Une Philosophie nouvelle - Henri Bergson/01

Une Philosophie nouvelle - Henri Bergson
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 551-580).
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UNE
PHILOSOPHIE NOUVELLE

M. HENRI BERGSON

I
LA MÉTHODE

Il y a aujourd’hui un philosophe dont partout sonne le nom, que les gens du métier, — même s’ils le discutent ou le contredisent, — jugent comparable aux plus grands et qui, écrivain autant que penseur, renversant la convention des barrières techniques, trouve le secret de se faire lire à la fois au dehors et au dedans des écoles. Sans nul doute, et de l’aveu commun, l’œuvre de M. Henri Bergson comptera aux yeux de l’avenir parmi les plus caractéristiques, les plus fécondes et les plus glorieuses de notre époque. Elle marque une date que l’histoire n’oubliera plus ; elle ouvre une phase de la pensée métaphysique ; elle pose un principe de développement dont on ne saurait assigner la limite ; et c’est après froide réflexion, avec pleine conscience de la juste valeur des mots, qu’on peut déclarer la révolution qu’elle opère égale en importance à la révolution kantienne ou même à la révolution socratique. Aussi bien, n’est-ce pas ce que tout le monde a plus ou moins clairement senti ? Car, comment expliquer, sinon par un tel sentiment, l’éclatante et soudaine diffusion de cette philosophie nouvelle, que sa rigueur savante ne paraissait pas prédestiner à un triomphe si rapide ? Vingt ans y ont suffi, portant son effet bien au-delà des bornes traditionnelles ; voici que, d’un pôle de la pensée à l’autre pôle, son influence vit et travaille ; et l’action de ferment qu’elle exerce, nous la voyons dès maintenant s’étendre aux domaines les plus divers, les plus lointains : domaine politique et social où, de points opposés, non d’ailleurs sans quelque abus, on s’efforce déjà de la tirer en sens contraires ; domaine de la spéculation religieuse où, plus légitimement, on la croit appelée à fournir une illustre et lumineuse et bienfaisante carrière ; domaine de la science pure où, en dépit de vieux préjugés séparatistes, les idées qu’elle sème commencent à lever çà et là ; domaine de l’art, enfin, où il semble à plusieurs signes, qu’elle doive aider à prendre conscience d’eux-mêmes certains pressentimens restés jusqu’ici obscurs. L’heure est donc propice à étudier la philosophie de M. Bergson ; mais, en face de tant d’utilisations tentées, un peu prématurément parfois, ce qu’il importe avant tout, c’est, — lui appliquant sa propre méthode, — de l’étudier en elle-même, pour elle-même, dans ses tendances profondes et dans ses œuvres authentiques, sans prétention aucune à l’enrôler au service de quelque cause que ce soit.


I

Un voile interposé entre le réel et nous, enveloppant toute chose et nous-mêmes dans ses plis d’illusion, qui tombe soudain, comme si un enchantement se dissipait, et qui laisse ouvertes devant l’esprit des profondeurs de lumière jusque-là insoupçonnées, où se révèle, semble-t-il, pour la première fois contemplée face à face, la réalité elle-même : voilà le sentiment qu’avec une intensité singulière éprouve presque à chaque page le lecteur de M. Bergson. Révélation saisissante, et que ne saurait ensuite oublier celui qui l’a une fois reçue ! Rien ne peut rendre cette impression de vue intime et directe. Tout ce que l’on pensait déjà connaître en est renouvelé, rajeuni, comme par une clarté de matin ; et de toutes parts aussi, dans cette lumière d’aurore, germent et s’épanouissent des intuitions neuves, que l’on sent riches d’infinies conséquences, lourdes et comme trempées de vie, et dont chacune, aussitôt éclose, parait féconde à jamais. Et cette nouveauté, cependant, n’a rien de paradoxal ni d’inquiétant. Elle répond en nous à une attente, exauce je ne sais quelle confuse espérance. Volontiers même, après coup, tant est vive l’impression de vérité, on croirait reconnaître ce que l’on découvre, comme si toujours on l’avait obscurément pressenti, dans une pénombre mystérieuse, à l’arrière-plan de la conscience.

Après cela, sans doute, chez d’aucuns, les difficultés, les incertitudes reparaissent, et même parfois les objections décidées. D’abord séduit par une sorte de charme étrange, il arrive qu’on se reprenne, au moins qu’on hésite. Tout cela, au fond, demeure si nouveau, si imprévu, si éloigné des conceptions familières ! C’est un flot de pensée jaillissante pour lequel n’existent pas en notre esprit de ces canaux tout creusés d’avance qui font que l’on comprend sans peine. Mais que finalement chacun de nous donne ou refuse une adhésion totale ou partielle, tous, du moins, nous avons reçu un choc fécond, subi une secousse intérieure, aux longs retentissemens ; le réseau de nos habitudes intellectuelles est rompu ; en nous désormais travaille et fermente un levain nouveau ; nous ne penserons plus comme autrefois ; et, disciples ou critiques, nous ne pouvons méconnaître qu’il y ait là un principe de rénovation intégrale pour l’antique philosophie et pour ses vieux problèmes agités depuis tant de siècles.

D’une œuvre si originale, on ne saurait évidemment noter en un bref article tous les aspects, toutes les richesses. Encore moins pourrai-je ici répondre aux multiples questions qu’elle soulève. Détail technique des discussions nettes, serrées, pénétrantes ; exactitude et ampleur de la documentation empruntée aux sciences positives les plus diverses ; finesse merveilleuse de l’analyse psychologique ; magie d’un style qui sait évoquer l’inexprimable : il faut bien que je me résolve à n’en dire qu’un mot rapide. La solidité de la construction ne se verra donc point dans ces pages, non plus que son austère et subtile beauté. Mais de cette philosophie nouvelle, ce que je voudrais au moins faire entrevoir, comme en raccourci, c’est l’idée directrice, le mouvement d’ensemble. Dans une telle entreprise, où le but est de comprendre plus que de juger, la critique doit céder la première place. Mieux vaut tenter l’effort de descendre sympathiquement au cœur de la doctrine pour en revivre la genèse, en percevoir le principe d’unité organique, en saisir le ressort moteur. Faisons de notre lecture un thème de méditation vécue. Le seul juste hommage qu’on puisse rendre aux maîtres de la pensée consiste à penser soi-même, autant qu’on en est capable, à leur suite et sous leur inspiration, dans les voies qu’ils ont inaugurées.

Cette route, en l’espèce, quelques livres la jalonnent, qu’il nous suffira de feuilleter l’un après l’autre, de prendre successivement pour texte de nos réflexions. En 1889, M. Bergson débutait par un Essai sur les données immédiates de la conscience, qui était sa thèse de doctorat : il s’y installait à l’intérieur de la personne humaine, au plus intime de l’esprit, pour s’efforcer d’en ressaisir, dans leur fuyante originalité communément méconnue, la vie profonde et l’action libre. Quelques années plus tard, en 1896, se transportant cette fois à la périphérie de la conscience, à la surface de contact entre le moi et les choses, il publiait Matière et Mémoire : étude magistrale de la perception et du souvenir, qu’il présentait lui-même comme une enquête sur la relation du corps à l’esprit. Puis ce fut, en 1907, l’Evolution créatrice, où la métaphysique nouvelle se dessinait dans toute son ampleur, se déployait dans toute sa richesse, avec des perspectives ouvertes sur d’infinis lointains : évolution universelle, signification de la vie, nature de l’esprit et de la matière, de l’intelligence et de l’instinct, tels étaient alors les grands problèmes traités, aboutissant à une critique générale de la connaissance et à une définition tout originale de la philosophie.

Voilà quels seront nos guides, qu’il faudra nous attacher à suivre pas à pas. Ce n’est point, je l’avoue, sans un certain effroi que j’entreprends la tâche de résumer tant de recherches, de condenser en quelques pages tant de conclusions, et de si neuves. M. Bergson, dans le moindre objet, excelle à donner le sentiment de profondeurs inconnues, de dessous infinis. Jamais nul n’a mieux su remplir le premier office du philosophe, qui est de faire apparaître en toute chose le mystère latent. De la réalité la plus familière, depuis toujours offerte à nos regards, nous voyons tout d’un coup avec lui l’épaisseur concrète, l’inépuisable prolongement, et que nous n’en connaissions que la pellicule superficielle. Et ne croyez point que ce soit simple prestige de poète. Que le philosophe parle une langue d’une exquise qualité, écrive d’un style fécond en vives images, il faut lui savoir gré de ce mérite trop rare. Mais ne soyons pas dupes d’une apparence typographique : ces pages sans notes sont nourries de science positive minutieusement contrôlée. Un jour, en 1901, à la Société française de Philosophie, M. Bergson racontait la genèse de Matière et Mémoire :

« Je m’étais proposé, — il y a quelque douze ans de cela, — le problème suivant. : « Qu’est-ce que la physiologie et la pathologie actuelles enseigneraient sur l’antique question des rapports du physique et du moral à un esprit sans parti pris, décidé à oublier toutes les spéculations auxquelles il a pu se livrer sur ce point, décidé aussi à négliger, dans les affirmations des savans, tout ce qui n’est pas la constatation pure et simple des faits ? » Et je m’étais mis à l’étude. Je m’aperçus bien vite que la question n’était susceptible de solution provisoire et même de formule précise que si on la restreignait au problème de la mémoire. Dans la mémoire elle-même, je fus amené à tailler une circonscription qu’il fallut resserrer de plus en plus. Après m’être arrêté à la mémoire des mots, je vis que le problème ainsi formulé était encore trop large et que c’est la mémoire du son des mots qui pose la question sous sa forme la plus précise et la plus intéressante. La littérature de l’aphasie est énorme. Je mis cinq ans à la dépouiller. Et j’arrivai à cette conclusion qu’il doit y avoir entre le fait psychologique et son substrat cérébral une relation qui ne répond à aucun des concepts tout faits que la philosophie met à notre service. »

Cet effort d’oubli provisoire pour se refaire un esprit libre et neuf ; ce mélange d’enquête positive et d’invention hardie ; une lecture prodigieuse ; d’immenses travaux d’approche poursuivis avec une patience inlassable ; la constante surveillance d’une critique informée des moindres détails et attentive à suivre chacun d’eux en ses moindres replis ; la philosophie entière de proche en proche rattachée à un problème que l’on eût tout d’abord estimé secondaire et partiel, se retrouvant en profondeur et se transfigurant par là même ; tout cela, d’ailleurs, si bien fondu et vivifié que l’exposé final laisse une impression de souveraine aisance : voilà ce qui caractérise partout la manière de M. Bergson.

Des exemples pourraient seuls permettre, et encore dans une faible mesure, de mieux comprendre cette démarche. Mais, avant d’en venir là, une question préalable s’impose à notre examen. Dès l’avant-propos de son Essai initial, M. Bergson dégageait le principe d’une méthode qui devait ensuite se retrouver toujours la même au cours de ses différens travaux. Cette méthode, il la formulait en des termes qu’il faut rappeler :

« Nous nous exprimons nécessairement par des mots, et nous pensons le plus souvent dans l’espace. En d’autres termes, le langage exige que nous établissions entre nos idées les mêmes distinctions nettes et précises, la même discontinuité qu’entre les objets matériels. Cette assimilation est utile dans la vie pratique, et nécessaire dans la plupart des sciences. Mais on pourrait se demander si les difficultés insurmontables que certains problèmes philosophiques soulèvent ne viendraient pas de ce que l’on s’obstine à juxtaposer dans l’espace les phénomènes qui n’occupent point d’espace, et si, en faisant abstraction des grossières images, autour desquelles le combat se livre, on n’y mettrait pas parfois un terme. »

Ainsi, dès le point de départ, est affirmé le devoir, pour le philosophe, de renoncer aux formes usuelles de la pensée analytique et discursive, d’accomplir un effort d’intuition directe qui le mette sans intermédiaire au contact même du réel. C’est assurément cette question de méthode qui doit être envisagée la première. Question capitale si M. Bergson présente lui-même ses ouvrages comme des « essais » qui ne visent pas « à résoudre d’un coup les plus grands problèmes, » mais qui veulent simplement « définir la méthode et faire entrevoir, sur quelques points essentiels, la possibilité de l’appliquer. » Question délicate aussi, car elle commande toutes les autres, décisive d’ailleurs pour la pleine compréhension du reste, et qui nous retiendra tout d’abord un moment. Nous aurons, pour nous diriger dans cette étude préliminaire, une admirable Introduction à la Métaphysique parue en article dans la Revue de Métaphysique et de Morale (janvier 1903) : court mémoire merveilleusement suggestif, qui constitue la meilleure préface à la lecture des livres eux-mêmes et dont, pour le dire en passant, il serait bien à désirer que M. Bergson le recueillît en volume, avec quelques autres aujourd’hui presque introuvables.


II

Toute philosophie, avant de prendre corps en groupes de thèses coordonnées, se présente, à son moment initial, comme une attitude, un esprit, une méthode. Rien de plus important que d’étudier ce point de départ, cet acte primordial d’orientation et de mise en marche, si de la doctrine qui en résulte on veut atteindre ensuite la nuance précise de signification. Là en effet jaillit la source de pensée ; là se détermine la forme du système futur ; et là s’opère la prise de contact avec le réel.

Ce dernier point, notamment, est capital. Retour à la vue directe des choses par delà tous les symboles figuratifs ; descente aux profondeurs intimes de l’être, pour en saisir dans leur qualité pure les pulsations de vie, dans son rythme le plus secret la respiration intérieure ; mesure, au moins, du degré où cela est possible : telle a toujours été l’ambition du philosophe ; et la nouvelle philosophie demeure attachée au même idéal. Mais comment comprend-elle sa tâche ? Voilà ce qu’il importe premièrement d’éclaircir. Car le problème est complexe et le but lointain.

« Nous sommes faits pour agir autant et plus que pour penser, dit M. Bergson ; ou plutôt, quand nous suivons le mouvement de notre nature, c’est pour agir que nous pensons. » Aussi « ce qu’on appelle ordinairement un fait, ce n’est pas la réalité telle qu’elle apparaîtrait à une intuition immédiate, mais une adaptation du réel aux intérêts de la pratique et aux exigences de la vie sociale. » De là une question préliminaire à toute autre : dégager, dans notre représentation commune du monde, le donné proprement dit, des arrangemens que nous y avons introduits en vue de l’action et du langage. Or, pour retrouver la nature dans sa fraîcheur de réalité jaillissante, il ne suffit pas de laisser tomber les images et concepts fabriqués par l’initiative humaine, il suffit moins encore de s’abandonner au torrent des sensations brutes. Nous risquerions ainsi de dissoudre notre pensée dans le rêve ou de l’éteindre dans la nuit. Nous risquerions surtout de nous engager dans une voie impossible à suivre. Le philosophe n’est pas maître de recommencer sur de nouveaux plans l’œuvre de connaissance, avec un esprit que suffirait à refaire vierge et neuf un simple décret d’oubli. A l’heure où débute la réflexion critique, nous sommes déjà depuis longtemps engagés dans l’action et dans la science ; par l’exercice de la vie individuelle comme par l’expérience héréditaire de la race, nos facultés de perception et de conception, nos sens et notre entendement ont contracté des habitudes, qui sont devenues maintenant inconscientes, instinctives ; idées et principes de toutes sortes nous hantent, si familiers aujourd’hui que nous ne les remarquons même plus. Que vaut cependant tout cela ? Est-ce valable tel quel pour connaître la nature d’une intuition désintéressée ? Seul un examen de conscience méthodique pourra nous le dire ; et ce n’est pas assez, encore un coup, d’un renoncement au savoir explicite pour nous refaire un esprit libre, capable de voir naïvement le donné tel qu’il est : c’est peut-être une réforme profonde qui s’impose, une manière de conversion.

Notre intelligence, — fonction rationnelle et fonction perceptive, — émerge de la nuit à travers une lente pénombre. Durant cette période crépusculaire, elle a vécu, travaillé, agi, elle s’est façonnée, informée. Au seuil de la spéculation philosophique, la voici pleine de croyances plus ou moins occultes qui sont littéralement des préjugés, marquée d’une empreinte secrète qui affecte chacune de ses démarches. C’est là une situation de fait dont il n’appartient à personne de s’affranchir. Qu’il nous plaise ou non, nous sommes, dès le début de notre enquête, immergés dans une doctrine qui nous masque la nature et qui au fond constitue déjà toute une métaphysique : le sens commun, dont la science positive n’est elle-même que l’extension et raffinement. Or que vaut cette œuvre accomplie sans conscience claire et sans attention critique ? Nous met-elle en rapport vrai avec les choses, en rapport de connaissance pure ? Doute initial, inévitable, que nous avons d’abord à lever. Mais chimérique serait l’entreprise d’évacuer provisoirement notre esprit pour y admettre ensuite, un à un et après contrôle, tel ou tel concept, tel ou tel principe. Un ne dénoncera jamais avec trop de vigueur les illusions de table rase et de reconstruction totale. Est-ce qu’on part du vide pour penser ? Est-ce qu’on pense à vide et avec rien ? Les idées communes forment nécessairement la trame de fond sur laquelle brode notre pensée savante. Au surplus, quand bien même on réussirait l’impossible tâche, aurait-on pour cela corrigé les causes d’erreur inscrites aujourd’hui dans la structure même de notre intelligence, telle que la vie antérieure l’a faite ? Elles continueraient d’agir inaperçues jusque sur le travail de révision entrepris pour y porter remède. Non, c’est du dedans, par un effort d’épuration immanente, que doit s’accomplir la réforme nécessaire. Et la philosophie a comme premier rôle d’instituer une réflexion critique sur les commencemens obscurs de la pensée, en vue de porter la lumière au sein des spontanéités initiales, mais sans prétention vaine à sortir du courant où de fait elle est plongée.

Déjà une conclusion se dessine : du sens commun, le fond est sûr ; la forme suspecte. En lui est possédé, au moins virtuellement et à l’état de germe, tout ce qu’on pourra jamais atteindre du réel, car le réel se constate et ne se construit pas. Tout revient à faire le départ du construit et du constaté. Aussi la recherche philosophique ne peut-elle être qu’un retour conscient et réfléchi aux données de l’intuition première. Mais à ces données, le sens commun, issu d’une préoccupation pratique, a sans doute fait subir une déformation intéressée, artificielle dans la mesure où elle est industrieuse. C’est l’hypothèse fondamentale de M. Bergson, et elle porte loin : « Beaucoup de difficultés métaphysiques naissent peut-être de ce que nous brouillons la spéculation et la pratique ; ou de ce que nous poussons une idée dans la direction de l’utile quand nous croyons l’approfondir théoriquement, eu enfin de ce que nous employons tes formes de l’action à penser. » Le travail de réforme consisterait donc à libérer notre intelligence de ses habitudes utilitaires, en nous efforçant pour cela tout d’abord d’en prendre nettement conscience.

Remarquez à quel point les présomptions sont en faveur de notre hypothèse. La vie organique, envisagée soit dans la genèse et la conservation de l’individu, soit dans l’évolution de l’espèce, est orientée naturellement vers l’utile ; mais l’effort de pensée fait suite à l’effort de vie ; il ne s’y ajoute pas du dehors, il le prolonge, il en est la fleur ; ne doit-on pas s’attendre dès lors à ce qu’il en conserve les habitudes ? Et en effet qu’observons-nous ? La première lueur d’intelligence humaine, aux temps préhistoriques, nous est révélée par une industrie : le silex taillé des cavernes primitives marque l’étape initiale sur la route qui devait aboutir un jour aux plus hautes philosophies. Toutes les sciences, d’ailleurs, ont débuté par des arts pratiques. Bien plus, notre science actuelle, si désintéressée qu’elle se soit faite, n’en reste pas moins en relation étroite avec les exigences de notre action : elle nous permet de parler et de manier les choses plutôt que de les voir dans leur nature intime et profonde. L’analyse appliquée à nos opérations de connaissance nous montre que notre entendement morcelle, qu’il immobilise, qu’il quantifie, bien que le réel, — tel qu’il apparaît à l’intuition immédiate, — soit continuité fuyante, flux de qualités fondues. C’est dire que notre entendement solidifie tout ce qu’il touche. Ne sont-ce point là justement les postulats essentiels de l’action et du discours ? Pour parler comme pour agir, il faut des élémens séparables, des termes et des choses qui demeurent inertes pendant qu’on opère et qui soutiennent entre eux de ces rapports fixes dont les rapports mathématiques nous offrent le type idéal et parfait.

Tout concourt donc à nous incliner vers l’hypothèse en cause. Prenons-la désormais comme exprimant un fait. Les formes de connaissance élaborées par le sens commun ne visaient pas originellement à nous permettre de voir le réel tel qu’il est. Leur rôle était plutôt, et il reste, de nous en faire saisir l’aspect utilisable. C’est pour cela qu’elles sont faites, non pour la spéculation philosophique. Or ces formes, néanmoins, ont subsisté en nous, à l’état d’habitudes invétérées devenues bientôt inconscientes, même quand nous en sommes venus à vouloir connaître pour connaître. Mais, à ce stade nouveau, elles conservent le pli de leur fonction utilitaire primitive et transportent partout cette marque en l’imprimant aux œuvres nouvelles qu’on cherche à leur faire accomplir. Aussi tout un travail de réforme intérieure est-il nécessaire aujourd’hui pour que nous parvenions à découvrir et à dégager dans notre perception de la nature, sous la gangue de symboles pratiques, ce qu’elle enveloppe d’intuition vraie. Cet effort de retour au point de vue de la contemplation pure et de l’expérience désintéressée constitue d’ailleurs un travail très différent du travail scientifique. Autre chose est de regarder de plus en plus près et de plus en plus loin avec les yeux qu’une évolution utilitaire nous a faits ; autre chose de travailler à nous refaire des yeux capables de voir pour voir et non plus pour vivre.

La philosophie ainsi comprise, — et nous verrons de mieux en mieux, en avançant, qu’il n’y a point d’autre manière légitime de la comprendre, — exige de notre part un acte presque violent de réforme et de conversion. Il faut que l’esprit se retourne sur lui-même, qu’il invertisse la direction habituelle de sa pensée, qu’il remonte la pente où l’entraîne son instinct d’action, qu’il aille chercher l’expérience à sa source « au-dessus de ce tournant décisif où, s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l’expérience humaine, » bref que, par un double effort de critique et d’élargissement, il dépasse le sens commun et l’entendement discursif pour revenir à l’intuition pure. Philosopher, c’est revivre l’immédiat, puis à sa lumière interpréter notre science rationnelle et notre perception commune. Au moins est-ce là le premier stade, car nous verrons plus tard qu’il y a encore autre chose.

Cette conception de la philosophie peut être dite vraiment nouvelle, en ce que, pour la première fois, la philosophie se trouve distinguée spécifiquement de la science, tout en restant aussi positive qu’elle. La science, en effet, garde au fond l’attitude générale du sens commun, avec son outillage de principes et de formes. Sans doute elle le développe et le parfait, l’affine et l’étend, le corrige même sur plus d’un point. Mais elle n’en change ni la ligne de visée ni les démarches essentielles. Ici au contraire, ce qui est mis en doute et finalement modifié, c’est la direction de l’aiguillage initial. Non point que, par là, on entende condamner la science. Il ne s’agit que d’en reconnaître les justes bornes. Les méthodes proprement scientifiques sont à leur place et conviennent, elles conduisent à une connaissance vraie (encore que mêlée de symboles) tant que l’objet d’étude est le monde même de l’action pratique, c’est-à-dire en somme le monde de la matière inerte. Mais l’âme, la vie, l’activité lui échappent, et c’est là pourtant le ressort et fond dernier de tout ; et c’est d’avoir vu cela, avec ce qu’il entraîne, qui est nouveau.

Toutefois, si neuve qu’elle paraisse à juste titre, la conception bergsonienne de la philosophie ne mérite pas moins, à un autre point de vue, d’être appelée traditionnelle et classique. Ce qu’elle définit, en effet, ce n’est pas tant une philosophie particulière que la philosophie elle-même, dans sa fonction originale. Partout dans l’histoire on la retrouve sous-jacente, qui circule sourdement. Tous les grands philosophes l’ont pressentie et pratiquée à l’heure de l’invention. Il est arrivé seulement qu’en général on ne s’en est pas bien rendu compte, et aussi qu’on a bientôt dévié. Mais sur ce point, je ne saurais insister sans de trop longs détails et force m’est de renvoyer au IVe chapitre de l’Evolution créatrice, où le lecteur trouvera toute la question traitée.

Une remarque, cependant, doit être faite encore. La philosophie, telle que la conçoit M. Bergson, implique et réclame durée ; elle ne vise point à s’achever d’un coup, car la réforme d’esprit qu’elle suppose est de celles qui ne s’accomplissent que peu à peu ; la vérité qu’elle apporte ne se donne pas pour une essence intemporelle qu’un génie assez puissant pourrait à la rigueur apercevoir entière d’une seule vue ; et cela même semble très nouveau. Certes, je ne veux pas médire des systèmes. Chacun d’eux est une expérience de la pensée, un moment de sa vie, une méthode pour explorer le réel, un réactif qui en décèle un aspect. La vérité s’analyse en systèmes comme la lumière en couleurs. Mais le nom seul de système évêque l’idée statique l’un édifice terminé. Ici rien de pareil. La philosophie nouvelle veut être une démarche autant et plus qu’un système. Elle réclame d’être vécue non moins que pensée. Elle exige que la pensée travaille à vivre sa vie propre, une vie intérieure et rapportée à elle-même, effective et agissante et créatrice, mais non plus tournée vers l’action au dehors. Et, dit M. Bergson, « elle ne pourra se constituer que par l’effort collectif et progressif de bien des penseurs, de bien des observateurs aussi, se complétant, se corrigeant, se redressant les uns les autres. »

Voyons au moins comment elle commence et quel en est l’acte générateur.


III

Comment atteindre l’immédiat ? Comment réaliser cette perception du donné pur, où doit tendre, disions-nous, la première démarche du philosophe ? Si ce doute n’est pas éclairci, le but proposé restera devant nos regards comme un idéal abstrait et mort. Voilà donc le point qui réclame présentement explication. Car il y a une difficulté sérieuse sur laquelle pourrait tromper l’emploi même du mot « immédiat. » L’immédiat, en effet, au sens qui nous occupe, n’est pas du tout ou du moins n’est plus pour nous le passivement subi, le je ne sais quoi qu’on recevrait infailliblement, pourvu qu’on ouvre les yeux et qu’on s’abstienne de réflexion. En fait, nous ne pouvons pas nous abstenir de réflexion ; la réflexion est aujourd’hui incorporée à nos yeux mêmes ; elle entre en exercice dès qu’ils s’ouvrent. De sorte que, pour retrouver l’immédiat, il nous faut un effort et un travail. Comment conduire cet effort ? En quoi va consister ce travail ? A quel signe pourra-t-on reconnaître que le résultat est obtenu ? Autant de questions à résoudre. M. Bergson en parle surtout à propos des réalités de la conscience ou, plus généralement, de la vie. Et c’est là en effet que les conséquences importent le plus, ont la plus grave portée. Aussi aurons-nous à y revenir avec détail. Mais, pour la commodité de l’exposition, je choisirai ici un autre exemple : celui de la matière inerte, de la perception qui est à la base de la physique. Ce cas est celui où l’écart demeure le moindre, si réel soit-il, entre la perception commune et la perception pure. Il paraît donc le mieux approprié à l’esquisse que je voudrais tracer d’un travail fort complexe dont je ne puis songer évidemment qu’à indiquer les grandes lignes et la direction d’ensemble.

Nous croyons volontiers qu’en promenant nos regards sur les objets qui nous entourent, nous entrons sans résistance en eux et les appréhendons tout d’un coup selon leur nature intrinsèque. Perception ne serait ainsi que simple enregistrement passif. Or rien n’est plus faux, si du moins on entend parler de la perception qui s’exerce sans critique profonde au cours de la vie journalière. Ce que l’on prend alors pour donnée pure est au contraire le terme ultime d’une série très compliquée d’opérations mentales. Et dans ce terme il entre autant de nous que des choses.

Toute perception concrète, en effet, se présente à l’analyse comme un indissoluble mélange de construit et de donné, où le donné ne se révèle qu’à travers le construit et coloré de sa teinte. Nous savons tous, par expérience, combien l’ignorant est incapable de traduire la simple apparence du moindre fait sans y incorporer une foule d’interprétations adventices. Nous savons moins, — mais il est aussi vrai, — que le plus averti et le plus habile ne procède pas d’une autre manière : il interprète mieux, mais il interprète. C’est pourquoi il est si difficile de bien observer : on voit ou on ne voit point, on remarque tel ou tel aspect, on lit ceci ou cela, suivant l’état de conscience dans lequel on est, suivant la direction de recherche que l’on suit. Qui donc définissait l’art : la nature vue à travers un esprit ? La perception aussi est un art.

Cet art a ses procédés, ses conventions, ses instrumens. Entrez dans un laboratoire et considérez un de ces appareils complexes qui nous font des sens plus puissans ou plus fins : chacun d’eux est littéralement un faisceau de théories matérialisées et, par son intermédiaire, toute la science acquise vient peser sur chaque nouvelle observation du savant. Eh bien ! nos organes sensoriels sont de véritables appareils montés par le travail inconscient de l’esprit au cours de l’évolution biologique : eux aussi résument, concrétisent et véhiculent un système de théories informantes. Mais ce n’est pas tout. La psychologie la plus élémentaire montre combien il entre de pensée proprement dite, — souvenir ou inférence, — dans ce que nous serions tentés de croire perception pure. Constater n’est pas recevoir naïvement l’empreinte fidèle de ce qui est : c’est toujours l’interpréter, en faire un système, le mettre en des formes préexistantes qui constituent de véritables cadres théoriques. Et c’est pourquoi l’enfant doit apprendre à percevoir. Il y a une éducation des sens, qu’il acquiert par de longs exercices. Un jour même, l’accoutumance aidant, il cessera presque de voir les choses ; quelques traits, quelques lueurs, simples signes cueillis au vol d’un regard bref, lui suffiront pour les reconnaître ; et de la réalité il ne retiendra plus guère que des schèmes et des symboles.

« Percevoir, dit à ce sujet M. Bergson, finit par n’être plus qu’une occasion de se souvenir. » Toute perception concrète, en effet, porte moins sur le présent que sur le passé. La part de perception pure y est petite : recouverte aussitôt, presque submergée par l’apport de la mémoire. Cette part infinitésimale joue un rôle d’amorce. Appel lancé au souvenir, elle nous provoque à extraire de notre expérience antérieure, à construire avec nos richesses acquises un système d’images permettant de lire l’expérience actuelle. Avec le projet d’interprétation ainsi constitué, nous allons au-devant des quelques traits fugitifs effectivement perçus. Que la théorie élaborée par nous s’y adapte, réussisse à en rendre compte, à les relier, à leur donner un sens : nous aurons en fin de compte une perception proprement dite. Percevoir, au sens usuel du mot, c’est donc résoudre un problème, vérifier une théorie. Par là s’expliquent les « erreurs des sens, » qui sont en réalité des erreurs d’interprétation. Par là aussi, et de la même façon, s’expliquent les rêves.

Prenons un exemple simple. Quand vous lisez un livre, est-ce que vous en épelez chaque syllabe une à une, pour grouper ensuite les syllabes en mots, les mots en phrases, et aller ainsi de l’écriture à la signification ? Non point ; mais vous saisissez tout juste quelques lettres, quelques jambages, des silhouettes graphiques ; puis vous devinez le reste, en allant au contraire d’une signification probable à l’écriture qu’il s’agit d’interpréter. De là les erreurs de lecture ; de là aussi la difficulté bien connue de voir les fautes d’impression. Des expériences curieuses confirment cette observation banale. On écrit sur un tableau noir une formule quelconque d’usage courant, mais avec, çà et là, des incorrections voulues, des lettres changées ou omises. Cette formule est placée dans une salle obscure devant une personne qui naturellement ignore la formule écrite. Puis on illumine l’inscription pendant un temps trop court pour que l’observateur puisse l’épeler. Malgré cela, le plus souvent, il lit la formule entière sans hésitation ni difficulté. Il a donc restitué ce qui manquait ou corrigé ce qui était défectueux. Maintenant, si on lui demande quelles lettres il est sûr d’avoir vues, on constate qu’il indique aussi bien une lettre omise ou changée qu’une lettre réellement écrite. Ainsi l’observateur peut voir se détacher en pleine lumière une lettre absente, si cette lettre, en vertu du sens général, doit entrer dans la formule. Mais il y a plus, et l’expérience peut être variée. Je suppose qu’on ait écrit correctement le mot « tumulte. » Cela fait, pour orienter la mémoire de l’observateur dans une certaine direction de souvenir, on lui crie à l’oreille, pendant la brève durée de l’illumination, un autre mot de signification différente, par exemple le mot « chemin de fer. » L’observateur lit « tunnel, » c’est-à-dire un mot dont la silhouette graphique ressemble à celle du mot écrit, mais dont le sens appartient à l’ordre de souvenir évoqué. Dans cette erreur de lecture comme dans les corrections spontanées de l’expérience précédente, ne voit-on pas bien nettement que percevoir est toujours accomplir un travail de divination ? C’est le sens de ce travail qu’il s’agit de caractériser.

Selon l’idée vulgaire, la perception a un intérêt tout spéculatif : elle est connaissance pure. Voilà l’erreur fondamentale. Remarquez d’abord combien, a priori, il est plus probable que le travail de perception, de même que tout travail naturel et spontané, ait une signification utilitaire. « Vivre, dit justement M. Bergson, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées. » Et cette vue reçoit une éclatante confirmation objective si, avec l’auteur de Matière et Mémoire, on suit le progrès des fonctions perceptives le long de la série animale depuis la monère jusqu’aux vertébrés supérieurs, ou si, analysant avec lui le rôle du corps, on découvre que le système nerveux se révèle, par sa structure même, instrument d’action avant tout. N’est-ce point d’ailleurs indiqué déjà par le fait que chacun de nous paraît toujours à ses propres yeux occuper le centre du monde qu’il perçoit ? Le Riquet d’Anatole France est bergsonien : « Je suis toujours au milieu de tout, et les hommes, les animaux et les choses sont rangés, hostiles ou favorables, autour de moi. »

Mais une analyse directe conduit plus nettement encore à la même conclusion. Tenons-nous-en à la perception des corps. Il est facile de montrer, — et je regrette de ne pouvoir sur ce point retracer la démonstration magistrale de M. Bergson, — que le morcellement de la matière en objets distincts aux contours précis s’opère par une sélection des images toute relative à nos besoins pratiques. « Les contours distincts que nous attribuons à un objet, et qui lui confèrent son individualité, ne sont que le dessin d’un certain genre d’influence que nous pourrions exercer en un certain point de l’espace : c’est le plan de nos actions éventuelles qui est renvoyé à nos yeux, comme par un miroir, quand nous apercevons les surfaces et les arêtes des choses. Supprimez cette action et par conséquent les grandes routes qu’elle se fraye d’avance, par la perception, dans l’enchevêtrement du réel, l’individualité du corps se résorbe dans l’universelle interaction qui est sans doute la réalité même. » Ce qui revient à dire que « les corps bruts sont taillés dans l’étoffe de la nature par une perception dont les ciseaux suivent, en quelque sorte, le pointillé des lignes sur lesquelles l’action passerait. »

Les corps indépendans de l’expérience commune ne se présentent donc point, devant une critique attentive, comme des réalités véritables qui existeraient en soi. Ce ne sont que des centres de coordination pour nos gestes. Ou, si vous préférez, « nos besoins sont autant de faisceaux lumineux qui, braqués sur la continuité des qualités sensibles, y dessinent des corps distincts. » Aussi bien la science, à sa manière, ne résout-elle pas l’atome en un centre de relations entre-croisées qui, de proche en proche, finissent par s’étendre à l’univers entier dans une compénétration indissoluble ? Une continuité qualitative aux nuances insensiblement dégradées, traversée de frissons convergeant çà et là : telle est l’image à laquelle nous devons reconnaître un degré supérieur de réalité.

Mais, au moins, cette étoffe sensible, cette continuité qualitative, est-ce le donné pur dans l’ordre de la matière ? Pas encore. La perception, disions-nous, est toujours en fait compliquée de mémoire. Cela est plus vrai que nous ne l’avions vu. Ce qui est réel, ce n’est point un spectre immobile étalant devant nous l’infinité de ses nuances : ce serait plutôt un jaillissement spectral. Tout est devenir et fuite. Sur ce flux, la conscience vient de loin en loin, se poser, condensant chaque fois en une « qualité » une immense période de l’histoire intérieure des choses. « C’est ainsi que les mille positions successives d’un coureur se contractent en une seule attitude symbolique, que notre œil perçoit, que l’art reproduit, et qui devient, pour tout le monde, l’image d’un homme qui court. » C’est encore ainsi qu’une lueur rouge, persistant une seconde, enveloppe un si grand nombre de pulsations élémentaires qu’il nous faudrait 25 000 ans de notre durée pour en percevoir le défilé distinct. De là provient la subjectivité de notre perception. Les qualités diverses correspondent, en somme, aux rythmes divers de contraction ou de dilution, aux divers degrés de tension intérieure de la conscience qui perçoit. A la limite, si l’on imagine une détente complète, la matière se résoudrait en ébranlemens incolores, et ce serait la « matière pure » du physicien.

Réunissons maintenant en une seule continuité les diverses époques de la dialectique précédente. Vibrations, qualités ou corps, rien de tout cela n’est isolément le réel ; mais c’est tout de même du réel. Et le réel absolu, ce serait l’ensemble de ces degrés et momens, et de bien d’autres encore sans doute. Ou plutôt, avoir l’intuition absolue de la matière, ce serait, — défaisant d’une part ce que nos besoins pratiques ont fait, restaurant d’autre part toutes les virtualités qu’ils ont éteintes, — suivre la gamme complète des concentrations et dilutions qualitatives, s’insérer par une sorte de sympathie dans le jeu incessamment mobile des innombrables contractions ou résolutions possibles, si bien qu’en fin de compte, on arrive à saisir de cette matière, comme par une vue simultanée, selon leurs modes infiniment multiples, les aptitudes latentes à être « perçue. »

Ainsi, en l’espèce, la connaissance absolue résulterait d’une expérience intégrale ; et si nous ne pouvons atteindre le terme, nous voyons du moins quelle direction de travail nous y mènerait. Maintenant, de notre connaissance réalisable, il faut dire qu’elle est à chaque instant partielle et limitée plutôt qu’extérieure et relative, car notre perception effective est à la matière en soi dans le rapport de la partie au tout. Nos moindres perceptions sont en effet à base de perception pure et « nous tenons les ébranlemens élémentaires, constitutifs de la matière, dans la qualité sensible où ils se contractent, comme nous tenons les palpitations de notre cœur dans le sentiment général que nous avons de vivre. ; » Mais la préoccupation d’agir pratiquement, interposée entre le réel et nous, produit le monde fragmenté du sens commun, à peu près comme un milieu absorbant résout en raies séparées le spectre continu d’une source lumineuse ; tandis que le rythme de durée, le degré de tension propre à notre conscience nous limite à la saisie de certaines qualités seulement.

Qu’avons-nous donc à faire pour nous acheminer vers une connaissance absolue ? Non pas sortir de l’expérience : tout au contraire ; mais l’étendre et la diversifier par la science, en même temps que, par la critique, y corriger les effets perturbateurs de l’action, et enfin vivifier tous les résultats ainsi obtenus, par un effort de sympathie qui nous fasse entrer dans la familiarité de l’objet jusqu’à sentir sa palpitation profonde et sa richesse intérieure.

Sur ce dernier point, si nécessaire, et qui est décisif, rappelez-vous une page célèbre de Sainte-Beuve définissant sa méthode : « Entrer en son auteur, s’y installer, le produire sous ses aspects divers, le faire vivre, se mouvoir et parler, comme il a dû faire ; le suivre en son intérieur et dans ses mœurs domestiques aussi avant qu’on le peut… On l’étudié, on le retourne, on l’interroge à loisir ; on le fait poser devant soi… Chaque trait s’ajoute à son tour et prend place de lui-même dans cette physionomie… Au type vague, abstrait, général, se mêle et s’incorpore par degrés une réalité individuelle… On a trouvé l’homme… » Oui, c’est bien cela : on ne saurait mieux dire. Transposez cette page de l’ordre littéraire à Tordre métaphysique. Voilà l’intuition, telle que la préconise M. Bergson, et voilà le retour à l’immédiat.

Mais un nouveau problème surgit alors : l’intuition de l’immédiat ne risque-t-elle pas de demeurer inexprimable ? Car notre langage a été fait en vue de la vie pratique, non de la connaissance pure.


IV

Ce n’est pas tout que de percevoir immédiatement le réel ; encore faut-il traduire cette perception en discours intelligible, en suite enchaînée de concepts ; faute de quoi, semble-t-il, on n’aurait pas une connaissance proprement dite, on n’aurait pas une vérité. Sans le discours, l’intuition, à supposer qu’elle naisse, resterait du moins intransmissible, incommunicable ; elle s’épuiserait dans un cri solitaire. Par le seul discours devient possible une épreuve de vérification positive : la lettre est le test de l’esprit, le corps qui lui permet d’agir et, en agissant, de dissiper les mirages illusoires du rêve. Enfin l’acte d’intuition pure exige de la pensée une tension intérieure si grande qu’il ne peut être que très rare et très fugitif : quelques rapides éclairs çà et là ; ces lueurs naissantes, il faut les soutenir, puis les raccorder ; et cela encore est l’œuvre du discours. Mais si le discours est ainsi nécessaire, non moins nécessaire est une critique du discours commun, des méthodes familières à l’entendement. Ces formes de connaissance réfléchie, ces procédés d’analyse véhiculent en effet sourdement tous les postulats de l’action pratique. Or il importe que le discours traduise et ne trahisse pas, que le corps de formules n’étouffe pas l’âme d’intuition. Nous allons voir en quoi précisément consiste le travail de réforme et de conversion qui s’impose au philosophe.

Poser devant soi l’objet d’étude comme une « chose » extérieure, puis se placer soi-même au dehors, à distance de perspective, en des observatoires périphériques d’où l’on n’aperçoit l’objet visé que de loin, avec le recul qui conviendrait pour la contemplation d’un tableau ; bref, tourner autour de l’objet au lieu d’entrer hardiment à l’intérieur : voilà, en deux mots, l’attitude et la démarche ordinaires de la pensée commune, qui la conduisent à ce que j’appellerai l’analyse par concepts, c’est-à-dire à la tentative de résoudre toute réalité en notions générales. Que sont en effet les concepts, les idées abstraites, sinon des vues lointaines et simplifiées, des manières de croquis schématiques, ne donnant de leur objet que quelques traits sommaires, variables suivant la direction et l’angle ? Par eux, on prétend déterminer l’objet du dehors, comme si, pour le connaître, il suffisait de l’enserrer dans un réseau de triangulation logique. Et ainsi peut-être en effet le tient-on, peut-être en établit-on précisément la fiche signalétique, mais on ne le pénètre pas. Les concepts traduisent des rapports, qui résultent de comparaisons par lesquelles chaque objet se trouve exprimé finalement en fonction de ce qui n’est pas lui. Ils le disloquent, le répartissent morceau par morceau, le dispersent dans son entourage ; ils ne le saisissent que par ses points d’attache, par ses ressemblances et par ses différences. N’est-ce pas ce que font visiblement ces théories réductrices où l’âme est expliquée par le corps, la vie par la matière, la qualité par le mouvement, l’étendue elle-même par le nombre pur ? N’est-ce pas ce que font en général toutes les critiques, toutes les doctrines qui ramènent une idée à une autre idée ou à un groupe d’autres idées ? Or ainsi on n’atteint des choses que la surface, les contacts réciproques, les parties communes, les intersections mutuelles, mais non point l’unité organique ni l’essence intérieure. En vain multiplie-t-on les points de vue, les perspectives, les projections planes : aucune accumulation de ce genre ne refera de la solidité concrète. Passer d’un objet directement perçu aux tableaux qui le représentent, aux gravures qui représentent les tableaux, aux schèmes qui représentent les gravures, cela est possible parce que chaque degré contient moins que les précédens et s’en tire par simple diminution. Mais inversement donnez-vous tous les schèmes, toutes les gravures, tous les tableaux, — à supposer qu’il ne soit pas absurde de concevoir donné ce qui est, par nature, interminable et inexhaustible, ce qui prête à énumération indéfinie, à développement et multiplicité sans fin : jamais vous ne recomposerez l’unité profonde et originale de la source. En vous astreignant à chercher l’objet hors de lui-même, là où certainement il n’est point, sinon par son reflet ou son écho, comment trouveriez-vous jamais sa réalité intime et spécifique ? Vous vous condamnez donc au symbolisme, car une « chose » ne peut être dans une autre que symboliquement.

Et, de plus, votre connaissance des choses restera incurablement relative, relative aux symboles choisis, aux points de vue adoptés. Tout se passera comme pour un mouvement dont image et formule varient avec le lieu d’où on le regarde, avec les repères auxquels on le rapporte, et qui ne se révèle absolument qu’à celui qui s’y insère, qui s’y abandonne et qui en vit du dedans le rythme. La thèse qui soutient l’inévitable relativité de toute connaissance humaine dérive en somme des métaphores qu’on emploie pour décrire l’acte de connaître : le sujet occupe ce point, l’objet cet autre ; comment franchir la distance ? les organes sensoriels remplissent l’intervalle ; comment saisir autre chose que ce qui arrive au bout du fil dans l’appareil récepteur ? l’esprit lui-même est une lanterne de projection qui promène sur la nature un faisceau de lumière ; comment ne la teindrait-il pas de sa couleur propre ? Mais ces difficultés tiennent toutes aux métaphores d’espace employées ; et ces métaphores à leur tour ne font guère qu’illustrer et traduire la méthode commune d’analyse par concepts : méthode réglée avant tout sur les besoins pratiques de l’action et du discours.

Le philosophe doit prendre une attitude exactement inverse : non pas se tenir à distance des choses, mais pratiquer sur elles une sorte d’auscultation intime, et surtout donner cet effort de sympathie par lequel on s’installe dans l’objet, on se mêle amicalement à lui, on s’accorde à son rythme original et, — d’un mot, — on le vit. Ce n’est d’ailleurs là rien de mystérieux ni d’étrange. Considérez vos jugemens quotidiens en matière d’art, de métier ou de sport. Entre savoir par théorie et savoir par expérience, entre comprendre par analogie externe et percevoir par intuition profonde, quelle différence et quel écart ! Qui connaît absolument une machine, du savant qui l’analyse en théorèmes de mécanique, ou du praticien qui a vécu en camaraderie avec elle jusqu’à éprouver la sensation physique de son jeu pénible ou facile, qui a le sentiment de ses articulations intérieures, de ses aptitudes opératoires, qui en perçoit la marche et le travail ainsi quelle-même le ferait si elle était consciente, pour qui elle est devenue comme un prolongement de son propre corps, comme un nouvel organe sensori-moteur, comme un groupe de gestes montés d’avance en habitudes automatiques ? La première connaissance est plus utile au constructeur, et je ne veux pas prétendre qu’on doive jamais la négliger ; mais la seconde seule est absolument vraie. Et ce que je viens de dire ne concerne pas les seules choses de la matière : qui connaît absolument la religion, de celui qui du dehors l’analyse en psychologie, en sociologie, en histoire, en métaphysique, ou de celui qui du dedans, par une expérience vécue, participe à son essence et communie à sa durée ?

Mais l’extériorité de la connaissance que procure l’analyse par concepts n’est que son moindre défaut. Elle en a de plus fâcheux encore. Si en effet les concepts n’expriment que ce qui est commun, général, non spécifique, d’où éprouverait-on le besoin de les refondre lorsqu’on les applique à un objet nouveau ? Leur raison d’être, leur utilité, leur intérêt, n’est-ce pas justement de nous épargner ce travail ? On les considère donc comme élaborés une fois pour toutes. Ce sont des matériaux de construction, des pierres taillées d’avance, et qu’il n’y a plus qu’à assembler. Ce sont des atomes, des élémens simples, un mathématicien dirait des facteurs premiers, capables de former des associations à l’infini, mais sans se modifier intérieurement par le fait de leur rencontre. Ils entrent en conjugaison comme s’ils s’accrochaient par le dehors ; ils sortent des agrégats tels qu’ils y étaient entrés. Juxtaposition, arrangement : ces opérations géométriques figurent alors l’œuvre de connaissance ; ou bien l’on a recours aux métaphores de je ne sais quelle chimie mentale : combinaison, dosage. Dans tous les cas, la méthode reste la même : alignement et mélange de concepts préexistans. Or le seul fait de procéder ainsi équivaut à ériger le concept en symbole d’une classe abstraite. Après quoi, expliquer une chose n’est plus que la montrer à l’intersection de plusieurs classes, participant de chacune d’elles en proportions définies : ce qui revient à la tenir pour suffisamment exprimée par une liste de cadres généraux où elle entre. Par principe, donc, l’inconnu est ramené d’office au déjà connu : et, dès lors, il devient impossible de jamais saisir aucune vraie nouveauté, aucune originalité irréductible. Par principe, encore, c’est avec de purs symboles qu’on prétend reconstruire la nature : et, dès lors, il devient impossible d’en jamais atteindre la réalité concrète, « l’âme invisible et présente. »

Ce monnayage de l’intuition en concepts à titre fixe, cette création d’un numéraire intellectuel facilement maniable ont d’ailleurs une évidente utilité pratique. Connaître, en effet, au sens usuel du mot, n’est pas une opération désintéressée : cela consiste surtout à savoir quel profit nous pouvons tirer d’une chose, quelle conduite nous devons tenir à son égard, quelle étiquette il convient de coller sur elle, dans quel genre déjà connu elle rentre, à quel point elle mérite tel ou tel nom caractéristique pour nous d’une attitude à prendre ou d’une démarche à exécuter. Classer approximativement en vue de l’usage utile ou du discours commun, voilà le but. Alors, mais alors seulement, des compartimens sont donnés tout faits d’avance ; et une même boîte de réactifs suffit pour tous les cas. Un questionnaire universel préexiste ici à toute recherche ; ses divers articles définissent autant de points de vue toujours les mêmes d’où l’on regarde chaque objet ; et l’étude se borne ensuite à l’application d’une sorte de nomenclature aux cadres préétablis.

Encore une fois, le philosophe doit procéder juste à l’inverse. Ne pas s’en tenir aux concepts communs, qu’on trouve tout faits dans le commerce, vêtemens de confection taillés d’après un modèle moyen, qui ne vont bien à personne parce qu’ils vont à peu près à tout le monde : mais travailler sur mesure, incessamment renouveler son outillage, se refaire toujours un esprit neuf et pour chaque nouveau problème fournir un effort d’adaptation nouveau. Ne pas aller des concepts aux choses, comme si chacune d’elles n’était que le point d’intersection de plusieurs généralités concourantes, un centre idéal d’abstractions entre-croisées : mais aller au contraire des choses aux concepts, par une création incessante de concepts nouveaux et une incessante refonte des vieux concepts. L’explication ne saurait consister ici en un agencement plus ou moins ingénieux de concepts indéformables qui préexisteraient à leur emploi, en un travail de mosaïque ou de marqueterie. Non, il faut des concepts plastiques, fluides, souples, vivans, capables de se modeler sans cesse sur le réel, d’en suivre délicatement les sinuosités infinies. La tâche du philosophe est donc de créer des concepts bien plutôt que d’en combiner. Et chacun des concepts qu’il crée doit rester ouvert et mobile, prêt aux renouvellemens et adaptations nécessaires, comme une méthode et comme un programme : flèche indicatrice d’un chemin qui descend de l’intuition au discours, non pas borne marquant une station finale. Par là seulement la philosophie demeure ce qu’elle doit être : l’examen de conscience de l’esprit humain, l’effort de dilatation et d’approfondissement qu’il tente sans relâche pour dépasser sa condition intellectuelle présente.

Voulez-vous un exemple ? Je prendrai celui de la personne humaine. Le moi est un, le moi est multiple : nul ne conteste cette double formule. Mais toute chose la comporte : alors, que nous apprend-elle ici ? Remarquez ce que deviennent fatalement les deux concepts d’unité et de multiplicité par cela seul qu’on les tient pour des cadres généraux indépendans de la réalité qu’on y met, pour des pièces de discours susceptibles d’être définies à vide, à blanc, et toujours représentables par le même mot, quelles que soient les circonstances : ce ne sont plus des idées vivantes et colorées, mais des formes abstraites, immobiles et neutres, sans nuances ni degrés, que rien ne saurait différencier d’un cas à l’autre et qui caractérisent deux points de vue d’où l’on peut regarder n’importe quoi. Dès lors, comment une application de ces formes nous ferait-elle saisir ce qu’ont d’original et de propre l’unité et la multiplicité du moi ? Bien plus, entre deux telles entités définies statiquement par leur opposition même, comment concevrions-nous jamais une synthèse ? A vrai dire, l’intéressant n’est pas de se demander s’il y a unité, multiplicité, combinaison de l’une et de l’autre : c’est de voir quelle sorte d’unité, de multiplicité, de combinaison, réalise le cas actuel ; c’est surtout de comprendre comment la personne vivante est à la fois unité multiple et multiplicité une, comment se relient ces deux pôles extrêmes de la dissociation conceptuelle, comment se rejoignent par leurs racines ces deux branches d’abstraction divergentes. L’intéressant, en un mot, ce ne sont pas les deux repères symboliques incolores qui marquent les deux bouts du spectre : c’est la continuité intercalaire avec sa richesse mobile de coloration et le double progrès de nuances qui la résout en rouge et en violet. Mais atteindre ce passage concret, on ne le peut que si l’on part d’une intuition directe pour descendre de là aux concepts qui l’analysent.

Enfin le même devoir de retourner notre attitude familière, de renverser notre démarche habituelle, s’impose encore à nous pour une autre raison. L’atomisme conceptuel de la pensée commune l’entraîne à poser une sorte de primat du repos sur le mouvement, du fait sur le devenir. Pour elle, le mouvement s’ajoute à l’atome, comme un accident supplémentaire à une immobilité antérieure ; et le devenir relie des termes préexistans, comme le fil qui passe à travers les perles d’un collier. Elle se complaît dans l’immobile et s’efforce d’y ramener le mouvant. L’existence lui paraît à base d’immobilité. Tout changement, tout phénomène, elle le décompose et le pulvérise, jusqu’à ce qu’elle y trouve l’élément invariable. C’est l’immobilité qu’elle estime première, fondamentale, intelligible de soi, la mobilité au contraire qu’elle veut expliquer en fonction de l’immobilité. Aussi des progrès eux-mêmes et des transitions tend-elle à faire des choses. Pour bien voir, il faut toujours, semble-t-il, qu’elle arrête et qu’elle fixe. Que sont en effet les concepts, sinon des stations logiques disposées en observatoires le long du devenir, sinon des vues immobiles prises du dehors et de loin en loin sur un écoulement continu ? Chacun d’eux isole et fixe un aspect, « comme l’éclair instantané qui illumine pendant la nuit une scène d’orage. » Leur ensemble constitue un filet tout monté d’avance, un réseau solide, où l’intelligence humaine s’installe et s’accroche pour guetter le flux réel, pour le capter au passage. Transport à la spéculation d’un procédé fait pour la pratique. Partout nous cherchons des constantes : identités, invariances, conservations ; et nous imaginons la science idéale comme un regard éternel ouvert sur des immobilités. C’est que la constante est le support et l’objet que réclame notre action : il faut que la matière opérée ne se dérobe pas à nos prises, ne fuie pas sous nos mains, pour que nous la puissions travailler. C’est aussi que la constante est l’élément du discours, où le mot en représente la permanence inerte, où elle constitue le point d’appui solide, la base et le jalon du cheminement dialectique, étant ce qui peut être laissé de côté par l’esprit dont l’attention est ainsi libérée pour d’autres œuvres. A cet égard, l’analyse par concepts est la méthode naturelle du sens commun. Elle consiste à se demander de temps en temps où en est la chose qu’on étudie, ce qu’elle est devenue, afin de voir ce qu’on en pourrait tirer ou ce qu’il convient d’en dire. Mais cette méthode n’a qu’une portée pratique. La réalité, qui en son fond est devenir, passe à travers nos concepts sans jamais s’y laisser prendre, comme passe un mouvement par des points immobiles. En la filtrant, nous n’en retenons que le dépôt, le devenu qu’elle charrie. Est-ce que les digues, les canaux et les bouées font le courant du fleuve ? Est-ce que les festons d’algues mortes alignées sur le sable font la marée qui monte ? Gardons-nous de confondre le flot du devenir avec le contour du devenu. L’analyse par concepts est une méthode cinématographique, et il est clair que l’organisation intérieure du mouvement échappe au cinématographe. D’instant en instant, nous prenons sur une mobilité des vues immobiles. Comment, avec de telles coupes conceptuelles pratiquées dans une continuité fluente, quelle qu’en soit l’accumulation, reconstruirions-nous jamais le mouvement lui-même, le lien dynamique, le défilé des images, le passage d’une vue à l’autre ? Il faut que cette mobilité soit contenue dans l’appareil cinématographique, il faut qu’elle soit ainsi donnée à son tour en plus des vues elles-mêmes ; et rien ne montre mieux qu’en définitive la mobilité ne s’explique jamais que par soi, n’est jamais saisie qu’en soi. Mais du mouvement pris comme principe il est possible au contraire et même facile de descendre par voie de dégradation insensible au ralentissement et à l’immobilité. Avec des immobilités on ne refera jamais du mouvement ; mais le repos se conçoit très bien comme limite du mouvement, comme extinction ou comme arrêt ; car ceci est moins que cela. Aussi la vraie méthode philosophique, inverse de la méthode commune, consiste-t-elle à s’installer de prime abord au sein du devenir, à en adopter la courbure changeante et la tension mobile, à sympathiser avec son rythme de genèse, à percevoir du dedans toute existence comme une croissance, à la suivre dans sa génération intérieure, bref, à, ériger le mouvement en réalité fondamentale, à réduire au contraire l’immobilité au rang de réalité seconde et dérivée. Et c’est ainsi, pour reprendre l’exemple de la personne humaine, que le philosophe doit chercher dans le moi non pas tant unité ou multiplicité faites que (je risque le mot) deux mouvemens antagonistes et corrélatifs d’unification et de plurification.

Radicale est donc la différence entre l’intuition philosophique et l’analyse conceptuelle. Celle-ci se plaît aux jeux dialectiques, aux cascades savantes où elle ne s’intéresse qu’à l’immobilité des vasques ; celle-là remonte à la source des concepts et cherche à la saisir dans son jaillissement même. La seconde canalise et la première fournit l’eau. L’une acquiert et l’autre dépense. Ce n’est pas qu’il soit question de proscrire l’analyse : la science ne saurait s’en passer, et la philosophie ne saurait se passer de la science. Mais il s’agit de lui réserver sa place normale et son juste rôle. Les concepts sont les dépôts sédimentaires de l’intuition : celle-ci engendre ceux-là, non l’inverse. Du sein de l’intuition, vous verrez sans peine comment elle se dissocie et s’analyse en concepts, en concepts de tel ou tel genre et de telle ou telle nuance. Mais à coups d’analyses vous ne referez jamais la moindre intuition, comme, avec tous les déversemens imaginables, vous ne referez jamais la plénitude du réservoir. Partez de l’intuition : c’est un sommet d’où l’on peut descendre par une infinité de pentes, c’est un tableau que l’on peut placer dans une infinité de cadres. Mais tous les cadres ensemble ne recomposeront pas le tableau, et les points d’arrivée de toutes les pentes ne laisseront pas voir comment elles se rejoignent au sommet. L’intuition est un commencement nécessaire, c’est l’impulsion qui met l’analyse en branle et qui l’oriente, c’est le coup de sonde qui lui apporte une matière, c’est l’âme qui en assure l’unité. « Je n’imaginerai jamais comment du blanc et du noir s’entre-pénètrent si je n’ai pas vu de gris, mais je comprends sans peine, une fois que j’ai vu le gris, comment on peut l’envisager du double point de vue du blanc et du noir. » Voici des lettres que vous pouvez de mille façons disposer en chaînes : le sens indivisible qui court le long de l’enchaînement et qui en fait une phrase est la cause originelle de l’écriture, non pas sa conséquence. Ainsi de l’intuition par rapport à l’analyse. Or les commencemens, les élans générateurs sont l’objet propre du philosophe. Aussi la conversion et la réforme qui s’imposent à lui consistent-elles essentiellement en un passage du point de vue de l’analyse à celui de l’intuition.

De là résulte que l’instrument de choix pour la pensée philosophique, c’est la métaphore ; et aussi bien l’on sait quel incomparable maître en métaphores est M. Bergson. C’est, dit-il lui-même, qu’il s’agit « de provoquer un certain travail que tendent à entraver, chez la plupart des hommes, les habitudes d’esprit plus utiles à la vie, » de réveiller en eux le sentiment de l’immédiat, de l’original, du concret. Or « beaucoup d’images diverses, empruntées à des ordres de choses très différens, peuvent, par la convergence de leur action, diriger la conscience sur le point précis où il y a une certaine intuition à saisir. En choisissant les images aussi disparates que possible, on empêche l’une quelconque d’entre elles d’usurper la place de l’intuition qu’elle est chargée d’appeler, puisqu’elle serait alors chassée tout de suite par ses rivales. En faisant qu’elles exigent toutes de notre esprit, malgré leurs différences d’aspect, la même espèce d’attention et, en quelque sorte, le même degré de tension, on accoutume peu à peu la conscience à une disposition toute particulière et bien déterminée, celle précisément qu’elle doit adopter pour s’apparaître à elle-même sans voile. » A parler rigoureusement, l’intuition de l’immédiat est inexprimable. Mais on peut la suggérer, l’évoquer. Et comment ? En la cernant avec des métaphores concourantes. Modifier les habitudes d’imagination qui font obstacle en nous à une vue directe et naïve, rompre les mécanismes d’images dans lesquels nous nous sommes laissé prendre, voilà le but : et c’est en suscitant d’autres images et d’autres habitudes qu’on y peut parvenir.

Mais alors, direz-vous, où est la différence entre la philosophie et l’art, entre l’intuition métaphysique et l’intuition esthétique ? L’art aussi tend à nous révéler la nature, à nous en suggérer la vision directe, à lever le voile d’illusion qui nous cache à nous-mêmes ; et l’intuition esthétique est, à sa manière, perception de l’immédiat. Raviver le sentiment du réel oblitéré par l’habitude, évoquer l’âme profonde et subtile des choses : le but est le même ici et là ; et mêmes aussi les moyens : images et métaphores. M. Bergson ne serait-il donc qu’un poète, et son œuvre se réduirait-elle à ériger l’impressionnisme en métaphysique ?

L’objection a été faite maintes fois. A vrai dire, l’immense érudition scientifique de M. Bergson suffirait à la réfuter. Il faut n’avoir pas lu tant de discussions si documentées et si positives pour céder ainsi aux impressions d’art qu’éveille un style magique en effet. Mais on peut dire plus et mieux.

Qu’il y ait des analogies entre la philosophie et l’art, entre l’intuition métaphysique et l’intuition esthétique, cela n’est pas douteux ni contestable. Toutefois, les analogies ne doivent point faire oublier les différences. L’art, c’est en quelque sorte la philosophie avant l’analyse, avant la critique, avant la science ; l’intuition esthétique, c’est l’intuition métaphysique naissante, bornée au rêve, n’allant pas jusqu’à l’épreuve de vérification positive. Réciproquement, la philosophie, c’est l’art qui succède à la science et qui en tient compte, l’art qui prend pour matière les résultats de l’analyse et qui se soumet aux exigences d’une critique rigoureuse ; l’intuition métaphysique, c’est l’intuition esthétique vérifiée, systématisée, lestée de discours rationnel. La philosophie diffère donc de l’art en deux points essentiels : d’abord, elle s’appuie sur la science, l’enveloppe et la suppose ; puis elle implique épreuve de vérification proprement dite. Au lieu de s’en tenir aux données du sens commun, elle les complète par toutes celles qu’apportent l’analyse et l’investigation scientifiques. Nous disions du sens commun que, dans son fond le plus intime, il est saisie du réel : cela n’est tout à fait exact que du sens commun développé en science positive : et c’est pourquoi la philosophie prend pour matière les résultats de la science, dont chacun, — au même titre que les faits et données de la perception commune, — ouvre un chemin de pénétration critique vers l’immédiat. Je comparais tout à l’heure les deux connaissances qu’un théoricien et un praticien peuvent avoir d’une machine, et j’accordais à la seconde l’avantage de vérité absolue, tandis que la première me semblait surtout relative à l’industrie de fabrication. Cela est très vrai, et je ne m’en dédis pas. Cependant le praticien le plus expérimenté, qui ne saurait pas la mécanique de sa machine et qui n’en aurait que le sentiment non analysé, n’en posséderait encore qu’une connaissance d’artiste, non de philosophe. Pour l’intuition absolue, au plein sens du mot, il faut l’expérience intégrale, c’est-à-dire une vivification de la théorie rationnelle autant que de la technique opératoire. Marche à l’intuition vive, à partir de la science totale et de la totale sensation : voilà le travail du philosophe ; et ce travail est réglé par des critères que l’art ne connaît point. Que l’intuition métaphysique résiste victorieusement à l’épreuve d’une expérience effective et durable, à l’épreuve de calcul comme à l’épreuve de fonctionnement, à l’expérience complète qui met en jeu tous les réducteurs critiques de tous les genres, qu’elle se montre capable de supporter l’analyse sans se dissoudre ou s’évanouir, féconde en concepts dont l’entendement réussit à s’accommoder et qui l’agrandissent, bref, génératrice de lumière et de vérité dans tous les plans de l’esprit : ces caractères suffisent à la distinguer profondément de l’intuition esthétique. Celle-ci n’est que la figure prophétique de celle-là, rêve ou pressentiment, aube encore incertaine et voilée, mythe crépusculaire qui précède et annonce dans la pénombre le grand jour de la révélation positive…


Toute philosophie est à double face et doit être étudiée en deux temps. La méthode, les doctrines : tels sont ses deux momens, ses deux aspects, coordonnés sans doute et solidaires mais cependant distincts. De la philosophie nouvelle inaugurée par M. Bergson, nous venons d’examiner la méthode. A quelles doctrines cette méthode a-t-elle conduit et peut-on prévoir qu’elle conduise encore ? C’est ce qu’il nous reste maintenant à chercher.


EDOUARD LE ROY.