Éditions Albert Lévesque (p. 17-20).

II

L’ASSEMBLÉE DES FÉES RAGEUSE ET ENVIE



DÈS que les auditeurs furent tous placés par ordre d’ancienneté, la fée Envie ouvrit l’assemblée. En compagnie de la fée Rageuse et de la Sorcière d’Haberville, elle monta sur une petite estrade de briques rouges, et toutes trois s’installèrent sur des fauteuils ornés de nombreux dragons.

À chaque bout de l’estrade, sur des trépieds, deux urnes lançaient, à de courts intervalles, des flammes rougeoyantes. Tout près de la Sorcière d’Haberville, des lutins faisaient le service de pages, apportant, sur son ordre, les objets magiques nécessaires. Tout autour de la salle, construite en amphithéâtre, sur de nombreux chandeliers de fer à dix branches, brûlaient des chandelles de suif. Des nains escaladaient de quart d’heure en quart d’heure ces énormes chandeliers, les mouchaient avec dextérité, puis gratifiaient l’assemblée, avant d’en descendre, de mille grimaces et tours d’acrobatie. On raillait, ou tout haut, ou tout bas, suivant l’humeur des fées Rageuse et Envie, ce qui voulait dire que, le plus souvent, on pouvait à peine se permettre de s’égayer. La fée Carabosse avait refusé avec obstination de monter sur l’estrade, se fiant, pour toutes les décisions, à l’intelligence de ses bonnes amies, Rageuse et Envie. « J’approuve tout à l’avance, camarades. Ah ! si vous connaissiez le beau plan de campagne de Rageuse, avait-elle ajouté de sa voix chevrotante, devant l’assemblée, soudain silencieuse.

« Chut ! cria la voix rauque de la fée Rageuse. Pas d’indiscrétions à l’avance, Madame Carabosse ! »

— Ah ! ah ! ah ! ma vieille amie, pour une fois voulez vous faire de la modestie ? »

La fée Carabosse put donc, à son aise, s’installer sur un siège obscur, près d’une ouverture donnant sur le souterrain. Elle s’y rendit, non sans avoir échangé un coup d’œil malicieux avec la Sorcière d’Haberville. Elle gagnait son point. Elle pouvait aller dormir, hors de la salle, tout aussi paisiblement que sa royale victime, la Belle au bois dormant. Vraiment, elle ne parvenait pas à trouver celle-ci très malheureuse. « Oh ! dormir, dormir,… chantonnait-elle, dans son angle rempli d’ombre, cette seule façon que nous ayons, nous les fées, de connaître quelque chose de la mort, ce privilège des humains, las, sans doute, comme nous, des visions d’un monde ne sachant presque plus se renouveler ». Eh ! la pauvre Carabosse, à l’aide de ses maléfices, avait fini par connaître quelque chose de toutes les sciences et de tous les arts de la terre. Elle n’en avait gardé dans son esprit pervers et dans son cœur desséché, qu’un amer souvenir. Tant il est vrai que seules les âmes, où habitent la bonté, l’amour, la générosité, peuvent connaître un peu de paix et de douce résignation envers la vie cruelle.

Les débats s’engagèrent. Chacun des assistants fut invité à se prononcer sur la conduite à tenir durant les hostilités. Des suggestions excellentes furent faites par les Sorciers et les Sorcières de l’Île d’Orléans, appuyées par la voix de la Sorcière d’Haberville, et aussi par la fée Envie. Les connaissances topographiques de tous ces derniers, habitants éternels du Canada, rendaient précieux leurs moindres renseignements. Le Magicien africain fit beaucoup rire Messieurs les Sorciers et Mesdames les Sorcières de l’Île d’Orléans lorsqu’il parla d’une excursion en canots d’écorce durant janvier, sur le fleuve Saint-Laurent.

La fée Rageuse gardait le silence. De temps à autre un sourd grognement sortait de sa bouche. Elle attendait son heure. Enfin, la fée Envie, verte, méfiante, exaspérée se tourna vers elle.

« Qu’attendez-vous donc, Madame, pour exposer vos plans géniaux ? Votre rage, d’ordinaire, a moins de dédain. Aurions-nous baissé, à vos yeux, comme intelligence ou comme malice ? Mesdames et Messieurs, qu’en dites-vous, le mutisme de Madame Rageuse, n’est-il pas blessant pour nous ?

— Oui, oui, Envie, crièrent en chœur les auditeurs. Parle, Rageuse, parle ! »

La fée Rageuse se souleva. Deux lutins, dont l’œil unique au milieu du front brillait de moquerie, l’aidèrent à sortir des profondeurs de son fauteuil. Les dragons gémissaient sous ce poids vacillant.

— Camarades, vous tous ici présents, rugit enfin Rageuse, la face rouge comme une braise, sachez bien que… je… je… » Elle se mit à haleter, à s’éponger. Elle étouffait littéralement. Pouvait-elle jamais dominer la moindre de ses colères, la pauvre malheureuse !

« Rageuse, dit doucement Envie, qui jouissait du spectacle de cette tempête impuissante, Rageuse, pourquoi vous troubler ainsi ? Nous ne demandons qu’à vous écouter, à suivre vos conseils ».

La fée Rageuse lui lança, sans répondre, un regard des plus noirs. Elle se remettait toujours assez vite de ses emportements et recouvrait, alors sa redoutable lucidité.

— Avant d’exposer le plan de campagne que j’ai médité, commença-t-elle froidement, je veux avoir recours à la verve prophétique de la Sorcière d’Haberville. Un génie de mes amis, devin extraordinaire, aux révélations duquel je dois d’avoir pu tracer les jalons principaux de mon plan, m’a dûment avertie que notre sœur, la Sorcière canadienne, et aussi, quelques-uns des sorciers de l’Île d’Orléans, connaissaient des détails très importants sur nos ennemis d’Europe. Ceux-ci, vous le savez, sont en route, en ce moment, vers l’Amérique, y sont peut-être déjà. Alors, il me faut toutes les confirmations possibles, au sujet des soi-disant prédictions de mon ami le génie, avant de songer à vous faire voir mon plan de campagne. À l’œuvre, Sorcière d’Haberville, à l’œuvre !

— Rageuse a raison, vociféra l’assemblée, pleinement avec la fée, maintenant qu’elle entendait sa voix devenue soudain musicale, chose incompréhensible, en ce corps énorme.

— À vos travaux, en effet, Sorcière d’Haberville, commanda Envie. Et hâtez-vous ! On ne sait guère quand nos ennemis nous tomberont sur le dos ».