Une Réception à l’Académie française

Une Réception à l’Académie française
Revue des Deux Mondes3e période, tome 27 (p. 695-706).
UNE RÉCEPTION
A
L’ACADÉMIE FRANÇAISE

La réception de M. Sardou ne pouvait manquer d’attirer dans la rotonde du palais Mazarin tout le Paris des premières représentations de l’Académie. La séance promettait d’être intéressante ; elle l’aurait été davantage encore, si l’éminent homme d’état dont la verte vieillesse rend à son pays de précieux services n’avait dû se décharger sur un de ses confrères du soin de souhaiter la bienvenue au nouvel immortel. M, Charles Blanc s’est acquitté de sa tâche avec autant de bonne grâce que de dextérité et à la satisfaction générale ; mais il sentait lui-même que la fête n’était pas complète, qu’elle avait perdu l’un de ses principaux attraits. — « L’honneur de vous recevoir ne m’était pas échu, a-t-il dit au récipiendaire ; il ne fallait pas moins que les occupations d’un premier ministre pour vous enlever le privilège d’être complimenté au seuil de l’Académie française par un orateur dont la parole eût donné tant d’importance à cette cérémonie et tant d’éclat. Tout ce que vous y perciez, je n’ai pas besoin de vous le dire, et je le sens mieux que personne. » Non-seulement la parole éloquente de M. le président du conseil aurait donné à la cérémonie de l’importance et de l’éclat ; mais qui n’eût été curieux de savoir ce qu’un juge si grave pensait des Pattes de mouche et des Femmes fortes, quelle place il accordait dans son estime littéraire à l’ingénieux auteur de tant de comédies vives et spirituelles, amusantes ou passionnées ? M. Dufaure est la conscience même ; il n’y a pas pour lui de petits devoirs, et ce n’est pas seulement dans les affaires d’état qu’il pousse l’exactitude jusqu’au scrupule. Nous doutons fort qu’il ait jamais vu représenter les Pattes de mouche ; il n’eût pas laissé d’en parler en connaissance de cause, — « Je suis en règle avec M. Sardou, disait-il un jour, je viens de lire toutes ses pièces, mon dossier est prêt. » Si ses occupations multiples ne l’avaient pas contraint à se faire suppléer, on aurait vu une fois de plus combien il y a d’adresse et d’art caché dans cette parole si franche, dans ce talent si robuste ; n’a-t-il pas prouvé tout récemment à la chambre, en parlant de Voltaire, qu’il s’entend à mettre dans l’embarras ceux qui se flattaient de l’embarrasser ? Les plus habiles sont ceux qui ne se piquent pas de l’être.

M. Sardou a observé dans son discours toutes les convenances prescrites par le code du parfait académicien ; c’est une justice que peut lui rendre la statue de Sully, à laquelle il a paru s’adresser particulièrement. Cependant il ne s’est pas cru dans l’obligation de faire un discours académique, et l’assistance lui en a su beaucoup de gré. Son compliment à ses nouveaux confrères a été suffisant, quoique un peu court. — « Messieurs, leur a-t-il dit, une année s’est écoulée depuis le jour où vous avez daigné m’appeler à l’honneur de partager vos travaux, et s’il ne m’a pas été possible à mon grand chagrin de vous exprimer plus tôt ma reconnaissance, permettez-moi de penser que ce retard n’aura pas été sans profit pour la tâche que j’avais à remplir. » Nous ne sommes plus au temps où les récipiendaires se déclaraient indignes de l’honneur que leur avait fait l’Académie, en les invitant à venir s’asseoir dans un de ces quarante fauteuils qui ne sont pas des fauteuils ; leur modestie s’écriait, comme le doge de Gênes : « Ce qui m’étonne le plus ici, c’est de m’y voir. » Impériale Lescaro, doge de Gênes, s’étonnait à juste titre de se voir à Versailles ; il y était venu à son corps défendant, la corde au cou. Les nouveaux académiciens entrent à l’Académie de leur plein gré ; ils se sont crus dignes d’y entrer, et la seule chose qui pût les étonner, ce serait de ne pas s’y voir.

Au surplus n’ont-ils pas suffisamment acquitté leur dette envers la docte compagnie par toutes les peines qu’ils ont prises pour assurer le succès de leur candidature, par le mouvement qu’ils se sont donné, par les perplexités et les tracas qu’ils ont soufferts, par les démarches qu’ils ont imposées à leurs amis et à la femme de chacun de leurs amis ? Quand une fois le rêve du fauteuil académique s’est emparé d’une âme, c’en est fait, tout autre désir languit. Adieu le bonheur, la gaîté ; plus d’appétit, plus de sommeil, plus de chant. De toutes les passions humaines, c’est la plus inquiète, la plus agitée, la plus dévorante. Quoiqu’un grand poète ait dit que « l’escalier d’autrui est dur à monter, » on ne compte plus les marches, on se résigne à toutes les lassitudes, à l’essoufflement perpétuel ; on passe ses jours à faire des visites, on emploie ses nuits à faire des pointages. Oh ! qu’heureux sont les peuples étrangers, les Anglais, les Allemands, les Italiens ! S’ils connaissent la fureur du jeu, les fièvres de l’ambition, le trouble et les tourmens de l’amour, ils ignorent le supplice et les écœuremens auxquels se condamne un pauvre homme qui s’est mis en tête de devenir un des quarante. Et qui peut répondre de soi et de sa vertu ? Qui peut dire : Je suis à l’abri de cette fureur ? Tel homme d’esprit persifle aujourd’hui l’Académie, lui décoche force épigrammes, demain peut-être il se mettra en campagne pour solliciter ses suffrages. C’est vraiment la maladie française, et il faut croire que personne n’y échappe, puisque Piron lui-même en fut atteint. Il est vrai qu’elle ne put lui enlever sa gaîté. — « Mon discours est tout fait, disait-il au secrétaire qui devait le recevoir, et le vôtre aussi. Je me lèverai, j’ôterai mon chapeau, je dirai : Messieurs, je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait de m’admettre. Vous vous lèverez, vous ôterez votre chapeau, vous répondrez : Eh bien là, monsieur, en conscience, cela n’en vaut pas la peine. »

Pourquoi les récipiendaires feraient-ils étalage de leur reconnaissance ? Sont-ils même tenus d’en avoir ? Jadis l’abbé Cureau de la Chambre définissait l’Académie française « un corps glorieux et triomphant, revêtu de la pourpre des cardinaux et des chanceliers, protégé par le plus grand roi de la terre, rempli des princes de l’église et du sénat, de ministres, de ducs et pairs, de conseillers d’état, qui, se dépouillant tous de leur grandeur, se trouvaient heureusement confondus pêle-mêle dans la foule d’une infinité d’excellens auteurs, historiens, poètes, philosophes, orateurs, sans distinction et sans préséance. » Parlons sans emphase et laissons au bon abbé ses hosannas et sa trompette. Dans tous les temps, il y a eu parmi les quarante des hommes considérables par leur nom, par leur naissance, par leur situation, par leur génie ou par leur talent. Si ces hommes n’étaient pas de l’Académie, l’Académie ne serait rien du tout ; en revanche, certains hommes seraient bien peu de chose, s’ils n’étaient pas académiciens. Mais les uns comme les autres, ceux qui donnent du lustre à l’auguste compagnie comme ceux qu’elle met en lumière, peuvent se dispenser de la remercier longuement de la faveur qu’elle leur a faite. En est-il un seul assez naïf pour se figurer qu’on l’a élu pour lui être agréable, à la seule fin de lui faire plaisir ? L’Académie n’est pas une société de bienfaisance, l’Académie est une école de haute politique, et ses choix sont toujours le résultat de profondes combinaisons, dont le secret échappe à l’intelligence du vulgaire. — « J’aurai mon jour, nous disait un candidat malheureux, plusieurs fois éconduit ; tôt ou tard on aura besoin de moi pour faire pièce à quelqu’un. » M. Sardou n’a pas eu besoin de frapper deux fois à la porte, son premier appel a été entendu ; il a mené sa campagne avec autant d’adresse qu’il en met à débrouiller au moment décisif l’intrigue compliquée de ses plus savantes comédies. Et pourtant ce n’est ni à son habileté, ni à ses titres incontestables, ni à son grand talent que cet homme heureux a dû son succès ; lui aussi a été élu pour faire pièce à quelqu’un. Encore a-t-il fallu que le sort, que les circonstances, que les affaires de l’état travaillassent pour lui, qu’il se formât au ciel une conjonction d’étoiles propice à son désir. On peut affirmer que M. Sardou ne serait pas académicien, s’il ne s’était rien passé le 16 mai 1877. C’est le 16 mai qui l’a mis en possession de son fauteuil, en ôtant quelques voix à son redoutable concurrent ; c’est aux hommes qui ont fait ou approuvé le 16 mai qu’il est redevable de son élection, quoiqu’ils aient voté contre lui. Voilà une situation à la fois embarrassante et commode. N’était-il pas permis à M. Sardou de garder toute l’indépendance de son cœur ? À qui aurait-il adressé l’expression de sa gratitude ? Assurément ses bienfaiteurs involontaires l’en tenaient quitte.

Si le 16 mai a été dans la carrière de M. Sardou un heureux accident, c’est une bonne fortune pour la mémoire de Joseph Autran, que l’auteur de Maison neuve et de Patrie ! devenu l’héritier de son fauteuil, ait été chargé de nous raconter sa vie et de nous recommander ses vers. Il a parlé de son prédécesseur avec beaucoup de verve, avec un parfait naturel, avec une grâce charmante, avec une sympathie émue ; il a donné à ses éloges un tour vif et leste, il les a assaisonnés d’anecdotes agréablement contées, et son discours a mérité de tout point le chaud accueil que lui a fait le public. Il n’a eu garde de surfaire Joseph Autran ; il n’a point affirmé que l’auteur des Poèmes de la mer possédât cette suprême liberté de l’esprit ni cette fantaisie souveraine qui sont le partage des tout grands poètes, La muse ne dit tous ses secrets qu’aux naïfs et aux fous ; Autran n’était ni fou ni naïf. Les beautés imprévues, les hasards miraculeux de la pensée et de la langue, les mots tombés du ciel, ce n’est pas dans ses œuvres qu’il faut les chercher. Les grands poètes, semble-t-il, n’inventent rien, ils trouvent ; ils ne font pas leurs vers, leur génie les ramasse. Autran faisait les siens, et on s’en aperçoit ; c’était un habile ouvrier, mais cet ouvrier avait de l’âme ; aussi occupe-t-il au second rang de nos lyriques l’une des premières places, et cette place ne lui sera point ôtée. — « Ami de la solitude et de la retraite, a dit M. Sardou, rebelle un peu trop peut-être à nos idées modernes, dont il ne voit que la turbulence et le fracas, sévère jusqu’à la rigueur envers Paris, où le poursuivent la nostalgie de ses chères campagnes et le désir pressant d’y retrouver l’heureux loisir de son travail, fuyant toute charge publique et toute popularité, étranger à nos débats littéraires comme à nos luttes politiques, non par un détachement égoïste des intérêts du pays, mais par l’heureuse absence de toute ambition, M. Autran est un peu en dehors des choses contemporaines, et dans ses écrits comme dans sa vie il s’est fait une place à part, isolement qu’il convient de respecter. » — « Son bonheur, a ajouté avec non moins de justesse M. Charles Blanc, était de respirer l’air pur des champs, l’air salin de la mer, et de dire en vers faciles tout ce qui avait ému son âme délicate, tranquille et tendre, son âme qui trouvait, comme dit Montaigne, de la friandise au giron même de la mélancolie. »

Ce solitaire n’était ni un boudeur, ni un mécontent, ni un égotiste, ni un misanthrope. S’il éprouvait au printemps le désir de quitter « Paris en plein avril toussant comme un vieillard » et de s’envoler vers sa chère Provence, il n’entendait pas se claquemurer dans sa retraite. Il tenait sa porte et sa fenêtre ouvertes.

Tout homme sachant voir peut dans son horizon
Faire un voyage immense autour de sa maison.


Il était du nombre de ces ermites qui aiment le monde à la condition qu’on ne les oblige pas d’y vivre, et qui n’ont besoin que d’être seuls pour voir l’homme en beau. Sa malice n’était jamais méchante. Il n’était pas dupe des charlatans, mais il ne leur disait point d’injures ; il goûtait peu les faux grands hommes, mais il se contentait de les effleurer de sa férule, qu’il n’a jamais cassée sur le dos de personne. En revanche il aimait les petits, les humbles, les ignorés, les obscurs passans de la vie, qui marchent sans bruit et traversent le monde sans faire ombre à personne. Il a chanté le soldat, le laboureur, le marin, et il souhaitait qu’on inscrivît sur sa tombe ce simple mot : Exaltavit humiles !

M. Charles Blanc s’est plaint dans sa réponse que l’affectation est la maladie de notre temps, qu’elle a pénétré partout, dans les mœurs, dans le langage, dans les idées, que celui-ci affecte la dévotion, que tel autre affecte des opinions aristocratiques pour qu’on le croie de bonne maison, que tel autre encore, pour se donner un air profond, affecte la peur de l’avenir. — Aujourd’hui, disait un homme d’esprit, les uns se vantent de leur peur, les autres s’en servent. — Autran n’a jamais rien affecté. À la générosité du sentiment il joignait la franchise de l’inspiration, aussi souvent du moins que, fidèle à son vrai genre, il ne s’avisait pas de toucher à la lyre de Sapho ou de souffler dans les pipeaux de Théocrite. Il a tour à tour invoqué deux muses, dont l’une était une étrangère, habillée à la grecque, un peu guindée, un peu tendue, qui manquait d’ingénuité et de bonhomie. Cette fausse Athénienne voyait la Grèce avec des yeux latins, et son vêtement d’emprunt la gênait ; elle trébuchait dans son cothurne. Autran lui a dû ses moins bons vers, ceux-ci par exemple qu’il n’a pas craint de mettre dans la bouche de Sophocle :

J’ai gravi les sommets du bel Acropolis,
Où brillent les autels nouvellement polis.


Qu’en eût pensé André Chénier ? Il n’est pas donné à tout le monde d’aller à Corinthe, il est donné à peu de modernes de devenir bourgeois d’Athènes. Quand il traitait des sujets grecs, Autran mettait trop de gomme dans sa couleur, et rien n’est moins grec que la gomme. Sa vraie muse, à laquelle il n’aurait jamais dû fausser compagnie, était une Provençale qui parlait français ; elle était née sous un buisson près d’un chemin creux ; elle aimait les moutons et elle daignait les garder. Il semble qu’il nous ait fait son portrait dans une pièce qu’il a intitulée Figure à peindre et dont l’héroïne est une pastourelle vêtue

D’un jupon de futaine à plis simples et lourds,
Qui n’exagère pas les contours de la hanche…
Ses petits pieds charmans ont des souliers de bois…
Viens donc, cher compagnon, peindre la belle enfant,
Choisis pour atelier la colline en plein vent.
Les bouvreuils chanteront, t’accordant leur suffrage,
Et le portrait fini, pour te payer l’ouvrage,
Elle t’apportera, riante, un pot de lait
Qui mêle à son écume un goût de serpolet[1].


Autran était un de ces peintres de genre qui ont tort de s’essayer dans la peinture d’histoire. La poésie familière, intime, était son fait ; la plupart de ses Épîtres rustiques sont des œuvres exquises et sans tache, où l’on rencontre çà et là des traits de vérité exacte et pittoresque, dignes d’Horace et de Régnier. Il a raconté qu’en 1832, se promenant dans les environs de Marseille avec M. de Lamartine, qui se disposait à s’embarquer pour l’Orient, il vit l’illustre voyageur s’arrêter tout à coup en pleine campagne pour s’écrier : « Admirable paysage ! quelle majesté ont ces antiques sycomores ! » M. Autran, fort étonné, chercha des yeux ces sycomores et n’aperçut que de petits mûriers rabougris. Ces mûriers qui n’étaient pas sycomores, il les a trouvés dignes d’être chantés, et ils l’ont bien inspiré. S’il préférait parmi les hommes les humbles et les petits, il préférait aussi dans la nature les petits endroits, les coins écartés et solitaires, les paysages agrestes et un peu mélancoliques avec lesquels il faut vivre longtemps pour en sentir le charme et la discrète beauté. Il nous a donné le secret de son vrai talent dans une de ses Épîtres, adressée à un artiste avignonnais, qui s’en allait chercher en Égypte des sujets dignes de son pinceau, le Caire et Memphis, Karnac et les pyramides, des fellahs et des chameaux, des hiéroglyphes et des crocodiles, des sphinx, des obélisques, des piliers de marbre rose, l’ombre des Pharaons,

Et ces vastes monceaux de pierre impérissable
Qu’érigeait à ses dieux, dont il changeait les noms,
Un peuple adorateur des chats et des oignons.


Le poète arrache à ses ravissemens ce chercheur d’aventures, cet homme épris de l’ocre et du cinabre, cet amateur de beautés rares et exotiques et de grandes machines. Il lui représente qu’il se mêle un peu de fatigue aux enchantemens des lointains voyages, qu’on mange mal en Égypte, que la patte d’un héron ou l’aile d’un ibis sont un méchant régal, qu’au surplus il n’est pas besoin de s’en aller jusqu’aux bords du Nil pour découvrir des motifs d’esquisses et de tableaux, que les rois du paysage, les peintres hollandais, ont cherché tous leurs sujets en Hollande, qu’il suffit pour en trouver d’ouvrir ses yeux et sa fenêtre.

Wynants, qui le savait et peignait de la prose,
Fidèle à son village, eût donné mille fois
Un pylône sacré pour un moulin bourgeois…
Et Nicolas Berghem estimait sagement
Qu’une vache en un pré vaut bien un monument.


— Quand tu seras satisfait et las de ta longue odyssée, lui écrit-il, quand tes yeux saturés auront vu du Caire jusqu’au Darfour assez de géans, de pylônes et de cryptes, reviens auprès de nous peindre quelque étroit chemin bordé de câpriers, une fontaine, a qu’assiègent à midi les cruches du village, » un ruisseau dont les grands bœufs traversent deux à deux le tranquille miroir, une mare ridée par le vent.

Où, parmi les reflets des mûriers et des vignes,
Naviguent deux canards, que j’appelle mes cygnes.

Nous rendons justice à la Fille d’Eschyle, nous admirons comme il convient les Chants de la mer et les hymnes enthousiastes dans lesquels Autran a célébré la Méditerranée, ses grâces et ses colères ; mais nous goûtons bien davantage les airs de chalumeau et les causeries familières de ce Provençal, ses mûriers, ses câpriers, ses bœufs et ses moutons, sa crème parfumée de serpolet ; à ses cygnes nous préférons résolument ses canards.

Il y a dans la vie d’Autran un fait rare qui mérite d’être relevé. Il remporta un jour un grand succès de théâtre, il connut et savoura cette ivresse ; mais il n’a pas tenté deux fois la fortune. En vain les sirènes l’appelaient-elles ; du fond de sa Provence, il leur criait : Je sais que vous habitez parmi des récifs et que vos caprices sont redoutables ; hier vous m’avez fait fête, demain vous me mangeriez.

Ce fut un grand succès dont tout Paris parla ;
Mais, en homme prudent, je m’en suis tenu là.


Faut-il voir dans cette admirable prudence un effort surhumain de raison et de vertu ? — Non, a répondu M. Sardou ; si Autran avait eu la vocation dramatique, s’il avait été possédé du démon, il n’aurait pas eu la force d’être si prudent. — Quel démon que le démon du théâtre ! Quand il s’est emparé d’un homme, il ne lâche plus sa proie, et il n’y a pas de vertu qui tienne, il faut subir sa destinée. M. Sardou a eu raison d’avancer que le joueur n’est pas plus hanté par les visions du jeu, ni l’avare par celles du lucre, que l’auteur dramatique par la constante obsession de son idée fixe, qu’il y rattache tout, y ramène tout, qu’un paysage qu’il admire le fait penser aussitôt à un beau décor, que telle conversation qu’il entend lui fournit le motif d’un joli dialogue, que cette jeune fille charmante qui passe lui apparaît comme une adorable ingénue, que dans tel malheur, dans tel crime qu’on lui raconte, il découvre à l’instant une situation, une scène, un drame. En nous expliquant ce que n’était pas Autran, le nouvel académicien nous a donné une excellente définition de M. Sardou. Il est de la race des possédés et des hantés ; personne ne peut parler plus savamment que lui des tourmens savoureux, des souffrances délicieuses que le démon inflige à ses victimes.

Quelqu’un qui le connaît bien nous disait : — « Dans une petite villa près de Paris, que j’habite pendant l’été, il y a un mur sur lequel passent quelquefois des chats ; depuis que mon chien en a vu passer un, il est toujours en contemplation devant le mur, et moi, quand je regarde mon chien, je ne peux m’empêcher de penser à Sardou. » Oui, M. Sardou est toujours à l’affût, aux aguets ; il est toujours en quête de personnages et de sujets, et ce grand chasseur revient rarement bredouille. Son ardente curiosité ne s’endort jamais ; elle n’a point de distractions, pas plus dans les bois de Marly que sur le boulevard ou ailleurs. Vous vous promenez avec lui, vous êtes tout entier au charme de sa conversation ; mais, pendant qu’il vous parle, il a l’œil sur le chemin, il y voit passer quelque chose que vous ne voyez pas, et il se dit à lui-même : Eh ! Dieu merci, voilà mon dénoûment ! Que ses confrères de l’Académie y prennent garde ! Gibier à plume ou à poil, tout lui est bon. Tel jeudi peut-être sortira-t-il du palais Mazarin en se frottant les mains, et on l’entendra s’écrier : — Je regardais le mur, il a passé un chat ; je le tiens.

Une autre qualité qui manquait à Autran et qui est nécessaire à l’auteur dramatique, c’est la combativité. Il était né pour la littérature assise, et le théâtre, c’est la littérature debout, la littérature de combat. — « Cette nature tendre et rêveuse, ennemie du bruit et de l’action, se fût-elle bien accommodée de la vie théâtrale, passionnée, fiévreuse, où la lutte est constante, lutte contre l’œuvre pour la dompter, contre l’interprétation pour l’obtenir, contre le public pour le convaincre et le vaincre ? » M. Sardou n’est point tendre, il n’est point rêveur, et personne ne l’accusera d’être ennemi du bruit. Il lui a fallu du temps et de grands efforts pour convaincre et pour vaincre le public. Il a commencé par des échecs, qui n’ont jamais ébranlé son courage ; il a fini par se faire de la victoire une douce et chère habitude. Dans une lettre publiée en 1866, il nous a expliqué ce qu’il était en 1856, « un être inconnu, de chétive apparence, très pauvre, n’ayant pour tout bagage littéraire qu’une pièce outrageusement sifflée, meurtri de cette chute et non découragé, voulant à tout prix sa revanche et comptant pour l’obtenir sur son travail et son instinct de la scène, servis par des jarrets d’acier dans un corps frêle et par une volonté de fer. » Il s’est servi de cette volonté de fer non-seulement pour lutter contre le public, contre les comédiens, contre les directeurs, mais pour se battre contre lui-même, pour résister à ses goûts, à ses fantaisies, aux entraînemens de son inspiration et aux écarts de sa plume. Nul autre genre littéraire n’exige autant que l’art dramatique la pénible vertu du sacrifice, qui est le secret des œuvres fortes et accomplies. Nous tenons de M. Sardou lui-même que, quand des débutans, des écoliers lui soumettent leurs premiers essais, il ne se lasse pas de leur dire : — Voilà une scène, voilà un acte à couper ! et qu’ils lui répondent : — Y pensez-vous ? cette scène est précisément ce que j’ai fait de mieux. — Coupe, jeune homme, puisqu’on te le dit ; il est des amputations bienfaisantes, et il faut que la chirurgie vienne en aide à la médecine. Un dramaturge de grand renom et de grande expérience n’a-t-il pas déclaré que ce qu’il y a de mieux dans une pièce, c’est ce qui n’y est plus ?

La Fille d’Eschyle a dû son triomphe inespéré moins au talent de l’auteur qu’aux circonstances ; elle est venue dans un moment favorable, mais cet à-propos n’était point prémédité. Autran pouvait-il prévoir la révolution de 48 ? M. Sardou prémédite toujours ses à-propos ; il a plus que personne le génie de l’opportunité, comme l’a remarqué ici même M. Montégut dans l’intéressante étude qu’il lui a consacrée[2]. Ce n’est pas là sa seule habileté, il les a toutes. Non-seulement l’auteur dramatique doit avoir le diable au corps et l’humeur batailleuse, il est encore tenu d’être ingénieux, adroit et subtil. Dans les autres genres de composition littéraire, la maladresse ne nuit pas toujours au succès, et il y a des gaucheries qui plaisent ; le théâtre est un métier de malins, il n’est pas permis d’y être gauche. M. Sardou ne l’a jamais été ; à la fécondité d’un cerveau plein de ressources, fertile en expédiens, il joint la main souple et leste d’un prestidigitateur ; il accomplit en se jouant des tours de gobelets. On a beau se dire : Ayons l’œil sur lui, surveillons ses mains ; c’est au quatrième acte qu’il cherchera à nous attraper, n’allons pas nous laisser prendre, — on finit toujours par être pris. Combien de fois déjà ne nous a-t-il pas escamotés ! Nous ne lui en gardons pas rancune, bien au contraire ; il ne faut pas être l’ennemi de ses plaisirs. M. Charles Blanc a été plus sévère que nous. Il a reproché à M. Sardou, non sans finesse, qu’il y avait de l’excès dans son habileté, qu’il abusait des petits moyens pour arriver à de grands effets, que la lettre, l’éternelle lettre, jouait un rôle trop considérable, trop décisif dans plusieurs de ses intrigues. Il lui a reproché aussi d’attacher trop d’importance aux minuties de la mise en scène, au mobilier de ses pièces, et de se servir trop souvent de ses meubles « pour amener un tête-à-tête, pour masquer une déclaration, pour favoriser le glissement d’un billet, pour faciliter un évanouissement ou cacher le cadavre d’un amoureux ivre mort. » Il lui a reproché enfin d’abuser des accessoires, et il a cité ce mot du peintre Gros, disant à l’un de ses élèves : « Mon ami, prends garde à ne pas mettre trop de détails, parce que, si tu en mets trop, il n’y en aura plus assez. » Voltaire avait dit dans un style plus énergique : « Les détails sont la vermine qui ronge les grands ouvrages. »

À ces critiques M. Charles Blanc en a ajouté une autre, qui nous paraît beaucoup moins fondée. — « La France, qui se pique d’avoir en cela plus d’atticisme que la Grèce contemporaine d’Aristophane, ne tolère pas facilement au théâtre des allusions qui seraient trop transparentes. Elle admet qu’on fasse de Tartufe un substantif, et d’Harpagon et d’Agnès ; elle n’admet pas qu’un nom propre soit caché sous un nom de fantaisie. À ce propos, monsieur, je serais tenté de vous faire une grosse querelle ou du moins de vous adresser quelques remontrances un peu vives ; mais, toute réflexion faite, j’aime mieux me taire. » C’est à Rabagas sans doute qu’en avait M. Charles Blanc. Dût-il nous soupçonner d’affecter des opinions aristocratiques pour faire croire que nous sommes de bonne maison, nous ne craindrons pas d’avouer que le Rabagas de M. Sardou nous paraît l’une de ses œuvres les mieux venues, l’une de ses comédies où il a dépensé le plus de verve, le plus d’inventions heureuses, le plus de vérité et de finesse d’observation, l’une de celles que le démon a marquées de sa griffe, et que les Camerlin, les Chaffiou, les Vuillard, les Pétrowiski, les faux Camille Desmoulins, sont des figures qui font grand honneur à son crayon. L’impartialité est une vertu, ce n’est pas une muse, et sans contredit Rabagas, comme toutes les comédies politiques, est une œuvre de parti, dont on pourrait faire la contre-partie. Mais quant à découvrir dans cette pièce un mystère d’iniquité et « un nom propre caché sous un nom de fantaisie, » nous n’y avons point réussi, et nous ne savons pas quelle ressemblance il peut y avoir entre Rabagas et l’éloquent orateur que M. Sardou s’est toujours défendu d’avoir voulu mettre en scène. Nous sommes persuadé que M. Gambetta n’a jamais songé à se reconnaître dans ce personnage tragi-comique, pas plus que dans le Caliban de M. Renan, qui pour sûr n’avait pas pensé à lui. O zèle intempérant et indiscret de l’amitié ! Nos amis sont parfois plus susceptibles, plus vifs que nous-mêmes sur nos affaires particulières ; ils se forgent à notre usage des griefs chimériques, et nous avons souvent beaucoup de peine à les consoler de tel insuccès que nous n’avons pas essuyé, de telle offense que nous n’avons pas sentie, de tel affront que personne ne nous a fait. La seule chose que, nous trouvions à redire dans cette spirituelle comédie, c’est que, s’il y avait un peu moins de portes dans le salon d’hiver du prince de Monaco et si la petite porte du couloir de sortie n’était pas restée entre-bâillée, Rabagas serait aujourd’hui le dictateur de cette charmante principauté. Après tout, le malheur serait-il si grand ? Avoir pour maîtres Camerlin le défroqué, rédacteur de la Carmagnole et propriétaire du Crapaud-Volant, Vuillard le grincheux, ex-pion aigri par la lutte, Chaffiou l’imbécile ou les grandes bottes à l’écuyère du général Petrowlski, ce serait un cas désespéré ; mais il ne faut pas être trop difficile en matière de gouvernement, et Rabagas est un homme d’esprit, qu’on accuse bien à tort de changer d’opinion, puisqu’il n’en a pas.

Nous n’avons pas plus de goût que M. Charles Blanc pour les personnalités ; mais, quand il s’étonne que la comédie antique en ait poussé l’usage jusqu’à l’abus, nous nous étonnons de son étonnement, et nous ne pensons pas que cet abus tirât si fort à conséquence. Les temps sont bien changés. Les Athéniens ne faisaient pas la différence de la vie publique et de la vie privée, ils ne distinguaient pas l’homme du citoyen, ils n’avaient pas de loi Guilloutet. À Athènes, les murs étaient transparens, et l’examen préalable excluait de toute charge, de toute magistrature tous ceux qui avaient une naissance suspecte ou de fâcheux antécédens. À Athènes, il y avait défense de parler soit devant le sénat, soit devant le peuple, pour quiconque avait manqué à ses devoirs domestiques, et le premier venu pouvait obliger un orateur à redescendre de la tribune en se faisant fort de démontrer qu’il était un fils impie, ou un débauché sans vergogne, ou qu’il avait dissipé dans le libertinage le patrimoine de ses pères[3]. Pourquoi les Cratinus, les Eupolis, les Aristophane, se seraient-ils abstenus de toute ingérence dans la vie privée, quand les lois et les mœurs autorisaient leur indiscrétion ? N’oublions pas d’ailleurs que les Athéniens n’avaient pas de théâtre permanent, que la comédie était pour eux un plaisir intermittent, qui revenait à de longs intervalles. C’était leur carnaval, et le carnaval est un besoin pour les peuples du midi, une revanche sur le respect. Chaque année ils éprouvent l’impérieux désir de consacrer quelques jours à se moquer de tout et d’eux-mêmes, à faire retentir les grelots de la folie, à jeter des dragées à la tête des hommes et des dieux, qui n’ont garde de s’en formaliser. Le lendemain tout rentre dans l’ordre, Jupiter remonte sur son trône. Hercule reprend sa massue, et Cléon redevient tout-puissant. Malheur à qui l’attaque ! malheur à qui profane les mystères d’Eleusis ou se permet de mutiler les Hermès ! Le fond de la comédie antique est une joyeuseté de mardi gras. Aristophane y a mêlé sa verve incomparable et son étincelante fantaisie. De ce mariage sont nés des chefs-d’œuvre que M. Charles Blanc n’aime pas assez. Lui qui parle si bien du Parthénon, pourquoi goûte-t-il si peu les Chevaliers ? Ce sont pourtant des fruits mûris par le même soleil et par les mêmes rosées.

La Grèce n’est plus, et nous ne regrettons pas la licence de son théâtre, si vive que soit notre admiration pour le génie du grand poète, qui fut le plus beau rieur et le premier lyrique de l’antiquité. Mais M. Charles Blanc n’est-il pas allé bien loin en avançant qu’il n’y a plus rien de commun entre la muse grecque et nous, que le XVIIIe siècle et la révolution ont à jamais modifié le génie de la France, et que la comédie moderne procède de Diderot et du Père de famille ? Quelque changés que soient les temps, les principes littéraires ne changent pas ; la comédie sera toujours la peinture piquante et quelquefois meurtrière des folies humaines, une guerre impitoyable faite à la sottise. L’Évangile nous enseigne que tout est perdu quand le sel a perdu sa saveur ; tout est perdu aussi quand la comédie n’est plus comique. N’ôtons pas au sel sa saveur, n’enlevons pas non plus son aiguillon à l’abeille. Les piqûres d’abeilles font partie de l’hygiène de l’humanité, si sujette à s’engourdir dans la torpeur ou à se confire dans une béate admiration d’elle-même. M. Charles Blanc prétend que « les plus belles scènes de M. Sardou, celles qu’il a le mieux préparées et qui ont le plus d’éclat, sont des scènes dramatiques après lesquelles on est peu disposé à rire. » Nous sentons tout le prix de quelques-unes des scènes dramatiques que M. Charles Blanc a raison de vanter ; mais à nos yeux le premier mérite de M. Sardou est d’être un grand amuseur, et c’est un mérite bien rare. L’un des auteurs dramatiques les plus goûtés de ce temps nous disait : « Le théâtre que j’aime, c’est de la gaîté avec quelque chose dessous. » Voilà une définition qui convient à Shakspeare comme à Molière, à Aristophane comme à Beaumarchais. C’est peu de chose que la gaîté quand il n’y a rien dessous ; mais nous apprécions peu ce qu’il y a dessous lorsque la gaîté vient à manquer. Que chacun fasse son métier. Les guerres, les révolutions, là question d’Orient, les régicides, sont des sujets de réflexions peu réjouissantes, et, comme l’histoire, la vie a ses tristesses. Les philosophes nous aident à nous en consoler ; béni soit le poète comique quand il réussit à nous les faire oublier, quand il nous apprend à jouer avec la vie !

G. Valbert.
  1. Œuvres complètes de J. Autran, tome II, pages 314-317 ; Paris, Calmann Lévy.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er  mars 1877, Esquisses dramatiques, Victorien Sardou.
  3. Voyez, dans l’excellent livre de M. George Perrot sur le Droit public et privé de la république athénienne, le chapitre sur la Dokimasie, p. 79 et suiv.