aux intolérans ; malgré le peu de goût qu’elle avait pour les jésuites, elle laissait une entière liberté à celles de ses religieuses qui désiraient se placer sous leur direction. En revanche, il ne fallait pas lui demander de se brouiller avec l’hérésie et avec les hérétiques. Un jour, aux ambulances de Rendsbourg, le pasteur luthérien administrait la sainte cène à un mourant. Debout près de lui, à défaut d’autre chapelain, sœur Augustine lui présentait les saintes espèces dans un profond recueillement, quand l’aumônier catholique ouvrit la porte. La consternation le retint cloué sur la place. Elle a exprimé son âme tout entière dans ces magnifiques paroles : « Une seule chose est plus grande que notre cœur, c’est Dieu dans sa lumière et dans sa gloire ; mais le cœur de l’homme peut contenir toute la terre, celui d’une sœur de charité doit être ouvert à tous, son amour doit avoir des bénédictions même pour les infidèles. Les liras du Sauveur sur la croix étreignent l’éternité ; la tendresse de ses servantes doit embrasser le passé, le présent et l’avenir. »

Les âmes les plus tendres sont les plus indomptables, et les cœurs d’anges sont des cœurs de lion. « Quand les évêques, disait Pascal, ont des courages de femmes, c’est aux femmes d’avoir des courages d’évêques. » Atteinte d’une maladie sans merci qu’elle avait gagnée dans les ambulances et qui déjà ne laissait plus d’espoir, la supérieure de l’hôpital Saint-Jean fut, le 7 novembre 1871, brusquement déposée de sa charge par la mère générale de la congrégation, pour avoir déclaré que, comme le père Gratry, comme M. de Montalembert, comme le docteur Dœllinger, elle croyait à l’infaillibilité de l’église, mais qu’elle ne pouvait croire à l’infaillibilité du pape. Quoiqu’elle s’affligeât de voir les évêques allemands qui avaient combattu le nouveau dogme comme un dogme de servitude se soumettre l’un après l’autre, quoique en dépit de sa douceur elle ressentît de saintes colères « contre les héritiers des scribes et des pharisiens, » quoiqu’elle se plaignît que l’église n’enfantât plus que « des juifs et des cailloux, » quoiqu’elle suppliât le Seigneur « de venir nettoyer son aire avec son van, » elle s’était promis de se taire et ne s’ouvrait de ses chagrins qu’à ses plus intimes amis. Mais elle prévoyait qu’on ne s’accommoderait pas de sa soumission muette, qu’après la tournée des diocèses on ferait celle des couvens et qu’on lui mettrait le couteau sur la gorge. On l’interrogea, il fallut bien répondre, et ses lèvres n’avaient jamais menti. On se flatta de l’espoir qu’elle viendrait à résipiscence ; on la relégua à Vallendar, dans une infirmerie que desservaient les filles de Saint-Charles et dont elle connaissait la supérieure. Ce qui la chagrinait le plus dans sa captivité, c’était la privation du sacrement ; un prêtre résolu lui apporta furtivement une hostie de contrebande, qui rassasia sa faim. Alors elle recouvra quelque force et quelque gaîté ; on entendit une fois encore ce rire si clair, si franc, et qui jadis était si contagieux. Elle passait des heures à se souvenir, à contempler le Rhin, à se raconter l’histoire de sa vie, à donner des conseils aux sœurs de Vallendar ; à leur prodiguer les trésors de sa longue expérience, à écrire à ses chères religieuses de Bonn pour les supplier de reporter leurs tendresses et leurs respects sur la supérieure qui lui avait succédé.

Mais l’épreuve eut bientôt raison de ses forces. De toutes parts on s’acharnait sur cette noble proie. Les convertisseurs accouraient en foule, robes noires, brunes et blanches, prêtres, laïques ou jésuites, amis, parens, inconnus, et pour réduire cette forteresse on mettait tout en œuvre, le raisonnement, l’invective, les insinuations, la casuistique, les artifices, les oraisons, les reliques, les eaux miraculeuses. Aux supplications on joignait les menaces. Elle pleurait beaucoup, mais elle répondait : « Les papes canonisés ne se sont pas tenus pour infaillibles, j’espère aller vers eux. » Et elle disait aussi : « Allein der alte Gott lebt ja noch ! Le vieux Dieu vit encore ! » Elle craignait que pour lui extorquer un mot ou une signature, on ne profitât d’une crise de son mal ou d’une défaillance de son esprit ; elle renonça à l’usage de la morphine, qui lui servait à amortir ses cruelles souffrances. Rien ne la touchait plus que le bruyant chagrin de la supérieure de Vallendar. Elle lui dit : « Ma bonne Hedwig, il vous est pénible sans doute d’avoir une excommuniée dans votre couvent et de présider à sa sépulture. Ne vous en faites pas de souci. Vous m’enfermerez dans une bière, puis le batelier me passera sur l’autre bord du Rhin. Voici dans ce papier le prix de sa course. Là sont enterrés mon père, ma mère et mon frère. Il s’y trouvera bien quelqu’un pour me mettre à côté d’eux. » Et elle s’écriait : « Sont-ils abandonnés de Dieu jusqu’à croire qu’on soit damné pour ne pas croire à l’infaillibilité du pape ? » Cependant la délivrance approchait ; ce cœur qui n’avait connu que les fièvres de la charité allait bientôt cesser de battre. Le 28 janvier 1872, elle expira en disant : « Seigneur Jésus, je vis en toi, je meurs en toi. »

Après sa mort, tout se passa comme elle l’avait prévu. On la dépouilla du vêtement de son ordre, pour témoigner que la communauté la rejetait comme un membre indigne, On avait tant de hâte de se débarrasser de son corps qu’avant l’heure convenue, il fut dépêché de l’autre côté du fleuve, sous la seule garde des bateliers, qui amarrèrent leur barque devant une auberge où ils s’empressèrent de se rafraîchir. Quand la princesse de Wied arriva, des enfans riaient et s’ébattaient autour de cette morte. Elle fut portée dans la salle commune de l’auberge, au milieu des brocs et de guirlandes flétries qui pendaient aux murs, souvenir fané d’un bal récent. Pour la conduire au cimetière, on attendit le train de Bonn, qui amenait des amis et quelques-unes des servantes de l’hôpital, qu’on n’avait pu empêcher « d’aller avec la mère. » Elle fut déposée dans sa fosse, où l’on répandit des fleurs, on récita quelques prières, et pelletée par pelletée l’éternel repos descendit sur ce cercueil que l’église avait maudit.

Les mains impies ou imbéciles qui ont dépouillé une sainte femme de la robe qu’elle avait honorée ont fait une œuvre qui a déçu leur attente. Il est des victoires funestes, fatales aux vainqueurs. Bossuet, qui aimait à vaticiner et qui s’est trompé dans toutes ses prophéties, avait salué la révocation de l’édit de Nantes comme un événement fertile en conséquences heureuses ; il se représentait déjà l’hérésie à jamais abattue, les troupeaux égarés revenant en foule, les églises trop étroites pour les recevoir, l’unité rétablie, la foi triomphante, et il entonnait les louanges du nouveau Constantin, du nouveau Théodose. Madame, mère du régent, n’avait ni l’éloquence de Bossuet ni sa plume d’or ; mais elle avait l’esprit plus libre et voyait plus clair dans les choses de ce monde. Elle avait deviné que la persécution des protestans allait ouvrir pour la France une ère de doute et d’incrédulité ; elle distinguait à l’horizon un astre tout nouveau et redoutable dont l’aigle de Meaux n’eût pu contempler sans un frisson d’horreur les inquiétantes clartés. Les politiques et les habiles qui, après avoir présidé au concile du Vatican, ont brisé toutes les résistances, imposé le nouveau dogme à l’épiscopat et aux couvens, n’avaient pas deviné les suites de leur triomphe, les inquiétudes des peuples, les alarmes des gouvernemens ; ils ne prévoyaient pas que l’intolérance ultramontaine ferait le jeu de l’intolérance radicale. Sœur Augustine n’a été que trop vengée, et Dieu sait pourtant qu’elle ne rêvait pas la vengeance.

La femme distinguée qui lui a élevé un pieux monument en racontant son admirable vie n’a pris la plume que pour satisfaire son cœur et n’a rien voulu prouver. En effet, son livre plein de grâce et d’émotion ne prouve rien ou, si l’on aime mieux, il peut servir à tout prouver. Les croyans qui le liront en prendront occasion pour admirer une fois de plus dans un exemple mémorable les divines vertus que la foi catholique peut enfanter dans un grand cœur. D’autres, considérant que sœur Augustine a pratiqué toutes les obéissances hormis celles de l’esprit, se permettront d’en conclure qu’il y a dans tous les grands cœurs un levain de secrète hérésie ; ils ont des fiertés que les hommes ne peuvent réduire, ils ne rendent leur épée qu’à Dieu. D’autres encore penseront qu’il en est des religions comme de ces rivières qui, à peine sont-elles descendues dans la vallée, deviennent limoneuses et charrient ; pour boire une eau pure, il faut, comme la supérieure de l’hôpital Saint-Jean, monter sur la montagne jusqu’à l’endroit où la source jaillissante s’élance du rocher, fait courir sa fraîcheur dans les mousses éparses et réjouit de son mystérieux murmure le silence des forêts. Quant aux douteurs, aux incrédules, tout ce qu’ils voudront retenir de cette histoire, c’est que l’église a flétri de ses anathèmes des vertus qui dépassaient l’humaine mesure, qu’elle a refusé de bénir la terre où une noble créature que « sa vocation avait hantée toute sa vie comme un péché » venait dormir son dernier sommeil, et ils se sentiront confirmés dans leurs doutes et dans leur mécréance ; les plus sérieux répéteront peut-être à leur façon la célèbre parole de Schiller : « Si l’on me demande pourquoi je ne professe aucune religion, je répondrai que c’est par religion. »


G. VALBERT.

  1. Erinnerungen an Amalie von Lasaulx, Schwester Augustine, Oberin der Barmherzigen Schwestern im St. Johannis Hospital zu Bonn ; Gotha, Perthes. Un philosophe de grand mérite, M. Charles Secrétan, vient de traduire ce livre en français, sous le titre de : Amélie de Lasaulx, en religion sœur Augustine, Lausanne, 1880.