Une Réforme au Palais

Une Réforme au Palais
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 43 (p. 162-181).
UNE
REFORME AU PALAIS

DE LA PLAIDOIRIE MODERNE
A PROPOS DE QUELQUES OUVRAGES RECENS

En des temps où chacun s’empresse de revendiquer la place à laquelle il croit avoir droit dans l’histoire contemporaine, où, avec une noble émulation, orateurs, magistrats, diplomates et hommes d’état viennent tour à tour montrer par quels labeurs ils se sont associés à l’œuvre commencée, sinon accomplie, il n’est pas sans intérêt de s’arrêter aux publications qui touchent le barreau et la vie judiciaire. On ne peut contester que le barreau ait largement contribué au mouvement qui a marqué la1 première moitié de ce siècle. Ainsi que la tribune, il a eu ses jours de splendeur ; il a soutenu vaillamment le choc dans certaines luttes, engagées, il est vrai, sur un terrain limité, mais qui néanmoins n’ont manqué ni de retentissement ni d’éclat : c’est là ce qui l’autorise à parler un peu de lui-même et à faire quelques efforts pour donner la vie durable du livre à des discours qui ne semblaient destinés qu’aux succès du prétoire. Bien des plaidoyers sont perdus qui mériteraient d’être recueillis et propagés. Pour être tardive, leur influence sur l’opinion publique ne resterait point stérile. Quelle page curieuse pour l’histoire de la presse par exemple que ces débats soulevés autrefois devant le jury, et de nos jours devant la justice correctionnelle ! N’est-ce pas là aussi qu’il a été donné au barreau de se révéler dans toute sa vigueur et son attachement à la liberté ? On voudrait pouvoir l’étudier à ce point de vue surtout dans des œuvres élevées et sympathiques. Pourrait-on cependant dès aujourd’hui dégager cette généreuse et puissante action du barreau des publications qui se sont produites ?

Des avocats qui, pendant une longue carrière, ont diversement occupé l’attention du palais se sont décidés à réunir leurs plaidoiries ; ils viennent eux-mêmes témoigner de la part qu’ils ont prise aux luttes judiciaires de cette époque, et de ce qu’ils ont fait pour les franchises de la défense dont ils ont eu le dépôt. Par la publication de ses mémoires, M. Dupin, qui a vu disparaître le premier empire et qui eut un rôle dans presque tous les grands procès de la restauration, nous met à même d’observer le barreau dans l’essor qu’il prit tout à coup au début du gouvernement constitutionnel. Un des avocats qui l’ont suivi, M. Chaix-d’Est-Ange, a de son côté confié à des mains amies le soin de mettre au jour un choix de plaidoyers. Aussi bien jamais peut-être ces luttes de la parole n’ont été plus brillantes qu’à cette époque où la tribune et la presse étaient libres ; le barreau, se trouvait alors dans des conditions exceptionnellement favorables pour accomplir sa mission, pour donner la mesure de sa valeur, de son action sur les libertés publiques et privées, de ses forces vitales enfin. C’est donc bien là qu’il conviendrait de l’étudier dans ses allures, dans ses procédés, et de rechercher comment il a compris sa tâche alors qu’un souffle réformateur passait sur tant de choses en France. Si les œuvres récemment publiées apportent quelques lumières sur un tel sujet, cela suffit pour les recommander à notre examen.

Pendant près d’un demi-siècle, avocat, député, magistrat, M. Dupin a eu le privilège d’attirer sur lui l’attention publique à des titres bien divers. Ses souvenirs judiciaires sont consignés dans un premier volume qui commence avec la tragique affaire du maréchal Ney et finit avec celle des biens de la maison d’Orléans. On n’a point oublié qu’à l’époque où s’est présentée cette dernière affaire, le magistrat avait dignement déposé sa toge et repris cette robe de l’avocat qui fut toujours, comme il l’a dit, sa robe de dessous. En reportant ses souvenirs sur la carrière qu’il a tant aimée, M. Dupin confesse qu’il y a trouvé une satisfaction très vive et sans mélange. Une telle satisfaction est assurément permise à l’auteur de ces plaidoiries qui ont consolé tant de familles et vigoureusement patronné tant d’intérêts menacés ? Mais quand vient l’heure de toucher aux choses purement politiques, c’est un autre sentiment qui s’empare de l’écrivain, et dès ses premières paroles il déclare que de tout temps la vie politique lui a moins souri que la vie judiciaire. « J’ai entrepris d’écrire ce second volume, dit-il, avec moins d’empressement que le premier. » C’est qu’en effet, dans le tumulte des affaires publiques, il ne s’agit pas toujours de défendre les autres ; on a soi-même à se défendre, et dans ces combats et ces luttes tout est péril. Et puis, comme les morts de la ballade, les gouvernemens vont vite, et pour qui serait tenté de les suivre la logique risque fort de rester en défaut.

M. Dupin se plaint avec beaucoup de raison de cette mobilité des institutions, il se rappelle l’ingénieuse comparaison de l’orateur romain, et le pouvoir s’offre à ses yeux sous la forme d’une balle que se renvoient alternativement la république, la monarchie constitutionnelle et les gouvernemens absolus. Il y a par malheur comme des éblouissemens dans ce vif esprit, et quand il assiste à ce feu croisé ou à ce jeu, pour continuer l’image de la balle, nous dirons volontiers qu’il hésite et se trouble. S’il fait l’éloge du gouvernement constitutionnel, objet de ses jeunes et premières affections, il lui échappe en même temps des paroles comme celles-ci : a beau gouvernement sans doute ; mais comment accorder le pouvoir et la liberté, principatum ac libertatem ? » Et, prenant à témoin Cicéron et Tacite, il laisse supposer avec ces illustres maîtres que les gouvernemens absolus sont encore les plus affermis, sinon les meilleurs. Que devient alors la vie entière de l’avocat, du publiciste, de l’orateur parlementaire ? que devient cet hymne à la liberté qui prend tous les tons dans les plaidoiries de ce premier volume ? que pense en définitive M. Dupin ? Tient-il pour la pondération des pouvoirs avec la liberté, ou pour les gouvernemens absolus avec la force ? Et à ce sujet était-il absolument nécessaire de s’expliquer dans la langue de Cicéron et de Tacite ?

À propos même des textes cités, il est une observation à faire. Ni Cicéron ni Tacite, est-il besoin de le dire ? n’ont incliné pour le pouvoir absolu. Si l’orateur romain déplore le peu de stabilité des gouvernemens, quelle qu’en soit la forme, il n’hésite pas à proclamer qu’à son avis c’est le gouvernement pondéré et libéral reposant sur l’alliance de ce qu’il appelle les trois pouvoirs qui est encore le plus solide : haec constitutio habet firmitudinem. Jamais non plus Tacite n’a désespéré de l’accord possible du pouvoir et de la liberté, principatum ac libertatem. Bien loin de là, il fait honneur à Nerva d’avoir su concilier ces deux choses, qui autrefois, dit-il, paraissaient inconciliables, res olim dissociabiles, et, que M. Dupin veuille bien le remarquer, il parlait ainsi sous Trajan, qui continuait noblement à les associer l’une à l’autre. Le plus grand historien de Rome et le premier de ses orateurs n’avaient donc ici rien à faire ; appelés à témoigner en faveur du pouvoir absolu, ils se seraient évidemment récusés, laissant à d’autres le soin de le glorifier. On comprend leurs regrets et leurs mécomptes à l’endroit des institutions libres ; mais l’abattement n’est pas le doute : que deviendraient les bonnes causes pour l’avocat qui les aurait perdues ? Devrait-il se prendre à douter de la justice et de la vérité ? Tacite et Cicéron savaient à merveille ce que vaut la liberté ; M. Dupin ne l’ignore pas lui-même, et jamais, nous en sommes convaincu, il ne formerait de vœux impies contre elle. Ne lui doit-il pas sa renommée ?

Nous avons insisté sur ce point parce qu’il se lie étroitement à l’objet même de cette étude. Le barreau est une de ces institutions qui ne vivent qu’avec la liberté et ne peuvent s’élever sans elle ; reposant sur le droit de la libre défense, il a toujours eu pour ennemi et pour adversaire le despotisme, qui étouffe les réclamations et voit jusque dans la contradiction et la lumière un danger pour lui[1], Ce que peut le despotisme contre la parole, M. Dupin l’a vu mieux que personne. Au moment où il entrait au barreau, la France, inquiète et silencieuse au dedans, ne savait plus écouter que le bruit lointain des armes. On était encore dans l’enfantement des codes, à peine la défense était-elle organisée devant les tribunaux. Le jeune stagiaire put entendre les dernières plaidoiries des avocats du parlement qui avaient traversé la tourmente révolutionnaire. Étaient-ce donc encore les solennelles harangues d’autrefois ? Non, sans doute ; la polémique ardente, limpide et serrée de Voltaire et des philosophes du siècle dernier, la parole alerte et sobre de Gerbier, les écrits incisifs de Beaumarchais avaient bien un peu changé tout cela, mais beaucoup moins qu’on ne pourrait le croire. Si une nouvelle génération d’avocats s’était formée sous l’influence des grandes discussions de la tribune pendant la révolution, si cette pléiade d’orateurs qu’on entendit alors et qui fondèrent la législation moderne était revenue au barreau, on eût constaté bien d’autres changemens dans le style judiciaire ; mais les écoles de droit avaient été fermées, l’ordre des avocats détruits. Quant aux hommes qui avaient marqué comme orateurs ou légistes, les uns étaient montés sur l’échafaud, les autres, découragés, s’étaient retirés dans les conseils délibérans de l’état et préparaient les nouveaux codes. Le barreau était désert ou sans guides. Comment sortira-t-il de cet anéantissement, de ce tombeau ? Il n’existe ni presse ni tribune ; des écoles se sont ouvertes, mais l’esprit y est comprimé ; le souffle guerrier qui partout s’étend a tout desséché ; on élève des soldats, le pays ressemble à une vaste caserne ; la liberté s’appelle l’indiscipline et la révolte, sinon la révolution. Cependant des jeunes gens sont là, qui ont au fond du cœur et nourrissent d’ardentes aspirations ; ils attendent l’heure où la parole retrouvera ses franchises, et par de patientes études ils se sont préparés à lui donner le plus vif éclat. La chute de l’empire fut le point de départ d’une ère nouvelle ; après avoir été soumis à une longue oppression, l’esprit public prenait son élan en toutes choses, hardi, rapide, étincelant, libre enfin ; une fois de plus il était prouvé qu’il n’y a rien à demander de grand et de vrai, dans les arts de toute espèce, au peuple qui n’a point la liberté. Le despotisme a sur l’esprit des nations l’influence de la captivité sur l’homme ; il le rend bas et pervers. Combien de fois sera renouvelée l’épreuve ? Les leçons en politique ne peuvent-elles donc profiter qu’à la génération qui les reçoit et passe, sans jamais rien apprendre aux générations à venir ?

Des affaires d’un grand retentissement furent alors portées devant les tribunaux ; le barreau devait renaître dans ces graves débats ; il y grandit rapidement et occupa dans les institutions une place qu’il n’avait encore jamais eue. Lorsqu’enfin la loi de 1819 eut attribué au jury la connaissance des délits de presse, il s’éleva parfois à la hauteur de la tribune. C’est ici qu’il faut saisir la réforme qui s’est dès lors accomplie dans l’art oratoire au palais. Le ton de la déclamation a disparu ; le droit public et le droit civil ont d’ailleurs changé de vocabulaire. Et puis à ce moment l’esprit français s’agite et cherche en toutes choses des voies nouvelles ; dans les arts comme en littérature, une véritable révolution se poursuit ; la peinture a répudié les poses académiques et la couleur de convention ; en tout, elle veut trouver la vie et s’approcher du vrai sans tomber dans la servile reproduction de la réalité ; la musique elle-même a imaginé des combinaisons nouvelles, et le domaine de l’harmonie a reçu sa commotion. Le théâtre n’est pas en arrière ; il veut des personnages qui agissent et parlent plus naturellement. Quant à l’histoire, elle interroge les monumens et les chartes, elle s’attache à remonter aux sources, et bien des faits acceptés apparaissent sous des aspect nouveaux, plus saisissans et plus vrais. Dans ce travail de renaissance ou d’émancipation, le barreau restera-t-il stationnaire ? Non. Merveilleusement servi par une nouvelle littérature, par la tribune, par la presse, par la science d’un autre droit, par une surabondance d’affaires, de faits et d’événemens qui tiennent au nouvel état de choses, à cette société moderne qui, elle aussi, vit et marche plus librement, placé là comme dans son courant naturel, le barreau se fait une langue à lui, un style rapide, clair et nerveux ; le mot marche avec l’idée, la phrase avec le raisonnement, tout s’enchaîne et se lie comme de soi, le débat est souple, rempli d’énergie, de vie et de mouvement ; le barreau, lui aussi, a donc trouvé sa voie.

Dans les premiers jours de cette renaissance toutefois, la plaidoirie est âpre, parce qu’il faut frapper fort et entrer avant dans les esprits ; il s’agit moins de charmer que de convaincre ; les partis sont en lutte, et il faut parler haut et vigoureusement au milieu de la mêlée. Pour agir plus vivement et plus promptement sur l’imagination, M. Dupin s’était fait une arme à son usage ; nul n’a mieux compris ces mots qui touchent comme des coups de fleuret, ces surprises qui déconcertent, ces saillies qui éclairent un débat et scintillent comme les éclats de la foudre. Il est peu de ses plaidoiries importantes qui n’aient offert de ces traits hardis ou piquans qui restent comme le dernier mot d’une cause. Ce genre d’argumentation, dont se servit parfois Cicéron lui-même avec tant de bonheur, ce qui le rendait plus redoutable encore chez M. Dupin, c’est qu’il marchait avec la connaissance la plus solide des lois et des affaires. On sent dans ces plaidoiries nerveuses une puissante trame, un mécanisme savant et bien assis. Grâce à ces discussions serrées, à ces déductions rigoureusement tirées des textes et des faits, il se fit dans la pratique judiciaire une clarté qui fut tout à l’avantage de la vérité et de la raison, et cela au criminel comme au civil ; la procédure criminelle fut bien obligée de se dépouiller de cette ridicule phraséologie pompeuse et vide qui la caractérisait au dernier siècle, et qu’elle conserva longtemps encore malgré la réforme des anciennes institutions judiciaires. Les actes d’accusation du directoire et de l’empire renfermaient pour la plupart des considérations d’une puérilité dogmatique qui n’exciterait de nos jours que le sourire. Cette réforme était sans doute dans le courant de l’époque, mais elle fut singulièrement accélérée par celle qui s’accomplissait dans le barreau. Ce qui distinguera désormais la plaidoirie, c’est l’action, le mouvement, grand secret des orateurs romains dont l’ancien barreau français ne s’était point assez préoccupé ; c’est aussi la science du droit, qui devra s’allier à l’art de bien dire.

De nos jours, l’avocat consultant, le jurisconsulte proprement dit n’existe plus, il se confond avec l’avocat qui plaide. Longtemps les deux rôles avaient été séparés, ils l’étaient aussi dans l’antiquité. Il paraît même que l’orateur avait assez de dédain pour le jurisconsulte. Quintilien le rabaisse et en fait une espèce de praticien subalterne ; Cicéron demandait trois jours pour devenir jurisconsulte, mais il revint plus tard à d’autres idées et comprit l’utilité de l’étude du droit. Cette distinction entre l’avocat et le jurisconsulte avait sa raison d’être : à Rome, parce que devant les tribunaux populaires, souverains juges, l’orateur ne s’attachait guère qu’aux circonstances de fait ; en France, sous l’ancien droit, parce que la vie d’un homme suffisait à peine à démêler le chaos des lois et des coutumes. Aujourd’hui des codes ont réuni toutes les règles du droit civil ; il s’est donc fait pour tous une science plus facile à acquérir, mais qui est impérieusement exigée de tous ceux qui se destinent au barreau, où désormais pour être bon avocat il faut être en même temps bon jurisconsulte. C’est par là même que s’est opérée en grande partie la réforme du style judiciaire ; la connaissance du droit a banni la déclamation et l’a rendue intolérable ; d’un autre côté, l’étude pratique des affaires a conduit à chercher l’argument dans le sujet et pour le sujet, et par là également a été porté, le dernier coup à ces hors-d’œuvre, à ces emprunts singuliers que le barreau des deux derniers siècles faisait à l’antiquité. À cette époque, un avocat bien posé devait trouver le moyen de faire briller avant tout sa connaissance des auteurs sacrés et profanes ; les plus belles plaidoiries étaient les plus émaillées de citations et d’érudition littéraire : le palais allait droit à la comédie des Plaideurs. Il est assez piquant de relire aujourd’hui ces plaidoiries de nos pères, espèces de monumens gothiques dont l’ensemble révèle parfois une grande et puissante pensée, mais dont l’ornementation est lourde et sans goût. Sous ce rapport, Antoine Lemaistre apparaît au XVIIe siècle comme une surprenante exception ; s’il fait encore des emprunts à l’antiquité, si çà et là il parle d’Aristote et de Platon, c’est déjà avec un discernement et un goût qui en font comme un avocat de la fin du XVIIIe siècle, un émule de Gerbier ; personne autour de lui n’a parlé au barreau ce langage pur, châtié, sobre, et parfois d’une vigueur extrême. Évidemment, quand M. Sainte-Beuve a émis l’opinion que Lemaistre avait dû servir de modèle à Racine pour le personnage de L’Intimé, il n’avait pas comparé ses plaidoiries à celles de ses contemporains, ni même aux plaidoiries des propres amis du poète. M. Oscar de Vallée, qui a personnifié dans Lemaistre l’éloquence judiciaire du XVIIe siècle, le défend avec quelque amertume contre cette supposition qui le ridiculise ; mais il n’a pas suffisamment démontré combien il avait raison. On sait aujourd’hui que le fond des Plaideurs n’est pas l’œuvre personnelle de Racine ; c’est à sa maison de campagne d’Auteuil que le canevas de la pièce fut arrangé de concert avec les amis qu’il y recevait habituellement, Boileau, Chapelle et Pousset de Montauban, l’un des premiers avocats du parlement de Paris, auteur lui-même de quelques tragédies. Chacun y mit du sien, Racine l’a dit et ne s’en est pas caché : « Moitié en m’encourageant, moitié en mettant eux-mêmes la main à l’œuvre, mes amis me firent commencer une pièce qui ne tarda guère à être achevée. » Les plaisanteries les plus bouffonnes devaient trouver dans Chapelle un maître consommé ; Pousset de Montauban put fournir les mots techniques du palais et, qui le croirait ? poser lui-même pour ces évocations continuelles et intempestives de l’antiquité dans les affaires qu’il s’agissait de saisir au vif[2].

La leçon donnée au palais par Racine, Boileau et Chapelle était assez dure pour qu’on l’écoutât ; mais ce goût de l’archaïsme, ce « goût du mauvais goût, » comme on l’a si bien dit, était difficile à extirper. Au XVIIIe siècle, il a fait place à des citations empruntées avec discernement aux lois romaines, mais alors pour les besoins réels de la cause, la France étant régie pour une grande partie par le droit écrit de Rome. On a dit de M. Dupin qu’il procédait de l’école parlementaire, et n’avait pas assez renoncé lui-même à l’antiquité. Il est certain que ses plaidoiries offrent de fréquentes citations, et que les auteurs romains lui viennent souvent en aide. Cependant, qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est plus là précisément la méthode dogmatique de l’avocat parlementaire ; la citation est devenue, sous la main de l’avocat moderne, un moyen de réveiller l’attention et de piquer la curiosité : ou c’est une loi romaine qui va droit au but dans une question nouvelle, ou c’est la pensée d’un écrivain qui lui permet de donner à la sienne un relief original et une application topique. Faut-il dire à la cour de cassation, devant les chambres réunies, que le président de cette assemblée s’est trompé dans ses écrits sur les reprises de la femme, il trouvera deux jurisconsultes romains en conflit, et montrera l’un, très savant sans doute, battu et convaincu d’erreur par l’autre, et prenant là-dessus fort lestement son parti. Le trait est lancé, chacun l’a senti. Le président aura l’esprit bien mal fait, s’il se montre plus entêté et plus sûr de lui que le grand jurisconsulte Papinien. L’à-propos de la citation, exagéré peut-être, n’a jamais été poussé plus loin : c’est un des luxes de cet esprit. Dans une cause à laquelle nous avons déjà fait allusion, n’est-ce pas M. Dupin qui souffla à l’un des défenseurs ce terrible forum et jus dont celui-ci se fit une massue dans toute sa plaidoirie ? Et comme cet avocat, — c’était M. Berryer, — est très sobre d’emprunts et d’ordinaire marche fièrement avec son sujet et sa grande parole, en montrant à l’audience, assis à ses côtés, celui dont il tenait la citation, il en rendit l’effet plus imprévu et plus puissant encore. « Je ne puis m’empêcher de dire, s’écrie-t-il, que ce qui est propre à notre belle nation est propre à toutes. Et ici je demande pardon de citer un souvenir historique : on me le rappelait l’autre jour, c’était M. Dupin. Tacite en son endroit fait un grand éloge de Tibère en disant de lui, dans son langage expressif et concis : Tibère était pauvre, Tibère avait peu de biens en Italie, ses domaines étaient médiocres, sa maison était habitée par peu d’affranchis, paucos libertos ; mais quand il était en contestation avec des particuliers, quando cum privatis disceptaret, les tribunaux et la loi prononçaient, forum et jus. Voilà ce qui est le droit de tous les temps, voilà le droit sans lequel il n’y a pas de société. Et on a loué un tyran d’avoir su respecter ce principe fondamental ! Aujourd’hui que vient-on dire ? Vous réclamez des juges, vous demandez à être maintenus dans une incontestable possession qui vient d’être ébranlée par un acte de violence ; vous n’aurez pas de juges ! Quand des titres sont invoqués, vous venez dire : Il y a une loi… Mais il y aurait donc une loi au-dessus de toutes les lois, un droit au-dessus de tous les droits ! Comment ! vous viendriez dire que ce sont là des questions pour lesquelles on ne trouvera pas en France un tribunal et des juges ! Forum et jus ! Donnez-les à tous les princes de la famille d’Orléans, qui disent que la propriété leur est acquise. Forum et jus ! Ne les refusez pas au roi de Belgique, qui a son contrat de mariage ; ne les refusez pas au duc de Wurtemberg, qui a son contrat de mariage ; ne les refusez pas aux mineurs qui ont hérité des droits de leur mère. Forum et jus ! C’est là ce que nous vous demandons. » L’effet que produisait à chaque coup cette répétition fut immense et enleva l’auditoire. Il est douteux que le barreau du parlement ait jamais tiré ce parti des citations ; pour lui, les citations sont une armure pesante dont il se couvre, mais qui le gêne dans ses allures. Avec ce même équipement, M. Dupin sut être alerte au combat, prompt à la riposte, et faire admirer l’adresse de ses coups. S’il est vrai qu’il ait été le dernier avocat parlementaire, comme l’a dit l’auteur d’un intéressant livre sur le Barreau, M. Pinard, du moins fut-il le premier qui trouva dans ces emprunts à l’antiquité des effets aussi saisissans, parfois spirituels, et toujours d’une véritable originalité. À ce titre, et par ce côté même, il nous semble qu’il appartient tout autant au barreau moderne, car c’est par la vivacité de ses saillies et sa brusquerie gauloise qu’il a fait tomber au palais le style un peu prétentieux et trop continuellement tendu de la méthode parlementaire.

Tel a été M. Dupin comme avocat ; nous n’avons point à parler ici du magistrat, encore moins de l’homme politique et de ses doctrines ; il nous plaît de n’avoir point à nous arrêter à des distinctions que certains esprits pourraient trouver tout au moins singulières entre le citoyen et le magistrat, entre le magistrat et l’homme politique. Il est des choses qu’on ne discute pas. M. Dupin tient à démontrer qu’il n’a jamais été d’aucun parti. Nous n’avons pas à le contredire sur ce point et à rechercher ce que cela signifie. Nous pensons comme lui que « le temps est un galant homme, et qu’il finit par dire la vérité à tout le monde. » Nous ne voulons envisager que l’avocat, et à cet égard il est permis d’affirmer que M. Dupin a exercé une incontestable influence sur la plaidoirie moderne et grandement contribué à l’éclat du barreau. Que restera-t-il de ses travaux ? Il y a chez lui une large part à faire à la personnalité. Que voulait-il avant tout dans des temps où la presse donnait plus de secours à la parole ? Frapper l’imagination du plus grand nombre et arriver, s’il était possible, jusqu’aux derniers rangs de la foule, sans dédaigner le profanum vulgus. Pour cela, il avait de ces traits osés, piquans, qui se saisissent vite et dispensent le lecteur ou l’auditeur d’en demander plus long, espèce de monnaie courante d’un placement toujours facile et très recherchée dans le monde. N’a pas qui veut cet esprit vulgarisateur et emporte-pièce. M. Dupin a lancé des mots qui ont fait le tour de l’Europe : aussi y tient-il beaucoup. Ceux que lui a inspirés la présidence du corps législatif sous le gouvernement républicain ont été classés dans un petit recueil avec notes et commentaires. À qui voit là une manie et la lui reproche, il répond que Cicéron en a fait autant, que son affranchi Tiron devint l’éditeur de ses bons mots et calembours, et qu’il peut bien éditer les siens lui-même. Mais ce qui a distingué aussi l’avocat, c’est une grande clarté en toute chose, une certaine manière d’aller à la raison et à l’esprit sans effort et sans fracas, par le chemin le plus court et le plus naturel ; c’est une certaine éloquence des affaires, qui est devenue comme le cachet de la plaidoirie moderne et qui était inconnue de l’ancien barreau ; c’est enfin un rare bon sens qui a banni du palais les hors-d’œuvre et toutes les banalités verbeuses d’autrefois. Voilà en quoi M. Dupin a fait école et mérite d’être placé au nombre des réformateurs du style judiciaire. Dans ce talent néanmoins on a signalé des côtés faibles et comme une lacune que la lecture des plaidoiries d’un autre avocat ou plutôt l’étude d’une autre école doit rendre plus sensible encore.

Sans vouloir dogmatiser en cette matière, on doit pouvoir dire qu’il n’est pas toujours sans inconvénient pour l’audience, sans danger pour une cause, de s’attacher au droit d’une manière trop exclusive et de chercher toutes ses forces dans la loi. C’est là d’ailleurs un fait sur lequel M. Dupin a cru devoir appeler l’attention en révélant une des particularités de sa carrière judiciaire. Fidèle à ses études de prédilection, lorsqu’il aborda l’audience, il soignait avant tout la partie juridique de sa cause ; il reconnut bientôt que la science du droit n’est pas tout dans les affaires. « Dans mes premières causes, dit-il, et avant d’avoir acquis cette expérience que donnent seules la pratique et une observation réfléchie sur les mérites et les fautes d’autrui et sur ses propres aventures, j’expliquais mon fait en peu de mots, d’une manière sèche, aride et fort peu travaillée. J’arrivais ensuite au droit, et, fraîchement sorti des écoles, les citations des lois romaines, d’auteurs et d’arrêts ne manquaient pas. Les juges en paraissaient peu touchés. Les vieux avocats au contraire épluchaient leur fait, cherchant à prévenir les juges en faveur de leurs cliens, combattaient le droit avec l’équité et soignaient le chapitre des considérations. Je m’aperçus de l’effet que cela produisait sur l’esprit des magistrats. Je modifiai donc ma méthode : je travaillai mieux mon point de fait ; je supprimai une grande partie de ce qui tenait à l’érudition, et m’attachai à donner à ma discussion une marche plus serrée, plus rapide et plus vive. » Malgré cette remarque, M. Dupin donna-t-il toujours à la partie des considérations tirées des faits et des circonstances de la cause, comme on dit au palais, le relief, l’importance et toute l’ampleur qu’elle pouvait comporter ? Dans ses meilleures plaidoiries, on sent que la langue du droit était celle que l’avocat parlait le plus à son aise, que la dialectique était son domaine ; pour les faits proprement dits, il semble que sa parole n’ait plus la même flexibilité, la même souplesse ; la phrase est rude, peu ductile, et l’expression souvent trop forte, comme les couleurs mal fondues ; les idées sont justes, mais se produisent parfois trop laconiquement et sans art ; on voit que là n’ont point porté l’étude et les soins familiers de l’orateur. Quant à l’émotion, il ne faut pas la lui demander ; il ne cherchait pas à la communiquer, il ne l’avait pas. « Il était sec ; jamais sa voix ne s’est émue, jamais ses yeux ne se sont mouillés de larmes, jamais son âme ne s’est troublée. Les moins exigeans ont pu regretter souvent plus d’expansion, des accens plus humains et plus tendres. » Ce n’est pas nous qui parlons ainsi ; c’est M. Pinard, et l’on peut se lier à de tels portraits, car ils ont été faits à l’audience.

Ce fut de ce côté précisément que M. Chaix-d’Est-Ange apporta toute son attention et son ardeur ; il parvint à manier le fait comme son devancier avait manié le droit. La plaidoirie ainsi comprise devient un tableau, presque un drame. Est-ce un personnage qui est en scène, vous le voyez aussitôt et le connaissez déjà dans ses allures ou ses singularités. Est-ce un événement que l’avocat décrit, vous êtes sur les lieux et ne perdez pas un détail. Sur le chemin, pas un obstacle, pas une pose inutile, pas une de ces curiosités frivoles ou mal placées qui arrêtent le voyage. L’habile conducteur vous a montré ce que vous devez voir, il vous a expliqué ce que vous devez comprendre, et pas autre chose, dans la crainte de s’éloigner du but ou de le faire oublier. Rien là cependant qui ressemble à ces courses haletantes qui éblouissent et fatiguent ; tout a été disposé pour la commodité et l’agrément du trajet, qui s’est accompli sans qu’on ait eu l’idée de songer aux distances. Après avoir entendu M. Chaix-d’Est-Ange, plus d’un auditeur a pu se demander à quoi sert le droit, dont souvent il n’avait pas dit un mot, puisque les faits conduisaient si bien et si promptement à la solution. Dans le narrateur, c’est à peine si l’on avait aperçu le jurisconsulte ; il cherchait et réussissait si bien à se dissimuler en parlant des affaires comme les gens du monde ! Il est vrai de dire aussi que l’avocat s’entendait à choisir son sujet, et que les causes où dominaient les appréciations de fait étaient celles dont il acceptait le plus volontiers le fardeau.

Les plaidoiries dont un avocat distingué et modeste, M. Rousse, a entrepris la publication nous montrent le style judiciaire sous un de ses nouveaux aspects. M. Chaix-d’Est-Ange a été l’homme de son temps et a vécu de la vie et des passions qui ont animé la première moitié de ce siècle. Au contact de notre génération inquiète et chercheuse, il s’est dépouillé des formes un peu gourmées de l’ancien barreau ; il a été novateur à sa manière. « Sans le vouloir, observe M. Rousse, sans le savoir et quoi qu’il en puisse penser peut-être, il a été un des complices du mouvement qui, aux jours de sa jeunesse oratoire, éclatait avec des succès divers dans tous les arts de l’intelligence. » M. Chaix-d’Est-Ange descendit d’un ton les vieux instrumens du palais, et, prenant toujours le diapason qui convenait à son auditoire, il s’appliqua à jouer juste ; pour être plus sûr de lui-même, il raya de sa main les difficultés inutiles et scabreuses qui, à certaines heures, arrêtent tout court l’artiste le mieux préparé, et donnent à ses labeurs quelque chose de pénible. Sa manière d’entrer de plain-pied et sans façon dans une affaire parut surtout étrange à une époque où les traditions de l’ancienne école survivaient encore, et où un avocat qui en était pénétré venait de publier sur les institutions oratoires un traité dans lequel l’art de composer une plaidoirie était enseigné avec l’inflexible régularité de la charge en douze temps. Que devenait l’exorde, cette partie si essentielle du discours selon le digne professeur, où l’avocat devait aligner un certain nombre de considérations, générales et marquer la division du sujet ? L’exorde ainsi entendu, il n’en est plus question ; c’est là une chose convenue qui provoque l’inattention du juge ; il sait que l’affaire ne viendra que plus tard, à un moment qu’il peut noter à l’avance ; il laisse donc passer ce lever de rideau avec l’insouciance d’un spectateur arrivé trop tôt. « L’exorde, disait M. Delamalle, nous paraît devoir être défini une introduction au discours qui prépare à l’entendre et dispose à l’écouter favorablement ; la composition et la diction veulent en être particulièrement soignées ; il importe de bien commencer et de faire prendre de l’œuvre et de l’ouvrier une bonne opinion. » Ce n’est pas ainsi que le comprit la nouvelle école ; persuadée que le magistrat n’est à l’audience ni pour son plaisir, ni pour assister à une vaine parade, elle alla droit à l’affaire et commença par le commencement, non suivant les règles de la rhétorique, mais selon les inspirations du bon sens, qui veut que l’auditeur soit instruit le plus promptement possible, et surtout ménagé.

Rien ne saurait donner une idée plus juste de la révolution ou du changement, si l’on veut, qui s’est accompli dans l’art oratoire au palais, que la lecture successive des plaidoiries de M. Delamalle et de celles qui fixent en ce moment notre attention. Malgré la pompe de la forme, les plaidoiries de l’ancienne école, châtiées, préparées à l’aise dans le froid silence du cabinet, tombent à chaque pas, et par là se mesure d’un trait la distance qui sépare la parole écrite de la parole parlée ; on comprend la réflexion de Pascal : « L’éloquence continue ennuie. » Il fallait changer tout cela ; le temps et les institutions le voulaient. Se rend-on compte de l’effet qu’eussent produit des périodes savamment rhythmées sur cette nouvelle magistrature qu’on appelle le jury ? Tirés de la foule, jugeant avec leurs sentimens et leurs passions tout autant qu’avec la raison, aux jurés il fallait une autre langue, moins travaillée, plus vive et plus vraie ; il leur fallait aussi l’émotion qui va au cœur et entraîne ; la justice populaire est à ce prix : elle n’a besoin ni de science, ni de préparation ; elle peut se passer de tout, si ce n’est d’une certaine sensibilité que n’a plus très souvent, que ne doit point avoir, dit-on, le magistrat, esclave du droit et enchaîné aux textes. La cour d’assises avec ses déchiremens et son imprévu, avec ses angoisses et ses larmes, voilà ce qui a manqué à l’ancien barreau et ce qui a rapproché le barreau moderne des audiences tumultueuses de l’antiquité. C’est la justice criminelle qui a contribué le plus peut-être à donner à la plaidoirie tant de mouvement et de vivacité.

À ce mouvement de la plaidoirie, les avocats de l’antiquité ont su joindre l’élévation et la pureté du style, et la plupart des œuvres qui nous sont parvenues offriraient à cet égard un désespérant sujet de comparaison. Est-ce dans ce splendide langage que l’orateur improvisait sa défense et s’adressait aux juges ? Il est permis d’en douter. On sait que les orateurs grecs, si bien doués qu’ils fussent par la nature, se condamnaient à de laborieuses préparations ; les avocats romains en agissaient de même, et se présentaient à l’audience ayant à la main un cahier ou des notes qu’ils consultaient souvent. Doit-on voir là des plaidoyers écrits à l’avance ? On ne saurait guère l’admettre : la lutte était ardente et pleine d’incidens ; l’orateur devait s’attendre aux sorties, aux interpellations les plus soudaines et les plus violentes, et elles lui venaient de toutes parts, des adversaires, du public et des juges. Le grand art devait donc être de s’orienter au milieu du tumulte et de s’imposer à l’attention des magistrats et de la foule par la vivacité des réparties, par la brusquerie et la précision des traits, ce qui eût été peu compatible, on en conviendra, avec un thème tout fait et des harangues écrites. Ces débats au gré du temps, sub jove, au sein de vastes amphithéâtres, pouvons-nous même aujourd’hui nous en faire une juste idée par les discours et les plaidoyers qui nous restent ? Ces discours et ces plaidoyers ont conservé une très vive allure sans contredit, ils sont pressans, parfois impétueux ; mais on doit penser qu’ils sont bien loin du langage brûlant et acerbe de l’audience. Tous les plaidoyers de Cicéron ont été par lui recomposés avec le plus grand soin, et dans sa vieillesse il les retouchait encore ; les orateurs étaient dans l’usage de se livrer après coup à ce genre de travail. Lors donc qu’on relit ces plaidoiries, il faut faire la part de l’écrivain et celle de l’orateur. Quant à ce qui fut l’œuvre du cabinet, du compositum domi, comme on le disait, dans ces harangues d’une forme si parfaite, voilà ce qu’il n’est guère donné d’apprécier. Les avocats des derniers siècles s’y étaient-ils trompés en voulant suivre de trop près ces dangereux modèles ? Ce fini de rédaction auquel ils se livraient avant l’audience, n’avaient-ils pas vu que les avocats de l’antiquité n’essayaient de le donner à leurs plaidoyers qu’après les ardeurs de la lutte dont ils reflètent le feu et l’animation ? Il semble que Bossuet eût bien mieux compris la préparation oratoire : il jetait sur le papier le dessin de ses discours et attendait les inspirations de la chaire pour donner le mouvement et la vie à ses méditations[3].

Soumis à des nécessités nouvelles, vivant au milieu d’un plus grand courant d’affaires et sous l’empire de procédures plus brèves, obligé d’étudier rapidement les causes, surtout au grand criminel, où peu de jours sont donnés à la préparation de la défense, on comprend que le barreau moderne ait été conduit à faire une large part à l’improvisation. De là cette vivacité d’allure que conservent en général les plaidoyers recueillis de nos jours par les procédés de la sténographie, et qui paraît caractériser surtout les œuvres judiciaires de M. Chaix-d’Est-Ange. L’ancien barreau français n’a certainement rien offert de pareil. Les plaidoiries qu’il nous a laissées sont des plaidoiries mortes auxquelles, même après le débat, la vie n’a pu être donnée par aucun artifice. Elles n’échauffent pas plus que des discours d’apparat. Ici, au contraire, le feu de l’action vous gagne comme si l’on était encore dominé par les ardeurs de la lutte. C’est par là que cette publication offre un côté véritablement intéressant à l’étude du style judiciaire, en même temps qu’elle résume assez fidèlement l’influence au palais du romantisme sur la plaidoirie. Toutefois M. Chaix-d’Est-Ange fera-t-il école au barreau ? Nous ne le pensons pas, et à cet égard nous partageons l’avis de son historiographe. Le succès que trouvait l’avocat dans des causes d’une certaine nature devaient l’éloigner des utiles et patientes études du jurisconsulte. S’il n’a pas eu pour ces études le dédain des orateurs romains, peut-être ne les estimait-il que médiocrement, comme des choses qui servent trop lentement une renommée avide d’éclat. On sent en lui l’artiste qui cherche à émouvoir et vise à l’effet, on n’aperçoit pas assez l’avocat tel que l’ont fait et le veulent les lois modernes. Quelles étaient les aspirations de M. Chaix-d’Est-Ange ? Son rôle politique dans les affaires du palais n’a jamais été bien marqué. Aussi, quand il veut indiquer de quel côté penchaient au juste les affections ou les convictions de l’avocat, M. Rousse éprouve-t-il un embarras visible. « S’il prenait, dit-il, un plaisir d’artiste aux luttes éloquentes de la tribune, il n’eut jamais dans les institutions elles-mêmes cette foi profonde qui conseille les dévouemens passionnés ou qui soutient les ambitions persévérantes. À ses yeux, l’honneur même de la liberté ne valait pas ses dangers. » Avec ce sentiment, l’avocat était évidemment condamné à s’éloigner des causes où se trouvaient engagées ces grandes questions de liberté qui ont été le partage de cette époque ; ce qu’il lui fallait, c’était le calme de l’audience et une certaine mollesse dans l’atmosphère. À la vue d’un nuage à l’horizon, se fût-il embarqué ? Était-il de ceux qui bravent les tempêtes ? Aucune de ses plaidoiries ne le montre aux prises avec une situation hardie ou périlleuse, et l’on peut dire qu’en toute chose son audace était relative. Il ne comptera guère comme avocat politique.

Resterait néanmoins à savoir si, dans son expression élevée et complète, l’avocat peut, sans restreindre sa mission et amoindrir son rôle, demeurer neutre, indifférent ou simple artiste, si l’on veut, dans cet incessant débat que soulèvent les questions de liberté. Qu’est-ce donc que l’avocat dans les temps modernes ?

L’ardente génération née au commencement de ce siècle, mais ayant dans les veines le sang des hommes de 1789, apportait au barreau, à l’avènement du régime constitutionnel, des aspirations dont nous avons signalé le caractère ; elle avait un but bien différent de celui que semblent se proposer quelques-uns de ses représentons, sinon les plus accrédités, du moins les plus connus. Quel est ce but ? Il conviendrait peu de vouloir grandir outre mesure une institution qui a toujours excité quelque ombrage par ses franchises ; mais il nous semble qu’en demandant à être compté au nombre des garanties sociales les plus nécessaires, le barreau n’a cependant pas une trop haute opinion de lui-même. Enlevez au citoyen la libre défense, aussitôt tout équilibre est rompu entre la société et l’état ; entre gouvernans et gouvernés, c’est l’arbitraire qui devient la règle : cela suffirait pour légitimer l’institution qui se propose de sauvegarder cette libre défense dans tous les temps et sous tous les régimes, et l’on comprendra sans difficulté que plus le cercle des libertés est restreint, plus le jeu de cette institution est utile. Ce n’est pas seulement par la forme que le barreau moderne s’est distingué de l’ancien barreau ; le nouvel état de la société a de lui-même amené des différences plus radicales. Deux choses surtout paraissent avoir contribué à l’éclat et à l’affermissement du barreau de nos jours : c’est d’une part le rôle qu’il a joué dans nos assemblées politiques depuis 1789, et qui ne fut jamais plus remarquable qu’à cette époque ; ce sont en effet des avocats qui ont en grande partie jeté les bases de l’organisation politique, administrative, judiciaire, qui ont en même temps réglé la constitution de la propriété foncière, et par là les noms de Thouret, Treilhard, Merlin, Bergasse et de tant d’autres sont restés glorieusement attachés aux travaux de l’assemblée constituante. Ce qui en outre a fortifié le barreau dans nos mœurs et en a fait comme un instrument nouveau, c’est la situation conquise par la presse elle-même dans l’organisation politique. On peut maudire cette incommode puissance, il est plus difficile de s’en passer ; on peut lui susciter des entraves et vouloir la contenir : ainsi qu’on l’a dit, la lame d’acier est toujours là qui se redresse avec d’autant plus d’énergie qu’elle a été plus violemment recourbée. Quoi qu’on fasse donc dans notre état social, tout aboutit à la presse et au contrôle de l’opinion ; mais la presse, c’est le combat : dans sa laborieuse carrière, elle est vouée comme par nature à ces polémiques judiciaires où la mesure du droit de contrôle sur la limite de l’intérêt public et de l’intérêt privé est un sujet d’éternel conflit. Il était réservé au barreau d’entrer dans cette large voie de la défense, d’aborder ces questions de presse au fond desquelles existe toujours une question de liberté, selon Royer-Collard, car dans la pensée des législateurs de 1789 c’est aux tribunaux, c’est-à-dire à la justice et au barreau, qu’était confiée l’arche sainte des libertés publiques.

Pour saisir cette institution dans son œuvre sociale et juger les hommes qui ont le noble orgueil de la servir, il est donc nécessaire de sortir de la sphère des contentions purement privées, et de rechercher à de plus larges points de vue quels sont les gages que l’institution et ses adeptes ont pu donner à la liberté. « J’ose dire, a écrit M. Rousse, qu’au milieu des mœurs très effacées de notre temps on chercherait vainement une société qui soit plus originale encore et au fond plus vraiment française. Depuis 1789, les avocats n’ont pas avancé d’un jour, ils n’ont pas reculé d’une idée. À travers tous les mécomptes et au lendemain de tous les revers, ils croient à la force inaltérable du droit, de la loi, de l’intelligence qui discute et qui gouverne, enfin aux renaissances les plus inespérées de cette liberté cent fois vaincue, dont les excès mêmes et les malheurs n’ont jamais découragé leur foi crédule. » On se demandera si ce portrait n’est pas un peu flatté. Est-il bien sûr que l’opinion qu’on se fait du barreau dans le monde soit aussi favorable ? On voudrait le croire, il est plus prudent d’en douter. On étonnerait beaucoup de gens peut-être en leur disant qu’au sein de notre société railleuse et sceptique il existe une espèce de corps d’ulémas où les enseignemens et les traditions se conservent, où la liberté n’a point perdu tout son prix, et où dans l’ordre des choses politiques les déviations sont encore jugées avec rigueur, censurées même. Comment se fait-il alors, dira-t-on, que ce corps sacré soit environné d’un tel mystère et que ses rayonnemens ne viennent pas dissiper plus souvent dans les esprits les nuages et l’ombre qui s’y amoncellent ? Le barreau ne serait-il donc qu’un refuge de contemplateurs ignorés ou de nonchalans philosophes ? Non pas précisément ; mais, il faut en convenir, depuis que les questions de presse ne sont plus portées devant le jury, depuis que la plaidoirie dans ces débats meurt en police correctionnelle et que nul au dehors n’aie droit de s’en rendre l’écho, le barreau n’a plus de liens aussi étroits, de rapports aussi directs avec le pays ; s’il est toujours là plein d’ardeur, surmontant comme il peut les nouvelles difficultés de sa tâche, ses efforts, sans être superflus, sont condamnés à l’oubli et demeurent ensevelis dans un rigoureux silence. Et puis pourquoi le dissimuler ? Peut-être aussi, qu’en tournant bride au passé, plus d’un chef de la tribu a lui-même un peu troublé la raison publique. — Quoi ! de si grands airs et tant de bruit pour arriver à prendre le contre-pied de la thèse en montant aux emplois ! Où donc est la vérité ? Dans les paroles du jour ou dans celles de la veille ? — Ces réflexions, le public a bien pu les faire, et c’était son droit, le barreau n’a aucune raison de le méconnaître ; mais il peut découvrir son tableau et montrer que tout emploi ou fonction, si modeste ou si élevé qu’il soit, a toujours entraîné une radiation certaine : il n’a pas d’autre moyen de se protéger et de défendre son indépendance par les lois de la discipline, abandonnant ceux qui ne lui sont plus rien au jugement de l’opinion publique.

Est-ce à dire qu’au fond le pays n’ait point de sympathie pour le barreau, et qu’un divorce entre eux soit un jour à craindre ? Rien n’autorise à le penser ; l’on ne saurait oublier que, dans des temps profondément agités comme les nôtres, le pays a vu sans étonnement réunis au sein de l’ordre des avocats les blessés de tous les régimes, et que, sans demander à qui que ce soit le sacrifice d’aucune conviction, chez tous il a honoré l’indépendance et la fermeté. La juste popularité attachée à quelques personnalités, à certains noms, est là qui en témoigne. Si la parole des Berryer et des Dufaure va quelquefois si haut et si loin, si du palais, dans de grandes causes, elle s’étend par momens sur la France entière, peut-être au-delà, est-ce uniquement parce qu’elle a l’éloquence pour appui et pour véhicule ? N’est-ce pas plutôt parce que ces orateurs, au prix d’une fermeté invincible, d’une loyauté à toute épreuve, ont acquis le droit de faire entendre la vérité aux magistrats et au pays, qui les sait honnêtes et n’a point appris à douter de leur sincérité ? De même, quand Erskine plaidait une de ces causes qui touchent aux libertés publiques, l’Angleterre écoutait attentive et confiante, et ses paroles allaient au fond des esprits, parce qu’elles étaient convaincues et franchement libérales. Napoléon demanda un jour à ce pays la condamnation de Peltier, qui se vengeait de la proscription par des écrits où il flagellait le despotisme ; Mackintosh, qui parla pour Peltier, sut placer si haut la liberté de la presse et de l’exil, que son plaidoyer est encore invoqué par les publicistes. On se rappela quelques années après ces prophétiques paroles du vigoureux défenseur : « Je regarde cette poursuite comme le premier combat d’une longue guerre entre la plus grande puissance du monde et la seule presse libre qui reste en Europe. »

Cette autorité de la parole fondée sur la fermeté et les puissantes convictions de la défense, voilà ce que l’opinion publique est en droit de demander à tout avocat, ce qui pour elle doit passer avant l’art et ses plus ingénieux procédés. Que sur les bancs des écoles on admire les habiletés de langage ou les savantes manœuvres à l’aide desquelles des orateurs ont pu faire triompher des causes douteuses, cela se conçoit et s’explique aussi bien que les éblouissans succès de certains coups de surprise dans les salles d’escrime ; mais les purs artifices de métier ne sont point du goût du public, et sa manière de voir à cet égard n’est pas nouvelle. Les rhéteurs d’autrefois ne manquaient certes ni d’habileté ni de souplesse ; plusieurs de leurs écrits nous paraissent encore d’une grande beauté. Pourquoi donc sont-ils restés impopulaires, si ce n’est parce qu’ils se faisaient de la parole un jeu, et ne comptaient pour rien la conviction qui l’anime et la fait respecter ? La plupart des orateurs d’Athènes et de Rome se recommandaient eux-mêmes beaucoup plus par leur talent que par la noblesse du caractère, et le temps qui nous en a séparés n’a point fait oublier la part trop grande qu’ils laissaient à l’artifice du langage dans les plaidoyers. Nous ne verrons jamais là le type de l’avocat moderne ; l’école des rhéteurs a fait son temps, et les beaux diseurs aussi bien que les hommes sans conviction sont de cette école : aujourd’hui, dans l’avocat, l’élévation du cœur et l’attachement à la liberté doivent être au premier rang, le talent vient ensuite ; mais aussi, placée à ces sommets, la défense est de niveau avec toutes les puissances, et le public avec ses intuitions le sent bien. Il va de lui-même à ces hommes qui s’offrent à lui comme des lignes droites ; à leur nom comme à leur voix, il est attentif et se rassure, parce qu’il comprend qu’en eux, dans les plus mauvais jours, il trouverait secours et appui. Quand viennent à tomber de tels hommes, le pays s’en émeut, et son émotion est sincère. Ainsi tomba Paillet, on se le rappelle, et dans la grande personnalité de ce courageux ami des faibles, de cet ardent défenseur des grandeurs déchues et des familles proscrites, le barreau, on ne l’a point oublié non plus, reçut une éclatante marque de sympathie. « Celui, dit alors Bethmont, dont la mort soudaine nous a frappés d’un saisissement si cruel et répand sur la cité entière un profond sentiment de deuil n’était cependant qu’un simple citoyen. »

Ce simple citoyen toujours prêt à défendre les idées de justice et de liberté renfermées dans la législation sortie des mains de l’assemblée constituante, ennemi des alliances compromettantes, des élévations politiques que la conscience désavoue et répudie, maître chez lui parce que le droit est son domaine, c’est l’avocat, si nous ne nous trompons, dans sa mâle physionomie et dans le patronage nécessaire qu’il est appelé à exercer au sein de la société moderne. Qu’importent les fâcheux pronostics et les alarmes qu’on se plaît à répandre ? On a dit que le barreau était sur la pente d’une décadence prochaine, que les traditions s’y effacent peu à peu, que le courage et la fermeté y deviennent de plus en plus rares, et que la soif des faveurs et des emplois tend à y exercer de désastreux ravages. Nous n’en croyons rien. Ceux qui parlent ainsi nous paraissent être beaucoup trop préoccupés de désertions qui, grâce au ciel, sont isolées, et n’ont point acquis la faveur d’être érigées en exemple ou en règle. Quoi qu’on dise ou qu’on fasse pour le persuader, le honteux prurit de l’ambition et les défaillances n’ont point encore atteint l’institution dans ses forces réelles et vives ; le prestige de certains noms est loin de s’être affaibli, et le jour où une main habile et pieuse essaierait de recueillir les œuvres judiciaires des Berryer, des Dufaure, des Jules Favre et de tant d’autres illustres maîtres restés fidèles à leur mission et à leur foi, des Paillet et des Bethmont morts à la barre, mais tombés au milieu des sympathies publiques, l’étude de ces œuvres, qui ne périront point, on l’espère, démontrerait sans aucun doute que le barreau issu des temps parlementaires n’a point borné ses visées à une simple réforme de style dans la plaidoirie, et que, si l’avocat de nos jours pour parler bien s’est attaché à parler juste, il a compris en même temps que, pour être compté à sa véritable valeur, il avait un autre but à poursuivre, et que le talent n’est estimable et respecté que lorsqu’il s’allie à la fermeté des convictions et au profond sentiment de la liberté.



JULES LE BERQUIER.

  1. Voyez sur le Barreau moderne la Revue du 1er juillet 1861.
  2. Il venait précisément de publier ses meilleures plaidoiries (1660), et ses illustres et joyeux camarades les avaient sous la main. Que durent-ils penser, que pensa Boileau en lisant le pompeux exorde de l’affaire de la duchesse d’Aiguillon contre le duc d’Orléans : « Plutarque fait foi qu’après la mort de Cléomènes, roi de Sparte, ses ennemis voulant encore triompher de son fantôme et de son ombre, on vit paraître un serpent qui couvrait de ses replis la tête de ce prince mort, comme s’il eût voulu défendre le siège et la source de ces conseils qui avaient produit la félicité de ses peuples ! Et si nous en croyons les poètes, il en sortit un autre du tombeau d’Anchise, qui menaçait ceux qui auraient dessein de violer l’asile de sa sépulture. On attaque M. le cardinal de Richelieu dans le sein même de la mort ; on le trouve pour le blesser jusque dans les ténèbres, etc. » L’avocat se proposait, il est vrai, dans cette affaire, de défendre la mémoire de Richelieu ; mais s’il s’agit ne plaider pour Jean Gautheu, qui repousse la paternité en alléguant son impuissance, contre Étiennette Pipelier, sa femme, le ton n’a pas changé, et l’antiquité joue son rôle habituel au débat. On cite l’Écriture, puis Hérodote, Horace, Platon, saint Augustin, Tertullien, etc. En vérité, avec les plaidoiries de Pousset de Montauban, le soleil et la lune, les Babyloniens et les Macédoniens de Petit-Jean n’étaient-ils pas tout trouvés ? Était-il besoin d’aller chercher les plaidoyers de Lemaistre, retiré depuis trente ans du barreau et vivant silencieux à Port-Royal, à cette date de 1668 où la comédie fut donnée ? Appliquée à Pousset de Montauban et à ses rivaux, la verte critique des Plaideurs frappait juste ; dirigée contre Lemaistre, elle eût dépassé le but.
  3. C’est le témoignage de l’abbé Le Dieu, son secrétaire, et il est exact. Il existe à la bibliothèque du Louvre cinq volumes de sermons de la main de Bossuet, préparés ainsi par de simples notes et à plume courante, sur des feuilles de papier de dimensions diverses, sur des revers de circulaires diocésaines. Aucun sujet n’y est traité complètement et de manière à donner une idée de la forme du discours. Les Sermons et les Oraisons funèbres qu’on lit aujourd’hui ont subi, cela n’est pas douteux, le grand remaniement du style ; ils ont conservé néanmoins ce merveilleux entrain de la parole parlée qui a fait des œuvres du prélat quelque chose d’assez semblable aux plaidoiries et aux harangues de l’antiquité.