Une Révolte au pays des fées/Texte entier

  Table des Matières  
Éditions Albert Lévesque (p. cov-).

À ma nièce Marthe,
ce nouveau récit
qu’elle lira
avec sa charmante
âme d’enfant,
dont je me souviens
si bien.

Tante Marie-Claire D.

Montréal, 20 juin 1936.

UNE RÉVOLTE AU
PAYS DES FÉES

DU MÊME AUTEUR


L’ORPHELINAT CATHOLIQUE DE MONTRÉAL. En appendice : La Société des Dames de charité de Montréal de 1827. Montréal, Le Devoir, 1919. In-12.

LE MÊME. — Édition du Centenaire (1832-1932). Montréal, Éditions Albert Lévesque, 1933. In-12.

DIX FONDATRICES CANADIENNES. Profils mystiques. Montréal, Le Devoir, 1925. Brochure.

JEANNE MANCE. Suivie d’un ESSAI GÉNÉALOGIQUE SUR LES MANCE ET LES DE MANCE, par Jacques Laurent, conservateur à la Bibliothèque de Dijon, ancien élève de l’École des Chartes, auxiliaire de l’Institut. Montréal. Éditions Albert Lévesque, 1934. In-8.


En préparation :

LES FEMMES DU MONTRÉAL HÉROÏQUE (1642-1667).


OUVRAGES POUR LA JEUNESSE

LES AVENTURES DE PERRINE ET DE CHARLOT. Roman historique. Montréal, Bibliothèque de l’Action française, 1923. In-12. (Épuisé).

LE FILLEUL DU ROI GROLO. Suivi de la Médaille de la Vierge. Contes merveilleux. Montréal, Bibliothèque de l’Action française, 1926. In-12. (Épuisé).

AUX FEUX DE LA RAMPE. Recueil de onze pièces. Montréal, Bibliothèque de l’Action française, 1927. In-12.

SUR LES AILES DE L’OISEAU BLEU. L’Envolée féerique. Montréal, Éditions Albert Lévesque, 1936. In-8.


En préparation :

À L’ÉCOLE DES HÉROS. (Suite des Aventures de Perrine et de Charlot).

MARIE-CLAIRE DAVELUY

UNE RÉVOLTE
AU
PAYS DES FÉES
Dessins de James Mc Isaac


OEUVRES DE  Marie-Claire DAVELUY
ÉDITIONS ALBERT LÉVESQUE
MONTRÉAL, 1936

Il a été tiré de cet ouvrage :
300 exemplaires sur papier
coquille blanc numérotés
à la presse de 1 à 300.
L’édition originale a été tirée
sur papier Novel
Book.

No… 24
Tous droits réservés, Canada, 1936.

AVERTISSEMENT



Chers enfants de chez nous,

Mon dernier volume Sur les Ailes de l’Oiseau bleu vous annonçait des événements tragiques, une levée de boucliers, l’offensive des mauvaises têtes de la Société des Nations merveilleuses.

Eh bien, je vous présente le récit de ces luttes, je viens vous conter les principaux incidents d’une révolte au pays des fées. Vous le verrez, ce mouvement d’un groupe d’insubordonnés fut réprimé par les Bonnes Fées, avec une énergie aussi modérée que rapide.

Vous serez intéressés, je l’espère, par ces tableaux de tumulte ? Ils ont pour cadre, le Canada. Quelques-unes de nos légendes sont intimement liées à l’action, et vous retrouverez des personnages dont les noms vous sont familiers.

Lisez donc, dès que vous le pourrez, ce nouveau volume écrit en pensant à vous. Lisez-le, en réprimant constamment un sourire, même s’il doit, parfois, briller à travers une larme.

MARIE-CLAIRE DAVELUY.


Montréal, février 1936.
« La fée Envie glissa doucement d’un nuage ». ◁Texte▷

 

I

LES QUARTIERS GÉNÉRAUX DES REBELLES
AU CANADA



LA Sorcière du domaine d’Haberville fit de nouveau le tour de la grotte. Elle s’arrêta dans la salle des délibérations. Elle semblait inquiète. Tout était-il vraiment à point pour l’importante assemblée des rebelles, sous la présidence des fées Carabosse, Rageuse et Envie ? Elles seraient ici, dans une heure, précédant de peu, le gros des membres convoqués. « Aux premières clartés de la lune, Camarade ! » avaient-elles promis toutes trois.

La Sorcière d’Haberville alluma une chandelle longue, jaune, fumeuse. En l’abritant de sa main, elle pénétra dans la chambre secrète de la grotte. Elle se pencha ici et là. Elle examina avec soin chacun des objets magiques qui s’y trouvaient. Ceux-ci, à droite, de larges coffres de fer, devaient disposer d’assez de phosphore pour éclairer la vision des événements à venir ; ceux-là, à gauche, de longs rouleaux noirs, contenaient la liste des recettes et des procédés à suivre, pour mener à bien les embûches ; ceux-là encore, à gauche, de petits flacons soigneusement étiquetés, renfermaient, en doses promptes, nombre de philtres de révolte ; enfin, au centre, en de larges chaudrons bouillonnants, se cachait en quantité suffisante, la cire destinée aux métamorphoses. « Oui, oui, disait à mi-voix la Sorcière, tout cela me paraît en état ; tout cela mijote, flambe, écume, brille, rougeoie. »

Elle s’enfonça davantage dans la chambre. Elle tenait à faire le compte de ses animaux favoris, auxquels se joindraient bientôt ceux des autres rebelles. L’espace ne manquerait à aucun d’eux, car la chambre secrète de la grotte menait à un spacieux souterrain. Armée d’un balai, ou plutôt de fagots épineux, elle frappa de grands coups à droite et à gauche. À sa vive satisfaction, elle entendit hurler, siffler, aboyer, croasser. Donc, tous : loups, dogues, serpents, chauves-souris et autres bêtes, se tenaient là, prêts à servir ses ingénieux desseins. La Sorcière se mit à rire, conduisant ainsi le chœur infernal des animaux de la grotte.

Tout à coup, elle s’interrompit, se disant avec raison que l’heure avançait, et qu’elle devait s’assurer de la tranquillité des alentours de la caverne. Elle sortit, et vint humer avec colère l’air du dehors. Cette immense forêt du Lac Saint-Jean l’irritait, la décevait. Elle résistait mal à ses puissantes réactions. Il y soufflait un air vivifiant, peu propice aux engourdissements féeriques. Ah ! comme elle regrettait son petit bois touffu de Saint-Jean-Port-Joli, à jamais enchanté par sa présence et ses gestes. Mais contre l’ordre de ses chefs, elle n’avait pas voulu lutter. Elle s’en était venue promptement en ces lieux. Elle avait installé, en cette caverne, aux nombreux coins secrets, un logement approprié aux fins de la rébellion. Il allait en constituer les indispensables quartiers généraux. Ce coin perdu de forêt, en le lointain Lac Saint-Jean, avait été jugé par tous, une trouvaille inespérée. Même les hautains sorciers de l’Île d’Orléans avaient applaudi à ce choix, déclarant, avec assez de bon sens, que la publicité donnée à leur île, par les écrivains et les conteurs, nuisait déjà à la sécurité de tous. On parlait même d’un premier combat devant avoir lieu en cet endroit. Mieux valait s’éloigner avec soin de l’île, pendant toute la durée de la guerre.

Son inspection terminée, la Sorcière allait entrer, lorsque le vent se mit à souffler très fort. On percevait, en ses rafales, nombre de sifflements, de croassements et autres notes sinistres. La Sorcière approuva de la tête. Elle comprenait qui venait ; et, tout en s’appuyant sur son balai, elle regardait tantôt au faîte des arbres, tantôt dans les taillis.

Bientôt, les fées attendues apparurent, chacune en leur équipage préféré. La fée Envie glissa doucement d’un nuage noir, environnée de serpents ailés, et suivie à peu de distance de deux de ses suivantes, dont les bras, le cou et les jambes étaient si bien garnis de serpents à sonnettes, que cela assourdissait de les entendre jouer du grelot avec fureur. La Fée Envie avait, en guise de collier, de bracelets et de ceinture, de minuscules serpents d’émeraude. Deux énormes boas olives rampaient docilement à ses côtés. La physionomie de cette fée, pleine de morgue, sèche, dure, fielleuse, n’était guère rassurante. Elle s’engouffra dans la grotte avec sa suite, ayant à peine salué la Sorcière.

La fée Rageuse vint ensuite. D’innombrables crapauds traînaient son char gris. Elle criait, jurait, s’époumonait. Elle descendit avec peine de sa voiture, malgré l’aide de la Sorcière. Au lieu d’un merci, celle-ci se vit accabler d’injures par cette fée à la taille énorme. « Ne pouviez-vous, sotte, appeler d’avance, des lutins et des nains, afin de m’épargner toute fatigue. Ne suis-je donc plus un des chefs puissants de la rébellion ? » Puis, la fée était entrée dans la grotte, y poussant à grands coups de fouet, ses crapauds fatigués et gémissants.

Enfin, la Sorcière aperçut au loin, seule, venant à pied, cahin-caha, et enveloppée d’un large manteau, la fée Carabosse. Sa tête se penchait de plus en plus vers la terre. Sa bosse prenait un relief qui l’écrasait. Elle s’approcha civilement de la Sorcière, cependant. C’est que, du moment qu’on ne l’oubliait pas, qu’on l’invitait, la fée Carabosse, savait rentrer ses griffes. « Bonjour, ma laborieuse camarade, dit-elle. Suis-je la dernière arrivée ? »

— Oui, puissante fée. Leurs Seigneuries Envie et Rageuse vous attendent.

— Bien. Mais dites-moi, — nous sommes seules n’est-ce pas ? — où nous installerez-vous pour la nuit ? Je ne me soucie guère du voisinage de Rageuse, qui souffle comme un orgue durant son sommeil.

— Redoutable Carabosse, comment pouvez-vous songer à dormir ? Si vous saviez quelle nombreuse assistance nous attendons. Et puis, que de décisions à prendre !

— Eh ! eh ! vous vous passerez de moi. L’on m’a invitée, c’est tout ce que je désirais. Je suis si vieille, si vieille, et la force que j’ai dû déployer pour plonger de nouveau dans le sommeil la Belle au bois dormant, m’a bel et bien épuisée.

— Épuisée ! Allons donc ! N’êtes-vous pas venue à pied jusqu’ici ?

— Hein ! Vous croyez cela, Madame. Mon attelage de chauve-souris est là tout près. Seulement, mes bêtes ne veulent pas subir le voisinage des autres animaux. Et, comme mes oiseaux m’obéissent au doigt et à l’œil, je leur accorde le privilège de s’envoler, dès que je suis à destination. Tenez ! regardez-les s’agiter, ici et là.

— Et si je vous trouve un angle pour dormir en secret, que ferez-vous, à l’occasion, pour me servir ?

— J’userai de mon droit, une fois encore, en votre faveur. Mais sachez que je ne puis endormir que des enfants, maintenant.

— Qui sait si cela ne me servira pas ? J’accepte. Écoutez-moi. Une fois que l’on vous aura entendue, à l’assemblée, vous vous retirerez dans… Et la Sorcière continua à donner tout bas ses renseignements. Carabosse approuvait en dodelinant la tête, ses mains jaunes frétillaient d’aise sur sa canne, une quenouille mal déguisée, et tachetée de petits clous pointus.

Puis, toutes deux entrèrent. La Sorcière appela deux de ses chiens-loups et les plaça à la porte, en guise de sentinelles. Ces bêtes étaient bien connues des amis des sorciers et fort redoutées de leurs ennemis.

Ce fut, bientôt, une interminable procession à l’entrée de la grotte. L’heure de l’assemblée sonnait. Les nains méchants, y suivaient les pirates, les ogres et les ogresses s’approchaient en même temps que les sorciers et les sorcières de l’île d’Orléans, venus en grand nombre ; puis, ce fut le tour des lutins, des magiciens et des magiciennes, de quelques bûcherons impénitents de la chasse-galerie, des fées malignes, des génies malfaisants, des sauvages-sorciers, de combien d’autres encore. De temps en temps, un invité de marque se devinait. Il était accueilli par les aboiements expressifs des dogues qui se frôlaient aussitôt à lui. Ainsi pût-on reconnaître la Fée Soussio, du royaume de Madame d’Aulnoy, l’Étranger du champ du diable de Rigaud, le Sauvage mouillé de la Rivière-des-Prairies, le Gnome-espion, ennemi du Filleul du roi Grolo, le Magicien africain des Mille et une Nuits, Messire Polichinelle, la Sorcière Iroquoise, Matshi Skueou. Et tout cela, sans compter comme retardataires, quelques farfadets et des elfes en grand nombre.

II

L’ASSEMBLÉE DES FÉES RAGEUSE ET ENVIE



DÈS que les auditeurs furent tous placés par ordre d’ancienneté, la fée Envie ouvrit l’assemblée. En compagnie de la fée Rageuse et de la Sorcière d’Haberville, elle monta sur une petite estrade de briques rouges, et toutes trois s’installèrent sur des fauteuils ornés de nombreux dragons.

À chaque bout de l’estrade, sur des trépieds, deux urnes lançaient, à de courts intervalles, des flammes rougeoyantes. Tout près de la Sorcière d’Haberville, des lutins faisaient le service de pages, apportant, sur son ordre, les objets magiques nécessaires. Tout autour de la salle, construite en amphithéâtre, sur de nombreux chandeliers de fer à dix branches, brûlaient des chandelles de suif. Des nains escaladaient de quart d’heure en quart d’heure ces énormes chandeliers, les mouchaient avec dextérité, puis gratifiaient l’assemblée, avant d’en descendre, de mille grimaces et tours d’acrobatie. On raillait, ou tout haut, ou tout bas, suivant l’humeur des fées Rageuse et Envie, ce qui voulait dire que, le plus souvent, on pouvait à peine se permettre de s’égayer. La fée Carabosse avait refusé avec obstination de monter sur l’estrade, se fiant, pour toutes les décisions, à l’intelligence de ses bonnes amies, Rageuse et Envie. « J’approuve tout à l’avance, camarades. Ah ! si vous connaissiez le beau plan de campagne de Rageuse, avait-elle ajouté de sa voix chevrotante, devant l’assemblée, soudain silencieuse.

« Chut ! cria la voix rauque de la fée Rageuse. Pas d’indiscrétions à l’avance, Madame Carabosse ! »

— Ah ! ah ! ah ! ma vieille amie, pour une fois voulez vous faire de la modestie ? »

La fée Carabosse put donc, à son aise, s’installer sur un siège obscur, près d’une ouverture donnant sur le souterrain. Elle s’y rendit, non sans avoir échangé un coup d’œil malicieux avec la Sorcière d’Haberville. Elle gagnait son point. Elle pouvait aller dormir, hors de la salle, tout aussi paisiblement que sa royale victime, la Belle au bois dormant. Vraiment, elle ne parvenait pas à trouver celle-ci très malheureuse. « Oh ! dormir, dormir,… chantonnait-elle, dans son angle rempli d’ombre, cette seule façon que nous ayons, nous les fées, de connaître quelque chose de la mort, ce privilège des humains, las, sans doute, comme nous, des visions d’un monde ne sachant presque plus se renouveler ». Eh ! la pauvre Carabosse, à l’aide de ses maléfices, avait fini par connaître quelque chose de toutes les sciences et de tous les arts de la terre. Elle n’en avait gardé dans son esprit pervers et dans son cœur desséché, qu’un amer souvenir. Tant il est vrai que seules les âmes, où habitent la bonté, l’amour, la générosité, peuvent connaître un peu de paix et de douce résignation envers la vie cruelle.

Les débats s’engagèrent. Chacun des assistants fut invité à se prononcer sur la conduite à tenir durant les hostilités. Des suggestions excellentes furent faites par les Sorciers et les Sorcières de l’Île d’Orléans, appuyées par la voix de la Sorcière d’Haberville, et aussi par la fée Envie. Les connaissances topographiques de tous ces derniers, habitants éternels du Canada, rendaient précieux leurs moindres renseignements. Le Magicien africain fit beaucoup rire Messieurs les Sorciers et Mesdames les Sorcières de l’Île d’Orléans lorsqu’il parla d’une excursion en canots d’écorce durant janvier, sur le fleuve Saint-Laurent.

La fée Rageuse gardait le silence. De temps à autre un sourd grognement sortait de sa bouche. Elle attendait son heure. Enfin, la fée Envie, verte, méfiante, exaspérée se tourna vers elle.

« Qu’attendez-vous donc, Madame, pour exposer vos plans géniaux ? Votre rage, d’ordinaire, a moins de dédain. Aurions-nous baissé, à vos yeux, comme intelligence ou comme malice ? Mesdames et Messieurs, qu’en dites-vous, le mutisme de Madame Rageuse, n’est-il pas blessant pour nous ?

— Oui, oui, Envie, crièrent en chœur les auditeurs. Parle, Rageuse, parle ! »

La fée Rageuse se souleva. Deux lutins, dont l’œil unique au milieu du front brillait de moquerie, l’aidèrent à sortir des profondeurs de son fauteuil. Les dragons gémissaient sous ce poids vacillant.

— Camarades, vous tous ici présents, rugit enfin Rageuse, la face rouge comme une braise, sachez bien que… je… je… » Elle se mit à haleter, à s’éponger. Elle étouffait littéralement. Pouvait-elle jamais dominer la moindre de ses colères, la pauvre malheureuse !

« Rageuse, dit doucement Envie, qui jouissait du spectacle de cette tempête impuissante, Rageuse, pourquoi vous troubler ainsi ? Nous ne demandons qu’à vous écouter, à suivre vos conseils ».

La fée Rageuse lui lança, sans répondre, un regard des plus noirs. Elle se remettait toujours assez vite de ses emportements et recouvrait, alors sa redoutable lucidité.

— Avant d’exposer le plan de campagne que j’ai médité, commença-t-elle froidement, je veux avoir recours à la verve prophétique de la Sorcière d’Haberville. Un génie de mes amis, devin extraordinaire, aux révélations duquel je dois d’avoir pu tracer les jalons principaux de mon plan, m’a dûment avertie que notre sœur, la Sorcière canadienne, et aussi, quelques-uns des sorciers de l’Île d’Orléans, connaissaient des détails très importants sur nos ennemis d’Europe. Ceux-ci, vous le savez, sont en route, en ce moment, vers l’Amérique, y sont peut-être déjà. Alors, il me faut toutes les confirmations possibles, au sujet des soi-disant prédictions de mon ami le génie, avant de songer à vous faire voir mon plan de campagne. À l’œuvre, Sorcière d’Haberville, à l’œuvre !

— Rageuse a raison, vociféra l’assemblée, pleinement avec la fée, maintenant qu’elle entendait sa voix devenue soudain musicale, chose incompréhensible, en ce corps énorme.

— À vos travaux, en effet, Sorcière d’Haberville, commanda Envie. Et hâtez-vous ! On ne sait guère quand nos ennemis nous tomberont sur le dos ».

III

LA SORCIÈRE DU DOMAINE D’HABERVILLE



LA Sorcière d’Haberville, les yeux hagards, obéit sans prononcer une parole. Elle descendit de l’estrade entourée de lutins. Sur son ordre, ceux-ci apportèrent bientôt devant elle, un des larges coffres de fer, un chaudron fumant, un plat contenant des vipères, des champignons vénéneux et certaines tiges rouges garnies d’épines. La Sorcière sortit alors de sa poche un flacon étroit rempli d’une liqueur, verte sur le dessus et vermeille au fond. Tous ces ingrédients furent jetés dans le chaudron. Puis, une à une, sur un cri lugubre qu’elle poussa, les lumières s’éteignirent. Tous furent plongés dans une intense obscurité durant deux secondes. Soudain on vit s’éclairer le corps de la Sorcière. On la vit, murmurant avec volubilité phrases magiques sur phrases magiques. Elle frappait avec son fagot épineux, puis avec sa quenouille rouge comme un tison, les objets qu’elle voulait enchanter.

Soudain, elle se tut. Sa figure exprima la satisfaction. Au-dessus du coffre de fer, comme aussi du chaudron qui semblait mugir, se formaient des nuages lumineux. Ces nuages montaient, s’étendaient, s’épaississaient, puis, peu à peu, affectaient des dessins étonnants… L’assemblée retint soudain son souffle. Au-dessus du chaudron, venait d’apparaître les images de la Reine des Fées et du Roi des Génies.

La Sorcière se mit à rire, puis sa parole devint nette. « Ah ! ah ! ah ! belle souveraine, grave monarque, vous ne savez pas résister à mes appels. Vous voilà au milieu de nous… Et maintenant, parlez, dites où vous en êtes de votre expédition contre nous ?…… Quels étrangers vous accompagnent, outre vos niais alliés ? C’est cela qu’il nous faut savoir ? Quels étrangers ?… Ah ! vous me répondrez bien, que vous le vouliez ou non ! »

Elle jeta soudain dans le chaudron un autre flacon de liqueur verte et rouge. La vision changea. Les assistants virent défiler dans d’épaisses vapeurs, une troupe d’enfants féeriques. Au milieu d’eux, un peu effarés, un peu effrayés, marchaient deux jolis écoliers canadiens : un petit garçon dont la casquette portait le nom de Louison, et une petite fille, dont un des rubans de la capeline contenait en lettres d’or, le nom de Cloclo. Peter Pan et le Petit Chaperon Rouge suivaient de près et les encourageaient de leurs sourires. La Sorcière poussa des cris de joie à ce spectacle.

« Bien, bien, bien, déclara-t-elle, la voilà la vision que je désirais depuis deux jours, la voilà la vision de ces jeunes fous de mon pays, qui viennent se mêler à nos querelles féeriques. Mal leur en prendra ! Malédiction sur eux !… Eh ! Rageuse, c’est cela que vous vouliez voir confirmer par mes enchantements… Ce sont ces enfants qui vous préoccupaient… Eh bien, vous savez, maintenant… Ah ! attendez, il y a autre chose !

Le spectacle, en effet, changeait de nouveau. Au lieu d’enfants et d’écoliers, on vit passer des chevaliers bardés de fer, armés de lances et de masses d’armes et montés sur de fougueux coursiers. Tous avaient la visière baissée, sauf un. Était-ce imprudence ou attitude provocante ? Près de lui un soldat canadien, vêtu de kaki, se tenait avec peine sur son cheval. On sentait chez lui une ignorance presque complète de l’équitation. À sa ceinture étaient suspendus un livre, une revue, une loupe, un coupe-papier et… un pistolet. Ce pistolet paraissait honteux d’être en pareille compagnie.

La Sorcière reprit son monologue. « Rageuse, que dis-tu de ce chevalier impertinent avec sa visière levée ? Tu le reconnais, n’est-ce pas ? Ah ! ah ! ah ! si tu pouvais voir en ce moment le teint bilieux de haute et puissante dame Envie, ta voisine. La vue de ce chevalier la fait bondir d’aise… Chut, chut, dame Envie vous comploterez tout à l’heure contre le Filleul du roi Grolo, le duc de Clairvaillance, votre vainqueur de jadis… Rageuse, Envie, que pensez-vous, dites, de ce bibliothécaire canadien, égaré parmi des hommes de guerre ? Ah ! ah ! ah ! Est-il assez gauche et empêtré ? Nous n’en ferons qu’une bouchée à la première occasion. Mais, gare, tous, à l’Oiseau bleu, grand protecteur de mes compatriotes. Je désigne de nouveau ceux-ci à votre attention : un papa, avec son petit garçon et sa petite fille, en visite au pays des belles histoires. Ils y ont pénétré sur les Ailes de l’Oiseau bleu, cela ne l’oubliez jamais, jamais. Rageuse, es-tu satisfaite ? Laisse-moi en paix maintenant… Je n’en puis plus. Ce sont de suprêmes enchantements que ceux-ci. Je… n’en… puis… plus ! Aie ! Je… brûle !… Grâce !… ah ! »

Avec un cri, la Sorcière, soudain, tombait, toute raidie sur le parquet de la salle.

Tout se ralluma à l’instant. Vite, les lutins s’empressèrent, les uns, d’enlever les objets enchantés, les autres de porter secours à la Sorcière. Comme son évanouissement persistait, on l’entraîna au dehors, dans l’air reconstituant de la forêt.

Alors, Rageuse, triomphante, se leva. Son plan de campagne était assuré du succès. Cette sorcière canadienne était vraiment précieuse, et ses visions et ses révélations arrivaient toujours à l’heure.


« Silence, Envie ! » cria le Magicien africain. ◁Texte▷ .
 

IV

LE PLAN DE CAMPAGNE DE RAGEUSE



CHERS complices, commença Rageuse, quelqu’un d’autre a-t-il un plan de campagne à proposer ? Le mien attendra encore.

— Non, non, crièrent en chœur les Sorcières, les Lutins et les Magiciens. Parle, Rageuse, parle ! Tu nous ennuies avec tous ces retards.

— D’autant plus, ajouta de sa voix ironique, l’Étranger du Champ du Diable de Rigaud, que notre Rageuse est calme en ce moment. Quand sa rage ne mijote qu’au dedans, elle peut raisonner… Aussi bien qu’un homme, qui… raisonne !

— Ah ! ah ! ah ! Rageuse sans sa rage… est-ce drôle ? Tu parles d’or, Méphisto de Rigaud. Ah ! ah ! ah ! Pense, Rageuse, pense, n’écume plus ? » dit le Magicien africain.

La Fée Rageuse pinça ses grosses lèvres grises. Elle ne goûtait pas du tout la moquerie de ses compagnons. Mais, pour l’instant, mieux valait, rentrer sa colère et conserver son sang-froid.

Elle déplia lentement un parchemin rouge feu, qui répandit aussitôt une forte odeur de soufre. Il était couvert de lignes et de figures noircies.

Elle appela un lutin. « Pose ce plan sur un tableau ». Puis, à un autre lutin. « Toi, ouvre mon réticule que j’ai laissé échapper. Là, là, par terre. Donne-moi le couteau qui s’y trouve. » Ce couteau devint vite, sous son commandement, une longue épée, fort légère, dont elle se servit pour suivre le tracé du plan.

« Écoutez-moi, beaux rieurs ! gronda-t-elle. Ce que nous allons entreprendre est audacieux, doit être exécuté rapidement, et décidera du genre de guerre que nous pourrons livrer. Nos ennemis ont eu l’imprudence de traîner des humains parmi eux, vous l’avez vu tout à l’heure. Nous nous emparerons d’eux. D’abord, ce sera la capture de cet idiot professeur montréalais, puis de ses deux gosses. Bah ! ne soyons pas ambitieux. Le père seul, ou les gosses seuls, nous suffiront. Localisons en premier lieu, la retraite des uns et des autres. À cela, chère Envie, fit-elle, en se tournant, railleuse, vers sa compagne, nous utiliserons les services de nos préférés : espions, devins, serpents ailés et autres… Une fois, quelques-uns de ces terriens en notre pouvoir, nous poserons à notre aise d’onéreuses conditions de rachat. Nous en ferons voir de dures à ces captifs, qui ne sont pas immortels comme nous, qui ne riposteront par aucun enchantement vexant… Holà ! tous, que dites-vous de mes projets ? Les Bonnes Fées avec leur sens de l’honneur seront bientôt forcées, n’est-ce pas, d’en faire à notre goût ? Oseraient-elles renvoyer chez eux, mutilés ou morts, ces humains par trop curieux de nos mœurs et coutumes… Parlez, parlez ?… Envie, tu te ronges les ongles jusqu’au sang. Qu’as-tu ?

— Rageuse, j’approuve ton plan. Je l’approuve. Mais tu n’as pas compris parmi les captifs, à faire au plus tôt, ce petit misérable, le Filleul du roi Grolo, ou sa larmoyante épouse, Aube-la-blonde. Que me font à moi ces terriens ? C’est ma revanche sur le Filleul du Roi Grolo que je désire. Il me la faut. Il me la faut, entends-tu. Je ne marche pas sans cela.

— Fais d’une pierre deux coups, alors, Envie, mais n’entrave pas mon plan avec ta haine. Sache-le bien, la course aux captifs humains, leur détention, ici même ; puis leur rachat, doivent demeurer les buts principaux de notre politique commune.

— Bravo ! Rageuse ! Bravo, bravo » criait, en trépignant, l’entière assemblée. Partout, on se mettait d’accord, chacun se disant que les petites vengeances particulières ne seraient pas interdites.

— Merci, reprit Rageuse, chers complices, merci. Mais gare à vous ! De l’union, jusqu’à la victoire finale ?… Ne craignez rien. La Reine des Fées et le Roi des Génies ne s’attendent pas à nos étranges projets. Qui sait, si nous ne les recevrons pas bientôt ici, pour y signer un humiliant traité ! Oh ! le bon moment ! Une autre recommandation !… Je l’oubliais. Ne pactisez pas avec des enfants munis de pouvoirs enchantés. Méfiez-vous !… Il fait toujours clair dans des âmes jeunes. La méchanceté y glisse souvent, sans y laisser de traces. Les enfants, ça vous sert un bon sentiment, est-ce étrange, au moment où l’on s’y attend le moins. Méfiez-vous, vous dis-je, des enfants de nos royaumes, qu’ils se nomment le Bon Petit Diable, Petit Poucet ou Lamalice du Royaume de la Comtesse de Ségur. Si possible, éloignez-les tous, avant d’enlever le petit garçon et la petite fille du bibliothécaire canadien. La Sorcière d’Haberville vous a fait voir, tout à l’heure, n’est-ce pas, le gros Louison et cette asperge de Cloclo, sa sœur ? Maintenant, au travail. Tous ! Envie, réveille-toi, de grâce. Ordonne le guet. Ton attitude me fait bouillir le sang. Je… je…

— Rageuse, rentre ta bile, ma bonne grosse, criait l’assemblée qui riait. Paix ! Paix !… Envie, prends la parole ! Debout !

— Vous m’ennuyez, rechigna celle-ci, en obéissant tout de même. Que voulez-vous que je dise ? Que chacun demeure dans le coin qu’il connaît le mieux, le sien, par conséquent ? Tous alors viendront bien se prendre au piège… à point ! Gnome-espion, mon précieux allié, fais en sorte de rejoindre bien vite, la princesse Aube ? Ta récompense…

— Oh ! silence, Envie, voilà que tu deviens la pire des radoteuses, cria le Magicien africain, à bout de patience. Arrange-toi, au sujet de tes ennemis personnels, sans nous mêler à tout cela, veux-tu ?

— Ah ! je radote, je radote, dis-tu, Magicien ?… Je me suis pourtant exprimé clairement. « Chacun dans son coin », ai-je dit, dans son propre coin ! Tiens, toi, Sauvage mouillé, retourne à ton poste de la Rivière-des-Prairies. Explore les environs de Montréal, durant le jour. Vous, Sorciers et Sorcières de l’Île d’Orléans, à votre sabbat, aux alentours de Québec ! Pirates du Vaisseau Fantôme, veillez sur les abords de Gaspé et de la haute mer. Enfin, vous, mes fidèles serpents ailés, aidés des Lutins, des Loups-Garous, de la Sirène du Lac Supérieur, de la Sorcière de la Vallée du Richelieu, des bûcherons impénitents de la Chasse-galerie, soyez partout, partout. Lorsque vous serez porteurs de messages, faites diligence. Brûlez les étapes. Nos honorables ennemis ne sont pas faciles à duper, allez. Ils éventeront bien de nos ruses. Ne nous lassons point. La dernière aura bien chance de réussir. Souvenez-vous seulement de ne pas faire fond sur la soi-disant candeur de nos ennemis. Ne pas faire le mal ne signifie pas du tout qu’on l’ignore ou qu’on ne peut le dépister. Souvenez-vous aussi de montrer sans cesse patte blanche, de ne quitter jamais vos masques.

— Assez, assez, Envie, cria l’assemblée. Ah ! Bavarde ! Raisonneuse ! Pédante !

— Eh ! eh ! cette chère amie, voyez-vous, se croit seule à posséder l’intelligence du mal ! Tout beau, Envie, tout beau ! cria soudain une voix claironnante, d’une impertinence exaspérante.

Et l’on vit s’avancer un petit seigneur, bossu par devant, bossu par derrière, tout vibrant de rires et du bruit des grelots qui garnissaient son pourpoint de velours blanc et or. Il saluait de tous les côtés à la fois. Il finit par faire une grande révérence devant la tribune où siégeaient Rageuse et Envie.

— D’où sors-tu, vilain Seigneur Polichinelle ? vociféra Rageuse. On ne t’avait pas entendu encore. Eh ! Messieurs, ce petit bout d’homme ne me dit rien qui vaille. Si nous nous passions, pour cette fois, des services de ce ridicule messire ?

— À votre aise, dame Rageuse, je m’en retournerai fort volontiers d’où je suis venu, répondit en riant plus fort, messire Polichinelle.

— Ah ! mais non, par exemple, cria Envie, de sa voix aigre. Tu resteras ici. Pirates, enchaînez Polichinelle. Jetez-le au fond de la caverne. La Sorcière d’Haberville en fera ce qu’elle voudra, dès qu’elle sera remise de sa crise de nerfs. Elle n’en pense pas mieux que nous tous. Eh ! eh ! messire Polichinelle, traître élégant et sonore, vous resterez au repos durant cette guerre ! Allez, ouste ! Digérez, bien notre vexante décision, mon petit !

— « Vous le regretterez, vous le regretterez tous, » protestait Polichinelle, en se défendant comme il le pouvait contre les robustes pirates. Il fut bientôt immobilisé, traîné hors de la salle.

Puis, diverses autres précautions ayant été prises, et de nouvelles précisions ajoutées au plan de campagne de Rageuse, l’assemblée, enfin, prononça l’ajournement. L’on décida de se réunir, de nouveau, au lendemain de la prise des captifs.


« La gracieuse Altesse se dit heureuse de saluer Louison et Cloclo, enfants canadiens. » ◁Texte▷
 

V

LES CHEVALIERS DU CAMP ENCHANTÉ



LOUISON et Cloclo, ces petits Canadiens, en promenade au pays des belles histoires y avaient été surpris par la guerre, comme l’on sait, avec leur papa, un savant plein de bonté, mais d’une distraction fort savoureuse et vraiment sans remède.

L’Oiseau bleu avait été chargé de veiller sur les terriens inexpérimentés. Afin d’exercer avec plus de facilité sa surveillance, comme de pouvoir y suppléer en cas d’absence, le bel oiseau avait entraîné le papa et les petits au camp enchanté des chevaliers. N’y comptait-on pas quelques-uns des Chevaliers de la Table-Ronde, puis, Ivanhoé, le Chevalier du Léopard, Don Quichotte de la Manche, les Croisés légendaires et les guerriers du Chanoine Schmidt, tels Sigefroi de Brabant, Ethelbert de Tannenbourg, Cuneric de Fichtenberg et Don Fernando, grand d’Espagne. Les enfants admiraient fort ces fiers cavaliers, bardés de fer, dont les cœurs étaient tendres et les rires clairs comme ceux des enfants. « Ah ! que ne lèvent-ils plus souvent leur affreuse visière ! » disait la mignonne Cloclo, qui montait souvent en croupe derrière l’un d’eux.

Louison s’ennuyait. Ses amis, le Bon Petit Diable, Petit Poucet et Peter Pan, avaient été mandés au loin et chargés des messages d’un puissant génie. Louison avait supplié l’Oiseau bleu de lui permettre d’être de la partie. Son protecteur avait refusé. « Trop de risques à courir, petit ami, avait déclaré l’Oiseau bleu en frappant amicalement le garçonnet du bout de son aile. Et puis, je pars demain pour un voyage avec votre père. Je ne pourrai plus veiller sur vous, ni de près, ni de loin. Mieux vaut demeurer dans ce camp où vous comptez de fidèles amis. Je partirai tranquille, allez ! »

Petite Poucette, heureusement, avait été appelée auprès de la princesse Aube. Elle lui servait de fille d’honneur ou de messagère. Aube écrivait chaque jour, une longue lettre, au duc Jean de Clairevaillance, son époux, en mission auprès du roi des Gnomes. Le duc avait confié Aube aux chevaleresques soldats du camp.

Pauvre petite princesse ! Comme elle eût préféré demeurer auprès de son père, le bon roi Grolo, mais la Fée Envie avait réussi à enfermer celui-ci dans les oubliettes de son propre château. Le duc Jean était arrivé chez lui, juste à temps pour retirer sa femme d’entre les griffes des serviteurs de la Fée Envie. À l’aide de son épée, il s’était ouvert un chemin à travers la forêt et avait bientôt installé sa femme sous l’une des tentes du camp. Les chevaliers étaient accourus pour présenter leurs hommages à la petite altesse dont les yeux bleus reflétaient tant d’effroi. Don Quichotte, le premier, déclara, en faisant force moulinets avec son épée, « que malheur arriverait à qui oserait toucher à un seul cheveu de cette gracieuse petite femme ». Les chevaliers présents dissimulèrent leurs rires, comme à l’ordinaire, en présence de ce grand pourfendeur, à la tête un peu folle, mais au cœur généreux. Néanmoins, en quittant la tente princière, eux aussi assurèrent Jean de Clairvaillance et la belle Aube de leurs profondes sympathies. Ils offrirent les services de leurs épées. Le jeune duc avait donc pu s’éloigner, au premier commandement de la reine des Fées, sans vraiment trop d’inquiétude.

Un cri de joie éclata soudain sous la tente de la princesse. Petite Poucette venait d’apercevoir Louison et Cloclo, qui s’approchaient lentement, avec gêne, de la tente. Petite Poucette eut vite obtenu de la princesse Aube, l’autorisation de faire entrer ses amis et de les lui présenter.

La gracieuse Altesse se dit heureuse de saluer en Cloclo et en Louison, enfants canadiens, de chers compatriotes. On causa doucement. Aube se tenait étendue sur un lit de camp, recouvert de velours blanc et vieil or. Une large peau d’ours blanc était jetée sur elle. Des roses rouges, nouvellement reçues, s’y trouvaient frileusement pressées. Partout, autour de la tente, des draperies de soie jaune et d’autres élégantes fourrures, étalaient leur blancheur ou leurs tons d’or. Elle-même, la princesse, était revêtue d’une tunique de soie crème, sous une mante d’hermine. Quatre magnifiques colliers de perles brillaient à son cou et sur sa poitrine. À un de ses doigts, étincelait un énorme rubis, unique bague qui parait ses mains délicates, toujours un peu frémissantes depuis son arrivée au camp. Cloclo demeura bouche bée devant la beauté d’Aube. Les grands yeux mélancoliques de la princesse l’attiraient comme un aimant. Que n’aurait-elle pas tenté pour plaire à cette royale jeune femme, elle, qui n’était pourtant qu’une petite fille sans pouvoir en ces contrées extraordinaires.

Louison ne se montra pas, non plus, insensible devant tant de grâce, mais une gêne insurmontable le paralysait. Il ne savait que dire, que faire, embarrassé de ses bras, de ses mains, de ses regards, qui cherchaient où se poser. Il aurait voulu fuir, mais cela, aussi, semblait à sa timidité une impossible entreprise. Tout à coup, il sentit qu’on le poussait légèrement dans le dos. Il venait de s’appuyer sur la toile de fond de la tente. Il se retourna et vit une main posée sur la lisière. Elle tenait un pli cacheté. Il prit machinalement ce pli, puis de nouveau intimidé, le roula entre ses doigts sans le remettre à la princesse à qui il était adressé. Mais alors, à quelle secousse nerveuse ne se vit-il pas en proie ? Un invisible personnage lui passait doucement, tout le long du dos, une mince canne de bambou. Il endura stoïquement, deux secondes, cinq secondes même, ce malaise d’un nouveau genre, puis, avec un cri, il roula, pris d’irrésistible hilarité, aux pieds de la princesse stupéfaite.

Cloclo se précipita. Elle se pencha. « Louison, oh ! Louison, qu’as-tu ? Ne ris pas ainsi, de grâce, devant son Altesse. Toi, si poli ! Louison, Louison, reviens à toi ! »

Louison se calma peu à peu, puis, se relevant, rouge et fort penaud, il tendit à sa sœur le billet de l’inconnu. « Cloclo, c’est pour Son Altesse, apprit-il dans un souffle, les yeux baissés. Et vite, ayant salué gauchement dans la direction de la chaise longue de la princesse, il courut se réfugier dans le coin le plus obscur de la tente. « Ah ! gémit-il, que je manque mes amis ! Petit Poucet et le Bon Petit Diable comprendraient, eux, mon embarras du moment. Ils m’aideraient à m’esquiver sans que personne ne s’en doute. Mais qui donc vient de me jouer ce tour ? Si je tenais le malotru je lui dirais entre les deux yeux : « Rira bien qui rira le dernier, l’ami ! » Ça n’était pas bête tout de même, et si peu méchant, ce moyen de me faire obéir, de m’improviser facteur. Je raconterai cela au Bon Petit Diable… Quand, hélas ! Ah !… »

Louison venait d’entendre un cri de joie s’échapper des lèvres de la princesse. Elle baisait le billet. Elle le relisait. Petite Poucette, avec sa discrétion ordinaire, s’affairait ici et là, avec Cloclo. Mais du coin de l’œil, toutes deux observaient la princesse.

La voix d’Aube s’éleva. « Venez près de moi, Poucette, vous aussi, petits Canadiens… Louison, regardez-moi… Voyons, pourquoi être si timide ?… Bien. Mon jeune ami, ce billet que vous me remettiez de façon si originale tout à l’heure, ne rougissez pas, je ne vous en veux pas, ce billet me cause un bien vif plaisir. Il est de mon mari. Le duc m’apprend qu’il a enfin mis la main sur un messager de confiance, un gnome, espiègle peut-être, mais si obligeant, rempli d’initiative et de courage »… Ah ! où donc se cachet-il, ce complaisant ami du duc ? Je voudrais le remercier et causer un peu avec lui. Louison, si vous alliez explorer les alentours de la tente. Il ne s’est pas éloigné, je suis sûre, l’excellent petit être. Il devine que je désire l’interroger sur mon duc bien aimé. »

VI

LE GNOME INCONNU



EENCHANTÉ, Louison se précipita au dehors. Il courut en sifflotant, ici et là. Il examina avec soin chacun des arbres qui se dressaient entre les tentes. Il entendit tout à coup un éclat de rire. Il semblait venir de sous la terre. Le garçonnet se pencha, l’oreille aux aguets. « Pstt ! pstt ! » cria tout près une voix de crécelle. Et Louison entendit chanter une voix chevrotante et comique : « Gosse, oh ! brave gosse, que j’aime que j’ai-ai-me ! Regarde, ici, ici, ici ! Gosse, oh ! brave gosse que j’aime, que j’ai-ai-me ! Regarde, regarde à tes pieds ! » Louison aperçut alors, assis sur la margelle d’un puits destiné au service particulier de la princesse, un singulier petit être. D’une taille de six pouces à peine, il avait une longue barbe blanche, des cheveux de neige sous un bonnet à gland, les traits parcheminés d’un vieillard, de petits yeux noirs, vifs, malins, inquisiteurs, qu’il cachait sous de gros sourcils blancs. De la bure grise recouvrait ce nain de la tête aux pieds ; à son dos, pendait une lourde poche ; sur sa poitrine, retombait une chaîne qui soutenait un sifflet ; enfin, un minuscule poignard en or massif était passé dans sa ceinture.

Louison s’empressa de tendre la main à cet étrange personnage, qui, bien vite, sauta sur le gazon. Durant quelques secondes Louison et le nain se regardèrent avec attention. Le garçonnet se mit à rire. Il était si amusant à observer, ce gnome, car c’était bien là un gnome, le frère de Cloclo se rappelait en avoir vu dans un film enchanté. Comme la main mignonne du petit vieillard tremblait. Elle se posait sur la garde du poignard, ou bien glissait lentement, très lentement, le long de la barbe. Peut-être ce gnome dérobait-il trop son regard ! Peut-être aussi, les minuscules narines, frémissantes, indiquaient-elles une nature avide, curieuse, cruelle… Mais comment ce bon gosse de Louison aurait-il deviné des nuances à peine perceptibles ? Comment surtout se serait-il méfié en présence de l’agréable nain qui venait de le divertir à ses dépens ? Car, il n’y avait pas à hésiter, il voyait bien là, la main qui lui avait tout à l’heure tendu un billet. Il la reconnaissait à la bague ornée d’un immense onyx noir entouré de diamants d’un feu extraordinaire. Puis, autre preuve, la badine qui l’avait fait bondir, rire, se rouler aux pieds de la princesse était encore là, passée dans la ceinture du gnome.

« Salut, Messire, ! fit Louison, à la fois très satisfait et poli. Quoique je ne vous aie pas été présenté, je vous dois déjà beaucoup. Me permettez-vous de prendre une honnête revanche, si l’occasion me favorise ? Mais cela serait irrespectueux pour vos cheveux blancs. Je ne dois pas y songer. Mon père me reprocherait d’en agir ainsi.

— Je vous le permets, si vous le pouvez jamais, petit ami.

— Merci. Vous me plaisez beaucoup, messire, beaucoup. Mais, dites, voulez-vous être assez aimable pour me suivre ? Son Altesse Royale, la princesse Aube, duchesse de Clairevaillance désire vous voir, s’entretenir avec vous. C’est vous, qui lui avez remis un billet du duc ?

— Oui, c’est moi, dit le gnome. Mais auparavant, petit, apprenez-moi votre nom. À mon tour, je puis vous dire : Hé ! hé ! vous me plaisez.

— Mon nom est Louison, et ma sœur que vous verrez tout à l’heure sous la tente, auprès de la princesse : Cloclo. Nous sommes des terriens en promenade chez vous. Malheureusement, la guerre a éclaté en vos contrées. Notre liberté en est beaucoup entravée, je vous assure. Nous sommes dans un danger constant, paraît-il. Messire, le croyez-vous, vous aussi ?

— Hum ! Il se pourrait. Même en ce moment. Et le gnome cligna de l’œil avec malice.

— Ah ! ah ! ah ! s’exclama Louison, que vous êtes plaisant ! En danger ! Nous serions en danger avec vous ? Allons donc ! Les taquineries vous sont faciles, messire.

— Vous croyez ? reprit le gnome, qui dissimula tout à fait son regard… Louison, reprit-il au bout d’un moment, et son air était confus à souhait, répondez-moi avec franchise, suis-je convenable pour me présenter devant votre belle princesse ? Vous riez ?… Je suis sérieux.

— Pardon, Messire, mais vous ne pouvez empêcher, hélas ! que je ne rie… Plus je vous regarde, plus je me demande si vous avez réellement l’intention d’égaler tant soit peu, nos beaux chevaliers, si richement vêtus ?… Bah ! fit soudain Louison d’un ton encourageant, en prenant la main du gnome dans la sienne, qui que vous soyez, et quelque apparence que vous ayez, ne craignez rien. Suivez moi, le cœur confiant. Voyez-vous, vous êtes curieux à regarder, amusant à écouter, sympathique au cœur, à cause de vos cheveux blancs, et surtout, songez-y, vous apportez à la princesse des nouvelles de l’être qu’elle chérit le plus au monde. Que faut-il de plus, pour que vous receviez la plus belle des réceptions ? Venez, venez, messire. Son Altesse s’impatiente, j’en suis sûr.

La jeune princesse se montra gracieuse, fort intéressée. Elle interrogea longuement le gnome sur le duc. Un détail l’intriguait.

« Seigneur, demanda-t-elle, pourriez-vous m’expliquer pourquoi le duc n’a pas signé et scellé de ses armes le billet qu’il a confié à vos soins ? C’est étrange et contraire à ses habitudes.

— Noble dame, répliqua le gnome, les yeux bas, votre époux se hâtait. Voyez-vous, la mission que venait de me confier le roi ne souffrait aucun retard. Le duc le savait. Il se serait reproché de me retenir auprès de lui au delà même de quelques secondes.

— Vraiment ?… Oui, cela est plausible pour qui connaît la courtoisie de mon époux. Alors, je dois trouver là, également, la raison du léger changement de son écriture, par ci, par là. Quand on précipite ses gestes, n’est-ce pas ? Votre mission est-elle remplie, seigneur, continua avec politesse la princesse ?

— Oui, noble dame. Je retourne en notre royaume. Mais, vous le voyez, je puis muser en route. La dépêche que j’ai envoyée, hier, à notre souverain, lui a déjà appris, d’ailleurs, les résultats de mes démarches.

VII

LE VŒU IMPRUDENT DE CLOCLO



MESSIRE Gnome, demanda soudain Cloclo, c’est bien, bien loin chez vous ?

— Non, ma belle enfant.

— On pourrait s’y rendre et en revenir vite ?

— Comment donc ? ma mignonne.

— Je veux dire, on partirait ce soir avec vous, et demain matin, vous pourriez nous ramener ici ?

— C’est toujours : oui, oui, petite.

— Cloclo, murmura à son oreille Petite Poucette, prends garde ! ne désire pas de telles choses. Ne parle pas avec ce gnome inconnu.

— Altesse, poursuivit Cloclo, en ignorant le conseil de Petite Poucette, si vous vouliez.

— Si je voulais quoi, ma petite Cloclo ? demanda celle-ci en souriant.

— Ceci. Ne pourrions-nous, Louison et moi, aller passer quelques heures chez le bon gnome, ami du duc ? Nous serions auprès de vous au lever du soleil, je vous le jure. N’est-ce pas, Louison, tu viendrais aussi ?

— Oui.

— Je n’ai pas autorité en la matière, fillette, ne le savez-vous pas ? Il faudrait demander cette permission à l’un des chevaliers du camp.

— Pourquoi, demanderions-nous cette permission ? fit soudain Louison, en se rapprochant du messager. Ce messire Gnome est un ami du duc. Nous nous promènerions sous son escorte, dans le voisinage du camp, puisqu’il ne demeure pas très loin de nous, ainsi qu’il le dit.

Le gnome, en ce moment, toussota, penchant très bas son corps. Comment pouvoir dissimuler autrement l’immense satisfaction qui le tenait et éclatait sur toute sa physionomie.

Les beaux yeux bleus de la princesse s’animèrent en écoutant Louison. Le gnome vit cela aussi.

— Seigneur Gnome, dit la princesse, dites-moi, le duc a-t-il parlé devant vous d’un prochain retour au camp ?

— Oui, Sa Grâce croit pouvoir y revenir dans un mois.

— Dans un mois ? Seulement ?

— Sa Grâce le déplore comme vous.

— Et puis, dites… et la princesse baissa un peu la voix, soudain craintive, est-ce bien exact ce que vous venez de déclarer à la petite Cloclo ? Nous pourrions aller chez vous ce soir, et en revenir au lever du soleil ?

— Facilement, oui, Altesse. Seulement, il faudra vous soumettre à certaines conditions que je serai au regret de vous imposer.

— Des conditions ! De vous à moi ! s’exclama la princesse, en se redressant, hautaine et triste.

— Que Votre Altesse me pardonne d’être irrespectueux. C’est bien malgré moi, murmura humblement le gnome. Il s’inclinait, reculait, prêt à prendre congé, après cette offense involontaire.

— Non, commanda la duchesse, ne partez pas. Je désire vous charger, au moins, d’une lettre pour le duc. Veuillez m’attendre un quart d’heure. Tenez-vous avec Cloclo, au fond de la tente.

— Avec plaisir, avec bonheur, Altesse, s’empressa d’acquiescer le gnome. Ah ! je vous en conjure, prenez tout le temps qu’il vous faut, ne suis-je pas le plus dévoué, le plus soumis de vos serviteurs ?

Le gnome se mit au port d’armes sur le seuil de la tente. Louison et Cloclo l’entouraient. Petite Poucette continuait d’observer ce qui se passait avec la plus vive inquiétude. Quel soupir de soulagement elle avait poussé lorsque la fière petite Altesse avait refusé de se soumettre aux conditions du gnome.

La princesse éleva de nouveau la voix. Elle venait de poser sa plume avec impatience.

« Seigneur Gnome, revenez près de moi, s’il vous plaît, dit-elle, un peu fébrile. Je reviens sur ma décision… Allons, répondez clairement à mes questions, et vous me verrez peut-être me soumettre aux obligations qui m’énervaient tout à l’heure… Pourvu que tout cela, pensa-t-elle, ne me fasse pas déroger à ma dignité, complètement, hélas !… Vous le voyez, reprit-elle, je puis sacrifier beaucoup à la douceur d’apercevoir le duc quelques instants. Et cela je le pourrai, n’est-ce pas ?

— Oui, Altesse, mais je crains de vous offenser de nouveau en répondant franchement à tout ce que vous me demanderez.

— Je serai juge. Ne vous troublez pas.

— Oui, Altesse, seulement…

— Assez, je vous prie.

— Bien, Altesse.

— Alors, seigneur Gnome, comme vous m’assurez de cette joie : voir, entendre mon époux, qu’exigez-vous en retour ? Qu’exigez-vous aussi de mes petits amis qui m’accompagneront, même Petite Poucette, qui le fera par affection pour ma personne, sinon par goût.

— Voici. Votre Altesse consentira-t-elle, dit le gnome, ainsi que ses compagnons, à revêtir des mantes de soie noire que je vais fournir à l’instant ; puis à s’endormir, ce soir, sur les civières que j’apporterai, en temps voulu, et enfin, à… se bander complètement les yeux ?

— Comment ? Je me banderais les yeux, moi ! dit Aube. Messire Gnome, ne savez-vous pas que l’on fusille les rois, les reines, les princes, les princesses sans les obliger à cette lâche précaution ? Alors, pour une simple promenade, comment voulez-vous que je consente à cette chose avilissante ? S’il faut fermer les yeux, vous le direz. Je le ferai. C’est tout.

— Pardon, Altesse, mille pardons, mais cette condition est in-dis-pen-sa-ble. Puis-je vous faire remarquer que le noble duc s’y conforme chaque fois qu’il vient chez nous ?

— Je ne puis croire cela.

— Cela est ainsi pourtant. Nul ne doit connaître le lieu de retraite des gnomes. La mort châtierait l’audacieux qui voudrait passer outre à cette défense.

Cloclo s’approcha de la duchesse : « Votre Altesse veut-elle m’écouter ? J’ai un plan. Il vous aidera à tout accepter, allez. Ce soir, vous vous endormirez enveloppée de la mante noire, sans bandeau sur les yeux. Dès que votre sommeil sera profond, je me lèverai, je poserai le bandeau, bien doucement sur vos beaux yeux que j’aime. De la sorte, vous n’en saurez rien, et vous aurez rempli la condition exigée. Que dites-vous, bonne Altesse, du plan de Cloclo ? Oh ! consentez à cela ! De grâce ! Vous irez voir votre bien aimé mari ; et Louison, Petite Poucette et moi visiterons les beaux souterrains des gnomes.

— Chère, chère petite Cloclo, cela ne me déplaît pas, en effet… Mais, dites encore, fidèle gnome, comme le duc ne doit, ni me voir, ni m’entendre, ni avoir le moindre soupçon de cette fugue, croyez-vous pouvoir arranger tout cela ?

— Certes, Altesse, je vous rendrai invisible.

— Alors, parfait, je consens à tout… Messire Gnome, éloignez-vous maintenant. Revenez lorsque les clairons du camp sonneront minuit. Une petite lumière rouge brillera à l’entrée de ma tente. Vous comprendrez par ce signal, que mes dispositions ne sont pas changées. Pénétrez alors sous la tente… et conduisez-nous au plus tôt où vous savez.

— Les ailes de l’amour vous y porteront tout autant que moi, noble princesse ! Merci de votre confiance ».

Le gnome se redressait lentement en répondant. Il lui fallait user de quelle prudence nuancée afin de ne pas trahir sa satisfaction. En un tour de main, il fit alors glisser la lourde poche grise de son dos. Il l’ouvrit. Il en tira quatre charbons qu’il frappa avec son poignard de quelques coups secs. À la surprise de tous, on vit le noir combustible se briser comme des coques d’œufs. Le gnome retira de chacun des charbons de minuscules voiles noirs. Ils s’enflèrent sous son ordre, puis s’allongèrent, rayonnèrent, et allèrent, enfin, tomber en se repliant aux pieds de la princesse.

« Voilà, Votre Altesse, les mantes qui auront l’honneur de vous envelopper, vous et vos petits amis. La soie de ces mantes a été tissée par les industrieuses et habiles filles du roi des gnomes. Qui pourrait se vanter d’en posséder d’aussi fines ? Dans la doublure d’hermine, vous le verrez, ont été glissés les bandeaux obligatoires… Au revoir, très gracieuse dame. À minuit, je reviendrai. Louison, vous sortez avec moi ?

Le garçonnet, encore bouche bée, d’admiration, suivit le gnome d’un pas vif. « Que de choses ne pouvait-il pas apprendre de ce nain-magicien ! Quel heureux hasard l’avait conduit au camp, un peu ennuyeux, des chevaliers ? Ah ! minuit ne viendrait jamais assez tôt, lui semblait-il ! »


« La figure de Don Quichotte exprima la stupéfaction la plus complète ». ◁Texte▷
 

VIII

LE CONVOI DE MINUIT



ÀL’INTÉRIEUR de la tente, Aube, songeuse, écoutait les doléances de Petite Poucette. Celle-ci refusait de prendre part à l’expédition et conjurait ses amis de se méfier de ce gnome inconnu.

— Petite Poucette, dit enfin Cloclo, tu n’arrives pas du tout à me convaincre. Ce petit vieillard a l’air très bon, très complaisant, fort amusant. Et puis cette randonnée dans des souterrains où nous verrons des montagnes d’or, d’argent, de pierres précieuses. N’est-ce pas, Altesse, que ce sera charmant cette excursion ?

— Je verrai le duc, ma bonne petite. Le reste m’importe peu.

— Hélas, Madame, gémit Petite Poucette, pourquoi ne pas attendre ici. Un mois est si vite passé !

— Tu trouves, mignonne ?

— Petite Poucette, reprit Cloclo, avec un peu d’impatience, je ne te comprends pas. Tu n’as pas l’habitude d’être rabat-joie.

— J’ai tort, je le sais. Je ne puis me défendre, voyez-vous, d’être très impressionnée au sujet de cette promenade.

— Petite amie, remarqua soudain Aube, puisque tu persistes dans ton refus de venir avec nous, voudras-tu donner l’alarme au camp, demain, à l’aube, si nous ne sommes pas de retour. Il y aurait lieu de s’inquiéter, en effet, si alors, nous n’apparaissions pas.

— Madame, Madame, que dites-vous là ? cria de nouveau Petite Poucette. Elle avait tressailli aux paroles étranges de la princesse. Vous aussi, croyez donc à un malheur possible ?

— Au contraire, Poucette, chanta la princesse, tandis qu’un sourire glissait sur ses lèvres. Je ne parlerais pas de tout cela avec sang-froid, si le doute m’effleurait. Vraiment, c’est à croire que tu rêves quelque mésaventure pour nous.

— Oh ! Altesse !

— Alors, reprends ta gaieté, mignonne. Songe plutôt à la grande popularité du duc auprès des gnomes. Et puis, aurait-il follement confié sa missive à un traître ?… »

Petite Poucette se tut tout à fait cette fois, onze heures sonnaient au camp. On y battit longuement la charge, puis tout devint silencieux.

Cloclo sautait de joie. « Onze heures, onze heures qui sont sonnées ! Plus qu’une heure à attendre. Regardez, Altesse, les civières sont là, au fond. Le bon gnome les a glissées doucement ici, tandis que nous causions… Mais il est temps de revêtir nos mantes noires. Voici la vôtre, Altesse !… Voici la mienne !… Oh ! la douce fourrure d’hermine au dedans… Petite Poucette, supplia encore Cloclo, change d’idée, viens avec nous, viens…

— Je ne le puis, Cloclo. Le chef de notre régiment d’enfants-fées, Peter Pan, viendra peut-être demain. Ma présence sera nécessaire. D’ailleurs, pour votre bien-être a vous aussi, il faut…

— Bien, bien, mignonne, interrompit doucement la princesse, fais à ton goût, n’est-ce pas ? Alors, puisque tu nous quittes, veux-tu allumer ce minuscule verre rouge, rempli de cire, et le déposer à la porte en sortant ?

— Avec plaisir, Votre Altesse.

— Viens m’embrasser au moins, méchante Poucette, avant de partir. Comme je t’en veux, va ! Comme je t’en veux, murmurait Cloclo, à l’oreille de sa petite compagne.

Quels soupirs poussa Petite Poucette en s’éloignant de la tente… Elle avisa bientôt un énorme chêne, situé à peu de distance. Elle se dit que l’une quelconque des branches de cet arbre lui servirait de poste d’observation. Car elle voulait être témoin de tout. Du départ de ses amis, à minuit sonnant ; des moyens de transport de ce gnome par trop mystérieux ; de la route, que celui-ci ferait prendre à son convoi ; de tout enfin, qui marquerait de façon spéciale cette secrète et dangereuse excursion.

Elle atteignit, une demi-heure plus tard, son abri, une grosse branche de chêne, à demi-hauteur de la terre. Ses petits pieds n’allaient guère vite, puis, quelle rude montée une fois au pied de l’arbre !… Enfin, toutes difficultés étaient résolues, elle n’avait maintenant qu’à attendre, confortablement nichée dans son coin. Elle se pencha. Il lui semblait entendre réciter avec feu. Quel chevalier sacrifiait ainsi aux muses ? Petite Poucette se pencha davantage et reconnut Don Quichotte de la Manche. Elle se mit à rire tout bas. C’est qu’il était original et si plaisant à voir, cet hidalgo, quoi qu’il fît, où qu’il fût. Pour le moment, revêtu de son armure, sauf son casque, posé à terre, tout près, il tenait d’une main son épée levée, et de l’autre un gros volume de chevalerie. Il pérorait et gesticulait, avec force, tout comme si un vaste auditoire eut pu l’entendre et l’applaudir.

Tout à coup, le Chevalier de la Triste-Figure, comme tous l’appelaient au camp, s’interrompit, et s’appuya au tronc de l’arbre. Sa figure exprima la stupéfaction la plus complète. Petite Poucette suivit son regard et aperçut au loin un étrange convoi. Il s’avançait dans la direction du chêne où elle se cachait. Elle reconnut bien vite le gnome inconnu, qui marchait en tête du cortège. Il encourageait de la voix et du geste ses vingt-quatre compagnons, des cyclopes divisés par groupe de huit. Chacun de ces groupes était chargé d’une civière étroite, elle-même recouverte d’un grand drap noir, dissimulant à merveille le genre de fardeau que l’on soulevait. Tous ces porteurs, vêtus de noir, légers, sautillants, fredonnants, semblaient ne pas marcher, glisser plutôt à travers la forêt, avec la plus étonnante rapidité. Ils passèrent près du chêne, où se trouvaient Don Quichotte, toujours bouche bée, et Petite Poucette, qui soupirait fort, en reconnaissant que ses imprudents amis avaient mis leurs plans à exécution. Mais, voici que Don Quichotte se remettait de sa surprise, saisissait son casque, et faisait mine de s’élancer à la suite du cortège. En un bond, Petite Poucette lui eût sauté sur l’épaule. Il fallait empêcher une intervention maladroite, mal préparée. Pour le moment, en tous cas, le plus sage était de mettre au courant de la situation la folle tête de Don Quichotte. Que n’entreprenait pas, ce noble champion, une fois ses sentiments protecteurs éveillés ? Et quels extraordinaires moyens de venir en aide ne trouvait-il pas le plus souvent ? Il fallait toujours y mettre de l’ordre, sinon, des ennemis pas du tout idéalistes, et au sens pratique, faisaient servir les moyens du chevalier à leurs fins, en riant bien fort de leur dupe déconfite.

Don Quichotte eut un sursaut en recevant sur lui le poids léger de Petite Poucette. Puis, devant la frimousse anxieuse de la fillette, il se mit à rire.

« Hé ! hé ! dit-il, ma jolie naine-princesse, quelle mouche vous pique !… C’est mal choisir votre moment pour me parler. Ne voyez-vous pas ce lamentable convoi là-bas ?… Je veux voler au secours de malheureux que l’on va assassiner, sans doute, dans quelque coin de cette forêt immense… Allons, petite, remontez sur votre arbre. Vous y étiez tout à l’heure, n’est-ce pas ?

— Seigneur Don Quichotte, ne me forcez pas à m’éloigner. Écoutez-moi quelques instants. Vous ne le regretterez pas. Ah ! comme vous pouvez être utile, en ce moment, aux amis imprudents de Petite Poucette !

— Tiens, ce seraient donc vos amis que l’on entraîne dans quelque guet-apens ?

— Hélas !

— Vous avez eu raison, en votre peine, ma petite enfant, de vous adresser à moi, l’invincible chevalier errant, dont l’épée s’attaque avec vigueur à tous les ennemis du bien, du bon, du beau… Vite ! Accrochez-vous à mon cou… Je vais aller réveiller mon couard d’écuyer, Sancho Panga. Il nous accompagnera. Il est là qui rêve aux anges, à deux pas d’ici. Son âne et mon admirable Rossinante, tous deux broutant l’herbe, sont près de lui. Comment, mon bébé, vous ne m’obéissez pas ?… Hum ! je tolère mal l’indiscipline. Qu’y a-t-il ?

— Monseigneur, un instant de conversation confidentielle est indispensable. Je vous en prie ?

— Petite, petite, pourquoi me retenir ainsi ? Ah !… voyez, le convoi a disparu. Où le retrouver maintenant ? J’ai bien envie de me mettre en colère et de vous administrer une petite correction méritée… Qu’avez-vous fait, mademoiselle ? Qu’avez-vous fait ? »

Le pauvre Don Quichotte désemparé, furieux, vexé, marchait à grands pas autour de l’arbre, secouant parfois la petite fille, mais sans lui faire aucun mal.

Petite Poucette laissa passer l’orage. Puis, elle parla et tenta de convertir Don Quichotte à ses idées. Pourquoi lui, le bon messire, le défenseur de tous les opprimés, n’irait-il pas sous la tente du Chevalier du Léopard, d’Ivanhoé, ou encore du bon seigneur Éthelbert de Tannenbourg ? Là, il raconterait ce qu’il avait vu, ce que lui avait ensuite révélé Petite Poucette. Alors avec les avis de ces braves, il conviendrait d’une excursion en forêt, qui assurerait le salut des amis de Petite Poucette.

« Que dites-vous de cela, messire ? Ah ! je vous en conjure, ne dédaignez pas mes humbles avertissements.

— Je ne dédaigne rien, ni personne, surtout ce qui vient de la faiblesse même… Enfant, vous me faites bien pitié ! Mon âme de chevalier tressaille.

— Alors, dit Petite Poucette, rayonnante de joie, alors monseigneur Don Quichotte, vous vous rangez à mon avis ? Vous ferez avec votre bonté ordinaire tout ce que je souhaite ?

— Non, ma petite, non. Un chevalier sans peur comme moi, et dont la vie est consacrée aux infortunés sans défense, n’a besoin ni de conseils, ni d’aide. Il entend la voix de son cœur, jointe à celle de sa conscience. Il obéit à sa vaillance. Il court, il vole au secours de l’innocent persécuté, du malheureux surpris sans arme, sans protection. Voilà… Et maintenant, vite, partons !

— Messire, messire, de grâce !

— Silence, princesse Poucette. Ou je vous laisse ici, dans la pire inquiétude qui soit. »

Ce disant, Don Quichotte marcha au pas de course jusqu’à l’endroit mousseux, où ronflait comme un bienheureux, Sancho Pança, son écuyer. Celui-ci se vit secouer fortement et sans relâche.

— Veux-tu bien sortir de ta torpeur, malheureux ? De pauvres êtres entourés d’assassins nous invoquent dans leur détresse. Je les entends… Ce sont des assassins, des assassins, misérables !

— Hein ! mon pauvre maître, on vous assassine, cria enfin le gros, gras et rose Sancho, en se frottant les yeux… J’y vais, Oh ! les canailles !

— Fol écuyer, va ! Tu comprendras mieux tout à l’heure. En selle ! Ton âne a plus de raison que toi, en ce moment.

— En ce moment ? Non, mon bon maître, toujours, répondit humblement Sancho, qui aida Don Quichotte à enfourcher solennellement Rossinante, plus efflanquée que jamais. Puis, il sauta lui-même sur le dos de son âne. C’est alors qu’il aperçut Peite Poucette, toujours juchée sur l’épaule du chevalier.

— Hé ! mon bon maître, qu’est ceci, s’écria-t-il ?

— Quoi ? Qu’y a-t-il encore, maraud ? Ne peux-tu me laisser à mes hauts projets d’offensive et de défensive ? Mes ennemis, cette fois, mordront toute la poussière de ce pays, je te le jure.

— Oui, mon maître. Mais alors, pourquoi vous faire accompagner en votre héroïque expédition, d’une Poucette comme celle que je vois près de vous ?

— Hein !… Ah ! oui. Je me suis laissé toucher par cet enfantelet, que veux-tu ?… Avec moi, d’ailleurs, qu’aurait-elle à craindre ?

— Rien, messire, certes ! Ô brave entre les plus braves des chevaliers !

IX

LES SORCIERS DE L’ÎLE D’ORLÉANS



MAÎTRE, ô grand preux, reprit bientôt Sancho Pança voyez donc qu’est-ce que ceci ?

— Ceci ? En face ? Une île, pardi. Tes yeux sont-ils à ce point bouchés, mon pauvre Sancho.

— C’est qu’on y mène un sabbat. Entendez-vous ? Voyez ces lumières, ces corps minuscules de damnés qui tournent en une ronde immense tout autour de la terre que vous appelez une île.

— En effet, dit Don Quichotte. Voilà qui est curieux. Ne crois-tu pas, Sancho, qu’on pourrait bien y maltraiter quelque bonne âme, en voie de perdition éternelle. Si nous tentions de la sauver, des griffes de Satan. Nous volerons tout de suite après, au secours des malheureux de tout à l’heure. Notre conscience n’en serait que plus heureuse, plus lucide, ayant fait au passage un acte méritoire de plus ?

— Gardez-vous bien de vous attaquer à Satan, mon maître. Cette rouge canaille ne ferait qu’une bouchée de vos projets chevaleresques…

— Sancho, tais-toi ! Tu te montres parfois trop indigne de ma condescendance. Fi donc ! Un chevalier craindre le prince des Ténèbres. Oublies-tu donc que mon épée possède dans sa garde des reliques de Monseigneur saint Michel, vainqueur éternel du démon !

— Messire Don Quichotte, dit soudain et fort doucement Petite Poucette, me permettez-vous de dire un mot, à mon tour, là-dessus ?

— Oui, mignonne. Mais je ne veux plus de contradiction à mes projets, par exemple. Nous irons dans cette île, je l’ai résolu. Nous mettrons fin à cet infâme sabbat de sorciers et de sorcières. Nous irons, dussions-nous n’en pas revenir.

— Comment traverserons-nous, mon maître ? Voyez quel large cours d’eau nous en sépare ?

— Il y aura bien quelque part, une barque et un passeur. Ne t’inquiète pas, âme sans vigueur, devant l’obstacle.

— Puis-je parler, messire ? demanda de nouveau Petite Poucette.

— Taisons-nous, Sancho, fit Don Quichotte avec solennité. La parole est donnée à notre éminente naine-princesse.

— Monseigneur Don Quichotte, dit Petite Poucette, je commence par admirer votre esprit de divination. Oui, c’est bien un sabbat de sorcières que vous voyez, se dérouler en ce moment sous vos yeux. C’est bien aussi une île qui sert de théâtre à ces sataniques divertissements. Monseigneur, bon Sancho, apprenez que nous sommes sur les rives du fleuve Saint-Laurent, et que, de l’autre côté de l’immense nappe d’eau canadienne, se dresse la fameuse île d’Orléans, appelée jadis, par les terriens de ces contrées, l’Île des Sorciers. « De qui tenez-vous tout cela, Poucette, me demandez-vous, sans doute ? » Voilà. C’est le papa très savant de Louison et de Cloclo, mes amis, qui m’a appris cela. Nous avons survolé très bas toute cette île, dans l’avion de l’Oiseau bleu, lors de notre arrivée au Canada. Nous nous hâtions d’atterrir aux environs du camp enchanté des chevaliers, le vôtre par conséquent, Seigneur. L’Oiseau bleu avait raison, combien raison de prononcer avec force votre éloge. Depuis que je vous connais et vous entends, messire chevalier, je ne puis que l’approuver fort, allez.

— Grand merci, princesse Poucette, cet hommage me va au cœur, s’empressa de dire Don Quichotte, qui s’inclina sur sa monture au risque d’en tomber.

— Grand merci pour mon illustre maître, ajouta de sa voix de stentor, Sancho Pança. Il ôtait son bonnet encore et encore, regardant avec admiration ce petit bout de femme diplomate. « Hé ! hé ! son chevaleresque seigneur se laisserait bientôt conduire par le bout du nez par cet être minuscule, il voyait venir cela. Les femmes sont des êtres bien étranges, bien mystérieux ! pensait-il tout bas. Que vaut la force de nos bras, ou de notre cervelle, en face de leur finesse ou de leur beauté ? Oui, qu’elles soient naines, comme celle-ci, ou colosses comme madame mon épouse, nous ne pouvons rien, rien contre elles, dès qu’elles se décident de n’en faire qu’à leur tête, là !…

— Alors, ma princesse, continua Don Quichotte, nous allons donc guerroyer contre les amis de Satan dans l’Île, dite d’Orléans ? Bien.

— Ne croyez-vous pas, messire, qu’il vaudrait mieux de ne pas perdre un temps précieux auprès de ces sorciers impénitents, dit la petite voix claire de Poucette. L’anxiété y perçait. La cause de mes amis souffrira peut-être de ce retard, Seigneur. Mais… s’empressa d’ajouter Poucette, en voyant Don Quichotte froncer les sourcils, faites comme bon vous semblera. Votre sagesse me donne pleine confiance.

— Qu’en penses-tu, Sancho ? Cette gentille petite serait heureuse si nous lui faisions le sacrifice d’un acte héroïque. Qu’en penses-tu ?

— Votre volonté sera la mienne, mon maître. Mais au fond, elle a raison, la Poucette. Satan et ses amis peuvent attendre. Tandis que les malheureux du convoi de cette nuit… Existent-ils encore seulement ?

— Oui, oui, dit Poucette c’est d’un guet-apens qu’il s’est agi, non d’une exécution, bon Sancho.

— Bien, bien, sage discoureuse, s’empressa de répliquer Sancho Pança. Nous ferons, mon maître et moi, selon votre désir. Mais… par exemple, maître, tout ce que je puis vous dire, c’est que si vous revenez bredouille de cette expédition, vous n’en entendrez plus la fin… Les femmes sont comme cela. Nos succès les rendent muettes et souples ; nos défaites, éloquentes, impérieuses et sans merci. Pensez-y, mon maître pensez-y bien.

— Sancho, remarqua Poucette en riant, vous n’aimez guère le sexe faible, je vois cela.

— Faible, faible ! Peuh !… Ça dépend du point de vue.

Don Quichotte semblait indécis. Le beau regard souriant que posait sur lui Petite Poucette l’engageait à se hâter, à faire ce que voulait cette enfant. Mais à cet instant, une voix grêle l’interpella de la rive, une voix moqueuse, harcelante, des plus irritantes.

« Ah ! ah ! ah ! disait la voix au loin, le beau paladin que voici ! Pourquoi ne pas l’inviter à notre sabbat ? Ce sera avec lui, ses compagnons et toutes ces montures efflanquées, un numéro magnifique à notre programme, un numéro de haut goût. Hourrah ! je vote pour une danse exécutée par ce long et squelettique hidalgo !… Ah ! ah ! ah ! que tout cela est ridicule ! Que nous allons nous en amuser ! »

Alors, Don Quichotte vit rouge. Il n’entendit plus rien. Éperonnant Rossinante, hurlant et vociférant à Sancho de le suivre, il bondit et atteignit bientôt le bord du fleuve. Il y trouva, comme par enchantement, barque et passeur. La traversée se fit avec une rapidité vertigineuse. En touchant à terre, Don Quichotte et ses compagnons se sentirent éblouis. Alors, en une seconde, des lutins et des cyclopes, en nombre incroyable, les entourèrent, les enchaînèrent, puis les entraînèrent au fond de l’île.

Les Sorciers de l’île d’Orléans accueillaient toujours ainsi, les hôtes imprudents qui leur survenaient vers l’heure de minuit.

X

LA CAVERNE BONTEMPS



LES captifs passèrent la nuit à soupirer et à faire de pénibles réflexions. Au petit jour, tous s’endormirent pour ne s’éveiller que tard dans la matinée. Don Quichotte remarqua que ses chaînes avaient disparu, celles de ses compagnons, également. Cela sembla inespéré. « Les sorciers de l’île d’Orléans avaient-ils donc essuyé quelque défaite durant leur sommeil ? He ! hé ! les Bonnes Fées, n’étant peut-être pas loin, avaient voulu accourir à la rescousse ». Don Quichotte rayonnait, redressait sa haute et maigre échine.

« Mon maître, dit avec crainte Sancho Pança, je devine vos pensées, mais ne partage pas l’espoir qu’elles vous donnent. Je ne vois en tout cela qu’une ruse nouvelle. Garons-nous !

— Pauvre Sancho ! Une fois de plus tu doutes du triomphe des bons sur les méchants.

— Maître, admirable défenseur des opprimés, si ce triomphe était une chose assurée en tous temps, en tous lieux, pourquoi vous imposeriez-vous la tâche de chevalier errant ?

— Tais-toi, Sancho. Le vulgaire ne peut pénétrer ces apparentes contradictions.

— Don Quichotte, vous avez raison, murmura Petite Poucette, en faisant la révérence, les bons ont toujours le dernier mot, pourvu que leur patience soit à la hauteur des événements. Mais en ce moment, puisque c’est nous qui sommes les bons, allons travailler à notre triomphe. Il en sera plus rapide.

— Bravo ! Poucette, comme tu sais parler, s’écria Don Quichotte, dans l’enthousiasme. Tu loges un esprit énorme en ton corps fluet.

— C’est pour cela qu’il s’en échappe, monseigneur. Il se sent à l’étroit, répartit en riant la petite.

— Et puis, Madame Poucette, continua avec philosophie Don Quichotte, vous êtes une femme. Les femmes aiment qu’on agisse, elles se moquent de la pensée.

— De la pensée, des penseurs, des Pança aussi, grimaça Sancho. Si mon impérieuse épouse était ici, ce qu’elle s’amuserait de nous voir prisonniers comme des rats en cette île maudite.

— Ne marmotte donc pas ainsi, Sancho. Garde le silence, ou élève avec fermeté la voix.

— Oui, mon maître.

— Monseigneur Don Quichotte, supplia Petite Poucette, si nous cessions de raisonner, si nous allions explorer l’île ?

— Oui, maître, ce poupon vous adresse une juste prière. Allons explorer l’île. J’ai vu fuir de belles outardes, hier soir. J’apporterai un sac quelconque pour entasser le produit de la chasse que je leur ferai. Ces émotions me mettent en formidable appétit. Je rêve de plantureux gibiers pour notre dîner.

— Écoute, Sancho, attrape des outardes, si le cœur te le dit. Je tolère ce passe-temps. Mais sois sûr que nous ne les mangerons pas en qualité de prisonniers. J’y engage mon honneur de chevalier. Les sorciers vont bientôt apprendre qui je suis. Je les défie de reprendre ce soir leur sabbat. Tu m’entends, Sancho ?

— Je vous entends, mon maître. Toute la catholique Espagne vibre en vos paroles. Elles sont comme toujours dignes du grand Cid.

— Au moins, Sancho, tu reconnais chacun des efforts vertueux de ton maître. Je t’en récompenserai largement un jour !

Petite Poucette avait repris sa place sur l’épaule de Don Quichotte. Ses yeux bleus, perçants et vifs, ne perdaient aucun détail de vue. Elle eut tout à coup une exclamation de détresse.

« Voyez, monseigneur, quelle tempête s’approche !

— En effet. Il fait froid soudain !

— Diable de pays ! murmura l’écuyer. Il faisait bon, hier.

— Les pays du Nord sont tous ainsi, expliqua Petite Poucette. Je suis une Danoise, moi, et puis parler par expérience.

— Que renferme alors ce nuage d’enfer, petite ?

Regarde, la lumière s’obscurcit, le vent gémit, il siffle, il hurlera bientôt. Le sais-tu, fillette, dis ? interrogea Don Quichotte.

— La neige va tomber, Monseigneur.

— La neige ?

— La neige, cria Sancho ? Qu’est-ce que c’est que cela ? C’est dangereux, la neige, brimborion ?

Petite Poucette rit de bon cœur.

— Ô pauvre Sancho, dit-elle, qui n’a pas encore vu la belle neige du bon Dieu ! Soyez tranquille. Elle va tomber avec abondance tout à l’heure. Elle recouvrira la terre d’un tapis blanc, qui deviendra éblouissant demain sous le soleil. Tenez… des flocons étoilés tournoient déjà autour de vous. Votre bonnet s’en orne, Sancho, et vous, monseigneur, la cape sous laquelle vous m’abritez avec bonté.

— Peuh ! gronda Sancho. Votre neige ne me dit rien qui vaille. Elle me gèle le nez sans cérémonie. Il fait un froid indigne d’un honnête Espagnol ! Ne trouvez vous pas, monseigneur ?

— À la guerre comme à la guerre, voyons mon ami. Quel douillet tu fais sans cesse ! Et puis, dis donc, — et le noble hidalgo se redressa, — est-ce d’un honnête Espagnol, de manquer d’héroïsme, où que l’on se trouve, quoi que l’on doive subir ? Tu me fais honte, Sancho.

— Pardon, maître, je déraisonne. Mais rappelez-vous qu’il est permis à un manant de réclamer un bon gîte, un peu de feu et quelque chose à se mettre sous la dent. À vous, bien entendu, ces faiblesses sont inconnues ».

La neige tombait toujours. Des brumes épaisses enveloppaient l’île. Bientôt la tourmente devint telle que l’on ne voyait pas à dix pas devant soi. La poudrerie aveuglait et étouffait. Petite Poucette aperçut, à quelque distance, une caverne spacieuse. Elle s’en réjouit avec ses compagnons. « C’est là sans doute, apprit-elle, la Caverne Bontemps dont nous a encore parlé, tandis que nous survolions cet endroit, le savant papa de Louison et de Cloclo. C’est un refuge inespéré. Hâtons-nous d’y entrer, monseigneur ».

En quelques enjambées, Don Quichotte et Sancho furent à destination. Ils s’enfoncèrent dans l’ouverture béante en se courbant très bas.

« — Ouf ! dit Sancho. Puisque nous devons jeûner, jeûnons à l’abri, n’est-ce pas, monseigneur ? » Et Sancho Pança tremblant, bleuissant, claquant des dents, se laissa choir dans un coin. Il ne souffla plus mot.

— Que cherchez-vous ainsi au fond de la grotte, madame Poucette ? demanda Don Quichotte, au bout de quelques instants de silence et de repos.

— J’ai entendu, monseigneur, un cri d’oiseau blessé. Je veux porter secours à ce petit être en détresse… Ah ! voici, le pauvre oiseau. Ses pattes sont brisées, une blessure saigne à son cou. Oh ! les vilaines sorcières, va. Elles l’ont sûrement attrapé cette nuit, et rejeté ici. Il vit encore… Ô douce petite chose ailée, confiante, docile, qui n’a pas craint, malgré le vent d’automne et le guet des lutins, de venir jusqu’ici. »

Et Poucette vint s’asseoir entre Don Quichotte et Sancho Pança. Elle posa sur ses genoux, avec des précautions infinies, la petite bête qui ne bougeait plus, mais ouvrait les yeux de temps à autre. Petite Poucette la considérait avec attention. Elle eut un cri soudain. Elle passa sa main, d’abord sous l’aile droite, puis sous l’aile gauche. Elle en sortit deux minuscules billets. Ils portaient son adresse. L’oiseau blessé, comme s’il n’eut attendu que ce geste de Poucette pour mourir, s’allongea, se raidit, puis retomba inerte, les ailes pendantes.

XI

LA LETTRE DU FILLEUL DU ROI GROLO



MADAME Poucette, ne vous gênez pas à cause de moi, dit Don Quichotte. Prenez connaissance de ce surprenant courrier. Je ne verrai, ni n’entendrai rien. Et voyez, Sancho, mon écuyer, dort comme un loir dans son angle.

— Non, monseigneur, je désire au contraire, que nous prenions ensemble connaissance de ces lettres. Un mauvais sort, nous lie en ce moment. Et puis, les conseils de votre cœur si noble, me seront précieux.

— Bien, Poucette, bonne petite fille, lisez.

— Monseigneur, ces deux messages me viennent du duc de Clairevaillance.

— Oui ? Du filleul de l’infortuné Grolo-le-Bon ? Je l’ai entrevu au camp, n’est-ce pas ?

— Tout juste. Voici ce que m’écrit le duc :

« Petite Poucette,

Tu es une fidèle amie de la princesse Aube, je l’ai appris. Je réclame donc ton aide, enfant, en mon malheur.

Sais-tu que ma femme bien-aimée a été enlevée du camp avec nos deux petits amis canadiens, Louison et Cloclo. Sais-tu que ce chagrin m’attendait dès mon retour auprès d’elle ? Je m’étais hâté pour arriver un peu plus tôt que la date fixée. Hélas ! quelle misère ! Aube était disparue, tombée entre les mains de nos ennemis. Que ne lui feront-ils pas souffrir ? Personne au camp ne comprend rien à cet enlèvement mystérieux. On m’a dit cependant t’avoir vue errer seule d’abord, puis, en compagnie de l’héroïque Don Quichotte et de son écuyer, en ce même soir fatal, dans les grands bois avoisinants. Ayant ce renseignement, j’ai résolu de t’écrire sachant que l’un quelconque des oiseaux du camp, tous des amis très chers de ta minuscule personne, parviendrait bien à te rejoindre, où que tu sois.

Je te crie ma détresse, Poucette, reviens au camp en hâte je t’en conjure, car tu as quelque chose à m’apprendre sur mon Aube chérie, je suis sûr. Tous les chevaliers me promettent leur aide dès qu’il s’agira de courir à la délivrance de nos victimes… Je ne veux pas échouer dans cette expédition, c’est pour cela, Poucette, que je prends tous les renseignements possibles sur l’attentat. Viens, Poucette, viens. Je t’attendrai deux jours seulement.

Et maintenant, lis comme moi, les larmes aux yeux, l’appel de ma petite Aube. Une ligne seulement, un « au secours » tu le vois, écrit avec son sang, et qu’ont signé aussi avec leur sang Louison et Cloclo…

Il n’est pas de douleur semblable à la mienne, Petite Poucette. Mon désespoir attirerait ta compassion si tu en étais témoin…

Heureusement, le papa de Louison et de Cloclo n’est pas de retour au camp, ni l’Oiseau bleu. Dieu veuille que nous puissions délivrer Aube et les petits terriens avant leur retour. Car quels reproches n’adresseraient-ils pas à mes compagnons d’armes ?

Petite Poucette, je te vois déjà en route, fais diligence, mais gare à nos ennemis, je te prie. Rapporte-moi fidèlement le mot d’Aube, petite, cette relique que j’ai baisée combien de fois !

Jean de Clairevaillance

Du camp enchanté des chevaliers »

Poucette, le cœur gros, acheva avec peine cette lettre ou plutôt ce cri de douleur du duc de Clairevaillance. Elle regarda ensuite le billet ! de la princesse que lui envoyait le duc, puis fit voir le tout à Don Quichotte.

Celui-ci frappait le sol du bout de son épée. Il dissimulait son émotion sous la colère.

« Qu’a donc pensé cette jeune femme de s’enfuir ainsi, sans demander avis à qui que ce soit… Pourquoi ne pas m’avoir appelé, moi le plus dévoué de ses Chevaliers servants ? Les femmes, fussent-elles des princesses, sont vraiment les êtres les plus inconséquents qui soient au monde. Comment être surpris si les tentateurs ont beau jeu près d’elles ?

— Oh ! monseigneur, vous ne croyez pas vraiment ce que vous dites… ?

— Si si, mignonne. Mais que fais-tu là ?

— Je me prépare à partir.

— Hein ? Par ce temps ? Et de quelle façon ? Et nous ? Crois-tu que nous te laisserons à la merci des flots ou d’ennemis probables ? »

Un sourire éclaira la figure de la petite fille.

« Oh ! que voilà de questions à répondre, monseigneur. Oui, je pars par ce temps. Je m’embarque sur une écorce de bouleau, et vogue la galère !… Ces flots en courroux, cet impétueux courant, ne feront que hâter mon retour. Oui, je partirai seule, Monseigneur, mais le cœur bien ému, bien reconnaissant de votre offre d’appui. Il serait dangereux, vous le savez bien, de partir en nombre. Je vous en prie ne me retenez pas… Au revoir, monseigneur, avertissez Sancho de tout ce qui s’est passé. Inutile de le réveiller. Il dort trop bien.

— Adieu, Poucette, cher petit cœur fidèle. Nous nous retrouverons bientôt. Je ne moisirai pas ici. Le temps de donner une leçon à la bande infernale qui infeste l’île d’Orléans, la nuit, et je te saluerai de nouveau à notre camp… Poucette, Poucette,… un mot encore ! Oui, oui, je me dépêcherai. Dis au duc de Clairevaillance qu’il compte sur mon fraternel appui. Je ferai partie de l’expédition chargée de délivrer la princesse et ses compagnons. Ne t’impatiente pas, petite. J’ai fini… Adieu ! adieu ! »

Mais Don Quichotte qui suivait des yeux la mignonne Danoise, la vit trébucher sous le poids de l’écorce qu’elle venait d’arracher à un bouleau. Il accourut. Il plaça l’écorce à sa ceinture, Petite Poucette sur son épaule, en disant avec autorité : « Pas de résistance, enfant. D’ailleurs, en vrai soldat, je te conduis au pas de course à la grève. Donc, tu y gagnes de toutes façons ».

Don Quichotte, ayant assisté au départ de Petite Poucette, s’en revint fort lentement. Il voyait « la brunante » descendre, sur l’île gémissante. Il se remontait le courage, en vue d’une lutte prochaine avec les Sorciers. Il caressait la garde de son épée remplie de reliques. Il contemplait avec satisfaction le médaillon suspendu à une chaîne d’or massif qui ornait sa poitrine. Là aussi, il y avait maints souvenirs des lieux saints : « Je suis immunisé contre les entreprises diaboliques, grâce à ces objets, pensait-il, malheur à qui essaierait de me les enlever ! »

Comme il approchait de la caverne Bontemps, une sourde rumeur atteignit ses oreilles. Des rires, des jurons, des coups, des danses, se devinaient. « Que peut signifier ce vacarme ? s’exclama Don Quichotte, tout de suite en alerte. Les Sorciers n’apparaissent que sur l’heure de minuit. Quels sont ces nouveaux adversaires ? »


« Ils disparurent dans les airs avec une rapidité vertigineuse ». ◁Texte▷
 

XII

SANCHO PANCA FAIT UN TOUR
DE CHASSE-GALERIE



UN renversant spectacle s’offrit bientôt à sa vue. À droite de la caverne un groupe de bûcherons, des athlètes, vociféraient, chantaient, se lutinaient. Au milieux d’eux Sancho Pança riait aux éclats. Il esquissait avec ceux-ci un pas de danse, avec ceux-là, au contraire, échangeait un solide coup de poing ou un croc-en-jambe victorieux. Don Quichotte ne pouvait en douter, son fidèle écuyer s’amusait ferme en ce moment. Mais ce qui intrigua le chevalier de la Triste-Figure, ce fut d’apercevoir immobile au-dessus d’un arbre un long canot qui lui sembla rouge comme du feu. Rien n’attachait cette mystérieuse embarcation à l’arbre ni au sol. « Il y a là-dessous un nouveau piège satanique », en conclut Don Quichotte. Gare à ce que nous dirons ou ferons. Allons-y en douceur d’abord. Ces hommes robustes ne feront qu’une bouchée de mon pauvre personnage. Ce qu’ils doivent assommer proprement, ces géants-là ».

Sancho Pança, à la vue de son maître, quitta ses compagnons et s’approcha l’air un peu penaud.

« Que veut dire tout ce chahut, maraud ? questionna Don Quichotte, avec sévérité.

— Rien de grave, mon maître, ces bûcherons sont des Canadiens mécréants, chose assez rare en leur pays, paraît-il. Ils viennent des bords de la Gatineau, une rivière assez loin d’ici. Ils sont accourus nous rendre visite à bord de la plus singulière embarcation. Cela s’appelle, dès qu’on navigue dans les airs, sur cette sorte de canot faire de la chasse-galerie. Tenez, vous pouvez apercevoir un de ces canots, amarré au-dessus de l’arbre, tout près d’ici. Oh ! Mon maître, ce que c’est original tout cela, vous n’avez pas d’idée.

— Très bien, répondit l’hidalgo, sans sourire de l’enthousiasme naïf de Sancho. Maintenant, fais tes adieux à tes amis d’occasion. Suis-moi à l’autre bout de l’île. Je suis inquiet de Rossilante. Si on allait me l’enlever, grâce à quelque tour démoniaque ?

— Pardon, mon maître, reprit avec embarras Sancho, mais… mais… je voudrais…

— Pourquoi répliques-tu, ainsi, Sancho ? J’aime à être obéi sur l’heure, tu le sais ».

Un bûcheron, de plus de six pieds de taille, une hache à la main, un pistolet à la ceinture vint se placer près de Sancho.

« Seigneur, dit-il, cet homme, que vous appelez votre serviteur, n’ose pas vous apprendre qu’il a accepté de faire avec nous, cette nuit, un petit tour de « chasse galerie ».

— Il ne le peut sans ma permission.

— Vous me l’accorderez, mon bon maître ? Je vous en prie, je vous en supplie, implora Sancho.

— Écoute, Sancho, t’ont-ils promis ce plaisir sans poser de conditions ?

— On m’impose quelques petites grimaces, c’est vrai.

— Tu n’es pas juge de leur gravité ou de leur insignifiance, Sancho. Que t’ont-ils obligé de faire ou de ne pas faire ?

— J’aimerais autant ne pas vous le dire, maître. Laissez-moi libre pour une fois d’agir comme bon me semblera.

— Comment, tu essaies de m’endoctriner, de me faire voir moins clair en mon âme et conscience ! Sancho, ton maître t’ordonne de parler.

— Eh bien, il s’agit seulement pour avoir le plaisir de se promener dans les airs, de déposer en lieu sûr, au départ, les objets religieux que l’on a sur soi. Durant tout le voyage il faut se garder aussi de ne pas prononcer le nom de Dieu. Comme vous voyez, il n’est pas question de renier ma belle foi d’Espagnol mais simplement de me dégarnir un peu, et de garder quelque temps le silence.

— Sancho, pauvre Sancho, tu ne vois donc pas la finesse du diable se faire jour en tout ceci. Si tu pars, tu ne reviendras peut-être plus auprès de moi. Prends garde !

— Bah ! Sommes-nous plus en sûreté, ici mon maître, au milieu des sorciers, des sorcières, des lutins et de tous leurs maléfices possibles.

— Nous y sommes venus pour les combattre, non pour pactiser avec eux. Nous n’y restons pas volontairement, non plus.

— Mon maître, je ne suis pas de force à raisonner avec vous, vous le savez bien. Mais je le répète, je ne vois aucun mal à m’aller promener avec ces gens, quand même ils seraient un peu…, un peu mécréants ! »

À ce moment, les bûcherons mécontents, se rapprochèrent. En silence, ils se saisirent de Sancho Pança, le dépouillèrent de tout objet pieux, puis le ligotèrent. À vrai dire, Sancho fit peu de résistance, même il sembla à Don Quichotte, qui en soupira de vexation, qu’il échangeait un clin d’œil malicieux, avec l’un des bûcherons.

Fort poliment, avant le départ, l’un des assaillants vint saluer le chevalier de la Manche.

« Si vous voulez venir avec nous, seigneur à la lugubre tête, dit-il, il en est temps encore. Vous savez, par exemple, ce que nous exigeons en retour.

— Arrière, perfide, impie, briseurs d’images saintes, misérable séducteur ! tonna Don Quichotte. C’est à moi que vous osez parler ainsi, à moi qui cultive en mon cœur, toutes les fiertés de l’Espagne et de la chevalerie chrétienne. Vous avez berné mon écuyer faible d’esprit et de conscience. C’en est assez, je vous rentrerai mon épée dans la gorge en châtiment de votre crime. En garde ! »

Mais le bûcheron, Sancho Pança, et tous les autres furent en un instant hors de la portée du chevalier. Soulevés de terre, déposés dans le canot flamboyant, ils disparurent dans les airs avec une rapidité vertigineuse. On entendit durant un moment des rires, des jurons, des chants, des cris. Parmi ceux-ci revenait le cri habituel poussé dans les tours de chasse-galerie : « Acabri, acabra, acabram ! » Puis l’écho alla s’affaiblissant, s’éteignit. Un silence lourd enveloppa l’île.


« Don Quichotte vint s’incliner à quelques pas de l’apparition. » ◁Texte▷
 

XIII

LA DAME BLANCHE
DE LA CHUTE MONTMORENCY



DON Quichotte resta donc seul, à la nuit tombante dans un coin ignoré de l’île d’Orléans. Il frissonnait. Il regardait de tous côtés. Il s’assurait que personne n’était témoin de ces mouvements d’involontaire appréhension. Hé ! les plus courageux chevaliers avaient connu, comme lui ces frémissements de la chair, précédant parfois les beaux gestes d’héroïsme.

Le chevalier se redressa soudain et tira son épée du fourreau. Il en caressa la lame fine. « Qu’avait-il à craindre, fallait-il se le répéter encore, avec cette arme, victorieuse de tant de combats sacrés ? » Il la tint avec fierté au bout de son bras, la faisant étinceler sous les rayons de la lune. Celle-ci avait fini par écarter, puis par chasser les nuages d’orage. L’air en semblait adoucie. Nonobstant la neige, tout promettait une nuit douce, claire, agréable.

Don Quichotte se mit à marcher à grandes enjambées, afin d’établir en ses veines une généreuse circulation. Il se trouva bientôt sur la grève, à l’une des pointes extrêmes de l’île. Ses yeux se portèrent avec admiration sur une chute d’eau qu’il voyait briller et chanter de l’autre côté de la rive. « Oh ! le long, le ravissant ruban d’argent liquide ! se dit-il. Il a la blancheur du lait qu’on vient de traire. Avec quelle abondance, il se répand, tout en fumant et en bouillonnant d’aise !… Magnifique !… Merveilleux !… Divin !… Ah ! »

Don Quichotte venait d’apercevoir, se tenant à peu de distance, une gracieuse ombre blanche. Elle allait, venait. Ses longs cheveux noirs étaient dénoués. Ses petites mains se tordaient avec angoisse. Des gémissements de colombe sortaient de temps à autre des lèvres exsangues. Ces plaintes se mêlaient, se confondaient avec le grondement sourd de la chute.

Toujours courtois, Don Quichotte vint s’incliner très bas, à quelques pas de l’apparition : « Madame, dit-il, qui que vous soyez, laissez-moi vous offrir mes hommages. Aussi l’appui de mon invincible épée. Quelle douleur semble la vôtre ! Ne puis-je vous soulager ? Que ne donnerais-je pas pour vous tirer d’une détresse que mon âme chevaleresque peut à peine supporter. Je vous en prie, madame, ayez confiance en le dévoué serviteur que vous avez en moi. Parlez. Qui vous a fait ce mal ? »

L’ombre gracieuse s’immobilisa avec surprise. Puis, elle s’enveloppa dans ses longs voiles légers. « Chevalier au noble cœur, dit-elle, sa voix était mélancolique, un peu traînante, assez distincte, que faites-vous ici, à pareille heure ? Vous êtes seul, je le vois. Éloignez-vous, de grâce, tandis qu’il en est encore temps. Minuit va sonner. Ne le savez-vous pas ? L’île appartient alors aux sorciers et à leurs maléfices. Malheur, malheur vous arrivera si vous ne vous enfuyez !

— Comment, jeune et belle dame, répliqua Don Quichotte fort vexé, vous paraissez injustement traitée et je m’éloignerais sans essayer de vous porter secours ! Vous ne me connaissez guère. Je suis Don Quichotte de la Manche, madame, un chevalier errant, venant d’Espagne, et dont la mission consiste à rechercher l’infortune pour la soulager ou la guérir. Aussi bien sachez que je ne cède jamais la place que je n’aie réduit mon adversaire à crier grâce.

— Oh ! Monseigneur, que d’inutiles paroles, quoique partant d’un grand cœur et qui sait s’émouvoir. Vous ne pouvez rien à mon malheur, bon paladin, croyez-le. Ne Suis-je pas la Dame blanche de la chute Montmorency ! Éternellement, je dois errer la nuit sur ces rives qui virent mon désespoir et… mon coupable suicide.

— Madame est-ce possible ? Pourquoi ? Dites-le moi si vos lèvres ne sont pas scellées à ce sujet ?

— Compatissant seigneur, pourquoi veut-on mourir lorsque vingt printemps fleurissent votre front ?… Celui que j’aimais plus que moi-même n’existait plus. Il était mort, tué dans une guerre horrible de conquête. Il était parti à jamais… à jamais, ô douleur !… Et moi, moi, je vivais encore, je revoyais le soleil, je m’enveloppais de sa chaleur, mes yeux reflétaient la grâce des matins, la douceur des soirs… Misère et tristesse !… Non, non, je ne pouvais plus désormais supporter le fardeau d’une vie solitaire, traversée d’alarmes… En un beau soir d’été, je me précipitai dans les flots de la chute Montmorency. Écoutez la chute argentée, mugir et se désoler là-bas. Elle grondait avec la même voix, à l’instant de mon trépas. Ô souvenirs, souvenirs de ma tragique agonie, comme vous me poursuivez !

— Malheureuse enfant, votre sort me navre, me fend le cœur ! murmura Don Quichotte en cachant sa figure entre ses mains.

— Partez, monseigneur, reprit l’ombre. Je vous en supplie. Voyez, là presque à vos pieds, une barque s’en va à la dérive. Saisissez-la ! Hâtez-vous !

— Ah ! ah ! ah !… s’esclaffa soudain une voix stridente tout près d’eux. Ombre de ma petite réprouvée, retire-toi |… Trop tard, tes conseils arrivent trop tard. C’est moi qui commande ici… Minuit sonne ! Minuit sonne ! »

Don Quichotte se trouva debout, l’épée levée. Il voulut s’élancer à la suite de la Dame blanche qui disparaissait avec un long cri d’angoisse. Impossible ! Un cavalier de haute taille, vêtu de fin drap noir, le chapeau enfoncé sur les yeux, les mains invisibles sous de larges gants noirs, s’interposa en saisissant le bras gauche du chevalier.

XIV

LA PRISE DE DON QUICHOTTE



HALTE-là, l’ami ! prononça le cavalier noir avec autorité. Vous êtes en mon pouvoir.

— Pardon, monsieur, répliqua Don Quichotte, en se redressant avec fierté. Je ne me soumets qu’à Dieu, et… au roi.

— À mon regret, attendez-vous à quelque surprise là-dessus, monseigneur.

— Qui êtes-vous, monsieur ? Je tiens à le savoir avant de vous demander raison de votre impudence.

— Qui je suis ? Ah ! ah ! ah !… Respirez cette odeur de soufre… Voyez ces vêtements sombres… ces longs doigts, ces… griffes !…

— Satan ! murmura Don Quichotte, en reculant un peu, la main sur la garde de son épée où s’enchâssaient des reliques.

— Oui. Un prince après tout, le prince des Ténèbres, et d’assez bonne lignée pour me présenter avec aise devant le haut et puissant seigneur Don Quichotte de la Manche, honneur et gloire de toutes les Espagnes.

— Alors, monseigneur Lucifer, dégainez. Ma sainte et fidèle épée saura bien vous mettre en fuite.

— Ah ! ah ! ah ! Chevalier de la Triste-Figure, je suis désarmé. Je suis venu à vous en qualité de promeneur. Vous n’oserez jamais vous en prendre à un être qui ne peut se défendre ! D’ailleurs, tout en ayant l’œil sur vous, je m’éloigne, je cède la place à mes amis les sorciers, les lutins, les feux-follets. Leur sarabande commence. Voyez au loin, les mille feux et les lueurs phosphorescentes qu’ils entraînent avec eux.

— Je saurai bien empêcher ces danses scandaleuses. De par monseigneur Saint Michel…

— Chut ! Pas ce nom devant moi, interrompit le cavalier noir, en proie à une vive agitation.

— Arrière alors, Satan, arrière !

— Mes beaux chevaliers, prononça soudain tout près d’eux, une voix chevrotante, ne m’aiderez-vous pas à porter quelques-uns de mes fagots ? Je n’en puis plus. »

Une vieille femme, suant, soufflant, geignant, toussotant, se dressa devant les deux interlocuteurs.

« Comment, bonne mère, s’empressa de répondre Don Quichotte, avec le plus vif plaisir. Que mon compagnon ne s’en mêle pas, par exemple. N’ayez nulle confiance en lui, ma pauvre femme… Je ne vous dis que ça ! »

Le cavalier noir, du reste, s’était empressé de s’éloigner, non sans avoir, à l’insu de Don Quichotte, échangé un coup d’œil malicieux avec la vieille femme.

Le Chevalier s’empara des deux plus gros fagots. Afin de les installer plus sûrement sur son dos, il posa sa longue épée à terre, tout près. Hé ! hé ! que ce bois sec était lourd, embarrassant… Sa chaîne et son médaillon d’or s’accrochaient aux petites branches garnies d’épines. La vieille femme se rapprocha, regarda et retint un sourire de triomphe.

— Qu’y a-t-il, charitable monsieur ? demanda-t-elle d’une voix tremblante à souhait.

— Je n’arrive point à retirer ma chaîne de ces singulières épines.

— Laissez aller votre chaîne, monseigneur. Puis abandonnez-moi ce vilain fagot. Je suis habituée à corriger ces misères. Je délivrerai votre joyau et vous le remettrai. »

— Bien, acquiesça Don Quichotte, en obéissant. »

Hélas ! Don Quichotte eut à peine cédé à cette invitation de la vieille, une sorcière déguisée, qu’il se trouva entouré de lutins, de feux-follets aveuglants, rouges, verts, jaunes. À quelques pas, le cavalier noir réapparaissait et joignait son rire à celui de la vieille femme. Tous deux pointaient du doigt l’épée et la chaîne du chevalier, objets bénits qui les avaient empêchés d’avoir plus tôt raison de Don Quichotte. Plus au loin, la Dame blanche de la chute Montmorency balançait tristement ses longs voiles.

Le sabbat des sorciers commença alors et battit son plein. Quelle course furieuse et flamboyante tout autour de l’île ! Impuissant, transi, triste à mourir, Don Quichotte ferma les yeux… Il les rouvrit bientôt. Il vit avec surprise Rossinante arrêtée tout près de lui. Des lutins lui mettaient une selle enduite d’un vernis collant ; d’autres, lui passaient en même temps autour du cou des rênes gluantes, où brillaient ici et là de petits clous rougis, tout brûlants.

En un clin d’œil, deux sorciers se furent emparés de Don Quichotte, l’eurent placé sur le cheval et eurent donné des ordres à quatre lutins qui se placèrent deux en avant et deux en arrière du chevalier ahuri.

« Vous avez bien compris mes instructions, canailles ? dit d’une voix caverneuse l’un des deux sorciers. Allons, je vous les répète encore une fois. Vous vous mettez, sur l’heure, en route pour la caverne du Lac Saint-Jean. Vous brûlez les étapes. Vous galopez au-dessus de la terre et des eaux. Avant l’aube, souvenez-vous en, vous devez être à destination. Sinon, malheur à vous, comme à votre idiot de captif ! La sorcière d’Haberville vous attend en compagnie de ce messire. Ne doit-il pas servir, à certaines fins que seule notre sorcière connaît ?

— Misérables démons ! » hurlait intérieurement Don Quichotte qui ne pouvait élever la voix à cause du bandeau serré qui lui entourait la figure.

Pan ! Pan ! Deux affreux coups de rênes sur le cou de Rossinante, et voilà nos voyageurs soulevés dans les airs. Quel galop fantastique ! Don Quichotte se sentait inquiet, quoique nullement effrayé. Qu’allait-on faire de lui, là-bas ? Quelles étaient ces fins auxquelles on l’emploierait ? Bah ! on pouvait, certes torturer son corps mais que pouvait-on contre son âme de croyant ?… Et cette caverne du Lac Saint-Jean, qu’était-ce cela ? Une antichambre de l’enfer, sans doute ? En tout cas, elle ne devait pas beaucoup différer, au point de vue des habitants, de ceux de l’île aux Sorciers. « Ah ! si je puis sortir indemne de cette noire expédition, quelle victoire n’aurai-je pas remporté sur d’innombrables esprits infernaux, se dit Don Quichotte ». Puis, son optimisme prit malgré tout le dessus. « Rira bien qui rira le dernier, ô mes diaboliques assaillants ! conclut-il. Mon dernier mot n’est pas dit, ni accompli, non plus, le dernier geste de vaillance de Don Quichotte de la Manche. Je prendrai bien, un jour, ma revanche. Je délivrerai alors cette belle île d’Orléans, de tous les esprits d’enfer qui l’infestent ! »

Rossinante, durant ce monologue, galopait, galopait. Elle écumait, saignait, hennissait, affolée par les cris continus des lutins, mis en gaieté par cette course nocturne imprévue.


« Messire Polichinelle apparut ». ◁Texte▷
 

XV

MESSIRE POLICHINELLE EN QUÊTE
D’UNE VENGEANCE



DEPUIS une semaine, la belle Aube habitait un obscur couloir de la caverne du Lac-Saint-Jean. On l’avait enfermée sans l’entourer auparavant du moindre confort. Louison et Cloclo avaient été conduits dans une pièce voisine après avoir été non moins rudement traités. Toute communication avait été interdite entre les captifs. Parfois, le soir, Aube entendait les plaintes de Cloclo, auxquelles se mêlaient les cris d’indignation de Louison.

Depuis une semaine également, la douce princesse, anxieuse, les yeux pleins de larmes, se tenait penchée sur un petit enfant que le ciel avait mis, dès la première nuit de son arrivée, entre ses bras tremblants. Oh ! qui aurait prévu pour ce descendant d’une lignée de rois puissants, pour ce fils adoré à l’avance du duc de Clairevaillance, une aussi humble, solitaire et périlleuse naissance ?

Deux fois le jour, la gardienne de la princesse, la Sorcière d’Haberville, soulevait la pierre d’entrée. L’insulte à la bouche, elle pénétrait. Elle déposait sur un roc énorme servant de table, un cruchon d’eau, du pain noir, et une nouvelle torche fumante. Elle faisait ensuite le tour de la caverne. Elle regardait partout avec méfiance.

Jusqu’ici, la princesse avait pu dissimuler, sous un coin de sa paillasse, placée au fond de la pièce, le bébé endormi. Elle frémissait à chaque nouvelle visite. Elle n’osait rien conjecturer sur ce qui surviendrait au premier cri poussé par le petit innocent. Tout ce qu’elle pouvait affirmer, c’est qu’on lui enlèverait la vie plutôt que de permettre qu’on touchât même à un petit doigt du tendre agneau, qui était tombé, un soir, au milieu de loups dévorants.

Un matin, à l’aube, alors que la princesse se penchait à son ordinaire sur la mince figure de son fils, elle entendit près d’elle fuser un rire aigu. Au même moment, une lourde pierre se détachait de la muraille et tombait presque à ses pieds.

La princesse se trouva debout, étouffant un cri d’épouvante. Puis, non sans maladresse, vivement, elle vint se placer devant son fils qui s’éveillait en geignant.

Le rire reprit. Messire Polichinelle apparut dans le trou béant du mur. Il regarda, puis sauta dans la pièce et s’approcha de la princesse, joyeux et sautillant, une chanson sur les lèvres. Il s’inclina profondément. On n’aurait su vraiment, à la cour du roi Grolo, se montrer ni plus respectueux, ni plus gracieux.

« Madame, dit-il, sachez-le tout de suite, vous n’avez rien à craindre de moi. Vous avez en l’humble seigneur Polichinelle le plus dévoué comme le plus difforme de vos serviteurs. Voyez, je ne vous demande en ce moment que cette faveur : vous venir en aide. Vous êtes une fière et noble dame, je le vois. Mais justement à cause de cela, vous voilà plongée dans une peu commune détresse. Des ennemis féroces, assoiffés de vengeance, vous entourent, vous épient. Mais… qu’entends-je ? Ciel ! Un enfançon ! Ici !

— Chut ! messire Polichinelle ! Vous surprenez mon douloureux secret. Oui, celui que vous apercevez là, sur cette paillasse humide, enveloppé d’un manteau de bure, c’est le fils du duc de Clairevaillance, le petit-fils du riche et puissant roi, Grolo-le-bon.

— Oh !… Que Votre Altesse me pardonne ! Je me suis présenté trop cavalièrement devant elle tout à l’heure. Car c’est bien à celle que l’on appelle la belle princesse Aube que j’ai l’honneur de parler, n’est-ce pas ? Je lui offre de nouveau, de tout cœur, l’appui de mon être chétif, sans grâce, mais non sans ressources d’esprit, non sans d’énormes sacs à malice, allez, !

— Merci, messire.

— La lutte sera dure, Madame, plus dure sans doute que vous ne le prévoyez. Voyons, vous vous doutez bien que cette vieille peste de sorcière. Oh ! pardon, Votre Altesse, mais je tiens voyez-vous, à cet affectueux vocabulaire, vous pressentez bien qu’une telle canaille parcheminée ne traitera pas en douceur votre royal poupon.

— Messire, de grâce !

— Hélas ! Votre Altesse doit regarder en face son malheur.

— Mais, n’y auraitil pas moyen, que la Sorcière ignore cet événement quelques temps encore ? Vous m’offriez votre aide tout à l’heure.

— Je vous supplie de nouveau de ne pas la refuser.

— Eh bien, voulez-vous vous employer à cacher à tous la naissance de mon enfant ? D’ailleurs, le duc, mon époux, va sûrement tenter quelque projet de délivrance. C’est l’affaire de quelques jours, peut-être.

— J’ai grand’peur, Votre Altesse, que Monseigneur le duc, au contraire, n’arrive trop tard. Je suis même. étonné que les sortilèges de notre méchante gale ne lui aient pas encore révélé la venue de ce jeune hôte.

— Que faire alors, mon Dieu ? que faire ?… Ô pauvre brebis innocente ! Mes bras ne pourront te presser longtemps !… Messire, messire, vous ne songeriez pas à autre chose…

— Votre Altesse veut-elle m’accorder sa confiance, sa pleine confiance, quoi qu’il arrive, quoi que je fasse, quoi que je dise ? Vous m’entendez bien ? scanda Polichinelle en regardant en face la princesse.

— Oui, seigneur. Je vous entends et veux croire en vous. Vous n’aurez pas la cruauté de tromper une mère malheureuse.

— Qui sait, Votre Altesse ?… Mais je serai franc. Un autre mobile me pousse. J’ai une revanche à prendre sur vos ennemis, qui sont aussi les miens, pour l’instant… La pitié remue moins le cœur de Polichinelle, allez, que le plaisir d’une vengeance préparée avec soin.
« Vous m’entendez bien ? » scanda Polichinelle en regardant la princesse.

— Ne parlez pas ainsi, messire.

— Bah ! La vertu et moi, il y a belle lurette que nous sommes brouillés. Mais… silence ! Voilà notre chipie édentée qui vient.

— Partez, partez vite, Seigneur. Je le préfère. Oublions nos conventions. J’ai peur ! gémit dans un souffle la princesse.

— Pourquoi avez-vous peur, Madame ? repartit paisiblement Polichinelle. Il alla s’asseoir sur la pierre écroulée du mur, en s’adossant de son mieux à la muraille.

 

XVI

LE SUPPLICE DE LA PRINCESSE AUBE



LA Sorcière entra en traînant les pieds. Elle s’arrêta sur le seuil, un peu interdite en reconnaissant le visiteur que recevait la princesse.

« Vilain Sire, que faites-vous ici ? grogna-t-elle. Allons, houp ! dans votre nid, de l’autre côté de ce mur. Vous vous êtes donné un mal inutile. Je ferai tout remettre en ordre demain par les Cyclopes. Vous n’y pourrez plus toucher, je vous le promets. »

Polichinelle ne répondit pas, ne bougea pas. Son regard malin exaspéra la sorcière.

« Misérable avorton, hurla-t-elle, hors d’ici ou j’appelle mes dogues ! »

La princesse ne put y tenir. » Non, non, ne faites pas cela… Je vous en prie, messire, ajouta-t-elle en se tournant vers Polichinelle, partez, partez avant. »

La Sorcière fut prise d’une belle rage à ces mots.

— De quoi vous mêlez-vous, jeune sotte ? Ne dirait-on pas que ce ridicule bossu vous agrée ?

Hélas, à cet instant le bébé se mettait à pleurer doucement.

La stupéfaction de la Sorcière fut complète. Elle en laissa choir cruchon, pain, eau, lanterne.

La princesse prit son enfant dans ses bras. Elle vint s’agenouiller devant la Sorcière.

« Grâce ! » bulbutia-t-elle. Elle tremblait. Ses dents claquaient. Le moment si redouté par elle était venu…

« Ah ! ah ! ah ! ricana la Sorcière qui se remettait. Votre Altesse ne se prive de rien en prison… Ce petit compagnon est une trouvaille… Mais vous allez voir ce que je sais faire de tels invités. En outre, celui-ci se trouve un rejeton maudit de Grolo, un futur ennemi, par conséquent, de mon illustre alliée, la Fée Envie !… Dommage qu’Envie ne soit pas ici ! Dommage, vraiment !

— Mon Dieu, mon Dieu ! murmurait la princesse. »

Polichinelle s’approcha. Il recula non sans rudesse la princesse. Il se planta droit devant la Sorcière.

« Halte-là, douce amie, prononça-t-il avec ironie. Vous allez un peu vite en besogne. Ce royal poupon appartient aux trois fées qui nous dirigent. Son sort est entre leurs seules mains. Alors comme deux d’entre elles sont absentes, il ne nous reste plus à consulter que l’impotente Carabosse. C’est elle qui se chargera de juger cette cause. Je cours la chercher. »

La princesse poussa un cri terrible, puis s’affaissa.

Quel regard étrange, Polichinelle jeta sur cette forme prostrée !… Il n’en continua pas moins à parler avec une malice consommée.

« Hein ! Sorcière, ma porte d’occasion que vous avez blâmée tout à l’heure, elle n’avait pas été pratiquée en vain ? La Fée Carabosse sommeille là, tout près. Elle n’a que quelques pas à faire pour nous rejoindre.

— C’est bon, Polichinelle, grogna la Sorcière. Fais diligence.

Polichinelle venait à peine de franchir la muraille, qu’il repassait la tête dans le trou béant.

« Écoutez, Sorcière, si vous ne me promettez pas que demain pas un seul de vos fripouilles de cyclopes ne touchera à ce mur, je ne marche plus… C’est dit ?

— Pourquoi me demandes-tu cela ? Quel est encore ce tour de ta façon ?

— Sorcière, ton imagination baisse. Comment tu ne devines pas que j’ai besoin de ce passage pour venir fidèlement chaque jour tenir cette jeune femme au courant de l’original traitement que nous ferons subir à son fils ?

— Ah ! ah ! ah ! bravo, Polichinelle ! s’exclama toute réjouie la Sorcière. Allons, file maintenant. Je promets ce que tu veux. »

La princesse dont l’évanouissement n’avait pas duré, pleurait silencieusement, la tête courbée sur le front de son enfant. Tous ces propos cruels perçaient son cœur. Mais elle ne voulait plus s’abaisser à prier ces ignobles persécuteurs. Polichinelle lui semblait particulièrement odieux ! Il l’avait trompée avec plus de raffinement que personne. Ah ! tout croulait, autour d’elle, tout s’éteignait au ciel… Elle demeurait seule, bien seule dans l’abandon, les larmes, le martyre… »

Polichinelle exécuta de point en point le plan qu’il venait d’exposer. Il reparut en compagnie de l’affreuse Carabosse, toute geignante d’avoir été réveillée une fois de plus dans l’espace de quelques heures.

Polichinelle se moqua. « Ma générale, vous sembliez aux anges pourtant, il y a peu d’heures lorsque vous plongiez dans le sommeil cette petite terrienne, jeune, gentille, jolie, répondant au nom de Cloclo.

— Te tairas-tu, insolent bossu ! Trêve de belles phrases !… Amène-moi cette proie nouvelle. Tout de suite. Elle n’est pas au-dessus de quinze ans, n’est-ce pas ? Je t’ai averti. Mes maléfices sont fort affaiblis, tout comme moi.

— Vous allez voir, au contraire, ma générale, quel petit personnage merveilleux, inespéré, je soumets à votre enchantement. Tenez, voyez-moi ce poupon, caché entre les bras de la noble dame, là, là, dans ce coin sombre… Ah ! »

Polichinelle se précipita à cet instant vers la princesse. Elle perdait de nouveau connaissance. Avec des mouvements très doux, il la releva, la glissa sur la paillasse et se mit à lui bassiner le front d’eau froide.

La fée Carabosse et la Sorcière, qui s’étaient saisies de l’enfant, ne virent point cette compassion inattendue de Polichinelle. Elles examinaient avec une joie féroce, leur petite victime.

« Voyez donc, Carabosse, dit soudain la Sorcière, un sou d’or est suspendu au cou de ce morveux.

— Un sou d’or ! Folle, va ! C’est un médaillon de prix. Prends-le. Ouvre-le. Il doit y avoir quelques mots d’écrits là dedans. Cherchons bien.

— Oui, vous connaîtrez ainsi le nom de votre futur captif. Il vous faut absolument ce nom ?

— Je ne puis rien sans cela. »

La Sorcière ouvrit le médaillon. Une feuille bleue, très mince, s’en détacha.

— Lis-moi cela, Sorcière. Je dois ménager mes yeux.

— Est-ce que je sais lire, maintenant, un autre langage que celui de mes visions enchantées ? riposta avec aigreur la Sorcière. Appelons Polichinelle. Mais que fait-il là ?… Il est bien tendre tout à coup. Quel filou que ce petit Italien ! Polichinelle ! Ici, maître-fourbe ! »

Polichinelle accourut en haussant les épaules. « Si c’est votre manière de me remercier toutes deux, pour le plaisir que je vous procure, je ne vous en félicite pas. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Lis-nous ce papier. Il appartient au nourrisson.

— C’est le nom du royal poupon, belles dames, un curieux nom, Géo, Géo de Clairevaillance. Il y a aussi un mot adressé au papa au verso de la feuille Comment disposez-vous de tout cela ? Si vous m’en faisiez, cadeau ?

— Non, dit Carabosse, ce joyau restera au cou du nourrisson, une fois endormi… — Remets-lui, Sorcière… Tiens, une seule de mes passes a suffi. Voilà notre mignon inconscient pour un siècle au moins. Allons, filons tous ensemble. Tu ne m’as pas compris, Polichinelle ?… Laisse cette belle dame revenir à elle quand bon lui semblera. …Quel entêté ! Sorcière, aie bien les yeux sur ce mécréant, à l’avenir, n’est-ce pas ? Il sait trop bien passer d’une trahison à une autre. »

XVII

DON QUICHOTTE ET LOUISON REPARAISSENT



NONOBSTANT toute défense et trompant toute surveillance, Polichinelle venait, chaque jour, passer quelques heures au chevet de la princesse. Fort souffrante, celle-ci était en proie à un délire intense. Elle appelait le duc, lui reprochait son abandon : ou bien, conversant avec lui, elle lui parlait de son fils, le suppliait de courir à sa recherche, jusque dans les airs, car un oiseau noir au bec crochu l’y avait entraîné.

Polichinelle soignait la jeune femme avec un dévouement dont se seraient montrées fort surprises Carabosse et la Sorcière si elles avaient pu le voir à l’œuvre.

Sept longs jours se passèrent. Enfin, un soir, la conscience revint à la princesse. Elle se mit à suivre du regard tous les mouvements de Polichinelle, mais sans ouvrir la bouche. Elle refusait de plus, avec une sorte d’horreur, tout ce qu’il lui présentait.

Polichinelle ne se sentit plus capable, bientôt, de soutenir ce regard fixe, anxieux, terrifié. « Madame, dit-il à Voix respectueuse, soyez-moi miséricordieuse, …ne fut-ce qu’un instant. Laissez-moi m’expliquer. …Vous ne le voulez pas ? Si vous saviez, ce que ma mystérieuse conduite vous a épargné. …Les apparences seules me condamnent. …Comme vous avez vite oublié nos conventions : Avoir confiance, quoi que je dise, quoi que je fasse ! …Vous dites ? …Demain, demain vous m’écouterez. Merci, noble dame. …Je m’en vais. …Reposez-vous bien cette nuit. …Il y a de l’eau fraîche dans votre cruchon. …Je serai ici avant l’aurore, vous pouvez y compter ! Bonsoir, noble dame ! »

La princesse, le lendemain, n’interrompit pas une seule fois le récit de Polichinelle. Elle semblait atterrée. Soudain, celui-ci déclara : « Votre Altesse ne s’en doute pas, je suis sûr, mais une grande offensive se prépare. La reine des Fées et le roi de Génies ont rassemblé leurs forces. Ils vont sévir et fondre sur nous. Courage ! Peut-être vos peines cesseront-elles demain, madame ! »

Toute pâle, dressée sur son séant, la princesse s’écria : « Que dites-vous là ?… Qu’en savez-vous ? Qui vous a prévenu ?

— Un nouveau prisonnier, Votre Altesse. On vient de l’amener. Perfidement, on l’a fait bavarder. Dites, Madame, connaissez-vous un brave, amusant et un peu ridicule seigneur espagnol, répondant au nom de Don Quichotte de la Manche ?

— Don Quichotte est ici, s’exclama faiblement la princesse. Ah ! le pauvre malheureux ! Ce qu’on va abuser de ses chevaleresques dispositions ! Ce qu’on va exploiter sa folie de bravoure à tout prix !

— Oui, ajouta d’une voix sombre Polichinelle, le mal est déjà fait. Rageuse et Envie vont convoquer tous leurs amis. Grace aux quelques mots imprudents prononcés par le noble hidalgo, joints aux enchantements de la Sorcière d’Haberville, ça ne sera plus qu’un jeu, pour elles, maintenant, de faire face à toutes représailles.

— Ô ciel ! gémit la princesse.

— Ne vous alarmez pas, Madame. Voyez-vous, on a compté, cette fois encore, sans Polichinelle. On m’a tenu à l’écart de façon méprisante. Je m’en vengerai. Je m’en vengerai, je vous l’ai dit déjà.

— Que pouvez-vous, Seigneur Polichinelle ?

— Certaines petites choses, fort nuisibles, Votre Altesse. Tenez, tout à l’heure, je vais faire parvenir un message de ma façon aux trois frères géants du Saguenay, ces alliés des Bonnes Fées. Ils ont été réveillés, du haut du Cap Éternité, de leur lourd sommeil de pierre. « Leurs yeux flamboient à des milles et des milles de distance », nous a appris le seigneur de la Manche. Je les atteindrai bien, ces géants, grâce à mon code secret de signaux. Mais… silence ! On vient. Fermez les yeux… et les oreilles ! Ne vous blessez pas de grâce, d’aucune de mes paroles. Confiance ! »

La Sorcière d’Haberville entra, suivie de Don Quichotte fort penaud, et de Louison qui vint se jeter en pleurant aux pieds de la princesse. « On a enlevé Cloclo d’auprès de moi, belle princesse ! » souffla-t-il…

Don Quichotte poussa une exclamation de surprise et vint s’incliner jusqu’à terre devant la royale jeune femme.

« Vous ici, Madame !… Quelle peine de vous voir en un pareil logement. Voyons, Madame la Sorcière, dit-il en se retournant vers celle-ci, à quoi pensez-vous de mettre ainsi sur la paille la fille d’un roi puissant ?

— Vous y resterez vous-même, dans ce logement, insolent chevalier, bougonna la Sorcière. De plus, l’on fera murer ce coin. Vous y crèverez tous de faim. Voilà le sort que vous réserve la Fée Envie.

— Exquise, elle est exquise, cette Envie, murmura en riant Polichinelle.

— Allons, suis-moi, toi, avorton, dit la Sorcière à Polichinelle. Les cyclopes sont là, tout prêts à faire leur travail. Ces emmurés n’ont pas besoin de témoin pour se livrer aux grimaces de circonstance.

— Et si je choisis de demeurer, ma douce ? insinua Polichinelle, en riant de plus belle.

— À ton aise. Personne ne te regrettera.

— Bien. Je reste.

— Grâce, au moins pour cette jeune dame, dure geôlière, pria Don Quichotte. Je vous en supplie, épargnez-la ! Que votre courroux redouble pour moi, en retour.

— Oui, oui, grâce pour notre princesse chérie, madame, cria Louison.

— Ah ! ah ! ah ! voilà que l’on vous atteint dans vos sentiments chevaleresques envers les dames, monseigneur, s’esclaffa Polichinelle en venant toiser railleur, le long Don Quichotte. Bravo ! Mais, il est bien inutile, allez, que vous vous abaissiez ainsi devant notre jaunâtre amie. Voyez, elle nous quitte, sans même desserrer les lèvres… Hé ! hé ! mon amie la Sorcière, faites un peu patienter les cyclopes, hein, je n’en veux point, d’ici à une heure, vous m’avez compris ? Carabosse m’attend. Je cours la prévenir de notre malheureux sort. »

La sorcière revint sur ses pas. « Tu vas rester ici, fripouille, rugit-elle. Carabosse sera prévenue, par moi. Et réfléchis bien encore. Je te donne un quart d’heure, un quart d’heure seulement, pour revenir sur ta décision. Mes cyclopes entreront ces quelques minutes expirées, que tu le veuilles ou non ! Tu m’as entendu ?

— Comment, mais comment donc, prophétesse charmante ? » murmurait Polichinelle en la reconduisant, avec force plongeons et baisers de sa main grassouillette.

XVIII

EMMURÉS VIVANTS !



LA Sorcière une fois disparue, Polichinelle laissa ses compagnons déplorer leur sort et s’étendit par terre en feignant de dormir. Mais sa tête fertile s’agitait, créait. Tout à coup, il pencha son oreille près du sol. Un léger bruit se faisait entendre. Il y répondit bientôt par de légers coups de doigts et se trouva debout, étouffant un cri de joie.

« Altesse, altesse, vint-il annoncer en hâte à la princesse. On vient vous délivrer. Voyez ! » À cet instant, en effet, une large pierre se soulevait dans un angle de la pièce. Un gnome en sortait, puis un deuxième, un troisième, un quatrième. Chacun d’eux apportait un colis ficelé avec beaucoup de goût. « Du duc, votre époux, » disait chacun des nains à la princesse avec beaucoup de révérences, en remettant les envois. L’un d’eux ajouta : « Sa Grâce vous prie de nous suivre sans retard. Chaque minute est comptée et vous met, ainsi que vos amis, dans un péril certain. La revanche des Bonnes Fées a sonné, princesse ! Du reste, voici la lettre de l’illustre duc. Elle est authentique, cette lettre. Le seul espion qu’il y ait parmi nous et qui est cause de votre malheur expie durement sa faute en ce moment. Il ne vous remettra pas de sitôt madame, un pareil billet forgé. Lisez, de grâce, puis hâtons-nous tous ! »

Les yeux de la princesse se ranimaient en présence de la sollicitude du duc. Il lui envoyait à la fois des provisions, des vêtements et quelle épître réconfortante ! Mais hélas le souvenir de son fils ne la quittait pas non plus et bientôt elle se rejeta sur son grabat en gémissant.

« Que faites-vous, madame ? s’enquit avec effroi Don Quichotte. Vite, vite, partons. Ce secours des bons gnomes, est inespéré.

— Non, je ne puis partir, gémit la princesse, en tordant ses mains. Mon fils ! Mon fils demeurerait seul ici !

— Son fils ! s’exclama en reculant Don Quichotte… Cette jeune femme perd la raison… Son fils !

— Oui, oui, son fils, repartit Polichinelle. Voyons, monseigneur de la Manche, avec votre vie mouvementée vous n’avez donc jamais vu un enfant descendre du ciel dans une prison…

— Ah !… Vraiment ? Où est-ce tendre agneau, alors ?

— Carabosse l’a endormi, mais sans conditions, heureusement, ainsi que la sœur de ce petit.

— Ma Cloclo, ma pauvre Cloclo ! cria Louison.

— Chut, petit ! pria Polichinelle. C’est encore ce qui pouvait arriver de mieux à votre sœur. En un pareil repaire, qu’attendre de bon, voyons, pour une petite fille et un bébé ? Altesse, ajouta-t-il avec une profonde douceur d’accent, en se penchant vers la princesse, partez, partez, je vous en supplie. C’est le salut. Ne savez-vous pas que je veillerai sur votre fils comme sur moi-même, et sur la petite fille également ?

— Non, non, jamais je ne saurai m’y résoudre, jamais, dit la princesse. Allez, gnomes fidèles, rapportez tout au duc. La douleur transpercera son cœur, mais son esprit me comprendra.

— Moi aussi, je reste, décida Louison, que ferait Cloclo, si elle venait soudain à se réveiller et me demandait ?

— Et moi, madame, conclut avec solennité Don Quichotte, en mettant un genou en terre devant la princesse, je serais indigne de mon titre de chevalier si je vous abandonnais seule, à un aussi malheureux sort. Je reste également.

— Absurdes, vous êtes tous absurdes, cria sans ménagement Polichinelle. Voyez, les gnomes s’éloignent, la tête basse. Je ne voudrais pas apporter au duc le message dont vous les chargez, madame. Absurdes ! Vous êtes tous absurdes !… Vraiment, je ne méritais pas cette défiance de votre part, Altesse.

— Hélas ! monseigneur Polichinelle, pardonnez-moi… Je souffre tant, lui répliqua dans un souffle la pauvre jeune femme.

— Je n’ai pas à vous pardonner Altesse, non. Que suis-je, moi ?… Allons, je vais essayer un autre de mes plans. Espérons encore. Ne vous effrayez pas à la vue des cyclopes que j’entends. Laissez-les accomplir leur sinistre besogne. Laissez-les nous emmurer vivants. Cela n’entravera pas mes plans, heureusement. Louison, continua Polichinelle avec agitation, dis-moi, « où as-tu vu, pour la dernière fois, Alice du pays des merveilles ? Elle ne répond pas à mes signaux. Je n’y comprends rien… Vite, vite, rappelle-toi ?… J’ai besoin d’elle. Parle tout bas… Bien, Maintenant, éloigne-toi. Personne ne doit connaître mon code secret… Hourrah !… Bien !… Hourrah ! Altesse, Monseigneur, tout va bien… toutes les communications lointaines sont à ma disposition… C’est fait ! Nous serons sauvés. Oyez maintenant mon plan…


« Madame, vociféra Rageuse, couvrez vos diamants ! » ◁Texte▷
 

XIX

LA REVANCHE DES BONNES FÉES



LES fées Envie et Rageuse présidèrent l’assemblée réunie pour préparer la lutte finale. Il fallait jouer serré. La revanche des Bonnes-Fées prenait depuis la veille des proportions inquiétantes. Il était bien fini le temps de la haine impunément assouvie. Chaque jour amenait des représailles que l’on déjouait avec peine.

Envie et Rageuse montraient une arrogance, une certitude de la victoire finale que plusieurs membres de l’assemblée ne partageaient pas. L’on blâmait le supplice infligé aux otages distingués qu’étaient la princesse Aube, son fils et le seigneur de la Manche. Et les deux petits terriens, ces protégés de l’Oiseau bleu, si puissants auprès de la reine des Fées, pourquoi les avait-on fait disparaître ? Il eut été plus avisé de garder tous ces prisonniers pour transiger à l’heure de la victoire… ou de la défaite, qui sait ?

Pour ces raisons, l’orage grondait au cœur des alliés des fées Envie et Rageuse. Trop méchantes pour être habiles, elles servaient mal, les intérêts de tous. On n’osait cependant élever la voix. Les Sorciers et les Sorcières étaient en grand nombre autour d’elles et les approuvaient en tout.

Rageuse se souleva soudain et demanda la parole : « Chers alliés, dit-elle, un certain mécontentement règne parmi vous, je le vois. Vous avez tort. Envie et moi avons fait beaucoup de besogne et… permettez-moi de le dire, une besogne admirable… Je vous le dis bien, oui, admirable

Le magicien africain l’interrompit brutalement. « Trêve d’éloges, Rageuse ! Nous ne sommes pas les bonnes dupes que tu crois. Prouve séance tenante ce que tu dis là, ou tais-toi. L’heure est trop grave pour tes vantardises.

— Oui, oui, cria la foule. Des preuves, Rageuse !

— Misérables ! Ingrats !… Vous me faites écumer… Parle, Envie. Dis ce que tu veux à ces idiots venus d’Afrique ou d’ailleurs… Ils me font si bien rager que mon esprit s’embrouille.

— Ah ! ah ! ah ! riposta Envie, enchantée du peu de succès de sa compagne, cela t’apprendra à trop aimer le son de ta grosse voix… Lutins, ici, cria-t-elle. Amenez nos prisonniers, enchaînés deux par deux. Voilà comment je parle, moi, mes amis. Je vous fournis de délectables spectacles ! Eh ! regardez bien quels prisonniers inespérés je fais paraître devant vous ! Regardez-bien ! »

L’assemblée poussa des cris de joie. Le tumulte monta, grandit… Des clameurs, des hurlements éclatèrent. Ils devinrent étourdissants à l’apparition des prisonniers de guerre. Là ! que voyait-on au premier rang ? Une grande, belle, majestueuse personne à la figure invisible sous son voile blanc. Sa tête était couronnée de diamants. Elle apparaissait, vêtue d’argent et chaussée de souliers faits de si beaux, de si gros diamants, qu’ils faisaient mal aux yeux de tous. Les cyclopes se dépitaient d’être obligés de fermer bien juste leur œil unique.

— Madame, vociféra Rageuse, couvrez vos diamants. Ils aveuglent, ne le voyez-vous pas ?

Avec une grâce infinie, la belle fée leva sa main enchaînée. Elle voulut étendre jusqu’à terre le voile qui tombait sur ses épaules.

« Oh ! permettez, madame, dit près d’elle une voix profonde. Oh ! misère ! mes chaînes… je les oubliais. Pardon, madame, de ne pouvoir vous venir en aide.

— Ne vous troublez pas pour si peu, duc de Clairevaillance, je vous en prie… »

Mais l’assemblée s’exclama, cria, fit entendre un tonnerre d’applaudissements. « Le filleul du roi Grolo ! Prisonnier !… Il est notre prisonnier !… Bravo !… Bravo !… Victoire ! Victoire !

La Sorcière d’Haberville imposa le silence. Envie avait quelque chose à dire.

« Mes amis, dit celle-ci. Votre joie me va au cœur. La prise du duc de Clairevaillance me fait pardonner, n’est-ce pas, le supplice que j’ai infligé, imprudemment d’après vous, à la princesse Aube et à son nouveau-né ?…

Un cri de douleur lui coupa la parole. Le duc s’avança, repoussant avec une force étonnante, lutins, sorciers et cyclopes. Il était pâle, oppressé, les yeux agrandis.

« Que dis-tu, méchante femme ?… Un fis de moi serait ta proie… Tu mens, tu mens ! Je n’ai pas de fils.

— Ah ! ah ! ah ! ricana Envie, mon bonheur est trop grand, ma haine trop bien assouvie, pour que je m’amuse à mentir. Votre fils est né ici, oui ; il y est même devenu le captif de Carabosse… Elle le garde comme la prunelle de son œil… Il dort… pour un siècle, au moins.

— Oh ! malédiction ! Mon fils ! Mon fils… entre les mains de ces êtres sataniques… »

Le duc chancela, chercha à se retenir à un sorcier, puis s’effondra avec un long gémissement. Un murmure parcourut l’assemblée. On ne s’attendait guère à de pareilles émotions.

La belle fée s’avança. Elle posa sa main sur le front du duc de Clairevaillance.

« Duc, dit-elle dans un souffle. Revenez à vous. Je vous avais prévenu que des révélations douloureuses vous attendaient. Relevez-vous… Confiance ! »

À cet instant, trois gros dogues pénétraient en hurlant dans l’assemblée. Sans qu’on puisse intervenir, ils vinrent s’accroupir, hurlant toujours, aux pieds de la Sorcière d’Haberville. Elle poussa un cri de détresse.

« Tais-toi, sorcière, lui cria Rageuse. Explique-nous plutôt pourquoi tu t’effraies du manège de tes bêtes ?

— Pourquoi, je m’effraie… pourquoi je… essaya de dire en claquant des dents la Sorcière.

— Douchez-la, lutins. Je la connais. Sans un moyen énergique, elle nous glissera entre les mains sans rien révéler. Ne craignez rien, chers alliés, ajouta-t-elle plus haut à l’assemblée, nous avons en la personne de la reine… oui, oui, écoutez bien tous, en la personne de la Reine des fées que vous voyez ici, bien sottement couverte de ses beaux diamants, un otage qui nous obtiendra mer et monde, dès que nous le jugerons à propos…

« Bravo ! bravo ! Envie ! Rageuse !… C’est génial | La Reine des fées est ici ! »

L’assemblée délirait, chantait, manifestait de toutes façons. De chaque coin de la salle partaient les noms de quelques nouveaux prisonniers. On les reconnaissait peu à peu aux côtés de la belle fée et du duc, revenu de sa prostration. Ceux qui se trouvaient près de lui, voyaient des larmes briller dans ses yeux, ses yeux noirs habituellement si pleins d’un beau feu orgueilleux.

Rageuse profita de cette crise d’enthousiasme pour interroger tout bas la sorcière. « Qu’y a-t-il ?… Allons, parle, avant que l’assemblée fasse silence. Tes dogues ont du flair. Que signifient leurs agissements ? »

La sorcière, toute ruisselante de l’eau de la douche énorme, appliquée sans ménagement, répliqua vivement. « Une tempête s’annonce. Les frères géants du Saguenay ont réussi à capter d’effroyables décharges électriques qui vont s’abattre ici.

— Mais qui les a avertis, ces géants un peu bêtes, de notre lieu de réunion ? Qui ?…

— Rageuse, mes chaudrons et mes philtres me l’apprendraient si j’avais le temps de les consulter. Il est trop tard !… Écoutez, quel vent souffle sur la forêt… Elle se tord, elle gémit… Rageuse, Envie, écoutez !… Penchez-vous un peu à droite, là, là, près de cette petite ouverture… Quelle tempête effroyable !… Oh ! oui, quel traître nous a vendus… a révélé le coin de notre retraite. Si je tenais Polichinelle. Je le soupçonne… Je le hacherais menue, comme chair à pâté, ce bossu qui a toute la scélératesse et la finesse du diable… il doit être au fond de cette horrible affaire où l’on convoque les forces de l’air…

— Si tu gardais le silence, Sorcière de malheur, dit avec colère Envie. Nous avons une dernière chance. La Reine des fées peut nous tirer de cette impasse. Elle est notre captive, tu le sais bien… Allons, éloigne-toi avec tes dogues. Je vais tenter une chance suprême. Es-tu prête, Rageuse ?

— Certes ! Et je voudrais bien voir si nous ne réussirons pas avec de pareils atouts entre les mains.

— Toujours un peu sotte, ma vieille Rageuse ! Rien n’est moins certain que notre victoire en ce moment, car cette assemblée nous suivra-t-elle, comprendra-t-elle ? Tout cela tient à coup de dé ! Tu m’entends ? À un coup de dé !

XX

LA MISSION DE LA FÉE BIENVEILLANTE



LA tempête redoubla soudain de violence. Le vent s’engouffra dans le long corridor d’entrée de la caverne et se mit à siffler, à gronder avec une force vraiment terrifiante. À ces plaintes, se mêlèrent les cris des divers animaux qui habitaient la caverne. Le bruit fut quelque chose d’infernal.

L’assemblée devint houleuse. L’appréhension gagnait tous les rangs. Les sorciers et les lutins ne maintinrent l’ordre qu’avec peine.

Envie se prit à parler avec volubilité. On eut dit que cette lugubre atmosphère plaisait à son cœur haineux. Elle promit de faire cesser ce ridicule début d’offensive. Elle avait une proposition à faire à la Reine des fées, tombée entre ses griffes. Ah ! elle était bien leur chose maintenant, cette belle souveraine invincible, elle était… leur esclave, pour peu qu’on le voulût !

L’assemblée trépigna. Des exclamations sortirent de tous les coins.

« Es-tu folle, Envie ? criait-on… Où est ton esprit, fielleux mais clair ?… Tu radotes ! Aux armes, aux armes !… Nous allons être foudroyés… Voyez, ce vent, cette pluie, ces décharges électriques !… À plus tard ta revanche, hein !…

— En effet, vociféra tout à coup l’Étranger du Champ-du-diable de Rigaud, en profitant d’une accalmie de la tempête, l’heure est grave. La bataille finale s’engage. Aux armes, compagnons ! Qui que vous soyez. Laissons Envie faire de l’éloquence… Les dogues, les serpents et tous les crapauds de Rageuse l’admireront pour nous. Il faut vaincre, vaincre, entendez-vous ? Finissons-en avec nos ennemis, eux si doux, si bons, même quand ils nous écrasent, ah ! ah ! ah !… Emparons-nous de leurs privilèges. Aux armes ! aux armes ! » rugit-il en terminant, l’épée haute.

Le désordre fut à son comble. Un cliquetis d’épées et de sabres rendit la scène étourdissante. Peu à peu, cependant, un assemblage régulier des forces se pratiquait. Les sorciers et les mauvais génies en tête de chacun des groupes donnèrent quelques ordres auxquels on obéit. Le Magicien africain se rapprocha de la belle fée toujours enchaînée, immobile et voilée. « Que Votre Majesté veuille prendre la tête de nos troupes… Je propose à l’instant cette mesure à l’assemblée… Vous ne refuserez pas, je suis sûr, de nous servir de bouclier, Madame. Venez, venez ! »

En prononçant ces derniers mots, le Magicien voulut poser sa main sur le bras de la fée.

« Arrière, insolent ! cria le duc de Clairevaillance en s’interposant entre l’agresseur et la victime.

— Misérable petit seigneur, hurla le noir en brandissant son sabre recourbé d’oriental. De quoi vous mêlez-vous ? Faites place. Vous ne m’entendez pas ? »

La belle fée doucement les écarta tous deux. Elle fit un signe à la foule qui se calma comme par miracle. Puis, elle rejeta bien en arrière son long voile bordé de dentelles.

Surpris, médusés, tous considéraient avidement la noble personne qui leur faisait face. Une petite tiare de diamants posée sur d’ardents cheveux blonds nimbait de lumière et d’or cette fée qui les mâtait tous en les ravissant.

Comme si les éléments, eux aussi, eussent tombé sous le charme, le vent et le tonnerre cessèrent, soudain, leurs clameurs. Seule, une plainte triste et douce, une lamentation harmonieuse se fit entendre.

« Pauvres malheureux, ah ! pauvres malheureux, commença la fée, puis elle prononça avec netteté ces mots : « Je ne suis pas la Reine des Fées. Je m’appelle la fée Bienveillante et ne suis que sa cousine. Oui, je sais, nous nous ressemblons… et parfois, mais parfois seulement, on nous prend l’une pour l’autre. Mais en moi, votre prise est tout aussi importante, croyez-moi. J’étais chargée de vous voir, d’essayer de vous faire revenir de vos erreurs…

— Malédiction ! Misère ! C’est la fin de tout, criait la foule, en détresse cette fois. Sa déception lui était pénible à supporter…

— Renversons Envie et Rageuse, souffla un groupe de petits génies noirs aux dents aiguës. Tout ceci arrive par leur faute…

— Oui, oui, à bas Rageuse, à bas Envie ! cria le Magicien africain. Emmurons-les ! Avec leurs victimes ! En route pour le cachot voisin de la belle Aube et des petits terriens. En route ! »

Un cri terrible du filleul du roi Grolo domina un moment le tumulte. Avec des forces quintuplées par le désespoir, il rompit ses chaînes. Puis, écartant avec ces chaînes qui lui servaient de fouets, tous ceux qui se trouvaient sur son chemin, le duc vint se placer juste en face des trônes de Rageuse et d’Envie.

« Créatures d’enfer, dit-il d’une voix tonnante. Ah ! c’est ainsi que vous avez osé traiter les miens… Sorciers, ajouta-t-il, en se tournant vers ceux-ci, acceptez mon aide. Je veux que ces femmes hideuses goûtent au supplice qu’elles ont infligé à mon Aube bien-aimée… Venez ! Tenez, Envie ne bouge déjà plus sous mon poignet de fer.

— Hé ! hé ! mon beau duc, s’exclama la voix railleuse de l’Étranger du Champ-du-diable de Rigaud, tu vas vite en besogne et tu te mêles beaucoup trop de nos affaires. Entre Envie et toi, vois-tu, nous n’hésiterons peut-être pas. Nous choisirons…

— Envie ! Envie ! Grâce, grâce, pour elle ! cria la foule. À bas Jean de Clairevaillance, l’ami des gnomes !…

Mais cette fois, heureusement, le duc put esquiver tous les coups. Un minuscule poignard enchanté que la fée Bienveillante mit soudain dans sa main fit le vide autour de lui. Il dégagea alors de ses liens la fée et quelques autres de ses compagnons. Puis, tous se dirigèrent, vers la sortie de la caverne, alors que la tempête reprenait avec une fureur inouïe. La foule hurlait, vexée de son impuissance qu’elle ne comprenait plus. Même, la sorcière d’Haberville vit ses dogues refuser de se lancer à la poursuite des ennemis. Furieuse, elle sortit avec eux.

XXI

MESSIRE POLICHINELLE INTERROMPT
L’ASSEMBLÉE



SOUDAIN, une voix fit entendre un rauque et puissant éclat de rire. La voix semblait venir du fond de la salle, près de la porte de sortie que le duc de Clairevaillance et la fée allaient justement atteindre.

Polichinelle parut. « Halte-là, prisonniers ! ricana-t-il. On ne passe pas ! Puis, sur un signe, Polichinelle fit bloquer le passage par un régiment compact, en nombre infini, de soldats de plomb, sous la conduite de Pinocchio, son compatriote italien.

« Va-t-en, Polichinelle, va-t-en » prononça d’un ton ennuyé le Magicien africain. Que signifie ton intervention, petit traître ? » Nous t’avions enfermé pour tout le temps des hostilités, il me semble ? » La foule répéta en chœur : « Va-t-en ! Va-t-en ! »

— Bah ! laissons Polichinelle retenir nos prisonniers avant de le chasser, dirent quelques sorciers puissants qui ne pouvaient souffrir le Magicien d’Afrique. Ce petit bossu n’est pas bête. Il vient au bon moment nous donner un coup de main. Il est des nôtres après tout. Bravo ! bravo ! Polichinelle.

— Oui, oui, oui, chantonna Polichinelle. C’est à la vie et à la mort entre nous. Et maintenant que je tiens la porte, je défie aucun de nos distingués otages d’en passer le seuil, fut-ce du bout du pied. Ah ! ah ! ah ! quelles mines déconfites vous avez, chers otages !

— Allons, allons, Polichinelle, cesse tes railleries. Le temps est trop précieux pour le perdre ainsi, reprit encore le Magicien africain. »

Mais la foule, au contraire, approuvait Polichinelle, s’intéressait. Aussi bien, le spirituel bossu venait de faire demi-tour. À l’aide de son bâton, il pratiquait une trouée au centre du régiment des soldats de plomb. Et bientôt on en vit sortir dix ballerines lilliputiennes portant sur leurs épaules un théâtre garni de marionnettes. À l’ordre, toujours, de Polichinelle, les ballerines s’avancèrent jusqu’au milieu de la salle. Polichinelle les suivit. Puis, après quelques passes magnétiques du bossu, on vit grandir, s’allonger, se colorer, s’animer, personnages et tréteaux. Polichinelle se prit alors à gambader, à tourner autour de la salle avec une rapidité vertigineuse. De temps à autre, il lançait d’innombrables petits paquets en criant : « Voyez, voyez, je vous apporte à tous du pain et… un cirque ! Que désirer de mieux ? Je suis un bon Italien, hein ? Je connais les besoins d’un peuple intelligent. Panem et circenses ! Reprenez tous vos places. Puis, maintenant, écoutez-moi bien, car je ne ris plus. Je veux à l’aide de ce théâtre et de ces marionnettes vous faire connaître les maladroits et ténébreux agissements de nos chefs. Vous les ignorez par trop. Eh ! qu’ont-ils fait de certains otages de marque ? Ne craignez rien. La représentation ne sera pas assez longue pour vous nuire en quoi que ce soit. D’ailleurs, vous êtes tous trop intelligents pour ne pas comprendre que tant que nos prisonniers, ces personnages aimés de nos ennemis seront ici, la tempête sévira, certes, mais ne nous exterminera pas. Bien, sorciers, laissez, laissez, de grâce, ce beau duc entêté !… Je me charge de le mettre à la raison… Et même de lui faire goûter la représentation avec quelques grimaces, bien entendu. J’y vais, j’y vais. Soldats de plomb, veillez bien sur la porte. Veillez bien !… Arrière, par exemple ! Tous ! » Je parlerai sans témoins au duc. »

Le Magicien africain et l’Étranger du Champ-du-diable de Rigaud, après s’être consultés, se rapprochèrent, soucieux, de Polichinelle. Celui-ci leur cria : « Allez-vous en ! Allez-vous en ! Vos faces de trembleurs surexcitent le duc… Je n’en viendrai jamais à bout ! Sorciers, lutins, venez encore à mon secours. Débarrassez-moi de ces importuns. Renvoyez-les dans les pièces du fond en compagnie des fées Envie et Rageuse. Sinon, Polichinelle ne vous révélera rien de tout ce que vous devez savoir pourtant. »

Polichinelle vit ses souhaits exaucés. Il n’avait pas obtenu pour rien, cette fois, la protection des sorciers rendus furieux par l’insuccès de Rageuse et d’Envie et mécontents aussi de n’avoir pas été consultés sur le sort des otages. Malgré leurs cris et leurs protestations, le Magicien, l’Étranger de Rigaud, et les deux fées furent expulsés. On les entendit quelque temps encore crier à haute voix : « Le malheur est sur nous !… Par ce retard, nous signons notre condamnation… Fous ! Fous !… Polichinelle nous apporte la défaite !… Méfiez-vous ! Imbéciles ! Aveugles !… Traître de Polichinelle. C’est un traître, un traître, ce bossu d’Italie ! »

Mais la foule inconstante et variable comme toutes les foules, s’amusait de plus en plus de la diversion que tentait Polichinelle. Elle se moquait même de la tempête qui, parfois, semblait vouloir les enlever tous en quelques folles rafales. Polichinelle d’ailleurs, devait avoir raison. On voulait les effrayer par cet orage effroyable, mais non tout exterminer. Quelle finesse possédait ce petit Italien contrefait. Et qu’il était divertissant quand cela lui chantait. Puis quelle satisfaction de connaître dans ses détails le supplice infligé secrètement à quelques-uns des prisonniers du plus haut rang.

Et Polichinelle ? Holà ! que faisait-il ainsi perché sur l’épaule du duc de Clairevaillance ? Il lui parlait avec de grands gestes drôles. Ses petits bras s’agitaient… Le duc l’écoutait bouche bée, les yeux agrandis. Depuis quelques instants, son poignard enchanté gisait par terre…

Un vieux sorcier cria : « Polichinelle, nous n’aimons pas les secrets ! Parle haut. Nous te servons pour l’instant, mais gare à toi ! Marche à notre goût.

— Là, là là ! que vous m’amusez, grand’papa, répondit aussitôt Polichinelle, en ne quittant pas son poste pourtant ! Il indiquait du doigt au duc de Clairevaillance, son poignard enchanté. « Reprenez votre arme, souffla-t-il. Vite ! Ouvrez la garde. Elle s’illuminera. Sur un petit tableau, tout ce que vous devez savoir et faire y passera sur un écran. Conformez-vous à ces instructions. Et maintenant, lancez-moi avec colère loin de vous, bien loin. Ne craignez pas. J’ai la souplesse d’un chat. Je ne me ferai aucun mal. »

La foule se prit à rire. Le duc de Clairevaillance, depuis quelques instants, tentait mais vainement de se débarrasser de Polichinelle. Comiquement, celui-ci faisait toujours en sorte d’accrocher la pointe de sa bosse dans les dentelles du col, du jabot, ou des manches de l’habit du duc. On applaudissait à chaque échec nouveau. Enfin, Polichinelle vint s’abattre aux pieds du vieux sorcier interrupteur.

Il se releva en se frottant les côtes. « Quelle poigne, duc », larmoya-t-il. Puis, il s’inclina devant le sorcier. « Grand’papa, prononça-t-il doctoralement et à voix haute, ta mémoire n’a pas l’âge de tes nombreux ans. Comment, tu as pu oublier ce que c’était qu’un secret de Polichinelle. Ah ! ah ! ah ! Écoute la litanie que je récitais tout à l’heure à l’oreille du duc : « Duc, l’offensive finira dans une heure ou… jamais !… Duc, votre femme est une emmurée de la plus étrange façon… sauvez-la, sauvez-la dans quelques instants… si vous le pouvez, par exemple, ah ! ah ! ah ! si vous êtes adroit et futé, comme Polichinelle… Duc, j’aime vos dentelles… mais, on s’y accroche en cas de danger ou de fuite… donnez-les moi pour mes atours du dimanche… Duc, intéressez-vous aux gestes de l’impresario Polichinelle… Tous ont une signification… Essayez de comprendre, c’est votre salut et celui de nous tous peut-être ! Et voilà, voilà grand’papa, tout mon secret. Oui, certes, c’est bien un secret de Polichinelle, cela, n’est-ce pas ? n’ai-je pas dit toute la vérité, voyons, toute la vérité que vous saviez aussi bien que moi. Hourrah ! Voyez grand’papa, comme l’art dramatique est en honneur, ici ! Ces bons cyclopes, qui me haïssent pourtant, entrent pour assister à la représentation, ajoutait Polichinelle avec vivacité, alors que des cyclopes pénétraient, et justement ceux qui venaient de l’emmurer avec la princesse Aube et ses compagnons. Il s’inquiétait tout de même, Polichinelle, sans qu’il le fît voir. D’un mot, les cyclopes pouvaient mettre à néant tous ces beaux projets. « Salut, mes amis », cria encore crânement Polichinelle, en les regardant en face.

— Que fais-tu ici, oiseau de malheur, dirent ceux-ci. Et d’où viens-tu, Polichinelle, maître fourbe ?… Compagnons, compagnons, continua l’un des cyclopes avec agitation, en garde ! Ce Polichinelle, sachez-le tous, il n’y a pas trois heures nous l’avons… »

— Silence, cyclopes bilieux, hurla au bon moment un sorcier à la voix de stentor. Il était mécontent de voir la représentation du bossu retardée. Sorciers, sortez-les, sortez-les vite, eux aussi. Qu’ils aillent rejoindre les grognons, tous les esprits sombres. Dehors ! Dehors… »

Ce fut aussitôt dit que fait. Polichinelle, tout en donnant des instructions à Pinocchio, son compatriote célèbre et son ami, qu’il avait appelé pour l’aider à conduire la représentation, ne put retenir de profonds soupirs de soulagement. Vraiment, la chance le servait. Tous ceux dont les déclarations pouvaient faire avorter ses plans, se voyaient réduits au silence par l’assemblée. Jusqu’ici, aucune parole compromettante n’avait eu chance d’être dite. Restaient bien les révélations possibles de Carabosse et de la Sorcière d’Haberville. Celle-ci allait réapparaître d’un moment à l’autre… Bah ! chaque minute suffisait à sa peine. Il s’agissait pour l’instant de garder la faveur de la foule et de permettre au duc de Clairevaillance d’opérer son mouvement sauvetage. « À l’œuvre ! à l’œuvre ! se disait Polichinelle. Frappons les trois coups réglementaires. Tu es prêt, Pinocchio ? cria-t-il à celui-ci. En scène, en scène, messieurs et mesdames les marionnettes. En scène ! Un… deux… trois ! »

XXII

UNE TRAGIQUE REPRÉSENTATION



LE rideau se leva, à la grande surprise de l’assemblée, sur la scène de l’arrivée de la princesse Aube dans son cachot. Une exquise petite marionnette blanche, blonde et mince tenait le rôle de la malheureuse victime de la Fée Envie.

Le duc poussa un cri à la vue de la petite actrice. Mais c’était là sa femme chérie, qu’il voyait, sous une forme minuscule… oui, oui, c’était bien Aube. Et elle le regardait… Polichinelle avait bien vite étouffé le cri du duc, sous des éclats de rire bruyants et aigus.

L’assemblée demeurait silencieuse, immobile. On écoutait avec une attention extrême. Ce Polichinelle vraiment ne doutait de rien. Et comme il se moquait de tout, en acteur consommé ! Il incarnait à lui seul, avec des nuances infinies, chacun des personnages que représentaient les marionnettes. Il adoucissait, modulait ou grossissait à volonté sa voix désagréable de crécelle. On ne put bientôt y tenir. Justement on en était à la scène émouvante où la fée Carabosse et la Sorcière d’Haberville endorment le poupon ducal en présence de la princesse Aube à demi morte de frayeur. Tout cela, comme ton, couleur, atmosphère de détresse, vérité d’attitude des victimes et des bourreaux, était d’une perfection de jeu si étonnante que la salle entière éclata en un tonnerre de bravos. Les applaudissements devinrent même si frénétiques et se prolongèrent à un tel point que Polichinelle dut baisser le rideau. C’est que l’on était toujours fort reconnaissant à ce petit bossu qui mettait tous et chacun au courant d’événements inconnus. Le sort des prisonniers, mais c’était un fait d’une importance capitale, puisque les forces auraient pu ainsi s’équilibrer entre eux et leurs ennemis tout puissants. Oui, l’on avait maladroitement usé de moyens de salut précieux, il n’y avait pas à dire. Ah ! si l’assemblée avait pu se douter, un seul moment, du double jeu que se permettait le roué et spirituel Polichinelle ! Si l’on avait pu deviner surtout que son cœur avait vibré pour la première fois de bien étrange façon, presque honnêtement, devant la douce princesse Aube. Lui-même pouvait à peine y croire et se blaguait férocement au fond.

Mais les applaudissements ne cessaient pas. Au contraire. Qu’allait faire Polichinelle devant cet enthousiasme un peu idiot ! « Bah ! pensa-t-il, il vaut évidemment mieux que le deuxième acte de ma pièce ne se joue jamais. Ma trahison y est trop claire. Puis, il me faut brûler les étapes si je veux sauver la princesse. Les éléments, au dehors, se déchaînent de façon de plus en plus inquiétante. Il est même étonnant que nous ne soyons pas encore foudroyés. Nos ennemis, évidemment, retardent le moment fatal à cause de la présence de la Fée Bienveillante. Oh ! là, ne perdons pas même la fraction d’une seconde. Sauvons ma ravissante princesse et son fils, ainsi que les jeunes terriens, et advienne que pourra de ma ridicule carcasse ! »

Polichinelle se secoua. Jugeant d’un coup d’œil que l’assemblée demeurerait bruyante quelques minutes encore, il se tourna avec décision vers le duc de Clairevaillance. Il lui décocha en plein cœur… dans le fouillis de ses dentelles, une flèche sans pointe. Celui-ci bondit, puis s’approcha lentement du centre de la salle. L’heure était venue. Il ne quittait pas Polichinelle des yeux. Des lutins, aussitôt, se précipitèrent et voulurent s’opposer à ce mouvement du duc. En riant, Polichinelle les prévint du geste. Comme par miracle, le silence se fit partout.

« Allons, allons, lutins mes amis, pas de gestes dramatiques, chantonna gaiement Polichinelle en donnant un croc-en-jambe au plus rapproché des petits êtres. Le duc est notre hôte tout autant que notre prisonnier. Quel mal peut-il bien faire en se mettant au premier rang ?… Et puis, ne venez pas nuire à mon inspiration… Le deuxième acte demande un peu de lyrisme, vous savez, » acheva Polichinelle en arrondissant drôlement la bouche.

— Ah ! ah ! ah ! s’esclaffa la foule, voilà le bossu d’Italie qui se mue en poète… Rimailleur ! Rimailleur !

— Comme on voudra, répliqua Polichinelle. Je suis bon enfant, à mes heures. Mais qui niera que je ne sois en ce moment dans une veine heureuse de création. Qui ?

— Personne, hurla un sorcier. Vas-y, petit. Bravo ! »

Mais Polichinelle se garda bien de lever tout de suite le rideau. Il voulait gagner du temps auparavant.


« Polichinelle lui remit son petit théâtre de marionnettes. » ◁Texte▷
 

XXIII

LES DERNIERS GESTES DE POLICHINELLE



UNE effroyable décharge électrique en s’abattant soudain sur la caverne épargna à Polichinelle la peine d’inventer quoi que ce soit. La plupart des torches fumeuses s’éteignirent, renversant, comme morts, des centaines de lutins. Des clameurs horribles se firent entendre, suivies d’appels vibrants : « Aux armes ! Aux armes ! À l’instant ! Sortons ! Sortons d’ici ! » Le désordre fut général. Chacun courait, vociférait, se groupait au petit bonheur sous la conduite des génies, des ogres et des vieux sorciers expérimentés. On se réveillait enfin, et pour tout de bon cette fois. On admettait l’imminence du péril, trop tard, hélas !

Polichinelle profita des cris, des allées et venues pour s’entretenir sans témoin avec le duc. Il lui remit avec prestesse son petit théâtre de marionnettes. Ne venait-il pas au moyen d’une représentation interrompue de sauver la princesse Aube, son fils, Louison, Cloclo et Don Quichotte. Car tous, sous leur déguisement de marionnettes, se trouvaient blottis au fond du théâtre minuscule. Polichinelle, dans un souffle, expliqua au duc, ce que ce don signifiait pour lui : « Filez, monseigneur, filez vite avec vos trésors. Vous emportez avec vous, dans ce théâtre, tout ce que vous chérissez le plus au monde. Ah !… Vous doutez encore ? Il ne faut pas. Écoutez-moi, vous répéter les mêmes petits faits sauveurs. Je vais parler bas, parce que haut, ce serait dangereux. La princesse Aube, votre fils, Louison, Cloclo, Don Quichotte, d’autres encore, ont été glissés par moi, grâce à un enchantement, dans l’intérieur des petites marionnettes fabriquées à leur image et à leur ressemblance. Personne, ah ! ah ! ah ! ne s’est douté du stratagème que j’opérais, tandis qu’on nous emmurait sans pitié. Le bon tour !…

Voici d’ailleurs ce qui s’est passé : avec l’aide d’Alice du pays des merveilles et Mr Gulliver du royaume de Swift, accourus ici, grâce à mon code secret de signaux, nous avons tous été métamorphosés en êtres infiniment minuscules. Nous avons pu, bientôt, circuler facilement entre les crevasses séculaires de la caverne. Une fois délivrés, nous nous sommes concertés : J’ai repris ma forme naturelle et proposé ce jeu de marionnettes révélateur, qui était bien de nature à flatter l’assemblée, si la tentative était habilement menée. Vous venez de voir que tout a réussi au delà de nos espérances. Et personne, personne, n’a compris ou deviné le double jeu que je conduisais. Ah ! ah ! ah ! le malin, le bon tour de Polichinelle. J’excepte pourtant la Sorcière d’Haberville. Elle aurait tout deviné, si elle avait été ici tout à l’heure. Mais elle était absente heureusement et n’a pu me pincer, à l’aide de ses fioles, en cette heure de délivrance. Bien. Vous me comprenez maintenant, duc ? Fuyez alors vite ! La Reine des Fées achèvera s’il y a lieu, et selon vos désirs, ce que j’ai si bien commencé. Filez, filez…

— Mais vous, vous, Polichinelle, qu’allez-vous devenir ? balbutiait le duc, en saisissant la menotte de vieil ivoire du bossu.

— Moi ! Peuh ! Qu’importe, qu’importe, monseigneur, ce qui m’arrivera, voyons. Mais, si, il importe. Je vais essayer de réparer quelque chose de mon acte de trahison envers les miens, car, je les ai bel et bien trahis en vous aidant à fuir. Une fois, tous les otages envolés, que voulez-vous que nous devenions devant la reine des Fées, devant le roi des Génies ? Pauvre, pauvre Polichinelle, pour une fois que tu fais le bien, tu le fais au prix d’une trahison, en te riant de tout et de tous… Ah ! ah ! ah ! la vertu comme le vice semble se moquer de moi, m’échapper. Adieu, duc. Notre fin approche. Ce nuage jaune et noir que la porte entr’ouverte nous permet de voir, annonce notre extinction finale… Amis, compagnons, tous, tous, ajouta-t-il en se tournant subitement vers ses proches voisins qu’il voyait paralysés par la terreur, écoutez-moi, soyez braves, aidez à Polichinelle à tenter un dernier effort de salut. Tenez, la Fée Bienveillante hésite sur le seuil de notre porte. Saisissez-la ! Hâtez-vous !… Sorciers, cyclopes, lutins, à la rescousse ! Qu’elle périsse avec nous, du moins celle-là ! Car le duc, lui, est hors de nos atteintes… La Reine des Fées, en versera-t-elle des larmes en voyant sa favorite et parente, péniblement châtiée avec nous !… Bravo ! lutins… Entraînez-la avec célérité maintenant. Cette fée est par trop candide ! »

On n’eut aucune peine à lier la fée. Elle souriait tristement en les considérant tous.

« Pauvres révoltés, dit-elle enfin. Vous n’empêcherez rien par votre dernier geste de méchanceté. Rien ! Et je demeure volontairement au milieu de vous, allez !

— Fée Bienveillante, vint dire insolemment Polichinelle en baisant une main qu’on ne pouvait lui retirer, vous plaiderez bien notre cause, quand l’heure sonnera, rien qu’en plaidant la vôtre. Votre nom vous y oblige. Bienveillante ! Ne vous appelez-vous pas, Bienveillante ? Hé ! les amis ! Nous embêterons à fond, au jour de la rétribution, nos éminentissimes et vertueux souverains en lui faisant voir cette proie magnifique. Madame, madame, que votre présence au milieu de nous est un honneur et un gage précieux.

— Bravo ! Polichinelle ! Peut-il être grand seigneur, ce petit, criaient ses proches voisins.

— Mes amis, je n’ai plus rien à ajouter. Maintenant, sortons ou mourons ici en braves !

— Sortons ! sortons ! cria-t-on de toutes parts.

— Toi aussi, Polichinelle, crièrent les lutins. Laisse la fée se débrouiller comme elle le pourra.

— Certes, non ! répliqua Polichinelle. Je suis un galant homme et n’abandonne pas une femme en détresse. Je vous dirai de plus… »

Mais Polichinelle ne put jamais finir les mots qui allaient illustrer sans doute une dernière malice. Avec un bruit d’enfer et accompagnée d’une pluie de feu, la foudre tomba sur la caverne. L’effroyable décharge électrique eut vite changé en un immense champ de cendre chaude l’emplacement des quartiers généraux des rebelles. Plus de trace de rien. Tous les habitants merveilleux s’étaient enfoncés instantanément dans les entrailles de la terre avant même de l’avoir pleinement compris et senti.

Un grand silence mélancolique succéda, durant une heure, à la tempête. Puis de légers vrombissements se firent entendre. Des avions en nombre infini parurent et survolèrent le lieu du sinistre. D’abord, ce furent de grands navires ailés, de ton bleu, vert et or sous le commandement de l’Oiseau bleu. Les occupants en laissèrent tomber une fine pluie tamisée. Elle refroidit aussitôt le champ de cendre et le transforma en quelques minutes, partie par partie, en un gazon velouté. Ce fut ensuite le tour des avions blancs et argent sous la conduite de Peter Pan, de Petit Poucet et du Bon Petit Diable. Ils lancèrent sur le gazon des roses, des lis, des violettes et en telle abondance, qu’ils parfumèrent à l’instant l’atmosphère soufrée d’il y avait à peine une heure. Dans le même moment, un peu plus loin, des profondeurs d’un précipice, sortaient une procession innombrable de gnomes, de lilliputiens et de petits génies, chargés d’or, de pierreries, de sièges exquis, faits de nacre si pure, si irisée, qu’elle en éblouissait les yeux. Au milieu de ces nains aux pas vifs et sautillants, aux lèvres chantonnantes, resplendissait un minuscule équipage. Il était d’ivoire et de corail et traîné par des hermines caparaçonnées de perles, de diamants et de petits coraux. Sur les coussins de velours blanc, on y reconnaissait, souriants, un peu émus, des gnomes, Petite Poucette, Alice du pays des Merveilles, Louison, et Cloclo enfin réveillée. Les petits personnages féeriques tenaient à ne pas se séparer, fût-ce un moment, durant les fêtes de la victoire, de Louison et de Cloclo, les petits terriens, qui achevaient, hélas, leur séjour au pays des belles histoires.

Enfin, une musique, une harmonie d’une suavité incomparable, résonna dans le lointain de la forêt. Elle annonçait l’arrivée de la reine des Fées et du roi des Génies à l’endroit même de la catastrophe. Les misérables rebelles devaient renaître au lieu de leurs forfaits, dont le dernier, l’humiliation de la Fée Bienveillante, avait percé d’un glaive le cœur de la reine. La Fée Bienveillante renaîtrait elle aussi, bien entendu, et un accroissement de puissance lui serait aussitôt attribuée. Il fallait qu’à l’avenir la belle cousine de la Reine des Fées, fut à l’abri d’une nouvelle et malencontreuse humiliation, telle que celle qu’elle venait de subir par la faute du seigneur Polichinelle.


« Jamais défilé ne fut si long, si prodigue en couleurs. » ◁Texte▷
 

XXIV

LA VICTOIRE ET SON INCOMPARABLE
DÉFILÉ



À quelques jours de là, se célébrèrent les fêtes somptueuses, et les réjouissances de toutes sortes, au Versailles des Fées, situé dans le royaume de Perrault. Les plus belles fées du monde entier, les génies les plus puissants tinrent à présider, à tour de rôle, les réceptions et les agapes, données à l’occasion de la victoire récente, puis du juste traité de paix de Versailles, puis enfin, des centenaires de plusieurs royaumes merveilleux. Ils avaient été fort retardés comme l’on sait, par la révolte des sorcières, ceux entre autres, de Charles Perrault, de Jules Verne, de Zénaïde Fleuriot, de Hans Christian Andersen.

Deux mémorables manifestations marquèrent ces journées de triomphe et d’apothéose.

La première, ce fut sans contredit, le rassemblement, au grand complet, dans la salle des délibérations, de toutes les nations merveilleuses existantes. Les nouveaux royaumes furent alors admis, sans contestation cette fois, dans l’enceinte du palais des nations, en très grande pompe. Il n’y eut pas la moindre note dissidente, lorsque l’on proclama la naturalisation, comme citoyens du pays des belles histoires, de tous les personnages des royaumes de Zénaïde Fleuriot, de Jules Verne, du Père Fin, de Mark Twain, de Mme Beecher-Stowe, de Mistress Cummins, de Dickens et de combien d’autres encore !… On applaudissait chaque fois, on se donnait l’accolade, on couvrait de fleurs et de joyaux les nouveaux arrivants. Don Quichotte réclamait l’anoblissement pour tous, et l’épée de chevalier, en plus, pour les soldats. On n’eut garde de peiner le fastueux hidalgo par un refus trop ostensible, mais il comprit de lui-même, en voyant les subtils sourires de chacun, que les titres de noblesse ne signifiaient pas grand chose au pays des nations merveilleuses. La noblesse de cœur de tous ces victorieux du moment suffisait bien. Aucun d’eux, d’ailleurs, ne voulait renier son origine, ou bourgeoise, ou plébéienne, quelque modeste qu’elle fût. Mais on acclama tout de même le Seigneur de la Manche, dont l’intention avait été si droite, si flatteuse pour tous. À un certain moment, l’on amena devant l’assemblée, quelques-uns des vaincus. Mais ces grands cœurs furent si peinés de ce spectacle, qu’on fit ressortir tout de suite les pauvres malheureux non sans avoir décidé de les délivrer de leurs chaînes et d’adoucir autant qu’on le pouvait leur sort affreux. On fut inflexible, cependant, quant à la question des pouvoirs enchantés à leur confier : « Non, non, non, crièrent d’un commun accord tous ces bons cœurs rassemblés, l’esprit du mal est trop actif chez tous ces misérables. »

« Les méchants ne sont relativement heureux, en notre monde, précisa la Reine des Fées, comme ils le sont en celui des humains, que lorsque la liberté leur est mesurée. La discipline merveilleuse de la bonté, devant leur manquer à jamais, nous agissons dans l’intérêt même de ces vaincus du cœur en leur refusant d’agir comme bon leur semble ! »

L’assemblée entière se leva pour approuver la grande et noble reine et l’acclamer longuement.

Le deuxième événement qui demeura digne d’être enregistré, en lettres d’or, dans les archives du secrétariat du Palais des nations merveilleuses, fut le brillant, l’étincelant défilé de la victoire.

Bien entendu, Louisan, Cloclo et leur papa furent les invités de l’Oiseau bleu pour les fêtes. Ils avaient accepté de prolonger encore quelques jours leur promenade, riche en aventures, au pays des belles histoires. Ils ne le regrettèrent certes pas.

Jamais défilé ne fut si long, si émouvant, si prodigue en couleurs, en visions extraordinaires de toutes sortes. Louison, Cloclo et leur papa purent jouir de ce spectacle unique, du haut de l’avion de Peter Pan, en la compagnie de celui-ci, et de petite Poucette. Ces deux derniers avaient fait gaiement leur sacrifice de ne pas paraître dans le défilé. Ils se réjouissaient à l’avance de pouvoir désigner à leurs amis terriens, sans jamais errer, tous les personnages bons ou mauvais qui allaient parader sous leurs yeux.

Des trompettes et des cors joués par des chevaliers blancs de la Table-Ronde, s’entendirent de fort loin d’abord. Puis, tous les héros de la chevalerie légendaire et héroïque parurent. Ils caracolaient avec quelle grâce sur leurs coursiers parés de joyaux et de plumes aux couleurs vives. On admira fort la prestance du Chevalier du Léopard qui causait avec un Sultan d’Orient. Puis, les beaux guerriers du chanoine Schmid suivirent… Les royaumes de Grimm, d’Andersen, de Swift, de Perrault, de Mme Leprince de Beaumont, de la comtesse d’Aulnoy, des Mille et une Nuits, du Filleul du roi Grolo, où rayonnaient la belle Aube et son fils, furent longuement acclamés chacun à leur tour. Quelques personnages célèbres furent reconnus au passage, et salués avec des cris de joie : Don Quichotte d’abord, avec Sancho Pança à jamais confus de son tour de « chasse-galerie ; » Robinson Crusoé et Vendredi ; Alice du pays des Merveilles donnant le bras au petit Lord Fauntleroy ; Éva et l’Oncle Tom ; l’Allumeur de réverbères ; les Enfants du capitaine Grant ; la bonne Bécassine, de la Semaine de Suzette, toute rouge de timidité et portant les bagages de Madame Grand-Air, qui elle, souriait avec aisance à tous. Les Fées de la terre canadienne, suivies du Petit Page de Frontenac, de Perrine et de Charlot, de Jacques et Jeannine de « Par terre et par eau » eurent à enregistrer un beau triomphe de sympathie. « Vive le Canada ! Vivent les Canadiens ! » criait-on à rendre sourds les assistants.

Les nouveaux royaumes affiliés apparurent alors, sauf celui de Schmid, déjà passé en compagnie des premiers groupes ; on les énuméra tous avec quel plaisir ! Ils avaient été à la peine, à l’heure où les esprits méchants leur refusaient l’entrée de ces royaumes, ils n’en étaient que plus heureux, aujourd’hui, étant une cause d’honneur, non seulement pour eux, mais pour tous et chacun des êtres merveilleux qui les entouraient en les célébrant.

Ce fut ensuite le défilé de tous les animaux enchantés, Cadichon en tête. Dans une voiture, la Fourmi en grand costume de cour, saluait sans arrêt.

Enfin, les vaincus défilèrent précédant ou accompagnant les somptueux chars d’or, enchâssés de rubis et de diamants de la reine des Bonnes Fées et du roi des Génies Bienfaisants. Petit Poucet, le Petit Chaperon rouge et le Chat Botté, hérauts d’armes avaient été mis à l’honneur, ainsi que deux cordons serrés de gnomes. Au milieu d’eux tous marchaient enchaînées : les fées Envie, Rageuse, Carabosse et la Sorcière du domaine d’Haberville. Polichinelle avait été sauvé du déshonneur par le duc de Clairevaillance, et, redevenu jouet, était destiné à faire plus tard les délices du fils du duc.

La Reine des Bonnes Fées, sur les instances de la Fée Bienveillante, que Polichinelle n’avait pas invoquée en vain, aurait voulu user de clémence à l’égard des quatre vilaines fées, chefs de la révolte, mais elles avaient repoussé toutes les avances avec tant de colère, d’injures et de malédictions que force avait été de les abandonner à leur ignominie.

Le soir de cette procession splendide eut lieu le banquet d’adieu en l’honneur des voyageurs terriens. Ils quittaient le lendemain, pour toujours, le pays des belles histoires.

Louison et Cloclo virent à leur table tous les enfants des lieux enchantés. On se remémora les aventures vécues en commun. On se promit un éternel souvenir. Louison et Cloclo firent même deux solennelles promesses à la jeunesse de ces pays. Celle d’abord de relire souvent les livres racontant les histoires et les exploits de chacun d’eux ; puis, celle de répandre ces mêmes livres chez tous leurs chers petits compatriotes. « On les aimerait tous bientôt, autant qu’eux, Louison et Cloclo, les aimaient, » ajoutèrent ceux-ci fièrement. « On a de grands cœurs fidèles au Canada ; on a, en plus, par privilège de race, étant nés Français, le goût des beaux récits bien composés, bien sentis, bien racontés. »

Et ce fut l’accolade suprême pour Louison et Cloclo, avec chacun de leurs amis attristés ; depuis Petit Poucet qui pleurait à chaudes larmes, jusqu’à Petite Poucette, qu’il fallut sortir de force de la poche de Cloclo où elle s’était cachée.

Enfin le soir même, à l’heure dite, l’Oiseau bleu, le fidèle aviateur, ramena dans la nuit étoilée, Louison, Cloclo et leur papa. Sur le toit de la maison, fleuri de roses, la maman les reçut en pleurant de bonheur, tandis que là-bas, dans le ciel, paraissait la silhouette de saint Nicolas, la main levée, en une dernière et tendre bénédiction.


LISTE DES PRINCIPAUX OUVRAGES À LIRE


ANDERSEN (Hans Christian). — Contes. Paris, Hachette. (Bibliothèque Rose).

AULNOY (Mme d’). — Contes de fées. Paris, Laurens.

CERVANTES (Michel de). — Le Don Quichotte de la jeunesse. Paris, Garnier. (Bibliothèque enfantine).

DAVELUY (Marie-Claire). — Le Filleul du roi Grolo. Montréal. Bibliothèque de l’Action française.
Sur les ailes de l’Oiseau bleu. Montréal, Éditions Albert Lévesque.

FEUILLET (Octave). — Vie de Polichinelle… Paris, Hachette. (Bibliothèque Rose).

GASPÉ (Philippe Aubert de). — Les Anciens Canadiens. Montréal. Beauchemin.

MAXINE, pseudonyme de Mme Taschereau-Fortier. — Les Fées de la terre canadienne. Montréal, Éditions Albert Lévesque. (Série « Les Récompenses »).

MILLE (Les) ET UNE NUITS. Montréal. Beauchemin.

LES LÉGENDES CANADIENNES.

PERRAULT (Charles). — Contes. Paris, Laurens.

SÉGUR (Comtesse de). — Nouveaux Contes de fées. Paris, Hachette. (Bibliothèque Rose).

N. B. — Consulter, en outre, la liste des ouvrages insérés dans le volume ci-dessus mentionné : Sur les ailes de l’Oiseau bleu, p. 193-203.

TABLE DES MATIÈRES


ACHEVÉ D’IMPRIMER LE
DOUZIÈME JOUR DE JUIN
MIL NEUF CENT TRENTE-SIX
POUR LES
ÉDITIONS ALBERT LÉVESQUE
1735 RUE S. DENIS,
À MONTRÉAL,
PAR LES SOINS DE
L’IMPRIMFRIE MODÈLE LIMITÉE
1206 EST, RUE CRAIG,
À MONTRÉAL.






Imprimé au Canada sur
papier fabriqué au Canada.