Une Philosophie de la certitude et de la vie - Léon Ollé-Laprune

Une philosophie de la certitude et de la vie – Léon Ollé-Laprune
Albert Bazaillas

Revue des Deux Mondes tome 156, 1899


UNE PHILOSOPHIE
DE LA
CERTITUDE ET DE LA VIE

LÉON OLLÉ-LAPRUNE

Il est singulièrement malaisé d’établir avec quelque exactitude la situation d’une doctrine dans l’histoire de la pensée, surtout quand cette doctrine est d’hier, car elle garde encore trop visiblement l’empreinte des préoccupations ou, si l’on veut, des nobles passions qui l’inspirèrent. Au moment de retracer le tableau philosophique de la pensée de M. Ollé-Laprune, nous ressentons un peu de cet embarras. Ecrivain, professeur, élève et ami de Garo qui exerce sur lui une durable influence, philosophe, maître de conférences à l’Ecole normale où il donne pendant plus de vingt ans un généreux enseignement, membre de l’Académie des Sciences morales où il remplace Vacherot, il occupe avec éclat des charges considérables et il les honore encore par l’indépendance de son caractère et la fermeté de sa pensée. En s’y élevant, il ne se croit pas tenu d’abdiquer quoi que ce soit de ses dispositions intimes et de ses vues personnelles. « Ceux qui sont nés médiocres, nous dit Pascal, sont machine partout. » Lui n’est machine nulle part : il met partout de l’âme.

C’est là ce qui fait l’unité de son œuvre et le charme si particulier de ses écrits. Son grand ouvrage sur la Philosophie de Malebranche ne se ressent pas des abstractions métaphysiques : il est vivant. Vivante aussi cette thèse sur la Certitude morale où l’auteur se montre si fermement, si personnellement attaché à sa foi religieuse. Aborde-t-il Aristote à qui il consacre un important Essai ? Ce n’est pas pour en présenter une reconstruction érudite ; c’est pour l’animer devant nous et recueillir ses réponses sur ces questions touchant le bonheur et la destinée de l’homme, que nous nous posons encore. Enfin il se met tout entier dans ces derniers écrits où sa pensée se fait pressante, agissante, et où il trace des devoirs spéculatifs de l’homme et des prérogatives de l’action une vive esquisse. Voici donc un écrivain extrêmement personnel, qui s’est appliqué aux questions les plus diverses et j’ajouterai les plus délicates et les plus intimes, qui, rompant avec une méthode consacrée, a philosophé librement, de l’abondance du cœur, sans mot d’ordre pris dans une école, sans autre règle que le souci de la vérité, sans autres ressources que les moyens tout humains d’y atteindre : il semble bien que l’auteur de tant d’ouvrages excitateurs et consolateurs où se retrouve l’accent de l’âme ne puisse que difficilement se rattacher au mouvement général de la pensée spéculative en notre siècle. Si l’on voulait cependant lui chercher des parentés, on pourrait à bon droit le rapprocher de Secrétan, de Vinet, de Gratry, de Newman, de tant de nobles penseurs qui, à l’exemple de Pascal et de Maine de Biran, ont demandé à leur philosophie d’apporter une lumière à l’intelligence et une force invincible au cœur. Et si l’on tenait à déterminer d’un mot le sens de son entreprise, on dirait qu’il a voulu constituer sur des bases rationnelles une philosophie pratique s’adressant à l’homme purement et complètement homme, et qu’il nous a ainsi dotés d’une philosophie religieuse, la plus ferme et la plus sincère que notre siècle ait connue.

Le caractère essentiellement moral de sa spéculation ne permet point de le rattacher, comme on le fait pourtant d’ordinaire, au spiritualisme classique, tel que Jouffroy le développe et que Victor Cousin le promulgue. Pour ce spiritualisme, nulle préoccupation religieuse ne saurait se produire en dehors de celles qu’il autorise lui-même. Ses efforts portent ailleurs. Il s’agit de distinguer le jeu des facultés en les empêchant d’empiéter les unes sur les autres ; il s’agit de circonscrire avec précision les différens domaines où elles s’exercent, de tracer des limites entre l’esprit et le corps, le cerveau et la pensée, la science et la métaphysique, la philosophie et la religion ; et il s’agit surtout de ne point franchir ces limites ! Comment penser fortement ou même penser librement, quand on est retenu par la crainte continuelle de risquer quelque généralisation téméraire ou quelque assertion mal délimitée, et quand l’unique affaire est d’éviter les incidens de frontière ? Sans doute il y avait bien en réserve un ensemble d’affirmations, constituant toute une orthodoxie spiritualiste, sur Dieu, sur l’âme, sur l’immortalité : mais ces généralités vagues et flottantes ne pouvaient donner lieu à un système bien personnel ; et qu’on lise Saisset pour s’en convaincre ! Il ne fait guère que de la rhétorique émue ; on sent qu’il a de la peine à constituer avec ces froides entités une philosophie religieuse et qu’il se bat quelque peu les flancs pour célébrer dignement ces pompeuses abstractions.

Ce n’est pas tout : c’est le propre d’une orthodoxie d’exclure toujours les formes de pensée rivales quand elle ne leur accorde point une altière condescendance. Le spiritualisme ne devait pas y manquer. Cousin a beau parler de ces deux sœurs immortelles, la religion et la philosophie ; il a beau conclure entre elles un traité renouvelé de la Charte et conforme à une bonne constitution, il n’en attribue pas moins à la philosophie la vertu d’élever doucement l’âme « du demi-jour du symbole à la pleine lumière de la pensée pure, » et il répète, dans ses livres comme dans ses leçons et comme à la tribune de la Chambre des pairs, que la religion est bonne pour le peuple, mais qu’à l’élite, il faut la philosophie et que la philosophie a pour elle l’avenir. Tous ses disciples en sont là ; tous reprennent et consacrent cette distinction : ils séparent les domaines et empêchent de franchir les frontières, et ils ont tous la même conviction, à savoir que « les parties simples de l’humanité, » comme on dira plus tard, ont un indispensable besoin de la religion, mais que « les parties cultivées » y portent la lumière, la dépassent et s’en passent. On voit donc les conséquences : une philosophie sans tradition, sans légitimité, sans vérité puisée dans les faits se propose insensiblement à la pensée qu’elle prétend élever au-dessus de ses préoccupations intimes ; elle s’offre pour calmer les inquiétudes de l’âme, pour apaiser ses besoins religieux. Elle devient une religion. Jouffroy, Saisset, Damiron la cultivent, la pratiquent avec piété ; ils ont un rationalisme pieux, avec des élans et des effusions. Ce pauvre et mesquin substitut du christianisme leur suffit[1].

Une telle philosophie n’avait aucune chance de plaire à M. Ollé-Laprune qui fut, dès le premier jour, libre à son égard. En revanche, et sans doute par réaction contre cette discipline contraignante, il demande à des esprits moins prévenus une révélation plus complète de la vérité et de la réalité. Maine de Biran, auquel il ne se rattache guère par sa méthode, mais qu’il lit et qu’il médite, lui communique le sens des réalités morales et l’idée, presque inaperçue de l’éclectisme, que la connaissance est suspendue à l’action et que la causalité, l’intime énergie des êtres est la plus haute dignité dont nous soyons revêtus. C’est encore ce sens de la vie morale qu’il trouve et qu’il aime chez Gratry.

Ce n’est pas le lieu ici d’examiner les théories particulières par lesquelles l’auteur de la Connaissance de l’âme se flattait de renouveler la philosophie ; mais sa doctrine présentée dans une langue sans apprêt qui tenait de l’âme même du penseur une sève surabondante, une allure libre et je ne sais quelle saveur, lui parut hardie, engageante : elle le charma, elle le gagna. Aussi bien lui offrait-elle tout ce qu’il aurait vainement demandé au spiritualisme. Elle croyait à l’harmonie et la faisait naître ; elle lâchait de concilier, d’unir tout ce qui passionne le siècle présent : « la raison dont on est si fier et qu’on y viole si outrageusement, la foi qu’on y souhaite avec tant d’ardeur et qu’on y méconnaît si étrangement[2]. » Et c’est en même temps une philosophie généreuse : elle a du mal un sentiment aigu, mais elle ne désespère pas parce qu’elle n’oublie jamais les ressources humaines et divines qui restent dans le monde ; elle nous invite à travailler de toutes nos forces, par le labeur intellectuel, par la fusion harmonieuse des idées, des cœurs, des croyances à préparer la cité que Gratry a entrevue : « la cité dont tous les habitans s’aimaient. » Noble et belle philosophie, pleine d’élan, qui eut le don de se multiplier et de se survivre en des écrits consolateurs, et qui opéra dans le secret. Ce fut là, à n’en point douter, la raison de son influence sur M. Ollé-Laprune. En la pratiquant, en la méditant, il devait sentir s’exciter en lui les mouvemens de l’âme. Gratry, comme il le remarque lui-même, ne lui transmettait pas une théorie, il lui transmettait la vie ; à l’image du divin Paraclet, il consolait merveilleusement ; selon la force du mot, il appelait à agir, il encourageait, il entretenait une cordiale énergie. Et qu’on était loin avec lui des arrangemens factices où s’était perdu le spiritualisme ! Gratry apportait mieux qu’une formule : il révélait l’âme avec ses besoins ignorés, ses aspirations profondes et, si l’on peut parler ainsi, ses intimes tressaillemens.

Je ne viens pas d’étudier la formation de la pensée de M. Ollé-Laprune ; j’ai tenu seulement à montrer les raisons pour lesquelles il se détache de toute formule d’école, pour chercher librement, par une exploration interne, la vérité. On comprend que pour cet esprit affamé de certitude, de réalité, une question devait bientôt l’emporter sur toutes les autres : celle des droits et de la provenance de la vérité, de son action libératrice sur les âmes, des forces de réparation, de consolation et d’union dont elle dispose. A ce problème sont consacrés ses premiers ouvrages : la Philosophie de Malebranche et la Certitude morale. Ceux qui marquent la dernière partie de sa carrière y font encore retour, puisque le Prix de la vie, la Philosophie et le temps présent étudient tour à tour les conditions auxquelles doit répondre l’action pour rejoindre la vérité, la vérité, pour inspirer l’action et se réaliser dans la conduite. Ainsi se manifeste dans ce qu’elle a d’humain et de généreux cette philosophie de la certitude. Elle a posé le grand problème des rapports de la vérité avec la vie ; et comme elle les suit dans les différens domaines où la vie se développe, — vie morale, vie religieuse et vie sociale, — on peut dire qu’elle l’épuisé. En tous cas, elle a nettement conçu l’étroite solidarité des deux parties de ce programme. C’est une action vivante que celle de la vérité ; vivante aussi est l’action de la certitude qu’elle suscite en l’âme, et elle suppose, entretient la vie autour d’elle. Elle ne se déroule pas dans un milieu inerte. Elle inspire et vivifie des énergies existantes ; elle en réveille de latentes, elle en suscite de nouvelles ; jamais elle n’agit dans l’isolement.


I. — LA CERTITUDE

La pensée humaine, quand elle entend se représenter la vérité d’une manière tangible, est exposée à deux tentations toujours renaissantes. Ou bien elle conçoit la vérité comme une forme impersonnelle s’imposant aux esprits et réglant leurs diverses affirmations ; ou bien, se fondant sur les sentimens et sur les croyances, elle demande au cœur de garantir la valeur des vérités qu’elle proclame. Mais, dans le premier cas, l’esprit devient bien vite l’esclave des formules par lesquelles il exprime une vérité sans nuances ; il a bientôt fait de l’affirmer d’une manière tranchante, absorbant en quelque sorte l’absolu dans son personnage. D’un autre côté, si le sentiment décide en dernier ressort des questions spéculatives, il est à présumer que nous ne saurons constituer cette unité de croyances qui est le vœu suprême des intelligences, et que, les sensibilités s’opposant par nature alors que les raisons s’unissent, nous n’aurons qu’à constater les caprices et les extravagances de ce qu’on a si justement nommé le romantisme de la conscience individuelle[3]. C’est à ce double danger que compte échapper l’auteur de la Certitude morale. Déjà, dans une étude profonde consacrée à la philosophie de Malebranche, il avait signalé la part que prennent à la formation de toute connaissance le sentiment, la volonté et la passion ; il avait en même temps montré que c’est une prérogative incomparable de l’esprit humain que de défendre et de maintenir dans une réelle unité de certitude les idées qui lui apparaissent comme l’expression même de la raison et l’indispensable patrimoine de l’humanité civilisée.

De ce double besoin de rétablir à l’origine de la connaissance une adhésion personnelle et de réaliser en dehors des esprits une manière d’existence visible de la certitude, qui, la détachant des individus, l’assure par cela même contre eux, c’est-à-dire contre leur oubli, leurs égaremens et leurs caprices, résulte, dans sa complexité même, la doctrine de la croyance que nous allons exposer. Si elle s’est produite, ce n’est pas, comme on l’a dit, par désir de concilier l’intelligence et la volonté, l’élément intellectuel et l’élément moral de la connaissance, de rétablir l’équilibre entre la raison individuelle et la raison collective ou traditionnelle. Il faut chercher plus loin les motifs de cette attitude philosophique. La certitude individuelle, donnée comme la forme primordiale que revêt tout assentiment au vrai, n’est point un idéal suffisant pour les esprits et les cœurs ; ils recherchent d’instinct la réelle unité de certitude ; ils travaillent donc à cette édification d’une cité de Dieu où les dissentimens se perdent dans une bonne volonté commune et où l’accord des idées simule, au regard des intelligences pacifiées, l’idéal enfin atteint. Telles sont les deux extrémités entre lesquelles se développe cette philosophie de la certitude : l’énergie morale toute personnelle, où la croyance s’exalte ; l’unité extérieure et visible rendant possible la communion des cœurs, où la croyance se repose et s’assure. Réduite au premier terme, elle se disperse ; ramenée au second, elle s’évanouit en un formalisme ; elle ne se réalise que par le mouvement fécond qui va de l’un à l’autre.

Or ce besoin profond d’unité, ce n’est pas le rationalisme abstrait qui pouvait en assurer la satisfaction. Comment l’universel qu’il propose à des intelligences toujours trop remplies d’elles-mêmes réussirait-il à les pénétrer au point d’inspirer toutes leurs démarches ? Et comment restaurer, à l’aide d’une vérité qui laisse inactives et inassouvies les aspirations de l’âme, cette unité qui n’est pas seulement une unité formelle et visible, mais encore une expression vivante où se complaît le cœur et comme un ordre animé qui symbolise au dehors un parfait accord intime ? Un autre danger de l’intellectualisme, c’était, à force de se renfermer dans des combinaisons d’idées, de rendre impossible toute certitude intérieure et de perdre à la fois le sens des réalités spirituelles sur lesquelles elle est fondée. Une vérité sans consistance, une existence sans contours, une preuve sans légitimité puisée dans les faits, une science sans réalité, sont autant de formalités vides, et lame risque de se lasser au contact de ces fantômes. Pour une nature éprise d’action et prête à subordonner les convenances personnelles d’un système aux certitudes communicables et fécondes, une évolution s’imposait. Le problème simplement spéculatif s’effaçait ; le problème pratique et vital se posait au premier plan. Ce n’était donc plus à une philosophie de l’intelligence, incapable de produire cette œuvre de la transformation interne, encore moins à un spiritualisme timide, soucieux de tout ménager, poussant le goût de la correction jusqu’à l’effacement, ce n’était point à de telles doctrines que M. Ollé-Laprune pouvait demander le moyen de révéler les âmes à elles-mêmes et d’exciter leurs forces secrètes. Il ne lui était plus permis de méconnaître la prodigieuse vitalité du christianisme, sa puissance de transfiguration, son rapport incessant avec la vie morale et la vie sociale ; et dans cette œuvre qu’il assignait à la philosophie et qui était, non d’analyser et de détruire, mais de restaurer et d’évoquer l’âme, ψυχαγωγία τις, il ne lui était plus loisible de négliger ce principe divin de la création des âmes, pour s’en tenir humblement à ces vérités élémentaires et à ces croyances communes qui ne peuvent donner ni une impulsion à la volonté ni un aliment à l’intelligence.

Telle est la pensée que nous trouvons à l’origine de sa théorie de la certitude et qui en explique les hardiesses. Il s’agit d’être hardi devant la raison et devant la science, tant pour récuser ces certitudes partielles qu’on voudrait quelquefois en dériver, que pour aller, par-delà tout établissement intellectuel, jusqu’à l’intelligence et jusqu’à l’âme elle-même, et pour retrouver par une sorte d’expérience vive la source inexplorée des complètes certitudes. Ainsi, de toutes les manières et partout, la pensée se dégage « de l’étroit, du mesquin, du convenu, de l’artificiel, du temporaire, du partiel, du pur abstrait aussi, pour retrouver les vrais principes de consistance et de mouvement et pour rejoindre la vie sous tous les aspects et dans tous les domaines[4]. » Ainsi encore, l’âme, enfin rendue à elle-même, rayonne, et la croyance, au lieu d’être un effet tardif et comme un produit pénible des forces extérieures, se confond avec ce joyeux rayonnement.

Mais, pour enfoncer dans les profondeurs de l’âme et y saisir la certitude à sa source, il importe avant tout de se détacher des formes incomplètes qui en altèrent la pureté. Or, voici d’abord la science avec son cortège d’idées neuves, de méthodes engageantes, de brillantes témérités. On devine aisément l’attitude que devait prendre en face des prétentions du savoir scientifique un esprit comme celui-là, respectueux de toutes les manifestations de la raison, mais épris en même temps d’une certitude complète dont le christianisme suscitait en lui la vivante image, et libéré, par son commerce même avec les réalités morales, de toute tentation d’éblouissement et de vertige. Un tel esprit devait accueillir avec faveur les légitimes exigences du savoir scientifique ; bien plus, dans les aspirations conquérantes des sciences expérimentales, il devait voir comme un signe extérieur de la fécondité de la pensée, et il devait suivre avec sympathie et respect, dans ses alternatives de défaillance et de succès, les démarches de cette infatigable ouvrière qui étend sa domination sur les choses par l’abandon de ses vues particulières et par la soumission de ses idées propres à la logique impersonnelle de la nature. Mais de tout cela, il devait distinguer fermement les prétentions de quelques savans désireux de poser leur doctrine dans une majestueuse intransigeance, aussi éloignée des rêves de certains philosophes grisés par la science que des concessions de certains autres terrifiés par ses progrès. Il la met elle-même hors de cause, n’entreprenant rien contre elle et convaincu qu’elle ne peut rien entreprendre contre la vérité d’un autre ordre.

Or qu’est, en l’espèce, cette vérité contestée parfois au nom d’une science superficielle et que la nouvelle méthode maintient hors des prises de la critique ? Elle se confond avec les affirmations fondamentales que la thèse de la Certitude morale explique, démontre, met en lumière, et il suffit de les énoncer pour comprendre toute l’importance de ces restrictions : la liberté, le devoir, l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu. On se récriera : vérités de sens commun, dira-t-on, bonnes tout au plus à garantir les besoins immédiats de la pratique et à veiller au gouvernement de la vie ; ou, mieux encore, croyances gratuites empruntées à l’expérience religieuse de l’humanité et n’emportant avec elles ni force probante ni clarté démonstrative ! Ce serait se méprendre du tout au tout sur la théorie que nous exposons. M. Ollé-Laprune ne demande pas à une doctrine extérieure la révélation de ce qu’il nomme lui-même le système des vérités de l’ordre moral. L’ordre moral lui apparaît avec ses lois constitutives, invisibles grandeurs, invisibles beautés, qui prennent un sens pour la raison, quand celle-ci se trouve introduite dans le règne supérieur de la charité. Les sens les ignorent ; les esprits prévenus les méconnaissent ; elles se révèlent au cœur. Ce n’est point assez dire, car nous introduirions au principe de ces vérités un élément de subjectivité qui en compromettrait la valeur ; elles se manifestent plutôt et elles s’imposent au cours de la vie. Celle-ci aspire, en effet, en se dépassant en quelque sorte elle-même, à se reposer dans ces hautes affirmations ; elles ne sont pas seulement de sublimes espérances, elles composent, dans leur suite fortement liée, les conditions premières sans lesquelles l’action privée de tout stimulant et vide de tout objet retomberait lourdement sur elle-même. Elles maintiennent au regard de la pensée l’idéal d’une existence complète, avec cette liberté, foyer moral intense où s’exalte et d’où rayonne l’action ; avec ce bien offert aux âmes comme le souverain aimable ; avec ce Dieu, caché au raisonnement, mais rendu sensible au cœur, parlant sans cesse dans cet endroit reculé de l’âme où les sens ne sauraient atteindre, en même temps qu’il se révèle aux esprits par le symbolique langage de l’univers. En un mot, ces vérités forment comme un noyau solide de fortes et inébranlables convictions : elles ne flottent pas au gré d’une pensée inconsistante ; elles sont les postulats de la vie ; la certitude qui les accompagne est inaltérable et se suffit à elle-même.

Cette conception d’une certitude intégrale, en rétablissant de toutes parts les lignes de communication qui joignent la croyance à la réalité, devait avoir pour premier effet de signaler l’importance des données premières ou d’une foi instinctive dans la connaissance. Faut-il nous plaindre ou nous étonner de cette foi primitive qui se dissimule à l’origine et comme au germe du savoir ? Ce serait bien mal comprendre les procédés spontanés de la nature et bien mal profiter des enseignemens de l’histoire. Trouve-t-on des opérations explicites de la raison au principe ou dans la formation de ce que l’humanité aime, désire et pratique. C’est plutôt à des élémens irrationnels, qui sont en elle comme une revanche prise par l’action et par la vie sur l’idée pure et sur la logique abstraite, que ces inventions collectives qu’on nomme la civilisation et la religion doivent leur force incomparable ; et le même phénomène se produit à chaque instant dans les individus eux-mêmes. Et c’est justice ; car dans cette disposition éclate, en même temps que l’importance de l’inspiration, une secrète et admirable harmonie entre la vraie fin de l’homme et ses facultés. L’homme n’est-il pas avant tout un être moral, et la foi n’est-elle pas l’indice de cette vocation supérieure ? « Que dans le pur intellectuel quelque chose se cache qui ait avec la moralité de l’analogie, pourquoi serait-ce étrange ? La suprématie de l’ordre moral s’annonce ainsi dans les profondeurs de l’être humain. »

Voilà donc le rôle de la volonté et du sentiment proclamé et justifié. On sera peut-être tenté de s’étonner, après cela, que M. Ollé-Laprune ait pu écrire tout un chapitre sur le danger d’exagérer le rôle de la foi morale, en un moment où la foi morale, battue en brèche par la foi scientifique, était loin d’avoir le droit de cité qu’elle semble avoir conquis depuis. Nous verrons, un peu plus tard, que cette crainte ne tient ni à une réserve timide que pourrait inspirer encore le goût attardé des explications rationnelles, ni à une défiance à l’égard des nobles esprits qui professent de telles croyances. Mais à première vue ces procédés violens lui répugnent : contraires à l’instinct fondamental de la raison, ils créent une scission là où l’harmonie doit régner. Aussi va-t-il répétant que l’élément intellectuel a partout un rôle persistant ; que, s’il y a une foi primitive, il y a aussi une évidence primitive, inséparablement unies toutes les deux dans les affirmations initiales de la raison ; que c’est ce même mélange d’évidence et de foi que nous pouvons constater dans nos convictions morales et religieuses. C’est l’intelligence qui connaît qu’il y a lieu de croire, qu’il faut croire, que c’est un devoir de croire ; c’est elle qui connaît les raisons de croire. « Ainsi, nous ne substituons jamais à l’entendement le sentiment, à la lumière intellectuelle les secrètes inspirations de la conscience. Nous voulons que l’homme demeure complet et que chaque chose en lui reste à sa place. Nous défendons l’intégrité de la nature humaine contre tous ceux qui la méconnaissent, aussi bien contre ceux qui absorbent l’élément intellectuel dans l’élément moral, que contre ceux qui négligent ou suppriment l’élément moral lui-même[5]. » Il sera donc frappé de l’acharnement de tant de penseurs à ébranler les bases de toute connaissance dans l’intention de mieux établir la certitude des vérités morales. Cette hardiesse l’étonne, le déconcerte. Il admire, non sans quelque appréhension, la générosité et la vaillance d’une affirmation que les obscurités et les mystères, bien loin de rebuter, attachent à ces hautes vérités et qui demeure avec elles quand tout se déclare contre elles. Il se demande avec inquiétude si ce solennel défi jeté à la raison est un hommage de plus à l’excellence des vérités morales, et il en doute. « Ces antinomies qui embarrassent un instant l’esprit inattentif ou présomptueux, on les traite avec sérieux et gravité, on s’y arrête avec complaisance, on les déploie, on les étale en tous sens, on les grossit même comme si le triomphe de la foi devait éclater dans le mépris qu’on fait ensuite de ces fantômes redoutables. Fantômes pour la foi ; difficultés très réelles, assure-t-on, pour la raison. La raison dément la foi ; qu’importe ; ou plutôt tant mieux. La foi se moque de la raison et trouve dans ces oppositions une force nouvelle et une vérité de plus. Ainsi une sorte de mysticisme, et parfois, si je l’ose dire, je ne sais quel fanatisme moral cache à des esprits séduits les dangers de ce prétendu triomphe de la foi sur la raison[6]. »

Peut-être, cependant, ne serait-il pas très difficile de montrer une foncière ressemblance entre cette théorie de la certitude et les plus récentes manifestations de la philosophie de la croyance qu’elle paraît condamner. Peut-on dire, par exemple, comme on n’y a point manqué, que le mouvement fidéiste actuel se donne originairement comme une négation de la raison et comme une réaction contre la science ? Non certes, puisqu’il se borne tout d’abord à protester contre un attachement exclusif à une certitude scientifique, qui n’est qu’une forme ou une espèce de la croyance, mais non pas la seule, ni la plus active, ni la plus féconde, et qu’ensuite, tout en retenant les motifs intellectuels de croire, il en ajoute d’autres que l’on néglige d’ordinaire, tels que le sentiment et la volonté, et qui ont bien leur importance ou leur place dans l’édification de nos connaissances, quand il s’agit surtout de cette certitude tout intérieure qui se confond avec la vie la plus profonde de l’âme. A quoi s’adresse la protestation en tout ceci, sinon à l’emploi exclusif de l’élément rationnel et à une idée étroite et fausse de la raison confondue avec ses procédés les plus simples, les plus grossiers et les plus élémentaires ? Et pourtant, ce qu’au fond l’on attend ou l’on désire, c’est, au lieu d’un appel à une raison partielle et surprise, le retour à une raison totale et saine, capable d’embrasser l’expérience de la vie et de l’humanité, et désireuse d’établir ses consultations sur toutes les forces vives de l’autorité et de l’individu, de la tradition et de la race, bref sur toutes les puissances de l’homme agissant de concert. Cela est si vrai qu’un éminent écrivain de cette Revue, bien loin d’élever la croyance et par conséquent la religion en dehors de la raison prise comme une méditation collective de l’humanité, a donné, au contraire, les raisons esthétiques, sociales et politiques qui peuvent légitimement y conduire[7] ; ce qui revient à prétendre, avec M. Ollé-Laprune, qu’un acte moral ou personnel n’est pas le fondement unique de toute affirmation de l’esprit, mais que l’acte moral peut proposer à notre analyse ou à notre méditation des motifs raisonnables de croire et des élémens humains assez résistans pour servir à une organisation perpétuelle.

Veut-on aller plus loin encore, et descendre jusqu’aux postulats sous-entendus dans ces diverses doctrines ? Après avoir analysé les motifs essentiels de la croyance et montré les imperfections ou les limites des explications spéculatives, que se demande M. Balfour ? Il se demande s’il est vrai qu’en l’absence de toute raison théorique et formelle, nous nous soyons contentés d’accepter notre seule inspiration pour guide. Avons-nous gratuitement réalisé nos désirs et érigé nos caprices en règle du monde ? « Une certaine harmonie entre notre sens intime et l’univers dont nous faisons partie est, remarque-t-il, un postulat tacite à la base de toutes nos croyances au sujet des phénomènes ; et ce que je réclame ici, c’est uniquement qu’une harmonie analogue soit provisoirement admise entre cet univers et d’autres élémens de notre nature, d’une origine plus récente, moins certaine, mais assurément tout aussi noble. » Or, que demandait de son côté, quelque vingt ans auparavant, M. Ollé-Laprune ? « Une harmonie de même ordre entre les lois de l’univers et les exigences incompressibles de la conscience : harmonie nécessaire, pour qui se place dans le point de vue de la moralité comme étant le plus favorable à saisir l’ensemble des choses, car c’est admettre qu’entre l’ensemble des choses et la moralité, il y a un lien, une relation naturelle et essentielle[8]. » N’est-ce donc pas là cet accord réclamé par la philosophie de M. Balfour, quand ce dernier veut enlever la connaissance morale au caractère « accidentel, flottant et purement subjectif » que l’on pouvait craindre pour elle, et quand, en de fortes expressions que l’on croirait empruntées au philosophe français lui-même, il attend cet accord, non d’une harmonie entre les imaginations passagères de l’individu et les vérités immuables d’un monde invisible, mais entre ces vérités et les particularités de notre nature, qui sont, en nous, sinon le plus fort et le plus universel, du moins le plus élevé, le plus excellent et le plus parfait.

Cette harmonie naturelle de la vérité et de l’humanité, quand celle-ci arrive à son point de perfection, nous permet de bien entendre la préparation et le développement de la certitude dans l’esprit de l’homme. Aussi bien ne peut-on comprendre ce qu’il y a d’essentiel et de vital en elle qu’autant que l’on remonte des produits extérieurs où elle se fige et se glace à la source toujours jaillissante où elle puise ses aspirations : il faut la saisir sur le vif, à l’heure fugitive de sa formation et comme à l’état naissant ; plus tard, elle se revêtira de formes empruntées et elle languira dans les conventions et dans les formules, loin du courant de la vie intérieure où se concentrent ses forces de rajeunissement et de fécondité. Or, ce que l’on découvre en se transportant ainsi à la première origine de la connaissance, c’est un fait primitif, non pas réduit à la stérile et vaine appréhension d’apparences et de formes, mais embrassant les choses réelles : « L’analyse de ce fait primitif nous enseigne à n’en point désunir les élémens essentiels et à ne pas mettre d’un côté la connaissance toute pure et de l’autre la croyance qui viendrait apporter à des idées, à des fantômes, la consistance et la réalité. Connaître, c’est indivisiblement, en dehors des artifices de la réflexion, saisir les phénomènes et l’être qui en est le principe[9]. » Pareillement, Pascal donnait l’intuition et l’esprit de finesse, dans lequel il voyait le sens des arrangemens spontanés, comme supérieur à l’esprit de géométrie qui abstrait, et qui divise. Et, dans des termes presque identiques, Bossuet rapprochait les puissances spéculatives des puissances aimantes de l’homme, expliquant par ce rapprochement la connaissance complète. « La connaissance véritable et parfaite est une source d’amour. Il ne faut point regarder ces deux opérations de l’âme, connaître et aimer, comme séparées et indépendantes l’une de l’autre, mais comme s’excitant et se perfectionnant l’une l’autre[10]. »

Maintenant, comment figurer cette unité profonde de la connaissance, si l’on ne retrouve, derrière la dispersion de nos pensées, un point où ces rayons convergent et un foyer où ils s’exaltent ? Cette activité où se ramasse l’inspiration qui anime nos croyances, tout autre, par suite, qu’un total ou qu’une idée, quelle en est donc la nature ? C’est ce qu’indique un nom qui l’exprime telle qu’elle est, et, ce nous semble, tout entière, le nom de cœur. Aristote, voyant dans l’individuel le fond et la substance même de l’être, avait pris soin d’établir que c’est le propre de l’individu de n’être pas objet de science. Et pourquoi ? Parce que l’individu ne comporte pas de détermination générale, étant par nature si original ou, pour mieux dire, si unique qu’il défie toute formule. Bien plus tard, Bossuet reconnut dans ce fond reculé de l’âme le secret conseil où les idées se forment et les résolutions se prennent, et il y vit comme une inspiration individuelle capable de gouverner la conduite, de juger aussi en dernier ressort de la règle des mœurs. C’est sans doute ce qu’estimait encore Pascal quand il croyait que le cœur juge des principes, le cœur, c’est-à-dire ici l’acte personnel de l’esprit adhérant avec lumière et amour à ce qui dépasse, pour la fonder, toute démonstration. Et quand Vauvenargues écrit : « Les grandes pensées, » c’est-à-dire celles où se manifeste avec le plus d’éclat la nature humaine, « les grandes pensées viennent du cœur, » il signifie apparemment qu’il y a, au fond de chacun, comme un art capable de concevoir ces hautes pensées et de leur communiquer, selon son degré de vivacité première, plus ou moins d’éclat. Ainsi le cœur aurait une sorte de compréhension agile et fine, faite de souplesse et de force ; il serait l’intuition de ce qui ne se prouve pas, le pressentiment de ce qui est, le sentiment vif de ce qui doit être. Mais il serait encore, et par-dessus tout, un certain pouvoir d’expansion par lequel se crée en nous, en même temps que des convictions et des idées, l’expression individuelle, libre, abondante, des unes et des autres. L’aimer est l’office du cœur : c’est même parce que de tous les arts l’aimer est le plus personnel que l’individualité, qui a ses racines en lui, ne saurait, selon la pensée d’Aristote, devenir objet de science. C’est le fond et la substance du cœur et, en conséquence, de l’être moral que cette énergie insaisissable, artiste, capable d’aimer en qui, par un heureux tempérament, la lumière s’allie à la force.

Or, sans cette activité centrale où tendent de près ou de loin nos multiples pensées, ce qu’on nomme certitude ne serait pas. La certitude la plus haute serait celle chez qui le caractère rationnel ne parvient pas à dissimuler l’origine toute spirituelle. Une telle certitude n’est pas simplement l’issue logique d’une combinaison de nos idées ; il faut y voir le dernier terme d’une évolution personnelle, le fruit de nos convictions lentement élaborées, de nos expériences morales. Celui qui se refuserait à trouver dans le cœur la source première de ces croyances dont vit l’humanité et pour lesquelles elle meurt, celui-là s’exposerait à en méconnaître la qualité morale, et il ne saurait expliquer cette incomparable puissance d’expansion et de rayonnement qui leur est propre ; en même temps il perdrait de vue l’originalité du fait primitif, organique, vital, auquel la connaissance est suspendue et dont l’évidence rationnelle n’est qu’une pâle image. Pour M. Ollé-Laprune, au contraire, le vrai est avec la personne dans un perpétuel commerce : il estime que la seule unité morale, la seule valeur appréciable, c’est l’individu humain, avec ses besoins essentiels, ses aspirations et l’harmonie profonde de ses facultés. Ce qui divise et morcelle l’homme est mauvais : ce qui l’unifie, l’exalte et le réalise, est bon et vrai. La vie, au sens psychologique et moral, reprend ainsi tous ses droits : la spéculation la retrouve, la certitude nous y ramène. De nouveau le problème spéculatif se suspend pour faire place au problème vital et pratique : la certitude se détache peu à peu de la pensée pure pour nous faire pénétrer dans ce foyer moral intense dont elle est le rayonnement. Elle cesse de dépendre d’un pur travail d’esprit pour devenir le dernier terme d’une évolution beaucoup plus complexe que celle de nos raisonnemens ; elle sera désormais le fruit d’une expérience humaine et l’expression d’une vie dont les qualités et les nuances se reflètent en elle invinciblement.


II. — LA VIE

Au point où nous en sommes, la certitude, pénétrée de toutes parts et assaillie par la vie, n’offre rien de commun avec ces combinaisons d’idées qui traversent, éphémères, une conscience indifférente : elle est, selon une énergique expression de M. Ollé-Laprune, une étape de nos progrès spirituels, une forme de notre croissance morale. Il appliquera désormais son analyse moins à la valeur formelle des convictions qu’à leur préparation dans la conscience, estimant que les convictions droites et justes tiennent à la libre expansion et au développement harmonieux de l’âme. La vie, créatrice de certitude et dépositaire de vérité, telle est la nouvelle conception à laquelle l’examen minutieux des conditions d’une connaissance complète l’a définitivement conduit.

On sent à la complaisance avec laquelle il tourne et retourne cette formule qu’elle résume à ses yeux les rapports essentiels du vrai et du réel. Et qu’il se meut à l’aise dans ces vastes perspectives de la vie intérieure où tant de croyances prennent forme et se mettent en relief ! Il excelle à noter d’un trait heureux leur physionomie, leur allure, à dégager la loi de leur formation et de leur déclin, à montrer comment d’invisibles faiblesses, d’invisibles attaches sont un perpétuel démenti à notre prétendue bonne volonté, un perpétuel obstacle à la vérité[11]. Mais, chose curieuse ! cette vue profonde des rapports de la vérité avec la vie, cette idée si moderne d’un traitement moral approprié à la certitude qu’on veut faire lever du sein de l’âme, ne furent peut-être pas, en leur temps, accueillies avec les égards qu’elles méritent : une psychologie mieux informée, un libéralisme philosophique moins ombrageux en eussent pourtant compris toute la portée. Si la certitude dépend de la vie comme la fleur de la tige et des racines, comment l’esprit, qui la forme le plus souvent à l’appel de mille passions subtiles et délicates, ne trouverait-il pas dans la matière animée qui lui est offerte des difficultés dont il profite, des obscurités dont il tire parti, des apparences de raison contraire qu’il exploite ? Taine a décrit, ici même, en des traits d’une netteté frappante cet état d’esprit : il note ces habitudes de penser qui s’installent en nous comme des habitans fixes, « pour y devenir des puissances occultes, agissantes et liguées, qui font cercle autour de l’intelligence, qui investissent la volonté, qui, dans les régions souterraines de l’âme, étendent ou affermissent par degré leur occupation silencieuse, qui opèrent insensiblement en l’homme sans qu’il s’en doute. » Si nos certitudes en sont là, si elles sont originairement, pour la plupart, des forces longtemps cachées, prêtes à se lever en nous à l’improviste pour nous signifier leurs ordres, ne convient-il pas de surveiller le détail de leur formation, en vue même d’en établir la valeur finale, et de signaler impitoyablement le vice déguisé d’égoïsme, d’orgueil ou de lâcheté qui s’y insinue secrètement, toujours prêt à fausser le mécanisme délicat de la pensée et à troubler les sources naturelles où puise son inspiration ? Qui ne voit, au contraire, qu’à cette épuration ou à ce redressement la pensée ne peut que gagner, puisque ce que l’on poursuit par-là et ce que l’on rend en partie possible, c’est l’affranchissement de la réalité et, par suite, de la vérité à l’égard des conditions oppressives qui se multipliaient autour d’elles et jusques en elles ?

Que sera maintenant cette vérité libérée de ses entraves naturelles et assimilée de la sorte à une croissance morale ? Elle aura la souplesse, la mobilité, la variété de la vie. Et d’abord, ne craignez pas que les formules par lesquelles il faut nécessairement l’exprimer viennent l’immobiliser ou la restreindre. Si on les regarde comme des expressions des choses, on les trouve toujours et forcément insuffisantes. « Elles n’expriment pas tout ce que sont les choses, c’est trop clair, elles ne rendent même pas tout ce qu’il y a dans l’esprit de celui qui parle et qui écrit. Elles indiquent une voie ; elles aident à y entrer ; elles y dirigent ; à vous d’agir, à vous de marcher[12]. » La raison de cette singulière vitalité ne tient pas seulement aux conditions personnelles de la transmission du vrai : elle tient à la nature de ces vérités assimilées à des choses vivantes. « La science est définitive, la démonstration des vérités morales n’est jamais finie. Leur objet, éternellement le même, est si riche qu’il a toujours de la nouveauté. Les âmes aussi ont toujours des besoins nouveaux en quelque chose. Une formule scientifique peut se répéter indéfiniment, elle est arrêtée, elle est fixée. L’expérience des vérités morales varie ; comme la nature vivante ne se répète jamais absolument et qu’il n’y a pas deux individus identiquement semblables, parce qu’aucun n’épuise le type de l’espèce, ainsi, l’esprit vivant cherche sans cesse de nouvelles formes à la vérité morale, parce qu’aucune ne vaut le modèle. La vie est mouvement : Dieu seul est à la fois vivant et immobile, parce que Dieu seul est parfait[13]. »

Il faut, à vrai dire, nous transporter brusquement à vingt ans de distance, pour trouver dans un ouvrage accueilli récemment avec une rare faveur l’affirmation aussi nette et aussi catégorique d’un devenir introduit au sein des notions morales Seul, en effet, M. Balfour a eu au même degré la conscience vive et profonde de l’instabilité des croyances et de leur fugitive originalité. Soit qu’il nous parle de ces explications théoriques suscitées par les faits et qui exigent un replâtrage perpétuel « pour se tenir en état ; » soit que, plus profondément, le corps plastique des croyances, sous la poussée incessante d’influences extérieures et intérieures, lui paraisse emporter violemment les barrières qui l’ont arrêté pendant quelque temps, pour former, à la sollicitation de la vie, une nouvelle disposition des connaissances, il nous montre, lui aussi, que la certitude est le domaine du changement, et que la mort est un élément aussi nécessaire dans le monde intellectuel que dans le monde organique. Comme M. Ollé-Laprune, et en des termes presque identiques, il constate ce principe d’infinie variété qui est à l’origine, sinon des vérités elles-mêmes, du moins des formes dont nous aimons à les revêtir[14]. Il estime que si leur signification pouvait être épuisée par une génération, elles seraient fausses pour les suivantes ; et c’est, « parce qu’elles peuvent contenir des matériaux de plus en plus riches à mesure que notre connaissance s’élève à une harmonie de plus en plus parfaite avec l’infinie réalité, c’est pour cela qu’elles méritent d’être comptées au nombre de nos richesses inaliénables et les plus précieuses de toutes[15]. » Mais, s’il faut tout dire, dans ce retour à un progrès des formules et à une évolution interne du « corps plastique de la croyance, » le philosophe français pousse plus loin la hardiesse. « Il faut sans cesse renouveler ses pensées. Il ne faut pas dire : J’ai bien vu cela, je tâcherai de me souvenir de cette vision. Vous ne garderez qu’une image morte et, dans l’occasion, vous n’aurez ni lumière en l’esprit, ni chaleur au cœur. Cette formule qui, tel jour, à telle heure, était si pleine, si féconde, vous avez cru qu’il vous suffirait de la retenir. Si vous ne revenez pas sur les choses qui vous l’avaient suggérée, si votre pensée n’est point remise en mouvement, cette formule sera vide et inerte et elle ne vous servira de rien. Ce sera lettre toute pure ; l’esprit et la vérité se seront retirés. Et ainsi en toutes choses. Il ne faut pas dire : Quelles clartés ! Oh ! il fait bon être ici, établissons-y notre demeure ! Il faudra redescendre de ces hautes cimes, perdre ces lumières dont on était ébloui et puis les reconquérir par de nouveaux efforts. Ni la sagesse, ni la science ne sont jamais achevées ici-bas : on ne peut jamais se fixer nulle part, s’établir définitivement, se reposer, jouir[16]. »

Maintenant, cette vie à laquelle la vérité nous ramène, dont elle retient la qualité morale, et qui va devenir inspiratrice de croyances et destructrice d’erreurs, quelle est donc la secrète vertu qui lui confère ces prérogatives ? C’est ce que l’on comprendra si l’on prend la peine de la saisir dans le secret même de son origine, et si l’on développe une à une les richesses qu’elle contient. Dans ce travail d’explication où il excelle, et auquel justement est consacré son plus brillant ouvrage[17], M. Ollé-Laprune paraît surtout préoccupé de retrouver, au nombre des élémens qui forment la composition de la vie, des matériaux de provenance bien différente, puisque c’est l’hellénisme et le christianisme qui les fournissent. L’hellénisme à qui nous sommes redevables, dans les arts, du sens de la forme a justement apporté dans l’organisation de la vie ce goût de la mesure, de la proportion et de la beauté. L’art grec est exquis, mélange heureux de liberté et de raison, de force et de séduisante douceur ; le sentiment de la vie sera, lui aussi, sans exubérance, mouvement puissant, mais sans fougue, quelque chose d’alerte et d’agile, de noble, de divinement paisible. « Activité, raison, mesure, beauté[18], » voilà donc ce que la vie renferme, ou plutôt ce qui lui vient de l’intelligence, voilà ce que la vertu met en l’âme. Et cette intelligence, qui ordonne et règle la vie, sait aussi quelquefois se reposer en elle-même en un repos actif, qui est la meilleure et la plus douce des jouissances. Et partout, soit dans l’exercice viril des vertus sociales, soit dans les calmes spéculations de la sagesse, la pensée se retrouve, inspiratrice et ouvrière de la vie heureuse, ordonnant, réglant la conduite, puis, suprême objet de la contemplation, jouissant enfin d’elle-même, et goûtant dans cette indéfectible possession le souverain bonheur. Ainsi l’hellénisme, soucieux de mettre dans la conduite un ordre et une harmonie qui l’embellisse, se complaît dans son œuvre, qu’il trouve belle, et s’y renferme. Il méconnaît donc ce que la vie humaine contient de souffrance et ce que la vertu a de rude : il ignore le dévouement ; il n’a pas le sens du sacrifice. Ces conceptions plus nettes et plus sévères, le christianisme les apporte. Dans la vie, telle que l’hellénisme nous la fait aimer, il dépose un germe nouveau : l’esprit de renoncement, la lutte contre le mal, l’amoureuse et courageuse pitié pour les souffrances d’autrui, un sentiment plus vif de la rigueur du devoir, « ce sérieux incomparable de la vie chrétienne pressenti par Platon ; que sais-je encore ? une vertu plus austère avec quelque chose de plus religieux[19]. » Voilà cette vie complète, vraiment heureuse, vraiment humaine, produit de la réflexion et de la nature, combinaison précieuse de raffinement et de force, de grâce et d’austérité. L’honneur de M. Ollé-Laprune est de l’avoir définie avec une précision supérieure, tout en y voyant une combinaison rare et difficile à atteindre ; c’est d’avoir montré, dans cet équilibre infiniment instable auquel nous nous haussons parfois en un grand effort de raison et de volonté, l’état de fugitive harmonie qui récompense tout le labeur et qui le glorifie, en permettant à l’homme qui s’y élève d’accomplir en cet instant l’humanité.

C’est cette idée originale de la vie que nous retrouvons au centre de la philosophie de M. Ollé-Laprune et qui en fait l’unité. En effet, pour une nature éprise, comme celle-là, de réalité, l’important était moins d’établir la règle formelle du vrai que de saisir le vrai à l’œuvre, dans la matérialité de son action. La vérité abstraite de la logique et des mathématiques, celle dont on propose un vague critérium, allait rejoindre ces fantômes intellectuels qui n’offrent aucune prise à la pensée. Sans rapport avec les faits, sans forme arrêtée, sans consistance, elle ne pouvait pas le retenir longtemps par ces superficielles clartés. À cette idole de l’entendement la réalité s’opposait avec sa plénitude et son abondance : vrai devenait, par suite, synonyme de réel. Ce vrai, c’est donc par sa fécondité même, par sa répercussion dans l’âme qu’il se révèle : au lieu de s’en tenir à la pâle évocation d’évidences mensongères, il suscite de toutes parts de fécondes énergies. Quelque paradoxale que cette affirmation paraisse, la certitude devient l’indice d’une telle vérité ; elle en manifeste l’intime présence, l’invisible action, ou, plus nettement, elle correspond à un état parfait de la réalité qui s’est développée dans son sens et qui a révolu son cycle ; elle atteste qu’il n’y a plus d’indécision dans sa marche, de lacunes dans son parcours, d’incohérence ou d’inconsistance dans sa trame : elle est la réalité même, non plus divisée ou séparée de soi, mais toute en soi, se reposant dans l’indéfectible possession de son unité. N’a-t-on pas dit du vrai qu’il est à lui-même son signe ? Et quel serait conséquemment le signe d’une réalité complète, toute en soi, en harmonie avec elle-même, sinon la suite dans les effets, la forte cohésion des parties composantes, le sentiment d’un accord intime entre les puissances qui forment son être, la pacification et la joie qui raccompagnent ? Et n’est-ce pas là la certitude en ce qu’elle a d’essentiel et de vital ? Comme la vérité, mais d’une manière autrement décisive, la réalité est à elle-même sa preuve ; dans sa consistance intrinsèque, dans son action pleine et conséquente, dans le paisible et joyeux déroulement de son être, elle trouve tout naturellement une démonstration par le fait : elle établit sa légitimité en marchant. Dans le recueillement et le silence, elle forme comme un noyau solide de convictions qui demeurent intactes en dépit des changemens survenus : ce sont les postulats de la vie[20], les points fixes impliqués dans tout mouvement, et qui le fondent. On comprend dès lors qu’une philosophie qui s’applique à retrouver ces postulats n’ait plus à chercher dans des raisons abstraites une inutile garantie ; elle renoncera aux faux semblans que lui présente l’intellectualisme pour s’en tenir aux témoignages multipliés et aux révélations que la réalité lui offre de toutes parts. A cet égard la joie, indice de la paix intérieure, révèle la bonne santé et l’intégrité de l’être. La certitude devient à sa manière une preuve, car il y a dans une certitude simple, candide et radieuse, je ne sais quoi de réel et de complet. Cette certitude ne se distingue guère de la réalité morale : elle en rend, pour ainsi dire, le son plein. Elle est comme le cri de joie de la nature qui s’est enfin réalisée dans l’ordre et assurée en elle-même : elle en marque l’épanouissement et le repos.

On pourrait, je le sais, contester ces conclusions et alléguer que la solidité de la certitude paraît alors dépendre des dispositions de l’âme qui peuvent changer à tout moment sous des influences subtiles et insaisissables. Il n’en est rien pourtant ; nous ne sommes pas ici en présence d’un pressentiment du vrai, ou d’un instinct qui révélerait l’absolu ; car de là à affirmer l’existence même de l’objet de notre croyance, de là à une certitude objective et réfléchie, il y a fort loin. Il s’agit de tout autre chose, et c’est ce qu’il importe de bien entendre : la réalité morale constatée par la conscience, exprimée par la tradition, rendue visible par l’institution sociale, s’affirme de toutes parts et, en quelque sorte, à coups redoublés. Il faut, selon la saisissante image de M. Balfour, se représenter le genre humain tout entier en présence de cette seule réalité, occupé à épeler quelques fragmens de son message. Tous les hommes ont part à son être ; pour nul d’entre eux ses oracles ne sont tout à fait muets. Il n’est donc pas à craindre que le système qui résulte de cette méditation collective tombe par sa propre faiblesse intime, faute de soutien intérieur. Et voilà encore un point où l’accord de la certitude avec la réalité morale est naturellement établi ; pour obtenir cet accord, il n’y a à faire violence ni à la raison ni à l’ordre moral lui-même : il se fait tout seul.

L’auteur de la Morale d’Aristote aime à répéter que seul, l’homme sain d’esprit, sage, droit, bon, serait toujours compétent pour prononcer sur le vrai et le faux, sur le juste et l’injuste ; qu’avec sa science et sa vertu, il serait la mesure des choses, la règle de la spéculation et de la pratique. Par ces paroles, il a voulu dire, comme en effet il l’a dit ailleurs, que la compétence de chacun croît avec la sagesse et la bonté morale de chacun, c’est-à-dire avec la qualité de ses actions et de l’énergie qui s’y déploie. Et pourquoi ? Parce que, toujours conforme dans sa pensée et dans ses actes à l’éternelle vérité, il la laisserait en quelque sorte parler et agir en lui. C’était expressément revenir à cette idée que l’action, accessible à la plus profonde conscience, est une plus sûre révélatrice du vrai que ne le seraient les procédés rationnels, que l’absolue certitude est ailleurs : la réalité en est le principe, le cœur en est le siège.

Cette idée ne se retrouve pas seulement dans l’Essai sur la morale d’Aristote dont elle fait le fond ; elle inspire encore toute cette philosophie pratique dont M. Ollé-Laprune aime à tracer la vive esquisse ; elle en détermine les applications. Je ne peux pas le suivre dans les nombreux écrits où il a développé cette idée. Mais, soit qu’il fasse valoir le prix incomparable et l’incomparable sérieux de la vie, quand on la replace dans ses conditions normales et en face de ses fins[21] ; soit qu’il s’élève contre une philosophie brillante, neuve, engageante, mais qui est, malgré tout, inconsistante et frivole, parce qu’elle s’est plu à méconnaître la seule donnée morale essentielle, l’individu humain avec l’harmonie naturelle de ses puissances[22] ; soit enfin qu’il loue la virilité de l’intelligence et, qu’il attende le secret de l’amélioration sociale non d’un homme providentiel, mais de l’activité de chaque homme élevée et excitée par la vue de l’idéal chrétien[23], c’est toujours la même idée générale qui se retrouve : il faut savoir compter sur les ressources d’énergie qui restent dans le monde et qui, à certains momens, s’exaltent en un foyer moral intense pour constituer ce fonds de réserves auquel la volonté s’alimente. Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est donc la suprême modération d’une volonté bien conduite, ce parfait équilibre de la raison, cette saine justice, cette harmonie en vertu de laquelle rien n’échappe et rien n’excède. Dans celui de ses ouvrages où il trace avec tant de complaisance le tableau d’une vie complète, vraiment heureuse, vraiment digne de l’homme, ce qu’il en retient, c’est qu’elle a des principes d’une consistance absolue, et une action souple et variée. Ailleurs il parle avec éloquence de l’action créatrice, conservatrice, vivificatrice de Dieu. « Dieu est le premier agent et son action est principale et incessante, pour susciter l’action humaine, non pour l’anéantir » : à nous de la recevoir et de la répandre ; à nous de la faire nôtre, de l’approprier à nos besoins, de l’appliquer au détail des choses selon notre génie propre[24]. Et quand il s’applique lui-même à ce détail, quand il cherche à définir l’action efficace et bienfaisante qui peut imprimer un élan au monde, l’action du christianisme, c’est toujours la même pensée qui l’inspire : l’Eglise sera un principe de conservation sociale parce qu’elle saura régler, stimuler, exciter la vie. C’est qu’étant solidement assise et heureusement mouvante, elle a le secret de la vie. Le monde troublé et inquiet se tourne vers elle et est près de lui dire : « A qui irons-nous ? vous avez les paroles de la vie éternelle. Vous rassurez et vous consolez ; vous raffermissez et vous faites marcher[25]. » Autant vaut dire, — et n’est-ce pas le fond de cet universel animisme ? — que la vie s’organisant, se réparant, se poursuivant d’un mouvement souple et régulier est l’unique nécessaire ; que tout se fonde sur elle ou se rapporte à elle, que la grande affaire dans l’ordre de la pensée et de la pratique est d’assurer la fécondité et la continuité de son action en écartant tout excès, en enrayant tout désordre, en prévenant toute déperdition. Vivre humainement et, pour cela, pourvoir aux conditions de la vie complète, voilà le grand impératif auquel nos convictions et nos démarches doivent docilement se subordonner.

Une telle philosophie n’avait donc qu’à se prolonger pour rejoindre le christianisme. Ce qu’il est permis de rappeler, c’est que cette conception du christianisme n’est pas une doctrine surajoutée à la philosophie de M. Ollé-Laprune, encore moins un système d’emprunt qui ferait violence au travail de la pensée et qui on compromettrait l’indépendance : c’est le but où tend naturellement une intelligence éprise de certitude et soucieuse d’accorder tout ensemble la raison et l’indépendance, la diversité et l’unité, la liberté du jugement individuel et l’autorité de la règle extérieure. Aussi bien trouvait-il dans la tradition chrétienne une force capable de régler l’action, de tout dominer sans rien étouffer. En même temps elle lui offrait, dans la variété de ses inventions et dans l’immobilité de sa trame, ces principes de consistance et de mobilité sans lesquels la vie sociale et morale ne serait tour à tour qu’inertie et que désordre. C’est donc parce que sa pensée, profondément imprégnée d’hellénisme, cherche et veut produire l’harmonie, qu’elle fait retour au christianisme donné justement comme le postulat suprême de l’action, au christianisme qui croit en l’harmonie et qui la fait être. D’un autre côté, il retrouvait dans ce christianisme de l’unité et de l’infaillibilité ce qui pouvait seul satisfaire ce besoin rationnel d’une organisation perpétuelle sans laquelle la vie, toujours sur le point de s’oublier et de se fuir elle-même, serait vouée à la loi des efforts infructueux et des pénibles recommencemens. Dans la suite ininterrompue de ses dogmes et dans le déroulement majestueux de sa doctrine, ce christianisme, sans se confondre avec une religion simplement intérieure, lui offrait la mouvante image de l’activité spirituelle qui se multiplie, elle aussi, sans pourtant se disperser, qui évolue sans changer de nature, en laissant plutôt s’épanouir lentement une pensée initiale. Mais plus encore que tout cela l’Église lui apparaissait avec cette souveraineté de la raison et de la vérité que les hommes aspirent à trouver quelque part établie d’une manière sensible : elle était à ses yeux l’institution sociale par excellence, la force capable de rythmer les mouvemens de l’âme, toujours prête à tomber, sans elle, dans une sorte de frénésie intellectuelle. Avec la plénitude de ses croyances, armée de cette maîtrise que souhaitent parfois les esprits pour se préserver contre leurs propres égaremens, elle seule pouvait les élever au-dessus de la région des doutes, des dissentimens et des orages, dans la zone pacifique de la foi et des certitudes divines. Et quel appui que cette unité de croyance, non seulement pour la coopération sociale, mais encore pour la tranquillité et la liberté définitive des âmes ! Quelle puissance de réparation et d’affranchissement pour la vie morale ! Enfin, dernier trait par lequel le christianisme devait encore invinciblement ramener ses solutions, — dans l’universalité de ces croyances lentement élaborées par la conscience religieuse de l’humanité, il offrait une expression objective où devait forcément se complaire cette philosophie de l’unité, désireuse non seulement d’établir l’accord intime, mais encore d’en retrouver et d’en provoquer au dehors la mobile image. C’est donc une des singularités les plus remarquables de cette philosophie que de retrouver le catholicisme au bout de toutes les avenues que la vie a librement ouvertes devant elle : c’est un fait, que M. Ollé-Laprune est chrétien dans la mesure où il est philosophe, ou que, plus exactement, il est philosophe et chrétien dans la mesure où il croit en la raison et en la vie.


Quelque jugement que l’on porte sur un tel programme on ne saurait méconnaître qu’il nous ramène à la plus importante des sources d’inspiration de cette noble pensée. Là est l’unité de cette philosophie : c’est là ce qui lui permet de franchir les diverses étapes de son progrès spirituel et de chercher en une tranquille dialectique le terme, tout d’harmonie et de lumière, où elle doit trouver le repos. Car si ce dessein est le produit d’un pur travail d’esprit, il ne faut négliger ni l’intervention du christianisme, ni ce qui fit en l’espèce la légitimité de cette intervention. Peut-être, en effet, tenté par les sévères beautés d’un haut rationalisme, l’auteur de la Philosophie de Malebranche eût-il accepté cette notion d’un être indéterminé qui fascine et absorbe les intelligences dans la contemplation stérile de son néant, et eût-il donné l’infini, non comme une cause d’éblouissement et de vertige, mais comme une extrémité où la pensée de l’homme pouvait se complaire ; seulement, le christianisme est là qui le retient sur la pente en lui montrant dans la conscience l’image vivante du Dieu vivant. De même, Aristote lui présente un tableau presque complet de la vie, et dans cette conception d’une vie réglée, sereine, harmonieuse, donnée comme l’épanouissement d’une nature qui goûte, dans la conscience de l’homme de bien, la joie d’être pleinement[26], qu’il devait être tentant de voir la formule explicatrice ! Mais non ; le christianisme vient briser brusquement l’harmonie du rêve antique ; il introduit dans les âmes je ne sais quelle inquiétude et quel égarement divin qui les forcent de regarder ces arrangemens comme provisoires et de les déserter pour l’ordre supérieur de la sublimité morale. Enfin la tentation devait être aussi bien grande d’ériger en loi suprême de l’action et de la pensée le devenir moral lui-même : saisir les idées à l’état naissant baignées des chauds rayons de la lumière intérieure, les voir se développer comme des formes agiles, dans la liberté infinie de leur cours, sans formule qui les gène, sans dogme qui les contraigne, assister du dedans en quelque sorte à la genèse des certitudes et à cette croissance morale qui les fortifie par l’intime, quelle jouissance pour un spéculatif, et quelle force de séduction ! Mais le christianisme lui donne le sens d’une règle, d’une discipline sévères ; à ce tableau chimérique de la vie libre de l’esprit, il oppose l’idée d’une forme objective destinée non à la comprimer, mais à la condenser et à la fortifier dans la mesure exacte où elle en règle les mouvemens. C’est donc le christianisme qui écarte ces tentations et qui le préserve de ces vertiges ; c’est à lui qu’il doit cette large conception de l’activité humaine et ce sens délicat des réalités morales. Il est bien l’inspirateur de sa recherche, le ressort et le régulateur de sa pensée : il en fait l’originalité et la nouveauté.

Originalité et nouveauté ; je maintiens les mots. Nous avons ici deux philosophies en présence dont les divergences accusent une singulière incompatibilité de méthode et d’esprit. L’une, toute spéculative, est un produit de la réflexion : indifférente à l’action, au fond assez détachée, il serait faux de dire qu’elle perde de vue le réel ; mais elle est surtout frappée des difficultés qu’il présente, ce qui lui permet d’en chercher l’explication au plus loin possible de l’expérience ordinaire. Elle obtient ainsi la transposition du réel dans les formes raffinées de la dialectique, comme la géométrie obtient dans ses figures une épuration de la grandeur visible, comme la musique convertit nos sentimens en des formes flexibles dont le rythme léger et la facile harmonie n’offrent rien de commun avec les émotions qu’elle prétend exprimer et la vie pratique qu’elle ne saurait conduire. Nous assistons ainsi au lent évanouissement des données concrètes, à ce renversement des points de vue où l’ordre des certitudes se renverse, à un pur travail d’esprit chargé de nous offrir l’image épurée des choses au lieu de leur représentation vraie, leur alibi spéculatif ou leur travestissement. Cependant, la philosophie de l’action ne se confine pas dans cette atmosphère artificielle où se perd toujours un peu le sens des réalités. Amie de l’expérience, toujours prête à y saisir le contrecoup des idées, elle a besoin d’une certitude immédiate. Elle ne professe pas cette incurable défiance à l’égard des choses : elle les prend telles qu’elles sont ; elle s’y ajuste pour les transformer selon un idéal praticable. Elle estime que la vie vaut par elle-même et qu’elle se suffit pleinement. C’est cette manière de philosopher que nous retrouvons chez M. Ollé-Laprune : sa pensée essentiellement active, allant droit au but, ne procède guère par argumens subtils ni par déductions compliquées. Elle se complaît dans le mouvement paisible d’une réalité qui lui offre de tous côtés, dans l’ordre organique, dans l’ordre moral et dans l’ordre historique, le réconfortant spectacle d’une vérité agissante, sans cesse aidée, réparée, soutenue par sa propre action. Que seraient les mensongères clartés de la dialectique devant l’assurance et la fécondité de l’existence concrète ? La saisir dans la liberté de son allure, la retrouver en sa source, dans les points fixes qui la soutiennent, la suivre enfin dans son évolution silencieuse, n’est-ce pas une entreprise grandement philosophique ? Désormais ce ne sont plus les problèmes qui nous attirent, les antinomies qui nous sollicitent : ce sont là de vaines contentions et des questions de néant, comme un mirage importun soulevé par une réflexion incomplète et qui se dissipera dès qu’on nous aura rendu la sensation positive, le contact de la réalité solide. Vainement donc songerait-on à utiliser les procédés de l’intellectualisme. L’intellectualiste analyse, délibère, hésite ; sa réflexion ne cesse de se reprendre pour se corriger ; elle ne se livre pas ; elle demeure en suspens jusqu’à ce qu’elle se termine dans un doute persistant ou dans une foi éperdue, revanche de cette réalité méconnue qui assaille à coups répétés et qui décourage une pensée incapable, aussi bien, d’en deviner le mystère. Le réaliste procède autrement : il considère que la vie a ses lois, sa méthode assurée, ses exigences ; il lui demande donc ses certitudes immortelles, et quelque chose de la paix et du recueillement infini dont elle s’entoure pour ses inventions pénètre en retour dans ses recherches. C’est ce tempérament philosophique qui se marque en l’auteur de la Certitude morale ; sa spéculation, éprise de la vie, en a le calme et la gravité. Il ne faut donc pas s’étonner si, désabusé des fictions de la dialectique et guéri par le sentiment vif du réel de ce goût pour les explications abstraites, il cherche surtout à retrouver l’harmonie et à la faire naître. Il ne faut pas s’étonner davantage si, dans l’ordre des réalités spirituelles où il s’est de parti pris renfermé, il a quelque peine, non certes à suivre la plus savante escrime d’esprit, mais à en accepter les résultats comme valables.

Si l’on veut bien, pour juger sa doctrine, se placer à ce point de vue, qui est celui-là même d’où il l’a conçue, on sera moins surpris de l’intervention répétée du christianisme. Le christianisme l’avait introduit dans l’ordre de la grandeur morale ; nul doute que dans ce commerce avec les réalités éternelles qu’il ne cessait de lui offrir, sa pensée n’ait singulièrement gagné en profondeur, en force, en sérénité. S’il nous était permis de la saisir en son principe, nous la verrions se dérouler de ce tranquille mouvement que communiquent les calmes persuasions et les hautes certitudes. Dans cette âme éprise de vérité, de réalité, d’action, c’est le christianisme qui fit jaillir de toutes parts les eaux vives de la joie, de la paix et du bonheur. « Certitude, sentiment, paix, joie. » Ces paroles que Pascal aimait à garder avec quelques autres en souvenir du plus grand ravissement qu’il lui eût été donné de ressentir, on pourrait sans doute les appliquer à ces invisibles démarches. La foi fut pour M. Ollé-Laprune la forme par excellence de la vie intérieure, le principe de son affranchissement, la source de sa liberté de penser et du joyeux épanouissement de son être ; elle ne cessait de faire retour à cette réalité morale qui lui prête ses secrètes énergies et qui lui emprunte, en échange, je ne sais quel éclat paisible et quelle allégresse. Autant vaut dire que cette foi sereine et radieuse se confondait avec la vie dont elle était le recueillement. Si donc il nous la propose, en finissant, comme un gage de consolation et d’espérance, c’est qu’elle n’a point trahi sa confiance : elle a ouvert inépuisablement en lui les sources de l’action et de la félicité, et ce que son activité renferme de noble, de réglé, de ferme, ce qu’elle comporte de joie intime et incommunicable, c’est elle qui l’a donné surabondamment. Au terme de ses efforts il pouvait donc y voir la force par excellence de transformation et de réparation que réclame la réalité morale de l’homme et à laquelle elle est suspendue. Le christianisme lui avait ainsi révélé ses multiples affinités avec l’existence ; pour lui, il avait fait ses preuves et donné ses gages : il pouvait à bon droit le mettre au principe de cette philosophie de la certitude et de la vie, que nous venons d’exposer.

Mais, par cela même, cette philosophie revêt le caractère que nulle doctrine en France n’eut peut-être à un tel degré, le caractère humain et religieux. — Humaine, elle l’est de toutes façons : par la méthode, par l’esprit, par le sens profond des vérités morales, par la sympathie donnée à toutes les formes sous lesquelles s’exprime l’activité de l’homme ; elle est encore humaine parce qu’elle a le sentiment vif de ce qu’il y a de relatif dans la pensée, parce qu’elle croit que l’esprit, en dépit de sa perpétuelle jeunesse et de sa divine puissance, est assujetti à l’effort et à la souffrance. Mais si elle a ses assises et comme ses racines dans les couches profondes de l’expérience et de l’histoire, elle s’élève aussi d’un mouvement joyeux et facile vers l’immuable divin ; la vérité, la justice, la bonté, tout ce qui est d’ordre supérieur, d’ordre spirituel, c’est bien là ce que, de toutes manières, elle nous rend visible et palpable. M. Ollé-Laprune parle quelque part du dôme de Saint-Pierre où l’art ancien et l’art chrétien, la science architecturale et l’inspiration mystique, après bien des efforts et des essais, ont conspiré ensemble pour créer quelque chose d’unique en son genre. Ce dôme repose sur des fondemens solides et, avec ses lignes pures, harmonieuses, hardies, il monte vers le ciel en pleine lumière. Tel quel il nous fait invinciblement songer à cette philosophie où le divin et l’humain, le goût du relatif et le sens de l’absolu, l’antiquité et le christianisme, tant d’élémens de provenance diverse se fondent dans une harmonie supérieure ; il la symbolise merveilleusement. On peut dire d’elle exactement ce que M. Ollé-Laprune disait de cette coupole : elle est, non pas un effort démesuré pour atteindre l’inaccessible, mais un beau mouvement puissant pour aller, aussi haut que possible, chercher à la source ce que Dieu seul peut donner : la lumière, la paix, la joie rayonnante de la vérité.


ALBERT BAZAILLAS.


  1. Je résume ici une importante étude inédite de M. Ollé-Laprune sur Caro et le spiritualisme en France dans la seconde moitié du XIXe siècle.
  2. Cf. Ollé-Laprune, la Vie intellectuelle du catholicisme en France, dans le recueil La France chrétienne dans l’histoire.
  3. Voyez dans la Revue du 15 mai 1894 l’étude de M. Lévy-Bruhl.
  4. La Vie intellectuelle du catholicisme en France.
  5. De la Certitude morale, p. 285.
  6. Ibid.
  7. V. Brunetière, Introduction à l’ouvrage de M. Balfour sur les Bases de la Croyance.
  8. De la Certitude morale, p. 230.
  9. De la Certitude morale, 224.
  10. Bossuet (Méditation sur l’Évangile, la Cène, 2e part. 37e jour).
  11. Voir à ce sujet dans la Certitude morale, le chapitre intitulé : De la Valeur de la Certitude morale.
  12. La Certitude morale, chap. VI.
  13. Ibid.
  14. Voir à cette occasion le très curieux et très suggestif chapitre de l’Essai sur les Bases de la Croyance, ayant pour titre : Croyances et formules.
  15. Ibid.
  16. De la Certitude morale, p. 387.
  17. Essai sur la Morale d’Aristote.
  18. Essai sur la Morale d’Aristote, ch. II.
  19. Ibid.
  20. L’expression est de M. Balfour, mais elle s’applique fort bien à la doctrine de M. Ollé-Laprune.
  21. Le Prix de la vie.
  22. La Philosophie et le Temps présent.
  23. De la Virilité intellectuelle.
  24. Ce qu’on va chercher à Rome.
  25. Ibid.
  26. Essai sur la Morale d’Aristote, chap. II.