Une Réconciliation de famille en 1800 - Récits des temps de l’émigration

Une Réconciliation de famille en 1800 - Récits des temps de l’émigration
Revue des Deux Mondes5e période, tome 29 (p. 284-319).
UNE
RÉCONCILIATION DE FAMILLE
EN 1800
(RÉCITS DES TEMPS DE L’ÉMIGRATION)[1]


I

Au commencement de l’année 1800, à la suite de pénibles aventures, sur lesquelles il n’y a pas lieu de revenir ici, et après un long séjour aux États-Unis, Louis-Philippe, Duc d’Orléans, débarquait en Angleterre avec ses deux frères le Duc de Montpensier et le Comte de Beaujolais. Quelques jours plus tard, il arrivait en leur compagnie à Londres où tous trois avaient résolu de se fixer. Ils espéraient que leur mère Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon-Penthièvre, veuve de Philippe-Égalité, réfugiée en Espagne, et leur sœur, Madame Adélaïde, qui résidait alors à Presbourg, viendraient les rejoindre. Ils pourraient ainsi reconstituer à l’étranger le foyer familial qu’avait détruit la Révolution, en attendant que des circonstances plus heureuses leur permissent de le transporter dans leur patrie d’où ils étaient encore bannis.

L’aîné des trois frères avait à cette époque vingt-sept ans, le cadet vingt-cinq, et le plus jeune vingt et un. Les deux derniers étaient de santé frôle ; leur jeunesse ne le cachait qu’imparfaitement. Déjà se trahissait en eux la maladie dont ils devaient mourir l’un et l’autre à peu d’années de là. Louis-Philippe, au contraire, avait grandi robuste. L’éducation virile à l’excès qu’il devait à Mme de Genlis, la vie des camps, les voyages, les duretés de l’exil avaient développé ses forces naturelles ; la vigueur de son corps n’avait d’égale que celle de son intelligence ; tout en sa personne trahissait un esprit pondéré, toujours maître de soi, pour qui ne seraient jamais perdues les leçons auxquelles il devait une expérience précoce.

Lorsque, las de leur existence nomade en Amérique, pressés de se rapprocher de leur mère et de leur sœur, les trois frères avaient décidé de revenir en Europe, ils n’éprouvaient au sujet de leur conduite future qu’indécision et incertitude. Singulièrement obscur s’offrait à eux l’avenir. Leur situation, celle de l’aîné surtout, rendue si difficile par la conduite criminelle de leur père à l’égard de Louis XVI et de Marie-Antoinette, et ensuite par l’échec de la tentative de rapprochement entre eux et la branche aînée de leur maison, dont Louis XVIII avait pris en 1796 l’initiative[2], l’était devenue plus encore par suite des intrigues du parti politique désigné sous le nom de faction d’Orléans, qui s’était formé en France et se réclamait d’eux, encore qu’ils n’eussent pas prêté les mains à ses entreprises. Tenus en suspicion par les princes leurs cousins, décriés par les royalistes, objet de la haine des émigrés et de la défiance des républicains, il semblait bien qu’ils ne dussent de longtemps trouver grâce ni vis-à-vis des uns, ni vis-à-vis des autres, et qu’ils fussent condamnés à un isolement absolu. Ils s’y étaient par avance résignés, les deux plus jeunes sans effort, leur santé les vouant à une existence retirée ; l’aîné, par raison, sa résolution étant prise de ne se prêter, pour se rapprocher du Roi, à aucun sacrifice d’opinions et pas davantage aux manœuvres du parti qui s’était emparé de son nom pour s’en faire un drapeau et voulait, en lui donnant la couronne, assurer à la France, sous son sceptre, un gouvernement représentatif semblable à celui qui existait en Angleterre.

Tel était donc l’état d’âme du Duc d’Orléans au moment où il arrivait à Londres avec ses frères, en s’entourant d’assez de précautions pour que leur présence n’y fût connue que lorsqu’il jugerait opportun de faire cesser leur incognito. Mais, brusquement, une lettre qu’il reçut, à peine arrivé, vint mettre un terme à son embarras. Datée du 29 septembre 1799, elle était de Dumouriez, avec qui, en avril 1793, au moment de la trahison de ce général, il avait quitté la France et vécu durant quelques mois dans le voisinage de Hambourg. Elle lui révélait une situation toute nouvelle, résultant d’événemens qui s’étaient passés en son absence, qu’il avait en conséquence ignorés et bien propres à modifier ses résolutions.

« Je me suis chargé, mon jeune et cher ami, lui disait Dumouriez, d’une commission que je voudrais avoir reçue beaucoup plus tôt, parce qu’elle convient à votre cœur et au mien. Apprenez d’abord que tous les préjugés sont dissipés ; qu’ayant pris la liberté d’écrire au mois de mai à Louis XVIII pour le prévenir sur un grand plan que j’ai fait, et auquel je travaille depuis un an pour son rétablissement, il m’a fait une réponse de sa main, telle qu’Henri IV l’aurait pu faire à Sully ; vous en jugerez quand nous nous verrons. M. Thauvenay, son agent secret et de confiance à Hambourg, m’a apporté cette lettre. Il m’a sur-le-champ parlé de vous et de vos frères avec le plus grand éloge ; il m’a raconté qu’il avait été chargé pendant votre séjour à Frédérikstadt de voir M. de Montjoye pour savoir de lui comment il pourrait procurer au baron de Roll une entrevue avec vous ; il a été alors enchanté de sa franchise et de la bonne volonté que Montjoye avait témoignée après avoir appris l’objet de l’entrevue. Il m’a ajouté que le baron de Roll y avait mis une dureté et une maladresse qui avait produit le plus mauvais effet ; qu’on avait été scandalisé ; qu’on avait enjoint à M. de Roll de réparer le mal qu’il avait fait, mais que son départ avait empêché que cette affaire ne fût suivie.

« J’ai répondu à M. Thauvenay que, quoique depuis que nous nous connaissions, vous m’eussiez témoigné beaucoup de confiance, cependant, je n’avais su la démarche respectueuse et noble que vous aviez faite auprès du Roi que par vous-même après qu’elle avait échoué ; que quoique j’en approuvasse entièrement le fond, si j’avais été consulté, je vous aurais conseillé de la retarder, et de ne la faire qu’après qu’elle aurait été préparée. J’ai ajouté que je garantissais que cette démarche avait toujours été dans votre cœur, et qu’elle y était encore malgré que, par la faute des intermédiaires, elle eût eu un insuccès auquel vous ne deviez pas vous attendre ; que je connaissais votre caractère et votre probité ; que j’étais sûr que le Roi ne trouverait pas de meilleurs parens et serviteurs que vous et vos frères, et que si vous trouviez en lui la bonté paternelle que vous deviez en attendre, vous vous jetteriez dans ses bras, et lui consacreriez votre vie comme à votre légitime souverain.

« En conséquence de cette intéressante conversation, j’ai reçu ordre de vous écrire pour vous engager à écrire au Roi. Vous pouvez ou m’envoyer cette lettre ou l’adresser à M. Thauvenay à Hambourg, sous l’enveloppe de notre ami Wersphalen. Faites-la simple et sentimentale comme votre cœur vous la dictera, au nom de vous trois et signée de vous trois. Il paraîtra tout simple que vous ayez attendu d’être réunis pour l’écrire en commun. N’y parlez pas des contretemps qui ont empêché l’effet de votre première lettre ; j’ose vous répondre que vous aurez lieu d’être satisfaits de ce que le Roi vous mandera. Tout sera oublié de tous les côtés, et cette réunion fera tomber les faux bruits d’une faction que les ennemis communs des différentes branches de votre auguste maison cherchent à perpétuer, bruits infâmes auxquels vous n’avez jamais donné aucun prétexte, et qui laisseraient sur vous et vos frères une tache ineffaçable si vous ne les faisiez pas tomber par cette démarche.

« Il y a trop longtemps que votre auguste et infortunée maison est divisée ; c’est cette division qui a fait tous ses malheurs et celui de votre patrie. Votre réunion achèvera de désarmer les scélérats qui abusent encore du nom d’Orléans pour perpétuer l’anarchie et les calamités de la France. Non seulement, il faut que votre démarche soit prompte, mais il faut aussi qu’elle soit authentique et connue de toute l’Europe. Je vous en conjure par le tendre intérêt que vous m’avez inspiré, par l’amitié de père que je vous ai vouée et par patriotisme. Vous ne devez chercher et trouver d’asile qu’au sein de votre famille ; vous devez partager ses dangers, ses maux et ses biens. Rappelez-vous ce que je vous dis à Jemmapes en vous envoyant au combat : — Petit-fils d’Henri IV, montrez-vous digne de lui. Je vous répète la même exhortation. Écrivez sur-le-champ cette lettre. Suivez-la de près. Arrivez à Frédérikstadt, où on vous attend. Le prince Charles de Hesse, généralissime des armées danoises, gendre, beau-frère, beau-père de deux rois et du prince royal, dont je vous ai fait un ami, vous attend, et vous rendra votre asile d’autant plus agréable qu’il s’attend comme moi à votre rapprochement du chef de votre maison et à votre soumission à votre souverain légitime.

« Vous ne languirez plus longtemps dans l’oisiveté, si vous venez me joindre. Bientôt nous combattrons encore ensemble et sous les mêmes drapeaux, pour le rétablissement de la monarchie. Bientôt nous vengerons le sang de cet infortuné Louis XVI, que nous avons pleuré ensemble, sur les monstres qui nous ont persécutés, et qui voudraient vous faire paraître coupable pour vous sacrifier ensuite comme… Nous sécherons les larmes de votre respectable mère ; vous et vos frères serez l’appui du trône que votre nom a aidé à renverser.

« Venez, mon ami, mon fils, rappelez-vous les larmes amères que vous avez versées dans mes bras à Liège. Nous en verserons encore, mais ce seront celles d’une douce et vertueuse sensibilité. Montjoye, votre digne Pylade, va certainement se joindre à moi pour hâter le départ de votre lettre et le vôtre. Il ne s’agit pas ici d’une froide politique ; n’écoutez que votre cœur ; je connais sa droiture et sa chaleur, et, d’avance, j’ai répondu de vous. Adieu, mon cher prince, je vous embrasse comme mon fils adoptif. J’attends avec impatience votre réponse, ou plutôt vous-même. »

La lecture de cette lettre fit éprouver au Duc d’Orléans une surprise égale à l’émotion qu’elle déchaînait en lui. Elle lui révélait en Dumouriez un homme nouveau, converti, devenu, après tant d’erreurs et de fautes, partisan résolu des Bourbons, travaillant à leur faire des prosélytes, à réconcilier avec eux les princes de la branche cadette ; tout cela était certes aussi étonnant qu’inattendu. Elle prouvait en outre au jeune chef de la maison d’Orléans que le Roi lui pardonnait sa conduite de 1796, la réponse qu’il avait eu alors l’audace de faire au baron de Roll, quand ce dernier était venu lui apporter, au nom de Louis XVIII, l’ordre de se rendre sur-le-champ auprès du Roi, au camp de Condé. Non seulement il avait refusé d’obéir, se trouvant offensé par la maladroite impertinence de l’émissaire royal, mais encore il avait osé lui remettre, à l’adresse de son souverain, un acte écrit de sa main, en date du 8 juin portant « qu’il a toujours reconnu à la nation française le droit de se donner une constitution ; qu’il est de son devoir de reconnaître tout gouvernement qui garantira en France la sûreté des personnes, des propriétés et une liberté raisonnable ; que telle est la profession de foi de ses sentimens auxquels il sera attaché toute sa vie ; qu’en conséquence, il ne peut aller à l’armée de Condé. »

Que le Roi eût pardonné une déclaration si formelle, si contraire à la lettre et à l’esprit de ses propres manifestes ; qu’il l’eût pardonnée, alors que, dans son entourage, tant de gens, ennemis irréconciliables de la maison d’Orléans, avaient dû s’attacher à lui en démontrer la coupable insolence, voilà ce dont le jeune prince ne revenait pas. C’est qu’il ignorait que cette déclaration, le Roi ne l’avait jamais connue, grâce au comte d’Avaray. En la recevant, avec une lettre du baron de Roll, le fidèle serviteur de Louis XVIII s’était empressé de la dérober à la connaissance de son maître :

« Je compris aisément, écrit-il dans ses notes inédites, ce que le baron de Roll n’avait pu comprendre, qu’un acte de cette nature, si M. le Duc d’Orléans pouvait croire que le Roi en avait eu connaissance, élèverait entre eux un mur de séparation, soit en inspirant au prince la crainte de ne plus pouvoir rentrer en grâce, soit en rendant le Roi plus difficile à l’accorder. Je cherchai donc le moyen de réparer la sottise que le baron avait faite. Je lui écrivis le 8 juillet qu’il avait eu tort de recevoir un acte aussi contraire à celui qu’il était chargé d’obtenir, que je ne le mettrais point sous les yeux du Roi et que je le lui renverrais par une occasion sûre afin qu’il le renvoyât à M. le Duc d’Orléans ; enfin qu’il fallait absolument qu’il fît connaître ces dispositions à M. le Duc d’Orléans et à M. de Montjoye (aide de camp et homme de confiance du prince). J’ajoutai qu’un jour on me saurait gré de ce que j’osais hasarder. Puis, dans un billet séparé, joint à cette lettre qui était ostensible, je lui expliquais les motifs de ma conduite.

« Le baron trouva que sa dignité serait compromise si M. le Duc d’Orléans savait que son rapport n’avait pas été adressé directement à Sa Majesté. Il m’écrivit, le 9 août, pour me conjurer, et le Roi lui-même, de lui épargner ce désagrément. J’insistai avec plus de force dans une lettre du 16 septembre ; je lui déclarai nettement que le Roi lui ordonnait de faire sans délai la démarche que je lui avais prescrite ; je lui indiquai des raisons pour colorer des retards qu’il se trouverait avoir mis dans l’exécution de cet ordre. Au surplus, voulant diminuer pour lui l’amertume de ce calice, je laissai quelque latitude en exigeant simplement qu’il fît connaître ce qui était convenu dans ma lettre du 8 juillet au lieu d-3 l’envoyer, et de faire parler au lieu d’écrire. Enfin, il se rendit justice. Il écrivit à M. de Montjoye que j’avais supprimé l’acte et le pria de lui indiquer une voie sûre par laquelle il pût le lui renvoyer lorsqu’il l’aurait reçu. M. de Montjoye lui répondit qu’il était inutile de le lui renvoyer, parce qu’il ne voulait pas se charger de le rendre au prince. »

Par suite de ces circonstances, au moment où le Duc d’Orléans lisait à Londres la lettre de Dumouriez, sa déclaration qu’il croyait dans les mains du Roi était encore dans celles de d’Avaray, qui n’attendait pour la lui restituer, ainsi qu’on le verra plus loin, que de connaître le résultat de la mission du général auprès de lui. Dans cette croyance, il avait lieu de s’étonner qu’en dépit d’une manifestation si formelle des opinions qu’il professait en 1796, le Roi lui fît aujourd’hui de nouvelles avances.

Du reste, tout était mystère pour lui, quant aux causes et aux origines de cette démarche inattendue. De la conversion même de Dumouriez au royalisme d’ancien régime, dont la lettre de ce général lui apportait une preuve éclatante, il ne savait rien ; il en entendait parler pour la première fois. Il ne comprenait pas davantage à quel propos Dumouriez, à peine rentré en grâce, s’était fait son défenseur auprès de Louis XVIII, s’était chargé de dissiper les malentendus qui avaient trop longtemps retardé une réconciliation nécessaire. Ces choses encore mystérieuses pour lui devaient lui être expliquées plus tard par Dumouriez lui-même ; il devait apprendre bientôt pourquoi une j lettre, qu’au lendemain de la mort de Louis XVII il avait écrite à son successeur, était restée sans réponse ; que si le nouveau Roi s’était abstenu d’y répondre, c’est qu’il ne l’avait pas reçue et que c’était même dans les explications échangées à ce sujet entre Dumouriez et Thauvenay, l’agent du Roi à Hambourg, que le comte d’Avaray avait puisé la conviction que le dernier mot du jeune prince n’était pas dit, qu’une tentative nouvelle pour le ramener à son devoir avait chance d’aboutir.

« L’assurance positive que vous donna M. Dumouriez dans votre entrevue, mandait d’Avaray à Thauvenay, le 15 septembre 1799, suffisait pour rassurer le Roi sur tout ce que l’on débite de la faction d’Orléans ; les raisons qu’il a détaillées dans sa lettre sont décisives et le Roi les a lues avec autant de satisfaction que d’intérêt. Mais ce qu’il dit de la lettre écrite au Roi par M. le Duc d’Orléans après la mort de Louis XVII nous a frappés d’étonnement. Ah ! monsieur, si cette lettre avait été reçue, de quel énorme fardeau elle eût déchargé le cœur du Roi ! Si elle eût été reçue, il y a longtemps que le Roi et le premier prince de son sang seraient réunis. Mais, jamais, non jamais, Sa Majesté n’a reçu de lui aucune lettre et le seul écrit qui soit parvenu de sa part est ce fatal billet dont je vous ai parlé. Assurez-en M. Dumouriez. Assurez-le que le Roi a toujours désiré, désire toujours aussi sincèrement que jamais de voir ce jeune prince devenir digne de son nom, effacer les crimes de son père et ses propres torts et ramené dans ses bras par l’amour et la confiance. Quant à moi, ce que j’ai fait en 1796 pour lui tenir la porte ouverte malgré lui, prouve assez mon empressement à lui en faciliter l’entrée. Qu’il écrive donc au Roi sans crainte ; que M. Dumouriez l’y engage avec la certitude que Sa Majesté lui tiendra compte de cette démarche. Adressez-moi cette lettre et que M. le Duc d’Orléans se repose sur ma parole qui lui promet un plein succès. A une époque comme celle-ci et d’après le dire même du général Dumouriez, ce n’est point l’intérêt d’anéantir une faction sans puissance qui s’explique par ma bouche ; c’est le cœur sensible et bon du meilleur prince que la France puisse compter parmi ses rois. »

Si le Duc d’Orléans eût connu cette lettre, ce que lui présentait d’obscur la démarche de Dumouriez eût été éclairci. Mais, nous l’avons dit, il l’ignorait et il ignorait de même que le général, en même temps qu’il lui adressait la sienne, en avait envoyé une copie au comte d’Avaray à Mitau, en l’accompagnant de commentaires qui étaient un véritable plaidoyer en faveur de « son jeune ami. »

« Quant au Duc d’Orléans, disait-il, il m’a lu lui-même la lettre très soumise et très sensible qu’il a écrite à Sa Majesté à la mort de Louis XVII. Entre beaucoup de très bonnes qualités que je lui connais, il a celle de l’horreur du mensonge ; ainsi je le crois. C’est dans cette persuasion que je lui ai écrit ces jours-ci la lettre datée d’aujourd’hui que je lui ai envoyée hier par triplicata, par Hambourg, Londres et Copenhague, pour qu’il la reçoive sûrement. Je vous envoie mon brouillon, vous y verrez mon cœur, et j’espère le sien, à moins qu’il ne soit entièrement changé ! Quant à la négociation de M. de Roll et au billet, je n’en ai rien su que par M. de Thauvenay et j’avoue que je suis étonné de cette réticence. C’est une preuve qu’en faisant, sans doute par de mauvais conseils, une chose déplacée, il a craint la sévérité de mes principes. Je lui en parlerai dans ma première lettre, Alors, celle dont je vous envoie le brouillon aura fait son effet ou l’aura manqué.

« S’il se range à son devoir, comme je n’en doute pas, je serai toujours son ami. S’il s’y refuse, lorsque la bonté du Roi l’attend et le prévient presque, je deviendrai son ennemi implacable. Il le sait, je lui ai donné la proclamation imprimée que j’ai faite à Francfort en 1793. Souvent nos conversations ont roulé sur cet objet, même devant témoins, et il a toujours repoussé avec horreur l’idée de rébellion et de faction.

« Vous verrez que je n’avais pas attendu l’ordre positif du Roi pour écrire au Duc d’Orléans, et que cependant pour lui donner confiance entière, je lui ai annoncé cet ordre. Dans ma première lettre, ces jours-ci ! je lui détaillerai tout ce que vous me mandez à cet égard ; je veux qu’il vous connaisse, qu’il vous apprécie, et qu’il vous aime comme moi. »

Quelque contradictoires et indécises qu’eussent été d’abord les pensées éveillées dans l’âme du Duc d’Orléans par les pressans conseils de Dumouriez, ces conseils étaient trop conformes à ce que lui commandaient son devoir et son intérêt pour qu’il hésitât longtemps à s’y rendre. D’une part, et quoiqu’il eût, avant son départ pour l’Amérique, désavoué la politique et les menées des émigrés, signé la déclaration de 1796 et combattu, sous les ordres de Dumouriez, dans les armées républicaines, il lui répugnait de continuer à servir de prétexte aux intrigues d’un parti politique, notoirement hostile à la royauté légitime et qui lui faisait injure en le supposant capable d’usurper la couronne ; il lui semblait qu’il serait mal à l’aise dans le rôle que ce parti lui destinait et il tenait à honneur de prouver qu’on l’avait calomnié en lui attribuant l’intention de s’y prêter. D’autre part, outre qu’en faisant sa soumission au Roi, il rentrerait dans la situation à laquelle le destinait sa naissance, la conduite que Dumouriez lui conseillait de tenir serait la conséquence logique de celle qu’il avait tenue en quittant la France. Même dans l’isolement volontaire auquel le condamnait l’horreur qu’inspirait aux royalistes le nom qu’il portait, si tristement souillé par son père, il ne s’était jamais mis en révolte contre l’autorité royale. Rencontrant à Stockholm, en 1795, le comte de Saint-Priest, il lui avait fait part de son désir de recouvrer les bonnes grâces du Roi ; après la mort de Louis XVII, il avait écrit pour les solliciter tt si sa réponse au baron de Roll, en 1796, faisait ombre à ce tableau, il avait pour excuse et les mauvais conseils auxquels sa jeunesse ne le rendait que trop accessible et l’insigne maladresse du négociateur qu’on lui avait envoyé. En tous cas, puisque l’occasion s’offrait à lui de faire oublier ce qu’il y avait eu de répréhensible dans son passé et de le réparer, il était obligé de la saisir s’il voulait reprendre son rang dans la famille royale.

Ces idées paraissent s’être emparées de lui avec rapidité, puisque ayant reçu, le 10 février, la lettre de Dumouriez, sa résolution était arrêtée dès le lendemain. Il l’avait prise sans même consulter ses frères que, l’état de leur santé avait obligés, dès leur arrivée en Angleterre, à s’installer à la campagne, à quelque distance de Londres. Le même jour, il écrivait au Comte d’Artois qui se trouvait dans la capitale pour lui demander audience. En faisant porter sa demande par le comte de Montjoie, il chargeait cet ami dévoué d’indiquer au prince l’objet important dont il voulait l’entretenir. En conformité de la réponse faite à Mont-joie, il se présentait, le 13 février, chez Monsieur, dont la correspondance nous a conservé le récit de leur entrevue.

On croira sans peine que le fils de Philippe-Egalité était violemment ému en entrant dans le cabinet où le frère de Louis XVI avait eu la délicate attention de le recevoir seul, afin de lui éviter l’humiliation de dire devant témoins ce qu’il était tenu de dire. Il est donc probable que Monsieur n’a rien exagéré en parlant de l’embarras et de l’émotion de son visiteur.

Du reste, il s’empresse de le rassurer par ces mots :

— Je suis convaincu d’avance que le résultat de votre démarche ne peut qu’être honorable pour vous et conséquemment agréable pour le Roi et pour moi.

— C’est vrai, répond le Duc d’Orléans. Et, se ressaisissant aussitôt, il continue « avec chaleur et d’un ton qui annonce qu’il est pénétré jusqu’au fond de l’âme des sentimens qu’il exprime : » — L’unique but que je me propose ainsi que mes frères c’est de déposer dans les mains de Monsieur et aux pieds du Roi l’hommage de notre fidélité et de notre dévouement. Je sens tous mes torts[3], j’en suis pénétré et je ne demande que d’obtenir la possibilité de les réparer en sacrifiant ma vie et jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour défendre la personne et la cause du Roi. J’ose espérer que la bonté et l’indulgence de Sa Majesté atténueront du moins une partie de mes fautes en considération de mon extrême jeunesse et des infâmes conseils qui m’ont entraîné. Mais, ce sera par un dévouement sans bornes et soutenu dans tous les temps de ma vie que je prouverai à ceux à qui j’ai l’honneur d’appartenir et à tous les Français fidèles que mes torts ne venaient point de mon cœur et que, malgré les démarches coupables où j’ai été entraîné, je suis encore digne de ma naissance et de l’estime des hommes vertueux.

Touché par ce discours qui semble avoir prévu toutes les objections, Monsieur en félicite son cousin « avec une sensibilité » dont témoigne la vivacité attendrie avec laquelle il lui presse les mains.

— Mais vous comprendrez, lui dit-il alors, que vous devez au Roi mon frère, à la noblesse française, à la France elle-même, une déclaration écrite de vos sentimens, à moins que vous ne préfériez les consigner dans une lettre à Sa Majesté.

— Je préfère écrire au Roi, réplique vivement le Duc d’Orléans. Monsieur trouvera bon cependant que j’attende l’arrivée de mes frères afin que cette lettre soit signée de nous trois. Je souhaite bien, par exemple, qu’elle ne soit pas insérée dans les papiers publics. Et sans laisser à son interlocuteur le temps de critiquer cette restriction, il la lui explique. — Je reconnais mes torts, je les avoue franchement ; je les avouerai de même au Roi. Mais une humiliation me serait plus insupportable que la mort.

Monsieur ne proteste pas. Il semble comprendre la préoccupation de son cousin. Il lui promet que sa lettre ne sera pas publiée. Il insiste seulement pour qu’elle soit communiquée aux ministres anglais, au comte de Woronzow, ambassadeur de Russie à Londres et à quelques-uns des Français émigrés résidant dans cette ville, ce à quoi consent le Duc d’Orléans.

Au moment où il va se retirer, Monsieur lui fait connaître que devant expédier le lendemain un courrier à Milau, il en profitera pour apprendre au Roi ce qui vient de se passer.

— Et moi, dit encore le Duc d’Orléans, j’en profiterai, si Monsieur m’y autorise, pour envoyer à Sa Majesté mon hommage personnel, en attendant l’hommage collectif que nous voulons lui offrir mes frères et moi.

Fidèle à cette promesse, le prince rentré chez lai rédige la lettre suivante, en date du même jour, 13 février :

« Sire, j’ai enfin le bonheur que je désirais depuis si longtemps de pouvoir offrir à Votre Majesté le tribut l’hommage de mon inviolable fidélité et celle de mes frères. Il serait, Sire, au-dessus de mes forces d’exprimer tout ce que je sens dans cette heureuse circonstance. Mais je suis vivement affligé que mes frères, retenus à quelque distance d’ici par une indisposition assez grave survenue à l’un d’eux, ne puissent se joindre à moi dans la première lettre que j’ai l’honneur d’écrire à Votre Majesté ; la connaissance parfaite que j’ai de leur loyauté m’est un sûr garant du profond regret qu’ils en ressentiront ; mais j’ai lieu d’espérer que, sous peu de jours, ils pourront donner un libre cours aux sentimens dont leurs cœurs sont pénétrés.

« Je me suis empressé, Sire, de faire part à Monsieur, de mon arrivée ici et de le prier de fixer le moment où il daignerait me recevoir. Monsieur a bien voulu me donner la marque de confiance de me recevoir seul dans son cabinet, ce qui m’a procuré la satisfaction de pouvoir exprimer sans aucune réserve tous les sentimens qui m’animent sur le passé autant que sur l’avenir. Que Votre Majesté me permette de déposer dans son soin ce mélange de peines et de satisfaction. Qu’elle daigne croire qu’elle n’aura jamais de sujets plus fidèles et qui puissent éprouver un regret plus vif et plus sincère d’avoir eu le malheur d’être aussi longtemps séparés de leur Roi.

« Je ne saurais, Sire, terminer cette lettre sans exprimer à Votre Majesté combien je suis pénétré de l’accueil plein de bonté que Monsieur a daigné me faire. Le souvenir en restera gravé dans mon cœur et, pour y mettre le comble, il a bien voulu m’apprendre qu’un courrier partait demain pour Mitau, ce qui m’a déterminé à écrire seul à Votre Majesté afin que mon empressement parût dans toute sa sincérité et quoique je sois assuré que mes frères regretteront infiniment de n’avoir pas pu profiter en même temps que moi de la bonté de Monsieur.

« Je suis, Sire, de Votre Majesté, le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur et sujet. Louis-Philippe de Bourbon, Duc d’Orléans. »

Le 14 février, cette lettre part pour Mitau. Le surlendemain, le Duc de Montpensier et le Comte de Beaujolais étant arrivés à Londres, leur frère les conduit sans délai chez Monsieur qui les reçoit aussi affectueusement qu’il a reçu leur aîné. Il coupe même court aux explications qu’ils commencent à lui donner sur leur conduite passée.

— Il me suffit de savoir, leur dit-il, que vous pensez comme votre frère. Le Roi sera heureux de l’apprendre. Hâtez-vous donc de lui donner, en lui adressant votre acte de soumission, la satisfaction et la liberté de vous traiter en parens.

Quelques heures plus tard, il reçoit la lettre destinée au Roi, signée des trois princes d’Orléans. Elle est datée de Londres, du 16 février et est ainsi conçue :

« Sire, nous venons nous acquitter envers Votre Majesté d’un devoir dont le sentiment est, depuis longtemps, dans nos cœurs ; nous venons lui offrir le tribut d’hommages de notre inviolable fidélité. Nous n’essayerons pas de peindre à Votre Majesté le bonheur dont nous jouissons de pouvoir enfin lui manifester notre respectueux et entier dévouement à Son Auguste personne non plus que la profonde douleur que nous ressentons que des circonstances à jamais déplorables nous aient retenus aussi longtemps séparés de Votre Majesté et nous venons la supplier de croire que jamais, à l’avenir, elle n’aura lieu de s’en souvenir. Les assurances pleines de bonté qu’Elle a daigné nous faire donner à plusieurs reprises nous ont pénétrés da la plus vive reconnaissance et auraient redoublé notre impatience s’il eût été possible de l’augmenter. La grande distance où nous nous trouvions et l’inutilité des tentatives réitérées que nous avons faites pour revenir en Europe sont les seules causes qui aient pu en retarder l’expression. Sachant, Sire, que la volonté de Votre Majesté est que nous lui offrions en commun le serment solennel de notre fidélité, nous nous empressons de nous réunir pour la supplier d’en accepter l’hommage. Que Votre Majesté daigne croire que nous ferons consister notre bonheur à la voir convaincue de ces sentimens et notre gloire à pouvoir lui consacrer notre vie et verser jusqu’à la dernière goutte de notre sang pour son service.

« Nous vous supplions, Sire, de nous permettre d’ajouter combien nous avons été pénétrés de l’accueil touchant que Monsieur a daigné nous faire. Nous en conserverons toujours un souvenir profond et nous regardons comme un grand bonheur que l’expression de nos respectueux sentimens parvienne à Votre Majesté par son extrême bonté.

« Nous sommes, Sire, de Votre Majesté les très humbles, très obéissans et très fidèles serviteurs et sujets : Louis-Philippe de Bourbon, Duc d’Orléans, — Antoine-Philippe de Bourbon, Duc de Montpensier, — N. de Bourbon, Comte de Beaujolais. »

Quoiqu’en envoyant cette lettre à Monsieur, les princes d’Orléans l’eussent autorisé à y faire les changemens qu’il jugerait nécessaires, il n’y trouva rien à reprendre. Elle lui parut donner entière satisfaction aux légitimes exigences du Roi. Il n’éprouvait que le regret de ne pouvoir la publier. Mais il avait promis qu’elle ne le serait pas, et il devait tenir sa promesse. Il se contenta donc, après l’avoir communiquée aux ministres britanniques, « qui l’approuvèrent, » et à l’ambassadeur russe dont il prenait l’avis en toutes les circonstances graves, d’en donner lecture au duc de Bourbon, à cinq ou six ducs et pairs, à l’archevêque de Narbonne, à l’évêque d’Arras, à M. de Barentin et au marquis de Blangy, réunis chez lui à « et effet. Les voyant partager sa satisfaction, il invita le duc de Bourbon à rendre visite à ses cousins et la noblesse française résidant à Londres à leur offrir ses respects comme aux premiers princes du sang, « ce qui fut exécuté avec empressement. » Quelques jours plus tard, il les présentait en Roi et à la reine d’Angleterre, les invitait à dîner, et ainsi achevait de s’opérer une réconciliation que la réponse du Roi aux princes d’Orléans allait bientôt rendre définitive.


II

Tandis qu’elle s’accomplissait à Londres, le général Dumouriez, qui en avait été le principal instigateur, se trouvait depuis un mois à Saint-Pétersbourg où l’avait mandé le Tsar. En s’y rendant, il avait passé par Mitau. Il est piquant de constater que la présence de ce nouveau converti y avait causé plus d’embarras que de satisfaction.

« Il arriva hier, écrit d’Avaray le 6 janvier 1800, accompagné de deux aides de camp, car il faut bien faire claquer son fouet ; malheureusement, c’est le Roi qui fait les frais de cet étalage. Lorsque son arrivée nous fut annoncée, je prévis qu’elle étonnerait, indisposerait notre nombreuse colonie, et particulièrement nos gardes du corps plus attachés au Roi que raisonnables dans leur attachement. J’en parlai donc, il y a quelques jours, dans la salle des gardes, à ceux qui étaient de service ; le salon était plus raisonnable ou du moins plus politique. L’étonnement fut général. L’un d’eux me dit :

« — Mais, au moins, il ne paraîtra pas au château ?

« — Pardonnez-moi, répliquai-je, car puisqu’il va à Saint-Pétersbourg, c’est pour le service du Roi.

« Je chargeai ensuite quelques-uns des plus sages de rendre plus sages les autres, et j’eus lieu d’être certain, au moyen de ces précautions, que si Dumouriez ne reçoit pas de tous des caresses, du moins, ne recevra-t-il de personne des affronts. »

Cette difficulté aplanie, il en restait d’autres à résoudre, et si graves, que le Roi voulut en saisir son conseil. Recevrait-il Dumouriez officiellement ? L’inviterait-il à dîner ? Le présenterait-il à la Reine et à la duchesse d’Angoulême ? Enfin, le chargerait-il d’apporter à Paul Ier des projets de contre-révolution qu’il ne voulait tenter d’exécuter qu’autant qu’il serait assuré du consentement et de l’appui de la Cour impériale ? Toutes ces questions discutées entre le Roi, Saint-Priest, d’Avaray et les autres membres du Conseil furent résolues négativement.

Charger Dumouriez d’apporter au Tsar des pièces importantes, c’était, si on ne lui en faisait pas connaître la teneur, le blesser dans son amour-propre, ce qu’il fallait éviter, et si on les lui communiquait, l’autoriser à les discuter, ce qui n’eût pas été moins fâcheux, « car, disait d’Avaray, ce nouveau converti a la tête trop près du bonnet rouge pour le faire entrer dans les conseils du Roi. » Le recevoir officiellement et lui faire fête avant de savoir quel accueil lui réservait l’Empereur, c’était s’exposer, si cet accueil n’était pas ce qu’on espérait, aux inconvéniens d’une fausse démarche. Enfin, le faire dîner avec la Duchesse d’Angoulême, c’était affliger cette princesse qui voyait toujours en lui un ennemi de ses parens. En apprenant qu’il allait arriver à Mitau et qu’elle devrait peut-être tolérer qu’on le lui présentât, elle avait fondu en larmes. Pour toutes ces raisons, mieux valait attendre pour le recevoir officiellement qu’il revînt de Saint-Pétersbourg. Alors, s’il y avait été bien accueilli, il serait plus aisé de se détendre avec lui et de faire comprendre à la Duchesse d’Angoulême qu’elle devait se relâcher de sa rigueur envers un homme en qui le Tsar avait reconnu un bon serviteur de la cause royale.

Saint-Priest eut mission de le chapitrer à sa descente de voiture, de lui exposer pour quels motifs on ne le traiterait « que comme un voyageur qui vient prendre les ordres du Roi, » et pourquoi celui-ci ne lui donnerait audience que dans son cabinet. Le ministre royal put d’ailleurs colorer d’un excellent prétexte la résolution prise de ne pas l’invitera dîner. Le grand-duc Constantin, l’un des fils du Tsar, de passage à Mitau, dînait chez le Roi ce jour-là, et nul étranger n’eût pu être mis en sa présence. Dumouriez ne s’offensa d’aucune de ces raisons. Quand Saint-Priest, « après les lui avoir fait sentir, » le conduisit chez d’Avaray, à qui le général voulait soumettre ses plans militaires, il était résigné à garder l’incognito. L’exposé de ces plans remplit les deux soirées qu’il passa chez d’Avaray ; il parla peu des princes de la branche cadette et ne put que confirmer au favori de Louis XVIII ce qu’il lui avait écrit le 29 septembre précédent, en lui envoyant la copie de sa lettre au Duc d’Orléans. Son « jeune ami » ne lui avait pas encore répondu ; Dumouriez ne savait même pas si le prince était déjà revenu d’Amérique. Il repartit le surlendemain sans avoir pu dissiper les incertitudes de la cour de Mitau encore accrues par les siennes.

Elles ne commencèrent à se dissiper qu’au commencement d’avril. A cette date, les journaux anglais et le Spectateur du Nord qui se publiait à Hambourg apportèrent au Roi quelques détails sur la visite du Duc d’Orléans à Monsieur. A en croire ces gazettes, la démarche du prince lui avait été conseillée par l’une de ses amies, Mme de Sillery. Mais tout cela était encore trop vague pour qu’on y pût ajouter foi. Le 7 avril seulement, ces nouvelles obscures furent confirmées par les lettres du Duc d’Orléans et de ses frères. Cet acte de soumission depuis si longtemps attendu et ardemment désiré causa au Roi comme à son entourage la joie la plus vive. D’Avaray qui nous l’apprend se flatte d’avoir dicté à son maître ce qu’il convenait de faire en ces importantes circonstances : « Je pensai qu’il était de l’intérêt du Roi de donner un grand exemple de clémence et un témoignage éclatant de la sincérité, de la grâce même avec lesquelles il pardonne ou plutôt efface les torts que l’on reconnaît et les erreurs que l’on rétracte. » Il conseilla donc au Roi de demander à l’empereur de Russie pour le Duc d’Orléans la grand-croix de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem et d’accorder à ses frères la décoration de l’ordre du Saint-Esprit. À ces grâces, l’initiative royale en ajouta une autre. Le Comte de Beaujolais n’avait été qu’ondoyé au moment de sa naissance et, depuis, on avait négligé de le baptiser. Le Roi voulut être son parrain. Il chargerait le Comte d’Artois de le représenter à la cérémonie du baptême. La duchesse d’Harcourt qui résidait à Londres représenterait la marraine, c’est-à-dire la reine de France.

Dans la triste situation à laquelle il était réduit, Louis XVIII ne pouvait témoigner de sa satisfaction sous d’autres formes, si ce n’est en écrivant de sa main aux jeunes princes. Il le fit le même jour :

« Mes cousins, j’ai reçu votre lettre du 16 février, qui m’a été transmise par mon frère. Les momens les plus doux pour mon cœur, les plus propres à me faire oublier mes peines sont ceux où quelques-uns de mes enfans reviennent dans mes bras paternels. Jugez du sentiment que j’éprouve en ne voyant plus parmi les princes de mon sang que les dignes neveux d’Henri IV et de Louis XIV. Jaloux de mon côté d’effacer tout ce qui pourrait rappeler des souvenirs trop amers et de resserrer de plus en plus nos liens, je permets au Duc de Montpensier et au Comte de Beaujolais de porter les marques de l’ordre du Saint-Esprit en attendant que je puisse les créer chevaliers. « Mon frère les en revêtira et présentera en mon nom le Comte de Beaujolais aux fonts baptismaux. Oublions le passé, ou plutôt rappelons-nous sans cesse, moi la bataille du Mont-Cassel et de Lérida[4], vous la satisfaction que j’éprouve aujourd’hui et, tous réunis, essuyons les larmes de votre vertueuse et respectable mère. »

La Duchesse d’Orléans à laquelle il venait de faire allusion était alors, nous l’avons dit, réfugiée en Espagne. Il ne l’avait jamais rendue responsable de la conduite de son mari dont elle restait inconsolable, plus malheureuse de l’avoir vu se déshonorer que de l’avoir perdu. Il lui conservait des sentimens affectueux, elle lui en était reconnaissante, ainsi qu’en témoignent les lettres, qu’elle lui écrivait tantôt en les signant, tantôt sans signature, sous le nom de Justine, inséré dans le corps de la lettre. Il voulut l’associer à sa joie.

« Je viens, ma chère cousine, vous féliciter ou plutôt me féliciter avec vous de l’événement qui pouvait le plus contribuer à votre bonheur. J’étais bien certain des sentimens de vos enfans ! Mais, il me tardait d’en recevoir l’assurance par eux-mêmes et de pouvoir leur parler des miens. Cet heureux instant est enfin arrivé, et, à travers la joie qu’il me cause, je sens bien vivement la vôtre. Mais, quelque plaisir que j’aie à vous obliger, croyez que je n’ai songé à satisfaire que moi-même, en permettant aux deux cadets de porter les marques de l’ordre du Saint-Esprit et en chargeant mon frère de tenir en mon nom le dernier sur les fonts de baptême. »

Ce n’est pas seulement à ses cousins et à leur mère qu’écrivit le Roi. Il avait pris depuis longtemps l’habitude, chaque fois qu’un événement heureux ou malheureux pour lui se produisait, d’en faire part à divers membres de sa famille. Il s’y conforma encore ce jour-là, en écrivant à la Reine qui était alors éloignée de lui, à la Comtesse d’Artois, à la princesse de Conti, à la reine de Sardaigne, au roi de Naples, à l’infant de Parme, au prince de Condé, à la comtesse de Marsan, son ancienne gouvernante, et enfin à l’empereur de Russie à qui il demandait pour le Duc d’Orléans la grand-croix de Saint-Jean de Jérusalem. A son frère, après lui avoir dit qu’il permettait au Duc de Montpensier et au Comte de Beaujolais de porter les insignes de l’ordre du Saint-Esprit, il annonçait en outre que la Reine et lui tiendraient le plus jeune sur les fonts baptismaux. Pour présider la cérémonie, il désignait Mgr de Dillon, archevêque de Narbonne, royaliste militant « Sa noble éloquence aura un beau jeu de se déployer. Vous l’appellerez Louis et tel autre nom que vous ou lui jugerez à propos, mais pas Joseph, quoique cela fût naturel, vu la marraine. Mais c’était le nom de leur père et il ne faut plus qu’il se retrouve dans cette branche. »

On a vu que les trois princes en envoyant au Roi leur hommage de fidélité avaient signé « Bourbon. » Leur signature lui suggéra une observation qu’il leur fit transmettre par Monsieur : « Bourbon était le nom distinctif de notre branche avant l’avènement de Henri IV au trône. Celle de Condé le porte et celle de Conti par suite, parce que leur séparation était déjà faite en 1589. Mais ceux-ci, qui descendent de Louis XIII ne doivent pas plus le porter que nous. Ils doivent porter et signer celui de leur branche qui est d’Orléans, sans y ajouter d’autre titre : c’est le nom de baptême qui les distinguera entre eux. »

Après ces témoignages de sollicitude pour cette affaire de famille, le politique reparaît : « Reste à savoir ce que nous ferons de ces trois jeunes gens qu’il ne faut pas laisser moisir, mandait-il encore à son frère. S’il se tire un coup de fusil en France, il faut qu’ils y soient, ne fût-ce que pour chouanner. S’il n’y a rien de cette nature à faire ni à espérer prochainement, il faut qu’ils aillent volontaires à l’armée de Condé et non pas seulement à l’armée autrichienne comme ils paraissaient le désirer. Le noviciat sera un peu dur, je le sais. Mais outre qu’ils ont à réparer, ce qu’ils sèmeront, ils le recueilleront au centuple. Mais, je vous le répète, en tout état de cause, il faut qu’ils partent promptement pour eux et même pour nous, car il faut les utiliser et surtout ne pas laisser dire que nous avons cherché à les neutraliser. » C’est la même préoccupation qui se manifeste dans sa lettre au prince de Condé : « Il est possible qu’ils aillent me prouver leurs sentimens en combattant sous vos drapeaux et, dans ce cas, je ne suis pas en peine de l’accueil que vous et les valeureux gentilshommes qui sont sous vos ordres, ferez à ces princes redevenus dignes d’être les descendans de Henri IV. »

Tandis que le Roi se prodiguait ainsi pour prouver de quel prix était à ses yeux la rentrée de ses cousins dans le devoir, d’Avaray, qui ne voulait pas être en reste, puisait dans son dévouement à la cause qu’il servait une idée aussi heureuse qu’imprévue. Il tirait de la cassette dans laquelle il la tenait cachée, la fameuse déclaration de 1796, dérobée par ses soins à la connaissance du Roi et il la renvoyait au Duc d’Orléans en l’accompagnant de ces quelques lignes bien faites pour lui assurer à jamais l’amicale confiance du prince :

« Monseigneur, il fut un temps où un royaliste dévoué à son maître ne pouvait que nourrir en silence les sentimens et le respect qui l’attachaient au premier prince du sang. Réduit ainsi que tout Français fidèle à hâter de mes vœux l’heureux jour qui nous comble de joie, je crois cependant trouver une occasion de faire davantage et d’aplanir la route qui devait tôt ou tard conduire Votre Altesse Sérénissime aux pieds de Sa Majesté. Si Monseigneur daigne accueillir avec bonté la démarche que j’ose faire aujourd’hui en lui remettant un écrit de sa main qui me fut adressé au quartier général de Riegel en 1796 et que j’ai soustrait à la connaissance du Roi, j’aurai atteint un but vivement désiré : celui de prouver à Votre Altesse Sérénissime mon dévouement à sa personne. »

S’étant ainsi acquitté de ce qu’il considérait comme un devoir, d’Avaray mandait à Dumouriez à Saint-Pétersbourg la grande nouvelle, en une longue note, pleine de détails plus exacts que ceux auxquels les gazettes avaient trop facilement accordé leur publicité.

« Lisez donc et pleurez, disait-il en la lui transmettant, car je sais que, dans l’occasion, vous avez aussi des larmes à répandre. Les bavards à la journée vont s’exercer à qui mieux mieux et ce ne sera pas pour le mieux. Je n’aime pas déjà le prélude de celui de Hambourg qui cite Mme de Sillery et autres pauvretés. Je suis bien fâché que vous ne soyez pas là. Vous auriez senti, vous auriez dit à Mgr le Duc d’Orléans que ce qu’il y avait de plus noble et de plus satisfaisant pour lui et les siens était de publier sa lettre au Roi et la réponse. »

Publier sa lettre au Roi, c’est là justement ce que le prince ne voulait pas. Il l’avait dit à Monsieur qui, de son côté, s’était engagé à ne pas la rendre publique, créant au Roi, du même coup, une égale obligation. L’intervention de Dumouriez que regrettait d’Avaray eût été inutile. Il est d’ailleurs douteux que le général eût consenti à intervenir. Il connaissait la fierté naturelle du Duc d’Orléans, et eût jugé dangereux de le contraindre à une publicité que le prince avait par avance déclarée humiliante pour ses frères et pour lui. Il en était de même en ce qui touchait leur envoi à l’armée de Condé, dont le Roi parlait à Monsieur. Mais on ignorait à Mitau leurs dispositions à cet égard. Cette ignorance favorisait les illusions de d’Avaray. Elles se trahissent, avec une ardeur belliqueuse, dans la suite de sa lettre à Dumouriez.

« Maintenant où et comment faut-il utiliser le dévouement des jeunes princes ? En France, mon cher général, et non à l’armée autrichienne comme, à leur passage en Angleterre, ils paraissaient le désirer. Mais il faut un retour de chances favorables. Le magnanime Paul Ier nous les rendra et je ne doute pas que cette année, il n’assure au Roi les moyens de se montrer à ses sujets fidèles, ou égarés, ou rebelles, l’olivier d’une main et l’épée de l’autre. Alors, Mgr le Duc d’Orléans trouvera sa place auprès de son maître ou viendrait se réunir à lui s’il l’avait déjà précédé sur le théâtre de gloire qui nous attend. Quant à ses jeunes frères, ils iront se battre pour le service du Roi partout où ils en trouveront l’occasion. Je lis tout cela dans votre âme autant que dans la mienne. »

Les espérances exprimées par d’Avaray allaient être promptement déçues. En se réconciliant avec les Bourbons, les d’Orléans avaient eu surtout pour but de mettre un terme à des divisions aussi nuisibles à la cause royale qu’à eux-mêmes et leur conduite ultérieure, pendant la durée de l’émigration, atteste leur sincérité. Mais, en jurant « de verser jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour le service du Roi, » ils n’entendaient pas abdiquer le droit de juger par eux-mêmes de ce que commandait le bien de ce service ni de choisir les moyens de s’y consacrer. Il n’apparaît pas au point où nous en sommes de leur histoire que l’aîné d’entre eux, le seul des trois qui compte, puisque c’est son exemple qui entraînait tes deux autres, eût entrevu la possibilité de s’unir contre la France à une armée étrangère ni de s’enrôler dans le corps de Condé. Ce qu’on disait de son intention de prendre du service en Autriche, outre qu’on n’en trouve nulle part la preuve, ne prouvait pas qu’il fût prêt à marcher avec les Autrichiens contre sa patrie, et ce qui sur ce point est plus décisif que tous les commentaires, c’est qu’après avoir envoyé sa soumission, il sembla vouloir se faire oublier.

Ce que le Roi attendait de lui et de ses frères, Monsieur le lui avait dit. Sans y opposer un refus formel, il ne s’y conforma pas. Il avait d’ailleurs de graves et justes raisons pour rester à Londres : la santé de ses frères d’abord qui exigeait du repos et des soins et plus encore les démarches auxquelles il se livrait au même moment pour décider sa mère à quitter l’Espagne et à venir le rejoindre en Angleterre où il attendait également sa sœur, Madame Adélaïde. Il alléguait ces démarches ainsi que l’approbation donnée par les ministres britanniques à son attitude réservée et passive. Monsieur, qui s’était contenté de conseiller, n’osa aller, ainsi qu’il l’avouait à son frère, jusqu’à ordonner, soit qu’il craignît un refus du Duc d’Orléans, soit qu’il ne voulût pas déplaire au gouvernement anglais. Une lettre du Roi, en date du 22 avril, nous éclaire sur ce conflit passager auquel les circonstances coupèrent court.

« La piété filiale est un excellent sentiment, mais tout doit avoir ses bornes, et je trouve celle des d’Orléans d’autant plus excessive que leur présence n’est nullement nécessaire pour tirer leur mère d’Espagne. J’aurais attendu de leur part un mouvement plus énergique. J’allais jusqu’à me figurer qu’ils pourraient faire quelque coup de tête et que, perdus de vue un instant, ils reparaîtraient à la tête d’un mouvement royaliste. Mais, puisqu’il ne vous restait d’autre ressource qu’un coup d’autorité qui aurait été mal vu du roi d’Angleterre et de ses ministres, vous avez sagement fait de vous eu abstenir.

« J’avais, comme je vous l’ai mandé, pour achever de sceller ma réconciliation avec eux, demandé à l’empereur de Russie la grand-croix de Saint-Jean de Jérusalem pour l’aîné. Je joins ici copie de la réponse qu’il m’a faite. Voyez si vous croyez utile de la lui communiquer. »

Nous avons lieu de croire que, laissé juge de l’opportunité de la communication, Je Comte d’Artois s abstint de mettre la réponse impériale sous les yeux de son jeune cousin, qui s’en fût probablement offensé : « J’attendrai pour le nommer, disait le Tsar, d’avoir pu juger de sa conduite antérieure et qu’il ait contribué, à rendre à la France son roi légitime. » Le refus était dur, et mieux valait ne l’attribuer, sans en faire connaître les termes, qu’à l’un de ces caprices déconcertans et toujours inexplicables dont Paul Ier était coutumier. C’est sans doute ce qui fut fait.

Au surplus, ces incidens n’eurent aucune suite. La résistance plus ou moins dissimulée qu’avait opposée le Duc d’Orléans au désir exprimé par le Roi de le voir rejoindre l’armée de Condé trouvait, à l’heure même où il était instruit de ce désir, une raison d’être dans l’état de l’Europe et les dispositions des Puissances qui le dispensaient de livrer, dès ce moment, le fond de sa pensée et de déclarer qu’il ne voulait pas porter les armes contre son pays. Tout annonçait une paix prochaine. Elle existait entre la France et la Prusse. Le gouvernement consulaire allait la conclure avec la Russie, et, quoique l’Angleterre et l’Autriche n’eussent pas encore désarmé, ce n’est pas au moment où l’Autriche n’employait l’armée de Condé qu’avec une évidente mauvaise grâce, et où l’Angleterre s’ingéniait à paralyser les projets des princes et des émigrés qu’elles eussent accepté les services du Duc d’Orléans. D’autre part, d’Avaray se trompait lorsqu’il se flattait de voir Paul Ier « assurer à Louis XVIII les moyens de se montrer à ses sujets l’olivier dans une main et l’épée dans l’autre. » Les combats qui se livraient encore en Allemagne et en Italie n’étaient plus que les dernières convulsions de la Coalition démembrée et expirante. Les circonstances venaient donc en aide au Duc d’Orléans, favorisaient son attitude, la justifièrent bientôt, et le léger nuage qui aurait pu obscurcir la réconciliation des deux branches de la maison de Bourbon se dissipa sans laisser de traces.

Sur ces entrefaites, le Roi reçut d’Espagne, au commencement d’octobre, une lettre de la Duchesse d’Orléans en réponse à celle qu’il lui avait écrite au mois d’avril pour la féliciter de la conduite de ses fils. Elle le remerciait avec effusion de ses bontés pour eux. Mais, en même temps, elle se plaignait de la dureté de son exil, de l’exiguïté de ses ressources, des difficultés matérielles qui s’opposaient à son départ d’Espagne. La tendre et ancienne affection que lui portait le Roi se révèle dans les consolations qu’il lui adressait. « La lettre de Justine est parvenue, il y a huit jours, à son adresse. Celui qui l’a reçue y a vu avec plaisir les témoignages d’une amitié qui lui est bien chère. Mais il est bien affligé de voir par la lettre même et d’avoir appris en même temps que les peines de Justine sont encore augmentées. Ah ! qu’elles soient plutôt adoucies par la conduite touchante de ceux qui lui sont chers avec tant de raison. Plût à Dieu que, se livrant aux mouvemens de son cœur plutôt qu’à des espérances trompeuses, elle cédât à leurs instances ! Que Justine compte du moins à jamais sur l’amitié de celui qui lui écrit aujourd’hui. » Quelques mois plus tard, sur la nouvelle assurance qu’il recevait du dévouement de « Justine » et l’avis de son prochain départ pour l’Angleterre, la tendresse du Roi pour elle paraît encore redoubler ; il y associe la Duchesse d’Angoulême. « Celui à qui ce touchant écrit était destiné n’en aurait pas joui, s’il n’eût fait partager à son ange consolateur les sentimens dont il est rempli. Tous deux se réunissent pour exprimer leur sensibilité, pour dire à Justine combien ils prennent part à l’amélioration de son sort, surtout à une réunion dont leur propre expérience leur fait sentir tout le prix, enfin pour l’assurer qu’elle n’a et n’aura jamais d’amis plus tendres ni plus vrais qu’eux. »

Quoiqu’elle eût annoncé au Roi qu’elle se préparait à aller retrouver ses enfans, la Duchesse d’Orléans devait attendre jusqu’en 1808 cette réunion. Elle ne se décida à quitter l’Espagne que lorsque les armées de Napoléon y entrèrent. Néanmoins, dès la fin de 1800, elle parlait à ses fils de son retour auprès d’eux. Elle leur disait même qu’elle espérait pouvoir traverser la France et gagner l’Allemagne où elle s’embarquerait pour les rejoindre. « J’ose avouer à Votre Majesté, écrivait au Roi, le 13 novembre, le Duc d’Orléans, que je le souhaite plus que je ne l’espère. » Aveu mélancolique, plein de sous-entendus que n’éclaircit pas cette réponse de Louis XVIII :

« Mon cousin, j’ai reçu votre lettre du 13 novembre avec plaisir, parce que j’en aurai toutes les fois que je recevrai des témoignages de vos sentimens et que j’aurai occasion de vous en donner des miens ; mais en même temps, avec peine, parce que j’y vois que tous les efforts de votre piété filiale n’ont pu réussir à faire sortir votre vertueuse mère d’un séjour qui, dans les circonstances actuelles, lui convient si peu. Je souhaite vivement que la faible espérance, qui vous reste encore pour elle, se réalise. Quoi qu’il en soit, n’oubliez pas, en lui écrivant, de lui parler de ma sensibilité à la commission qu’elle vous a donnée pour moi et du tendre et constant intérêt que je lui porte. »

Lorsque le Roi traçait ces lignes, le 18 décembre 1800, dix mois après la soumission de ses cousins, il était, on le voit, convaincu de leur sincérité. Ils allaient d’ailleurs lui en donner à deux ans de là, au mois de mars 1803, une preuve nouvelle. Chassé de Mitau et réfugié à Varsovie, Louis XVIII y avait été l’objet, par l’entremise du roi de Prusse et de la part de Bonaparte, de propositions aussi blessantes qu’inattendues ayant pour but de le faire renoncer à la couronne. Indigné que le Premier Consul l’eût cru capable d’une telle bassesse, il avait solennellement protesté. Puis se rappelant cette parole du dernier prince de Conti : « La couronne nous appartient à tous ; notre aîné la porte, » il avait demandé aux neuf princes de sa famille alors vivans et aptes à lui succéder de joindre leur protestation à la sienne. En cette circonstance, les princes d’Orléans ne faillirent point à ce qu’ils se devaient à eux-mêmes, à leurs ancêtres et à leurs descendans. Leurs trois signatures figurent au bas de cette protestation dont les auteurs déclarent « renouveler devant Dieu, sur notre épée et entre tes mains de notre Roi, le serment sacré de vivre et de mourir fidèles à l’honneur et à notre souverain légitime. »

Personne n’eût osé prétendre, ce jour-là, que la réconciliation des d’Orléans avec les Bourbons n’était pas définitive. Elle l’était dans leur esprit et dans leur cœur. Aussi, ne saurait-on s’étonner de voir peu après le Duc d’Orléans, dans une circonstance où « l’honneur même » de sa maison est en jeu, recourir à l’autorité du Roi pour fortifier la sienne qu’en sa qualité d’aîné et de chef de sa branche, il est obligé d’exercer sur son frère cadet le Duc de Montpensier. Délicat, ardent et sensible, ce prince, avec la fougue de son âge, s’est épris d’une belle jeune fille de l’aristocratie anglaise, lady Charlotte Rawdon, et veut l’épouser. Ne pouvant contracter cette alliance sans le consentement de son frère, il est allé le solliciter avant même d’écrire à sa mère. Le Duc d’Orléans a dû répondre par un refus formel. Vainement, il s’est efforcé d’en adoucir la rigueur par les paroles les plus affectueuses, le Duc de Montpensier n’en a pas moins été irrité. Il a déclaré qu’en dépit de toutes les défenses, il épouserait celle qu’il aime. Puis, il est allé se confier au Comte d’Artois, qui, ne voulant ni affliger ni encourager sa résistance, n’a pu que l’inviter à écrire au Roi lui-même. Le Duc de Montpensier a déféré à cet avis, prévenu d’ailleurs que son frère écrivait de son côté. Le 12 mai, le même courrier emporte à Mitau trois lettres relatives à cette affaire, l’une de Monsieur, qui en est l’exposé, l’autre du Duc de Montpensier, qui plaide sa cause, et la troisième du Duc d’Orléans, qui supplie le Roi d’intervenir.

« Sire, dit-il, quand, il n’y a guère que quinze jours, nous avions le bonheur de faire entre les mains de Votre Majesté le serment de transmettre intacts à notre postérité les droits que nous tenons de notre naissance, je ne m’attendais pas à me voir contraint aussi promptement à invoquer l’autorité suprême de Votre Majesté pour empêcher le Duc de Montpensier de former une alliance qui ne pourrait être que funeste pour lui-même, pour ses descendans et les princes de votre sang que l’ordre de la succession à la couronne lui a subordonnés. Monsieur ayant daigné me promettre d’écrire à Votre Majesté, je m’abstiens d’entrer dans aucun détail, et je me borne à observer qu’une naissance illustre et une réputation parfaite peuvent excuser mon frère à ses propres yeux. J’ose donc vous supplier, Sire, d’exprimer votre refus avec indulgence et bonté.

« J’ai la confiance, Sire, que la démarche que je fais en ce moment envers Votre Majesté n’est nullement nécessaire : la preuve récente qu’Elle vient de donner de la grandeur, de la noblesse de ses sentimens, et de la fermeté avec laquelle Elle a maintenu les droits de l’honneur de sa couronne, me sont de sûrs garans du parti qu’Elle prendra, et du refus formel que j’ose solliciter de sa part.

« Je supplie Votre Majesté de me pardonner la démarche que je fais sans qu’Elle l’ait provoquée : je compte sur sa bonté et j’espère qu’Elle ne me blâmera pas d’avoir cru que je me la devais à moi-même comme chef de branche, que je la devais au sang d’Henri IV qui coule dans mes veines, au Comte de Beaujolais et aux autres princes mes cadets. »

Après avoir lu cette lettre dont celle de Monsieur lui a donné la clef, le Roi prend connaissance des supplications du Duc de Montpensier où éclatent la sincérité de son amour et l’ardeur de sa jeunesse. Elles sont éloquentes et pressantes.

« Sire, quoique je connaisse tout le prix de la faveur que j’ose solliciter de Votre Majesté, me serait-il nécessaire de l’assurer que je n’eusse jamais songé à l’obtenir si je l’avais que de nature à porter la moindre atteinte à l’honneur et aux prérogatives de sa maison ? Si Votre Majesté pouvait entretenir quelque doute à cet égard, la bonté avec laquelle Monsieur a daigné se charger de mes sollicitations auprès d’Elle, serait, je crois, une justification bien complète de mes intentions.

« Sire, j’ose assurer Votre Majesté que l’honneur de lui appartenir et d’être du sang d’Henri IV ne cessera jamais d’être présent à mon esprit et à mon cœur et que je brûle d’avoir une occasion de lui en donner des preuves ; mais je n’ai jamais pu croire que ce fût dégrader ou avilir ce sang, que de lui allier une des plus anciennes et des plus illustres familles d’Angleterre.

« J’attends, au surplus, avec la soumission la plus respectueuse et la plus profonde, la décision que Votre Majesté daignera prononcer à cet égard. »

Ces accens émeuvent le Roi. Jamais peut-être il n’a tant déploré la rigueur des devoirs qui l’enchaînent. Mais, incapable de transiger sur les siens, il ne saurait davantage consentir à ce que ceux qui incombent à autrui soient oubliés ou méconnus. Il le dit nettement au Duc de Montpensier en enveloppant son arrêt des formes les plus bienveillantes.

« Mon frère m’a transmis à votre prière, mon cher cousin, la demande que vous me faites de mon agrément pour épouser lady Charlotte Rawdon et, depuis, il m’a fait passer votre lettre sur le même sujet. Je voudrais dans tous les temps et surtout dans celui-ci, n’avoir qu’à accéder aux vœux des princes de mon sang. Mais, aussi, je me dois, je leur dois à eux-mêmes de m’écarter moins que jamais de nos règles ordinaires de conduite. Ma famille s’est souvent alliée à la noblesse française ; mais, lorsqu’elle a cherché des épouses parmi les étrangers, c’est toujours sur des têtes de filles couronnées ou de princes souverains que son choix est tombé, et cet usage immémorial est fondé en raison. Nos aïeux ont senti que notre noblesse verrait toujours avec joie une personne née dans son sein s’approcher plus ou moins du trône, mais qu’elle serait justement blessée, si une étrangère née son égale s’élevait au-dessus d’elle. Ainsi, quoiqu’une alliance avec un sang qui remonte à l’époque de Guillaume le Conquérant ne pût assurément nous faire tort, je me vois contraint à me refuser à vos désirs.

« C’est à regret que je vous afflige ; je sais combien un sentiment pur pour un objet aimable et vertueux a d’empire sur un cœur vertueux lui-même. Mais, plus ma résolution me coûte, plus aussi elle sera invariable, et j’attends de votre raison et de votre attachement pour moi le sacrifice de ce sentiment que, tout légitime qu’il est en lui-même, vous ne pourriez plus conserver sans offenser celle même qui vous l’a inspiré. »

Cette lettre vient d’être expédiée lorsque le Roi est averti que, sans attendre sa décision, le Duc de Montpensier a manifesté l’intention de céder aux remontrances de son frère. « Cette affaire m’afflige, écrit alors le Roi au Duc d’Orléans. Il m’en coûte d’être obligé de refuser la première demande que votre frère me fait et, de votre côté, je vous plains des combats qui se sont élevés dans votre cœur. La raison devait triompher. J’aurais été surpris qu’il en fût arrivé autrement. Mais je ne puis me refuser à vous parler du plaisir que m’a fait la tendresse fraternelle que, malgré la dissonance d’avis, votre lettre respire à chaque ligne. Elle me fait former un désir bien vif, c’est que vous me demandiez bientôt un agrément que je pourrai sans doute accorder. Celui qui est si bon frère serait, s’il est possible, encore meilleur père et vous êtes digne de goûter les douceurs attachées à ce titre. »

A la suite de l’intervention royale ainsi couronnée de succès, des témoignages de reconnaissance arrivent à Varsovie. Le Duc de Montpensier assure le Roi de son entière soumission. Le Duc d’Orléans lui exprime sa reconnaissance pour l’heureux dénouement de cette crise intime, qui lui a ramené le cœur d’un frère chéri, et la Duchesse d’Orléans se plaît à proclamer que « son enfant a été rendu à lui-même, à sa mère, à sa famille par cette main paternelle et protectrice qui a daigné le préserver des inconvéniens inséparables d’une imagination vive et d’une jeunesse trop ardente ; » ce à quoi le Roi répond qu’il avait besoin que sa chère Justine approuvât ce qu’il a fait.

« Tout semble annoncer le succès des mesures prises, ajoute-t-il ; j’en jouirai pour moi-même et encore plus pour Justine ; mais, je serai bien loin de m’en attribuer l’honneur. Il sera dû à un être à bon droit cher à Justine et dont la tendresse éclairée, la prudente fermeté m’avaient tellement tracé ma route que j’aurais été coupable de m’en écarter. »


III

On peut voir à ces traits qu’au fur et à mesure que, par sa conduite et dans sa correspondance, le Duc d’Orléans s’était révélé à lui, le Roi avait apprécié son caractère, sa valeur morale, les qualités qui le distinguaient, et conçu pour sa personne une estime affectueuse. Cette estime, le prince l’avait conquise sans avoir rien eu à sacrifier de ses vues politiques, des idées libérales consignées dans sa déclaration de 1796. Assurément, ses lettres au Roi, sa soumission, l’expression de la douleur que lui causait « un passé à jamais déplorable, » ses propos au Comte d’Artois pouvaient être interprétés comme un désaveu du passé. Mais, en fait, sur ce passé, il ne s’était pas plus expliqué qu’on ne lui en avait demandé compte, comme s’il eût été à jamais effacé par la démarche qui avait rendu aux trois frères leur place dans la famille royale.

Il semble donc bien qu’en se soumettant, il n’entendait aliéner ni la liberté de sa pensée et de ses jugemens, ni celle de les manifester s’il était mis à même de le faire. Jusqu’en 1808, époque où, afin de gagner les bonnes grâces de la cour de Naples, à laquelle il s’alliera bientôt, par un mariage qui assure son bonheur, il sollicite et accepte un commandement dans l’armée espagnole, ce qui domine visiblement en lui, c’est la volonté de ne pas se donner un démenti à lui-même en portant les armes contre sa patrie. Qu’une insurrection royaliste éclate en France et si l’on peut la considérer comme le prélude d’un mouvement général en faveur de la Restauration, il ne refusera pas d’y participer. Mais, il ne veut pas marcher, ni seul, ni avec les émigrés parmi les troupes étrangères. « Jamais, écrira-t-il à d’Avaray en 1805, on ne formera d’armée royale française sur un territoire étranger. Les petits corps qu’on voudrait décorer de ce beau nom ne peuvent acquérir aucune importance et même ils appartiendront toujours moins au Roi qu’à l’armée dont ils feront partie et ils seront plus nuisibles qu’utiles à la cause du Roi. »

Ce n’est pas le seul point sur lequel ses vues diffèrent de celles de Louis XVIII. À cette même date, il y a déjà dix ans que. ’le monarque proscrit sollicite vainement des puissances européennes la reconnaissance de son titre royal. Cette reconnaissance est son cheval de bataille. Reconnu par elles, sa présence à la tête de leurs armées prouverait aux Français qu’elles ne combattent que pour lui rendre sa couronne et non pas pour démembrer leur territoire. Mais, dans la pensée du Duc d’Orléans, elle ne serait qu’une satisfaction personnelle accordée au Roi, inutile d’une part à sa cause et d’autre part à l’objet de la coalition, « qui est de renfermer la puissance française dans les limites raisonnables. »

Sans doute, l’utilité de la reconnaissance dépendrait des mesures dont cet acte serait suivi. « Mais, je n’en vois point qui puissent être efficaces avant que les armées coalisées n’aient réussi à reporter le théâtre de la guerre sur l’ancien territoire français, ce dont malheureusement nous sommes encore un peu éloignés. Il serait chimérique de se flatter que les Puissances voulussent ou même pussent abandonner au Roi la direction de leurs armées. Cela ne comporte pas même un moment de discussion. »

Alors, à quoi bon la reconnaissance du Roi ? Elle ne faciliterait pas les opérations des armées belligérantes et le ferait sans doute envisager par les armées françaises, « car les Français sont défians et soupçonneux, » comme un instrument dont leurs ennemis voudraient se servir pour les vaincre. « Loin qu’elle pût conduire au but désiré, l’usurpateur en tirerait peut-être parti contre le Roi et la coalition. » Ainsi le Roi ne gagnerait rien à être reconnu. Au lieu de s’épuiser en vains efforts pour obtenir de l’être, mieux vaudrait qu’il s’attachât à persuader aux Puissances que, s’il était rétabli sur son trône, « il ne souillerait pas sa couronne en y annexant les dépouilles des princes ses voisins, » et que son premier soin serait de s’entendre avec eux pour rétablir l’équilibre de l’Europe.

Cette répudiation d’un héritage iniquement acquis, que pouvait seul opérer le roi légitime n’ayant pas, comme l’usurpateur, besoin de conquêtes pour assurer son pouvoir, était, selon le Duc d’Orléans, bien autrement nécessaire qu’une reconnaissance officielle aussi obstinément refusée qu’elle était obstinément réclamée. « Dans le temps de notre prospérité, on accusait Louis XIV de viser à la monarchie universelle. Aujourd’hui, on accuse le Roi de vouloir tourner à son profit les brigandages des gouvernemens révolutionnaires. Les propos de serviteurs inconsidérés ont donné une consistance fâcheuse à cette accusation. J’ai la certitude que les agens de Buonaparte en ont tiré de grands avantages contre le Roi auprès des puissances étrangères. » Il importait donc avant tout de la détruire par une déclaration franche et formelle à toutes les cours, propre à faire cesser leurs défiances et leurs craintes, à rétablir la cordialité avec elles, à ranimer « le désir secret chez les uns, public chez les autres, mais universel parmi les souverains, de voir Buonaparte rentrer dans le néant d’où il n’aurait jamais dû sortir » et où il ne pouvait être précipité que par de grands revers militaires qui ébranleraient le prestige qu’il exerçait sur ses soldats.

Bons ou mauvais, fondés ou non, les avis et les opinions que le Duc d’Orléans faisait parvenir au Roi par l’intermédiaire de d’Avaray dictaient une marche si différente de celle qu’avaient toujours suivie les émigrés qu’on ne peut qu’être surpris que le Roi ne se soit pas offensé de la netteté avec laquelle son jeune cousin la lui conseillait. On doit constater cependant qu’il ne s’en offensa pas et qu’il lui maintint sa tendre amitié et sa confiance. Il est vrai que le Duc d’Orléans s’efforçait de s’en rendre digne par d’incessans témoignages de respectueux dévouement. A côté de ceux que nous avons déjà signalés, il convient d’en citer un autre auquel Louis XVIII ne pouvait rester insensible, car, ainsi qu’il se plaisait à le dire, c’est par de telles démarches qu’on s’ouvrait le plus aisément l’accès de son cœur. Au mois de janvier 1804, il reçut du Duc d’Orléans, alors installé à Twickenham, une longue lettre dans laquelle il ne put lire sans émotion ce qui suit :

« Que Votre Majesté me permette d’ajouter ici l’expression d’un vœu que je forme depuis bien longtemps et dont j’ai même osé lui faire parvenir l’hommage, il y a plusieurs années, pendant que j’étais à Minorque. C’est pour moi, Sire, un besoin impérieux en même temps que c’est un devoir, de porter moi-même aux pieds de Votre Majesté l’hommage de tous les sentimens dont je suis pénétré pour Elle. J’ose me flatter qu’Elle approuvera mon respectueux empressement, si Elle daigne songer que, dans ma position, rien ne saurait remplacer cet honneur, et qu’aucun intermédiaire, aucune lettre même, ne peuvent remplir cet objet si important pour moi. Daignez pardonner, Sire, si vos bontés m’enhardissent à passer les bornes que me prescrit mon respect, mais le bonheur dont elles me comblent ne sera sans mélange que quand j’aurai eu celui de faire ma cour à mon Roi, et que j’aurai l’honneur d’être personnellement connu de Lui. Mais puisque j’ai osé manifester ce sentiment, j’oserai ajouter qu’il ne me paraît pas indifférent, pour le service de Votre Majesté, qu’on sache en France et en Europe, que le premier Prince de votre sang a été honoré par une marque éclatante et directe de sa bienveillance et, si j’en crois mon espérance, de sa confiance personnelle.

« Je ne sais, si je m’abuse, Sire, mais il me semble que les circonstances actuelles seraient assez favorables. J’ai même (que Votre Majesté me permette de ne le confier qu’à Elle), j’ai des raisons de croire que d’ici, on me faciliterait ce voyage. Que Votre Majesté daigne seulement me dire que sa bonté pour moi irait jusqu’à le lui faire trouver agréable, et je me flatte d’être bientôt à portée de recevoir ses ordres. C’est, je le sens, présumer beaucoup, Sire, mais j’ai la confiance que Votre Majesté me le pardonnera, si Elle considère la situation et les circonstances où je me trouve, le temps qui me presse, l’éloignement où je suis, et par-dessus tout, ma respectueuse impatience d’avoir le bonheur de l’approcher, même momentanément. »

Nous n’avons pas retrouvé dans les papiers du Roi la réponse qu’il fit à la demande de son cousin. Mais, des pièces accessoires nous portent à supposer qu’il ne jugea pas qu’à cette date, la visite du Duc d’Orléans fût opportune. A Varsovie où il continuait à résider, Louis XVIII n’était que toléré. Menacé, s’il attirait l’attention sur lui, de se voir fermer cet asile, obligé d’y garder, sous le nom de comte de l’Isle, un incognito rigoureux, il redoutait, en y recevant les princes de sa famille ou des émigrés connus, d’éveiller les susceptibilités du gouvernement prussien qui s’attachait de son côté à ne pas s’attirer les remontrances de Bonaparte. Mais, cinq mois plus tard, les circonstances s’étaient modifiées. Le Roi venait de prendre une grande résolution. Le meurtre du duc d’Enghien et la proclamation de l’Empire qui le suivit de si près avaient trouvé Louis XVIII hanté par le désir de provoquer une réunion des princes de sa famille, qui lui procurerait à la fois le bonheur de les revoir et la faculté d’examiner avec eux quelle conduite il convenait de tenir en présence des événemens qui semblaient ajourner à une époque de plus en plus lointaine la restauration des Bourbons. Le roi de Suède Gustave IV s’était prêté à l’exécution de ces projets en offrant un asile à Louis XVIII dans la Poméranie suédoise et en consentant à ce que la réunion projetée se tînt à Calmar, petite ville de ses États. Monsieur et le prince de Condé en étaient avertis, et le Roi désireux, en quittant Varsovie, de se ménager la possibilité d’y revenir, préparait son départ dont il ne voulait prévenir les cours de Saint-Pétersbourg et de Berlin qu’au moment de l’effectuer et sans s’obliger à attendre leur réponse. C’est en ces circonstances que le Duc d’Orléans renouvela sa demande, mais en y associant son frère cadet, le Duc de Montpensier, qui tenait à se joindre à lui. Cette fois le Roi fit droit à la requête du Duc d’Orléans. Répondant le 25 juin à ses lettres, il lui disait :

« Elles m’ont vivement touché, mais croyez que depuis bien longtemps mon cœur ne vous distingue plus de mes autres enfans. Si vous ne m’aviez pas demandé à venir auprès de moi, si depuis près de six mois je n’attendais avec impatience que les obstacles qui s’opposent à l’accomplissement de ce désir aussi juste que réciproque fussent levés, ce serait moi qui vous préviendrais en vous invitant à venir. Je n’entre pas dans de grands détails à ce sujet parce que je charge mon frère de vous les donner.

« Vous ne pouvez douter de la satisfaction que j’éprouverais à faire connaissance avec votre frère cadet, avec mon filleul, et, si les circonstances n’avaient donné à votre voyage auprès de moi tout un autre but que celui qu’il devait d’abord avoir, je n’hésiterais pas à vous dire de l’amener. Mais j’ai dû, comme mon frère vous l’expliquera, soumettre ce point à un conseil de famille à la décision duquel je m’en rapporte. Mais, soit que j’aie, ou non, le plaisir de le voir, j’en aurai beaucoup à vous présenter le comte d’Avaray dont la santé m’a si longtemps donné de cruelles inquiétudes, mais qui, je l’espère au moins, est tout à fait rendu à mon amitié, à ma confiance. Adieu, etc. »

Cette lettre trouva le Duc d’Orléans disposé à partir. « J’espère approcher bientôt votre auguste personne, mandait-il au Roi, et je me trouverai doublement heureux en cédant à l’impulsion de mon cœur de penser que j’obéis à vos ordres. » Comme la missive royale à laquelle il répondait en ces termes ne porte pas d’ordres, on doit supposer qu’il les avait reçus de la bouche du Comte d’Artois, qu’il savait déjà que c’est à Calmar et non à Varsovie qu’il devait voir Louis XVIII et que leur entrevue aurait un caractère solennel et public, puisque d’autres princes devaient s’y trouver avec lui afin de prendre en commun d’importantes résolutions. Qu’il en ait été ainsi ou qu’il n’ait appris le but de cette réunion qu’après avoir annoncé son prochain départ au Roi, il est certain que ses résolutions tout à coup se modifièrent, soit qu’il eût craint de s’associer à une manifestation qu’il jugeait inutile et dangereuse, soit qu’il eût cédé aux avis du prince de Galles et des ministres anglais, qui se plaisaient, comme hommage à sa raison et à sa réserve, à lui marquer intérêt et amitié. Ce qui est hors de doute, c’est que, pour expliquer au Comte d’Artois et justifier son changement de front, il trouva des motifs ou des prétextes qui furent acceptés avec d’autant plus de bienveillance que Monsieur nous apparaît en cette circonstance comme très désireux de se rendre isolément auprès de son frère pour lui parler avec plus de liberté qu’il ne l’eût pu en présence des autres princes.

Quoi qu’il en soit, dans la seconde quinzaine de septembre, Monsieur s’embarquait à Harwick sur un bâtiment de la marine anglaise qui devait le transporter à Gothenbourg, l’y attendre et le ramener en Angleterre. Le Duc d’Orléans lui avait confié une lettre destinée au Roi où, sans motiver son absence de la réunion de Calmar, il expose les idées qu’il y eût développées s’il s’y fût rendu.

« En considérant l’objet pour lequel Votre Majesté daignait nous appeler auprès d’Elle, il ne paraît pas que les nouvelles formes que Buonaparte vient de donner à son gouvernement, et les nouveaux titres dont il s’est revêtu, puissent, aux yeux de qui que ce soit, porter atteinte aux droits de Votre Majesté, et à nos droits éventuels. Sans doute, et surtout dans le commencement, ces innovations paraîtront élever de nouveaux obstacles à votre rétablissement sur le trône de nos pères ; mais, Sire, nul n’ignore que nous seuls nous pouvons nous priver nous-mêmes, ainsi que nos descendans, des droits que nous tenons de notre naissance ; et la réponse à jamais mémorable de Votre Majesté ainsi que la déclaration solennelle que nous avons tous déposée entre vos mains l’année dernière, ne permettent à personne de douter de notre ferme résolution, de maintenir jusqu’à notre dernier soupir vos droits, Sire, et les nôtres, et de ne jamais transiger à cet égard. Toutes les fois que Votre Majesté pourra croire avantageux à son service que je réitère cette déclaration, Elle me trouvera toujours heureux et empressé de le faire ; et j’affirme qu’aucun acte, émané de moi, ne m’empêchera jamais de pouvoir la répéter à tous les instans de ma vie.

« Mais, Sire, si ne me rappelant que les bontés dont vous m’honorez et la confiance que vous daignez me témoigner en m’appelant auprès de vous dans cette circonstance, j’osais entrer dans quelques détails, et exprimer une opinion sur ce dont Votre Majesté est bien plus capable de juger que personne, je dirais que ce qui me frappe comme le point le plus important, c’est d’empêcher le monde de croire que les derniers événemens aient fixé la couronne dans la famille de Buonaparte, et nous aient privés désormais de toute occasion de faire valoir nos droits. Ce qu’il me paraît donc important d’établir, c’est que non seulement les nouveaux ti 1res de Buonaparte, et la reconnaissance honteuse qu’en ont faite la plupart des souverains, n’ont pu porter aucune atteinte à vos droits et aux nôtres, Sire, mais qu’ils n’ont donné aucun droit quelconque à Buonaparte ; que son prétendu caractère impérial ne peut être qu’une dignité viagère, comme son consulat ; que ni la France, ni l’Europe ne peuvent compter sur sa permanence et sa durabilité ; parce que, comme tous ceux qui l’ont précédé, ce n’est qu’un gouvernement de facto et non pas de jure, et qu’il n’y a de solides que les gouvernemens appuyés sur ces deux bases ; que le gouvernement impérial de Buonaparte ne diffère donc pas, dans son essence, de son gouvernement consulaire, mais seulement par le ressort que ce changement de forme ajoute à sa puissance ; que le gouvernement impérial est encore une des phases de la révolution, et qu’il est au moins aussi dangereux par sa nature (et beaucoup plus par l’augmentation de sa puissance) pour les souverains et gouvernemens légitimes que tous ceux qui l’ont précédé en France, depuis la révolution, sans cependant (et c’est au moins une circonstance heureuse), sans avoir, aux yeux des républicains modernes, d’autres avantages sur les autres gouvernemens monarchiques que ceux de son origine révolutionnaire, de sa nouveauté, et de l’espoir qu’il leur laisse de le renverser plus aisément ; enfin, que ce gouvernement monstrueux ne doit sa naissance et sa durée qu’à l’asservissement de l’Europe sous la puissance française ; et que cet asservissement étant nécessaire à sa conservation, les puissances de l’Europe n’ont à attendre de lui que des insultes et des agressions toujours croissantes.

« Sire, si Votre Majesté parvenait à faire sentir à la France et au monde l’instabilité du gouvernement de Buonaparte, et l’impossibilité qu’il s’arrête jamais à aucunes bornes, Elle aurait fait un pas énorme vers son renversement. Si j’ose le dire comme un résumé de cette longue lettre, le plus grand parti que Votre Majesté puisse tirer de la circonstance actuelle, me paraît donc être de faire sentir que la force des choses rend instable toute institution politique dont la base est révolutionnaire, et que celle de la prétendue dignité impériale l’est autant que l’était la base du Comité de salut public ; que chaque changement survenu en France, depuis l’horrible époque que je n’ose rappeler, a toujours tendu à la concentration du pouvoir dans les mains d’un seul, et s’est toujours rapproché graduellement de la forme de gouvernement sous laquelle la France est demeurée pendant tant de siècles ; que l’établissement de la prétendue Monarchie Impériale est une preuve bien forte de la nécessité de ce rapprochement ; et que, comme toutes les institutions qui l’ont précédée, elle servira quelque jour à prouver l’insuffisance de tout ce qui n’est pas la véritable Monarchie Royale, c’est-à-dire, le souverain légitime. »

Les considérations développées dans cette lettre témoignaient de trop de sagesse et de prévoyance pour que l’esprit judicieux de Louis XVIII n’en fût pas frappé. Depuis dix ans, les incorrigibles opinions de son frère, du prince de Condé, de la plupart de ses conseillers, de d’Avaray lui-même, trahissaient en eux une ignorance totale des grands changemens que la Révolution avait imprimés à l’âme française ; elles semblaient ne s’inspirer que des préjugés de l’émigration. Pour la première fois, le Roi entendait un langage nouveau, attestant une connaissance profonde des aspirations de l’Europe et de la France. Celui qui le lui tenait était un prince de sa famille dont il n’avait apprécié jusque-là que les qualités de cœur, et en qui, maintenant, il découvrait un observateur attentif, avisé, réfléchi. De tels conseils méritaient qu’il y attachât quelque prix et d’autant plus qu’ils s’inspiraient d’un dévouement à sa personne, de la sincérité duquel il ne doutait pas. C’est là ce qui explique comment, dès ce jour, quoique non résolu à les suivre, il s’accoutumait à les provoquer, à les encourager, à les écouter avec bienveillance ; et pourquoi aussi sa confiance dans son cousin, loin d’être altérée par une liberté de langage à laquelle il n’était pas accoutumé, ne fit que s’accroître à l’égal du tendre attachement qu’il lui avait voué.

Cet attachement et cette confiance, on les voit s’augmenter sans cesse. Le Roi ne perd aucune occasion de les exprimer. Lorsqu’en 1807, le Duc d’Orléans perd successivement ses deux frères ; lorsqu’en 1808, sa mère et sa sœur viennent le retrouver en Angleterre ; lorsque, dans la même année, il se jette en Espagne avec l’espoir si vite déçu d’y combattre pour les Bourbons ; lorsque, à son retour, il épouse à Palerme la plus jeune fille du souverain des Deux-Siciles et lorsque, enfin, il devient père, la sollicitude royale, aussi attentive à ses tristesses qu’à ses joies, s’exerce envers lui sous des formes hautement révélatrices des sentimens affectueux dont il est l’objet de la part de Louis XVIII.

Du reste, à cette date de 1808, le Roi définitivement fixé en Angleterre est son obligé, car s’il a trouvé enfin un asile fixe et des secours réguliers qui lui seront conservés jusqu’à la Restauration, c’est en grande partie au Duc d’Orléans qu’il le doit, au Duc d’Orléans que, dès 1806, il a choisi pour négocier en son nom avec le gouvernement britannique et qui s’est acquitté de cette mission avec autant d’activité que de savoir faire. Et c’est ainsi que les rapports affectueux et confians renoués entre les deux branches de la maison de France se prolongeront pendant toute la durée de son exil, et tels qu’on peut croire alors qu’ils ne s’altéreront plus jamais.


ERNEST DAUDET.

  1. D’après des documens inédits.
  2. Voyez mon Histoire de l’Émigration, t. I, p. 365 et suiv.
  3. Nous devons observer ici que pour reconstituer cette entrevue, nous n’avons que la version royaliste et que, pour en affirmer l’entière sincérité, il faudrait pouvoir la comparer à la version orléaniste que nous ne possédons pas. On remarquera toutefois que les propos attribués par la première au Duc d’Orléans ne sont pas démentis par les lettres du prince, que nous citons plus loin.
  4. Le combat de Mont-Cassel, il avril 1677, où le Duc d’Orléans frère de Louis XIV se couvrit de gloire, et la prise de Lérida, 12 octobre 1707, où son fils, le futur Régent, se distingua.