Une Personnalité religieuse - Genève (1535-1907)/04
Qu’est-ce que l’Église réformée de Genève ? Quelles en sont les assises, les limites ? Telle est la question qui, durant le dernier demi-siècle, souleva dans Genève les esprits et les passions. C’était grave, déjà, qu’une telle question pût exister : on ne l’eût pas conçue, on ne l’eût pas comprise, au temps où les Genevois, collectivité vouée au service du Dieu de Calvin, formaient tout à la fois un peuple et une Église. Le peuple et l’Eglise, en ce temps-là, se recouvraient, se confondaient. Mais le peuple, par motif politique, dut un jour s’ouvrir à une autre confession, celle de Rome. L’Église protestante officielle, par motif théologique, crut devoir se fermer à certains éléments réformés, aux orthodoxes du Réveil. Désormais cette Eglise ne s’identifiait plus avec le peuple genevois ; elle n’était plus la République. Et tout en même temps, par une contradiction singulière, elle était, depuis 1848, dépendante des votes du peuple, plus strictement et plus pleinement que jamais : la nation genevoise tout entière, ville de Genève et communes catholiques annexées, régnait sur le budget de l’Eglise ; la partie protestante de la nation régnait sur le choix des pasteurs et du Consistoire. Encore cette portion protestante de la nation n’était-elle pas fixée, délimitée, par l’Eglise elle-même ; il n’appartenait pas à l’Eglise d’attribuer ou de refuser aux citoyens la qualification de protestants ; c’était le rôle de la bureaucratie d’Etat.
Les âmes pieuses avaient vu le péril, mais en gémissant l’avaient accepté. La proposition de séparation entre l’Eglise et l’Etat, présentée en 1855 par le député Duchosal, avait eu peu de succès. Subitement l’on sentit progresser, entre 1865 et 1870, une théologie nouvelle, dite libérale ; en elle, rien de mystique, et presque rien de religieux. C’était une critique tenace, subversive, plus soucieuse d’offrir aux intelligences l’occasion de vaincre le Dogme que de chercher quelque façon subtile dont les âmes, même en le contestant ou en l’atténuant, pourraient encore se l’assimiler et en vivre. Cette théologie, pour asseoir son règne, voulut profiter du système majoritaire, qui, depuis 1818, décidait de tout, et l’on eut une Eglise où la vieille foi subsistait dans un groupe d’âmes, mais dont les autorités favorisaient officiellement les nouveaux courants théologiques.
L’histoire des conversions et l’histoire des défections sont fertiles en ironies : c’est de la Faculté libre de théologie, fondée naguère par un groupement d’âmes croyantes, que s’était évadé, en 1840, un des précurseurs du libéralisme incroyant. Scherer, entré, comme professeur, en 1841, dans cette pieuse institution, s’y était peu à peu senti gêné, et il avait cessé de croire. A la longue, il avait apporté dans ses négations le même intellectualisme impérieux que jadis dans ses affirmations ; pareille à un bûcher qui se consume lui-même, sa terrible raison, après avoir détruit sa foi dans l’inspiration littérale de la Bible, devait détruire sa foi dans la science théologique, puis sa foi dans la science tout court, et sa foi même, enfin, dans la possibilité d’avoir foi en quelque chose ; et Scherer, en 1860, avait quitté Genève, orientant vers la critique littéraire sa pensée désormais désemparée.
D’autres théologiens, sans pousser aussi loin les cruautés de la logique et sans cesser, eux, d’être des hommes d’Eglise, avaient pris comme tâche de transporter dans la théologie, dans l’Eglise, certaines de ces négations auxquelles s’abandonnait désormais l’intelligence émigrée d’Edmond Scherer.
Auguste Bouvier, professeur à la Faculté officielle de théologie, les voyait, dès 1867, se ranger en bataille contre les orthodoxes, et pressentait l’âpreté des bagarres imminentes. Il essayait de conjurer la crise. Un travail qu’il soumettait à la Compagnie des pasteurs sous ce titre : Les orthodoxes et les libéraux en face de la royauté du Christ, aspirait vers une synthèse supérieure où pourraient se rencontrer et ne plus s’entre-choquer, et peut-être se compénétrer, les exigences positives de l’orthodoxie et les exigences critiques du libéralisme
Mais il fallait, d’abord, traverser une période de querelles : en 1869, le branle-bas commença, pour de longues années. « Une Eglise, mais sans sacerdoce ; une religion, mais sans catéchisme ; un culte, mais sans mystère ; une morale, mais sans théologie ; un Dieu, mais sans système : » tel fut, en 1869, le manifeste du nouveau christianisme libéral. Ce document venait de Neuchâtel : il était signé d’un philosophe à qui la troisième République, en le nommant directeur de l’enseignement primaire, devait donner une prise sur l’âme française, M. Ferdinand Buisson. Ce fut la première parade, et non la moins brillante, de cette souple et curieuse intelligence, toujours mouvante, toujours évoluante, si jalousement préoccupée d’être sincère avec elle-même qu’elle croirait manquer de bonne foi si elle se réputait enchaînée, le lendemain, par son attitude de la veille, et dont c’est peut-être la maxime fondamentale de considérer l’idée de vie comme incompatible avec celle de fixité et de revendiquer dès lors, pour tout homme et pour tout groupement d’hommes, pour toute Eglise aussi, le droit d’être constamment muable et de pouvoir sans cesse s’évader d’un Credo. Rien de commun entre M. Buisson et les caméléons de la politique ; il s’agit, pour lui, d’une question de contenance intellectuelle ; sa pensée, dédaignant toute assise, aime frôler les sables mouvants.
La venue de ce jeune homme dans la ville de Calvin provoqua des tempêtes. Il donna deux conférences : Agénor de Gasparin, le pasteur Bungener, le pasteur Barde les jugèrent subversives et protestèrent. La presse s’agita : un soir, la salle de la Réformation devint un champ clos, où le pasteur Barde et M. Ferdinand Buisson confrontèrent l’une avec l’autre deux façons d’être protestant. Derrière M. Buisson se rangeaient les libéraux de Genève ; ils estimaient cependant que, dans son manifeste, l’immortalité de l’âme était trop voilée ; et tandis que M. Buisson, qui venait d’un canton dans lequel les cadres de l’Eglise avaient quelque chose de moins large, réclamait la séparation entre l’Église et l’État, les libéraux de Genève, eux, ne la voulaient pas. Ils trouvaient, tout au contraire, singulièrement opportune et commode cette Église-peuple, créée en 1847, dont l’Etat maintenait l’unité, et qui, donnant asile à toutes les théologies, et même à certaines incroyances, ouvrait à la propagande libérale le plus hospitalier des terrains.
Entrez ! tel était le titre d’un discours que prononçait en avril 1869 le pasteur Cougnard, pour élargir encore le champ de cette Église et pour inviter tous les esprits à venir s’y ranger. Les catholiques, les hommes du Réveil, regardaient ironiquement. Un protestant de nuance évangélique voulut faire taire l’ironie de ces regards et venger l’intégrité de l’Eglise officielle ; et s’enflammant d’une sainte colère, il jeta à la tête du pasteur Cougnard une brochure qui s’intitulait : Sortez ! Mais Cougnard resta, récidiva ; et son prêche nouveau, qui s’intitulait : La religion du bien, fit un vif plaisir à M. Buisson, qui crut comprendre que, d’un geste cordial, Cougnard ouvrait la porte de l’Église aux athées eux-mêmes. Le bruit fait autour de Cougnard transformait ce brillant orateur en un homme représentatif : il s’en fut à la Chaux-de-Fonds pour installer dans une chaire un pasteur français démissionnaire, Félix Pécaut. Et Cougnard, installant Pécaut, fit un prêche sur ce thème : Crois ce qui te semble vrai, lais ce qui te semble bien. L’Église de Neuchâtel porta plainte à celle de Genève contre un tel message, et le Consistoire de Genève répondit qu’il en était attristé. Mais c’était une tristesse platonique, désarmée, à laquelle Cougnard avait le droit de passer outre.
En 1870, l’Union suisse du christianisme libéral fut fondée… 53 pasteurs genevois sur 93 signèrent, à l’encontre, une déclaration de principes orthodoxes : les manifestes s’affrontaient.
Les fondements renversés : ainsi s’intitulait, le 14 janvier 1872, un discours du pasteur Barde. Il montrait les décombres s’accumulant, et criait avec douleur : « Qu’en dites-vous, ô nos pieux ancêtres ! » Parlant comme s’il ignorait l’évolution qui, depuis un siècle, avait entraîné l’Église de Genève, Barda déclarait avec netteté : Une Église pans confession de foi est vouée à la destruction.
S’emparer du Consistoire : tel était le but auquel tendaient à Genève les libéraux. Un d’eux, Chantre, publia en 1872 un catéchisme dans lequel s’estompaient et disparaissaient les enseignements traditionnels critiqués par la nouvelle théologie. Bungener, dans une brochure, éplucha ce petit livre. Si c’est là l’Evangile, concluait-il avec fougue, retournons à Socrate.
Mais sans retourner à Socrate, la Compagnie des pasteurs, timide, consentait à l’introduction du nouveau manuel : le Consistoire, plus militant, s’insurgeait. Alors les membres libéraux du Consistoire démissionnèrent : des élections devinrent nécessaires, pour renouveler l’ensemble de ce corps. Genève fut invitée à vaincre 1’ « ultramontanisme protestant » comme elle avait vaincu l’ultramontanisme catholique. Un pasteur comme Bungener, grand ennemi de Rome, se voyait, du jour au lendemain, taxé d’en être le complice. L’Escalade était évoquée : en 1872 comme en 1602, disait une brochure, les Genevois sauront sauvegarder leur liberté. Les élections du 15 décembre 1872 amenèrent un Consistoire où les libéraux possédaient la majorité : ce fut au tour des orthodoxes de démissionner. L’Eglise de Genève avait l’air de craquer ; le prêche s’opposait au prêche ; et les deux partis se jetaient mutuellement ce reproche d’être inconsciemment les auxiliaires de Rome.
Mais à l’heure où s’échangeaient ces polémiques, les libéraux pouvaient exploiter contre leurs adversaires une force plus terrible que celle même de leurs négations, la force de l’Etat. Une alliance ingénieuse se nouait entre la théologie libérale et l’État radical, entre Chantre, le pasteur, et Carteret, le conseiller d’Etat. L’âme de Jean-Frédéric Amiel, fort étrangère à toute orthodoxie, subissait une sorte de répulsion devant ces compromissions politiques de la théologie nouvelle. « Le mot libéral, écrivait Amiel, avec son appel à la popularité et au scrutin, n’a plus ressemblé à la recherche désintéressée du vrai et à la persuasion sérieuse. Le nouveau parti théologique s’est enfilé dans une mauvaise venelle. » C’était le rêve d’Amiel, que le christianisme libéral se montrât plus saint et plus religieux que le christianisme orthodoxe ; et voilà que certains théologiens de cette école prenaient une allure de politiciens. Mais que faisait, dans ce fracas de bataille, la pensée d’un Amiel, indépendante et d’ailleurs sceptique ? On apprit bientôt qu’une loi se préparait, grosse de menaces. D’après ce projet, le corps pastoral ne gardait plus aucun pouvoir sur la faculté de théologie : le pastorat devenait à peu près la seule profession qui ne fût plus admise à fixer des conditions d’aptitude, un programme d’enseignement, à ceux qui aspiraient à s’y faire accueillir. Le corps pastoral n’avait plus aucun droit sur lui-même : on pouvait devenir pasteur, dorénavant, sans avoir été consacré. Le corps pastoral, enfin, devait désormais être dépourvu de toute liturgie officielle ; et chaque pasteur pourrait prêcher ce qu’il voudrait, enseigner comme il voudrait. C’était l’anarchie légalisée ; c’était le désordre formellement introduit dans l’Eglise par l’Etat, pouvoir d’ordre. Et les regards des catholiques et des croyants de l’Eglise libre se posaient, de plus en plus interrogateurs, sur les consciences de l’Eglise nationale, consciences des fidèles, consciences des pasteurs.
Un paralysé, péniblement soutenu par des bras amis, fut un jour déposé chez Carteret : l’homme d’Etat reconnut son ancien camarade, le pasteur Charles Chenevière, qui venait plaider pour la Compagnie des pasteurs ; la présence même de ce malade, universellement vénéré à Genève, devenait un plaidoyer ; mais Carteret fut insensible, et le courageux paralytique fut emporté, vaincu, mais s’étant une dernière fois dressé.
La loi, qui portait une si profonde atteinte aux assises de l’Eglise genevoise, fut si hâtivement présentée, si hâtivement soumise au vote populaire, que la Semaine religieuse de Genève, organe de M. le pasteur Francis Chaponnîère, déjà fort écouté dans le protestantisme genevois, n’eut même pas le temps de la discuter. La mainmise de l’Etat sur l’Eglise s’affirmait ainsi par un acte qui avait la prestesse insolente d’un coup d’Etat. Dans la majorité de 800 voix, qui, ratifia cette révolution, il y avait des citoyens nés catholiques, élevés catholiques, et non moins étrangers d’ailleurs à l’Eglise qui les avait baptisés qu’à cette autre Eglise qu’ils se mêlaient de transformer ; les catholiques-romains soumis à Mgr Mermillod s’étaient, d’après ses ordres, courtoisement abstenus de voter.
L’ancienne Eglise nationale-protestante de Genève, proclamait le pasteur Frank Coulin, a cessé d’exister. Il commentait la loi nouvelle, dictée par la théologie libérale aux hommes d’État radicaux :
Sur toutes les grandes questions qui touchent aux intérêts éternels de l’âme et du salut, le oui et le non, le pour et le contre, la vérité et l’erreur, seront enseignés avec les mêmes droits et par la même autorité… Donnez le nom que vous voudrez à un semblable établissement ; je sais bien celui que je lui donnerai, moi ; mais, au nom du bon sens et du dictionnaire, ne l’appelez pas une Église.
Et Coulin prophétisait que cette religion sans dogme rentrerait dans son néant.
« Cette Église, insistait le pasteur Barde, appelez-la comme vous voudrez. Une grande école, un grand établissement. Jésus la nomme un royaume divisé contre lui-même et qui ne saurait subsister : c’est une grande ruine. »
L’Etat, c’est-à-dire, ainsi que l’observait avec douleur le pasteur Barde, un corps qui pouvait être un jour, dans sa majorité, catholique ou sans foi, l’Etat tout seul, s’occupait désormais de la formation des pasteurs. Et du haut de la chaire de Saint-Pierre, Barde laissait tomber ces paroles, qui faisaient un bruit de sanglots :
Que faudra-t-il, dorénavant, pour être pasteur à Genève ? Avoir au moins vingt-cinq ans, et posséder des titres académiques jugés suffisants par notre Faculté de théologie. Non seulement il ne sera pas nécessaire d’être chrétien, mais le texte même de la loi n’impose pas l’obligation d’être protestant. Et on peut espérer qu’on exigera la condition d’être un honnête homme ; cette réserve, toutefois, n’est pas exprimée. Vingt-cinq ans et des diplômes, c’est tout ce qu’il faut.
Devons-nous, dans cette bâtisse, laisser notre verbe et nos fidèles ? se demandaient un certain nombre de pasteurs évangéliques. Finalement, ils décidèrent d’y demeurer provisoirement : c’est un provisoire qui devait durer. Tous leurs soins s’appliquaient à bien organiser, dans l’une des nefs de l’Eglise, un groupement bien orthodoxe, sous le vocable d’Union nationale Évangélique. Ainsi se retournaient-ils vers les âmes, pour les recueillir et les réchauffer, et ils se désintéressaient, au contraire, de ce qui regardait le corps directeur de l’Eglise. Barde alla, dans sa paroisse de Vandœuvres, jusqu’à refuser de lire un mandement du Consistoire, et jusqu’à sortir, avec ses paroissiens orthodoxes, quand le délégué de cette assemblée se présenta pour en donner lui-même lecture.
S’infiltrer en terre orthodoxe : telle était la tactique des libéraux. Leur rêve ne les portait point à vouloir devenir les maîtres absolus dans une Eglise toute neuve, étiquetée libérale ; ils préféraient garder, dans la vieille Eglise, le contact avec la masse des fidèles ; ils acceptaient d’y coudoyer leurs confrères évangéliques en vue d’approcher et peut-être de gagner les ouailles de ces confrères. L’anarchie spirituelle qu’avait introduite l’État dans l’Église, et qu’il y maintenait, était propice aux progrès des libéraux. Un jour de 4878, le député Page fit voter par le Grand Conseil un projet de loi qui devait, dans sa pensée, accélérer encore leur victoire. Jusque-là, les chaires de la ville, seules, étaient ouvertes indistinctement aux pasteurs de toutes croyances ; mais dans la campagne, chaque pasteur restait, en définitive, maître de sa paroisse. Un article du projet Page stipulait qu’à la campagne aussi les chaires seraient de temps à autre, et d’une façon normale, occupées par d’autres pasteurs que le pasteur titulaire : c’était livrer toutes les chaires de l’Église à toutes les doctrines et à toutes les négations. Le projet Page causa grand tumulte : le 6 octobre, par 8 706 non contre 2 591 oui, le peuple genevois le repoussa. Le libéralisme, jusque-là victorieux, avait rencontré un point d’arrêt. A Genève même, de dimanche en dimanche, chaque chaire de la Réforme étalait les variations de la Réforme : les âmes rurales échappèrent à cette délicate épreuve. Chaque chaire de campagne demeura soit évangélique, soit libérale, suivant les convictions personnelles du pasteur : les disputes théologiques des citadins ne troublèrent pas la paix des champs.
D’autres agitations, non moins violentes, bouleversaient l’Église catholique ; elles ne provenaient pas, ici, de divisions intestines, mais d’une intervention d’Etat, l’une des plus singulières et des plus malheureuses qu’enregistre l’histoire religieuse.
L’écho de certaines hostilités politiques, auxquelles çà et là donnait lieu la définition de l’infaillibilité papale, avait gagné la Suisse. Antoine Carteret, fabuliste et tribun, dirigeait alors le radicalisme genevois. C’était un homme sans nuances, fanatiquement acharné contre le papisme, et persuadé que l’idée même de liberté contraignait de combattre cette doctrine, hostile à la liberté. Il était de ces logiciens, assez nombreux dans certains parlements, pour qui l’intolérance à l’endroit du catholicisme paraît s’imposer, comme un moyen de venger et de faire prévaloir l’idée abstraite de tolérance. « Ce qu’il nous faut, disait-il un jour au Grand Conseil, c’est que l’Église s’en aille avec rien, avec le bâton et la besace. »
Ainsi parlait-il en 1871. Les traités de Turin, la loi de 1868 sur l’hôpital général, conféraient à l’Eglise le droit de réclamer quelque chose dans sa besace, mais Carteret parlait en logicien. En attendant qu’elle s’en allât avec rien, il allait, lui, chez elle, avec sa police d’État : les visites inquisitoriales pratiquées chez les Carmélites de Sierne firent grand bruit. D’étranges illusions avaient persuadé Carteret que les catholiques de Genève devaient se sentir opprimés par l’infaillibilité, et qu’il convenait dès lors que l’État les aidât à devenir libres. Au Nord des Alpes, d’ailleurs, Bismarck donnait l’exemple de lutter contre l’Eglise : il ne déplaisait pas à Carteret de se régler sur Bismarck et de lui ressembler, au moins, par ce côté-là.
En vertu d’une décision pontificale, Mgr Mermillod, curé de Genève, possédait dans le canton, avec le titre de vicaire général et fondé de pouvoirs de l’évêque Marilley, les prérogatives épiscopales : le Conseil d’État, le 20 septembre 1872, lui défendit d’en user, et cessa même de le reconnaître comme curé. Un conflit s’éleva : l’évêque Marilley, de Lausanne, se déclara déchargé par le Pape de l’administration ecclésiastique du canton de Genève ; c’était confirmer les prérogatives de Mgr Mermillod. L’État, dès lors, considérait les catholiques de Genève comme n’ayant plus de chef, il ne reconnaissait plus Mgr Mermillod, et Mgr Marilley s’effaçait. L’État fit savoir, le 20 octobre 1872, qu’il allait organiser, par voie constitutionnelle et par la législation ordinaire, une Eglise qui serait une extension naturelle du régime démocratique ; les catholiques étaient invités à y collaborer. Dans le Grand Conseil, tel que le composaient les élections de novembre 1872, il n’y avait presque plus de catholiques. L’idée de séparation, qui jadis figurait sur le programme radical, était passée au second plan ; l’État voulait absorber et dominer l’Eglise catholique de Genève. Le 17 février 1873, il jetait hors des frontières Mgr Mermillod, que les fidèles considéraient toujours comme leur pasteur ; et les protestations du clergé contre le projet de loi visant à la réorganisation de l’Eglise ne faisaient qu’exciter Carteret. « Je fournirai, s’il le faut, cent curés qui accepteront les lois, » proclamait-il avec une insolente confiance.
Tour à tour, les divers articles étaient votés. L’un d’eux stipulait que les curés et vicaires seraient désormais nommés par les citoyens catholiques inscrits sur le rôle des électeurs cantonaux : un catholique, même non pratiquant, même hostile, devenait dès lors, dans l’Eglise catholique, un des membres du corps souverain, comme depuis 1848 un protestant, même indifférent, même hostile, était investi d’une parcelle de souveraineté dans son Eglise. L’esprit géométrique de Carteret s’éprenait de cette équivalence et montrait ainsi, une fois de plus, qu’il n’avait rien de commun avec l’esprit de finesse. D’autres articles soumettaient à l’agrément du Conseil d’Etat le mandataire éventuellement délégué par l’évêque de Lausanne pour l’administration du diocèse, et interdisaient l’érection d’un siège épiscopal à Genève. Enfin, l’Etat pouvait exiger, de tous les prêtres en fonctions, un serment de fidélité à cette loi.
Le Grand Conseil, par 77 voix contre 8, vota le projet. Parmi les 8 opposants, James Fazy se dressait. Il avait en 1848 cimenté la fraternité des catholiques avec les vieux Genevois ; il était naturel qu’il combattît une loi qui la lésait.
Cinq jours plus tard, 60 Genevois d’origine catholique décidèrent, dans une réunion, d’appeler à Genève Hyacinthe Loyson pour qu’il y fit œuvre de prêtre. Le 12 mars, il arriva. Il avait pour lui l’ascendant durable de l’éloquence, et puis cette sorte de prestige dont un certain nombre de Genevois entourent volontiers tout ancien prêtre. C’est un libéré, disent-ils, c’est une conscience fière, et son nom, la veille obscur, s’auréole d’une demi-gloire, au moins pendant la durée d’une saison. Mais lorsqu’il s’agissait de Hyacinthe Loyson, deux gloires à leurs yeux s’additionnaient : celle qu’il avait conquise au service de l’Eglise romaine, et celle qu’ils lui créaient, pour avoir cessé d’y servir. Il voyait très grand, lorsqu’il arriva ; il rêvait de mettre en branle, à l’écart de Rome, un mouvement catholique auquel les protestants orthodoxes se rallieraient. Il était tout prêt à les recevoir dans son église catholique, à lui. Il ne les pressait pas d’ailleurs, ne les invitait même pas, mais il espérait. On l’invitait, en revanche, dans certaines sphères protestantes : Bouvier, le professeur de dogmatique, lui souriait ; Turrettini, le procureur général, l’accueillait. Il se disait touché, très profondément, de rencontrer, parmi les protestants évangéliques, « les sympathies les plus actives et les plus désintéressées. » C’est avec eux qu’il voulait s’unir ; il allait bientôt adopter, pour son culte, les beaux chants du pasteur Bersier. Il aurait tant voulu qu’en venant prier chez lui, les protestants croyants se sentissent chez eux.
Carteret, tout d’abord, n’avait songé qu’à introduire dans le catholicisme un petit ver rongeur. Loyson venait fonder une église nouvelle, à côté de l’Église romaine, et le jour de Pâques il dit en français sa première messe. Donnons des bâtiments à cette Eglise-là : tel fut le mot d’ordre qui, dans les sphères radicales, circula. Loyson n’avait derrière lui qu’une poignée de catholiques, et le Grand Conseil se disposait à exproprier à leur profit la grande majorité, qualifiée d’ultramontaine. Conformément aux principes de droit canon dont s’inspirait Carteret, l’Etat voulut fixer de façon précise, au mois d’août 1873, l’organisation future de ce qu’il persistait à appeler le catholicisme. Tout ministre du culte qui aurait été ordonné dans l’Eglise catholique, quelles qu’eussent été ses destinées ultérieures, put, de par le nouveau projet de loi, devenir prêtre dans l’Eglise catholique nationale de Genève ; il faudrait qu’un quart des électeurs inscrits eussent voté, pour que ces curés et ces vicaires fussent reconnus valides. Un conseil supérieur, correspondant au Consistoire protestant, devait gérer dans ses détails la vie de la nouvelle Eglise dite catholique. Enfin, les églises et les presbytères demeurés propriétés communales devaient être affectés au culte salarié par l’État, ce qui voudrait dire bientôt : au culte catholique national. Les traitements des prêtres étaient grossis de plus du double : Carteret se flattait qu’un tel appât serait suffisant pour détourner du Pape les prêtres romains. « Coupez les cordons de la bourse, disait-il publiquement, et vous verrez comment le clergé arrivera à composition. »
On avait dit à Loyson, en le faisant venir : L’Église nouvelle sera ce que vous la ferez. Sa déception fut grosse. Le projet lui paraissait inadmissible : il prévenait l’un de ses amis qu’il se croirait obligé, si de pareils articles étaient votés, de dégager sa responsabilité par une lettre publique ; et, dans un discours à Berne, il appuyait sur la nécessité de ne pas persécuter les Romains et de ne point asservir à l’État l’Église nationale. Quelques signatures protestantes très respectées s’alignaient au bas d’une éloquente brochure qui condamnait ce projet d’attentat contre les catholiques romains : on remarquait, entre autres signataires, le philosophe Ernest Naville, le pasteur Francis Chaponnière. Mais qu’importait à Carteret ? Il avait une doctrine d’Etat, il devait triompher. Le projet de loi que déplorait Loyson fut voté ; et, dès le mois d’octobre 1873, plus docile à subir le régime ecclésiastique contre lequel intérieurement il protestait, qu’il ne l’avait été à subir l’infaillibilité, Loyson consentit à devenir, par l’élection, un des trois curés de Genève. Il n’avait échangé la souveraineté du Pape que contre celle du Conseil supérieur de l’Eglise : il était offusqué, mais obéissant.
C’était la faiblesse de cette Eglise nouvelle de compter parmi ses parrains certains hommes à qui les considérations religieuses étaient parfaitement indifférentes et qui se servaient d’elle comme d’un outil politique. L’un d’eux, le député Héridier, se flattait en 1875 de ne jamais s’agenouiller et de ne jamais lire la messe, même vieille-catholique. « Je crois peu pour mon compte, disait-il, à l’efficacité de ces récitations, me bornant simplement à participer au culte dans ce qu’il a d’élevé, de fraternel et d’humanitaire, le considérant dans son état actuel comme le produit du siècle, que seule une organisation basée sur l’association religieuse populaire pourra modifier dans un sens conforme à la science et à l’esprit moderne. » Loyson, jetant un coup d’œil sur son petit troupeau, devinait à quelle irréligieuse désinvolture s’abandonnaient certaines âmes d’une pareille trempe : il en était triste. « Les éléments contraires que notre œuvre renferme, écrivait-il le 10 mars 1874, se heurtent sourdement, et le temps approche peut-être où il faudra une séparation. » Bien petit, certes, demeurait le troupeau, mais il était trop nombreux encore pour avoir la pureté, l’intégrité, la cohésion, la profondeur de vie intense que rêvait à certaines heures l’âme religieuse de Loyson.
Entre lui et Carteret, la séparation fut décidée à la date du 4 août 1874. Loyson, ce jour-là, donnait sa démission de curé de Genève. Quelques autres anciens prêtres le suivirent dans cette sécession, et parfois à Ferney Mgr Mermillod voyait arriver l’un de ces libérés d’avant-hier, désillusionnés d’hier, repentants d’aujourd’hui, qui réclamait un secours, un pardon, une porte de rentrée dans son ancienne Eglise.
Dès le 14 septembre 1874, les curés romains ayant refusé le serment que Genève leur demandait, toutes les cures du canton avaient été déclarées vacante… Il s’agissait, dès lors, de les pourvoir ; et les électeurs furent convoqués. L’épreuve montra qu’on ne trouverait même pas à Genève le quorum de catholiques pour accepter de procéder à l’élection d’un prêtre schismatique : une loi nouvelle fut votée le 30 janvier 1875, d’après laquelle aucun quorum ne serait nécessaire pour que les curés et vicaires fussent valablement élus. On vit dans certaines communes catholiques des curés nationaux être désignés par 35 électeurs seulement sur 135 inscrits, 42 sur 165, 17 sur 127, 14 sur 100. Une fois les curés nommés, les maires devaient leur livrer les clés des églises : catholiques romains, les maires refusaient. On les violentait, on enfonçait, dans des expéditions militaires, la porte des sanctuaires. En deux ans et six mois, 32 communes connurent ces incursions de gendarmes dans leurs églises. 18 maires et 14 adjoints furent révoqués. On s’empara de l’église de Compesières, pour faire baptiser un enfant par un prêtre national de Carouge : 3 compagnies d’infanterie, un peloton de cavalerie, 80 gendarmes, furent mobilisés. Tel protestant genevois qui n’eut jamais l’occasion de faire une autre campagne militaire que celle-là n’en parle maintenant qu’avec rage, le rouge au front. On devait, peu à peu, en venir au sacrilège : un jour d’adoration perpétuelle, le conseiller d’Etat Héridier fit envahir l’église de Chêne ; l’ostensoir, qui contenait l’hostie, fut saisi. Quelque temps plus tard, Héridier déclarait dans un discours : « Il y avait une hostie dedans, le bon Dieu en personne ; c’est le curé romain qui a enlevé cette matière et l’a mise dans un essuie-mains. »
L’église Notre-Dame, construite par les catholiques romains, à leurs propres frais, en vertu d’une loi de 1850, fut attribuée en 1875 aux catholiques nationaux, par suite d’opérations électorales qui furent inutilement dénoncées comme une mystification : un coup d’arrosoir, comme l’on disait alors, avait versé dans l’urne, à l’heure opportune, quelques centaines de bulletins favorables aux prétentions des catholiques nationaux.
Posté désormais comme un observateur en dehors de tous les établissements religieux, Hyacinthe Loyson devenait de plus en plus morose. Parmi les prêtres qui arrivaient de France pour occuper les cures confisquées sur l’Eglise romaine, combien n’imitaient Loyson ni par le talent, ni par l’ampleur des rêves, mais seulement par le mariage ! Il était très amer contre eux. Il se plaignait de voir affluer à Genève l’ « écume du clergé de France. « Il avait, lui, quitté l’Eglise pour en fonder une, à sa façon ; ces prêtres qui venaient, docilement, subir les lois de l’Etat de Genève dans la singulière Église « catholique » qu’avait échafaudée cet Etat, chagrinaient l’ancien Carme. « Quant au clergé soi-disant catholique libéral de Genève, écrivait-il, à une ou deux exceptions près, j’ai pour lui un de goût toujours croissant. » Il aurait voulu prendre « des verges trempées dans la boue » pour purifier de certains de ses ministres les temples dont sa propre venue leur avait montré le chemin. Sous ses yeux, dans le protestantisme, le libéralisme grandissait : il n’avait pas de terme assez sévère contre cet autre christianisme libéral, qui n’était, disait-il, ni chrétien, ni libéral. Aussi se préparait-il à quitter Genève, mécontent de tout.
Il était mécontent des radicaux. « En combattant l’ultramontanisme comme ils le font, écrivait-il, nos radicaux à courte vue lui préparent le plus magnifique triomphe. » Il était mécontent du protestantisme : « Je bénis Dieu, disait-il, de n’avoir jamais permis que je m’engage sur la pente de ce faux spiritualisme qui conduit les uns à l’incrédulité, voire même à l’athéisme, — oui, l’athéisme est une des formes avouées du pastorat, — pendant qu’il disperse les autres dans le mysticisme individuel ou dans l’émiettement des sectes. Ce que j’aime, continuait-il, dans beaucoup de protestants, c’est leur admirable christianisme ; ce n’est pas leur protestantisme étroit et sec, ou vague et inconséquent. » Il était mécontent de la démocratie, de cette démocratie qui l’avait pourtant nommé curé, qui avait édifié son Eglise. « La démocratie telle qu’elle se pratique à Genève, murmurait-il, est une bien triste, pour ne pas dire une bien sale chose. » Alors, dans deux discours sur l’Eglise catholique en Suisse, il demandait pardon à Dieu et aux hommes d’avoir accepté la cure de Genève. Et, dans une éloquente apostrophe à son fils, il résumait ses griefs contre Genève sur laquelle il secouait la poussière de ses pieds :
Quand un jour on demandera à mon fils : Jusques à quand ont duré les illusions de ton père ? Je veux qu’il puisse répondre : Jusqu’à l’affirmation de la fausse démocratie religieuse, jusqu’à l’installation du Conseil supérieur de l’Église d’État. Si on lui dit encore : Ton père présidait-il, entre deux gendarmes, au baptême armé de Compesières ? je veux qu’il dise : Non. Officiait-il dans l’église de Notre-Dame crochetée, envahie, au mépris des tribunaux du pays ? Non. Pactisait-il avec les pour chasseurs des héroïnes de la charité chrétienne, des Filles de Saint-Vincent de Paul et des Petites-Sœurs des Pauvres ? Encore non, toujours non.
Ainsi protestait-il contre l’évolution politique qu’en dehors de lui, au-dessus de lui, son œuvre avait suivie. Mais son rôle de précurseur ne pouvait être désavoué. Il n’y avait plus bientôt, dans le canton de Genève, que 3 communes où les prêtres et fidèles de Rome fussent demeurés en possession de leurs églises ; partout ailleurs, ils vivaient dans des installations de fortune, dans des salles, dans des granges, dans des chapelles hâtivement bâties.
Et les curés catholiques nationaux, les intrus, comme les appelait couramment la population, n’avaient à leurs offices qu’une insignifiante poignée de fidèles, quelquefois presque aucun : les catholiques d’origine qui, par motif politique, avaient élu ces pasteurs, étaient le plus souvent peu assidus au culte, soit qu’ils prissent peu d’intérêt à la messe en général, soit qu’ils prêtassent une médiocre valeur à la messe de leurs propres élus. L’heure était proche où tout devait manquer à cette Église, sacerdoce et clientèle.
L’Etat radical, en 1873 et 1874, avait institué deux Eglises : l’une protestante, l’autre catholique nationale, qui n’étaient, comme l’observait très exactement Ernest Naville, « ni des réunions de croyants, ni des sociétés volontaires, ni des sociétés libres, ni distinctes de l’Etat puisque organisées par lui, ni autonomes. »
L’une de ces Eglises, la u catholique nationale, » avait tout pris à l’Église catholique romaine, ses lieux de culte, ses presbytères, son nom, presque tout en un mot, sauf son dogme et ses fidèles. Elle s’était distinguée par l’épithète de nationale, qu’aucun prêtre, ou presque aucun, ne justifiait, ses prêtres étant des immigrés. Seul, l’appui de l’Etat la faisait vivre ; seul, le maintien de son union avec l’Etat donnait à cette Église, dans les communes mêmes où elle devait garder quelques fidèles, des chances de vie. En face d’elle, la confession romaine, celle à laquelle étaient demeurés attachés presque tous les citoyens genevois d’origine catholique, était, en fait, séparée d’avec l’Etat ; l’État, depuis 1813, ne la connaissait pas plus qu’il ne connaissait l’Eglise protestante libre, si ce n’est pour l’exproprier. Elle vivait désormais, non seulement d’après ses lois propres, mais avec ses ressources propres, fournies par l’Œuvre du clergé, qu’avait fondée Mgr Mermillod.
Quant à l’Église protestante, Naville la définissait ainsi :
La voilà organisée souverainement par des corps politiques et organisée de telle sorte que tout citoyen, quelles que soient ses opinions, en est membre de plein droit dès qu’il le veut. De là, dans le sein de l’établissement officiel, la lutte de deux partis : l’un, partant de l’idée de l’État, soutient un droit de toutes les opinions à s’exprimer dans la chaire officielle. L’autre, partant de l’idée de l’Église, dénie le caractère de l’Église chrétienne à un établissement où tout peut être enseigné sans limites ni réserves aucunes.
Et Naville concluait : « Comment mettre fin à ces misères ? Par l’établissement sérieux de l’indépendance des Églises et du caractère, laïque de l’Etat. »
Mécontents du Consistoire libéral, les fidèles orthodoxes de l’Église protestante nationale avaient déjà, peu à peu, diminue leurs dons à cette Église : il leur déplaisait de sentir que leur générosité pourrait alimenter des paroisses où la négation libérale, tantôt avec une subtile discrétion, tantôt avec un fracas provocateur, se distribuait de semaine en semaine. Ils aimaient mieux soutenir, à l’écart, certaines œuvres d’affirmation évangélique : telle l’Union nationale évangélique, fondée en 1871, et qui organisait, dans le sein même de l’Eglise officielle, des services religieux. Qu’était donc ce phénomène, sinon une première ébauche de séparation, puisqu’une série de fidèles se mettaient à faire vivre, dans un coin de l’Église officielle, et sans rien demander à cette Église que des abris, le culte et la théologie qu’ils préféraient ? Ainsi, tandis que la séparation d’avec l’État était devenue, pour l’Église catholique de Genève, un fait, certaines initiatives privées qui s’introduisaient dans l’Église protestante hâtaient l’heure où cette solution radicale paraîtrait moins anormale, et même possible.
A la fin de 1878, M. Henri Fazy développait devant le Grand Conseil une proposition de loi supprimant le budget des cultes : elle fut’ votée, et soumise, le 4 juillet 1880, au suffrage du peuple. Genève fut très émue. Supposez la séparation votée a cette date, au lendemain des ardentes polémiques entre évangélistes et libéraux, l’Eglise protestante, livrée à elle-même, n’ayant pas même eu le temps de s’élever jusqu’à ces hautes régions de l’atmosphère où les nuages sont suffisamment épais pour que les divergences dogmatiques soient cachées, se serait fatalement coupée en deux tronçons. Les orthodoxes auraient émis l’ambition de rétablir une confession de foi, les libéraux l’auraient repoussée ; et deux églises se fussent fondées, l’une sur la base d’un Credo, l’autre sur la base de la liberté. C’était le péril qu’apercevait Auguste Bouvier, et c’est pourquoi, dans deux discours : Maintenons notre Église unie, il conjurait les Genevois de 1880 de ne pas voter la séparation.
Par-dessus le souci de l’orthodoxie prévalait, d’ailleurs, chez beaucoup de Genevois protestants, l’attachement patriotique à leur traditionnelle église d’État. Les libéraux surent toucher cette fibre. L’Église protestante séparée de l’État, c’était, à lire certains manifestes, à entendre certains prêches, un désarmement devant Rome. « Vive la liberté des consciences, s’écriait une Genevoise, vive notre vieille Genève, vivent toujours nos protestations contre Rome ! Oui, toujours. » Et le pasteur Gougnard dépensait toute sa flamme pour que toujours l’Église d’État dressât en face de Rome non pas l’unité de foi, mais l’unité d’armature. Il ouvrait sa Bible, y trouvait un texte du prophète Michée : « Mon peuple, que t’ai-je fait, en quoi t’ai-je fatigué ? Réponds-moi. » Le Dieu de Genève, dont Gougnard se faisait l’interprète, frappait à la porte des âmes-des vieux Genevois ; il leur demandait : En quoi vous ai-je fatigués ? vous qui êtes mon peuple, pourquoi vous séparez-vous de moi ? Après Dieu, après Cougnard, les morts parlaient, les morts de trois siècles, qui jadis avaient été le peuple dévot de Dieu, et qui suppliaient leurs descendants de demeurer le peuple de Dieu, même indévot.
Le peuple de Genève, par 9 306 suffrages contre 4 044, repoussa la séparation. Dès que ces chiffres furent connus, un torrent populaire monta du Molard vers Saint-Pierre pour remercier l’Éternel ; et Cougnard, escaladant la chaire, proclama : Elle est sauvée, la patrie, elle est sauvée, Genève, l’Église est sauvée. Cette Église, cette Genève, au sens où l’entendait Cougnard, n’était sauvée que pour vingt-sept ans.
Il n’y eut plus que 7 000 voix contre la séparation, au lieu de 9 000, lorsqu’en 1897 les socialistes eurent l’idée de joindre en un même projet de loi deux propositions assez diverses, tendant à supprimer le budget des cultes- et à créer une caisse de retraites pour la vieillesse. Cet artifice déplut au Grand Conseil, qui rejeta le projet, et qui le fit rejeter par une majorité populaire, moins forte que celle de 1880.
Il suffisait pourtant d’un regard sur les Eglises pour que les partisans de la séparation sentissent leurs arguments s’affermir et leur cause destinée à vaincre. Plusieurs notabilités protestantes sentaient sourdement, malgré les deux votes successifs du peuple, que cette solution s’imposerait un jour ; elles essayaient de s’y préparer et d’y préparer leur Eglise, avec vaillance et gravité. Un jeune pasteur d’origine alsacienne, Frommel, en 1898, prenait la parole dans une séance que tenaient, à la salle de la Réformation, quelques hommes de foi, soucieux de la « situation ecclésiastique et religieuse de Genève. » Il observait que, depuis 1874, l’Église nationale genevoise, fondée sur la liberté illimitée de conviction et d’enseignement, n’était plus, en principe et en droit, ni une Eglise chrétienne, ni une Eglise ; qu’en 1846 elle avait été démocratisée, qu’en 1874 elle avait été déchristianisée. On pourrait dire qu’elle n’a qu’un dogme, concluait-il : ce dogme, c’est une licence doctrinale absolue. Il déplorait l’association bâtarde des diverses tendances théologiques coexistant d’une façon factice dans un même organisme religieux : les chaires de la ville, où se succédaient, d’un dimanche à l’autre, des orateurs de croyances différentes, lui paraissaient donner une leçon hebdomadaire et subtile de scepticisme.
Mais Frommel se hâtait d’ajouter qu’en fait, l’Eglise était, au moins partiellement, restée chrétienne, par la force de son passé, de ses souvenirs, de ses traditions. Et, constatant cette contradiction entre ce que l’Eglise était en droit et ce qu’elle était en fait, il regrettait la fausse position dans laquelle étaient relégués les conducteurs de l’Eglise, l’opportunisme fâcheux auquel ils étaient condamnés. Il regardait l’assistance que groupaient les prêches, il les voyait très faiblement suivis par une partie notable de la bourgeoisie, presque en aucune mesure par les classes populaires.
Frommel, alors, poussait un cri d’alarme. En 1874, les croyants n’avaient accepté que comme une gêne provisoire cette organisation légale de l’Église, et puis, peu à peu, ils s’y étaient accommodés ; et si la séparation survenait, concluait Frommel, elle nous trouverait en pleine apathie, en pleine désorganisation, en pleine imprévoyance, en pleine déroute de principes, de plans et de prévisions. Que faire donc ? Fonder une Eglise à part ? Frommel n’était pas de cet avis, car il savait que les convictions ecclésiastiques nécessaires manquaient au grand nombre, qu’elles ne subsistaient plus qu’au sein d’une infime minorité. C’est dans l’Église même qu’il aspirait à voir se former, temporairement, un groupe d’évangélisation, et ce groupe plus tard s’absorberait et se perdrait joyeusement dans l’Eglise véritable et nouvelle que, par la grâce de Dieu, il aurait contribué à former. Au même moment, le pasteur Henry Appia, précurseur du mouvement protestant social, parlait avec émotion d’une vieille dame protestante qui disait : Je suis entrée dans la société de tempérance de la Croix-Bleue pour trouver une famille spirituelle ; j’étais trop isolée au point de vue religieux. — Appia concluait qu’on avait besoin d’une famille spirituelle : l’Église nationale n’en était pas une.
L’âme de Frommel, l’âme d’Appia, furent très réjouies par la fondation de l’Association évangélique, dont M. le pasteur Frank Thomas est depuis vingt ans l’orateur très écouté. Tout de suite elle attira de nombreux fidèles, et M. Henri Fazy, en 1906, pouvait dire au Grand Conseil : « C’est assez bizarre, voilà le prédicateur protestant qui a peut-être le plus d’influence sur la masse, qui remue le plus d’auditeurs, et par un fait assez étrange il est en dehors de l’Église. » C’est ainsi que le succès même d’une initiative qui préparait l’Église protestante de Genève à supporter la séparation future et à l’envisager sans crainte devenait, grâce au prestige du pasteur qui s’y était dévoué, un argument nouveau pour le vote de la séparation.
Mais le spectacle du catholicisme genevois était encore plus persuasif, on pourrait même dire plus impérieux. En théorie, sous réserve de quelques amendements ultérieurs, les lois de 1873 duraient toujours. En fait, sur vingt-trois paroisses catholiques prévues par le budget, il s’en trouvait dix-huit qui en 1906 n’avaient plus de curés nationaux. Les catholiques romains, dans ces paroisses, avaient pu, depuis 1897, reprendre possession des bâtiments du culte ; mais le seul culte catholique pour lequel l’Etat fit des dépenses demeurait toujours le culte « national, » là où il se prolongeait. Les catholiques romains payaient donc le budget des cultes pour entretenir les restes d’une Eglise catholique nationale qui n’avait plus qu’un troupeau minuscule. « Il y aurait peut-être quelque iniquité, déclarait hautement M. Lachenal, l’un des chefs du parti radical, à ce qu’un tel régime durât pour nos concitoyens catholiques romains. » Seul, un statut nouveau des Eglises pouvait abréger ce malaise ! à la séparation, les catholiques n’avaient rien à perdre, puisqu’en fait depuis 1873 aucun lien effectif ne les unissait plus à l’État.
Il y avait deux façons d’abolir l’injustice flagrante dont souffrait le culte romain : ou bien supprimer le budget des cultes pour toutes les confessions, ou bien décider que l’Etat genevois subviendrait à l’entretien de toutes les Eglises au moyen d’un impôt spécial, levé sur leurs adhérents respectifs, et dont les autres contribuables pourraient se faire exempter. Le député catholique Fontana, qui savait la terreur qu’inspirait à certains patriotes protestants l’idée de la Séparation, avait revendiqué, en 1905, l’égalité des catholiques avec les autres confessions devant le budget. Sa demande avait été repoussée : il ne restait donc plus, suivant l’expression heureuse qu’employa plus tard un député catholique, M. Ody, qu’à réclamer l’ « égalité devant l’absence de budget, » qu’à voter la séparation.
Pour la première fois en 1906, ce fut, non point un député, mais le Conseil d’Etat lui-même, qui, sur l’invitation de M. Henri Fazy, proposa cette solution, sous le titre de suppression du budget des cultes : pour la première fois, la proposition avait un caractère officiel. Le canton de Neuchâtel, saisi d’un projet dans ce sens, venait de le rejeter à une très forte majorité. L’heure pouvait paraître ingrate, pour tenter l’aventure à Genève. Très crânement, M. Fazy la tenta. Des séparatistes pointilleux purent trouver, en lisant son texte, que l’idée même de séparation n’était pas rigoureusement appliquée, puisque l’État continuerait d’introduire l’enseignement religieux dans l’école, puisqu’il continuerait de subventionner la Faculté officielle de théologie. Le projet de M. Henri Fazy n’était pas une œuvre de logicien, c’était une œuvre d’homme de gouvernement, désireux de mettre au service de la tolérance et de l’équité confessionnelle, lésées depuis 1873, toute son adresse de tacticien. C’était, par surcroit, l’œuvre d’un libéral sincère : les stipulations concernant la dévolution des églises et le droit de propriété des confessions ne dissimulaient aucun piège dont la hiérarchie put prendre ombrage[2]. Tel quel, ce projet, en rompant les liens traditionnels entre l’État et l’Eglise protestante, portait un coup décisif à la personne morale qu’avait été la vieille Genève. Mais en réalité, dans quelle mesure cette personne morale vivait-elle encore ? Et n’y avait-il pas désormais beaucoup de fiction dans cette solidarité théorique de l’État avec l’Eglise réformée ? M. Ador étudiait les proclamations par lesquelles annuellement le Conseil d’État signalait au peuple de Genève l’importance du Jeûne Fédéral ; il y relevait avec esprit ce « style philosophico-philanthropique où l’on sentait tout l’effort de l’État, de cet État uni à l’Eglise, pour ne pas prononcer le nom de Dieu. »
Genève, en tant qu’État-Eglise, n’existait plus. Mais ce qui durait toujours, c’était au fond de beaucoup d’esprits une certaine conception confessionnelle de Genève ; et c’est contre cette conception que s’insurgeaient les partisans du projet Fazy. D’aucuns, à Genève, se croyaient meilleurs citoyens parce que membres de l’Eglise nationale. Ils s’en allaient disant, comme le relevait malignement M. Ador : « C’est nous qui sommes les fils d’Abraham. » Dans la Genève de 1907, il ne pouvait plus y avoir de fils d’Abraham : un catholique, un israélite, signifiait M. Fazy, a le droit d’être considéré comme aussi bon Genevois qu’un protestant de vieille souche. Les lois fondamentales de l’antique personnalité genevoise étaient ainsi discutées, ébranlées.
Les souvenirs de la Réforme, le nom de Rousseau, partisan de la religion d’État, se dressaient sur les lèvres de M. le député Richard contre le projet de M. Fazy. Genève devait sa place dans l’histoire à cet événement, la Réforme, à cet homme, Rousseau : voter la séparation, c’était les renier tous les deux. Mais M. Fazy de répondre que, si Calvin eût vécu au XIXe siècle, il eût bien vite quitté l’Église nationale pour tenter de retrouver son dogme dans quelques petites chapelles, semblables à celles que le Réveil avait créées.
La journée du 15 juin 1907 fut décisive. L’Église protestante nationale objurguait en dernière heure le député démocrate Sarrasin, n’a jamais fait de tort à l’Etat, est-ce à elle de porter la peine des erreurs de 1873 ? Le Grand Conseil fut inflexible ; et par 60 voix contre 23 et deux abstentionnistes, il décida que les liens séculaires qui unissaient cette Église à l’État appartenaient désormais au passé. 13 catholiques, 12 socialistes, le plus grand nombre des radicaux, un tiers des démocrates, avaient collaboré à cette œuvre de déchirement.
Treize journées, seulement, restaient à courir, avant que le suffrage populaire dît le dernier mot : durant ces treize jours la vie genevoise fut anxieuse et turbulente. Le Consistoire éleva la voix : il plaidait pour le passé, pour la vieille Eglise, conjurait Genève de repousser une telle réforme. Factums, feuilles volantes, brochures de tous genres, semblaient sortir de terre. Une brochure s’intitulait : Conservons notre Église nationale ; elle portait en épigraphe ces mots qui sont gravés sur la cloche de la Clémence, dans la tour de Saint-Pierre : Je suis la voix de l’Église et de la Patrie. Une autre montrait à Genève deux ennemis : les socialistes et le cardinal Merry del Val : la loi, paraît-il, était leur œuvre, il fallait qu’elle fût balayée. Une troisième, qui portait comme titre : Oui ou non, déclarait fièrement : « Nous voulons garder la clé de chez nous. Puisque notre Église nous y aide, nous lui donnerons la jeunesse de l’aigle, nous maintiendrons. » Du haut des chaires sonnaient des cloches d’alarme. Le pasteur Albert Thomas, dans un prêche sur les pierres du Temple, évoquait, d’une voix terrorisée, le jour où le catholicisme fixerait à la tiare des papes le fleuron de la cité de Genève. Non, concluait-il avec confiance, Genève n’acceptera pas une séparation qui a tous les dehors d’une révolution, Genève ne voudra pas, Genève se souviendra.
Dix-sept pasteurs se rencontrèrent, qui, plus soucieux de préserver le caractère religieux de l’Église que d’en accentuer le caractère national, manifestaient, en termes très sobres, très nets, très pieux, en faveur du projet. Ils passèrent, du jour au lendemain, dans beaucoup de cercles genevois, pour être des traîtres, de mauvais conducteurs du troupeau. Il est encore quelques familles genevoises où l’on ne confierait pas l’instruction d’un catéchumène à un pasteur qui se montra séparatiste. En fait, ces dix-sept hommes d’église n’étaient préoccupés que de bien servir le christianisme : on les accusait de déserter la cause de Genève, et l’on ne s’apercevait pas que, précisément, l’étroitesse même du reproche justifiait leur souci légitime de dissiper enfin, dans Genève, une confusion trop fréquente entre l’esprit religieux et l’esprit nationaliste.
Jusqu’à la dernière heure, les ennemis de la loi pensèrent vaincre. « Nous nous figurions, avouait plus tard M. le pasteur Ferrier, que Dieu interviendrait, qu’un miracle se produirait. » Au soir du 30 juin 1907, ce fut, pour M. Ferrier et pour la majorité protestante antiséparatiste, un moment de stupeur. Les catholiques et une minorité des protestants avaient la victoire. La séparation recueillait 7 653 voix, — contre 6 823 : elle était faite. Dans la ville même de Genève, elle n’avait groupé qu’une minorité : 1 589 oui contre 1 926 non : une fois de plus, le canton battait la ville, et le flot de voix émises par les anciennes communes savoyardes, où parfois 84 pour 100 des inscrits avaient voté, semblait submerger la colline sur laquelle les Genevois du Moyen Age avaient édifié Saint-Pierre. De ce jour-là, suivant la très heureuse expression d’un vieux Genevois dans le Journal de Genève, « c’en était fait de cette inégalité pénible qui semblait régner à Genève, entre deux valeurs de patriotisme : le patriotisme religieux des anciens Genevois, et le patriotisme simplement politique des populations nouvelles. »
« C’est une date, déclarait éloquemment Philippe Monnier, et en dépit du chagrin profond d’amis très chers, je crois que c’est une date heureuse ; Oui, bien sûr, tout un pan de passé s’écroule, d’un passé qui fut magnifique et souverain. C’est celui qui nous constitua devant l’Europe et devant nous. Il fit, d’une petite cité foraine, une petite citadelle de l’esprit et la capitale d’une idée. » C’est en ces termes grandioses que Monnier, dans la Gazette de Lausanne, esquissait l’oraison funèbre du peuple élu, ce mort de la veille ; mais il constatait qu’en réalité ce peuple était mort depuis longtemps, et il concluait avec sécurité : « Dimanche, un peu de vérité s’est accompli. »
Un peu de vérité : Monnier se plaçait, en parlant ainsi, au point de vue protestant ; on pouvait parler de même au point de vue catholique. Ce vote sapait, d’une irrémédiable façon, l’Eglise qui s’appelait catholique nationale, et qui n’avait jamais justifié ni l’une ni l’autre de ces épithètes.
Le jeune pasteur Pierre Picot, qui venait de déployer en Belgique une grande activité pour la propagande protestante, arrêtait sur Genève, en cette décisive semaine, ses yeux pénétrants et profonds, qu’une mort prématurée devait bientôt fermer. Au fond, disait-il, ce qui faisait la piété de beaucoup de Genevois, c’était l’attachement à certaines traditions et non pas la foi au Dieu vivant. Il comprenait la séparation : « Une religion semblable ne pouvait pas durer éternellement. Elle était incapable de relever les pécheurs, de réparer les brèches ; elle pouvait tout au plus conserver ce qui existait. Or, à Genève, ce qui existait s’en allait : l’invasion étrangère, le malthusianisme de la population autochtone se chargeait de le détruire. » Ainsi parlait Picot, avec une sincérité audacieuse : « La séparation, concluait-il, m’apparaît comme un puissant appel, adressé à tous, à la repentance et à l’affirmation profonde et agissante des choses invisibles. A nous d’y répondre. » Quelques antiséparatistes, au lieu de répondre à ce pressant appel, s’occupaient de former, sous l’archaïque patronage de Philibert Berthelier, l’un des héros traditionnels de l’antique autonomie genevoise, une belliqueuse association, qui viserait à demander le rétablissement du budget des cultes et à provoquer ainsi un nouveau vote populaire : leur journal, à la veille de Noël 1907, publiait une lettre violente contre « ces Genevois de fournée nouvelle, apothicaires et charpentiers, qui étaient en communion d’esprit avec les dix-sept traîtres au pays. » Ces Genevois d’une fournée nouvelle, c’étaient les chefs catholiques ; les dix-sept traîtres, c’étaient les pasteurs séparatistes. Mais l’association Philibert-Berthelier devait rester à mi-chemin ; suivant les conseils du président du Consistoire, l’Eglise protestante, séparée de l’Etat, aimait mieux regarder l’avenir que d’inaugurer une politique de récriminations oiseuses.
« Antiséparatistes et séparatistes, tout ardents encore des récentes batailles, allaient s’unir pour réorganiser l’Eglise. S’unir, pourquoi, et pourquoi une Église une ? L’illustre théologien Frommel venait de mourir, à l’âge de 43 ans, après avoir exercé à la Faculté de théologie de Genève une influence profonde, sur les âmes plutôt que sur les doctrines. Il aimait surtout, lui, les groupements chrétiens composés d’âmes pures, et vraiment spirituelles ; le souci de réaliser, dans un vieux cadre ecclésiastique, une sorte d’unanimité factice, lui eût assurément déplu. Il avait dit un jour : Mon œuvre, si j’en ai une, sera de restaurer en secret quelques âmes profondes. De telles dispositions l’eussent assez peu qualifié, pour le travail sommaire et volontairement superficiel qu’allait impliquer la réorganisation de l’Eglise nationale. Il fallait, pour cette besogne, des hommes d’opportunisme. Voulait-on prolonger l’Église nationale, ou bien disséminer les âmes dans un chaos d’Eglises libres ? Telle était la question. Le vœu de tous, c’était de prolonger une église, et une seule ; sur cela on était d’accord, mais sur cela seulement.
Dix-neuf notabilités, désignées par le Consistoire, par la Compagnie des pasteurs et par les Conseils de paroisse, s’efforcèrent d’élaborer un premier projet pour étouffer les causes éventuelles de désunion. A défaut d’un programme dogmatique ou canonique, la Commission des 19 eut cette préoccupation. Ce fut là, plus nettement encore, le programme déjà Constituante qu’élurent le 9 mai 1908 3 200 citoyens protestants sur 11 736 inscrits : cette assemblée, chargée d’organiser l’Eglise, tenait d’autant plus à l’union, que ses séances étant publiques, elle se sentait plus regardée. Dès le début, le pasteur Ferrier faisait entendre ces graves paroles :
Ceux d’entre vous qui, par leurs exigences ou leurs intransigeances, acculeraient une des fractions du protestantisme genevois, quelle qu’elle soit, au schisme, ceux-là porteraient devant l’histoire et devant Dieu une effroyable responsabilité. Ce n’est pas au moment où le monde religieux a de toutes parts les yeux fixés sur Genève, où l’on se demande partout avec anxiété si l’individualisme protestant est capable de constituer une grande Église, à la fois large et croyante, large et une, que nous allons compromettre cette expérience, dont la répercussion sera universelle, par une aveugle intransigeance.
Il fut décidé que l’Eglise, même séparée de l’État, même évincée par son antique conjoint, continuerait de s’appeler l’ « Église nationale, » et qu’on ne chercherait pas à organiser, sur les ruines de la vieille Eglise de Genève, une série de groupements-religieux, hospitalisant les âmes suivant les nuances de leur Credo. Certains rêvaient d’une Église de « professants, » de « pratiquants, » où l’on se ferait inscrire par un acte de volonté : leur motion fut éconduite. On voulait, bon gré mal gré, prolonger la façade et l’armature de la vieille Église de Genève, en la rendant de plus en plus accueillante à tout ce qui, dans la cité genevoise, s’étiquetait protestant. Comme base du nouvel établissement, toute confession de foi fut jugée superflue ; on se contenta d’une déclaration de principes sur le but de l’institution. D’instinct, l’on sentit, en rédigeant ce document, que, si l’on voulait que l’entente durât, il fallait éviter de se prononcer sur les rapports de Christ et de Dieu. Les deux mots ne figurèrent pas dans la même phrase ; on s’épargna, ainsi, la subtile difficulté d’avoir à les situer l’un par rapport à l’autre, ce qui eût été du domaine de la dogmatique, domaine devenu étranger à l’Eglise de Genève. Les questions litigieuses, concernant le vote des femmes dans l’Eglise ou le vote des fidèles non Genevois, furent ajournées : prendre à cet égard des décisions nettes, c’eût été compromettre le vote de la constitution par le peuple protestant.
Etait-il indispensable, après tout, de provoquer ce vote du peuple ? Certains disaient non, craignant qu’un bien petit nombre d’électeurs ne se dérangeassent pour la voter, et cela, déclaraient-ils, produirait une mauvaise impression en face de l’Eglise catholique. Un membre des 19 citait le mot d’un médecin à qui l’on demandait s’il voulait participer à la reconstitution de l’Eglise : « Quand on m’appelle au lit d’un mort, répondait cet homme de l’art, je ne fais rien pour le rappeler à la vie. » D’autres ajoutaient : « Si notre peuple protestant, qui fut en majorité antiséparatiste, allait, pour protester une fois de plus, repousser les bases que nous donnons à l’Eglise séparée, alors, que ferions-nous ? Si les électeurs repoussaient notre texte, nous risquerions de nous trouver au 31 décembre devant des temples fermés, sur la porte desquels nous pourrions inscrire : Fermé pour cause de suicide. » La Constituante passa outre à cette crainte ; et le 27 septembre 1908, 4 531 votants sur 12 068 inscrits prirent la peine de dire oui et de ratifier ainsi la réorganisation de l’Eglise.
L’Eglise de Genève était donc reconstituée, sur le type « multitudiniste, » sous le vocable d’Eglise nationale. Elle persistait à vouloir, dans la mesure où le permettait l’infortune des temps, englober Genève. A cette fin, aucun dogme, aucune liturgie officielle n’enchaînaient plus les pasteurs, et la lecture du Symbole à la fin du culte allait peu à peu devenir plus rare. A la faveur de cette liberté et de cette constatation de principes que, dans l’Église protestante, le dogme est soumis a une perpétuelle révision, l’enseignement catéchétique dans l’Eglise de Genève allait acquérir une infinie variété.
Dans tel de ces catéchismes, Jésus demeure Fils de Dieu, la Rédemption, la Résurrection, demeurent encore des faits historiques. Dans tel autre, Jésus n’est fils de Dieu que parce qu’il est fils de l’homme, parce que, Dieu étant le Père et les hommes étant ses fils, le vrai fils de l’homme, l’homme parfait, sera le vrai Fils de Dieu. Jésus n’est Rédempteur que parce que nous éprouvons qu’il y a en lui et dans son Évangile une puissance qui nous délivre de la souffrance et du péché ; et la résurrection du Christ, que l’on fête à Pâques, c’est le fait qu’il est toujours vivant et agissant pour ses vrais disciples. Un troisième catéchisme considère comme fort impertinent et comme absurde de demander ce que Jésus était avant de devenir homme, traite d’inacceptable la notion d’un Christ qui se serait substitué comme victime, et ne voit, dans la carrière terrestre de Jésus, d’autres manifestations de sa divinité que sa sainteté, ce qui évince le miracle. Les théories de M. Menegoz ont trouvé dans la Genève contemporaine un admirable terrain de culture ; les pasteurs libéraux en ont fait publier et répandre le sommaire ; les catéchismes s’en imprègnent.
De catéchisme en catéchisme, les fins dernières sont diversement envisagées : la réincarnation de l’âme, annoncée par les théosophes, compte dans le corps pastoral des partisans autorisés ; d’autres croient à la mort de l’âme pécheresse, à la survie de l’âme vertueuse ; la conception catholique du Purgatoire semble attirer certains esprits ; les textes évangéliques sur l’Enfer sont généralement mis de côté. Sur ces questions angoissantes, le dernier mot de l’un de ces livres d’enseignement religieux est celui-ci : Nous nous résignons à ignorer.
Hors de Genève, et surtout en pays catholique, de tels dissentiments peuvent paraître graves ; mais nous avons ici affaire à une Église où l’enseignement catéchétique ne se donne plus comme une exposition de vérités, mais comme une proposition d’expériences religieuses. L’Eglise n’impose plus de dogme. Chaque pasteur a sa méthode pour mettre les âmes, de son mieux, en contact avec Christ. Mais Christ, quel est-il donc ? Et ne faut-il pas, au moins, pour le définir, revenir à la formule dogmatique ? Comment présentera-t-on ce Christ dont, comme pasteur, on devra rapprocher les âmes ? On fera lire l’Évangile, on le commentera, on ramènera le regard intérieur du catéchumène sur l’émotion religieuse qu’il ressent, on lui dira : Vous avez l’expérience de Christ, affinez la complétez-la, et que cette expérience passe dans votre vie. — Mais, en fait, historiquement, est-il venu pour me sauver ? — Votre expérience ne vous le dit-elle pas ? — Mais, en fait, est-il sorti du tombeau ? — Ne sentez-vous pas, en vous, qu’il n’est pas mort et qu’il vit ? — Ainsi se déroule l’enseignement, comme un échange de deux interrogations, entre le catéchumène qui peut-être attendra des notions historiques, une vérité transcendante, et le professeur de religion qui, par une sorte de maïeutique, voudra conduire ce catéchumène à se faire à lui-même sa vérité.
Les Livres Saints eux-mêmes, dans ce nouveau genre d’enseignement, deviennent ; « soumis à la conscience, » par une formule qui, suivant l’expression d’un pasteur orthodoxe, fui pour l’Écriture ce que fut la Révolution de 1789 pour la monarchie française. On a cessé de dire, comme la vieille théologie protestante, que les Livres Saints sont clairs. On traite de fausse une telle affirmation ; on déclare que, pour les humbles, pour les simples d’esprit, ils offrent des difficultés énormes ; que, dans les missions, il est bien difficile de les présenter aux sauvages. Mais va-t-on, en vertu même de ces expériences, se rapprocher du système catholique, d’après lequel l’autorité enseignante se fait l’interprète du livre ? Nullement. Quittant le terrain de l’intellectualisme, on déclare que la conscience est au-dessus de la Bible ; que la conscience la moins éclairée, la moins compétente, pourra toujours choisir, trier, ce qui, dans la Bible, captivera son expérience religieuse ; et la Bible n’aura d’autorité, pour les chrétiens ainsi formés, que dans la mesure où elle les satisfera.
« Tant qu’elle conserve la Bible, Genève est imprenable. On peut détruire les autres remparts ; le rempart biblique la défendra. Mais si la foi en la Bible s’en allait, si la brèche était faite, alors l’ennemi entrerait. Pour Genève, pour notre Genève (car elle est nôtre, et les chrétiens évangéliques, à quelque pays qu’ils appartiennent, sont toujours un peu de Genève), il y a ici une question de vie ou de mort. » La Genève du vingtième siècle semble avoir oublié cet avertissement d’Agénor de Gasparin : les consciences règnent sur la Bible, ce qui veut dire que les intelligences ont le droit d’y faire brèche.
Mais cette conscience du catéchumène, désormais souveraine de la Bible, comment l’éveiller ? Comment la mettre en branle ? L’Eglise de Genève, ici, doit beaucoup à deux philosophes, à Kant, et puis au fils de César Malan, théologien tout différent du fougueux orthodoxe qu’était son père, et philosophe religieux d’une grande originalité. On fait constater au catéchumène, au fond de lui-même, le phénomène de l’obligation morale, indice et résultat de l’action subconsciente de Dieu ; puis on lui montre la personnalité de Jésus, en qui l’idéal humain fut réalisé ; Jésus, vivant d’une vie humaine, en pleine histoire, en plein terrain de péché, mais vivant sous le contrôle incessant et toujours accepté de l’action de Dieu en lui. Le catéchumène se reconnaîtra d’autant plus éloigné de ce modèle que sa conscience sera plus étroite, et on l’amènera peu à peu à éprouver le besoin du pardon, de la grâce, de la croix, du Saint-Esprit. Ces divers mots, du reste, demeureront souvent indéfinis : ils provoqueront des sentiments plutôt qu’ils ne représenteront des notions. Le subconscient, ayant instinctivement horreur du mal, s’éprendra d’attrait pour Jésus, le seul homme qui, dans sa vie consciente, ait réalisé pleinement ce qu’au fond de chacun de nous réclame impérieusement notre subconscient, soumis à l’autorité de Dieu. Les théories de César Malan fils, expliquant et justifiant ainsi par une origine subconsciente l’expérience religieuse consciente, dispensent l’enseignement catéchétique de tout effort intellectualiste : le pasteur cherche à faire s’éveiller, dans les nuages du subconscient, certains mystères de l’âme.
« Nous n’avons pas le même Dieu, écrivait naguère un pasteur évangélique de Lausanne, M. Secrétan, à certains de ses collègues, qui professaient une théologie latitudinariste. Ou prêcherait la doctrine de Bouddha dans nos chaires que nous n’en serions pas trop surpris. » Ce sont là les soubresauts d’un évangélisme morose, mal résigné à ses progressives défaites. Dans l’Eglise de Genève, ils ont cessé de se produire : entre les pasteurs, les polémiques dogmatiques paraissent finies. Les anciens orthodoxes sont en général devenus cordialement accueillants pour la critique. Les libéraux se sont montrés moins combatifs, beaucoup plus mystiques ; ils se sont détachés, peu à peu, du radicalisme libre penseur avec lequel ils s’acoquinaient il y a trente ans ; cette évolution leur a permis de gagner un immense terrain ; et beaucoup de fidèles et de pasteurs, à qui le terme « libéral » fait peur encore, en raison des ouragans de jadis, sont des libéraux sans le savoir. L’essai de synthèse supérieure entre les deux tendances, tel que le dessinait il y a un demi-siècle le théologien Bouvier, achève de s’épanouir, dans un calme vainqueur. Et nombreux sont les esprits qui blâment sévèrement la droite protestante de France, coupable, disent-ils, de manquer de charité intellectuelle en refusant de se fédérer avec les autres groupes de l’Eglise réformée. Comment l’exemple de Genève n’amènerait-il pas en France les membres de la droite évangélique à se sacrifier à leur tour, et à garder individuellement leur dogme, si bon leur semble, dans une Église qui collectivement et officiellement n’aurait plus de dogmes ? Genève protestante, toute fière d’elle-même, trouve qu’ils sont bien lents à accomplir cette démarche. « L’Eglise de Genève, écrit M. le pasteur Vincent, a adopté le procédé de l’union dans la diversité, et elle s’en trouve bien. Le jour où les protestants de France donneront à leur pays un pareil exemple, ils auront accompli une œuvre des plus admirables. L’Eglise-famille ! Les familles nombreuses sont d’ordinaire composées de filles et de garçons, de bruns et de blonds, de grands et de petits. Il y a même un père et une mère, de sexe différent, et d’opinion divergente sur un grand nombre de points. Et l’on s’aime quand même, et on vit ensemble, non pas dans l’unité, mais dans l’union ; on n’a pas souvent la même croyance, mais une même foi fait vibrer les cœurs dans les épreuves et dans la joie. »
Historiquement parlant, l’Eglise de Genève est la première Eglise qui ait délibérément adopté, en les mettant à sa base, les conséquences lointaines et extrêmes de l’individualisme réformé : l’absolue suppression du dogme. Le protestantisme, disait jadis Vinet, n’est, à proprement parler, qu’un espace ménagé à la liberté de conscience, et où peuvent s’abriter également la foi et l’incrédulité : l’Eglise de Genève est la première grande Église qui ait réalisé intégralement, intentionnellement, de par son organisation même, cette profonde définition.
Elle voit dans ses actuelles assises une garantie de tranquillité. Pourquoi polémiquer désormais, puisque pasteurs, puisque fidèles, ont le droit absolu d’exhiber les plus graves diversités de croyances, dans la même bâtisse ? Et parmi ces expériences religieuses dissemblables, mais abritées sous le même toit, il en est un certain nombre que l’on voit se rapprocher, se coaliser, pour collaborer au curieux mouvement qui çà et là s’ébauche dans le monde en vue de créer, en face du catholicisme romain, une sorte de catholicité réformée, dépourvue d’un dogme collectif, tolérante pour les croyances individuelles, et aspirant à faire régner, sans la définir théologiquement, la personne du Christ.
L’influence collective du corps pastoral sur la vie sociale genevoise est d’ailleurs assez mesurée. « La tendance actuelle, disait à la commission des 19 M. le pasteur Genequand, est de mettre les pasteurs en dehors de tout. Quand est venu le vote sur l’absinthe, on leur a recommandé de ne pas se mettre en avant. Les pasteurs sont des laïques comme les autres, et je proteste contre cette tendance à faire du cléricalisme retourné. » Mais souvent les initiatives mêmes des fidèles réparent l’injuste ostracisme dont sont victimes les pasteurs. De beaux rêves obsèdent les jeunes Genevois qui vont annuellement aux réunions de Sainte-Croix, les jeunes Genevoises qui vont à celles de Montricher : dans ces sortes de retraites s’échangent des expériences religieuses, des immanences religieuses s’épanouissent. Chacun de son côté, ces chrétiens croient sentir à l’abri des assauts de la critique ce qu’ils ont conservé de croyances, puisqu’ils les fondent uniquement sur leur propre expérience. Ils se contentent de cette base et travaillent ensemble. Dans certaines familles où les pères ne s’élevaient guère au-dessus d’un christianisme mondain, on constate aujourd’hui chez les filles et même chez les fils un christianisme plus profond, plus actif, plus quotidiennement à l’œuvre. L’Association chrétienne suisse d’étudiants, rattachée à la grande Fédération chrétienne d’Etudiants qu’organise pour le monde entier l’Américain John Mott, a suscité dans Genève de cordiaux élans. Des ouvriers d’action sociale, comme M. de Morsier et M. de Meuron, pourront plus tard trouver une force dans ces bonnes volontés.
Genève est une ville où les habitudes de charité sont très répandues : quelqu’un l’appelait un jour le bureau de bienfaisance du monde entier. Mais du fait peut-être de l’individualisme calviniste, l’esprit d’action sociale y est plus rare ; le pasteur Appia, qui il y a quinze ans commençait à le prêcher, fut arrêté par la mort, et ce n’est que depuis une date très récente que le renouveau de préoccupations chrétiennes, qui paraît, chez une certaine jeunesse, avoir succédé à la séparation, entraine vers l’action sociale quelques recrues.
Cependant s’est complètement voilé, pour beaucoup de ces âmes, le caractère objectif du don divin, le caractère transcendant de la révélation divine, le caractère historique de l’immolation d’un Dieu, et si, comme il est vraisemblable, l’évolution présente de l’Église nationale de Genève s’accentue, les 74 000 protestants que compte, d’après les récentes statistiques, le canton de Genève, apprendront, peu à peu, à se passer de tout cela.
Mais d’année en année, — c’est le phénomène le plus frappant de la Genève contemporaine, — se multiplient dans Genève les défenseurs de ce patrimoine, les catholiques. Ils étaient dans le canton, d’après la dernière statistique, 86 769. La ville elle-même, la ville de Calvin, comptait plus de « Romains » que de protestants, 32 645 contre 29 093. Parmi ces « Romains, » ceux qui sont citoyens genevois ou naturalisés genevois demeurent encore peu nombreux, si bien qu’il y a, dans le canton, 20 150 électeurs protestants et seulement 10 133 électeurs catholiques. Mais on calcule avec stupeur, dans certains milieux protestants, que si les projets sur la naturalisation obligatoire étaient votés, trente ans suffiraient pour qu’à Genève les fidèles de Rome fussent la majorité électorale.
On ne réfléchit pas d’ailleurs que parmi ces catholiques un certain nombre assurément sont assez détachés de leur Église ; on s’inquiète, on a peur, la peur ne se discute pas.
De nouveau, l’église Notre-Dame leur appartient : la diplomatie de l’abbé Carry sut, en 1912, mener a bonne fin cette restitution ; et, par une coïncidence tragique, il y fit la plus solennelle, la plus douloureuse des entrées ; il y fut apporté dans son cercueil ; la première messe qui fut célébrée dans le temple restitué s’offrit, devant sa dépouille, pour son âme. L’afflux des consciences catholiques fait surgir dans Genève de nouvelles églises : il y a six paroisses actuellement ; elles ont cessé de se suffire. Une caricature, en 1913, représentait le futur mur de la Réformation, qu’on inaugura l’an dernier sur les bastions : les grands réformateurs passaient leur tête au-dessus du mur, mais leurs regards sévères tombaient sur un curé qui, à l’ombre même du mur, promenait un arrosoir ; et, du sol ainsi fertilisé, on voyait surgir toutes sortes de petits clochers, — de clochers « romains : » des images aussi symptomatiques rendent anxieuse la vieille Genève. Elle constate aussi que le groupe politique qui représente les catholiques peut à son gré fortifier de son appoint l’un des grands partis qui se disputent depuis trois quarts de siècle les pouvoirs dans Genève. Il y eut des heures où cet appoint fut, pour l’un ou l’autre de ces partis, une indispensable condition de succès. De très vieux Genevois s’offusquent ; il leur semble que l’Église romaine, qu’ils avaient tuée sous Calvin et qu’en 1873 ils voulurent tuer une seconde fois, va devenir maîtresse dans l’État ; ils se créent un spectre, le prennent pour une réalité, et soupçonnent à tort de visées dominatrices une Eglise qui ne demande qu’à vivre librement. Hornung, en 1865, dans ses Gros et menus propos, faisait assister ses concitoyens à un rêve de Théodore de Bèze, rêve angoissant, où le grave réformateur croyait voir une sorte de cheval troyen pénétrer dans Genève, monter à Saint-Pierre, y entrer. Il arrive parfois à certaines imaginations genevoises de subir elles-mêmes ce cauchemar, et ce cheval troyen qui monte si haut sur la colline et qui gravit un porche, leur paraît contenir dans ses flancs des brigades de catholiques romains. Et puis, ces imaginations se réveillent, se rassurent, et de nouveau tressautent et s’endolorissent, quand tel pasteur leur déclare, au prêche, que les catholiques romains n’entreront à Saint-Pierre qu’après une effusion de sang. Pour ce peuple de Dieu dont les années 1814 et 1815 modifièrent l’essence, Saint-Pierre demeure une sorte de palladium ; il y a toute une Genève, politiquement vaincue par le radicalisme, religieusement entamée par l’incroyance, mais moralement vivante, et très vivante, qui a mis son âme dans ces pierres, et qui veut que son âme y reste. Le radical Favon voulait faire de Saint-Pierre un monument national où aucun culte ne serait plus célébré ; mais la loi de séparation, en affectant expressément Saint-Pierre, sous le nom de temple national, à la pratique du culte réformé, fut un hommage et un dernier salut à cette vieille Genève qui subissait le reste de la loi comme on subit un soufflet.
Les fêtes de 1913 et 1914, qui commémorèrent à Genève la fin de la domination française et l’entrée de la ville dans la Confédération suisse, ont épanoui, dans les rues et dans les âmes genevoises, le patriotisme helvétique : elles ont assurément contribué à le rendre plus intense, plus vivant. C’est là, pour la Genève contemporaine, la meilleure garantie de paix religieuse. Sur l’horizon de la ville et du canton, les souvenirs de ce qui fut et de ce qui n’est plus risquent toujours d’accumuler les nuages ; la dualité des Genevois de vieille date et des Savoyards fraîchement immigrés apparaît avec une certaine crudité ; le catholique, même naturalisé, passe aisément pour un demi-étranger. Mais, à mesure que l’idée de la patrie suisse dominera, sans d’ailleurs l’abolir, la notion de la cité genevoise, cette notion se dépouillera de ce qui lui reste encore d’un peu âpre, de jalousement défensif, de facilement belliqueux, de volontairement intransigeant ; et, d’autre part, à mesure que les catholiques de Genève, comme le comprit fort bien l’abbé Carry, se sentiront des Suisses et donneront l’impression qu’ils se sentent tels, tout prétexte manquera pour les réputer citoyens de seconde catégorie dans Genève ville suisse. De ces familles catholiques, quelques-unes d’ailleurs ne peuvent-elles pas se ranger parmi les plus anciennes familles genevoises, parmi les plus anciennes familles suisses de la cité, puisque, après avoir émigré en 1535, elles rentrèrent quand rentra la liberté ? Il est permis d’espérer qu’à la faveur de ce patriotisme élargi, la paix religieuse se maintiendra dans Genève.
Ainsi s’exaucerait au-delà de la tombe le vœu du philosophe qui, suivant un mot de Frommel, domine incontestablement la Genève morale et religieuse de la seconde moitié du XIXe siècle, Ernest Naville. Il était fils et membre du « peuple de Dieu, » et, en même temps, il respectait, aimait et comprenait presque complètement, depuis un séjour qu’il avait fait en Italie en 1840, l’autre confession chrétienne : la puissante organisation romaine, la poésie du culte catholique le séduisaient.
Il valut mieux peut-être, pour la joie de son âme, qu’il n’assistât pas aux évolutions présentes de l’Eglise de Genève : il attachait trop d’importance au Credo pour qu’on puisse supposer qu’elles l’eussent satisfait. Il voulait que le Christ fût cru. Il saluait, dans l’une et l’autre Eglise, les âmes qui croyaient au Christ, qui l’écoutaient parler de sa mission, de sa filiation, de sa préexistence éternelle, et qui adoraient. Jamais citoyen de Genève ne fut plus libéré qu’Ernest Naville de la peur du catholicisme. Il en demeurait éloigné par deux ou trois motifs intellectuels ; il ne le redoutait pas, et d’avance il en acceptait les progrès.
Il avait beaucoup aimé un autre patricien genevois, Jean-Louis Micheli, le correspondant d’Augustin Cochin, et ce n’est assurément pas sans songer à l’état d’esprit de certains de ses compatriotes que Naville citait un jour quelques lignes curieuses de Micheli. Ce Micheli était si charitable, et si bon, et si aimant, qu’une pauvre femme disait de lui : Si Jésus-Christ avait un frère, ce serait M. Micheli. Or, aux alentours de 1847, Jean-Louis Micheli écrivait :
Nous sommes un pays mixte qui très possiblement peut devenir catholique. C’est une idée qui me fait horreur, mais qu’il vaut mieux regarder en face que de se buter contre, car c’est la vérité de la situation. Genève protestante, la Genève de Calvin, a donc brillé trois cents ans. Aucune gloire terrestre n’est éternelle. Il faut s’habituer à l’idée qu’une nouvelle ère commence pour nous ; ce qui doit consoler les chrétiens, c’est la pensée que le règne de Dieu dans les cœurs n’a aucun rapport avec ce qui se passe ici-bas, et que Genève humiliée, Genève mixte, Genève catholique aura peut-être plus d’âmes données à Christ que Genève brillant comme la Rome protestante.
Ces lignes étaient écrites au moment où James Fazy venait d’abattre, tout à la fois, les remparts de Genève et les remparts du vieux calvinisme. Mais sur les hauteurs où s’élevait la conscience religieuse de Micheli, la pensée religieuse de Naville, à peine apercevait-on, quelque place qu’elle eût tenue dans le monde, les convulsions suprêmes, émouvantes, de cette personnalité religieuse qui s’éteignait ; et par-dessus les ruines, imposantes encore aujourd’hui, de cette vieille Genève qui n’était qu’une mortelle, planait l’immortel souci du règne de Dieu.
GEORGES GOYAU.