Une Personnalité religieuse - Genève (1535-1907)/02

Une Personnalité religieuse - Genève (1535-1907)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 561-598).
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UNE PERSONNALITÉ RELIGIEUSE

GENÈVE
1535-1907

II.[1]
LA GENÈVE CALVINIENNE AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES


I

Essayons d’entrer dans l’âme de ces vieux Genevois qui conduisaient au cimetière de Plainpalais la dépouille de Jean Calvin.

Entre leurs souvenirs de la vingtième année et le spectacle qu’offrait aujourd’hui Genève, les différences étaient si grandes, les contrastes si décisifs, qu’il pouvait leur sembler avoir vécu deux vies. La cité marchande avait pris figure de citadelle. Le couvent des Clarisses, où, tout petits, ils s’en allaient avec leurs mères quêter des prières, était devenu un hôpital, où des malades agonisaient, sans qu’autour d’eux on priât comme jadis les Clarisses priaient. Les hautes murailles de l’ancien Evêché cachaient aujourd’hui des prisonniers, victimes, bien souvent, des sévérités du Consistoire, du nouveau pouvoir ecclésiastique. Les ateliers de sculpture, les magasins d’objets religieux, où s’attardaient autrefois les pieuses curiosités, avaient entièrement disparu ; reliquaires, statues saintes, tableaux de piété, étaient des objets qu’un Genevois n’avait plus le droit d’acheter ou de vendre ou de fabriquer ; défense était faite à l’art d’offrir à l’ « idolâtrie » papistique un appât ; et les bons « ymagiers, » ainsi sevrés d’une source séculaire d’inspiration, s’en étaient allés dans des terres plus clémentes, où leurs mains industrieuses pourraient encore faire planer sur l’angoisse des hommes le crucifix qui console ou la statue qui bénit. Dans les boutiques qu’ils avaient laissées vides, il y avait eu place pour un autre métier, qui, lui, ne chômait pas, et qui chaque jour réclamait plus de bras et plus de matériel : la typographie. Les Psaumes de guerre et l’Evangile de paix, le libelle théologique et le pamphlet politique s’imprimaient à Genève, à profusion. Toute une vie intellectuelle nouvelle s’était installée, subordonnée au service de la foi nouvelle ; et les artisans de ces nouveautés, c’étaient le plus souvent des Genevois de très fraîche date, ou même des étrangers. Le nom de Genève courait sur les lèvres des hommes, s’inscrivant orgueilleusement au frontispice des livres religieux qui aspiraient à changer les âmes.

Il n’était pas rare qu’entrant dans une de ces églises où jadis résonnait la messe latine ou le sermon en langue savoyarde, le vieux Genevois se heurtât désormais à des flots d’éloquence allemande, anglaise, italienne, qui tombaient du haut des chaires sur des auditoires d’étrangers. Genève était une ville cosmopolite, — cosmopolite comme l’idée religieuse elle-même, qui régnait en souveraine sur sa vie. Au nom de la religion, Genève s’ouvrait, mais au nom de la religion, Genève se fermait : cette Cosmopolis ne pouvait pas dégénérer en Babel. Quand les infidèles, « idolâtres » de la veille, frappaient aux portes pour se convertir, le Consistoire les interrogeait sur leur foi, sur leurs croyances ; il les recevait, ou bien il les ajournait, les condamnant alors à n’être encore ni des citoyens, ni même des hôtes, parce qu’ils n’étaient pas encore des chrétiens assez sûrs, assez purs. Le rapport de ces nouveaux venus avec la cité de Genève dépendait de leurs rapports avec Dieu, avec l’Eglise de Dieu ; leur point d’attache avec Genève, c’était Dieu ; Genève était « l’assemblée des hommes de Dieu, » qui, « sous les yeux de Satan, » travaillait à se multiplier, mais qui n’acceptait pas de se laisser contaminer.

Jadis les voisins de Genève s’intéressaient à elle, parfois pour la défendre, souvent pour l’attaquer ; mais aujourd’hui, c’était l’Europe entière qui entendait parler de Genève et qui en recevait quelque chose, et qui la bénissait, ou bien qui la maudissait. Genève n’avait jamais été aussi connue, ni jamais aussi aimée, ni aussi haïe, « la plus haïe qui soit en la chrétienté, » écrira le cardinal d’Ossat. Qu’importaient à l’Europe, jadis, les conflits de mitoyenneté dont s’échauffaient les Genevois ? Mais désormais, dans le plus grave des conflits de doctrine qui eût jamais troublé le monde chrétien, Genève se dressait comme une place d’avant-garde, elle était comme l’éperon que lançait la Réforme vers le Sud. Et deux villes maintenant existaient en Europe, pas une de plus, à l’égard desquelles aucun chrétien ne pouvait garder une attitude d’indifférence : c’étaient la grande Rome et la petite Genève. L’histoire genevoise, qui, la veille encore, avait moins de portée que les cloches de Saint-Pierre ne trouvaient d’écho, s’intercalait à l’avenir dans l’histoire des idées religieuses de l’humanité.

Mais ces destinées nouvelles, faites pour susciter l’orgueil, imposaient à chaque Genevois, à chaque Genevoise, d’onéreuses rançons. Ils avaient naguère, peut-être, salué dans la Réforme, qui les proclamait tous prêtres, une flatterie unique, imprévue, pour leur traditionnel esprit d’indépendance, pour leur séculaire besoin de se gouverner eux-mêmes, pour leur humeur frondeuse, qui supportait assez mal les jougs extérieurs. On leur avait dit : vous n’avez plus d’autre joug que celui de votre conscience ; ils avaient cru, ils étaient venus.

Et voici qu’il fallait, chaque trimestre, accueillir avec une déférence inquiète la visite du pasteur, qui survenait dans chaque groupe de maisons, pour interroger tous les habitans, les examiner, leur faire rendre compte de leur foi, les catéchiser ; il fallait chaque dimanche et plusieurs fois la semaine s’en aller au prêche, sous peine d’être mandé au Consistoire et puni. Avait-on mérité d’être grondé, l’on devait garder une attitude docile et respectueuse, de crainte d’être un jour privé de la Cène ; et lorsqu’on avait mérité d’être privé de la Cène, il importait bien vite de se remettre en règle avec les pasteurs et avec Dieu, de peur d’être un jour privé de la patrie, chassé de Genève. Pour conjurer de pareils ennuis, ce n’était même pas assez de pratiquer le Décalogue : il y avait d’autres lois à suivre, faites par les hommes. Car si les vieux commandemens de l’Eglise, — de la vieille Eglise, — avaient été balayés, et si c’était même un délit que de les appliquer encore en secret, l’Eglise nouvelle, parlant à l’oreille de l’Etat, avait fait peser sur les Genevois d’autres ordonnances de la violation desquelles elle devenait juge, des ordonnances somptuaires plus rigoureuses, plus pointilleuses que celles du moyen âge ; et les Genevois devaient soigneusement veiller à ce que leurs femmes et leurs filles mortifiassent leur toilette, ainsi qu’il convenait à des femmes qui devaient faire souche d’un peuple de Dieu.

Les libertés politiques allaient diminuant, tout comme la liberté de la vie privée ; et des symptômes montraient qu’il n’était pas prudent de se plaindre. On restreignait, pour le peuple, les occasions de voler. Un Edit de 1570 devait bientôt permettre au Gouvernement de se passer de l’assentiment du peuple pour établir des impôts nouveaux. Et quand, huit ans plus tard, un certain Botellier réclamera pour les assemblées populaires l’usage du scrutin secret, il devra demander pardon, à genoux, pour une telle audace. Un jour de 1603, les pasteurs s’en viendront dire au magistrat que, le peuple étant une « bête à plusieurs têtes, dont il ne faut qu’une pour tout remuer, » il n’est pas bon de traiter cavalièrement de séditieux tous ceux qui souhaitent des innovations : ils seront fort mal reçus et s’entendront reprocher par deux magistrats d’avoir porté là un « conseil très pernicieux. »

Les vieux citoyens de Genève, ceux qui étaient devenus majeurs vers 1530, auraient réputé comme un fou celui qui leur aurait, aux heures de leur jeunesse, prophétisé tant d’illustration pour leur ville et tant de vexations pour leur vie ; l’histoire de leur cité, celle de leur quartier, celle de leur famille, leur propre histoire, se déroulaient à l’écart et à l’encontre de toutes les prévisions humaines. Jamais ils n’auraient supposé que leur Genève s’illuminât d’un pareil prestige, ni qu’un tel despotisme fit ombre dans leur vie domestique. L’élection divine dont ils avaient appris à se croire les bénéficiaires les courbait, bon gré mal gré, sous le joug de la loi de Dieu ; elle les contraignait à faire taire, en eux, les mouvemens d’humeur du vieil homme mal vaincu, et à accepter, comme une marque de grâce, la soudaineté même des changemens qui les heurtaient et qui bousculaient en eux, avec leur passé, toute une partie d’eux-mêmes. Ils acceptèrent, et ils obéirent, sous l’autorité de M. de Bèze, comme ils avaient fini par accepter et par obéir, sous celle de Calvin.


II

Jusqu’à la veille de la mort de Calvin, Genève avait été inquiète ; ses inquiétudes durèrent et même, avec le temps, s’accrurent. Ainsi l’âme genevoise acheva-t-elle de se former : les menaces ennemies, les périls incessans qui guettaient ses remparts, étaient pour elle une discipline, plus efficace encore que les pénalités du Consistoire. Dans une Genève qui n’aurait rien eu à craindre des hommes, les Calvin, les Bèze, auraient eu moins d’aisance pour faire redouter Dieu. Bèze fut sans cesse servi par les ennemis de Genève, et fort bien servi.

Il y eut alarme, du haut en bas de cette colline sanctuaire, lorsque, au soir du 29 août 1572, des marchands venus de Lyon colportèrent « les nouvelles de la trahison et horrible cruauté faite en France contre plusieurs seigneurs et contre tous les fidèles, » au jour de la Saint-Barthélémy et dans les journées qui avaient suivi. Genève, sur l’ordre de ses pasteurs et de ses magistrats, s’humilia, pria, jeûna. Elle écrivit à Berne, au Palatin du Rhin, au duc de Bavière. Des paniques se dessinèrent : les papistes, chuchotait-on, désirent, de loin, la tête de M. de Bèze, comme ils ont eu celle de M. l’Amiral. Pour avoir l’aide de Dieu, pour s’aider eux-mêmes, les magistrats commandèrent que chacun eût « à tenir ses armes prêtes et à hanter les sermons. » Ainsi les Genevois étaient-ils conviés au sermon, comme à des mobilisations spirituelles, qui se prolongeraient, ensuite, s’il le fallait, jusqu’aux remparts, pour défendre contre l’assaillant éventuel l’honneur de la ville et la tête de M. de Bèze. L’assistance aux prêches devenait comme un épisode de la défensive : on y venait puiser la confiance qui fait vaincre ; on y venait entendre parler des desseins de Dieu sur Genève. De jour en jour, les réfugiés arrivèrent, pasteurs de France, fidèles de France ; on les logea, on les nourrit, on empêcha les propriétaires d’élever le prix des loyers, on demanda de l’argent aux villes protestantes voisines pour assister ces confesseurs de l’Evangile. Mais avant de les recevoir, Genève les purifiait : si quelqu’un d’entre eux, pour sauver son repos ou sa vie, avait, en France, pris part à quelque cérémonie papiste, il devait se confesser, devant le Consistoire, de s’être ainsi « pollué aux idolâtries, » et faire réparation de sa faute ; ensuite seulement, il jouissait de la Cène, par un acte de fraternité religieuse qui était comme le prélude de la fraternité civique. C’est par de telles méthodes que l’Eglise de Genève préservait l’intégrité du peuple de Dieu.

Les magistrats, politiques prudens, cédant aux désirs de Messieurs de Berne, qu’intimidait le ministre du roi de France, empêchaient les imprimeurs genevois de publier des protestations contre la Saint-Barthélémy, mais ils donnaient à la force militaire de la ville, dès lors répartie en quatre régimens, l’organisation qu’elle devait conserver pendant plus de trois cents ans. Car, à l’horizon de la cité du Refuge, des nuages s’accumulaient : un quart de siècle s’ouvrait, durant lequel Genève, en butte aux hostilités presque constantes de Charles-Emmanuel de Savoie, n’allait trouver, pour résister, que le concours d’alliances souvent inconstantes, alliance des Bernois, alliance d’Henri IV.

Ce fut durant cet effrayant quart de siècle, entre 1580 et 1605, que Genève acheva de se bien connaître, en luttant pour sa vie, et que devint évidente pour toutes les consciences l’intime solidarité du peuple et de l’Église. Le peuple s’armait, se battait, faisait sentinelle ; et parce que ce peuple était en même temps une Eglise, les délégués qu’il expédiait en Angleterre, en Écosse, en Germanie, en Pologne, en Hongrie, en Transylvanie, pour avoir de l’argent, rentraient à Genève, les mains pleines. L’argent qu’on envoyait à l’Académie pour la gloire et la diffusion de la Réforme, payait, aux heures critiques, l’achat des armes ou l’équipement des troupes ; la Réforme avait besoin que ce coin de terre demeurât libre ; et cela, d’avance, justifiait les viremens de fonds, qui attribuaient à des soldats ce que de pieuses âmes avaient offert pour les prédicans. « Prie Dieu, écrivait Bèze à l’un de ses amis, qu’il protège ce nid d’hirondelles dans lequel tant d’oiselets, chassés de toute part, se réfugient à tire-d’aile, si nombreux que la place suffit à peine à leurs essaims. »

Il s’en fallut de peu, dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602, que le nid d’hirondelles fût surpris, et pour jamais aboli. Déjà 300 Savoyards, que suivaient quelques milliers d’autres, avaient commencé la nuit, pendant que Genève dormait, l’escalade de ses murailles : déjà quelques-uns étaient dans la place. Mais le sommeil de Genève n’était jamais qu’un sommeil de gendarme : d’un cri, un de ses factionnaires la mit debout ; elle acheta, par la mort vaillante de dix-sept de ses citoyens, la fuite passive, empressée, de la petite armée savoyarde, devenue cohue. L’ennemi laissait dans les fossés 54 morts ; il abandonnait entre les mains des Genevois 14 vivans, dont la vengeance genevoise fit à leur tour des morts. Une légende s’accrédita dans la suite, d’après laquelle, le lendemain matin, on aurait amené sur le lieu du combat un vieillard perclus, sourd, qui ne savait rien encore ; les échelles, les cadavres, lui auraient révélé le péril déjoué, et tout de suite après, du haut de la chaire, sa voix d’octogénaire aurait fait monter vers le Dieu de Genève le psaume 124 :


Or peut bien dire Israël maintenant :
Si le Seigneur pour nous n’eût point été,
Nous eussent tous abîmés et couverts…
Comme l’oiseau du filet se défait,
De l’oiseleur nous sommes échappés.


C’est ainsi que Théodore de Bèze, d’après la légende, aurait commenté et scellé cette bataille décisive, gagnée par la cité de Calvin. Les ambitions de la Savoie sur le siège épiscopal de Genève avaient, un siècle plus tôt, compromis vis-à-vis des âmes genevoises le crédit de l’Église catholique ; et voilà que la fuite des soldats de Savoie, considérée comme l’œuvre du Dieu de Genève, consolidait dans ces âmes le prestige de la Réforme. Déjà Calvin, dans un sermon, avait signifié à ses ouailles : « Les bras de Dieu sont tout à l’environ : nous en sommes armés, et ce n’est point seulement pour un jour, car tout ainsi que Dieu est immuable, tout ainsi qu’il a son siège permanent, aussi ses bras demeurent ici à jamais, qu’il ne sera jamais lassé de vous secourir. » Genève, victorieuse de l’Escalade, croyait voir planer, par-dessus ses remparts, les bras de Dieu : la cité de la Foi se regardait à l’avenir comme la cité du Miracle.

Derrière les soldats du Duc, pendus ou fuyards, Genève croyait entrevoir une arrière-garde, la prédication romaine que l’Escalade victorieuse aurait ramenée. Et tout un cycle de chansons, dites chansons de l’Escalade, et dont Genève, chaque année, chante encore certains couplets, glorifièrent Dieu, bafouèrent la Savoie, insultèrent Rome. L’une d’entre elles, le célèbre « Ce que l’aino » commençait en ces termes : « Celui qui est là-haut, le maître des batailles, qui se moque et se rit des canailles, a bien fait, voir par un samedi nuit, qu’il était patron des Genevois. » Le chansonnier, symbolisant l’offensive romaine dans la personne d’un jésuite, le Père Alexandre, aumônier des troupes savoyardes, croyait entendre ce « vipère » haranguer les soudards : « Là, mes enfans, il ne vous faut rien craindre. Dépêchez de monter, je vous fais aller tous en paradis. » Mais c’est au gibet que Genève les avait menés ; et la chanson, continuant, donnait d’atroces détails sur leurs grimaces de pendus. « Vous auriez mené les ministres dans Rome, insistait-elle, pour les montrer à Sa Sainteté, aux cardinaux et à leur suite, aux évêques et à la cafardaille qui les auraient rôtis. » L’Escalade, pour la suite des temps, apparaissait ainsi aux imaginations genevoises comme l’issue merveilleuse du duel de Rome contre une petite ville, de l’Antéchrist contre le Christ, de Salan contre Dieu.

Les chanoines qui occupaient les stalles de l’église des Cordeliers d’Annecy continuaient à s’appeler chanoines de Genève ; mais dans les rares stalles de Saint-Pierre que la Réforme primitive eût respectées, la Réforme continuait de s’asseoir ; et lorsque saint François de Sales pensait à Genève, dont il se considérait comme « exilé, » son rêve d’apôtre était tout endolori. « Il semble impossible, écrivait en 1613, le géographe Davity, qu’on arrache à jamais l’hérésie de cette ville par moyens humains, si ce n’est en exterminant tous ses habitans. » Les Genevois retenaient ce pronostic et ne redoutaient pas la catastrophe ; ils concluaient, du souvenir même de l’Escalade, que Dieu avait besoin de Genève, puisque Dieu l’avait sauvée. Et comme Dieu avait besoin de Genève, Genève, sans honte, à travers le XVIIe siècle, se fera quêteuse auprès des divers États réformés, pour l’entretien de ces remparts que protégeait Dieu : on verra l’un de ses plus robustes théologiens, François Turrettini, s’en aller en Hollande en 1661, avec mission de rappeler que Rome haïssait Genève et que toutes les Eglises réformées se trouvaient intéressées au salut de cette ville ; il en rapportera 75 000 florins. Le bastion de Hollande, le bastion de Hesse, s’ajouteront aux remparts comme de nouveaux ouvrages ; ils marqueront l’aide pécuniaire donnée par la Hollande, par la Hesse, à la cité de Dieu.


III

Ce n’était pas tout de s’armer ; il fallait continuer, non point certes de mériter le salut de la ville, car ce salut n’était qu’une grâce, mais de conjurer les divines colères qui eussent pu détourner à jamais cette grâce. Donc, guerre aux scandales, petits et grands. Scandales du papisme, d’abord : toutes mesures étaient prises pour les conjurer ou les punir. Le citoyen de Genève qui, s’étant au loin fait catholique, se permettait de revenir habiter la République, devenait justiciable du bourreau. Consistoire et police avaient l’œil ouvert sur le marchand qui, sans y être autorisé, employait un ouvrier papiste, sur le chef de famille dont l’enfant buvait sans permission le lait d’une nourrice papiste : de fortes amendes châtiaient ces infiltrations papistiques ; d’autorité, l’enfant était sevré ; et ces papistes intrus étaient jetés dehors. Un simple on-dit, parlant d’une messe furtive qu’un passant, peut-être, avait célébrée quelque part, inquiétait gravement la ville et les Conseils. On se laissait alarmer, même, par beaucoup moins qu’une messe, par l’opiniâtre malice avec laquelle de vieilles peintures papistes reparaissaient un jour sur les murs de Saint-Pierre derrière le crépi dont on les avait recouvertes. On épiait la tentation d’idolâtrie que suggéraient à certains visiteurs, tantôt les statues allégoriques ornant le tombeau du duc de Rohan, et tantôt les petites ou grandes têtes de saints se dressant, toutes droites encore, en certains coins des stalles ou des vitraux. En 1643, en 1659, pasteurs et membres de la docte Académie se mobilisaient pour dénoncer aux magistrats ces occasions de péché.

Le luxe des hommes n’était pas réputé moins scandaleux que ces suprêmes vestiges du luxe de Dieu. A son de trompe, quelques jours après la mort de Calvin, on avait proclamé, de carrefour en carrefour, un surcroît de prohibitions, très gênantes pour les dames de Genève. Après les robes, les bijoux avaient été visés : on vit un jour Bèze, en 1577, signifier aux magistrats, de la part du Consistoire, que les femmes portaient trop de chaînes, trop de bagues, et qu’il fallait agir. Les repas aussi risquaient d’offenser Dieu. Le Consistoire, en 1606, s’inquiéta fort d’une certaine agape où les convives avaient tiré la fève ; et, comme il y avait eu, parmi les délinquans, deux membres du Conseil, on put craindre un instant, pour un incident aussi grave, un conflit entre l’Eglise et l’Etat.

Les patriciens, en fait, et surtout les patriciennes, prenaient parfois, vis-à-vis des édits somptuaires, certaines libertés qui eussent coûté cher aux gens de peu. D’amusantes luttes s’engageaient, se prolongeaient, entre l’ingéniosité des coquettes et la subtilité des policiers. En 1646, on finit par créer une Chambre de la Réformation, pour veiller au luxe des costumes, au luxe des tables. Cette chambre traqua les toilettes, spécialement les toilettes de deuil. Elle divisa Genève en castes : la haute société, seule, avait le droit de porter un deuil sérieux. L’inquisition dont fut victime, au nom de Dieu, un certain crêpe dénommé crapaudaille, fut implacable : une fille de gentilhomme qui avait épousé un trop petit bourgeois fut un jour condamnée à cesser d’en parer son chagrin. Mais comme les membres de la Chambre de la Réformation appartenaient tous à la très haute classe, il n’était pas rare, semble-t-il, qu’ils fussent accessibles à certaines arguties souriantes, alléguées comme excuse pour les femmes de leur rang. Pouvaient-ils contester la parole d’un mari qui, sévèrement interrogé sur les mouches que portait sa femme, déclarait : ce sont là des emplâtres pour le mal de dents ? Et la galanterie permettait-elle de condamner une dame qui, coupable d’avoir abaissé son crêpe, un fort beau crêpe, sur son visage fragile, répondait avec fermeté : « Le soleil me battait sur la tête. » Vous avez eu deux tourtes à dîner, disait un jour à un amphitryon cette Chambre trop curieuse. Il répondit : c’est vrai, mais une seulement venait de chez le pâtissier, l’autre sortait de mes cuisines ; et ce distinguo valait au gourmet quelque indulgence.

Les pompes mortuaires étaient soigneusement épluchées par les émissaires du Tribunal ; rien n’était plus mal vu. La Genève de la Réforme fut toujours encline à croire que rendre hommage à la dépouille des morts, c’était s’acheminer vers l’idolâtrie, au moins vers le papisme ; en vertu même d’une théologie qui déniait à la prière pour les morts toute efficacité, il n’y avait pas besoin d’un ministre du culte pour confier le corps à la terre et l’âme à Dieu. Ce ne sera qu’en 1829, sur la demande du peintre Hornung, que les pasteurs commenceront à prendre part aux cérémonies funèbres, — une part très restreinte, d’ailleurs ; et même dans la Genève d’aujourd’hui, les enterremens sont expéditifs, tiennent peu de place et font peu de bruit. La double nécessité de prévenir un renouveau du culte des morts et d’empêcher l’étalage de certaines ostentations, tenait particulièrement éveillés les regards du pouvoir.

Mais un scandale encore plus grand menaçait Genève : celui de la protestation contre le protestantisme officiel, celui de la liberté de la pensée. Les Genevois, en leur craintive piété, acceptaient le règne d’une dictature théologique qui exploitait contre toute idée d’innovation le pouvoir auquel la révolution religieuse l’avait hissée. Malheur à ceux qui se fussent comportés à l’endroit des dogmes ou des rites de Calvin comme s’était comporté Calvin à l’endroit des dogmes et des rites de Pierre de la Baume ! Genève surveillait la tentation même de penser librement. On l’épiait, dès l’aurore de la vie intellectuelle, dans les jeunes cerveaux d’étudians : sous Bèze, en 1579, un étudiant italien connut la prison, pour avoir osé, dans un factum, relever vingt erreurs de son professeur de dogme ; ce jeune homme n’était autre que Giordano Bruno, et sans doute il n’aurait eu qu’à rester à Genève, et à continuer d’y parler, pour y trouver, sans trop de délai, le sort qui l’attendait au Campo di fiori.

En 1622, on vit s’organiser dans Saint-Pierre une grande pompe d’excommunication contre un jeune Rémond d’Annonay, coupable d’avoir, avec un autre camarade, raillé les Écritures et les pasteurs, et qui, après avoir été condamné à l’échafaud, avait obtenu sa grâce : on le conduisit de l’église au pied de la chaire, l’anathème s’abattit sur lui, et puis on le fit sortir, tout courbé sous ce poids, avant de bénir les fidèles.

Quatre ans plus tard, Genève s’illumina d’un bûcher, dont la curieuse histoire est assez peu connue. On vit un jour entrer à Genève, et se prosterner dans la boue, en adorant le Dieu d’Israël, un pasteur du pays de Gex, Nicolas Antoine. L’incohérence de ses propos, l’étrangeté de son allure, le firent prendre pour un fou : on le conduisit à l’hôpital, pour tâcher de rasseoir ses sens et sa pensée. Mais sur ses lèvres s’accumulaient, aussi bien dans ses périodes de calme que dans ses périodes d’exaltation, les blasphèmes contre le Christ, et d’acharnées objections contre l’annonce du Messie par les prophètes. La prison, pour le pauvre homme, remplaça bientôt l’hôpital ; et pasteurs sur pasteurs le visitèrent, pour le convertir. Mais leurs efforts demeuraient impuissans. Cet ancien catholique, naguère converti au protestantisme par le pasteur Paul Ferry, de Metz, s’était, durant son voyage en Italie, converti au judaïsme ; et dissimulant cette évolution religieuse, il avait, plusieurs années durant, continué de prêcher, comme pasteur, dans la chaire du Christ, mais sans prêcher le Christ.

La « malice » de « cet exécrable » méritait châtiment. C’est un fou, disaient quelques pasteurs, qui penchaient pour l’indulgence. — Mais non, ripostaient les autres, ce n’est pas seulement dans ses heures de folie qu’il a blasphémé ; ces blasphèmes furent antérieurs à sa folie, et ces blasphèmes y ont survécu ; « sa folie ne fut qu’une forme du jugement de Dieu, par lequel Dieu les manifestait ; » cet homme mérite la mort. Telle fut la conclusion de la majorité des pasteurs ; et conformément au mot de la Bible, solennellement rapporté par l’un d’entre eux : « Tu racleras les méchans du milieu de toi, » Nicolas Antoine fut conduit à Plainpalais, étroitement garrotté, afin que les blasphèmes demeurassent au fond de sa gorge, puis étranglé et enfin brûlé ; et le procès-verbal constate que, le bourreau l’ayant délié du poteau où il avait été étranglé, on le vit encore « remuer la tête et les jambes, lorsque le feu fut mis au bûcher, tellement il sentit encore l’un et l’autre supplice en son corps. » Les Genevois, en voyant ce relaps souffrir ainsi deux morts, apprirent, par une juste frayeur, que chacun doit « se rendre docile à croire ce que Dieu nous a révélé. »


IV

A l’arrière des remparts de la ville se hérissaient, dans l’Académie, les remparts du dogme, révélé par Dieu, proclamé par Calvin. C’étaient comme deux cercles concentriques, qui rendaient de plus en plus jalouse, de plus en plus intransigeante, l’humeur de ceux qui s’y enfermaient. L’esprit de défiance du factionnaire en armes tenait en haleine les défenseurs de l’orthodoxie calvinienne. On maintenait avec scrupule, par une sorte de consigne militaire, — et rien ne devient plus aisément une routine qu’une telle consigne, — toute l’armature de la théologie de Calvin. De loin, certains réformés s’en étonnaient : l’un d’eux, dès 1567, avait écrit à Bèze : « Ne parlez pas de manière à faire croire que nous sommes membres d’un Calvin et non de Christ ; défendez la vérité en vous réclamant de l’autorité que vous recommandez vous-même dans vos écrits, comme supérieure à toute autre, et laissez ce nom de Calvin un peu tranquille. »

On n’avait pas laissé ce nom tranquille : on l’agitait au contraire, on le brandissait comme une arme. Peu à peu, dans l’enseignement réformé, la part que Calvin faisait au cœur s’était voilée, mais les thèses intellectualistes de Calvin, passant par les lèvres de ses successeurs, se faisaient de plus en plus anguleuses, de plus en plus provocantes. Comme les soldats, sur les murailles, braquaient d’une lourde main les lourdes armes et voulaient que l’étalage même de ces armes fût une insulte pour l’ennemi, ainsi les théologiens braquaient-ils leurs syllogismes avec des mines hostiles.

Dieu, tout en haut ; et puis, découlant de son essence, deux attributs : sa miséricorde et sa justice ; et puis, comme conséquence et révélation de sa miséricorde, la prédestination d’un certain nombre d’hommes au ciel ; et comme conséquence et révélation de sa justice, la prédestination de tous les autres à l’enfer ; et comme conséquence et révélation de sa souveraineté, la prépondérance dans ses conseils, soit de sa miséricorde, soit de sa justice. Tout cela se déroulait, désormais, avec une logique cruelle, qui faisait servir à la gloire de Dieu, et déposer en quelque sorte pour sa justice, les cris éternels des damnés. Tel fut le Dieu de Genève au XVIIe siècle, et il importait aux docteurs de Genève qu’on ne le leur changeât pas.

Ils furent informés qu’aux Pays-Bas s’étaient insinuées dans les esprits, par l’enseignement d’un certain Arminius, quelques doctrines qui rendraient Dieu moins dur, l’homme moins esclave, et la prédestination moins fatale. Ils dépêchèrent à Dordrecht, en 1618, les plus illustres d’entre eux, Jean Diodati, premier traducteur de la Bible en langue italienne, et Théodore Tronchin, pour rendre témoignage en faveur du vrai Dieu de Calvin ; et tout en même temps, de Genève même, leur président Benedict Turrettini, dans une lettre qu’en leur nom il écrivait au Synode, comparait les Arminiens à des « voleurs qui se glissent dans un incendie pour faire main basse », et revendiquait le droit absolu des articles de la Foi à rester « immuables au fond du trésor d’une bonne conscience. »

Les deux messagers de la lointaine Genève furent les maîtres du Synode : à leur voix, l’hérésie arminienne fut condamnée. Mais cela ne leur suffisait pas : une fausse doctrine, à leurs yeux, relevait du glaive. Tandis que les théologiens étrangers affectaient de s’effacer lorsqu’on discutait si le gouvernement des Provinces-Unies devait châtier ces hérétiques, Tronchin et Diodati, sans crainte de s’immiscer dans les affaires juridiques d’un pays qui n’était pas le leur, se prononcèrent pour le châtiment. Le vote qu’ils obtinrent eut pour conséquence lointaine la décapitation de Barneveldt. Il fallait que ceux qui n’avaient pas voulu croire à la dureté du Dieu souverain connussent la dureté des hommes. Plus ombrageuse que la Hollande, qui dès 1630 commença de tolérer l’arminianisme, Genève, elle, continua de veiller ; et lorsqu’en 1635 et 1637, un théologien de Saumur, Amyraut, se mit en quête d’un moyen terme entre la doctrine d’Arminius et celle de Calvin, Genève condamna. Et comme elle sentait le péril toujours latent, un formulaire fut rédigé, en 1647, par lequel les candidats au pastorat devaient promettre d’enseigner d’après le Synode de Dordrecht et de repousser la doctrine de l’universalité de la grâce ; et des thèses furent alignées, en 1649, que signèrent, au nom de la Compagnie des Pasteurs, son modérateur et son secrétaire, et qui précisaient avec une inflexible affectation d’exactitude la capricieuse rigueur du Très-Haut pour les pauvres humains.

Théodore Tronchin, gendre de Théodore de Bèze, avait, par raideur d’esprit et scrupule de foi, hérissé des murailles de plus en plus hautes autour de l’héritage théologique qu’il avait reçu de son beau-père ; il le transmettait à son fils Louis Tronchin comme une tradition sacrée. Mais il se trouvait que Louis Tronchin, intelligence cultivée, conscience amène et large, voulait, en protestant logique, penser par lui-même, et n’admettait pas, au dire de Bayle, « qu’un tel ou un tel, une académie, une université, pût l’amener à condamner quelque idée, s’il la trouvait juste. » Louis Tronchin n’était pas un maréchal d’orthodoxie, mais un homme de libre examen. « Ce sont des pédanteries, disait-il vingt ans plus tard à propos du règlement de 1647 et 1649 ; suivre le sentiment de nos pères, ce sont là maximes papistiques et anti-chrétiennes : si on avait toujours agi de la sorte, on n’aurait jamais eu de réformation. » Encore tout imbue de l’esprit de Théodore, la Compagnie des Pasteurs s’émut et délibéra : elle décida que sur l’heure tous ses membres devaient signer, et la formule de 1647, et celle de 1649. Et Louis Tronchin signa, ses amis aussi, mais en s’abstenant d’ajouter à la signature les mots : sic sentio, tel est mon avis. Ils promettaient du moins, ayant ainsi signé, de ne rien enseigner qui fût contraire aux dogmes les plus absolus de la prédestination. Mais ces formulaires devenaient une lisière : dans les chaires de théologie, on n’osait plus parler ; elles perdirent, peu à peu, plus des deux tiers de leurs étudians ; et, dans le secret de leur maison, les théologiens les plus affranchis osaient distribuer à certaines oreilles, courageuses elles-mêmes, une doctrine plus large.

En 1674, quelques échos de ces réunions occultes parvinrent à la conférence des cantons évangéliques de la Suisse ; et François Turrettini, de Genève, fut chargé de rédiger, avec quelques autres, une formule nouvelle, qui s’imposerait, en Suisse et dans Genève, à toute âme réformée. Ce Consensus de 1678 ajouta son poids aux formulaires précédens ; il maintenait que la médiation du Christ ne s’était point exercée pour tous les hommes, mais pour quelques-uns seulement, et lorsque, après la révocation de l’Edit de Nantes, de nouveaux pasteurs français viendront à Genève, ils seront invités à signer le Consensus.

Le Genevois du XVIIe siècle devait croire- que le Christ avait assisté le Synode de Dordrecht, comme le Savoyard son voisin savait, d’une foi sûre, que le Christ avait assisté le Concile de Trente. L’idée d’une autorité religieuse presque absolue s’affichait et s’exposait dans une partie de l’Europe protestante, sous les auspices de Genève. De plus en plus Genève se faisait Rome, pour mieux lutter contre Rome ; elle contredisait et démentait implicitement les principes mêmes qui l’avaient détachée de l’unité catholique, voulant empêcher à tout prix que le flot des opinions protestantes ne devînt une eau trouble, dans laquelle Rome aurait pu pêcher les âmes inquiètes, éprises de fixité.


V

Un grand émoi s’éveilla, dans les conseils de Genève, lorsqu’on apprit, un jour de 1678, que Rome était aux portes. Le roi Louis XIV voulait installer un résident sur les bords du Léman, et ce résident prétendait se faire dire la messe. Pour la première fois depuis Calvin, Genève se voyait mise en demeure de supporter, devant Dieu et devant les hommes, des cérémonies « idolâtriques. » Elle écrivit à l’Etat de Zurich, à celui de Berne, pour dire ses alarmes. Elle avait peur de Dieu, — peur de son Dieu, du Dieu de la cité, — si elle permettait la messe ; et du Grand Roi, si elle refusait ; c’étaient deux puissans Dieux. Le premier syndic, recevant M. de Chauvigny, s’efforça de le fléchir : « Nous espérons, lui dit-il, que vos soins contribueront à nous conserver la pleine jouissance de notre liberté, spirituelle et temporelle. » Liberté spirituelle, cela signifiait, pour qui voulait entendre, la liberté qu’avaient jusque-là prise les citoyens de Genève de priver de messe tous les hôtes de Genève. Mais Chauvigny ne voulait pas entendre ; il tenait à sa messe. D’ingénieux médiateurs suggérèrent qu’on pourrait peut-être le loger à Plainpalais ou bien lui offrir un carrosse, pour qu’il s’en fût ailleurs, chaque dimanche, vaquer à ses superstitions. Chauvigny refusa : il avait la prétention de demeurer dans Genève, et d’y faire dire la messe. Et ce mot de messe, désagréable aux oreilles genevoises, prenait sur les lèvres de Chauvigny je ne sais quoi de volontairement agressif. « Au moins ne la faites pas chanter, suppliaient douloureusement les Conseils, et n’y laissez entrer que vos gens. » Et Chauvigny de répondre que, si l’Evêque d’Annecy venait lui rendre visite, il le recevrait et, au besoin, lui servirait d’enfant de chœur. Les discussions devenaient lancinantes. Un beau jour, agacé, Chauvigny disait à une dame : « Je ne sortirai pas de Genève sans avoir fait dire la messe dans tous les temples. » A Paris, Pomponne souhaitait, à ce qu’il semble, que le résident s’abstint d’un zèle aussi notoire, mais Pomponne tenait plus encore à ce que la messe fût dite et à ce que la chapelle fût ouverte à tous, et Pomponne écrivait : « Sa Majesté le veut. »

Ainsi que le voulait Sa Majesté, la messe fut redite à Genève, pour la première fois, le 30 novembre 1679, jour de Saint-André apôtre. Une lettre du syndic fut un long gémissement. « Nous ne nous attendions pas, écrivait-il, à ce que la bienveillance et la protection à nous promises par Sa Majesté eussent pour conséquence d’introduire une liberté de religion contraire à notre Constitution. » — « S’il le fallait, répondit froidement Chauvigny, le Roi retiendrait votre peuple en son devoir. »

Une guerre de taquineries s’engagea, interminable et toujours nouvelle, entre Messieurs de Genève et le résident. Chauvigny s’amusait à faire venir des moines, voire des jésuites ; Genève postait de fervens huguenots qui, dans un immeuble voisin de celui de Chauvigny, entonnaient à tue-tête les psaumes les plus sonores, afin que le chant de la messe ne pût offusquer ni le Dieu de Genève, en son ciel, ni ses dévots serviteurs sur terre. On eût voulu cacher cette messe, l’isoler, la murer. Aux portes de la ville, les étrangers étaient prévenus qu’ils ne devaient pas y aller, le culte réformé étant seul permis à Genève. Tantôt, afin de vider la chapelle, on élevait des chicanes contre les permis de séjour accordés à certains catholiques ; tantôt, dans les rues, circulaient des patrouilles qui, vers l’heure de la messe, faisaient rentrer de force, dans leur hôtel, les étrangers qu’elles apercevaient ; parfois même Genève installait des notables à la porte de Chauvigny, pour observer les Genevois qui entraient et les faire punir à la sortie. A la Chandeleur, on s’arrangea subtilement pour que Chauvigny ne pût pas trouver de cierges chez les marchands, et le jour de l’Annonciation, l’on ferma les portes de Genève, jusqu’à deux heures et demie de l’après-midi : les moines qui venaient dire la messe, les fidèles qui venaient l’entendre, restèrent ainsi dehors.

Louis XIV recevait les échos de ce conflit ; une histoire de coups de feu tirés sur son résident par des Genevois trop zélés alla jusqu’aux Tuileries. Chauvigny dénonçait Genève, Genève dénonçait Chauvigny. Cet homme et cette messe offensaient cette ville ; mais comme on savait le Grand Roi ferme en sa volonté, les ambassadeurs qu’elle lui envoyait se plaignaient de l’homme, et non de la messe. Finalement l’homme fut rappelé, mais la messe resta. Chauvigny, prenant congé d’une ville où jamais un hôte ne fut moins regretté, força les magistrats de lui faire excuse pour un discours qu’un pasteur s’était permis contre les Jésuites ; et triomphalement il écrivait à Colbert de Croissy : « Sa Majesté a pu introduire la messe à Genève, ce qui est regardé comme un prodige par toute l’Europe. » Son successeur Dupré fut invité par son gouvernement à s’abstenir de tout prosélytisme, mais à perpétuer ce prodige, et à faire entendre aux magistrats que, si la messe était encore troublée, Sa Majesté ne le pourrait imputer dorénavant qu’à leur connivence.

C’était là une première victoire remportée par le roi de France sur un siècle et demi de tradition. Il tenta bientôt d’en remporter une seconde. Un jour de 1685, s’animant contre les protestans de son royaume du même esprit dont Genève, deux siècles et demi durant, fut animée contre les catholiques, le roi de France commit la lourde faute de les condamner à quitter, soit leur foi, soit leur patrie ; et parmi ceux qui préférèrent le second sacrifice, de longs cortèges se formèrent qui fièrement et tristement s’en vinrent à Genève, pour y trouver asile. Il en arrivait parfois sept à huit cents dans une même journée ; du 1er septembre au 8 octobre 1687, ils affluèrent au nombre de plus de huit mille. Genève dépensait à peu près cinq cents écus par mois, pour subvenir à leurs plus urgentes misères. Mais Louis XIV prétendit exiger qu’ils s’en allassent plus loin, que Genève ne fût pour eux qu’une étape. Pour la première fois, une puissance étrangère voulait empêcher la cité genevoise d’accueillir ceux qui expiaient en un cruel exil le crime de prier comme elle priait elle-même. Et l’on ne pouvait résister ouvertement à cette puissance-là, qui donnait l’ordre au Gouvernement de Gex d’interdire l’exportation du blé à Genève, si Genève ne cédait pas. Trop de monde, trop d’attroupemens, grondait sans cesse le résident de France.

Genève fit partir, avec un certain éclat, pour d’autres villes suisses, ou bien pour l’Allemagne, un grand nombre de réfugiés ; d’autres, qu’on put cacher à la vigilance du Résident de France, et à qui l’on évitait même, souvent, de donner un billet de logement, demeurèrent secrètement, et peu à peu prirent racine. Huit ans après la Révocation, on estimait que sur 16 100 habitans, la ville de Genève possédait 3 300 réfugiés.

De par la volonté du Grand Roi, la messe avait eu droit d’asile à Genève, chez son Résident, mais, en dépit de sa volonté, Genève maintenait droit d’asile chez elle, pour quelques milliers de proscrits ; et bientôt elle allait faire construire, sous leurs regards émus, ce temple de la Fusterie, qui leur rappelait exactement, par son ordonnance architecturale, le temple de Charenton, détruit sur l’ordre de Louis XIV. Ces deux épisodes, dont le premier marquait une défaite des Genevois, le second une défaite du Grand Roi, étaient, en définitive, pour l’esprit de générosité politique, une double victoire.

La tristesse de Genève n’avait pas le droit de se changer en joie, lorsque, çà et là dans le monde, la Réforme remportait quelque succès militaire. Le Résident de France était là pour réprimer chez les Genevois tout élan d’allégresse. Il fallut que les magistrats allassent s’excuser près de lui quand la défaite des catholiques irlandais à la Boyne fut célébrée par des feux de joie. Et le grand-père de Jean-Jacques, qui, comme dizainier du quartier de la Cité, avait laissé toute licence aux hosannas et aux pompes, fut censuré, par égard pour son voisin le Résident.

Le spectre des troupes du Grand Roi hanta, durant plusieurs années, les imaginations genevoises. En 1693, quand les Français envahirent la Savoie, Genève craignit pour elle-même. Elle condamna celui qui proposerait de se rendre à avoir le ventre ouvert, les entrailles arrachées et mises autour du col, à être attaché à un poteau jusqu’à la fin de la guerre. Se rendre, c’eût été livrer la cité de Dieu au plus orgueilleux ennemi de ce Dieu, du Dieu de la Réforme.


VI

Mais le XVIIIe siècle approche. Genève va changer ; les barricades dont se hérissait la virginité de cette ville, dont se hérissait l’intégrité de son dogme, vont peu à peu fléchir et succomber. C’est d’abord dans l’édifice dogmatique que se produisent certaines lézardes, qui s’élargiront et deviendront fatales.

Dès 1669, un jeune philosophe cartésien, Chouet, que Louis Tronchin, son oncle, avait fait venir de Saumur à Genève, pour enseigner la philosophie, répondait aux pasteurs qui voulaient lui faire signer le formulaire qu’il ne connaissait rien à ces questions ; il s’engageait, simplement, à n’enseigner rien de contraire. La porte que, d’accord avec Louis Tronchin, il avait ouverte ainsi dans l’édifice de l’orthodoxie, devait, quelque temps encore, être obstruée par la ténacité de certains pasteurs, mais elle ne pouvait plus être complètement refermée ; la brèche était faite. Hors de Genève, partout dans le monde protestant, les esprits s’affranchissaient ; les conséquences de l’individualisme réformé s’étalaient avec fierté, non comme des accidens, mais comme un naturel épanouissement, comme la sanction de la liberté conquise. Si la théologie de Genève fût demeurée une geôle, un pays comme la Grande-Bretagne eût pu ne pas continuer à envoyer à Genève ses fils de famille, pour y étudier.

C’est ce que comprit, à la fin du XVIIe siècle, Jean-Alphonse Turrettini. La destinée de ces illustres familles genevoises voulait que le fils sapât l’œuvre du père : Louis Tronchin avait esquissé des gestes décisifs pour faire circuler à travers l’Église ces courans d’air que son père Théodore détestait ; et les tendances mêmes qu’avait suivies François Turrettini pour la rédaction du fameux Consensus devaient trouver dans son propre fils, Jean-Alphonse, un victorieux ennemi. Les variations de la Réforme, comme disait Bossuet, semblaient ainsi se symboliser dans les variations mêmes de ces hautes lignées théologiques, où les générations successives ne se ressemblaient entre elles que par la dignité de vie et la piété.

Professeur de dogmatique depuis 1705, Turrettini présida, en juin 1706, la réunion de la Compagnie dans laquelle fut mitigée la teneur des formulaires ; ils ne furent plus signés comme « règle de foi, » mais comme règle d’enseignement. Désormais les pasteurs s’obligèrent seulement à ne rien introduire dans leurs prêches qui ne fût conforme à la Confession de foi et au catéchisme ; et le Modérateur, en recevant leur serment, devait profiter de l’occasion pour les exhorter à ne rien enseigner contre les canons de Dordrecht, mais cette exhortation, paterne et platonique, n’enchaînait plus la conscience de ceux qui l’écoutaient, ni même de celui qui l’adressait.

Dix-neuf ans plus tard, le même Turrettini était modérateur de la Compagnie, lorsque, faisant un pas de plus, il décidait avec ses confrères que tout formulaire serait à l’avenir supprimé, et que dorénavant on demanderait seulement aux pasteurs, en vertu des ordonnances de 1576 : « Protestez-vous de tenir la doctrine comme elle est comprise dans les livres du Vieux et du Nouveau Testament, de laquelle doctrine nous avons un sommaire dans notre catéchisme ? »

Le théologien Bénédict Pictet, qui, par ses édifians sermons, plus soucieux d’enseignement, moral que d’enseignement doctrinal, annonçait déjà les tendances du XVIIIe siècle, n’avait pourtant pas assisté sans tristesse aux premières victoires de Jean-Alphonse Turrettini : « Prenez garde, prophétisait-il, on vous ôte la formule : Ainsi je pense ; puis on enlève les mots : Ainsi j’enseigne, et l’on dit qu’il faudra se contenter de ceux-ci : Je n’enseignerai rien de contraire. Sans doute à présent on ne veut plus rien au-delà. J’appréhende pour la suite ; je vois que les exhortations seront inutiles ; on attaquera le Synode de Dordrecht, les confessions de foi. Je crains l’établissement de l’arminianisme et je redoute même des choses plus graves ; les esprits du siècle sont extrêmement portés à la nouveauté. »

Les pronostics de Pictet avaient pu retarder l’œuvre de Turrettini, mais ils ne l’avaient pas effrayé. Il avait attendu, peut-être, que Pictet fût mort, pour porter aux formulaires le dernier coup de sape, mais c’est d’une main tranquille et sûre qu’il l’avait asséné. La Genève où on lisait Locke, où l’on éditait le dictionnaire de Bayle, ne pouvait garder des formulaires qui devaient nécessairement, au nom du principe même de la Réforme, se présenter comme dépourvus de toute autorité divine : ces entraves humaines méritaient leur sort.

En fait, sur leurs ruines définitivement amoncelées, une autorité subsistait encore, à côté de celle de la Bible : le catéchisme de Calvin, qui, deux fois la semaine, s’expliquait toujours dans chacune des trois paroisses de Genève. Mais si la Compagnie déclarait qu’il contenait la substance de la doctrine, elle ajoutait « qu’il n’était pas égal à l’Evangile et qu’on n’était pas forcé de le suivre en tout. » Ainsi s’affirmait dans l’Eglise de Genève, très au-dessus de l’ascendant dogmatique de Calvin, le principe de la liberté d’interprétation de l’Evangile : l’heure.était proche où ce principe allait balayer l’auguste opuscule de Calvin. Déjà, en 1709, la liberté des catéchismes dans les écoles avait été adoptée ; et le XVIIIe siècle ne s’achèvera pas avant que la Compagnie des Pasteurs de Genève, tenant compte de l’esprit public, ait installé un catéchisme à peu près déiste aux lieu et place du catéchisme de Calvin.

Avec Jean-Alphonse Turrettini, ouvrier responsable de ces prochaines et lointaines nouveautés, s’inaugurait un cortège de pasteurs genevois singulièrement différens de ceux qui cent ans plus tôt, à Dordrecht, brandissaient l’anathème. Le temps n’était plus où Théodore Tronchin prenait à Genève, dans Sainte Pierre, la lumière de Dieu, s’en allait la porter en Hollande, en foudroyait ceux qui ne s’en voulaient pas laisser éblouir, et puis rentrait à Genève, ayant enseigné le monde, et n’y rapportant rien de plus que la vérité intégrale qu’il en avait emportée. ; Un Turrettini, un Jacob Vernet, étaient des hommes qui avaient voyagé pour apprendre quelque chose, pour trouver hors de Genève un surcroît de culture, et pour en faire profiter Genève., C’était là une attitude très neuve. Elle les amenait à se rendre compte que l’on pouvait acquérir, sur Dieu et sur les hommes, certaines notions qui ne s’acquéraient point à Genève. Avec eux, Genève intellectuelle cessait de se suffire à elle-même. Elle ne considérait plus seulement les autres peuples comme des écoliers qui venaient à elle ou qu’elle allait gronder chez eux ; elle estimait qu’auprès d’eux on pouvait prendre des leçons. L’intelligence du peuple de Dieu sentait désormais avoir besoin des autres peuples, pour se former elle-même. Les pasteurs de Genève n’étaient jadis accueillans que pour leurs élèves ; ils devenaient accueillans pour des idées qui tôt ou tard devaient les maîtriser eux-mêmes. L’orgueil fléchissait, s’apprivoisait ; mais était-ce encore Genève ? Le peuple de Dieu, sans orgueil, était-ce encore le peuple de Dieu ?


VII

Sur ce peuple, création plus métaphysique qu’historique, où la suppression du sacerdoce romain avait paru sanctionner la complète égalité des hommes devant Dieu, régnait, de plus en plus souverainement, un patriciat de plus en plus fermé, au-dessous duquel s’échelonnaient, d’étage en étage, toutes sortes d’inégalités. De 1600 à 1775, les deux cent trente-deux personnes qui firent partie du Petit Conseil appartenaient à quatre-vingt-dix familles. Le despotisme parfois était tel qu’on vit au XVIIe siècle le fils d’un syndic, âgé de seize ans, faire partie des Deux-Cents, et qu’au début du XVIIIe, on comptait jusqu’à huit membres d’une même famille dans les Conseils. Du moins au XVIIe siècle les mœurs de ce patriciat étaient-elles demeurées fort simples : il n’était pas rare, à ce moment-là, qu’un jeune noble fût apprenti. Un de Tudert, par exemple, famille apparentée aux Sully, aux Coislin, aux Lude, était apprenti horloger. Et derrière le comptoir où tous deux besognaient, le fils du syndic ne se distinguait du fils de l’artisan que par le beau ruban qu’on attachait à son balai, avant qu’il le maniât. Mais les progrès de la richesse gâtèrent, peu à peu, cette touchante simplicité des mœurs. Il semble que parmi les Réformés de France qui restaient à Genève et qui purent y acheter le droit de bourgeoisie, certains apportèrent des idées nobiliaires : on vit, çà et là, quelques familles genevoises s’affubler de particules, d’autres adopter la qualification d’écuyers ; l’habitude qu’avaient les jeunes gens d’aller parfois servir sous les enseignes du roi de France accélérait cette évolution. Sur les coteaux avoisinant Genève, de riches villas commençaient de s’étaler : par leur artistique ordonnance, par les fêtes qui s’y donnaient, elles démentaient ces dédaigneux distiques de Voltaire sur Genève :

On y calcule et jamais on n’y rit ;
L’art de Barême est le seul qui fleurit.

Mais elles attestaient que la prospérité même à laquelle l’art de Barème avait conduit quelques familles suscitait certaines tentations de faste, qui chercheraient un accommodement avec les ordonnances du consistoire, et qui sauraient le trouver.

Au-dessous de la caste patricienne, caste intègre et savante, qui se réservait les magistratures, et qui confisquait peu à peu pour elle et pour ses gendres les chaires mêmes de l’Académie, les citoyens genevois, — ils étaient 1 300 à peu près, — formaient une caste à leur façon, qui ne tenait plus à élargir ses rangs : c’est à ce degré de l’échelle sociale que naquit Jean-Jacques ; et tout démocrate qu’il fût en théorie, il se flattait, en vers assez méprisans pour la foule commune des habitans non genevois, d’avoir,


… par sa naissance,
Le droit de partager la suprême puissance.


Au XVIIIe siècle le droit de bourgeoisie était mis à très haut prix, et comme rarement les survenans possédaient cette somme dans leur gibecière, ils devaient demeurer des Genevois de seconde classe. Leurs fils, leurs petits-fils, participaient de cette disgrâce : ainsi se formait l’immense classe des « natifs » qui, nés à Genève, n’y avaient aucun droit, même pas celui de devenir maîtres horlogers, et qui, dans cette profession réputée, ne purent longtemps être admis à l’apprentissage que par tolérance. Calvin jadis avait forcé Genève d’être accueillante à l’endroit des immigrés que leur foi avait précipités vers ses portes ; ces traditions d’accueil avaient définitivement cessé. Les immigrés de l’époque de Calvin parlaient haut dans le Conseil souverain ; la plupart des immigrés du XVIIIe siècle, et leurs enfans, et leurs petits-enfans, n’eurent pas le droit d’y parler, même d’y voter. Disputes, d’une part, entre patriciens et simples citoyens, dont les patriciens limitaient la souveraineté politique, entre patriciens et « représentans, » comme on les appelait ; disputes, d’autre part, entre représentans et natifs, à qui patriciens et représentans marchandaient les droits civiques : voilà ce qui occupa Genève au XVIIIe siècle, et pour pacifier ces discordes, en 1738, 1765, 1782, on n’appela pas seulement la médiation de Zurich et de Berne, mais celle de la France, celle de la Sardaigne, — deux peuples catholiques, qui souverainement intervenaient dans les affaires intérieures du peuple de Dieu. Il semblait que les passions politiques fussent devenues plus fortes que les susceptibilités religieuses ; le vaincu de l’Escalade, qui cent quatre-vingts ans plus tôt avait failli ramener dans Genève la foi romaine, était investi par Genève, en 1782, du droit de dire un mot dans ses destinées.

Patriciens, représentans et natifs, tous fidèles de la Réforme, avaient cependant sous la main, comme arbitres, comme pacificateurs, les interprètes de la parole de Dieu, les pasteurs. Pourquoi ne les consultait-on pas ? Pourquoi s’adressait-on au roi de France ou bien à celui de Sardaigne ? C’est que ces interprètes, parfois nommés pasteurs en considération du mérite de leur père ou de leur grand-père, avaient généralement des liens trop étroits avec le patriciat pour inspirer politiquement confiance au reste de la cité. Quelque désir qu’eût la Compagnie des Pasteurs d’apaiser les discordes, elle devait se borner, généralement, à des vœux assez vagues, à des maximes qui prêchaient l’ordre, mais dont le désordre riait. En temps de trouble, les pasteurs tâchaient d’agir, mais leur effort pour ramener la paix n’était qu’une agitation de plus. Lorsqu’en 1782 les troupes sardes et françaises vinrent rétablir l’hégémonie patricienne, ils obtinrent qu’elles ne donnassent pas immédiatement l’assaut, et que Genève révoltée eût un certain délai pour ouvrir ses portes. En fort honnêtes gens qu’ils étaient, ils faisaient de leur mieux ; mais ce qu’ils pouvaient était peu.

Le principe calviniste du Sacerdoce universel, qui, dans les petits groupemens puritains d’Angleterre et d’Amérique, affermissait la notion d’égalité, n’avait pas été représenté par le corps pastoral, du haut des chaires de Genève, comme susceptible d’une sanction politique : tout au contraire, les évolutions politiques de la cité durant les deux siècles et demi qui suivirent Calvin s’accomplirent toujours à l’encontre de l’idée d’égalité, à l’encontre des tendances démocratiques. Lisez les mémoires que multipliaient au sujet de leurs revendications les adversaires du patriciat, représentans et natifs : ce n’était pas dans le droit public d’origine calvinienne, c’était dans le vieux droit du moyen âge, dans la charte de l’évêque Fabri, dans les antiques Franchises, qu’ils cherchaient des appuis. En une page de ses Lettres écrites de la Campagne, le procureur général Tronchin s’agace de les voir ainsi s’enfoncer dans les XIVe et XVe siècles pour y trouver l’esprit de la Constitution genevoise. Ce fut une grande faiblesse pour l’éducation calviniste, telle qu’elle fut donnée dans les chaires de Genève, de ne fournir à l’opinion publique genevoise aucun argument en faveur des réformes : les Genevois qui voulaient devenir libres, qui voulaient devenir égaux, qui voulaient que leur démocratie cessât d’être une aristocratie, remontaient au-delà de Calvin, jusqu’au moyen âge ; ce n’était pas en vertu de leur protestantisme, au nom de leur protestantisme, que comme citoyens ils luttaient. Il était naturel, dès lors, que les préoccupations des partis, uniquement subordonnées à des intérêts temporels et tout laïques, prévalussent délibérément sur la vieille préoccupation de faire régner Dieu : dans l’âme de ces Genevois qui se battaient entre eux, et qui pour se vaincre les uns les autres convoquaient dans leurs Conseils et dans leurs murs les diplomates ou les soldats des puissances « idolâtres, » l’idée de la vocation genevoise était, non point certes abolie, — nous la croyons indestructible, — mais tout au moins voilée.


III

La foi même où cette idée trouvait sa racine et sa force allait s’affaiblissant. Dès le début du XVIIIe siècle, l’incrédulité s’était infiltrée dans Genève. L’héroïque Pierre Fatio, exécuté en 1707 pour avoir tenté de renverser la Constitution, avouait au pasteur Pictet qu’il avait, quelques années durant, été incrédule. Son ami politique Robert Vaudenet déclarait ne croire ni au Christ, ni à la Rédemption, ni à aucune révélation, et ajoutait, non sans quelque outrance, qu’il y avait à Genève quantité de personnes très distinguées et très éclairées qui étaient dans les mêmes sentimens. Quand les âpres formulaires ne furent plus là pour empêcher l’esprit même de la Réforme de souffler librement et d’émietter opinions et consciences, ce fut le tour aux pasteurs, d’entrer en coquetterie avec le siècle sous les auspices mêmes de l’esprit de la Réforme, enfin réintégré, enfin retrouvé. Et l’on vit ces hommes « vertueux, éloquens, éclairés, modérés, patriotes, » dont Rousseau fait un si bel éloge en 1754 dans sa Dédicace à la République de Genève, laisser s’effriter, peu à peu, tout ce qu’avait cimenté Calvin par son éloquente parole, par ses sueurs, par le sang d’autrui.

Les courans mystiques qui s’infiltraient alors à Genève convergeaient curieusement avec cette orientation nouvelle des théologiens. Ils trouvaient un terrain propice : le ministre Labadie, puis Mme Guyon, durant son séjour à Genève et à Thonon, avaient commencé d’éveiller certaines âmes, fatiguées par la pointilleuse théologie de l’époque et par les polémiques qui en retardaient ou en précipitaient la ruine. Un Vaudois survint à Genève, entre 1713 et 1720, comme messager du piétisme allemand. C’était François Magny, le magistrat de Vevey, le vieil ami de Mme de Warens ; durant les années 1713 à 1720, que Magny vécut à Genève, il « alla chez lui du monde comme en procession, » et les pasteurs inquiets provoquaient des enquêtes, comme ils en provoqueront, vingt-cinq ans plus tard, au sujet des Moraves, que l’on finira par bannir. A force de s’élever au-dessus des querelles doctrinales et de ne chercher dans la religion qu’une occasion d’élan pour la piété, les hommes comme Magny faisaient passer au premier plan l’idée de Dieu et de la Providence ; les extrémités de leur mysticisme rejoignaient ainsi le déisme, bien que leur vie intellectuelle ne fût nullement une vie de rationalistes. Un Béat de Muralt, une Marie Huber, s’étaient laissé modeler par le piétisme ; et les Lettres fanatiques du premier, l’ouvrage que publia la seconde sous ce titre : Lettres sur la religion essentielle à l’homme, dégagée de ce qui n’en est que l’accessoire, sont déjà, dès avant 1740, l’ébauche de la philosophie religieuse du Vicaire Savoyard. Les Lettres de Marie Huber, imprimées à Genève, étaient cependant parues sans nom de ville, de crainte, sans doute, de compromettre les pasteurs, réputés partout responsables de ce qui s’éditait dans la cité ; mais Genève discutait beaucoup ce livre ; elle le discutait encore lorsqu’en 1754 Rousseau rentra dans sa patrie pour s’y refaire protestant ; et beaucoup d’esprits pensaient et commençaient de dire que les trois dogmes auxquels se ramenait finalement la religion de Marie Huber : un Dieu, une Providence, un autre monde, étaient pour l’intelligence chrétienne un bagage suffisant.

Nombreux étaient les pasteurs qui n’osaient pas dire oui, mais non plus dire non. Leur protestantisme avait cessé d’être un dogme et n’osait pas encore se donner, franchement, comme une simple attitude religieuse. Trop captifs de l’intellectualisme philosophique pour sentir que le piétisme pouvait donner à la Réforme un renouveau de vie, ils entraient dans la période la plus ingrate qu’ait connue le protestantisme, celle durant laquelle, n’ayant pas encore renoncé à imposer des vérités, ils n’en voulaient pas imposer un trop grand nombre, et ne savaient pas, du reste, à quel titre ils les imposaient. Fréquentes étaient les heures où ces pasteurs se trouvaient gênés pour affirmer, gênés pour nier. On compatit beaucoup, dans le recul des temps, au malaise de ces hommes de bonne volonté, qui se trouvaient à peu près à mi-chemin entre la déviation calvinienne du principe de la Réforme et ce principe lui-même, entre un dogmatisme intransigeant et les pleines exigences de l’individualisme, et qui ne savaient ni comment avancer, ni comment reculer, ni même comment marquer le pas.


IX

Or, en ce temps-là, c’était en 1754, il se trouva que Voltaire frappait aux portes de Genève pour y devenir propriétaire. Grosse difficulté : Voltaire était catholique. Le médecin Tronchin prêta son nom ; en 1755, les Délices furent à Voltaire, et jamais catholique ne fit plus de mal à la vieille Genève que ce catholique-là. Le pasteur Jacob Vernet, dans une lettre naïve et pompeuse, lui confia l’espoir qu’il voudrait bien s’unir à la Vénérable Compagnie pour détourner la jeunesse genevoise de l’irréligion qui conduit au libertinage. Et Voltaire de répondre : « Je suis trop vieux, trop malade, et un peu trop sévère pour les jeunes gens. » Jacob Vernet respira-t-il, crut-il que Voltaire allait être sévère ? C’eût été de sa part une invraisemblable naïveté. Car Voltaire adorait le théâtre ; dans Genève, un clergé le prohibait ; le duel était inévitable. Voltaire regarda, écouta, constata que ce clergé, dont les rigueurs disciplinaires se réclamaient de Calvin, ne croyait plus ce qu’avait cru Calvin, que Genève était un pays rempli de « vrais philosophes, » que « le christianisme raisonnable était la religion de presque tous les ministres. »

Voltaire allait faire savoir au monde ce qu’était ce christianisme raisonnable ; et qu’il se rapprochait de l’arianisme ; et qu’il confinait au socinianisme. Il amènerait l’Europe à demander à Genève : qu’avez-vous fait du Christ de Calvin ? Il amènerait l’Europe à conclure que ces pasteurs ne se laissaient plus gêner par les idées de ce Calvin, si ce n’est quand il s’agissait de gêner les goûts dramatiques de Monsieur de Voltaire. D’Alembert, invité aux Délices, prépara pour les colonnes de l’Encyclopédie cette petite révélation : et l’Europe lut, dans l’article de d’Alembert, que plusieurs pasteurs de Genève ne croyaient point au Christ, ni à l’enfer, ni à l’inspiration de la Bible, et qu’ils recommençaient a croire au Purgatoire, « qui avait été une des principales causes de la séparation des protestans d’avec l’Église romaine. » Ils étaient sociniens, d’une part, et d’autre part, ils revenaient à certaines idées papistes, « nouveau trait à ajouter à l’histoire des contradictions humaines. » Voltaire, à peu près en même temps, dans son Essai sur les mœurs, célébrait Servet, aux dépens de Calvin : « De savans pasteurs des églises protestantes, ajoutait-il perfidement, ont embrassé le sentiment de Servet et celui de Socin. » Les pasteurs étaient fort embarrassés. D’abord ils se fâchèrent : « Ces drôles osent se plaindre, » ricanait Voltaire. Ils réclamèrent des rectifications : « Cela ne me regarde pas, » répliqua Diderot. Un d’eux, désireux de plaider pour Calvin, demanda aux magistrats communication du procès de Servet ; et le syndic lui répondit qu’il n’y avait pas intérêt à traiter cette question-là ; le dossier fut refusé. On renoncerait donc à défendre Calvin contre Voltaire, mais on voulait, du moins, défendre la Compagnie contre d’Alembert.

Alors fut concertée, péniblement, une déclaration de principes : « Il faut un peu de temps, disait spirituellement une Genevoise, quand il s’agit de donner un état à Jésus-Christ. » Encore l’état que les pasteurs de Genève donnaient à Jésus-Christ demeura-t-il mal défini, et plus proche de celui d’être divin que de celui de Fils éternel de Dieu. Ils n’auraient eu qu’à dire : « Nous avons parmi nous des sociniens et parmi nous des orthodoxes ; nous interprétons librement l’Écriture, chacun d’après notre conscience. » Mais à peine osaient-ils s’avouer à eux-mêmes les conséquences de cette liberté d’interprétation. Ils préférèrent afficher leur union ; et pour l’afficher, ils ne purent donner, ni sur la divinité du Christ, ni sur la Trinité, ni sur l’inspiration de l’Écriture, des précisions assez rigoureuses pour que l’Europe pût dire que d’Alembert avait menti.

De Montmorency, Rousseau, dans sa Lettre sur les Spectacles, tenta de venger ces « officiers de morale, ces ministres de vertu, » à qui d’Alembert avait si méchamment fait du chagrin, et de défendre la discipline de Calvin contre ces nouveautés théâtrales qui risquaient de livrer à des influences cosmopolites sa petite patrie très aimée. Mais Rousseau paraissait plus à l’aise dans son réquisitoire contre le théâtre que dans son plaidoyer pour les pasteurs ; au demeurant, n’était-il pas mieux qualifié pour parler comme nationaliste que pour parler comme fidèle ? Sur le point où l’Église de Genève croyait encore, en ce temps-là, que son honneur fût intéressé, sur le credo des pasteurs, Rousseau demeurait bien vague, bien fuyant, et surtout bien coulant. Le protestantisme de Julie mourante dans La Nouvelle Héloïse, protestantisme qui tire son unique règle de l’Écriture et de la raison, était, à cette époque, le protestantisme même de Rousseau ; c’était un protestantisme sans credo, et tout prêt à taxer d’intolérance quiconque voudrait lui en imposer un ; c’était un protestantisme tout moraliste, se réclamant d’« un Jésus qui a peu subtilisé sur le dogme et beaucoup insisté sur les devoirs. » Tel était l’état d’âme de l’éloquent avocat qui se portait garant pour l’orthodoxie des pasteurs de Genève.

Les polémiques s’échauffaient : la question du credo, celle du théâtre, celle, aussi, des droits civiques des bourgeois, s’entremêlaient à vue d’œil, et c’était une joie pour Voltaire d’embrouiller tout cela. Il jouait à travers cet imbroglio, d’un jeu si juste et si serré, qu’il finit par brouiller Genève et Rousseau, et que sur Rousseau tombèrent les pénalités de Genève, et que sur Genève tombèrent des pages vengeresses de Rousseau. Le zèle des patriciens, sans même prendre avis du pouvoir religieux, fit brûler en 1762 le Contrat social et l’Émile, et fit interdire à Jean-Jacques le canton même de Berne. « Quelle extravagante inquisition ! écrivait-il à son ami le ministre Moultou. On n’en ferait pas autant chez les catholiques. Ces gens-là sont bien bêtement rogues. » Le Bernois Haller, en apprenant la combustion solennelle de l’Émile, en avait complimenté le naturaliste genevois Charles Bonnet : « Il fallait un arrêt pareil, lui écrivait-il, pour rétablir l’honneur de l’Église de Genève. Dans mes voyages, le reproche général était déjà que les protestans n’avaient point de religion. » Et Bonnet de proclamer gaiement : « Il y a deux cents ans, nous eussions fait rôtir Rousseau, nous nous sommes bornés à faire rôtir ses livres. » Le patriciat de Genève avait fait rôtir ces livres pour quelques raisons d’ordre politique, et puis pour montrer, aussi, que Genève avait toujours souci de l’orthodoxie ; mais la preuve allait faire faillite.

Les pasteurs, parmi lesquels Rousseau comptait quelques amis, n’acclamèrent pas d’abord le bûcher de l’Emile avec cette unanimité dont ils avaient acclamé jadis le bûcher de Servet. Ce Rousseau, que l’on traitait en ennemi du christianisme, était celui-là même qui les avait défendus. Son programme d’une religion naturelle apparaissait à Moultou comme n’étant que le christianisme bien entendu. « Je ne doute plus que Rousseau ne soit chrétien, déclarait le pasteur Jacob Vernet, quoiqu’il ne le soit pas comme moi. » Jacob Vernes disait à son tour avoir lu « avec transport » le système de religion naturelle exposé dans l’Émile : il eût voulu seulement que Rousseau montrât l’accord du christianisme ave² cette religion naturelle. « Il n’y a pas quatre de nos ministres qui aient approuvé le décret pris contre vous, écrivait Moultou à Rousseau en août 1762, et pas un seul qui ait osé dire qu’il l’approuvât. » Ce qui gênait les pasteurs, — Moultou l’avouait naïvement, — c’est que l’Émile laissait de côté la foi au miracle et que cette foi, devenue superflue peut-être, pour le peuple de Paris, leur paraissait nécessaire encore pour le peuple de Genève. C’étaient ainsi des raisons de tactique pastorale, d’apologétique populaire, qui les amenaient peu à peu à prendre contre l’Émile, ouvrage « très bon pour Paris, mais dangereux à Genève, » une attitude plus tranchée.

Jacob Vernes se mit à l’œuvre ; il griffonna ses Lettres sur le christianisme de M. Jean-Jacques Rousseau. Derrière lui, il y avait les pasteurs Vernet et Claparède, qui relurent le livre avant son apparition : « C’est presque l’ouvrage de tout ce monde-là, » écrivait dédaigneusement leur collègue le ministre Moultou, demeuré fidèle à Rousseau. Dans la personne de Vernes, la Compagnie prenait parti, tardivement, mais nettement ; mais combien étaient vagues les positions dogmatiques de Vernes ! Il ne mentionnait que bien fugitivement la divinité du Christ, et se bornait à tracer un portrait du caractère moral du Christ d’après l’Evangile. Etait-il donc si loin de Rousseau ? Rousseau, ulcéré, finissait par écrire dans ses Lettres de la Montagne :


Ce sont de singulières gens que messieurs vos ministres. On ne sait ni ce qu’ils croient, ni ce qu’ils ne croient pas. On ne sait pas même ce qu’ils font semblant de croire. Leur seule manière d’établir leur foi est d’attaquer celle des autres, et ils croient se montrer assez orthodoxes en se montrant persécuteurs… On leur demande si Jésus-Christ est Dieu, ils n’osent répondre. On leur demande quels mystères ils admettent. Ils n’osent répondre. Sur quoi donc répondront-ils ?… Quand ils auront bien disputé, bien chamaillé, bien ergoté, bien prononcé, tout au fort de leur petit triomphe, le clergé romain, qui maintenant rit et les laisse faire, viendra les chasser, armé d’argumens ad hominem, sans réplique.


Ainsi parlait Rousseau, et d’Alembert, naguère, n’avait rien écrit d’aussi vif. « Nous avons gémi, disait bientôt dans une harangue au Conseil le modérateur de la Vénérable Compagnie, de voir la religion chrétienne attaquée en son fondement avec une audace dont on a vu peu d’exemples. »

Plus ce modérateur gémissait, plus Voltaire s’amusait. Tout ce qui nuisait au prestige des pasteurs servait la cause du théâtre ; tout ce qui pouvait rendre les consciences genevoises indifférentes au veto du Consistoire, les livrait aux sollicitations tentatrices qui venaient de Ferney. Et peu à peu, patriciens et patriciennes succombaient à la tentation, et s’en allaient à Ferney, comme spectateurs, voire comme acteurs, sous les regards inutilement sévères de la « prêtraille de Jehan Chauvin. » Voltaire triomphait : Genève n’était plus « la petitissime et très pédantissime république, » où il n’y avait que « des prédicans, des marchands, et des truites ; » les « gens à dialogues, » les acteurs, allaient enfin s’y installer, en face de ces pasteurs que Voltaire appelait injurieusement des « faquins à monologues ; » et laissant là ces faquins, des paroissiens et paroissiennes de Saint-Pierre ou de la Fusterie s’improvisaient eux-mêmes « gens à dialogues, » sur les insolens petits tréteaux qu’avait dressés Voltaire à Ferney. Dure leçon, certes, pour les pauvres prédicans, « pour cette morose et dure espèce, » disait Voltaire dans son injurieux poème sur la Guerre de Genève : « sur tous les fronts » ils avaient « grave la tristesse ; » malgré eux, contre eux, Voltaire faisait dérider Genève.


X

Voltaire avait attiédi la piété des patriciens ; Rousseau avait échauffé la bile des plébéiens. Les premiers, à la voix de Voltaire, vivaient à leur guise ; les seconds, à la voix de Rousseau, pensaient à leur guise ; et la bonne volonté des pasteurs paraissait impuissante contre cette dissolution. Le vieil esprit libertin, si radicalement opprimé par Calvin, s’était lentement réveillé ; on avait entendu un orateur, au Jubilé de la Réforme en 1735, boire à la santé des vieux Libertins. L’amour genevois de l’indépendance, si longtemps tenu en respect et presque opprimé, était capable de soubresauts, et c’est contre les pasteurs qu’il s’insurgeait, contre ces « marchands de religion, » dont « l’état, écrivait très vilainement Rousseau, ne peut plus convenir à un homme de bien ni à un croyant. »

Dans les temples, les résultats se constataient. Ce n’était pas sans murmurer que beaucoup de Genevois supportaient encore l’obligation théorique d’aller au catéchisme hebdomadaire ; et les « gardes d’Eglise, » chargés de frapper aux portes des maisons, une fois par an, pour inviter les gens à aller se faire interroger sur leur foi, étaient parfois exposés à de telles avanies de la part des fidèles, que le métier manquait d’amateurs. Au moment de la condamnation de l’Emile, Charles Pictet écrivait : « La République se croit-elle comptable de la façon de penser de ses citoyens absens ? Elle aurait bien plus à faire si elle eût à justifier, en matière de religion, les sentimens de la plupart de ceux qui vivent dans son sein. » Et le futur Girondin Brissot, dans son Philadelphien à Genève, notait que les Genevois étaient presque tous déistes ou matérialistes, et que les femmes formaient à peu près la seule clientèle des temples.

Sans cesse, pour des besognes cultuelles, ces pasteurs ainsi maltraités, ainsi désertés, demeuraient sur la brèche. Un proverbe courait, d’après lequel il eût mieux valu « être messager, que pasteur à Genève, » tant le pastorat donnait de travail. Dans la seule année 1775, en cette ville où la foi baissait, où l’on avait dû cesser de contraindre à la pratique, les pasteurs donnaient 1 094 sermons, 550 catéchismes ou paraphrases, 200 services liturgiques. Mais l’époque n’était plus où l’annonce incessante de la parole de Dieu donnait élan à la vie entière de Genève. Quelques dévots, aujourd’hui, y trouvaient satisfaction, et c’était tout.

Aux pasteurs d’autrefois, sortes de Tyrtées qui armaient la ville pour leur Dieu, et qui l’entraînaient, des moralistes avaient succédé, que la tiédeur genevoise commençait de juger ennuyeux. Ils furent eux-mêmes gagnés par l’ennui : ils finirent par se lasser de leur programme trop chargé, de leurs journées inutilement encombrées. C’était si écrasant, que les vocations au ministère pastoral diminuaient ; depuis que les patriciens avaient Voltaire pour voisin, ils ne fournissaient presque plus de pasteurs. Pour remédier à la crise, la Compagnie, entre 1772 et 1774, réclama respectueusement des magistrats, demeurés les maîtres, que les pasteurs eussent moins de prêches à faire et plus d’appointemens à toucher : ils l’obtinrent, et, quoi qu’on en pensât peut-être au quartier Saint-Gervais, ce qu’ils obtenaient n’était encore ni l’oisiveté, ni la richesse.

Ils se donnaient un mal touchant pour bien faire, pour marcher d’accord avec leur temps, qui malheureusement marchait assez mal. Les pasteurs en expectative, sur les bancs de l’Académie, étudiaient dans leurs thèses des sujets qui ne confinaient pas aux mystères, désormais un peu démodés. Ils dissertaient sur les tremblemens de terre, ou bien sur ce qu’avait fait Moïse pour l’hygiène des Hébreux, ou bien encore sur le mal dans la nature, sur les poisons, sur les combats des animaux. On eût dit qu’ils essayaient d’apporter des argumens au Vicaire Savoyard en faveur de la Providence des déistes ; et c’était un Dieu très vague que le leur. Le Christ de Jacob Vernet était un envoyé divin qui avait apporté un code de sainteté. Mais ce Christ n’était plus un être sur la vie duquel les âmes pussent greffer la leur ; il enseignait, il ne vivifiait plus ; il rendait savant dans la science de la sainteté, plutôt qu’il ne sauvait. « Pour faire goûter aux gens de notre siècle les vérités de la religion, disait Jacob Vernet, il faut y mettre une sauce philosophique. » La théologie faisait l’effet d’une corniche savamment posée sur la bâtisse philosophique ; elle apportait à l’intelligence un émouvant surcroit, où l’individu et la société pouvaient trouver le bonheur ; rien de plus ; elle avait cessé de viser l’homme tout entier, ou tout au moins de l’atteindre.

La complaisance même de cette théologie contribuait à l’effacement de son prestige ; et les patriciens, rentrant vainqueurs à Genève, après la révolution de 1782, ménageaient aux théologiens un coup singulièrement douloureux. La Vénérable Compagnie des pasteurs, qui depuis deux cent cinquante ans voulait régner sur l’Académie, qui en 1738 n’avait peut-être pas vu sans tristesse la nomination des professeurs de droit et de mathématiques passer à l’Etat, fut tout d’un coup, en 1783, privée de toutes prérogatives en matière d’instruction, et en 1786 les chaires de théologie furent réduites à deux. Longtemps les pasteurs furent inconsolables ; ils accusèrent l’influence qu’avait autrefois exercée Voltaire sur ce frivole patriciat. Mais avant de dire toujours : « C’est la faute à Voltaire, » les Eglises feraient bien, parfois, de se questionner elles-mêmes sur leur propre responsabilité. Ce n’est que parce que la théologie avait, pour l’instant, cessé de faire figure, que l’État la traitait d’une aussi désinvolte façon. Après la discipline calvinienne, après le dogme calvinien, le caractère même de l’Académie calvinienne paraissait péricliter.


XI

Un trait de la vieille Genève, pourtant, demeurait intact, et toujours aussi fortement accusé, aussi ombrageusement étalé : c’était l’antipapisme. Sur l’horizon de Genève, en 1711, une croix était apparue : elle dominait la chapelle catholique que venait de faire construire à Lancy, à Lancy qui surplombe Genève, Benoît de Pontverre, curé de Confignon. Genève s’attristait, protestait, essayait de chicaner les libertés que prenait M. de Pontverre à Lancy, mais c’était inutile : M. de Pontverre avait derrière lui la Savoie ; et Genève ne put que s’en prendre au lanternier, habitant de la ville, qui avait accepté de concourir à la fabrication d’une œuvre aussi condamnable, l’érection d’une croix. Au-delà d’une autre porte de la ville, les Genevois jetaient un regard soupçonneux sur le presbytère de Pregny, où, comme à Confignon, quelques âmes réformées venaient parfois en cachette apporter leur abjuration. La cure même de Pregny n’avait-elle pas, longtemps, eu pour titulaire un prêtre qui avait étudié au Collège de Genève et qui, s’étant fait catholique, avait dit sa première messe chez le Résident de France ? Il s’appelait Fremin ; Genève lui demeurait fermée, bien que sa mère y habitat. Mais les Genevois que Rome attirait connaissaient le chemin de Pregny. Genève se consolait en comptant, de temps à autre, les papistes qu’elle abritait chez elle : ils étaient si épars, que cela passait pour rassurant. En 1711, il n’y avait dans la ville, sur 18 500 habitans, que 97 papistes autorisés au séjour ; en 1759, on en cataloguait 150, non compris 5 dames et leurs gens, et, dans la banlieue, 52, « non compris la maison de M. de Voltaire et ses gens, faisant 13 catholiques-romains. » Une des raisons qui empêchaient la transformation de l’Académie en Université, était qu’un très grand nombre de catholiques pourraient ensuite s’introduire dans la ville, sous prétexte de venir étudier. La surveillance continuait d’épier, aux heures de messe, les visites du résident ; le pasteur Vernet, un lendemain de Noël, venait dire au Consistoire qu’il y avait eu du monde à la messe de minuit : « C’était un scandale, » déclarait-il. Sous les regards mêmes du Résident de France, le jubilé de la Réforme, en 1735, donnait lieu à des manifestations antipapistes. Pour fêter ce second centenaire de l’abolition de la messe, l’ingéniosité genevoise agençait de suggestives illuminations : rue du Rhône, on voyait le pape tourner, une chandelle à la main, et souffler sur la chandelle, sans cesse, pour tâcher de l’éteindre, mais la flamme demeurait plus forte que le souffle débile du vieillard. Pour le petit Genevois imbu de l’atmosphère genevoise, pour le petit Jean-Jacques par exemple, le catholicisme n’était qu’une affreuse idolâtrie, et le clergé catholique lui avait été peint sous de si « noires couleurs » que, pendant longtemps, il ne put entendre la sonnette d’une procession sans un « frémissement de terreur. »

Retenons cette impression d’enfance de Jean-Jacques, elle peut nous aider à comprendre l’étrange anomalie qu’offrit le spectacle de Genève révolutionnaire. Un jour de 1793 le pasteur Anspach demanda dans un club que la liberté des cultes fût admise à Genève. Le club répondit non. Un esprit fort émancipé, comme l’agitateur Isaac Cornuaud, bisaïeul de Victor Cherbuliez, trouvait extravagante la motion d’Anspach et le taxait d’insensé. Anspach insista devant l’assemblée genevoise : quelques autres clubistes l’appuyèrent de leur pétition, réclamant, par exemple, de l’étranger qui viendrait s’inscrire Genevois, un certificat de civisme ou de moralité plutôt qu’un certificat de protestantisme. Mais la chaire de Saint-Pierre s’insurgea. Un collègue d’Anspach, Mouchon, au jour de Noël 1793, le visa, le réfuta, dans un sermon sur la nécessité d’une religion nationale ; et la Compagnie des Pasteurs, fière de cet exposé de principe, le fit imprimer à ses frais. En janvier 1794, le peuple souverain parla : par 2 808 voix contre 382, il maintint solennellement l’obligation pour tout Genevois d’être protestant, ce qui voulait dire : de n’être point papiste.

2808 Genevois, soudainement mis en présence de cette perspective, le papisme à Genève, avaient ressenti le frémissement décrit par Jean-Jacques. Une brochure désespérée protesta, signée du clubiste Johannot : il félicitait Anspach, le consolait, pleurait sur Genève, sur ce « peuple républicain qui le premier peut-être avait mérité le titre de philosophe, et qui venait de prononcer, aux yeux de la France libre et de l’Europe tout entière, la violation des premiers principes de là morale et de la justice, la non-liberté de la conscience et des cultes. » Delholme, le secrétaire de la légation de France, écrivait qu’un pareil vote « lésait les convenances, la politique, la raison. » Mais le vote était acquis : lorsqu’en 1796 le pasteur Gasc proposera que l’on considère comme protestans ceux qui auront déclaré être tels devant les syndics, son vœu finira par succomber ; le baptême protestant, le fait d’avoir participé à une Cène protestante, demeureront légalement des conditions requises pour être réputé protestant, et subsidiairement Genevois. Genève montagnarde demeurait une Genève huguenote : son gouvernement révolutionnaire continuait d’administrer l’Eglise, il maintenait les deux chaires de théologie que le patriciat renversé lui avait léguées.

Des Genevois comme Dumont, comme Clavière, comme Duroveray, comme Reybaz, avaient, au début de la Révolution, joué un rôle aux côtés de Mirabeau, et peut-être avaient-ils inspiré, en partie, cette philosophie politique de la Constituante dont la liberté de conscience était un axiome. Genève les honorait ; mais Genève, une fois de plus, refusait aux Genevois eux-mêmes cette liberté. A Genève, comme à Paris, la Révolution proclamait les hommes égaux, et puis tuait ou bannissait un certain nombre d’entre eux : sur la Seine et sur le Léman, on pérorait de même, on massacrait de même ; mais il y avait un point, un seul, où Genève s’abstenait d’imiter Paris : Genève ne voulait pas la liberté des cultes. Que les papistes pussent devenir Genevois, impossible ! D’ailleurs Zurich et Berne, pensait-on, auraient pu exprimer leur mécontentement.

On avait assez lu les philosophes pour attacher quelque prix au mot de tolérance. On était, comme le siècle tout entier, devenu sensible, on désirait se montrer humain. Des prêtres français qui avaient émigré à Genève trouvaient accueil dans des familles protestantes, même parfois chez les pasteurs, mais on continuait de concevoir comme incompatible avec l’idée même de Genève, avec son essence, avec sa cause finale, si je puis ainsi dire, le fait que dans cette ville un membre du corps souverain pût n’être pas protestant.

Emancipé des prêches du Consistoire, le peuple de Dieu continuait de se considérer, dans une sorte de subconscient, comme l’héritier lointain de quelque mission historique, et comme ayant au moins ce dernier devoir de faire front et de faire bloc, sans mélange, sans division, sans incohérence, en face de la cohésion romaine. Le philosophisme avait libéré de certains scrupules les mœurs genevoises et de certains dogmes les consciences genevoises ; il avait affranchi la conduite privée, affranchi la croyance ; mais il n’avait pu convaincre les Genevois que ce ne fût point un délit politique d’être papiste, Tout au contraire, ces révolutionnaires qui, si éloignés qu’ils fussent de Calvin, votaient comme l’eût souhaité Calvin, trouvaient dans le Contrat social de leur compatriote Rousseau, de ce Rousseau qu’en 1792 un vote solennel réhabilitait, des argumens décisifs pour leur raffinement d’intolérance.

Poussez à leurs ultimes conséquences les pages de Rousseau sur la nécessité d’une religion nationale et d’une contrainte d’État s’exerçant en faveur de cette religion, vous en déduirez aisément l’apologie indirecte de la religion d’État genevoise, s’opposant à la distinction évangélique entre les droits de César et les droits de Dieu. Rousseau se montrait sévère pour cette doctrine de l’Evangile qui, « en séparant le système théologique et le système politique, a causé dans les États des dissensions intestines et s’est révélée plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État ; » et ces pages de Rousseau militaient, en définitive, pour le vieux régime de Calvin, où le système politique et le système théologique étaient unis. Le Contrat social, ce Coran de la démocratie, était en même temps, comme le dit très bien M. Seippel, le Coran de la théocratie calviniste. Il soulignait, à vrai dire, d’une façon qui eût probablement gêné Calvin, le contraste entre l’esprit de l’Evangile et l’institution d’une religion nationale : mais, à la fin du XVIIIe siècle, les âmes genevoises, admiratrices de l’Evangile dans la mesure où l’était Rousseau, étaient assez détachées, assez libérées pour accepter sans scrupule une religion civile que Jean-Jacques faisait s’insurger contre la distinction évangélique de César et de Dieu. Elles suivaient d’autant plus volontiers Rousseau que le minimum de dogmes auquel il avait réduit la nouvelle religion civile était vraiment peu gênant. Il ne s’agissait plus du péché originel, sous le poids duquel Calvin avait accablé les Genevois de jadis ; les élèves de Rousseau, ce « frère authentique de Pelage, » savaient que l’homme était né bon. Cette originale ville-église, qui avait nom Genève, s’était fondée pour proclamer aux oreilles du monde chrétien la corruption profonde, intégrale, irrémédiable, de la nature humaine ; le caractère confessionnel de cette ville était aujourd’hui maintenu par des hommes dont la plupart croyaient à la bonté de cette nature.

Qu’ils crussent en même temps à la Providence, à la vie future, au bonheur des justes, au châtiment des méchans, cela suffisait à l’auteur du Contrat ; il n’aurait même pas voulu qu’on exigeât quelque chose de plus. Et précisément, la plupart des Genevois qui, en 1794, imposaient à tout citoyen de Genève la profession de la foi protestante ne mettaient pas beaucoup plus, sous l’étiquette de foi protestante, que les affirmations du déisme. Un protestantisme en grande partie vidé de son contenu dogmatique, appuyant allègrement sa dictature dans Genève sur certaines maximes que Rousseau déclarait expressément contraires à celles de l’Evangile, et s’enracinant opiniâtrement, au nom même de ces maximes, dans son parti pris de refuser au papisme toute liberté : telle était la religion de cette Genève révolutionnaire, qui venait de resserrer, solennellement, son unité confessionnelle. Le peuple de Dieu, fils de Calvin, avait repoussé les papistes comme idolâtres. Le peuple de Dieu, fils du Contrat social, les repoussait en outre comme « insociables, » comme ne pouvant pas avoir les sentimens de sociabilité genevoise sans lesquels il paraissait impossible d’être bon citoyen genevois. Ainsi continuaient de se hisser, tout autour de cette prodigieuse bande de terre, les remparts dressés par Calvin contre l’autre confession chrétienne : ils se hissaient désormais sous les auspices de Rousseau, de ce Rousseau qui avait sapé la base même de la dogmatique calvinienne et dont le persuasif génie devait exercer sur le protestantisme du XIXe siècle, et plus encore sur celui du XXe, une influence de plus en plus forte, et tout à la fois édifiante et dissolvante.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1914.