Une Prison d'état sous Louis XIV

Une Prison d'état sous Louis XIV
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 197-222).
UNE PRISON D’ÉTAT
SOUS LOUIS XIV

Les Archives de la Bastille, documens inédits, recueillis et publiés par M. François Ravaisson, Paris 1866-1873, 6 vol. in-8o.

Les monographies dont la Bastille a été l’objet, et les détails qui s’y rapportent incidemment dans les ouvrages généraux de MM. Sismondi, Michelet et Henri Martin, ne donnent pas la vérité tout entière, par la raison bien simple que les documens qui pouvaient seuls la mettre en pleine lumière avaient été jusqu’ici dérobés pour la plupart à la curiosité publique. L’ancienne monarchie cherchait avant tout le silence et le mystère ; elle mettait sa force dans le secret d’état, et quelquefois même, pour punir les crimes, elle se cachait comme les malfaiteurs pour les commettre. Lorsqu’il s’agissait de quelque personnage important, de quelque détenu politique mêlé aux troubles intérieurs ou aux affaires diplomatiques, la Bastille était scellée comme une tombe; on n’y plaçait pour gouverneurs que des hommes d’un dévoûment et d’une discrétion à toute épreuve, qui correspondaient directement avec le roi, et toutes les lettres, toutes les pièces administratives, tous les actes relatifs aux incarcérations, étaient enfermés, comme les prisonniers eux-mêmes, dans des chambres aux murailles épaisses, aux portes massives, garnies de serrures à triple clé. Jusqu’en 1789, ces sombres archives sont restées ensevelies dans leur linceul de pierre et de fer, sans qu’une autre main que celle du gouverneur ou du commissaire spécial en ait secoué la poussière; mais le 10 août 1789 le pont-levis s’abaissa devant la révolution. Le peuple en armes envahit la vieille forteresse. Poussé par cet instinct sauvage de destruction qui a toujours déshonoré chez nous les guerres civiles et les victoires populaires, il se mit à tout briser et rendit les archives à la liberté en les jetant par monceaux dans les cours; elles y restèrent entassées pêle-mêle, soulevées par le vent, trempées par la pluie, tachées de vin par les volontaires, mises au pillage par les collectionneurs, jusqu’au moment où le comité de l’Hôtel de Ville donna l’ordre de les transporter à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. On décida qu’elles seraient livrées à l’impression; un vaste travail de classement fut commencé et interrompu presque aussitôt par suite des événemens. Quelques années plus tard, les archives furent déposées à l’Arsenal, et elles y restèrent enfouies sans ordre, dans un entresol obscur, qu’elles remplissaient entièrement, sans qu’il fût possible d’y pénétrer en raison de leur masse, et sans que personne en ait même soupçonné l’existence. C’est là que M. François Ravaisson les a découvertes en 1840, au moment même où il venait d’être attaché au service de la bibliothèque.

Depuis cette époque, M. Ravaisson a consacré sa science et son temps à mettre en ordre et à déchiffrer ces feuilles éparses, qui devaient jeter de si vives clartés sur la période qui s’étend de 1659 à 1789. En même temps il a retrouvé les papiers de la police de Paris depuis Colbert jusqu’en 1774 ; ce sont ces précieux documens, complétés par un grand nombre d’extraits des grands dépôts de l’Angleterre et de l’Italie, qui forment les six premiers volumes de sa publication, de 1659 à 1681, et nous devons lui rendre cette justice, que, parmi les livres de notre temps, il en est bien peu qui aient été publiés avec plus de savoir et plus de soin. Chaque volume s’ouvre par une introduction où l’auteur résume avec une grande sûreté de coup d’œil les textes les plus importans. Il éclaire les incidens particuliers par un tableau général des mœurs et des institutions, et, comme il n’avance rien qui ne soit justifié par des documens authentiques et contemporains, chacune de ses introductions est une page d’histoire vraie. C’est là le plus bel éloge que nous en puissions faire, car, parmi les historiens contemporains, sans en excepter les plus autorisés, il en est plus d’un qui ne fait souvent que substituer ses impressions personnelles aux réalités du passé.


I.

La première pierre de la Bastille fut posée en 1369 par Hugues Aubriot, intendant des finances et prévôt de Paris. La construction de cette forteresse avait un double but : elle devait compléter les défenses de la capitale à l’extrémité de la rue Saint-Antoine, et servir en même temps à contenir les Parisiens dans le cas où des insurrections comme celle de 1357 viendraient de nouveau mettre la royauté en péril. Par un singulier retour des choses humaines, le premier prisonnier qu’elle reçut dans ses murs fut le magistrat qui l’avait fait bâtir ; le duc de Nemours y passa treize ans dans une de ces cages de fer que Louis XI appelait ses fillettes ; Jacques d’Armagnac, Chabot, Poyet, s’y succédèrent tour à tour. Le parlement en corps y fut enfermé sous la ligue ; Henri IV y fît décapiter Biron le 2 juillet 1602; mais ce fut seulement sous Louis XIII qu’elle reçut la destination spéciale qu’elle a toujours conservée depuis[1].

Lorsque Richelieu fut nommé premier ministre, en 1624, le royaume était profondément troublé ; quatorze ans avaient suffi pour mettre à néant les grands résultats du règne de Henri IV : le cardinal embrassa d’un coup d’œil sûr la gravité de la situation ; mais, au lieu de rétablir l’ordre par la justice, il le rétablit par la terreur, conformément à cette loi de notre histoire qui nous ramène toujours au despotisme par l’anarchie. Il ne gouvernait pas, « il foudroyait[2], » et, se proclamant lui-même et de sa seule autorité l’exécuteur des hautes œuvres de la raison d’état, il fit de l’échafaud et du cachot les instrumens de son gouvernement. Malgré les ordonnances qui voulaient que nul ne fût soustrait à ses juges naturels, il instituait des commissions dont il désignait les membres et qui jugeaient, comme le tribunal révolutionnaire ou les cours prévôtales de la restauration, au mépris de toutes les lois[3]. Quand il ne tuait pas, il emprisonnait, et de 1624 à 1640 la Bastille fut encombrée de détenus de tout âge, de tout sexe et de toute condition. Louis XIV, en prenant le pouvoir en main, appliqua rigoureusement cette maxime qu’il a lui-même formulée dans ses Mémoires : u la volonté de Dieu est que tout individu né sujet obéisse sans discernement, » et la Bastille lui vint en aide pour faire respecter la prétendue volonté de Dieu.

A dater de 1660 environ, les portes de la forteresse s’ouvrent à tout instant pour recevoir de nouveaux hôtes. Il ne faut pas croire que tous aient été d’innocentes victimes, car la fronde, ainsi que le dit M. Ravaisson, avait produit une sorte d’anéantissement de la morale publique et privée. La passion du jeu, l’ambition des richesses acquises par tous les moyens, la fureur des duels, le mépris de la vie humaine, des lois de la famille et des lois du royaume, menaçaient la société française d’une ruine prochaine. Louis XIV réagit énergiquement contre ces funestes tendances, et c’est l’honneur de sa mémoire d’avoir fait les plus grands efforts pour relever la nation de son abaissement; mais il eut le tort inexcusable de sacrifier comme Richelieu la légalité à l’arbitraire et de prendre sa volonté pour le droit. Il se crut le maître de la conscience, des biens, de la liberté de ses sujets, parce qu’il s’était persuadé, comme il le dit lui-même, que « la nation ne faisait pas corps en France, et qu’elle résidait tout entière dans la personne du prince. » Ce panthéisme royal qui absorbait un peuple dans un homme le conduisit à fouler aux pieds les plus simples notions de l’équité; il fit disparaître toutes les garanties individuelles, créa des lois de suspects comme le comité de salut public. Son pouvoir fut tout à la fois aveuglément despotique et sagement réparateur.

Un principe de droit public qui remontait à l’époque de la première féodalité voulait que personne ne fût soustrait à ses juges naturels. Les ordonnancées de la troisième race confirmèrent toutes dans les termes les plus formels cet axiome, que la révolution et le code civil ont définitivement consacré; mais les Capétiens, tout en l’affirmant, ne se faisaient aucun scrupule de le violer, et depuis Philippe le Bel jusqu’à Louis XVI nous trouvons à côté des bailliages, des sénéchaussées, des présidiaux, des parlemens, une justice plus puissante et plus haute, irresponsable, affranchie des entraves gênantes de l’appel, et qui devait compte à Dieu seul de ses arrêts et de ses erreurs; plus on approche des temps modernes, plus elle s’élève, comme un privilège immense, au-dessus de tous les privilèges et de tous les droits. Elle les domine et les annule; lorsqu’elle étend sur un sujet sa main redoutable, chacun s’incline, et les légistes eux-mêmes répètent la vieille formule : « laissez passer la justice du roi. » Sous les derniers Bourbons, cette justice, suivant le bon plaisir du prince, remplaça les formes légales par les lettres de cachet.

Lorsque le roi voulait prévenir ou punir, il faisait écrire ces simples mots : « Il est ordonné d’arrêter le sieur un tel et de le conduire à la Bastille. Enjoint sa majesté au gouverneur de le garder jusqu’à nouvel ordre. » Sa majesté signait, un ministre contre-signait. Lorsque l’ordre d’incarcération concernait un personnage de qualité, des mousquetaires lui portaient la lettre comme les esclaves de Tibère portaient le laqueum aux victimes de Séjan. Lorsqu’il concernait au contraire un bourgeois de peu de conséquence, les sergens ou les archers du guet étaient chargés de l’arrestation avec ordre exprès d’agir le plus promptement et le plus discrètement possible pour ne pas ébruiter l’affaire. Ils guettaient leur homme généralement à la tombée de la nuit, le touchaient avec une petite baguette blanche, et dès ce moment il appartenait au roi. Une voiture se tenait là toute prête, et partait au plus vite pour la destination assignée; en cas de résistance, ce qui du reste était très rare, car la lettre de cachet produisait la stupeur, une escouade d’archers cachée aux environs venait prêter main-forte. Au moment où la voiture arrivait à la première enceinte, la sentinelle avancée criait : « qui vive? » — L’un des agens répondait : « ordre du roi; » un sous-officier venait reconnaître et faisait entrer en sonnant une cloche pour avertir l’état-major. Deux officiers recevaient le prisonnier à la descente de la voiture en présence de la garnison sous les armes. Ils le conduisaient ensuite au gouverneur, qui donnait un reçu à ceux qui l’avaient amené et désignait la pièce qu’il devait occuper. Les nobles étaient logés dans les bâtimens intérieurs, les bourgeois dans les tours.

Les prisonniers se divisaient en deux classes : les uns, enfermés pour cause de correction ou de précaution, ne donnaient lieu à aucune enquête, à aucun jugement; on se bornait à les retenir sous clé par mesure de sûreté. Les autres, reconnus coupables de crimes ou de délits graves, pouvaient, selon qu’il plaisait au roi, rester indéfiniment sous les verrous sans qu’il eût été prononcé contre eux aucun arrêt légal, ou se voir tantôt traduits à la barre du parlement, tantôt déférés à des commissions extraordinaires qui se réunissaient à l’Arsenal et procédaient à l’instruction. La culpabilité une fois établie, les détenus étaient écroués non plus au nom du roi, mais au nom de la commission, et la procédure avait lieu suivant les formalités habituelles. Quelque nombreux que fussent les crimes commis par le même accusé, l’arrêt n’en relatait jamais qu’un seul, sous prétexte qu’il y avait danger pour la société, l’honneur des familles et l’honneur du pays, à donner une grande publicité à tous les faits et gestes des malfaiteurs. Ce système a causé d’étranges méprises en faisant considérer comme injustement ou trop sévèrement frappés des accusés dont on redoutait l’exemple.

Lorsque la sentence avait été prononcée et qu’elle entraînait la mort ou d’autres peines graves, le coupable subissait la question, qui se donnait à la Bastille par les brodequins et par l’eau. Dans la question par les brodequins, on asseyait le patient sur une chaise solide, les bras liés au dossier, les jambes droites et d’aplomb, serrées entre quatre planches fixées par de fortes cordes. On enfonçait à coups de maillet des coins de bois dans l’intervalle qui séparait les jambes; le nombre de ces coins était de quatre à la question ordinaire, de huit à l’extraordinaire. Dans la question par l’eau, on étendait horizontalement le patient sur une espèce de tréteau, les pieds et les mains attachés à des anneaux de fer scellés dans le mur. Le bourreau lui introduisait dans la bouche un entonnoir en corne dans lequel il versait à des intervalles plus ou moins rapprochés six pintes d’eau à la question ordinaire, et huit à l’extraordinaire. L’eau, en distendant les organes intérieurs, produisait d’affreuses douleurs, et ce genre de torture était peut-être le plus cruel de tous. Un médecin et un chirurgien se tenaient auprès du patient, afin d’intervenir dans le cas où l’excès de la souffrance mettrait sa vie en danger. La besogne du bourreau terminée[4], on plaçait le torturé sur un matelas devant un grand feu, et lorsqu’il avait repris ses sens, on lui faisait signer l’interrogatoire auquel les magistrats l’avaient soumis, dans les intervalles qui séparaient l’enfoncement de chaque coin ou l’absorption de chaque pinte d’eau. « La vue de ces signatures presque illisibles et arrachées par la torture, dit M. Ravaisson, fait frissonner. »

Le supplice suivait de près la question, il avait lieu par la potence, la hache et le bûcher : ce bûcher était formé de deux ou trois cents fagots arrosés de goudron. On plaçait au sommet le coupable solidement attaché par un collier de fer à un grand poteau; mais on ne le brûlait pas toujours : le président de la chambre écrivait quelquefois au bas de l’arrêt un retentum, c’est-à-dire l’ordre au bourreau de le mettre à mort avant d’allumer les fagots. Cet acte de pitié in extremis n’était point du goût de la foule, qui n’avait que trop rarement l’occasion de voir brûler un homme tout vif, et de peur qu’elle ne prît mal la chose, le bourreau, sous prétexte d’arranger au mieux ses fagots, et d’attacher plus solidement son homme, l’étranglait discrètement en serrant le collier de fer qui l’attachait au poteau, et qui était disposé pour cet usage. Les exécutions avaient un grand attrait pour les habitans de Paris. Les bourgeois, la plus haute noblesse, les femmes les plus élégantes, s’y portaient en foule : l’échafaud faisait concurrence aux théâtres, et les jours de supplice les acteurs avaient grand soin de ne pas jouer de pièces nouvelles.

Quel que fût le motif de leur arrestation, les prisonniers étaient entourés à la Bastille d’un certain confortable aussi longtemps qu’ils étaient écroués au nom du roi, et les rigueurs ne commençaient pour eux que du jour où la chambre de l’Arsenal instruisait leur procès; ils rentraient alors dans la catégorie des détenus ordinaires et se trouvaient soumis à leur régime. Hors de là, ils étaient traités comme des hommes auxquels on veut faire oublier par le bien-être la perte de leur liberté. A part quelques prisonniers d’état qui vivaient dans un isolement complet, les autres pouvaient être autorisés à recevoir des visites; ils se réunissaient à heures fixes pour jouer aux quilles, au tonneau, au billard, et jouissaient de ce qu’on appelait les libertés de la Bastille. Leur nourriture était abondante et très soignée; ils avaient à chaque repas le potage, une entrée, des relevés, un dessert copieux, et chaque jour trois bouteilles de vin, dont une de Champagne. Les gens économes faisaient des approvisionnemens; quelques cellules étaient garnies comme les meilleures caves, et le jour de la Saint-Louis chacun se mettait en gaîté. On buvait même à la santé du roi, en reconnaissance de ce qu’il payait le vin et la table ; il payait même si largement que quelques-uns de ses pensionnaires s’arrangeaient avec le gouverneur pour réduire l’ordinaire en partageant avec lui la différence entre les sommes allouées sur la cassette royale et la dépense réelle. Cette manière de mettre à la caisse d’épargne donnait de beaux résultats. On vit des prisonniers sortir de la Bastille plus riches qu’ils n’y étaient entrés; on en vit d’autres, au moment de lever leur écrou, solliciter comme une faveur une prolongation de séjour pour faire des économies. Le régime intérieur de la prison était donc en définitive plus doux qu’on ne le suppose généralement, mais le bien-être matériel n’atténue en rien l’odieux d’un système qui donnait au prince le droit de condamner d’un trait de plume ses sujets à la réclusion perpétuelle.

Louis XIV, dans les premières années de son règne, usa des lettres de cachet avec une certaine modération : il ne les signait qu’après une minutieuse enquête; les arrestations étaient le plus souvent justifiées par de graves motifs, et surtout par l’insuffisance des institutions appelées à maintenir la paix publique. La police se faisait avec une extrême négligence; les juges ordinaires hésitaient à sévir contre les personnages en crédit ; la noblesse des provinces résistait par la force des armes aux agens de l’autorité ; l’action de la justice était entravée par la multiplicité des tribunaux, l’enchevêtrement de leurs attributions et les conflits de compétence qui éclataient sans cesse entre les juridictions municipales, seigneuriales, ecclésiastiques, entre les parlemens, les élections, les cours des aides, les grueries, les tables de marbre, les amirautés, la maréchaussée de France; en présence de ce chaos et de l’impuissance des lois, le prince se chargeait directement de la répression, soit en établissant, sous le nom de grands jours, des tribunaux extraordinaires, soit en faisant procéder aux incarcérations en vertu de sa toute-puissance. L’anarchie justifiait l’arbitraire, les grands jours et les lettres de cachet, mais il était difficile de marquer la limite qui séparait l’usage de l’abus. Louis XIV avait sévi d’abord contre les duellistes, les escrocs, les concussionnaires, les empoisonneurs; en devenant plus vieux et plus dévot, il devint plus ombrageux ; enchaîné par le sacre à la tradition catholique, il vit dans l’édit de Nantes un acte de faiblesse arraché par les nécessités politiques au chef de la maison de Bourbon, une tache originelle imprimée sur sa race, dans le jansénisme une secte ennemie de Dieu et de l’état. Pour concilier les intérêts de l’église et de l’état, il mit les lettres de cachet au service d’un double despotisme. La Bastille, à la fin de son règne, fut encombrée de protestans, de jansénistes et d’écrivains. Le régent suspendit les rigueurs, mais elles recommencèrent sous Louis XV dans des conditions plus déplorables encore[5]. L’amant de la Pompadour et de la Du Barry trouvait le pouvoir absolu trop lourd pour ses faibles mains, il en abandonnait volontiers les redoutables prérogatives aux créatures de son entourage, aux ministres, aux favoris, aux maîtresses, aux amis des maîtresses et des ministres. Le monde remuant et corrompu qui s’agitait à Versailles se faisait délivrer des lettres de cachet signées en blanc, qui se négociaient moyennant 25 louis; le premier venu pouvait en acheter pour satisfaire ses haines et ses vengeances, et personne dans le royaume n’était sûr du lendemain, car a personne, ainsi que l’a dit la cour des aides dans les célèbres remontrances de 1770, n’était assez grand pour être à l’abri de la haine d’un ministre, ni assez petit pour n’être pas digne de celle d’un commis des fermes[6]. » Tels sont les principaux faits qui se rattachent à l’histoire générale de la Bastille. Nous allons maintenant pénétrer dans les cellules. Quand un ordre du roi enverra les détenus devant la chambre ardente, nous les suivrons auprès des juges.


II.

Ce qui frappe tout d’abord quand on parcourt les registres d’écrou de la Bastille et les pièces relatives aux ordres d’incarcération et aux procédures, c’est de voir combien le gouvernement et les sujets étaient étrangers au respect des lois. Les nobles violent à tout instant les édits sur les duels ; le carrosse du marquis de Villequier heurte dans la rue des Vieilles-Haudriettes le carrosse du duc d’Elbeuf; les laquais en viennent aux mains, les maîtres à leur tour mettent pied à terre, et le combat s’engage au milieu des passans. Villequier est mis à la Bastille ; les maréchaux de France, à la juridiction desquels ces sortes d’affaires étaient déférées, décident qu’il y a eu non pas duel, mais simple rencontre; l’ordre de sortie est signé. La noblesse continue de se battre, et les édits sont toujours appliqués de la même façon. René de L’Hospital, marquis de Choisy, exerce contre les manans de son domaine les plus indignes vexations. Un curé du voisinage signale sa conduite au prône. Le marquis, escorté de deux de ses pages, se met en embuscade sur le chemin que suivait ordinairement le curé ; il l’aperçoit qui s’avance en compagnie d’un paysan ; il tue d’abord le paysan, blesse le malheureux curé, qui tombe en recommandant son âme à Dieu. — Tiens, lui dit le marquis, voilà ton reste ; — il lui brise la mâchoire d’un coup de mousqueton, et, pour s’assurer qu’il est mort, il le foule aux pieds de son cheval et lui enfonce son épée dans les reins. Le clergé prend fait et cause pour la victime, et réclame des poursuites : l’assassin est traduit devant le parlement; mais la famille était puissante, et, pour le placer sous la main du roi, elle obtint qu’il serait transféré à la Bastille. Il y entra le 30 juin 1659, et en sortit quelques jours après, muni de lettres d’abolition parfaitement en règle. Il en fut de même du chevalier de Grancey. Celui-ci, jugeant que Mlle de Nonant lui convenait sous tous les rapports pour en faire sa femme, trouva tout simple de l’enlever de vive force avec sa mère, et de la conduire en Normandie, dans le château de son père, pour y conclure le mariage. La famille porta plainte; un exempt des gardes du corps fut envoyé pour réclamer les deux femmes; mais le marquis refusa de les rendre, et pour se montrer, malgré son refus, sujet fidèle, il alla volontairement se constituer prisonnier à la Bastille. Cet acte de prévenance et de soumission envers l’autorité royale, le crédit de la famille aidant, fut récompensé par des lettres de grâce.

A côté des nobles figurent un assez grand nombre de magistrats, juges ordinaires ou présidens des sièges royaux. Ils sont transférés dans la vieille forteresse « pour s’être emportés contre les ordres de sa majesté, » quelquefois même pour s’être mis à la tête des révoltes populaires, comme les présidons de Cormis et de Bras, du parlement d’Aix, lors de l’assassinat de l’avocat-général de Chasteuil. Louis XIV, tout absolu qu’il fût, était fort mal obéi dans les provinces; son autorité se faisait à peine sentir aux extrémités du royaume, comme on le voit par les grands jours de Clermont pour l’Auvergne, par l’unîon des paroisses du pays d’Armorique pour la Bretagne, et plus on s’éloignait de Paris, plus elle allait en s’affaiblissant; mais à Paris même elle s’exerçait sans contrôle et sans limites. Tout pliait si bien devant elle qu’elle ne rencontrait ni résistance ni protestations, et c’est là ce qui explique comment, dans la première moitié de son règne, on ne trouve à la Bastille qu’un très petit nombre d’individus incarcérés pour cause politique. Parmi les détenus figurent des officiers qui ont refusé de rejoindre leur régiment, des fous, comme Mlle de Velizy, qui avait voulu étrangler le président de Mesmes, qu’elle traitait de mauvais juge, des poètes insolens, des gazetiers que l’on retenait un ou deux mois parce qu’ils avaient publié quelques fausses nouvelles, « sans mauvaise intention et pour gagner leur vie, » des huissiers du parlement qui s’étaient permis d’afficher des arrêts contraires aux déclarations du conseil du roi. L’ère des persécutions n’est pas encore ouverte; on arrête bien de temps à autre quelques écrivains jansénistes, mais on ne les garde pas longtemps sous les verrous ; on se contente de les admonester en leur faisant promettre d’être sages, et la seule affaire grave, au point de vue religieux, qui se rencontre de 1663 à 1678 est celle de l’illuminé Simon Morin.

Le II mars 1662, on inscrivait sur le registre d’écrou Morin et sa femme, et peu de temps après Morin fils, Raudom et Thomé, prêtres, Poitou, maître d’école. Quel était leur crime? Un poète, membre de l’Académie française, auteur du madrigal de la Violette et de la comédie des Visionnaires, Desmarets de Saint-Sorlin, les avait accusés de « former une cabale tendant au renversement de la foi. » Il avait, disait-il dans une dénonciation adressée à divers évêques et au père Annat, confesseur de Louis XIV, rencontré par hasard une demoiselle Malherbe qui se vantait d’être sorcière et d’avoir épousé le diable. Comme les trois possédées de Flandre, dont Bélèze a raconté la fantastique légende dans l’un des livres les plus absurdes qui aient été écrits dans aucun temps, la demoiselle Malherbe prétendait avoir assisté au sabbat. Elle s’était assise à la table maudite pour y manger des aspics, des basilics et des serpens, et par la volonté de Dieu elle avait fait divorce avec le diable pour entrer dans la cabale de Simon Morin, le messie d’une révélation nouvelle. Celui-ci prétendait que le Christ était ressuscité en lui pour détruire la grande Babylone, c’est-à-dire l’église romaine, et renverser le pape, qui n’était autre que la bête de l’Apocalypse. La vierge Marie était en même temps ressuscitée dans sa femme, et il ne passait jamais devant elle sans se mettre en adoration. En 1647, il avait publié, sous le titre de Pensées, un livre dans lequel il enseignait que les plus grands péchés ne font point perdre la grâce, que saint Paul a succombé aux tentations de la chair, que l’on peut manger avant la communion, et que « Jésus-Christ se trouve mieux sous le pain des croix que sous le lait du pain. » On tira ces absurdes rêveries de l’oubli dans lequel elles étaient tombées. Desmarets proposa de lever une armée de 144,000 hommes pour exterminer une secte qui menaçait, disait-il, le royaume de France d’une destruction prochaine, et le parlement crut sauver la religion et l’état en traduisant à sa barre Morin, son fils, sa femme, le maître d’école et les deux prêtres qui composaient toute la secte. Les archives reproduisent les interrogatoires ; l’une des plus graves accusations portées contre Morin est d’avoir dit dans ses Pensées que « Dieu n’était pas une hostie molle, » et le cœur se serre quand on songe que, vingt ans après la publication de la Méthode, il a suffi de cette phrase et de quelques autres sottises de la même force pour que la première cour du royaume fît périr dans l’affreux supplice du bûcher un malheureux dont le seul crime était d’être fou. Louis XIV, qui s’était montré si indulgent pour le marquis de l’Hospital, laissa consommer l’immolation, et cet acte d’inflexible rigueur annonça aux dissidens religieux les persécutions qui les attendaient dans un avenir prochain.

Les plus curieuses révélations se rencontrent à chaque page sur les mœurs, l’administration, la justice, et la façon dont Louis XIV et ses ministres comprenaient les garanties individuelles. L’intendant des bâtimens du roi, le sieur Varin, veut faire de son fils un ecclésiastique. Celui-ci résiste; on l’envoie à la Bastille pour le préparer au sacerdoce. Un épicier, Niceron, se permet de protester contre le monopole du commerce des huiles de baleine, exploité par des personnages en crédit : on l’envoie à la Bastille. Les députés des bonnes villes viennent se traîner à genoux devant le roi pour lui présenter des requêtes, ils invoquent leurs franchises, confirmées de règne en règne; ils protestent de leur amour, de leur fidélité; le roi les écoute avec bienveillance, il ordonne au conseil d’examiner leurs réclamations, d’y faire droit, si elles sont justes; mais en attendant il les envoie passer quelques semaines à la Bastille, parce qu’il veut avant tout sauvegarder le principe d’autorité, et qu’il ne reconnaît qu’aux intendans le droit de lui présenter des observations, quand il leur en demande. Les agens diplomatiques des puissances étrangères n’étaient pas plus à l’abri des lettres de cachet que les Français eux-mêmes; le sieur d’Alibert vient en France pour négocier le mariage d’une fille du duc d’Orléans avec le duc de Savoie; Louis XIV trouve qu’il a prématurément engagé l’affaire, et, pour lui donner le temps de réfléchir, il le met sous clé; le Hollandais Abraham Wiquefort, résident de l’électeur de Brandebourg, fait allusion dans sa correspondance à l’amour du roi pour Marie Mancini, et le roi délivre contre Wiquefort une lettre de cachet en attendant qu’il l’expédie à la frontière.

Les jésuites, qui savaient exploiter très habilement le pouvoir discrétionnaire de Louis XIV, ne se bornaient point à faire mettre les jansénistes dans les cellules de la vieille forteresse, ils y envoyaient aussi leurs élèves. En 1674, ils avaient fait jouer dans leur collège de Clermont, sur saint Jacques, une tragédie latine où ils célébraient, en de nombreux passages, la gloire du roi presqu’à l’égal de la gloire de Dieu. Une lettre d’invitation très respectueuse avait été remise à sa majesté; Louis XIV se rendit à la représentation et s’enivra de l’encens orthodoxe que la compagnie avait brûlé en son honneur. Le révérend père recteur le reconduisit jusqu’à la sortie; il entendit un seigneur de la suite faire un grand éloge de la pièce, et le roi répondre : « Faut-il s’en étonner? C’est mon collège.» Pendant la nuit, on effaça l’inscription qui se lisait au-dessus de la grande porte : Collegium claremontanum Societatis Jesus, et on la remplaça par cette autre : Collegium Ludovici Magni. Un jeune écolier, à peine âgé de treize ans, afficha le soir même sur le mur ce distique latin :

Abstulit hinc Jesum posuitque insignia regis
Impia gens : alium non colit illa deum.


Un écolier qui dans un âge aussi tendre faisait des vers aussi mordans pouvait devenir plus tard un redoutable adversaire. Les jésuites obtinrent une lettre de cachet. L’auteur fut mis à la Bastille et transféré de là à l’île Sainte-Marguerite, où il resta prisonnier trente et un ans. C’est ainsi que le collège de Clermont s’est appelé Louis-le-Grand.

Lorsqu’il ne s’agissait que de délits de droit commun, qui ne touchaient ni à la religion ni à la majesté royale, la détention était généralement limitée à quelques semaines ou à quelques mois; mais, quand la raison d’état ou le catholicisme était en jeu, Louis XIV ne pardonnait jamais. La séquestration était alors absolue et perpétuelle ; le crédit des familles et des maîtresses elles-mêmes était impuissant à fléchir le maître, et le surintendant Fouquet en offre un exemple célèbre. Comme le masque de fer, il est mort dans sa prison, sans avoir jamais excité le moindre sentiment de pitié dans le cœur du roi, malgré tous les appels faits à la clémence.

La catastrophe qui a ruiné la fortune de Fouquet est trop connue pour qu’il soit besoin d’y revenir ici, et tout se réduit, au point de vue particulier du sujet qui nous occupe, à cette simple question : « Louis XIV, en faisant conduire Fouquet à la Bastille, en chargeant la chambre de l’Arsenal d’instruire son procès, a-t-il violé les règles de la justice? Le surintendant était-il ou non coupable de concussion et de vol? » Si nous interrogeons les documens contemporains, Mme de Motteville et Bussy par exemple se prononceront contre lui ; d’autres au contraire, tels que Pélisson, Corneille, La Fontaine, affirmeront son innocence. Aujourd’hui même des écrivains sérieux s’obstinent à voir en lui une victime des rancunes du grand roi, parce qu’il avait tenté la fidélité de La Vallière par une offre de 120,000 écus, — de la haine de Colbert, qui le détestait, parce qu’il avait rempli sous ses ordres les modestes fonctions de commis, — de l’ambition de Pussort, qui voulait se faire donner sa charge. Les Archives de la Bastille, en plaçant sous nos yeux toutes les pièces du procès, fixent définitivement l’opinion ; elles ne permettent plus de discuter sa culpabilité, et voici ce qu’elles nous apprennent.

D’après les règles établies sous Henri IV, des fonds spéciaux étaient affectés à chaque catégorie particulière de dépenses. Fouquet, contrairement à ces règles, opérait de continuels viremens pour embrouiller sa comptabilité et faisait au besoin disparaître les pièces qui pouvaient le compromettre. Il délivrait aux créanciers de l’état des mandats à vue sur les trésoriers; ceux-ci, au lieu d’acquitter les mandats en espèces, donnaient en échange des billets sur les fermiers-généraux ou les contribuables en retard. Ces billets revenaient très souvent protestés; on les remplaçait alors par un nouveau papier qui ne valait pas mieux, et, comme les porteurs ne pouvaient se faire payer, ils négociaient à vil prix leurs titres de créance sur la place. Fouquet les rachetait presque pour rien; il les portait en compte et se les faisait rembourser intégralement. Les renouvellemens des baux des fermes lui procuraient d’autres bénéfices tout aussi frauduleux; il exigeait des fermiers[7] soit des millions donnés de la main à la main, soit des contrats de rentes dont les arrérages étaient touchés par des prête-noms ; il extorquait à tout instant des sommes considérables aux titulaires des offices de judicature et de finances en les menaçant de réduire leurs gages ou de créer de nouveaux offices, ce qui les exposait à voir notablement diminuer leurs profits; lorsque le trésor était vide et que le gouvernement créait des emprunts, il ouvrait des souscriptions dans ses bureaux ; il y centralisait les fonds au lieu de les verser dans les caisses de l’état, et, se constituant tout à la fois trésorier, ordonnateur et payeur, il volait sur les dépenses après avoir volé sur les emprunts. Enfin, pour combler la mesure, il érigeait en monopole à son profit, dans la ville de Rouen, le commerce de la cire et du sucre et dans les ports de la Manche le commerce des huiles de poisson, ce qui ruina les armateurs français au profit de la Hollande. Ses agens et ses commis, qui n’étaient que ses complices, trouvaient dans son exemple une garantie d’impunité et se livraient au même brigandage. La moitié du budget de l’état passait ainsi aux mains des concussionnaires, et la France était mise au pillage par ceux-là mêmes qui avaient mission de sauvegarder sa fortune.

Louis XIV avait donné les ordres les plus sévères pour arriver à découvrir la vérité, et la chambre de l’Arsenal se montra fidèle à son mandat, bien que l’opinion publique lui fût généralement hostile. Les gens de lettres avaient pris le parti de Fouquet, parce qu’il s’était toujours montré généreux à leur égard et qu’il leur servait des pensions. Un grand nombre de magistrats se prononçaient en sa faveur par esprit de corps, parce qu’il avait été procureur-général ; de grands personnages mettaient tout en œuvre pour étouffer l’affaire, parce qu’ils s’y trouvaient compromis. Les intrigues et les sollicitations se multiplièrent, mais la justice n’en suivit pas moins son cours. Le jugement fut rendu en 1664 après quatre ans de débats. Treize juges votèrent la mort, vingt-deux votèrent le bannissement; le jour même, Louis XIV convertit le bannissement en prison perpétuelle. Fouquet fut extrait de la Bastille et conduit dans le donjon de Pignerol, place forte des états sardes qui avait été réunie à la France en 1630 et qui resta française jusqu’en 1696, Il y mourut en 1680. La chambre de l’Arsenal ne se borna point à instrumenter contre Fouquet, elle fit remonter les recherches jusqu’à l’extrême limite de la prescription trentenaire, c’est-à-dire Jusqu’en 1630, et l’on reste frappé d’étonnement en voyant à quel degré d’immoralité l’administration française en était venue sous la régence d’Anne d’Autriche, car la chambre de l’Arsenal put constater qu’en six ans, sous l’administration de Mazarin, le trésor avait été fraudé de 380 raillions, sur lesquels elle en fit à grand’ peine restituer 25.

Louis XIV avait donc strictement accompli son devoir de chef d’état en faisant poursuivre Fouquet et tous ceux qui avaient comme lui dilapidé les deniers publics. Malheureusement il portait l’arbitraire jusque dans la justice : au lieu de confier la procédure au parlement, auquel elle appartenait de droit, il en chargea des magistrats appelés de tous les points de la France et qu’il désigna d’office, parce qu’il les savait hostiles à l’accusé. L’illégalité était flagrante, elle a entaché l’arrêt, et c’est pourquoi l’histoire, en condamnant le surintendant, n’a point complètement absous le roi.

On pouvait croire qu’un si grand exemple couperait court aux abus, et cependant nous voyons, même sous Colbert, les agens du fisc arriver en foule à la Bastille. La cour des aides et la chambre des comptes, fidèles aux principes de probité dont elles ne se sont jamais départies, leur intentaient de sévères poursuites: mais les habitudes de malversation étaient tellement enracinées qu’il était très difficile de les faire entièrement disparaître. Les dépenses de la maison du roi, les frais de guerre, la vicieuse répartition des impôts par suite des privilèges des castes, des provinces, des villes et des individus, occasionnaient de graves embarras financiers que les détournemens frauduleux aggravaient encore. Cette redoutable question : il faut de l’argent, se présentait sans cesse, et pour en trouver le gouvernement eut recours en diverses occasions à des moyens dont l’étrangeté dépasse de beaucoup la création des contrôleurs de perruques et des inspecteurs aux empilemens de bois flotté. En voici un exemple tiré de l’histoire même de la Bastille.

C’était, on le sait, une croyance généralement répandue au moyen âge que l’homme, en étudiant les combinaisons de la matière, pouvait transformer en or ou en argent le fer, le plomb, le cuivre, et les substances les plus viles elles-mêmes. Dès le IVe siècle, les adeptes de cette croyance allumèrent leurs fourneaux, et pendant quinze cents ans ils travaillèrent à la transmutation, toujours déçus et toujours confians, car la foi dans l’erreur est plus vive que la foi dans la vérité. Au moyen âge, on les avait persécutés comme sorciers ou faux-monnayeurs ; au XVIe siècle, les rois les appelèrent auprès d’eux afin de remplir les caisses vides de leurs trésoriers. Charles IX donna 120,000 livres à Jean des Galans, sieur de Pézerolles, et le fit opérer sous ses yeux dans un laboratoire du Louvre; mais, au lieu de faire de l’or, Pézerolles prit la fuite en emportant celui qu’il avait reçu, et depuis, lorsque le gouvernement royal recourait aux alchimistes, il avait la précaution de les tenir sous clé. Louis XIV, dans les jours de détresse, si nombreux sous son règne, usa plus d’une fois pour battre monnaie de ce procédé peu dispendieux. Il envoya des alchimistes à la Bastille étudier les formules du Psautier d’Hermophile, du Livre de lumière et de l’Apocalypse chimique, en mettant à leur disposition le soufre, l’étain, l’antimoine, et tous les ingrédiens nécessaires à la confection du grand œuvre; mais l’or ne se faisait pas, et la police, toujours défiante, finit par reconnaître que la plupart des souffleurs, comme on disait au XVIIe siècle, n’étaient que des scélérats qui s’abritaient derrière une prétendue science. On visita leurs officines; au lieu de trésors, on y trouva des poisons, et cette recherche mit sur la trace des malfaiteurs qui épouvantaient la France entière.


III.

Le siècle de Louis XIV devait avoir le privilège des grands crimes, comme il eut celui de toutes les gloires, et par certains côtés il offre une analogie frappante avec la société romaine au temps de la décadence. Les mathématiciens, — c’est le nom que Tacite donne aux sorciers, — les devins, les pythonisses, affluent de toutes les parties du monde dans la ville des césars, comme les ruisseaux de Rome dans l’égoût des Tarquins. Il en est de même dans le Paris du grand roi. Locuste renaît dans la Brinvilliers, Vanens, La Chaussée, le chirurgien Dalmas, Glazer, l’apothicaire de Fouquet, le chanoine Dulong, Sainte-Croix, la Voisin; la fureur des empoisonnemens se répand comme une contagion.

Dans les quartiers éloignés du centre, au pied des remparts, à l’extrémité des faubourgs, s’élevaient de petites maisons isolées, habitées par des femmes qui faisaient profession de prédire l’avenir; les grandes dames et les bourgeoises allaient en foule les consulter, le soir ou de grand matin, la figure cachée sous un masque ou dissimulée sous les dentelles de la coiffure. A celles qui se plaignaient d’un mari jaloux ou tyrannique, la pythonisse conseillait des neuvaines à saint Gervais ou à saint Antoine de Padoue, qui avaient la spécialité de rendre les hommes aimables et généreux. Elle ne demandait rien pour la première consultation, et l’argent que les visiteuses voulaient bien lui donner servait, disait-elle, à faire des aumônes aux pauvres ou aux bonnes femmes qu’elle chargeait d’intercéder par des neuvaines auprès de saint Gervais et de saint Antoine. Le ménage n’en allait pas mieux : nouvelles visites, nouvelles consultations, les neuvaines recommençaient, et cette fois pour prier Dieu de rappeler à lui l’époux incorrigible. Quand celui-ci s’obstinait à vivre, la pythonisse offrait de hâter l’heure du veuvage, et le poison faisait son office. Les maris furent les premières victimes de ces abominables pratiques, et les instincts pervers d’une société profondément corrompue ne tardèrent point à se donner libre carrière. Les héritiers qui se lassaient d’attendre une succession, les gens prudens qui voulaient se débarrasser d’un ennemi ou d’un rival sans affronter les chances d’un duel, les ambitieux qui convoitaient une place, demandèrent à la Brinvilliers et à ses complices des poudres et des breuvages pour satisfaire leur cupidité ou leur vengeance, et, comme le métier d’empoisonneur donnait de très beaux bénéfices et rapportait plus que les charges du parlement, il fut exercé sur une grande échelle par une foule de misérables qui trouvaient dans toutes les classes une nombreuse clientèle[8]. Leur réputation s’étendit dans toute l’Europe, ils expédiaient leurs produits en Italie, en Angleterre, en Allemagne, et, comme les médecins célèbres, ils allaient donner des consultations à l’étranger et opérer sur place.

L’art de faire disparaître une créature humaine lentement, sûrement, sans donner l’éveil, était porté à la dernière perfection. Tantôt on enduisait les chemises d’un savon arsenical; cette nouvelle robe de Nessus développait sur toutes les parties du corps une violente inflammation, qui était entretenue par l’application de nouveaux linges préparés, et conduisait infailliblement à la mort; tantôt on administrait par petites doses, à des intervalles plus ou moins éloignés, une dissolution d’arsenic mêlée aux alimens, aux boissons et aux lénitifs, ou de prétendus grains de santé, gros comme des têtes d’épingle, qui minaient l’organisme sans laisser de traces appréciables. Les gens riches pouvaient seuls user de ces procédés discrets, car il fallait à chaque nouvelle dose de poudre de succession faire de nouvelles largesses[9], mais les malfaiteurs ne travaillaient pas seulement pour l’aristocratie. Ils modéraient leurs tarifs en faveur des petits bourgeois : la mort était mise à la portée de toutes les bourses, et les gens peu aisés en étaient quittes, après la consultation, pour un sou d’eau forte qu’ils achetaient chez le premier apothicaire venu.

Les superstitions les plus grossières, les plus obscènes pratiques se mêlaient aux empoisonnemens : on croyait à la sorcellerie, aux conjurations, aux talismans. Les joueurs faisaient bénir leurs cartes. Les femmes portaient sur elles une main de gloire qui n’était autre que la main d’un pendu desséchée au soleil ou dans un four; les avares déliaient leur bourse pour obtenir de la science des sorciers la pistole volante, c’est-à-dire une pistole qui, après être sortie de leur poche, y revenait toujours, en traversant l’espace, comme les oiseaux. Les légendes sataniques fascinaient les imaginations, et, comme au temps de Salvien, le démon était partout, ubique dœmon. Les chercheurs d’or, pour retrouver l’argent enfoui pendant la fronde, se rendaient la nuit sur les lieux qu’ils supposaient receler des trésors : un prêtre, revêtu de son étole, s’y rendait avec eux; il se plaçait au milieu d’un cercle de bougies noires, et, là, le bréviaire ou le grimoire à la main, il adjurait le diable de comparaître et de révéler les secrets de la terre. Celui-ci ne comparaissait pas, et pour cause; le prêtre indigne, qui faisait payer ses services au poids de l’or, proposait alors des moyens plus efficaces. Une prostituée sur le point de faire ses couches était étendue sur le parquet d’une chambre isolée, au milieu des bougies noires de la première conjuration, et, quand elle avait donné le jour à son enfant, elle le vouait au diable. Le prêtre l’égorgeait, le sang de la victime servait à de nouvelles opérations magiques[10], et ses restes étaient ordinairement consumés dans des fours.

Ce fait est formellement attesté par M. de La Reynie. « De pareils crimes, dit-il, semblent si nouveaux et si étranges, qu’à peine peut-on s’appliquer à les considérer. Cependant ce sont ceux qui les ont faits qui le déclarent eux-mêmes, et ces scélérats en disent tant de particularités et de circonstances qu’il est très difficile d’en douter. Un des enfans de Filastre paraît avoir été ainsi sacrifié : Guibourg convient d’en avoir sacrifié cinq, la fille Voisin déclare en avoir vu sacrifier deux et a laissé de grands soupçons qu’il n’en ait été égorgé un grand nombre chez sa mère; elle n’est pas la seule qui donne ces soupçons, il y a d’autres accusés qui disent d’étranges choses sur ces faits. Sur quoi il faut rappeler la mémoire d’un grand désordre arrivé à Paris en 1676, au mois de septembre, temps qui convient assez à celui marqué par Guibourg et la fille Voisin des enfans égorgés, plusieurs attroupemens, diverses allées et mouvemens de sédition en plusieurs endroits de la ville, sur un bruit qu’on enlevait des enfans pour les égorger, sans qu’on pût comprendre alors quelle pouvait être la cause de ce bruit[11]. »

L’imagination se refuse à croire à de pareilles horreurs, et cependant elles sont attestées par les documens les plus authentiques, par les aveux des accusés bien avant la torture, les révélations des confesseurs, qui signalaient les crimes sans nommer ceux qui s’en rendaient coupables, les attestations des premiers magistrats du royaume, le serment des témoins; bien loin de se présenter comme des faits exceptionnels, des actes de folie sanguinaire accomplis par quelques-uns de ces criminels qui paraissent de temps à autre comme des phénomènes de perversité, elles se répètent avec une effrayante persistance, elles rentrent dans les habitudes du temps; ici encore c’est le témoignage même de M. de La Reynie, de l’un des magistrats les plus habiles et les plus justement respectés de l’ancien régime, qui vient confirmer cette appréciation :

« Cent quarante-sept prisonniers à la Bastille et à Vincennes, dit-il, de ce nombre il n’y en a pas un seul contre lequel il ne s’élève des charges considérables. La vie de l’homme est publiquement un commerce; c’est presque l’unique remède dont on se sert dans tous les embarras de famille. Cependant, et voici la plus grande des difficultés, est-il ou non de la gloire de Dieu, de l’intérêt du roi et de celui de l’état par conséquent, et du bien de la justice d’apprendre au public des faits de cette qualité et des crimes si énormes? » On comprend cette hésitation quand on suit dans le détail l’affreux enchaînement de forfaits révélés par les enquêtes.

Les empoisonnemens restèrent longtemps impunis, parce que la science était trop imparfaite encore pour en retrouver les traces matérielles, et qu’un très grand nombre d’individus étaient intéressés à détourner les recherches. Le public d’ailleurs prenait rarement parti pour les victimes; il riait volontiers des maris que les grains de santé envoyaient dans l’autre monde, des gens riches que la poudre de succession séparait pour jamais de leur trésor. Mme Dreux, femme d’un parlementaire fort estimé, avait tenté plusieurs fois de briser des nœuds qui contrariaient ses penchans à la vie galante en offrant 2,000 écus, une bague et une croix de diamans pour payer la mort de son mari; elle avait tenté d’empoisonner avec des fleurs la fiancée de l’un de ses amans. Chacun le savait; elle avait même été mise à la Bastille, mais elle n’en était pas moins reçue dans le meilleur monde et fêtée partout. M. de Coulanges rima des épigrammes contre M. Dreux, et Mme de Sévigné, qui n’est souvent que le spirituel écho des sottises de son temps, s’est fait un malin plaisir de nous les transmettre. Cependant, tout en se moquant des autres, on tremblait pour soi-même, et, depuis le roi jusqu’aux plus obscurs de ses sujets, chacun s’entoura de précautions minutieuses. Les gobelets d’or, d’argent ou d’étain, dans lesquels on avait bu jusqu’alors, furent remplacés par les verres, car certains vases de métal étaient préparés de manière à communiquer aux boissons des propriétés vénéneuses; quand on dînait en ville, même chez des amis ou des parens, on emportait son couvert. Le linge n’était blanchi que par des personnes de confiance, sous les yeux de la maîtresse de maison; les lettres étaient désinfectées comme en temps de peste, et les dames n’acceptaient plus de bouquets, parce que les fleurs elles-mêmes étaient devenues suspectes. En voyant des hommes dans la force de l’âge, des femmes brillantes de jeunesse et de santé tomber comme frappés de la foudre, ou dépérir sous les étreintes d’un mal inconnu, on avait fini par attribuer au poison la mort de tous les grands personnages : Colbert, Louvois, le chancelier d’Aligre, le duc de Savoie, l’archevêque Péréfixe, le président de Lamoignon, Fontanges, Mme Henriette. On cherchait partout des coupables, et les soupçons s’égaraient au hasard. Racine lui-même ne put y échapper; il fut accusé d’avoir empoisonné Mlle Du Parc, la plus brillante actrice de la troupe de Molière, et, comme l’a dit la Voisin dans son interrogatoire, « le bruit en fut assez grand » pour que Louvois écrivît au lieutenant de police que le roi attendait ses rapports pour faire arrêter le poète[12].

Les catastrophes se succédèrent avec une telle rapidité de 1670 à 1680 que Louis XIV, qui jusque-là n’avait pas été renseigné d’une manière exacte et ne pouvait supposer que de pareils attentats souillaient son royaume, crut devoir intervenir directement, sans se douter d’abord de la profondeur du mal et des révélations accablantes qui allaient surgir contre les membres des plus grandes familles, les magistrats, la noblesse de la cour. Il était profondément despotique, mais, par caractère autant que par conviction religieuse, il avait, ainsi que le dit justement M. Ravaisson, le crime en horreur, et, comme homme privé, il valait beaucoup mieux que la plupart de ses sujets. Après plusieurs conférences avec les ministres, il donna ordre à M. de La Reynie de procéder aux plus actives recherches et de n’épargner personne. Tous les exempts de Paris furent mis sur pied. Les arrestations se multiplièrent dans une effrayante proportion et la capitale fut épouvantée de receler tant et d’aussi redoutables malfaiteurs.

La chambre ardente instituée par Louis XIV déploya dans l’instruction de l’affaire la plus grande activité, et, conformément aux ordres qu’elle avait reçus, elle fit remonter les recherches des charbonniers, des menuisiers et des plus obscurs bourgeois de Paris jusqu’aux personnages qui touchaient de plus près à la personne du roi. Une clarté sinistre se répandit tout à coup sur cette société en apparence si régulière, si calme, si sévèrement orthodoxe, et M. de La Reynie, effrayé lui-même de ce qu’il avait découvert, écrivit à Louvois le 23 janvier 1681 :

« La quantité des crimes dont il est fait mention dans les enquêtes effarouche l’esprit, et, quoiqu’ils soient avoués par ceux mêmes qui les ont faits, quoiqu’il y en ait eu de semblables déjà prouvés plusieurs fois et punis en divers sujets, ce grand commerce de poisons et d’empoisonnemens paraît toujours incroyable et difficile à comprendre. »

Ces crimes déjà prouvés, c’étaient ceux de la Brinvilliers, de Vanens, et de quelques misérables moins en vue; mais combien d’autres restaient encore à punir! La Voisin avait succédé à la Brinvilliers; placée moins haut dans l’échelle sociale, elle opérait tout à la fois pour l’aristocratie et les petits bourgeois. Une bouchère du faubourg Saint-Antoine, vertement corrigée par son mari, court après la correction lui demander conseil, et elle lui donne « quelques poudres pour la contenter. » Une menuisière de la rue de Charonne vient réclamer ses bons offices, elle lui remet un petit paquet bien enveloppé, et le mari meurt quelques jours après. Une mère la charge d’empoisonner son fils; ce fils à son tour la charge d’empoisonner sa mère; elle met le crime aux enchères, se décide pour celle des deux parties qui la paie le mieux, et c’est à la mère qu’elle donne le breuvage mortel. Le poison du reste n’était point sa spécialité exclusive, elle entreprenait aussi les avortemens, et s’était associé pour exploiter cette infâme industrie une sage-femme du nom de Lepère, qui avait, disent les pièces de la procédure, des secrets infaillibles, et se vantait « de remettre l’honneur sur la tête des femmes qui l’avaient perdu. » Elle avait formé de nombreuses élèves, parmi lesquelles étaient sa fille mariée à un sergent du Châtelet et quelques gardes-malades. Cette bande existait déjà en 1672, lorsque l’une des associées blessa mortellement Mlle de Guerchy, fille d’honneur de la reine-mère, qui fut achevée d’un coup de pistolet par Vitry, son amant, pour mettre un terme à ses souffrances. On évalue à plus de 10,000 le nombre des avortemens dont la Lepère et ses complices se sont rendues coupables, et à plus de 2,500 le nombre des avortons brûlés par la Voisin pour en faire servir les cendres à des compositions magiques : celle-ci avait amassé plus de 100,000 écus, et se disposait à quitter la France pour aller vivre de ses rentes en lieu sûr sous un nom supposé, comme le faisaient d’habitude les empoisonneuses et les pythonisses après fortune faite, quand elles ne se retiraient pas dans un couvent; mais la police, avertie à temps, mit bon ordre au voyage, et le 22 février 1680 la Voisin fut brûlée en place de Grève, après avoir la veille soupe de bon appétit et chanté par dérision des hymnes religieuses, ce qui a fait dire à Mme de Sévigné qu’elle donna gentiment son âme au diable.

Une douzaine de prêtres environ, dont l’un janséniste, sont mêlés aux crimes déférés à la chambre ardente. Le plus redoutable de tous, « connaissant et étant connu de tout ce qu’il y avait de scélérats, empoisonneur artiste, dit M. de La Reynie, était un abbé Guibourg, qui se prétendait fils de M. de Montmorency. » C’est lui qui paraît avoir mis à la mode les messes diaboliques dont il est à tout instant question dans les Archives. Une femme voulait-elle inspirer de l’amour, rendre un amant fidèle, se débarrasser d’un mari, elle faisait dire une messe soit à la campagne dans un château, soit à Paris chez une pythonisse, quelquefois même dans un caveau ou quelque masure abandonnée. En certains cas, le prêtre qui se livrait à ces pratiques sacrilèges suivait tout simplement le rituel, et se bornait à baptiser des fœtus, comme l’abbé Darot, à consacrer des couleuvres, des crapauds, des os de morts réduits en poudre, des fragmens de prétendues cordes de pendus pour en faire des talismans ou des filtres dans lesquels on mêlait des hosties[13]. C’était cependant là ce qu’il y avait de moins odieux; le plus souvent on ajoutait aux rites sataniques les formalités les plus obscènes. La fille de la Voisin elle-même nous apprend dans son interrogatoire comment l’abbé Guibourg officiait chez sa mère. « L’autel, dit-elle, se faisait sur des sièges sur lesquels on mettait des matelas; la femme sur le ventre de laquelle la messe devait être dite était mise toute nue, les jambes pendantes en bas et ayant la tête renversée, et, après qu’il avait été mis un linge ou une serviette sur le ventre de la femme, l’on y mettait la croix sur l’estomac; y avait aussi des cierges allumés qui étaient posés sur des sièges. » M. de La Reynie dans ses rapports donne des détails beau- coup plus circonstanciés sur d’autres messes dites par le même Guibourg et les prêtres affiliés aux malfaiteurs qui exploitaient la scélératesse et la crédulité du public, il cite les femmes qui se prêtaient à ces infamies, et, dans le nombre, il s’en trouve dont les noms appartiennent à l’histoire; mais ici nous devons nous arrêter en renvoyant aux textes eux-mêmes, car nous nous trouvons en présence de faits tellement outrageans pour la morale et la raison qu’ils dépassent tout ce que les imaginations les plus souillées peuvent rêver de plus monstrueux[14].

On trouve çà et là dans les enquêtes et les interrogatoires des détails qui font supposer que des complots avaient été formés à diverses reprises pour attenter à la vie de Louis XIV; mais la chambre ardente, malgré les plus actives recherches, n’a jamais pu réunir des preuves suffisantes, ou peut-être, après les avoir acquises, a-t-elle arrêté les poursuites, pour ne point remonter jusqu’à des coupables qui tenaient une grande place dans le royaume. Ce qui est certain, c’est que des relations très intimes s’étaient établies entre les empoisonneuses et quelques femmes en renom à la cour, que Fontanges et Lavallière n’ont échappé que par hasard à la haine de leurs rivales ou de leurs ennemis, et que la comtesse de Soissons, Marie Mancini, a été dûment atteinte et convaincue d’avoir voulu faire opérer la Voisin contre La Vallière, de concert avec Mme d’Alluye, qui, après l’avoir servie dans ses amours avec le roi, avait aussi voulu la servir dans sa vengeance. Le 23 janvier 1680, la comtesse de Soissons fut décrétée de prise de corps, ainsi que Mme d’Alluye; mais Louis XIV ne put se résoudre à livrer à la justice la femme qu’il avait si tendrement aimée. Il ajourna la signification des décrets rendus par la chambre, et fit avertir les deux accusées par le duc de Bouillon; elles s’enfuirent dans la nuit. La mère du comte de Soissons, Mme de Carignan, qui avait toujours méprisé sa belle-fille, dont elle blâmait sévèrement la conduite et qu’elle soupçonnait d’avoir empoisonné son fils, voulut sauver au moins l’honneur de la famille; elle se rendit à Versailles pour solliciter l’indulgence, et le roi lui répondit avec un profond sentiment de tristesse : « Madame, j’ai voulu que la comtesse se soit sauvée; peut-être en rendrai-je compte à Dieu et à mes peuples. »

Dans les premiers mois de l’année 1681, la chambre ardente prononça de nombreux arrêts; « elle commence à flamber plus que jamais, » écrivit un attaché de l’ambassadeur d’Angleterre à son gouvernement. On avait en effet la veille pendu la fille Chanfrain, maîtresse de l’abbé Guibourg, et brûlé vif en place de Grève un courtier en empoisonnemens, Deschault, qui courait tout Paris pour trouver des cliens, et qui n’hésitait pas « à se défaire d’une personne pour une pièce de 30 sols. » Quelques jours plus tard, Mme de Carada, femme d’un maître des eaux et forêts, avait la tête tranchée; Mme Lescalopier était brûlée en effigie. Les arrestations se multipliaient de jour en jour, on était sur la trace de nouveaux crimes, et tout indiquait que plus d’un grand personnage allait être compromis. Parmi ceux que la justice pouvait frapper encore, un grand nombre avaient des attaches dans les plus hautes classes, et dans la chambre elle-même des amis ou des parens. L’abbé Guibourg et d’autres abbés avaient reculé les bornes de la scélératesse. Les juges hésitèrent à déshonorer, en flétrissant quelques-uns de leurs membres, des familles qui leur étaient chères et que l’estime publique avait toujours environnées jusque-là. Ils hésitèrent à fournir des armes aux adversaires du catholicisme en livrant au bourreau tous les prêtres compromis dans l’affaire. Louis XIV de son côté ne voulut point, par un sentiment de pudeur patriotique, discréditer la France aux yeux de l’étranger en étalant à tous les yeux les plaies qui la rongeaient. Il avait d’ailleurs de graves raisons de penser que, parmi les femmes qu’il avait aimées, la comtesse de Soissons n’était point la seule qui fût mêlée à ces iniquités. Les condamnations n’atteignirent que les malfaiteurs hors ligne, les préparateurs de poisons, les professeurs d’empoisonnement, et l’ordre fut donné secrètement d’arrêter les enquêtes. Effrayés par les supplices, ceux que la chambre avait épargnés et qui se sentaient coupables allèrent traîner leur honte et leurs remords à l’étranger ou cherchèrent à se faire oublier en vivant dans la retraite. L’opinion publique, si longtemps indulgente, se montra d’une sévérité extrême lorsque la main du bourreau eut flétri quelques grands coupables, et, comme tout change vite en France, l’empoisonnement fit horreur du jour où il cessa d’être à la mode. Quant aux sorciers, aux devins, aux pythonisses, ils gardèrent leur prestige sous la régence et sous Louis XV[15], et l’on peut dire qu’ils le gardent encore, car il n’est pas une seule des folies des sciences occultes qui de notre temps même n’ait trouvé des adeptes fervens. Le diable a perdu son crédit : on n’allume plus pour l’évoquer les bougies noires de l’abbé Guibourg, mais en rentrant dans les ténèbres il nous a légué le corbeau sanglant, les escargots sympathiques, les cartomanciens, les nécromanciens, les esprits frappeurs, les somnambules lucides et translucides, Mme Le Normand et Allan Kerdec, Alexis et Mlle Pigeaire, les médiums, les spirites, les tables tournantes, voyantes et parlantes, et peut-être, avant de nous vanter des progrès de notre civilisation, ferions-nous sagement de nous rappeler que, si le XVIIe siècle a eu le poison, le XIXe a eu la commune.

Deux siècles nous séparent de la chambre ardente, et, de même que M. de La Reynie, nous nous demandons comment de pareils forfaits ont pu se produire à une époque que nous sommes habitués à regarder comme la plus brillante de notre histoire. Cependant, si nous cherchons à pénétrer au fond des choses, nous ne tarderons pas à reconnaître que cette société, en apparence si régulière, cachait sous de splendides dehors bien des misères morales. Le mal datait de loin; elle avait hérité du XVIe siècle la superstition des sciences occultes, de la fronde l’habitude des intrigues secrètes, le mépris des lois, la fureur des duels. La piété sincère et militante avait fait place à la dévotion étroite et hypocrite que La Bruyère a flétrie dans Onuphre et Molière dans Tartuffe. Bien des gens ne priaient que des lèvres, et la foi n’échauffait plus que les âmes d’élite. Mais en même temps il existait dans toutes les classes comme une sorte d’aristocratie de vertu, de probité sévère, qui avait tout à la fois l’austérité et l’élégance des mœurs; elle donnait à l’armée d’héroïques soldats, aux parlemens et aux autres sièges royaux des magistrats intègres, indépendans, durs au travail, à l’église des prêtres qui vivaient dans l’édification, au jansénisme des saints et des martyrs. C’est d’après cette grande aristocratie de l’honneur et de l’intelligence, d’après elle seule que nous avons jugé le XVIIe siècle. Éblouis par son prestige, nous n’avons point regardé autour et au-dessous d’elle, et cependant c’était là, aussi bien dans les grands appartemens de Versailles que dans les rues de Paris, qu’il fallait, comme la chambre ardente, ouvrir une enquête. La Bruyère dans le chapitre de la Cour et Saint-Simon dans ses Mémoires se sont chargés de nous apprendre de quels élémens se composait en majorité cette] cohue à la fois orgueilleuse et servile, qui ne cherchait à édifier sa fortune que par la flatterie et la bassesse, et c’est en la suivant dans l’inextricable dédale de ses intrigues, c’est en voyant les implacables rivalités de ses ambitions qu’on arrive à comprendre comment les plus audacieux et les plus pervers ont tenté de s’avancer par le poison.

Ces femmes qui vont se placer sous la criminelle direction des pythonisses, ce sont les filles et les parentes de celles dont Bussy-Rabutin a flétri, dans le Pays de braquerie, les galanteries effrontées et souvent vénales; ces grands seigneurs qui achètent au poids de l’or les petits paquets de la Voisin, ce sont les bretteurs de la fronde, qui trouvent ces paquets plus sûrs que leur épée; ce sont « de vieux cavaliers insensibles ou de jeunes nés dans le bruit des armes et que ce métier avait rendus brutaux. » La population de Paris prise en masse offre, comme la cour, de nombreux élémens pour le crime. Dans les couches inférieures, elle est profondément ignorante, profondément cupide; elle a dans la gêne l’amour du luxe, comme le prouve l’inventaire mobilier dressé pour l’assiette des impôts par le commissaire, de Lamarre, elle veut s’enrichir à tout prix, et elle achète en toute confiance de la poudre de succession parce qu’elle sait que la police est mal faite et qu’elle croit à l’impunité. Bien d’autres explications se présentent encore; elles ressortent pour ainsi dire d’elles-mêmes de l’observation des faits, l’on comprend comment le gouvernement de Louis XIV a été amené, pour suppléer à l’impuissance et aux lenteurs des tribunaux ordinaires, à faire de la Bastille une sorte de maison de correction ou de détention préventive, en même temps qu’une prison d’état : que ce gouvernement, en mainte occasion, ait agi avec un arbitraire que rien ne peut excuser, que cet arbitraire ait soulevé dans les deux derniers siècles une réprobation profonde, et qu’il soit entré pour une bonne part dans les causes de la révolution, on ne saurait en douter, mais il reste en même temps acquis à l’histoire que les détenus, quel que fût le motif de leur séquestration, n’ont jamais été soumis dans la forteresse du faubourg Saint-Antoine aux affreux traitemens dont on s’est fait au moment de la révolution une arme contre la royauté, et que les gravures du temps qui nous montrent les prisonniers d’état sortant de leurs cachots chargés de chaînes ne sont qu’une invention des partis.

Nous avons, dans le cours de cette étude, rappelé le nom de Racine. Nous ajouterons en terminant que sa mémoire est sortie pure d’une accusation calomnieuse. Quand toutes les classes de la société fournissaient leur contingent à la sombre affaire des poisons, la chambre ardente n’a pas trouvé un seul coupable parmi les écrivains, et, s’ils ont illustré le siècle de Louis XIV par leurs œuvres, on peut dire qu’au milieu d’une dissolution morale trop hautement constatée, ils l’ont également honoré par leur caractère et la dignité de leur vie.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Nous n’avons point à nous occuper ici de la Bastille comme forteresse. Il suffira de rappeler qu’elle fut occupée par les Anglais en 1436 et leur fut reprise peu de temps après par le comte de Richemont à la fin de la guerre de cent ans. En 1588, le duc de Guise y avait une garnison qui capitula devant Henri IV. En 1649, les frondeurs firent prisonnières les troupes royales, dont l’effectif se composait de 22 hommes, qui se rendirent après avoir essuyé le feu d’un canon qui leur envoya un boulet. Deux ans plus tard, lors du combat du faubourg Saint-Antoine, Mlle de Montpensier sauva Condé et l’armée de la fronde d’une défaite complète en faisant tirer sur l’armée royale les pièces qui garnissaient les plates-formes. On voit par là que la Bastille n’a jamais joué un rôle militaire important. Quant à l’affaire du 14 juillet 1789, on n’a jamais su exactement ce qui s’était passé. Les vainqueurs paraissent avoir singulièrement exagéré leur victoire, et les livres où il est dit que le peuple a escaladé les remparts à force de mourir à leurs pieds n’ont fait que remplacer la vérité de l’histoire par une phrase de rhétorique.
  2. C’est le mot du cardinal de Retz.
  3. C’est ainsi qu’il établit à l’Arsenal une chambre extraordinaire pour condamner d’office les individus contre lesquels le parlement ne voulait point prononcer sans les entendre, et qu’il fit condamner le maréchal de Marillac à la peine de mort par une commission composée de ses créatures ; cette commission siégea dans sa maison de campagne de Rueil.
  4. Le bourreau de Paris en 1676 se nommait Guillaume; son métier n’avait point éteint en lui la sensibilité ; il tenait à honneur de ne pas faire souffrir les patiens, et quand ils donnaient, comme la Brinvilliers, des signes de repentir, il faisait dire des messes pour le repos de leur âme.
  5. On estime à 80,000 le nombre de lettres de cachet qui fut délivré sous le ministère du cardinal de Fleury. Une petite fille de sept ans fut mise à la Bastille, parce qu’on la soupçonnait d’être convulsionnaire.
  6. Mirabeau, les Lettres de cachet et les prisons d’état, p. 224. La cour des aides, aujourd’hui complètement oubliée, a été sous l’ancien régime le plus indépendant des grands corps de l’état; elle n’a point porté comme le parlement un étroit esprit de corps dans ses remontrances, et son histoire mérite à tous égards d’attirer l’attention.
  7. On sait que sous l’ancienne monarchie deux systèmes distincts, la régie et les fermes, étaient appliqués au recouvrement des impôts. Dans le système de la régie, la perception était faite par les agens de l’état, ou les délégués des populations, sous la surveillance de ces mêmes agens. Dans le système des fermes, elle était faite par des intermédiaires, fermiers ou sous-fermiers, qui se chargeaient à forfait des recouvremens, dont ils restaient responsables. Une ordonnance de 1382 voulait que les baux des fermes fussent mis aux enchères publiques; elle fut souvent renouvelée depuis, mais ils n’en furent pas moins adjugés très souvent à l’amiable et en secret.
  8. Les empoisonneurs, dit M. Ravaisson, travaillèrent d’abord en toute sécurité. Les uns se faisaient passer pour des alchimistes, et pendant qu’ils distillaient en secret de l’arsenic et des plantes vénéneuses, ils entassaient dans leurs alambics des plantes inoffensives qu’ils mettaient en évidence; les autres, au moment où Colbert venait de fonder une manufacture de glaces et de cristaux colorés, obtinrent l’autorisation de travailler dans la verrerie royale, où il leur fut permis d’établir des creusets ; ils en profitèrent pour fabriquer aux frais de l’état des poisons qu’ils vendaient fort cher aux particuliers. Quelques-uns donnèrent des leçons, et fondèrent, comme on dit aujourd’hui, des cours d’enseignement professionnel.
  9. L’emploi des substances vénéneuses durait souvent plusieurs mois. C’est ainsi que le lieutenant civil Aubray fut empoisonné vingt-huit fois par sa fille et un laquais. Archives, t. V, p. 243.
  10. Les sciences occultes ont dans tous les temps attribué une grande puissance au sang des enfans. On appliquait aux cérémonies magiques le système des contraires; le diable étant la plus haute incarnation de la perversité, on supposait que plus on lui sacrifiait des êtres innocens et purs, plus il était satisfait et se montrait bien disposé en faveur de ses adeptes.
  11. Mémoire de M. de La Reynie au roi, t. V, p. 432, 433.
  12. Tome VI, p. 50, 51.
  13. Archives, t. VI, p. 43, 59, 82, 218, 249, 252, 259, 311, 445.
  14. Voyez entre autres t. VI, p. 420.
  15. Voyez Journal de l’avocat Barbier, t. IV, p. 357; VII, 33; VIII, 332.