Éditions Albert Lévesque (p. 55-62).

VIII

LE CONVOI DE MINUIT



ÀL’INTÉRIEUR de la tente, Aube, songeuse, écoutait les doléances de Petite Poucette. Celle-ci refusait de prendre part à l’expédition et conjurait ses amis de se méfier de ce gnome inconnu.

— Petite Poucette, dit enfin Cloclo, tu n’arrives pas du tout à me convaincre. Ce petit vieillard a l’air très bon, très complaisant, fort amusant. Et puis cette randonnée dans des souterrains où nous verrons des montagnes d’or, d’argent, de pierres précieuses. N’est-ce pas, Altesse, que ce sera charmant cette excursion ?

— Je verrai le duc, ma bonne petite. Le reste m’importe peu.

— Hélas, Madame, gémit Petite Poucette, pourquoi ne pas attendre ici. Un mois est si vite passé !

— Tu trouves, mignonne ?

— Petite Poucette, reprit Cloclo, avec un peu d’impatience, je ne te comprends pas. Tu n’as pas l’habitude d’être rabat-joie.

— J’ai tort, je le sais. Je ne puis me défendre, voyez-vous, d’être très impressionnée au sujet de cette promenade.

— Petite amie, remarqua soudain Aube, puisque tu persistes dans ton refus de venir avec nous, voudras-tu donner l’alarme au camp, demain, à l’aube, si nous ne sommes pas de retour. Il y aurait lieu de s’inquiéter, en effet, si alors, nous n’apparaissions pas.

— Madame, Madame, que dites-vous là ? cria de nouveau Petite Poucette. Elle avait tressailli aux paroles étranges de la princesse. Vous aussi, croyez donc à un malheur possible ?

— Au contraire, Poucette, chanta la princesse, tandis qu’un sourire glissait sur ses lèvres. Je ne parlerais pas de tout cela avec sang-froid, si le doute m’effleurait. Vraiment, c’est à croire que tu rêves quelque mésaventure pour nous.

— Oh ! Altesse !

— Alors, reprends ta gaieté, mignonne. Songe plutôt à la grande popularité du duc auprès des gnomes. Et puis, aurait-il follement confié sa missive à un traître ?… »

Petite Poucette se tut tout à fait cette fois, onze heures sonnaient au camp. On y battit longuement la charge, puis tout devint silencieux.

Cloclo sautait de joie. « Onze heures, onze heures qui sont sonnées ! Plus qu’une heure à attendre. Regardez, Altesse, les civières sont là, au fond. Le bon gnome les a glissées doucement ici, tandis que nous causions… Mais il est temps de revêtir nos mantes noires. Voici la vôtre, Altesse !… Voici la mienne !… Oh ! la douce fourrure d’hermine au dedans… Petite Poucette, supplia encore Cloclo, change d’idée, viens avec nous, viens…

— Je ne le puis, Cloclo. Le chef de notre régiment d’enfants-fées, Peter Pan, viendra peut-être demain. Ma présence sera nécessaire. D’ailleurs, pour votre bien-être a vous aussi, il faut…

— Bien, bien, mignonne, interrompit doucement la princesse, fais à ton goût, n’est-ce pas ? Alors, puisque tu nous quittes, veux-tu allumer ce minuscule verre rouge, rempli de cire, et le déposer à la porte en sortant ?

— Avec plaisir, Votre Altesse.

— Viens m’embrasser au moins, méchante Poucette, avant de partir. Comme je t’en veux, va ! Comme je t’en veux, murmurait Cloclo, à l’oreille de sa petite compagne.

Quels soupirs poussa Petite Poucette en s’éloignant de la tente… Elle avisa bientôt un énorme chêne, situé à peu de distance. Elle se dit que l’une quelconque des branches de cet arbre lui servirait de poste d’observation. Car elle voulait être témoin de tout. Du départ de ses amis, à minuit sonnant ; des moyens de transport de ce gnome par trop mystérieux ; de la route, que celui-ci ferait prendre à son convoi ; de tout enfin, qui marquerait de façon spéciale cette secrète et dangereuse excursion.

Elle atteignit, une demi-heure plus tard, son abri, une grosse branche de chêne, à demi-hauteur de la terre. Ses petits pieds n’allaient guère vite, puis, quelle rude montée une fois au pied de l’arbre !… Enfin, toutes difficultés étaient résolues, elle n’avait maintenant qu’à attendre, confortablement nichée dans son coin. Elle se pencha. Il lui semblait entendre réciter avec feu. Quel chevalier sacrifiait ainsi aux muses ? Petite Poucette se pencha davantage et reconnut Don Quichotte de la Manche. Elle se mit à rire tout bas. C’est qu’il était original et si plaisant à voir, cet hidalgo, quoi qu’il fît, où qu’il fût. Pour le moment, revêtu de son armure, sauf son casque, posé à terre, tout près, il tenait d’une main son épée levée, et de l’autre un gros volume de chevalerie. Il pérorait et gesticulait, avec force, tout comme si un vaste auditoire eut pu l’entendre et l’applaudir.

Tout à coup, le Chevalier de la Triste-Figure, comme tous l’appelaient au camp, s’interrompit, et s’appuya au tronc de l’arbre. Sa figure exprima la stupéfaction la plus complète. Petite Poucette suivit son regard et aperçut au loin un étrange convoi. Il s’avançait dans la direction du chêne où elle se cachait. Elle reconnut bien vite le gnome inconnu, qui marchait en tête du cortège. Il encourageait de la voix et du geste ses vingt-quatre compagnons, des cyclopes divisés par groupe de huit. Chacun de ces groupes était chargé d’une civière étroite, elle-même recouverte d’un grand drap noir, dissimulant à merveille le genre de fardeau que l’on soulevait. Tous ces porteurs, vêtus de noir, légers, sautillants, fredonnants, semblaient ne pas marcher, glisser plutôt à travers la forêt, avec la plus étonnante rapidité. Ils passèrent près du chêne, où se trouvaient Don Quichotte, toujours bouche bée, et Petite Poucette, qui soupirait fort, en reconnaissant que ses imprudents amis avaient mis leurs plans à exécution. Mais, voici que Don Quichotte se remettait de sa surprise, saisissait son casque, et faisait mine de s’élancer à la suite du cortège. En un bond, Petite Poucette lui eût sauté sur l’épaule. Il fallait empêcher une intervention maladroite, mal préparée. Pour le moment, en tous cas, le plus sage était de mettre au courant de la situation la folle tête de Don Quichotte. Que n’entreprenait pas, ce noble champion, une fois ses sentiments protecteurs éveillés ? Et quels extraordinaires moyens de venir en aide ne trouvait-il pas le plus souvent ? Il fallait toujours y mettre de l’ordre, sinon, des ennemis pas du tout idéalistes, et au sens pratique, faisaient servir les moyens du chevalier à leurs fins, en riant bien fort de leur dupe déconfite.

Don Quichotte eut un sursaut en recevant sur lui le poids léger de Petite Poucette. Puis, devant la frimousse anxieuse de la fillette, il se mit à rire.

« Hé ! hé ! dit-il, ma jolie naine-princesse, quelle mouche vous pique !… C’est mal choisir votre moment pour me parler. Ne voyez-vous pas ce lamentable convoi là-bas ?… Je veux voler au secours de malheureux que l’on va assassiner, sans doute, dans quelque coin de cette forêt immense… Allons, petite, remontez sur votre arbre. Vous y étiez tout à l’heure, n’est-ce pas ?

— Seigneur Don Quichotte, ne me forcez pas à m’éloigner. Écoutez-moi quelques instants. Vous ne le regretterez pas. Ah ! comme vous pouvez être utile, en ce moment, aux amis imprudents de Petite Poucette !

— Tiens, ce seraient donc vos amis que l’on entraîne dans quelque guet-apens ?

— Hélas !

— Vous avez eu raison, en votre peine, ma petite enfant, de vous adresser à moi, l’invincible chevalier errant, dont l’épée s’attaque avec vigueur à tous les ennemis du bien, du bon, du beau… Vite ! Accrochez-vous à mon cou… Je vais aller réveiller mon couard d’écuyer, Sancho Panga. Il nous accompagnera. Il est là qui rêve aux anges, à deux pas d’ici. Son âne et mon admirable Rossinante, tous deux broutant l’herbe, sont près de lui. Comment, mon bébé, vous ne m’obéissez pas ?… Hum ! je tolère mal l’indiscipline. Qu’y a-t-il ?

— Monseigneur, un instant de conversation confidentielle est indispensable. Je vous en prie ?

— Petite, petite, pourquoi me retenir ainsi ? Ah !… voyez, le convoi a disparu. Où le retrouver maintenant ? J’ai bien envie de me mettre en colère et de vous administrer une petite correction méritée… Qu’avez-vous fait, mademoiselle ? Qu’avez-vous fait ? »

Le pauvre Don Quichotte désemparé, furieux, vexé, marchait à grands pas autour de l’arbre, secouant parfois la petite fille, mais sans lui faire aucun mal.

Petite Poucette laissa passer l’orage. Puis, elle parla et tenta de convertir Don Quichotte à ses idées. Pourquoi lui, le bon messire, le défenseur de tous les opprimés, n’irait-il pas sous la tente du Chevalier du Léopard, d’Ivanhoé, ou encore du bon seigneur Éthelbert de Tannenbourg ? Là, il raconterait ce qu’il avait vu, ce que lui avait ensuite révélé Petite Poucette. Alors avec les avis de ces braves, il conviendrait d’une excursion en forêt, qui assurerait le salut des amis de Petite Poucette.

« Que dites-vous de cela, messire ? Ah ! je vous en conjure, ne dédaignez pas mes humbles avertissements.

— Je ne dédaigne rien, ni personne, surtout ce qui vient de la faiblesse même… Enfant, vous me faites bien pitié ! Mon âme de chevalier tressaille.

— Alors, dit Petite Poucette, rayonnante de joie, alors monseigneur Don Quichotte, vous vous rangez à mon avis ? Vous ferez avec votre bonté ordinaire tout ce que je souhaite ?

— Non, ma petite, non. Un chevalier sans peur comme moi, et dont la vie est consacrée aux infortunés sans défense, n’a besoin ni de conseils, ni d’aide. Il entend la voix de son cœur, jointe à celle de sa conscience. Il obéit à sa vaillance. Il court, il vole au secours de l’innocent persécuté, du malheureux surpris sans arme, sans protection. Voilà… Et maintenant, vite, partons !

— Messire, messire, de grâce !

— Silence, princesse Poucette. Ou je vous laisse ici, dans la pire inquiétude qui soit. »

Ce disant, Don Quichotte marcha au pas de course jusqu’à l’endroit mousseux, où ronflait comme un bienheureux, Sancho Pança, son écuyer. Celui-ci se vit secouer fortement et sans relâche.

— Veux-tu bien sortir de ta torpeur, malheureux ? De pauvres êtres entourés d’assassins nous invoquent dans leur détresse. Je les entends… Ce sont des assassins, des assassins, misérables !

— Hein ! mon pauvre maître, on vous assassine, cria enfin le gros, gras et rose Sancho, en se frottant les yeux… J’y vais, Oh ! les canailles !

— Fol écuyer, va ! Tu comprendras mieux tout à l’heure. En selle ! Ton âne a plus de raison que toi, en ce moment.

— En ce moment ? Non, mon bon maître, toujours, répondit humblement Sancho, qui aida Don Quichotte à enfourcher solennellement Rossinante, plus efflanquée que jamais. Puis, il sauta lui-même sur le dos de son âne. C’est alors qu’il aperçut Peite Poucette, toujours juchée sur l’épaule du chevalier.

— Hé ! mon bon maître, qu’est ceci, s’écria-t-il ?

— Quoi ? Qu’y a-t-il encore, maraud ? Ne peux-tu me laisser à mes hauts projets d’offensive et de défensive ? Mes ennemis, cette fois, mordront toute la poussière de ce pays, je te le jure.

— Oui, mon maître. Mais alors, pourquoi vous faire accompagner en votre héroïque expédition, d’une Poucette comme celle que je vois près de vous ?

— Hein !… Ah ! oui. Je me suis laissé toucher par cet enfantelet, que veux-tu ?… Avec moi, d’ailleurs, qu’aurait-elle à craindre ?

— Rien, messire, certes ! Ô brave entre les plus braves des chevaliers !