Éditions Albert Lévesque (p. 27-34).

IV

LE PLAN DE CAMPAGNE DE RAGEUSE



CHERS complices, commença Rageuse, quelqu’un d’autre a-t-il un plan de campagne à proposer ? Le mien attendra encore.

— Non, non, crièrent en chœur les Sorcières, les Lutins et les Magiciens. Parle, Rageuse, parle ! Tu nous ennuies avec tous ces retards.

— D’autant plus, ajouta de sa voix ironique, l’Étranger du Champ du Diable de Rigaud, que notre Rageuse est calme en ce moment. Quand sa rage ne mijote qu’au dedans, elle peut raisonner… Aussi bien qu’un homme, qui… raisonne !

— Ah ! ah ! ah ! Rageuse sans sa rage… est-ce drôle ? Tu parles d’or, Méphisto de Rigaud. Ah ! ah ! ah ! Pense, Rageuse, pense, n’écume plus ? » dit le Magicien africain.

La Fée Rageuse pinça ses grosses lèvres grises. Elle ne goûtait pas du tout la moquerie de ses compagnons. Mais, pour l’instant, mieux valait, rentrer sa colère et conserver son sang-froid.

Elle déplia lentement un parchemin rouge feu, qui répandit aussitôt une forte odeur de soufre. Il était couvert de lignes et de figures noircies.

Elle appela un lutin. « Pose ce plan sur un tableau ». Puis, à un autre lutin. « Toi, ouvre mon réticule que j’ai laissé échapper. Là, là, par terre. Donne-moi le couteau qui s’y trouve. » Ce couteau devint vite, sous son commandement, une longue épée, fort légère, dont elle se servit pour suivre le tracé du plan.

« Écoutez-moi, beaux rieurs ! gronda-t-elle. Ce que nous allons entreprendre est audacieux, doit être exécuté rapidement, et décidera du genre de guerre que nous pourrons livrer. Nos ennemis ont eu l’imprudence de traîner des humains parmi eux, vous l’avez vu tout à l’heure. Nous nous emparerons d’eux. D’abord, ce sera la capture de cet idiot professeur montréalais, puis de ses deux gosses. Bah ! ne soyons pas ambitieux. Le père seul, ou les gosses seuls, nous suffiront. Localisons en premier lieu, la retraite des uns et des autres. À cela, chère Envie, fit-elle, en se tournant, railleuse, vers sa compagne, nous utiliserons les services de nos préférés : espions, devins, serpents ailés et autres… Une fois, quelques-uns de ces terriens en notre pouvoir, nous poserons à notre aise d’onéreuses conditions de rachat. Nous en ferons voir de dures à ces captifs, qui ne sont pas immortels comme nous, qui ne riposteront par aucun enchantement vexant… Holà ! tous, que dites-vous de mes projets ? Les Bonnes Fées avec leur sens de l’honneur seront bientôt forcées, n’est-ce pas, d’en faire à notre goût ? Oseraient-elles renvoyer chez eux, mutilés ou morts, ces humains par trop curieux de nos mœurs et coutumes… Parlez, parlez ?… Envie, tu te ronges les ongles jusqu’au sang. Qu’as-tu ?

— Rageuse, j’approuve ton plan. Je l’approuve. Mais tu n’as pas compris parmi les captifs, à faire au plus tôt, ce petit misérable, le Filleul du roi Grolo, ou sa larmoyante épouse, Aube-la-blonde. Que me font à moi ces terriens ? C’est ma revanche sur le Filleul du Roi Grolo que je désire. Il me la faut. Il me la faut, entends-tu. Je ne marche pas sans cela.

— Fais d’une pierre deux coups, alors, Envie, mais n’entrave pas mon plan avec ta haine. Sache-le bien, la course aux captifs humains, leur détention, ici même ; puis leur rachat, doivent demeurer les buts principaux de notre politique commune.

— Bravo ! Rageuse ! Bravo, bravo » criait, en trépignant, l’entière assemblée. Partout, on se mettait d’accord, chacun se disant que les petites vengeances particulières ne seraient pas interdites.

— Merci, reprit Rageuse, chers complices, merci. Mais gare à vous ! De l’union, jusqu’à la victoire finale ?… Ne craignez rien. La Reine des Fées et le Roi des Génies ne s’attendent pas à nos étranges projets. Qui sait, si nous ne les recevrons pas bientôt ici, pour y signer un humiliant traité ! Oh ! le bon moment ! Une autre recommandation !… Je l’oubliais. Ne pactisez pas avec des enfants munis de pouvoirs enchantés. Méfiez-vous !… Il fait toujours clair dans des âmes jeunes. La méchanceté y glisse souvent, sans y laisser de traces. Les enfants, ça vous sert un bon sentiment, est-ce étrange, au moment où l’on s’y attend le moins. Méfiez-vous, vous dis-je, des enfants de nos royaumes, qu’ils se nomment le Bon Petit Diable, Petit Poucet ou Lamalice du Royaume de la Comtesse de Ségur. Si possible, éloignez-les tous, avant d’enlever le petit garçon et la petite fille du bibliothécaire canadien. La Sorcière d’Haberville vous a fait voir, tout à l’heure, n’est-ce pas, le gros Louison et cette asperge de Cloclo, sa sœur ? Maintenant, au travail. Tous ! Envie, réveille-toi, de grâce. Ordonne le guet. Ton attitude me fait bouillir le sang. Je… je…

— Rageuse, rentre ta bile, ma bonne grosse, criait l’assemblée qui riait. Paix ! Paix !… Envie, prends la parole ! Debout !

— Vous m’ennuyez, rechigna celle-ci, en obéissant tout de même. Que voulez-vous que je dise ? Que chacun demeure dans le coin qu’il connaît le mieux, le sien, par conséquent ? Tous alors viendront bien se prendre au piège… à point ! Gnome-espion, mon précieux allié, fais en sorte de rejoindre bien vite, la princesse Aube ? Ta récompense…

— Oh ! silence, Envie, voilà que tu deviens la pire des radoteuses, cria le Magicien africain, à bout de patience. Arrange-toi, au sujet de tes ennemis personnels, sans nous mêler à tout cela, veux-tu ?

— Ah ! je radote, je radote, dis-tu, Magicien ?… Je me suis pourtant exprimé clairement. « Chacun dans son coin », ai-je dit, dans son propre coin ! Tiens, toi, Sauvage mouillé, retourne à ton poste de la Rivière-des-Prairies. Explore les environs de Montréal, durant le jour. Vous, Sorciers et Sorcières de l’Île d’Orléans, à votre sabbat, aux alentours de Québec ! Pirates du Vaisseau Fantôme, veillez sur les abords de Gaspé et de la haute mer. Enfin, vous, mes fidèles serpents ailés, aidés des Lutins, des Loups-Garous, de la Sirène du Lac Supérieur, de la Sorcière de la Vallée du Richelieu, des bûcherons impénitents de la Chasse-galerie, soyez partout, partout. Lorsque vous serez porteurs de messages, faites diligence. Brûlez les étapes. Nos honorables ennemis ne sont pas faciles à duper, allez. Ils éventeront bien de nos ruses. Ne nous lassons point. La dernière aura bien chance de réussir. Souvenez-vous seulement de ne pas faire fond sur la soi-disant candeur de nos ennemis. Ne pas faire le mal ne signifie pas du tout qu’on l’ignore ou qu’on ne peut le dépister. Souvenez-vous aussi de montrer sans cesse patte blanche, de ne quitter jamais vos masques.

— Assez, assez, Envie, cria l’assemblée. Ah ! Bavarde ! Raisonneuse ! Pédante !

— Eh ! eh ! cette chère amie, voyez-vous, se croit seule à posséder l’intelligence du mal ! Tout beau, Envie, tout beau ! cria soudain une voix claironnante, d’une impertinence exaspérante.

Et l’on vit s’avancer un petit seigneur, bossu par devant, bossu par derrière, tout vibrant de rires et du bruit des grelots qui garnissaient son pourpoint de velours blanc et or. Il saluait de tous les côtés à la fois. Il finit par faire une grande révérence devant la tribune où siégeaient Rageuse et Envie.

— D’où sors-tu, vilain Seigneur Polichinelle ? vociféra Rageuse. On ne t’avait pas entendu encore. Eh ! Messieurs, ce petit bout d’homme ne me dit rien qui vaille. Si nous nous passions, pour cette fois, des services de ce ridicule messire ?

— À votre aise, dame Rageuse, je m’en retournerai fort volontiers d’où je suis venu, répondit en riant plus fort, messire Polichinelle.

— Ah ! mais non, par exemple, cria Envie, de sa voix aigre. Tu resteras ici. Pirates, enchaînez Polichinelle. Jetez-le au fond de la caverne. La Sorcière d’Haberville en fera ce qu’elle voudra, dès qu’elle sera remise de sa crise de nerfs. Elle n’en pense pas mieux que nous tous. Eh ! eh ! messire Polichinelle, traître élégant et sonore, vous resterez au repos durant cette guerre ! Allez, ouste ! Digérez, bien notre vexante décision, mon petit !

— « Vous le regretterez, vous le regretterez tous, » protestait Polichinelle, en se défendant comme il le pouvait contre les robustes pirates. Il fut bientôt immobilisé, traîné hors de la salle.

Puis, diverses autres précautions ayant été prises, et de nouvelles précisions ajoutées au plan de campagne de Rageuse, l’assemblée, enfin, prononça l’ajournement. L’on décida de se réunir, de nouveau, au lendemain de la prise des captifs.


« La gracieuse Altesse se dit heureuse de saluer Louison et Cloclo, enfants canadiens. » ◁Texte▷